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20 août 2023 7 20 /08 /août /2023 17:12
Peuple de la nuit.

 "H Y P N O S E"

FujiFilm 8x10" / 20x25cm - Colette - 2015

Photographie : Gilles Molinier

*

Jour des Hommes

 

   Dans les demeures où l’air se précipitait en grandes lames scintillantes il n’y avait plus de repos, plus de place pour le sommeil et les rêves faisaient leurs minces boules d’ennui dans les encoignures des chambres, dans l’air dilaté à la mesure d’une pesante angoisse qui suintait des murs, pareille à une intarissable source ne voulant dire son nom. Y avait-il malédiction pour l’homme dans les signes que le ciel envoyait, dans les trombes de chaleur qui gonflaient le jour jusqu’à la nuit tombée ? Y avait-il un message dans ces éclairs de lumière, ces orages magnétiques qui enflammaient l’horizon bien au-delà des mers ? Y avait-il risque de disparaître soi-même dans les convulsions épileptiques d’un temps harassé, submergé par tant de folie

On était hébétés

   Cela faisait des années que la menace tournait, que des trombes de poussière envahissaient l’atmosphère, la maculaient, en faisaient un linge humide faseyant dans les courants languides de la désolation. Nul ne sortait plus des frontières domestiques. Nul ne travaillait plus et toute activité, fut-elle mince comme le fil, était douleur pour le corps, torture pour l’esprit. On était hébétés et derrière les vitres poissées de désespérance on regardait les grandes giboulées blanches, les chutes de flocons ardents, le crépitement du grésil caniculaire.

   Et tout ceci, cette vaste incompréhension des choses on en ressentait, dans le massif alourdi de sa chair, les sombres trémulations, les amas délétères, les sourdes confusions qui conduisaient à l’hébétude comme si la fin des temps était pour demain, si la vie était suspendue dans un vide sidéral dont, jamais, on ne reviendrait

 Jour des Arbres

  Ces incisions de la chaleur, outre qu’elles faisaient, entre les hommes, leurs remous, leurs ilots de perdition, elles s’immisçaient dans la touffeur des arbres, les divisaient en étranges presqu’îles, les consignaient à n’être plus que d’inquiétantes torches levées dans un ciel en fusion. Il s’en serait fallu de peu qu’une soudaine ignition s’emparant d’eux, ils ne devinssent, l’espace d’un clignement de paupière, de vifs brandons égouttant dans l’espace les fragments incandescents de la stupeur. Heureusement pour eux ils se contentaient de souffrir dans l’heure solaire, d’agiter faiblement leurs feuilles de carton, d’inventorier le lent passage de la sève dans la meurtrissure de leurs veines, d’enfoncer leurs lourdes racines dans le sol afin d’y puiser un peu de la fraîcheur qui suffirait à assurer leur survie.

 Le champ infini de la libre beauté

   On entendait distinctement leurs membres craquer, leur écorce se boursoufler, leurs rameaux cliqueter dans l’invasive marée des courants contraires. Sans doute leur immémoriale sagesse associée à quelque équanimité d’âme parvenait-elle à les sauver du désastre, à les maintenir dans un état végétatif dont ils devaient bien se contenter à défaut d’être de luxuriantes frondaisons se multipliant dans le champ infini de la libre beauté. Ce dont ils avaient le plus à souffrir : de leur solitude répétée en écho par leurs coreligionnaires aussi dépourvus qu’eux d’une réassurance grégaire, souffrir aussi de leur désarroi de ne pouvoir abriter sous les éventails de leurs branches l’enfant joueur, les amants enlacés, le chemineau de passage qui faisait halte dans la niche fraîche de leur pénombre.

Nuit des Hommes et des Arbres

  Lentement, doucement, la nuit a posé son voile léger sur le désarroi du monde. L’on ne sait d’où est arrivée cette soudaine fraîcheur qui a envahi la Terre, l’a ressourcée à même son antique plénitude. Tout est au repos maintenant, Aussi bien les hommes dans le filet immobile de leurs corps, aussi bien les arbres dans le luxe éteint de la forêt. C’est comme une immense sollicitude qui serait venue du ciel, une onction souple se posant sur le front des Existants, une gangue de paix s’enlaçant aux lianes végétales, tressant dans l’air muet l’hymne d’une joie soudaine.

 Ce doute fondateur qui conditionne notre essence

  Les hommes comme les arbres ont besoin de l’amplitude du jour, parfois de sa démesure, de son aveuglement, de sa force brutale. Toute vie est cette alternance de puissance et de doute, de sérénité et d’agitation. Les hommes comme les arbres ont besoin de la nuit, cette présence toute maternelle, accueillante qui les reconduit au seuil de leur être, là tout près de ce qu’ils furent en venant au monde, une innocence, une confiance, une libre disposition à faire sens dans le dépliement secret des choses. Si belle dialectique qui fait battre, en une seule et même alternance, le chant de l’oiseau ivre de clarté, le hululement de la dame-blanche dans la livrée grise de la Lune gibbeuse. Comme pour dire la nécessité du clair et de l’obscur, du bonheur et de la tristesse, du ravissement et de la mélancolie, du cri et du silence, de la froidure hivernale et de l’excès estival. C’est au plein de ce flux ininterrompu que nous nous situons, toujours dans cette subtile hésitation, ce suspens qui nous tient en haleine et anime notre souffle.

   Présence hypnotique des Arbres

  Là, dans le fin liseré de la nuit le peuple des arbres est arrivé à son être multiple accordé à l’immédiateté d’une connaissance heureuse. Car nul ne peut se connaître dans l’asservissement, l’aliénation, la perte de soi dans l’insupportable clameur de ce qui lacère et reconduit à la pure absence. Ils sont dans une apparence rêveuse, émergeant à peine du fond dont ils proviennent. A les regarder les yeux se troublent vite. Sont-ils des javelots d’ombre, des concrétions minérales venues d’un temps de pierre et de grottes, de simples fascinations de terre qui s’élèveraient dans la nuit de l’inconscient avec l’hésitation propre au surgissement de soi ?

Arbre dans la brume bleue

  Il y a tant de clarté partout répandue avec le mors de ses dents qui travaille le réel sans complaisance aucune. Autant solliciter la dissimulation, se confondre avec le compagnon de route, tisser le réseau de ses branches de ce subtil entrelacs qui n’est que pure apparence, peut-être silhouette hypnotique dans l’avenue de la première durée. Arbre dans la brume bleue de l’aube l’on est ce fil invisible qui s’élève de soi comme une fumée se dissout dans l’air qui l’attire. Consistance de plume et de frimas, aspect de glace froide et de lueur d’étain. C’est toujours dans cette illusion de l’espace, cette souple irisation du temps qu’il faut adresser au monde son ineffable réserve. Poncer les couleurs, diluer les teintes trop vives, gommer les hachures, faire rouler la herse de l’esprit sur les éboulis qui, de toute part, menaceraient de semer la confusion, de réduire à néant les essais de profération.

Murmurer de ses mains de feuilles

 On bouge si peu dans le jour natif, dans la perte de la nuit, dans cette mesure qui est celle, juste, qui convient au poème, à l’esquisse, au trait de fusain sur la toile à peine sortie de sa blancheur originelle. Faire son doux tressaillement, murmurer de ses mains de feuilles, fredonner de la peau souple de son écorce, chuchoter dans l’à-peine éveil des choses. On est imagination plus que roc tangible. On est pensée plus que matière modelable. On est longue rêverie plus qu’immersion dans les contingences et les articulations du manifesté, de l’immédiat préhensible. On est bois pour le chant soufflé des flûtes, attente du travail du luthier, fragment modeste de la marquèterie. On est art en sa réserve. On est pure effervescence de la méditation. Voudrait-on nous saisir et, instantanément, on se métamorphoserait en cendres, en zéphyr léger, en vapeur qui ferait sa gaze au-dessus de la lagune.

Le clair-obscur est notre vraie demeure

  On est cet état modifié de conscience, cette cristallisation des songes, cette transe qui vibre dans le pli de l’air printanier, cette extase du rêveur qui se donne à même son événement comme le cosmos qu’il est, là au-delà de tout ce qui se perd dans les ornières de la facticité et des phénomènes indéterminés, ces irrésolutions qui nous habitent l’espace d’une perte du sens à soi. Pour cette raison d’un arrachement aux errances accidentelles de l’exister, nous voulons continuer ce voyage onirique, le seul en mesure de combler le vide, d’obturer la faille car, toujours, nous avons à effectuer le saut partant du passé qui nous habita, du futur qui nous appelle alors que le présent fuit entre nos doigts tel le sable dans la gorge étroite du sablier. Nous voulons l’hypnose. Oui nous voulons être ici et ailleurs à la fois. Notre seule chance de nous soustraire aux pesanteurs de tous ordres. Entre l’incision blanche de la lumière et la densité noire de la nuit. Le clair-obscur est notre vraie demeure !

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20 août 2023 7 20 /08 /août /2023 08:21
Sous l’autorité des Moires

« inner cuts

with Moira

©️jidb

aug2023 »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Tous, Hommes, Femmes et aussi bien les Enfants, tous nous cherchons la liberté, la liberté la plus grande qui se puisse concevoir. Hommes, Femmes, Enfants, nul ne veut être dans les fers, nul ne veut être l’Esclave disposé au bon vouloir du Maître. Ce que nous voulons, du plus profond de notre conscience, voler comme le goéland, voilure étendue, tout en haut du ciel. Nager tel le dauphin et cabrioler sur la crète écumeuse des vagues. Glisser avec aisance et grâce sur le fil de l’onde, cygne plein de majesté qui ne se questionne sur rien de ce qui se passe alentour. Combien ce sentiment d’une licence largement éployée est fondateur d’une immédiate et immense joie ! Si bien qu’envisager, une seule seconde, une situation diamétralement opposée, et alors fulgure à l’horizon une incontournable et cruelle tragédie, celle qui moissonne les têtes et réduit la taille humaine à celle de l’invisible ciron. S’éprouver captif, aliéné, contraint, pieds et poings liés, ceci est sans doute l’épreuve existentielle la plus douloureuse qui soit.

 

On n’est Homme qu’à être Libre,

ceci tisse les fils même de notre Essence.

 

   Pour cette raison, celui qui est réduit à l’esclavage perd nécessairement visage humain, sombrant dans le sombre cachot de l’animalité.

   Mais, bien plutôt que d’argumenter, convient-il de laisser place à quelques métaphores qui, si elles ne raisonnent nullement, nous proposent cependant des images suffisamment puissantes afin que, touchés en notre fond, une intuition puisse surgir et, nous habitant du dedans, vienne confirmer notre ressenti vis-à-vis de cette privation de liberté que nous vivons telle une injustice.

   On navigue sur une embarcation, une goélette par exemple, toutes voiles dehors, la proue cinglant les flots selon des gerbes étincelantes. La plaque de la mer brille tel un métal poli. Parfois, des mouettes rieuses viennent nous frôler de leur triangle blanc et nous les suivons à la trace dans une aura de pure félicité. On est criblés de gouttes d’eau. On est inondés de soleil. Son corps, on le sent léger tels ces cerfs-volants qui montent au ciel, leur longue queue faseye dans l’air pris d’ivresse, troué de vertige. Mais bientôt la vue se trouble et s’obscurcit, la vue se limite. Le port est atteint que ceinturent de hautes digues de ciment. Ici prend fin l’aventure. Ici se termine la belle exaltation du voyage.

   On marche depuis des heures parmi les flux et les reflux des hautes herbes jaunes de la steppe. Le ciel est très haut, très pur, que nul nuage ne tache. On respire à pleins poumons. La vue est illimitée que rien n’arrête et son propre corps vit au rythme de ce sans-mesure, de cet infini dont nulle borne ne vient entraver le cheminement. Parfois, passent, dans un sillage de vent, des Nomades grimpés sur des coursiers rapides, leurs crinières flottent encore longuement alors qu’ils se sont effacés du champ de vision qui nous occupe. Puis le crépuscule se montre dans des teintes violettes. Une haute barre de montagnes dresse son verrou. La marche s’interrompt. Le vaste horizon est derrière Soi, pareil à un rêve évanoui.

   On se promène sur les larges places des villes, une sorte d’agora seulement livrée au rythme de ses pavés, couchée sous une belle lumière rasante. Le sol luit tel une poterie ancienne, telle une jarre antique sise dans le luxe d’un musée. On avance facilement. C’est comme si l’on avait enfilé des patins, seulement occupés à tracer des figures sur le miroir d’une glace étincelante. Souples arabesques, voltes infiniment renouvelées, figures s’enchaînant avec facilité, allées et venues pareilles à celles des feuilles d’automne, ces papillons légers pris dans les volutes d’air. Cependant cette grâce trouve soudain sa pesanteur. Déjà apparaissent de hauts immeubles de briques sourdes, des manières de fortifications qui figent sur place l’avancée libre de l’agora.

 

La digue du port,

la haute barre des montagnes,

les murs de briques,

 

   autant d’événements qui, non seulement empiètent sur le terrain de notre Liberté, mais en sapent la base, en aliènent l’essence et nous voici Prisonniers, nous qui nous pensions Hommes Libres. La digue du port, la haute barre de montagnes, les murs de briques ne sont que les noms des limites au gré desquelles notre existence, soumise au régime de la privation, de la pénurie, de l’indigence, connaît son plus cruel revers. Alors, indignés de tant de dépossessions, de tant de confiscations, nous portons nos yeux au ciel et qu’y apercevons-nous ? Des fils bien réels quoiqu’invisibles, des fils pareils à ceux de la Vierge, ils s’arriment à nos têtes, à nos bras, à nos jambes, métamorphosés que nous sommes en de simples Marionnettes ne disposant ni de leur sort, ni de l’inflexion, de la direction qu’ils prendront, celle-ci est hors de portée, celle-ci est remise à d’autres mains que les nôtres.

   Ce que nous voyons, simples formes éthérées tout droit venues de l’Olympe, les Moires, ces Fileuses aveugles qui décident, à notre place, du trajet de notre vie, des circonstances et du décret fixant le jour et l’heure de notre mort. Au travers de la résille de nos cils, comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre mi-réelle, mi-irréelle, apparaissent successivement,

 

Clotho qui tisse le fil de nos vies avec son fuseau ;

Lachésis qui en prend les mesures ;

Atropos qui le coupe et trace

 le point final de notre aventure,

 

   ici, sur cette Terre dont nous pensions qu’elle serait à jamais, le lieu même de notre essor, de notre expansion, nous faisions l’hypothèse, en silence, de son infinité.

  

   C’est un sens identique dont nous avons l’intuition dans cette belle œuvre de Judith in den Bosch. Selon nous, cette image est sous l’entière férule des Moires, si bien que le Personnage ou plutôt la Silhouette Noire, sont peut-être le signe avant-coureur d’une invitation de la Camarde à quitter la scène existentielle, à la rejoindre, à exécuter un pas de deux, à entreprendre les premiers pas de cette « Danse Macabre » dont nous parle Charles Baudelaire dans « Les fleurs du mal », ce mal qui nous hante telle notre ombre toujours prête à surgir pour de funestes desseins. La scène est sombre, rayée, traversée de sillages de pluie qui ne sont peut-être que l’habile métaphore des fils de tissage des Moires. Comme sur l’agora précédemment citée, il n’y a plus nul espace à explorer, on est face à un mur aux gigantesques moellons de pierre, autant dire la falaise d’une fortification, peut-être d’une prison. Nul espoir que, soudain, puisse en son sein se creuser une faille au gré de laquelle une neuve Liberté pourrait être expérimentée. Comme sous un ciel lourd d’équinoxe, comme arraisonnée par les meutes pressantes des nuages et des trombes d’eau, l’Inconnue pliée dans son linge noir n’a de cesse que de trouver une issue. Or nulle dérobade ne semble pouvoir s’offrir, nulle tergiversation ménager une sortie existentielle encore honorable, salvatrice.

   La porte noire est verrouillée. Le Destin a frappé. La condamnation est sans appel. Plus aucune possibilité de retour à Soi. Plus aucune alternative que celle d’attendre la décision du « Jugement Dernier », la peine paraît irrévocable. Au Grand Jeu de l’Oie de la Vie, la Joueuse vient de jeter les dés qui, définitivement, la condamnent à n’être plus qu’un Rien s’enlevant sur du Vide, qu’un Vide faisant fond sur le Néant. Décidemment cette image possède une irrésistible force d’annulation, d’absentement, de biffure de tout ce qui est, de tout ce qui, sur cette Terre, est soumis au procès de la corruption, du délitement, le ver est dans le fruit qui le boulotte consciencieusement, sans répit, sans relâche.

   La Vie dont le constant doublet est la Mort, tout comme l’arbre connaît un jour son abattage, tout comme le soleil connaît un jour son éclipse, tout comme le ruisseau connaît un jour son étiage. Cette photographie est le lieu même où tout espoir connaît sa fin, où le rire expérimente ses larmes, où la joie se retourne en tristesse. Et c’est ceci, cette onction hautement tragique qui l’effectue en son entier, qui lui donne le sens le plus effectif. Que cette image nous dérange à l’aune de ses significations sous-jacentes, ceci est bien naturel. Si elle nous fait un brin vaciller sur nos certitudes, elle aura atteint son but :

 

faire de notre marche aveugle

sur les sentiers du Monde,

 le prétexte à forer en nous

la césure de la lucidité.

 

   Ceci est accroissement, nullement perte. Ce travail porte en lui, telle sa signature, les traces d’une Métaphysique à l’œuvre. En notre siècle de pur divertissement, d’apparences et de solutions toutes faites, de recettes d’un bonheur facile, cette exigence de Vérité est tout à fait remarquable. Rien n’a jamais servi de se voiler la face. Le voilement ne dissout pas le réel, bien au contraire il en aiguise les vires arêtes.

 

Il nous faut demeurer les yeux ouverts !

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18 août 2023 5 18 /08 /août /2023 10:24
Une île noire au bord des flots

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   « Alleen », tel est son nom qui veut dire « Seule » et par extension « Solitaire », « Solitude ». Sans doute ce prédicat lui était-il prédestiné depuis le plus loin du temps. Sans doute l’immense cosmos, dans son déploiement, avait-il ménagé, au sein de son événement, un creux, une niche, une cavité, une douce alcôve où Alleen pût faire halte, méditer, se ressourcer et puiser une eau pure à laquelle donner sens à son existence. Car vous le savez bien, vous qui lisez, c’est le SENS qui est essentiel, le sens qui détermine l’avancée même de nos pas, le sens qui ouvre en nous le sillon selon lequel cheminer parmi la vaste et inextinguible confusion de l’infini du Monde. Le sens s’absenterait-il et alors nos vies se résumeraient à des tournoiements de girouettes, à des claquements de toiles perdues dans les tourbillons de vent, à des nages en de cruels vortex qui auraient tôt fait de nous reconduire au Néant avant-courrier de notre naissance. Dit d’une autre manière, être privé de sens, revient à être privé d’être, à disparaître à Soi-même, à devenir, pour les Autres, simple signe effacé sur une antique tablette d’argile, quelque part dans les poussières antédiluviennes d’une mythique Mésopotamie. S’abreuver à l’eau saumâtre du non-sens, c’est disparaître corps et biens sans espoir d’un possible retour.

   Au seuil de sa vie, tout enfant, puis fraîche adolescente, puis encore jeune adulte, elle avait cru à la magie et au pouvoir illimité du vertige du Monde, elle avait regardé ses reflets, fascinée, sur l’eau des lacs et l’immense flaque de l’océan, elle avait fixé de ses pupilles désirantes les mille et un reflets qui, ici et là, allumaient leurs promesses de félicité. Elle avait remonté le cours de son existence comme on remonte un réveil, en comprime le ressort afin que, le temps venu, il pût vous restituer au centuple l’énergie que vous aviez insufflée en son âme d’acier flexible autant que généreuse. Seulement, au fil des jours, comme si une usure des choses s’était immiscée au cœur même de la spirale de métal, une sorte de corruption y agissant à bas bruit, les rétributions des dons primitifs étaient parvenues soudain à leur étiage et le ressort fatigué avait fini par se détendre, renonçant à tout mouvement, sorte de pitoyable impéritie disparaissant à même son inconsistance. Que ceci, cette prise de conscience d’une versatilité des choses, d’une impuissance gravée à même leur nature fût en mesure d’atteindre Alleen au plus profond, nul ne pourrait en douter et l’on serait affecté profondément pour bien moins que cette surprenante révélation. Le Monde était donc, en son sein, creusé de sombres avens, ouvert sur des dolines sans noms, situé au bord d’immenses et vertigineux abîmes. Comment donc pouvait-on être Homme, être Femme et cheminer sur le bord de ce risque constant sans en être affecté jusqu’en son fond le plus abyssal ?

   Cependant, tout le temps où une certaine insouciance, accolée à l’idée même de jeunesse, avait tracé en elle ses sillages de joie, elle avait fait de sa vie une suite ininterrompue de plaisirs successifs, de désirs comblés sitôt qu’hallucinés, de jouissances immédiates du corps et de l’esprit, suivant en ceci l’ornière habituelle de l’humaine condition.  De voyages, d’expéditions lointaines en des terres des confins, non seulement elle avait rêvé, mais elle avait parcouru, des années durant les surfaces glacées de l’Île Victoria, les étendues désolées de la Terre de Feu, elle avait sillonné les immenses steppes de Mongolie, avait empli ses yeux des sommets vertigineux de l’Himalaya, avait traversé l’Australie de Darwin à Melbourne, était montée tout en haut du Machu Picchu, avait connu les civilisations Incas, Carthaginoise, des Mayas, des Vikings. Cependant, de tout cet inventaire fiévreux de la pluralité du Monde, de cette infinie multiplicité des choses, ne subsista plus bientôt qu’une impression de dispersion, d’éparpillement, de diaspora, si bien qu’elle finit par percevoir, aussi bien dans son esprit que dans son corps, comme d’infinies fragmentations dont sa seule bonne volonté ne parvenait nullement à réaliser une synthèse satisfaisante, à tracer les voies d’une possible harmonie.

      Mais Alleen ne souhaitait plus longtemps participer à cet immense jeu de dupes d’une mondialisation effrénée, laquelle abrasait les cultures, en même temps qu’elle fondait en un moule unique la belle et infinie diversité humaine. La Jeune Femme voyagea de moins en moins, se limita à quelques pays proches pour finir là, en son site le plus précieux, dans une maison de modeste constitution, dissimulée et abritée du vent du Nord par un cordon de dunes. C’est tout au bord de la Mer des Wadden qu’elle avait élu domicile sur la petite île de Borkum, trouvant dans cette terre de la Frise Orientale tout ce qu’en elle elle cherchait depuis bien longtemps sans pour autant pouvoir le nommer ni en préciser les limites, en tracer les coordonnés sur la carte de quelque planisphère. C’était un peu le hasard qui avait guidé ses pas, comme si, à l’aveugle, les yeux clos, elle avait posé son index sur cette terre du bout du monde qui, désormais, serait son dernier refuge.

   Créant entre elle et l’île une étrange et profonde complicité, elle s’était peu à peu métamorphosée, avait trouvé le lieu qui lui correspondait le mieux, installée au centre de sa      thébaïde comme une pluie de gouttes est logée au centre du ciel, dans la plus parfaite osmose qui soit, dans une manière d’affinité naturelle que rien ne semblait pouvoir dépasser. Elle était Borkum, tout comme Borkum était elle, à tel point que son propre nom (cette indépassable identité) avait subi une totale transformation. Alleen était devenue Eiland-L’îlienne sans pour autant qu’une césure ne s’immisçât en elle qui l’aurait installée en une sorte de troublante duplicité.

   Non, Alleen-Eiland était qui elle était dans le rayon de complétude le plus exact qui se pût imaginer. Une profonde harmonie régnait en elle, une paix faisait sa douce comptine au plein de sa chair, une légère antienne courait tout le long de sa peau identique à l’alizé qui glisse sous un ciel de pur azur. Au début de son installation dans l’île, elle avait exploré ce minuscule territoire, un microcosme, s’attardant à flâner sur le relief dunaire, à inventorier les prairies et les étangs d’eau douce, à cueillir parfois un bouquet d’orchidées sauvages, en extrayant une seule tige qu’elle disposait dans le tube étroit d’un soliflore. Oui, une seule car elle était à la recherche de cette unicité, de ce simple dont elle tirait les plus vives satisfactions. Alors, dans ce tête à tête avec la fleur, dans ce dialogue étroit, tout se disait de ce minuscule monde, à l’encontre de ce vaste Monde dont il semblait qu’elle avait épuisé les charmes à la mesure d’un rituel qui, au fil du temps, était devenu une chose sans intérêt, la réitération d’un geste qui s’annulait à même sa reproduction.

   Cette côte sauvage, située à sa pointe la plus septentrionale, quiconque s’y fût aventuré eût aperçu Alleen-Eiland, drapée dans un vaste châle noir, manière de silhouette ténébreuse, assise au plus près des flots, sur le miroir du sable, de courtes vagues écumeuses venant mourir à ses pieds. Elle faisait une étrange tache sombre qui se détachait sur fond de lumière diffuse. Le drap du ciel était uniformément de schiste foncé, un genre de noire clarté qui, visiblement, la fascinait, immobile, immuable telle une marmoréenne statue figée là pour l’éternité. Un cumulus blanc faisait son bruissement d’étoupe, seule et unique promesse du jour parmi les plis denses de la nuit. Alleen-Eiland était une irréalité posée au seuil du Monde, un questionnement, une forme que le mystère de la mer semblait en voie d’accomplir, peut-être même de reconduire au Néant, de porter sur les fonts baptismaux d’une étrange Origine.

 

Alleen-Eiland était-elle seulement venue à elle ?

Était-elle née ou en attente de l’être ?

Était-elle séparée des éléments primordiaux

ou bien en constituait-elle un fragment ?

Était-elle à l’orée d’elle-même ou

déjà en voie de rejoindre ce Rien

dont le paysage semblait dresser

 l’insolite emblème ?

N’était-elle que question sans réponse ?

Interrogation sur le Vide ?

N’était-elle que poudroiement Métaphysique,

revers de l’Être, simple figuration

dont nul visage n’eût conforté la présence ?

      

   A seulement être posée, l’énigme n’eût pu trouver de réponse. Il eût fallu être doté d’un regard visionnaire, traverser l’opacité du réel, forer bien au-delà des choses habituelles de manière à se doter d’une intuition seule capable d’ouvrir la coque de silence, de faire naître le pouvoir des mots, de dire un peu de la Présence de cette Inconnue, là au bord du visible, sise sur sa propre limite, comme si elle était à elle-même son éternel hiéroglyphe. Mais supposons un instant que, dotés d’un pouvoir magique transcendant la mutité du tangible, quelque chose dans le genre d’une mince révélation vînt enfin nous atteindre. Révélation d’une pensée méditative logée au sein même d’Alleen-Eiland, cette Terra Incognita, laquelle menace de toujours le demeurer.

    Alors, ayant accompli le pur prodige d’avoir franchi l’écran de sa peau, de s’être invaginé au plus dense de sa chair, d’être enfin parvenus au centre de son esprit, là où les choses sont diaphanes, légères, aériennes, que devinerions-nous dans le labyrinthe de sa psyché qui nous parlât d’elle et nous la livrât dans la pureté de son essence ? Une voix intérieure pareille à l’eau cristalline de la source pourrait-elle sourdre d’elle avec naturel et grâce ? Une voix entrelacée au rébus du Monde, en différant si peu, Alleen-Eiland méditant sur le mode d’une lallation, Alleen-Eiland miroir de la Présence, Alleen-Eiland se confondant, « île noire au bord des eaux », avec le moutonnement sombre de la mer, avec la pliure blanche du nuage, avec le flux et le reflux du silence, avec la dalle muette du sable. Sa parole intérieure nous parviendrait comme au travers d’un coutil, d’une soie à l’infini froissement, d’une mousseline à l’invisible tissage :

  

« Regardant sans voir j’appelle l’Invisible ;

écoutant sans entendre j’appelle l’Inaudible ;

palpant sans atteindre

j’appelle l’Imperceptible ;

voilà trois choses inexplicables

qui, confondues, font l’unité. »

  

   Le Lecteur, la Lectrice avertis de culture chinoise auront reconnu, légèrement modifié, remplaçant le « on » indéfini par le « Je » de l’énonciation, un bref extrait tiré du Lao-tzu, censé décrire le Tao comme manifestation du Vide. L’universalité du « On » se soustrayant afin de laisser place au rayonnement du « Je », à sa fulguration, laquelle ici, est purement intérieure, pareille à la braise couvant sous la cendre.

   D’Alleen à Alleen-Einland s’ouvre l’écart entre un Plein, cette exultation de l’exister qui convoque la pluralité du Monde, et un Vide particulier, singulier, en réalité ce Vide, ce Rien, ce Néant, comme signification de Soi à Soi qui précède toute prise en compte de ce qui n’est nullement Soi mais ne peut être rencontré que dans cet intime creuset, là où aucun sol, aucun fondement ne se donnant, le Tout du Monde puisse surgir en l’entièreté de son Être, tout comme l’être d’Alleen-Einland s’enlève de Soi dans l’infinité du Sens.

 

« Île noire au bord des flots »

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15 août 2023 2 15 /08 /août /2023 08:44
Présence, Vie, Paradoxe

« Sens du tango »

 

Judith in den Bosch

 

***

 

« Baroque et spleenétiques couleurs,

le noir et le tango, dont l'apparition

dans la décoration moderne marque

la fin des temps heureux,

sont partout à la mode. »

 

(Carco, Nostalgie Paris, 1941, p. 71)

 

*

« Voyage des immigrants qui écrivent leur roman,

pas à pas, dans la ville de Buenos Aires. »

 

Nathalie Clouet (pionnière de la renaissance du tango parisien)

 

*

« Le tango est une pensée triste qui se danse »,

écrivait le compositeur argentin Enrique Santos Discépolo.

Une analyse assez juste de ce corps à corps sensuel,

masculin-féminin, exprimant la douleur

des hommes venus d’Europe, vivant seuls

et cultivant la nostalgie d’un passé lointain. »

 

Source : « Le tango, symbole de l’essence et de la musicalité argentine »

   Ce long préambule concernant le phénomène du Tango n’a pour raison essentielle, à travers l’accentuation de quelques mots, que de tâcher d’en cerner l’essence, d’en dire ce qui le rend, tout à la fois, attirant, mystérieux, parfois sombre et tragique. Attirance et rejet. Danse de l’exil traversée de la lourde mélancolie du spleen, fonctionnant sous le sombre registre du noir, reflet de la condition des Immigrés d’où se lève une pensée triste, expression de la douleur et de la nostalgie. De cette nature marquée au fer de la finitude et de l’absurde, nous rapprocherons la valeur symbolique de l’image qui nous semble recéler, en son fond, l’horizon d’une réalité reposant sur la tripartition suivante :

 

Présence – Vie – Paradoxe

 

   Ce dont le rythme heurté du tango, les figures successives du rapprochement, suivies du subit éloignement des deux Partenaires, se donneraient comme la chorégraphie du vivant, lequel s’affirmant au titre de sa Présence, serait constamment remis en question, troué en quelque sorte par le Paradoxe se logeant au cœur même de toute existence, une Lumière se lève que, bientôt recouvre la persistance d’une Ombre.

    Étrange clignotement qui mêlerait incessamment un Intérieur qui nous rassurerait, face à un Extérieur qui nous menacerait. Dans cette perspective, l’avancée humaine consisterait à essayer d’endiguer les flots venus du lointain, cette confondante altérité qui semblerait n’avoir de cesse que de nous réduire « à la portion congrue », de nous acculer à ce fond de Néant d’où nous venons, qu’à tout instant nous pourrions rejoindre au motif de notre distraction, de notre manque de vigilance. Pareils à des Exilés, nous vivrions sur l’étroitesse d’un continent qui, toujours, sous les assauts de l’inconnu, se rétrécirait telle une peau de chagrin.

   Paradoxe intimement lié à notre destin biologique, lui-même inscrit dans un ordre universel cosmologique conditionné par les affections et les blessures continues de la temporalité. Tout ce qui, parti de l’amont, se dirige vers l’aval, porte les stigmates de cette dette originelle. Ceci est gravé en nous avec la plus vive inquiétude. Les commentaires et circonvolutions autour de cette belle Image ne seront que le reflet de cette « danse avec la Mort » qui s’impose à nous avec toute la force des résolutions définitives et l’impossibilité qui est la nôtre d’inverser le cours de notre Destin. Cette énonciation a valeur de truisme, mais parfois convient-il de remettre, face à nous, des évidences que la contingence efface mais ne réduit jamais.

   Å partir d’ici, c’est l’image qui parlera, « ouvrira le bal » en quelque manière, dansera au rythme pulsionnel, tonique, tranchant et presque tyrannique des corps pris de l’ivresse consécutive à l’extase ; des corps dialoguant, s’entrelaçant en une sorte d’acte amoureux syncopé où se devine déjà, au-delà d’une supposée jouissance, l’ombre d’un exil définitif, autrement dit le retirement des corps du milieu de vie où, jusqu’ici, ils s’agitaient, exultaient, se retiraient parfois dans un ténébreux mutisme, mais pour autant toujours situés dans cet espace des plaisirs et des souffrances qui est le site habituel des rencontres, des séparations, des flux et des reflux, du surgissement du sens et de son retrait. Corps de lumière qui précède et annonce le corps de ténèbres. De façon à entrer dans le langage du Tango, il est nécessaire de partir du fondement de l’exil, celui par qui il naît et justifie la pluralité des figures qui, bien plutôt que d’être des signes chorégraphiques, sont des signes existentiels disant la douleur de l’éloignement et ce qui est censé en réduire la portée.  

   Regardée à cette aune de l’exil et de son essai d’effacement au titre de la danse, le paradoxe ne tarde guère à surgir qui nous place, nous les Voyeurs, dans une posture inconfortable qui est celle de la déréliction, de l’incomplétude native qui sont celles de notre condition. Alors que cette représentation devrait se donner comme source de joie, l’image est immédiatement, et sans réaménagement possible, amputée d’une partie de son être. L’image est tronquée. L’image est en deuil. Celle-qui-danse (laissons-là dans cet anonymat-là, manière d’universel qui dit l’entièreté de la présence humaine), Elle donc, se donne à nous dans un genre d’apparition-disparition, de lumière et d’ombre, comme si elle jouait sur la scène d’un théâtre antique, l’une des tragédies par laquelle une mythologie se dit, mais dans l’impossibilité d’être de ses personnages promis à une fin que nulle intervention divine ne viendra sauver du naufrage. L’épée de Damoclès tranche dans le vif, supprimant en ceci la possibilité d’un retour qui eût pu être salvateur.

   Ce bras levé en anse, ce cou incliné, ce fragment de gorge, cette unique jambe dans sa tension diagonale, cette lumière blanche aux ombres de terre de Sienne, tout ceci, cette disposition d’un personnage dont un Metteur en Scène a figé la posture avant même qu’elle ne soit aboutie, nous conduit de façon irrémédiable à éprouver une perte insondable (celle-là même dont Celle-qui-danse semble frappée avec le plus vif souci), que rien, jamais, ne pourra venir combler. En ses entours-mêmes, Celle-qui-danse est partiellement biffée, comme si le Néant-lui-même, avait subitement décidé de reprendre son dû, phagocytant des parties du corps, geste de Mantis religiosa aux terribles et pénétrants buccinateurs. Ces ombres inquiétantes surgies, dirait-on, de la lumière, fomentées par elle en quelque sorte, tracent le douloureux portrait d’une volonté, volonté de vivre, volonté de figurer, volonté de faire épiphanie, mais volonté s’écroulant à même sa profération, comme si la vie, en son éternel mouvement de corruption, n’avait de finalité qu’à se détruire elle-même et à annihiler Ceux et Celles qui dépendent d’elle.

   Paradoxe, encore, et non des moindres, de cette danse qui eût exigé un « pas de deux », étrange ballet en réalité solitaire, dont nulle présence ne vient confirmer l’existence. Un mouvement se crée qui s’annule. Une volte s’amorce qui chute. Un processus naît qui s’éteint aussitôt. Si la figure de tout exil peut apparaître en tant que foncière solitude, on s’accordera d’emblée sur le fait incontournable que tout Exilé (aussi bien toute danse qui en exprime la nature), postulera, dans l’horizon de sa conscience, cet Autre qui est son cruel manque dont il essaie à tout prix d’assurer l’assomption, accomplissant par-là sa possible remise au monde, son hypothétique « re-naissance ». Car tout exil repose sur ce nécessaire ajointement du Même et de l’Autre au terme duquel, chacun comblant sa faille ontologique, retrouvera le chemin de sa propre unité.  Cette altérité choisie, cette rencontre issue des plus profondes affinités, ceci, ce lien indéfectible qui réunit les êtres, ce passage, cette liaison sont refusés, ce qui, de toute évidence, confère à l’image sa force la plus effective, le pouvoir de fascination/répulsion qu’elle imprime en nous à même notre inconscient, là où gisent nos motivations les plus secrètes dont l’inaccessible est le caractère le plus propre. Nul doute qu’une telle représentation ne s’y archive avec la puissance des choses inconnues, non maîtrisées, ces choses abyssales qui nous meuvent et nous émeuvent alors que nous n’en avons guère conscience.

   Car regarder cette image, toute image et se prononcer sur le jeu mouvant qu’elle imprime en nous, sur l’écho quelle y fait réverbérer, sur les traces qu’elle y dépose, tout ceci ne résulte que d’une longue macération, d’une patiente infusion car ce que nos yeux perçoivent, que nos sens enregistrent, ce ne sont jamais que de rapides impressions, des ensemencements superficiels, de simples irisations qui froissent l’eau mais n’en métamorphosent nullement la nature. Il faudra, à l’entrée dans une signification plus exacte, l’action lente mais continue d’une temporalité à l’œuvre, d’une décantation qui ne retiendra ni l’écume, ni la mousse, pas plus que les immédiats miroitements, seulement l’émergence de cette ligne discrète qui se nomme SENS et, comme toute chose d’importance, mérite qu’on s’y arrête et en devinions les souterrains enjeux. Å ce prix seulement le fruit délivre son suc, la chair s’ouvre sur l’intime, la pulpe nous invite au jeu subtil de sa douceur, de son accueil, de sa générosité. Å ce prix !

   Et, en cet instant d’une prise de conscience, si nous essayons de nous pencher sur ce qui a été accentué à l’initiale de ce texte, peut-être, encore, y devinerons-nous la mesure de ces pensées secrètes qui tapissent notre vie intérieure, en attente de leur déploiement. Peut-être, tout geste de danse est-il, en son fond, une lutte sans merci pour rejeter le spectre de la Mort dans d’illisibles coulisses afin que, cet éloignement accompli, elle puisse demeurer dans un fond d’indistinction, lequel nous octroiera un répit, nullement une victoire définitive, cela va de soi. Chaque pas, chaque figure, chaque dynamique ne refléteraient que ce souci de creuser un intervalle, de différer, en quelque sorte de notre Être mortel, de lui insuffler un peu de cette éternité dont il tapisse la toile de ses intimes fantasmes. Ainsi, « spleen », « noir », « immigration », « solitude », « pensée triste », « douleur », « nostalgie », ceci constituerait le lexique usuel de toute manifestation chorégraphique. Le chorégraphie, revers de l’existentiel, le redoublant, si l’on veut, éliminant temporairement de notre mémoire la figure de style finale au gré de laquelle, tirant notre révérence, nous deviendrons illisibles aux Autres aussi bien qu’à nous-mêmes. Je ne sais si toutes les danses peuvent recéler en elle ce geste d’éloignement d’une souffrance qui est coalescente à notre présence, ici, sur ce lopin de terre. Sûrement le Tango en son essence même, dans la vivacité, l’impétuosité de ses figures, pourrait pouvoir rejoindre analogiquement, cette autre dimension tragique qui se dit, à chaque pas, à chaque geste, à chaque mimique dans cette danse, le Flamenco qui, tel le geste du Toréador, me paraît être en sa nature la plus profonde, essai de domination du Mal et, par voie de conséquence, tentative de renvoyer la Mort dans des limbes d’où, jamais elle ne pourrait plus ressortir.

   Selon des recherches ethnolinguistiques, le mot flamenco « dérivait des termes arabes felah-menkoub, qui, associés, signifient « paysan errant » (Wikipédia). Ce que signifie cette « errance » revient à rencontrer « l’exil », cette sortie hors de Soi qui ne parvient plus à retrouver le lieu intérieur de son être. La dimension fondamentalement existentielle, doublée d’une évidente inquiétude métaphysique, devient hautement visible dans l’affirmation suivante, tirée, elle aussi, de Wikipédia :

   « Il est (le flamenco) un formidable moyen de communication et d’expression de l’essence et de l’existence de l’homme andalou, il constitue l’affirmation d’un mode d’être, de penser et de voir le monde. (…) « Être flamenco » devient en soi un mode de vie. Le monde qui s’offre à l’expression flamenca est fait de tensions et de violences, de passion et d’angoisses, de forts contrastes et d’oppositions qui engendrent le cri du retour aux origines, cri primal et cri de la mémoire. »

   Le concept de « cri primal », porté par Arthur Janov, semble pouvoir aussi bien s’accorder aux deux chorégraphies que sont le Tango et le Flamenco. Tout cri émis à la naissance est cri de l’arrachement de la Terre Fondatrice où tout homme puise ses ressources, où toute existence humaine plonge ses racines dans ce fond obscur, ténébreux, opaque, entièrement indéterminé mais qui, pour autant, est le socle archaïque à partir duquel nous prenons essor et croissons dans l’espace libre, mais étonnamment balisé, circonscrit, de notre propre destin.

    En un certain sens, danser est cet acte rituel au terme duquel nous pensons pouvoir surgir à nouveau et, peut-être, bénéficier de ses vertus cathartiques, purificatrices, libératrices comme si, par ce simple mouvement d’éternelle réitération, nous tirerions de notre affligeant chaos, la figure chatoyante d’un nouveau Cosmos. C’est, peut-être ce que nous dit en filigrane cette belle image de Judith in den Bosch qui, suite à un savant processus alchimique, a métamorphosé Celle-qui-danse en fondement d’un vif tourment existentiel.   

 

 

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12 août 2023 6 12 /08 /août /2023 08:27
L’Humaine Figure

Roadtrip Iberico…

Odeceixe…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Dans les livraisons de son travail en Noir et Blanc, Hervé Baïs nous a habitués à des images le plus souvent minimalistes et, lorsqu’elles débordent de ce cadre, elles ne le font que dans la juste mesure de ce parti-pris d’autant plus remarquable que ces exigences, aujourd’hui, du bien fait, de l’abouti, bien moins que minimales sont réellement homéopathiques. Mais la critique s’arrêtera là, sinon elle menacerait d’envahir la totalité de l’article. Regardez le lot d’affligeantes images d’Épinal dont nous abreuvent, quotidiennement, les Réseaux dits Sociaux, un tout jeune enfant même en serait décontenancé, à condition, cependant, que sa vision ait été entraînée à l’exercice d’une vue claire. Le débord du minimalisme, chez ce Photographe, n’en altère nullement l’exigence de qualité et quand le Multiple vient en lieu et place de l’Unité, c’est toujours l’Unité (cet écho de la Vérité) qui l’emporte sous les auspices d’un cadrage parfait, d’une inquiétude de la géométrie, de la précision des lignes de fuite, de l’harmonie bien étagée des différentes valeurs de la triade Noir-Blanc-Gris. Ceci est assez singulier pour ne nullement appeler de plus longs développements.

   Mais mettons-nous en devoir de commenter cette Image au plus près, au ras des phénomènes si je puis dire, les significations y afférentes constitueront la suite logique de mon exposé. Mes descriptions habituelles partent, le plus souvent, des hauteurs du Ciel pour rejoindre la basse horizontalité de la Terre. Symboliquement une Transcendance se résout en Immanence à l’épilogue de son parcours. Donnons-nous l’optique inverse, laquelle consisterait, en quelque façon, à prendre essor du socle des contingences en direction de cette Idéalité toujours hors d’atteinte, ce qui est, du reste, la figure achevée de son Essence. Tendre vers…, être en chemin pour plus loin que Soi (selon l’une des formules récurrentes dans mes textes), ceci n’est rien de moins qu’entrer dans le vif du sujet depuis une position de surplomb, faute de laquelle rien n’est atteint de ce qui est dit dans une image, une situation du quotidien, l’espace d’une rencontre.

   Le premier plan est une zone noire, indistincte, peut-être la conjugaison d’une végétation située à contre-jour, de graviers et de sable à la consistance nocturne. Au second plan, parmi encore un émiettement de graviers, une large flaque d’eau en laquelle se réverbère l’ardoise armoriée du ciel. Puis un genre d’isthme semi-circulaire, une sorte d’anse avant le ressac de buttes de sable qui tracent la limite entre le territoire terrestre et la vaste étendue marine. Au loin, se détachant sur la ligne d’horizon, les silhouettes malingres d’un Peuple de parasols en attente de leur ouverture, en attente du Peuple des Humains, ce Peuple fourmillant, bariolé, bavard, doué d’une inextinguible parole. Å droite de l’image se dessine la diagonale d’une haute falaise, laquelle regarde, comme son vis-à-vis, un essaim de maisons blanches blotties les unes contre les autres. Puis, un ciel de vaste étendue, un ciel qui semble n’en devoir jamais finir de se diffracter, semblable à l’expansion illimité de l’univers, un ciel clair en sa partie la plus basse, un ciel sombre en sa partie la plus haute, sa partie médiane ourlée des festons successifs de cirrus aux fibres légères, se succédant selon des bandes annelées, symétriques, parallèles, comme si un habile Démiurge en avait commandé l’ordonnancement.

   Tout ceci dresse un tableau romantico-nostalgique auprès duquel les âmes inclinées au silence et au recueil puiseront les plus hautes valeurs cathartiques, les plus lénifiantes onctions. Certes le Romantisme est de nos jours fortement déprécié. Quant à la nostalgie, elle est considérée en tant que mouvement antiquaire dont on ne comprend ni n’apprécie plus le sens plein lequel, au mieux, ne serait que le reflet d’une passion depuis longtemps éteinte dans les mailles d’un inatteignable passé. Pour beaucoup, aujourd’hui, la seule Beauté qui puisse s’énoncer crépite sur de virtuels écrans qui, en toute hypothèse, ne sont que des écrans de fumée en lesquels la conscience ne rougeoie plus qu’à demi, l’esprit succombant au charme des chimères et sortilèges de la sphère médiatique. Å chaque écran qui s’illumine et fascine correspond, point pour point, un affadissement du réel, une perte esthétique, laquelle entraîne, de facto, une dilution éthique et un effondrement de ces valeurs qui constituaient, il y a peu encore, les racines des Existants, les signes selon lesquels ils s’orientaient et donnaient à leur marche en avant le statut de quelque qualité, la teinte resplendissante d’un but à atteindre.

   Sur cette Image, nulle présence humaine, nulle conscience qui ferait son étincellement. Paysage en tant que paysage qui semble n’avoir plus aucune mémoire de Ceux qui s’y installent habituellement avec cette espèce d’assurance à tout va, psalmodiant, au fur et à mesure de leur cheminement, cette célèbre formule du Sophiste Protagoras :

 

« L’Homme est mesure de toutes choses. »

 

   Mais, si, de cette assertion pleine de suffisance, nous ôtons la pellicule de surface, ce vernis dont l’Homme aime à se vêtir, afin de faire illusion, de se donner en spectacle, d’apparaître sur le mode de la représentation, si, de toute cette écume, nous extrayons la seule chose qui vaille, à savoir l’essence de l’Homme en tant qu’Homme, nous percevons aussitôt, combien cette affirmation de la « mesure » est fondée en Raison (encore que « le reflet de toutes choses » eût mieux, selon nous, convenu à cette réalité-vérité), nous prenons acte du fait que la présence de l’Homme est ineffaçable, adhérente qu’elle est, par nature, à tout ce qui fait Sens sur cette Terre. N’y aurait-il nul Homme et tout retournerait au chaos, et tout s’abîmerait en un silence éternel.

   Si, étonnamment, je fais soudain référence à l’Homme qui, à l’évidence, s’absente de l’Image ceci n’est pure gratuité mais volonté d’introduire, dans cette représentation, sa présence discrète, continue, identique à un filet d’eau qui ondulerait, glisserait le long de failles inaperçues, sous des strates dont on ne soupçonnerait pas qu’elles puissent abriter quelque mouvement anthropologique que ce soit. Ce qui est à considérer, c’est que le Destin de l’Homme se devine en chaque chose, y compris en chaque chose le dissimulant, le soustrayant à notre vue, comme si une photographie dépouillée de quelque Existant, se devait, immédiatement, en sa nature même, de nous le rendre visible, préhensible, toute Image en soi étant le lieu d’émergence de l’humanité. Å l’encontre de la photographie dite « humaniste », la caractéristique humaine n’apparaîtrait certes qu’en filigrane, qu’en creux, mais ne serait, pour autant, nullement réduite à néant. Une dette existentielle aussi bien qu’éthique en quelque sorte. Le réel, tout comme une pièce de monnaie, comporte deux faces, une face visible, son opposé qui ne l’est pas. Il suffit de retourner la pièce pour apercevoir son chiffre si, jusqu’alors, la seule figure était venue à notre rencontre. Donc « retournons » l’image et mettons-nous en quête de ce qui s’y illustre qui, jusqu’ici, est demeuré dans l’ombre et le secret.

   Graviers et sables, ne disent-ils l’usure du temps, ce temps éminemment humain qui le tisse en son fond comme l’être qu’il est, ce Mortel dont la finitude l’oblige à se questionner sur le sens de sa propre vie ?

    La Flaque d’eau, ce miroir étincelant vers lequel, tel Narcisse, il courbe son corps, interrogeant son reflet, cet écho de son ego qui le fait Homme en tant que cet indépassable Sujet, cette flaque, donc, témoigne de qui il est, une personne des apparences et des illusions, un individu en quête de lui-même que l’eau éblouit, le privant ainsi d’une vérité qui eût pu le conduire en sa pointe la plus extrême.

   Ce genre d’isthme, ne lui parle-t-il de ses propres limites lui qui, tel un dieu, se voudrait sans limites, capable d’aller à sa guise, ici sur la crète de la haute montagne, là au-delà du rivage qui l’aliène et le retient en un lieu trop étroit, là encore bien au-delà de qui il est, rêvant de se vêtir de la parure étincelante du Héros, tel Ulysse franchissant les mers, naviguant d’île en île sans que rien, jamais, n’en vienne arrêter la course sans fin ?

   Cette vaste étendue marine, n’évoque-t-elle pour lui, l’Homme, des souvenirs anciens, d’une poésie de Victor Hugo, par exemple, quelques vers venus du plus loin du temps chantent encore à ses oreilles devenues sourdes des paroles qui disent la perte, l’effacement, le sombre de la vie en ses abyssales profondeurs :

 

« Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.

Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,

Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »

 

    Ce Peuple des Parasols ne laisse rien dans l’ombre, lui. Tout, en lui, est pure évidence. Leurs frêles silhouettes sont déjà silhouettes humaines, on y entend du babil, des cris de joie, on y perçoit l’ivresse estivale, cette manière d’Infini qui se donne à l’Homme l’espace de quelques jours, de quelques heures.

   La haute falaise, n’est-elle celle de l’Homme-Vigie lui qui, du haut de sa dunette, observe la haute mer, essaie d’y deviner les navigations hauturières, les voiliers cinglant dans le vent, les mats de goélettes où s’arriment mouettes et goélands, comme si, de cette patiente observation, pouvait se lever un présage, se dire l’aventure humaine en son étrange navigation ?

   Les maisons blanches regroupées en essaim, ne sont-elles le symbole du sentiment grégaire de l’Homme, de l’essai de réassurance que lui promet la grotte depuis la lointaine préhistoire, dont il poursuit la fonction de protection au travers de la hutte de branchages de Terra Amata, puis des cubes de béton de l’ère moderne ? On y entrevoit l’unité que l’altérité accomplit. On y voit la mesure hestiologique de toute présence humaine : un foyer est là qui réchauffe, donne confiance, assemble la diaspora humaine selon les rites de la fraternité, du regroupement du clan, des digues à élever contre les humeurs sauvages de la Nature parfois ?

   Oui, il nous faut en convenir, une lecture d’image, sauf à demeurer superficielle, ne saurait se contenter de sa surface glacée, miroitante. Il faut creuser plus avant. Il faut risquer l’interprétation. Il faut trancher le réel avec la lame d’une curiosité étayée en Raison.

 

Il faut traverser l’insu.

Voir l’invisible.

Écouter l’inaudible.

 

  Å ce prix et à ce prix seulement le Monde perd un peu de son opacité pour nous offrir le début d’une transparence. S’être mis en chemin est déjà beaucoup ! Que l’Image adéquatement abordée puisse forer en nous la vrille du questionnement par quoi tout prend SENS, aussi bien ce qui nous est le plus étranger, aussi bien le sans-distance que nous sommes à nous-mêmes, mais pour autant figure énigmatique dont, jamais, nous ne sonderons la vertigineuse profondeur !

 

 

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10 août 2023 4 10 /08 /août /2023 09:13
Å Soi, abandonnée

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   « Abandonnée », le mot simple qui se veut à l’initiale de cette courte narration. Mais, avant d’entrer dans le vif de l’énonciation, il devient nécessaire de créer une tension, sinon d’instaurer une polémique entre deux expressions qui, loin d’être synonymes, diffèrent du tout au tout. Donc mettre en regard « abandonnée de » et « abandonnée à », ceci, bien plus qu’une simple virgule au milieu d’un texte, d’un simple ajout, inverse les postures existentielles au point de les rendre totalement dissemblables, incompatibles. Si je dis, visant Celle qui nous fait face sur cette belle image, « abandonnée de Soi », je veux par-là signifier que « Songeuse » (attribuons-lui ce beau prédicat), dans un simple mouvement réflexif, s’abandonne elle-même, se quitte en un certain sens, s’éloigne de Soi, s’exile de telle manière qu’elle ne sera plus, pour qui-elle-est, qu’une sorte d’Étrangère, une personne étonnamment dédoublée, une partance de Soi dont une cruelle schize fragmentera l’esprit et, peut-être, aussi bien le corps. Deux territoires qu’une frontière divise, deux collines que sépare un vertigineux abîme. Cependant, si je focalise mon regard sur ce sommeil calme, sur ces teintes douces, sur la lumière crépusculaire aux tons chauds, si, du point où je me trouve, j’essaie, en quelque façon, de m’immiscer en qui elle est, alors une vérité vient à ma rencontre qui, immédiatement, me fait substituer « abandonnée à » à « abandonnée de ».

   « Abandonnée à Soi », dont une simple inversion des mots, « Å Soi, abandonnée », vient renforcer l’idée

 

d’un Soi premier,

d’un Soi originaire,

d’un Soi essentiel

 

   que la notion « d’abandon » viendrait rejoindre, sans pour autant en modifier la texture de sens. Loin de signifier « l’abandon » dans son acception habituelle de « rejet », de « renoncement », de « retrait », donc d’une négativité à l’œuvre, « Abandonnée à Soi » veut bien plutôt pointer en direction d’une remise à Soi, d’un recueil en Soi, d’une réunion au plus secret, d’une liaison au plus intime, d’une fusion unitive que rien ne semblerait pouvoir dépasser.

   C’est là, dans ce rassemblement, dans cette belle coïncidence à Soi, dans cette synchronie de Soi à Soi, dans cette jonction du même et du même que le Tout Autre s’efface, que le danger connaît son étiage, que l’angoisse rétrocède, que l’ennui se dilue, afin que soit donné libre cours à cette liberté, à cette joie intérieure, à cette félicité diffuse qui rayonnent, se déploient et poussent au-devant d’elles les gerbes ouvertes de leur manifestation. Nous visons Songeuse dans une sorte d’état de sidération et une fascination nous saisit du-dedans de nous, nous déporte au-delà de-qui-nous-sommes et tels des phalènes pris d’ivresse nous faisons nos mille voltes dans la chambre de quiétude et nous nous allégeons du poids de nos inconsistances, et nous folâtrons avec tant d’insouciance, de neuve vélocité, que rien ne saurait nous ressembler davantage que le vol irisé du délicat colibri, que l’indigo à peine appuyé de la nue, que la frange de lumière qui signe l’arrivée de l’aube dans les yeux plein d’innocence des enfants.

   Alors on ne sait plus vraiment qui l’on est, quelle est la saison qui nous visite, printemps lumineux ou bien automne à la teinte de rouille, on ne sait plus où est l’orient du jour, quel est l’occident de la nuit, si même il y a une limite entre les deux, si le nycthémère n’est une seule et même réalité dont notre esprit épris de calcul aurait décidé de la division, une chose d’un côté, une chose de l’autre, tout comme l’on range des affaires dans des tiroirs différents. On se surprend être Soi tout en haut d’un gradient dont, jamais, nous n’aurions pu tracer l’esquisse, faire se lever la moindre hypothèse. Et ici a lieu ce qu’il ne faut craindre de nommer « La Merveille », nous sommes au plein de notre propre métamorphose, nullement au titre de notre volonté, mais hissés, mais propulsés, mais épanouis au seul motif de notre vision. Là, au foyer, là dans ce qui pourrait n’être que contingent, ordinaire, surgit une image plurimillénaire, un genre de chimère heureuse, la véritable et immédiate Épiphanie de l’Amour en sa mesure quintessentielle.

   Autrement dit du hors-mesure, de l’Être-pur, de l’Essence-manifeste se donne à nous, comme la pluie se donne à la fleur, l’abeille au nectar, l’hirondelle au ciel. Tout ceci est pur prodige naissant de Soi, nullement d’un Soi abstrait philosophique, non d’un Soi-concret, archi-visible, archi-préhensible, quasi-naturel, quasi-révélé, une offrande nous est faite, une oblativité déplie ses faveurs, un secret se désopercule et vient fleurir tout contre le miroir étincelant de notre âme. C’est une manière de grâce infinie. C’est une sorte de révélation plénière. C’est la toile de l’impossible qui se déchire et nous délivre la myriade des possibles.

 

C’est la donation illimitée

d’une Corne d’Abondance.

C’est l’entrée au Jardin des Délices.

C’est la douce halte au milieu de la

 pastorale d’un fabuleux Jardin d’Arcadie.

 

   Nous sommes pris du charme naturel des Bergers, des faveurs d’une eau de source, de la multitude ouverte des paysages aux noms enchanteurs, de la luxuriance des frondaisons, de la générosité des arbres, de l’onction de la sève, ce miel dont jamais la course ne trouve de fin. Un ressourcement à lui-même son propre destin.

   Dans la chambre du recueil, dans la chambre de lumière donatrice de joie, dans la chambre de délicate quiétude, Songeuse est tout à elle dans le pli intime de Soi. Rien ne déborde. Rien ne fait saillie. Rien ne se dit au-dehors. Tout est là infiniment UNI, ce mot si dépouillé que sa forme porte immédiatement à la signification dont il est la visible figure. Å l’angle de la pièce, un discret bouquet de glaïeuls, veille sur le repos de l’Endormie. Sa fragrance est si apaisée, à peine une brume naissant des pétales. Tout baigne dans une luminosité précaire mais si rassurante à la fois. Comme un matin neuf se penchant sur la margelle accueillante d’un Monde enfin reconduit à une paix native. Le mur, le tapis, la vêture, un seul et même tissage harmonieux, la touche si délicate d’une élégance qui se dit du bout des lèvres, murmure tel celui de la source. Å Soi, abandonnée est entièrement à elle, lovée au plein du Songe qui est Songe de Soi, comment pourrait-il en être autrement ?  Hors le Songe est l’Étranger, l’Étrange, ce qui, venant du mystérieux et illisible Cosmos, pourrait à tout instant se transformer en une altérité menaçante, une flèche au curare se planterait au sein de la chair qui prononcerait le dernier mot de Celle qui picorait la Vie sans en vouloir trouer le derme.

 

Une paix voulait une paix.

Un repos voulait un repos.

Un silence voulait un silence.

  

   Nous, les Regardeurs, sommes toujours les Retirés, les Discrets, les Fécondés et cette image, nous la voudrions éternelle, immuable, logée quelque part en Nous en un site inatteignable, à l’abri des regards et des mouvements, des décisions hâtives et des décrets irréfléchis. Nous nous éprouvons tels des mots d’ultime venue, des mots qui accomplissent en sa forme la plus exacte Celle qui nous est confiée l’espace d’un clin d’œil, Elle, cette Phrase si belle dont nous souhaiterions qu’elle s’offrît à nous sur le mode de la Poésie, du Chant, du Récitatif sacré, de l’Hymne universel, de la Musique des Sphères, des merveilleux Signe du Zodiaque festonnant la Terre de leurs constellations étoilées.

   Oui, nous voudrions être porteurs, dans le registre astrologique symbolique, des seules valeurs bénéfiques, ornées de plénitude, tissées de positivité en acte. Nous sommes tellement éprouvés par cette massive négativité qui envahit l’horizon de ce Siècle Nouveau qui menace de s’obscurcir, de se voiler, jusqu’à n’être plus, un jour peut-être, qu’une mémoire usée, un point flou se confondant dans le vertige des galaxies, la béance d’un Trou Noir et nulle autre chose qui pourrait encore témoigner d’une beauté, d’une générosité, d’une aptitude à être au-delà des dérélictions de tous ordres.

   Ce que nous voudrions, Nous les Témoins de celle que nous avons nommée « Å Soi abandonnée », ce que nous souhaiterions, écrire une nouvelle page du Monde

 

avec BÉLIER et le réveil de la Nature,

avec BALANCE et le souci de l’équilibre,

avec TAUREAU, une sensualité ouverte

aux plaisirs infinis des choses,

avec SCORPION à la belle résistance,

à l’indéfectible résilience,

avec GÉMEAUX, le sens des contacts,

le goût du jeu, celui des idées

avec lesquelles jongler,

celui du vol libre de l’esprit,

 celui de l’intelligence manifeste,

productrice de joie,

avec SAGITTAIRE inclinant aux mouvements,

 au libre exercice des instincts nomades,

 au surgissement instantané

des réflexes vifs, spontanés,

avec CANCER, le doucement retiré en Soi,

l’hypersensible, l’isolé du Monde,

mais aussi celui qui manifeste

la ténacité, la volonté d’enchaîner

chaque pas au précédent, de le relier au suivant

et d’avancer ainsi vers l’étoile de son Destin,

avec CAPRICORNE, le patient, le persévérant,

le prudent, celui qui réalise,

manifeste le sens du devoir,

avec LION, lui qui règne au cœur de l’été,

qui exulte, répand tout autour de lui la joie de vivre,

déploie sa belle crinière solaire sous tous les horizons,

avec VERSEAU, lui le solidaire, le fraternel,

détaché des choses matérielles,

celui qui se dépasse, pratique l’altruisme,

développe l’arche de la générosité,

avec VIERGE, la moissonneuse,

celle qui réalise les choses avec minutie,

 la sérieuse, la consciencieuse,

avec POISSON qui symbolise le psychisme,

lequel communique avec le Divin,

lui de nature réceptive, impressionnable,

celui qui balaie un large horizon,

depuis le Zéro jusqu’à l’Infini.

 

   Cette longue énumération des Signes du Zodiaque avec leurs caractéristiques essentielles, ne se donne nullement en tant qu’inutile bavardage. Cette litanie a pour simple fonction d’ouvrir une constellation de sens en laquelle enchâsser Songeuse, l’Endormie afin de lui donner corps et chair, afin de la porter au-devant de nous telle cette Eau de Jouvence à laquelle nous abreuvant, nous nous installerons nous-mêmes en une manière de Mythologie qui nous affectera place et détermination au sein de ce divers qui pullule, dans le vortex au sein duquel nous risquerions fort de nous noyer si nous n’avions recours à la puissance imaginative, à son inépuisable ressource. Il nous suffit de regarder les choses avec bienveillance à leur égard, il nous suffit de traverser la pellicule qui les sépare de nous, d’entrer dans cette « Cité Interdite » qui, par le pur miracle de l’esprit, devient cette Citadelle Heureuse en laquelle nous réaliser en totalité et nous fondre dans l’univers des choses présentes.

   Ainsi, Songeuse qui n’était qu’une simple vapeur, se condense, se cristallise et devient cette belle gemme, cette belle parure dont nous pourrons combler notre habituel manque, lui donnant les provendes dont, depuis toujours, il est en attente. Ainsi, Endormie, nous la tirerons de son apparente léthargie, cette toile impénétrable, ce verre dépoli et nous en ferons cette transparence, cette limpidité, cette translucidité auxquelles puiser l’essentiel de qui-nous-sommes, le précieux de qui-elle-est.

   Maintenant, enfin, après ce parcours qui a tout de l’initiatique, nous pouvons l’approcher et essayer d’en décrire la forme en voie de venue à l’Être, à savoir cette singularité qui est sienne mais, qui, toujours, se mesure à l’aune de l’Universel. Par souci de cohérence, par référence aux significations symboliques du Zodiaque, nous lui attribuerons quelques uns des prédicats majeurs cités pour les divers Signes, par exemple Taureaux, Gémeaux, Cancer, l’inscrivant ainsi dans une manière de cycle cosmique qui la dépasse tout en la portant à sa propre complétion, à ce qui signera les limites en lesquelles elle figurera en tant que Songeuse-L’Endormie.

   Donc, reprenant certains prédicats des Figures évoquées précédemment, nous dresserons son portrait avec le souci, sinon d’une réelle exactitude, du moins avec l’intention de nous la rendre présente avec le maximum d’intensité, d’amplitude.

   Sensualité ouverte, celle qui se dégage de cette impression de liberté, de ce laisser-aller, de cette sérénité qui nous fait l’offrande d’un corps généreux, sans doute en attente d’une caresse, d’une attention tout amoureuse, mais dans la confiance en Soi, mais dans l’attente de la libre venue de ce qui aura à se produire, mais dans l’oubli de Soi et la disposition à l’Autre sans quoi le Monde ne serait qu’un immense désert avec les feuilles aiguës de ses cactus et ses raquettes d’épines.

   Vol libre de l’esprit, comment pourrait-il en être autrement ? Être Songeuse c’est voguer d’une rive à l’autre du Temps, c’est parcourir la vastitude de l’Espace avec la même audace qu’a l’albatros cinglant les meutes d’air et de brume à la vitesse et avec la puissance du Noroît, cette liberté en acte.  

   Instincts nomades et l’on saisit vite l’instinctuel du rêve, ce qui est rivé à la posture irréversible des éternels Archétypes, et l’on prend acte de ce nomadisme qui est la force vive du songe, sa raison d’être en quelque sorte, une image a-t-elle tout juste eu le temps de paraître qu’une autre surgit par magie comme d’un bain alchimique, perpétuelle métamorphose de Soi et des Autres dans le dédale nuitamment parcouru d’un labyrinthe qui se recompose d’instant en instant et nous égare de qui-nous-sommes et c’est peut-être là le prodige de l’inconscient à l’œuvre, de ses mouvements abyssaux, de ses fluences infinies, de ses voltes en constant réaménagement.

   Doucement retirée en Soi. C’est peut-être là le point d’orgue, l’acmé atteinte sur l’échelle des tons, le point d’équilibre des harmoniques par où un Être se donne en ce qu’il est, qui est toujours intime, inviolable, nullement destituable, un foyer se lève qui rayonne et se projette à l’Infini.

   Joie de vivre. Ceci ne veut pas dire débordement de Soi, exultation sans limites, envahissement de ce qui est proche ou même lointain. Joie de vivre est ce sentiment totalement, essentiellement intérieur, logé au plus secret, une braise dans la nuit sur laquelle le Soi souffle en des moments d’exception, en des instants d’incandescence, là où plus rien ne compte que ce feu qui couve sous la cendre et n’en est que plus précieux. Jamais plus de joie vraie que celle éprouvée au creux de Soi, dans les oubliettes de Soi, dans le pli de Soi, cette eau de source qui chante en sourdine, d’abord pour Soi, ce Point Nodal à partir de quoi tout fait essor, tout prend élan, tout trouve le site de son propre envol. L’on voit bien ici, si l’on veut bien s’y rendre attentif, que la Joie se dissimule, qu’elle fait parfois ses luisances, ses irisations sur la soie de la peau et c’est un grand bonheur pour les Regardants que de voir la félicité faire ses boucles discrètes à fleur de peau, comme une claire eau de source indique, par ses bulles, le lieu secret dont elle provient qui est le luxe même de son origine.

   Large horizon. Certes l’espace de la pièce est circonscrit. Certes Songeuse fait une tache à peine étendue sur son tapis de laine. Certes nous la voyons comme nous verrions une figure méditative enclose entre les parois de sa mince cellule, espace monastique sans réel élan. Mais, toujours notre vision nous trompe en une première approximation de son jet. Notre vision bute sur le cadre même de l’image qui est le cadre qui cerne de près Endormie. Mais rassurons-nous cependant. Cette manière de douce sérénité en laquelle baigne notre Icône, n’est nullement un lieu de privation de liberté, une prison ou bien un sombre cachot. C’est notre vue subjective qui fausse tout, gauchit tout. Nous sommes vraiment bien trop extérieurs à la scène pour en prendre une vision qui serait panoptique, élargie aux confins mêmes du cosmos.

   Elle-qui-dort, Elle-qui-repose est, en elle-même un cosmos au regard même de ce qui l’environne, qui s’oppose en tous points à l’image de quelque chaos antédiluvien qui ferait ici sa résurgence. Rien n’est plus ouvert que cet horizon où nous pouvons supputer que Songeuse se livre à la féérie du Rêve Éveillé, cette puissance en nous illimitée au gré de laquelle nous pouvons reconstruire toute altérité, la plus proche comme la plus éloignée, selon le mode de nos affinités les plus chères, selon les décrets de notre propre fantaisie, selon même les caprices qui, ici et là, fleurissent dans le monde halluciné de notre tête.

   Elle, Songeuse-L’Endormie, tantôt nous la voulons abandonnée à Elle, tantôt attentive à qui-nous-sommes, aux vœux les plus chers que nous pourrions formuler à son endroit. Mais ceci est un secret à enfouir sous les strates les plus mystérieuses de notre conscience. Oui, un mystère est toujours levé dont la résolution est en attente. En attente !

 

Å soi abandonnée, nous la désirons conforme

aux désirs qui hantent notre chair,

bleuissent notre peau du gel

d’une longue impatience.

Le Temps, en nous, imprime ce suspens

qui nous fait Être mais aussi bien Non-Être.

Qu’advienne le Temps de la Joie.

A son accueil nous sommes ouverts,

infiniment ouverts.

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 août 2023 1 07 /08 /août /2023 09:20
En elle, le point d’abîme

Peinture mixte

Léa Ciari

 

***

 

   Les ombres sont Bleu de Nuit dans le croissant des barkhanes, profondes, mystérieuses, dont nul ne saurait explorer l’énigmatique présence. Au-delà du cercle lumineux des clairières, de larges zones de ténèbres dont personne, jamais, n’a pu réaliser l’inventaire, connaître le moindre fragment. Dans l’enceinte des villages médiévaux, dans les venelles étroites où personne ne s’aventure, le bitume coule en de larges nappes qui demeurent vierges de tout regard. Sur le versant vertigineux des montagnes, là où l’ubac fait son étrange lac de suie, nul jour ne s’allume, pas même la douce émergence d’une étincelle, pas même une discrétion de luciole. A l’entour des barkhanes, des ramures arborescentes, au large des venelles poudrées de silence, au-dessus du deuil des ubacs, la fête de la lumière, les incessants tourbillons de clarté, les rubans de phosphorescence, les dépliements de blanches corolles, les efflorescences de cristal, la géométrie de la Raison qui trace, au-devant d’elle, l’architectonique d’une joie vacante, parfois immédiate, un feu de Bengale se meut qui ensemence le ciel libre de nos méditations.

   C’est le lumineux adret de l’existence. C’est la gerbe de sens qui s’extrait de la mutité. C’est le rayonnement de tout ce qui est, parcourt l’espace à la vitesse sidérale d’objets certes innommés mais dont l’offrande nous comble à l’aune d’une vision exacte de ce qui fait encontre, de ce qui ne se dresse devant nous qu’à nous confirmer dans notre être, à nous hisser plus haut, plus loin que nous. C’est pure donation, c’est ouverte oblativité, à la manière dont une aube émerge et se teinte de lueurs aurorales, premier pas en direction d’un présent éclairé de l’intérieur, tel le sublime photophore à la transparence de papier huilé.  On pense aux Maisons de Thé, à leur subtile fragilité. Tout va de soi, rien ne biffe ni ne barre. Nul obstacle à l’horizon, chemin de lumière qui trace devant lui le sillon libre de son destin. Tel un rêve de diamant aux arêtes vives, tout s’y réverbère selon nos espoirs les plus fous, nos désirs soudain fécondés par on ne sait quel phénomène inaperçu, quel surgissement de météore dans l’enceinte éblouie de notre tête, sur le cercle incandescent de notre pensée.

En elle, le point d’abîme

Ce que je viens de décrire au travers d’allusives métaphores, cette ombre des barkhanes, cette illisibilité des venelles, ces ubacs sertis de confusion et de doute, ceci correspond en tous points à cette zone d’occultation, telle que représentée par Léa Ciari, à droite du visage du Modèle, ce site d’indétermination foncière, cette aire de confondante opacité, ce « no man’s land », cette terre étrangère, toujours à défricher et à déchiffrer, dont cependant l’informe résiste à toute tentative d’aller plus avant, de percer, au milieu de toute cette noirceur, un peu du secret qui nous eût un instant délesté de la dette de vivre. De la « dette », oui, car ce lieu, en tant que lieu de privation, ne saurait refléter que la dimension insondable d’un manque constitutif de notre condition même. Nous avançons sur le chemin de l’exister, toujours sur la lisière des choses, toujours au bord du ravin mais nos yeux ne veulent nullement sonder le mortel ennui, s’emplir de la poix lourde de l’angoisse. Ils ne veulent s’éclore qu’à la diaphanéité d’une félicité, ils ne veulent connaître que ce liseré d’intelligibilité qui court le long des hautes montagnes, les détoure d’une aura étincelante.

   Cependant détourner ses yeux de l’ombre n’équivaut nullement à en évacuer le caractère absurde. L’illucidité n’a jamais sauvé personne de soi car elle ne saurait avoir de vertu cathartique. Seulement un sommeil léthargique, une avancée somnambulique, un vertige en attire un autre, une mécompréhension en appelle une autre. Ce Noir profond qui jouxte le visage, en barre en partie l’épiphanie, le réduisant à une manière de demi-vérité, ou bien plutôt le noyant dans la lagune grise du mensonge, il nous est requis, en tant qu’Hommes, en tant que Femmes, d’en interroger la nature, de tâcher d’en percer l’opercule, afin que porté au jour, ce demi-visage contrarié reprenne des couleurs et se dise selon le rythme d’une parole renouvelée, ressourcée à la fontaine de la positivité. Car nul ne saurait se connaître à dissimuler ainsi ce qu’il est en son fond sous cette bannière de crêpe qui l’annule à même son être. Selon un contexte religieux, Christian Bobin nommait cette zone d’invisibilité « La part manquante », et voici la définition qu’il en donnait, au travers du geste de l’écriture :

 

"C'est par incapacité de vivre que l'on écrit.

C'est par nostalgie d'un Dieu que l'on aime. »

 

   Je ne suivrai nullement l’Écrivain sur ce chemin de foi et de piété, seulement dans la perspective existentielle, attribuant cette « part manquante » à des motifs immanents, à des accidents de parcours, à des « irrévélations », à des obscurités qui nous assaillent, venues d’on ne sait où, dont cependant, en vertu du Principe de Raison, il nous faut bien élaborer quelque hypothèse à défaut d’en pouvoir dominer l’irrépressible force, la puissance qui nous rive à demeure, nous aliène au sein même de notre citadelle de chair.  Ce qui, pour un Croyant, aussi bien pour un Athée, se donne en tant que vérité certaine de soi, en tant qu’apodicticité, donc indémontrable, c’est bien ce sentiment de manque coalescent à notre nature même, se vivant comme un fondement irréductible de qui-nous-sommes en notre posture, des êtres mortels, donc des êtres en lesquels s’inscrivent, de toute éternité, cet absentement, cette existence trouée dont jamais, nous ne pourrons réduire la terrible inconsistance.

   Je pourrais ainsi, à l’envi, décliner sur d’infinis registres, l’image de ce manque qui crée faille en nous, selon des motifs qui, s’ils sont singuliers, s’affilient en quelque manière à un vaste courant universel des choses et des êtres en de leur paradoxale rencontre. Il suffira de dresser, ci-après, quelques figures du manque telles qu’elles apparaissent dans l’horizon fluctuant des Quidams que nous sommes, ces genres de marionnettes désarticulées qui, toujours, cherchons à nous rassembler autour d’un centre qui nous fuit et nous désespère. La fugue des manques ci-après désignés est fugue personnelle dont je ne sais si, d’une façon ou d’une autre, elle pourrait correspondre aux attentes de l’Artiste qui a dressé ce portrait sur lequel je m’interroge. Mais se questionner sur l’Autre, ce continent invisible, ne se fait jamais qu’à partir de Soi, comme si, Celui, Celle qui nous font face n’existaient qu’à titre de simple réverbération. Donc la litanie infinie des manques infinis :

 

Manque : ceci qui, en moi,

me demeure inconnu.

Manque : cet « invécu » dont j’aurais

 voulu qu’il me rencontrât.

Manque : ce point vers lequel je m’achemine,

qui n’est que chemin de non-retour.

Manque : ce désir qui s’est éteint

avant même qu’il ne rougeoyât.

Manque : cette œuvre demeurée incréée.

Manque : tous ces livres à lire

qui, jamais, ne le seront.

Manque : ces mots que j’aurais

voulu prononcer,

ils se sont réduits au silence.  

Manque : ce voyage en Soi

 à demi entamé.

Manque : cet amour inexaucé,

il demeure en friche.

Manque : cette écriture à court d’absolu.

Manque : cette Littérature, si vaste

continent, à peine rencontré.

Manque : cette persistance en

Philosophie, sur le seuil seulement.

Manque : ce concept approché tel la Léthé.

Manque : cette vision synoptique,

demeurent des angles morts.

Manque : le surgissement

dans la plus pure Idéalité.

Manque : cette notion d’AFFINITÉ

insuffisamment portée au concept.

Manque : ce Mot, cet unique mot,

 tel Idée, Substance, Être

dont j’eusse souhaité qu’il devînt

 mon indépassable orient.

Manque : naissance en Soi,

de cette inépuisable ressource au

terme de laquelle une plénitude

 se fût d’emblée atteinte.

Manque : apercevoir la

totalité des Œuvres d’Art

en leur cercle refermé.

Manque : se situer à la fine

 pointe de l’Idée à partir d’où

tout se détermine et fait sens.

Manque : vivre un jour seulement

dans l’étincelle du Génie.

Manque : assembler en la dignité

 d’un recueil l’entièreté

 des Beautés du Monde.

Manque : apercevoir le rayonnement de l’aura

qui intime l’existence de deux êtres

au-delà des visées communes.

Manque : voir sortir de Soi le fil de la Vierge

tissé des mots d’une ultime Poésie.

Manque : devenir l’Insulaire hantant

jour et nuit les travées

en clair-obscur où luisent

les maroquins des ouvrages

et leurs dentelles fascinantes de mots.

Manque : vivre au plus haut d’un Phare

et éprouver l’Essence même

de la Solitude jusqu’au vertige.

Manque : arriver tout au bout du monde

et projeter son propre regard

sur son mystérieux envers.

Manque : faire de cette magique

Réminiscence

le lieu effectif d’un

 Ici et Maintenant.

Manque : porter son Imaginaire

dans le hors limite,

l’Ouvert, l’infinie pluralité des Choses.

Manque : entrer dans la lentille de verre

de la diatomée

et connaître le fourmillement

de l’Infiniment Petit.

Manque : porter ses yeux au ciel

et voir l’invisible

derrière l’épaule du Bigbang

Manque : être Soi jusqu’en sa

 lisière et être à la fois,

Arbre, Tronc, Racine, Rhizomes.

Manque : grimper l’échelle des tons

et parvenir

là où l’éblouissement

devient la seule Parole.

Manque : éprouver le vibrato d’une Voix

et s’y abîmer corps et âme.

Manque : faire de sa peau

 un miroir du Monde.

Manque : babélienne volonté :

que toutes les Langues

fassent en soi une unique colonne,

un seul et même ébruitement.

Manque : se vivre infime soleil fécondé par

la Grande Étoile Blanche donatrice de Vie.

Manque : être rivière, puis ruisseau,

puis mince filet d’eau, puis Source.

Manque : de l’empan d’une seule vision

 balayer l’Espace et le Temps

jusqu’à son point d’Origine.

Manque enfin, ne pouvoir dire

du Monde, des Êtres, des Choses

que l’Alpha alors que l’Omega

attend d’être fécondé

Jusqu’en son ultime.

Manque et toujours manque

Jusqu’en son possible épuisement,

mais ceci est-il Humainement possible ?

 

   Alors, après cette longue évocation des manques, saturée d’une vision purement Idéaliste, que reste-il à dire de cette Peinture qui a enfoncé son coin dans la pensée et risque d’y demeurer pour la suite des temps ? Dire et toujours redire ce-qui-vient-à-nous avec la seule matière disponible, celle des mots. Laquelle reflète celle de la proposition plastique. Tout vient du fond. Tout surgit à la lumière à partir de ce fond sans fond qui est le lieu même de provenance de l’Être. Dans ce pli de la Nuit, rien ne parle ni ne fait signe. Mais bientôt, une Figure paraît comme surgie de nulle part. Toute épiphanie, par essence, est toujours un mystère. Comment une chose nait-elle du Rien ? Aporétique question qui nous reconduit au silence. Et pourtant il faut briser cette paroi de silence, l’offusquer de mots, la seule possibilité qui soit effectivement en notre pouvoir.

   L’image est, en sa partie inférieure, occupée par une surface dorée qui nous fait penser aux fonds des toiles de Gustav Klimt, ces manières de fabuleuses icônes qui pointent en direction du religieux, du sacré. Bien évidemment, la tension est vive entre ces deux surfaces se jouxtant selon la puissance sourde d’une polémique. Combat du nuitamment non-éclos et du diurne en son solaire déploiement.

 

Un Rien s’affronte à un Tout.

Un Vide se heurte à un Plein.

 

   Verticale dialectique où les contraires ne naissent à leur propre essence qu’à avoir auparavant connu le visage heurté de son antinomie. Elle, l’épiphanie en creux, l’épiphanie irrévélée, l’épiphanie biffée qui ne vient à nous qu’à recevoir son Sens le plus apparent, ce Visage donc armorié selon un retrait, un côté atteint de Plénitude, un côté affligé de Vacuité, ce Visage qui vient heurter de front notre sensibilité est la représentation de la Métaphysique en ses fondements mêmes : Être et non-Être se « dé-visagent », c’est-à-dire se donnent visage en même temps qu’ils l’annulent, ouvrant en nous qui regardons, la faille du tragique, le clignotement ontologique du paraître et du disparaître, la mesure d’une possible Infinitude et d’une incontournable Finitude.

   Tout visage est le lieu de ce conflit, de la lutte des opposées, du feu des contradictions, de la césure qui fait de l’entre, qui crée de la distance, qui creuse un fossé au milieu du tissu apparent d’une unité que nous pensons sans faille. Comme le dit Montaigne dans ses « Essais », nous sommes toujours « en visage descouvert », ce qui signifie que ce découvert est le signe du risque immanent à notre cheminement terrestre. Édifiés sur du Manque, tissés d’une argile friable, nous ne sommes que des Esquisses lézardées assistant, impuissamment, à cette chute qui évolue à bas bruit, à cette ligne de partage qui place d’un côté ce visage de terre cuite à l’immémoriale beauté, de l’autre ce masque de nuit qui ne cherche que son dû, ce dû qui, depuis toute éternité, n’attend que d’être soldé. Certes la lucidité a ceci de confondant, décillant nos yeux, elle les porte à l’incandescence du regard. Ce qu’elle prélève du visible et d’un possible succès, elle en ôte le rayonnement, rendant à l’invisible ce qui lui appartient de plein droit, ce Non-Être dont il est tramé jusqu’à l’absurde.

   Cependant, il ne faudrait pas croire que cette toile n’indique qu’un sombre désespoir. Il y a des lignes de positivité : celle déjà signalée d’une homologie du fond avec un Klimt et, sans doute en existe-t-il une seconde de nature formelle, cette minceur du cou, cet oblique du buste inclinant vers les portraits de femmes de Modigliani. Positivité qui se dialectise avec le haut nocturne de l’image, manière de reconduction à « l’Outre-Noir » d’un Soulages, cette énigmatique figure d’un « Outre » dont nul nom, nulle présence ne sauraient tracer les effectifs contours. Du reste, n’est-ce là la mission de l’Art en ses plus hautes cimaises que d’affronter la Présence, tout en puisant à l’Absence comme son répondant logique ? Songeons à la belle assertion de Paul Klee :

 

« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

 

   S’il se contentait de rendre visible le visible, nous serions immédiatement adossés au non-sens d’une tautologie, ce cercle fermé, cet ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. Si l’Art « rend visible », c’est bien une chose : l’Invisible dont seul le phénomène, l’apparence se montrent à nous sous les traits de l’œuvre. Or l’Art n’est jamais pure abstraction qui ne vivrait que de son ciel, dans son ciel. L’Art vient à nous, comme la vie vient à nous, comme l’existence nous convie à être au-dehors du Néant, à le toiser tant que le rayon de notre regard peut en supporter la belle et tragique vision. Oui, le Néant se donne sous la forme contrastée de l’oxymore, il nous fascine en même temps qu’il nous terrifie. A nous de trouver ce point d’équilibre, tel l’intervalle entre deux mots. Nous sommes phrases que le point final attend. Mais alors quelle joie de vivre au rythme des mots ! Quelle joie !   « Peinture mixte » tel est le sous-titre de cette belle œuvre.

 

Or le mixte est toujours mélange,

de la Nuit et du Jour,

de l’Absence et de la Présence,

du Manque et du Désir.

Rien n’est pur qui brillerait

de son feu éternel, telle la

merveilleuse Idée platonicienne,

une lumière se lève des

ténèbres qui vient à nous.

 Elle est à cueillir

dans l’instant même.

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 09:21
Un Soi entièrement déterminé ?

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   La présentation du titre trouverait son exacte formulation en ceci :

 

« N’arriverons-nous jamais à nous déterminer en notre entièreté ? ».

 

   Cette question court à bas bruit chez tous les Existants, toutes les Existantes, pour la plupart à leur insu. Cependant, quelques Individus plus inquiets, plus aiguillonnés par l’urgence des interrogations, n’ont de cesse de penser, de l’aube au crépuscule, en passant par l’heure de midi, de penser donc à ce qui, le plus souvent les chagrine et les désespère : connaîtront-ils, un jour de lumière printanière ou même dans la tristesse blanche d’une heure d’hiver, ce beau sentiment, cette sensation singulière d’une plénitude les submergeant, les portant à éprouver en totalité la « merveille d’être » ? Oui, être, être-Soi jusqu’en ses plus intimes faveurs, voici la grâce dont tout Humain sur Terre souhaiterait être affecté, fût-il un Modeste vivant en solitaire dans quelque steppe aride, sur le toit du Monde ou dans le damier des villes où ne s’égrènent que d’illisibles et obscures secondes. Car il y va toujours pour l’Homme de son Destin, cette manière de clignotement, de clair-obscur, un jour une peine, un autre jour une joie, de ce divers dont il voudrait tirer, sans doute à son corps défendant, un genre de symphonie interne le conduisant parfois au bord des larmes, parfois dans un état de ravissement dont, toujours il est long à revenir, tant l’extase qui l’a traversé en a bouleversé la vie, en a métamorphosé les gestes et jusqu’au sentiment de sa propre nature.

   Une façon de « re-naissance », si l’on veut, de désocclusion, d’ouverture du Soi à de nouveaux espaces, à de renouvelées temporalités dont, jusqu’ici, il n’avait jamais fait la moindre expérience. Cependant, nul n’est le démiurge façonnant cette argile du Monde, lui donnant la forme achevée, l’exposant devant la lumière de la conscience, en faisant une sorte d’orient selon lequel son existence prendrait la belle teinte du mercure, s’introduirait dans cette sphère parfaite, immanence réalisée bien plus que quiconque ne l’eût envisagée. C’est bien, sinon le hasard qui battrait la mesure de cette exigence-de-Soi-pour-Soi, plutôt la recherche permanente de cet état hors du commun, la douce volonté d’inscrire dans le derme de l’exister cette déchirure par où dépasser, ne fût-ce que dans l’instant, cette condition aporétique qui est celle de l’Homme.

    En un mot, transmuter le réduit étroit et fuligineux de l’aporie, le porter dans le site inégalé et le plus souvent hors d’atteinte d’Euporie, son antonyme, Euporie, Déesse de l’Abondance, Abondance synonyme de Plénitude. Certes, c’est bien au risque de Soi que le pas doit être franchi, que le saut doit être effectué qui, du commun, propulse en direction du fabuleux, de l’insolite, de l’incomparable. Être Soi jusqu’en ses entours et au-delà, c’est comme de se déposséder de sa pesante étantité, de la troquer pour la vêture bien plus ample, scintillante, fascinante de l’Être, cet Être dont jamais nous ne connaîtrons rien, cet Être seulement intuitionné, mais alors quelle allégie, quelle transparence, quelle luminescence ! La chair en est éclairée de l’intérieur. Les gestes deviennent diaphanes à eux-mêmes. Les pensées volent tels des essaims d’or. L’imaginaire se dilate depuis son site irrévélé. Les rêves éveillés sont de simples feuilles de résine claire volant au plus haut de la possibilité humaine, en d’inestimables, d’incalculables hauteurs.

   Alors, qu’est-ce qui peut présider à cette magie, qu’est-ce qui déplie cette subtile alchimie au terme de laquelle la fin se donne comme la multiple beauté du projet initial, comme l’exaltation des prémisses légères qui n’osaient postuler qu’un dénouement somme toute bien modeste, à mesure humaine, alors qu’ici, nous sentons bien qu’il s’agit d’une autre dimension, cette dimension innommable et qui doit le demeurer afin d’éviter les conclusions hâtives, les postulations faciles de la présence d’un arrière-monde. Il n’y a pas d’arrière-monde, de mystère à percer, si ce n’est tâcher de décrypter la puissance infinie du Langage, son pouvoir de nomination qui est, en même temps, pouvoir de faire venir les choses en présence. Le Langage nous habite depuis toujours et nous précède. C’est lui qui décide de nous en tant que cet Universel auquel nous puisons l’infinie ressource qui nous est destinée en propre, à nous les Humains.

   Seul le Langage peut prétendre « atteindre » l’Être, ou tout au moins en tracer l’esquisse, en appeler l’épiphanie, en approcher les illisibles et étincelants contours à la façon d’une légère touche de graphite sur le blanc du papier, d’une empreinte de fusain, peut-être d’une onde aquarellée, et puis c’est tout. Rien d’autre à dire. Rien d’autre à faire. Se disposer à l’événement même qui n’est pas seulement l’événement de l’Être, mais l’évènement de Soi-en-Soi, la coïncidence absolue, au moins éphémère mais non moins précieuse, de Soi-avec-Soi. Jamais nul ne peut soutenir l’épreuve de manière prolongée. Regarder le liseré infiniment brillant de l’astre céleste pendant l’éclipse ne saurait se soutenir qu’au prix d’une prochaine et irrémédiable cécité.

 

C’est ainsi, l’Être,

l’Innommable,

l’Indéfinissable,

cependant la Nervure

qui soutient notre venue au monde

 et assure notre possible ne peut

 que se dissimuler dans l’orbe

même de son essentialité.

Il n’est que Passage.

Il n’est que Transition.

 Il n’est que Sens.

  

 

   Direction d’un point de l’espace à un autre. Direction d’une temporalité passée vers un futur qu’un présent actualise sous la forme d’une fuite de Soi-au-delà-de-Soi. Pure évanescence. Pure fugacité. Pur éclair que rien, jamais, ne pourrait venir border, enclore en d’étroites limites. Toutes ces nominations, toutes ces prédications qui n’en sont pas, au motif que l’Être prédiqué perdrait en ceci son essence, sa nature profonde, j’en ai usé et abusé tout au long de très nombreux textes, comme le ressassement d’une antienne, comme le chant d’une source à elle-même sa propre faveur, comme un mantra dont l’essentielle teneur serait de déposer en-qui-je-suis la certitude de cet Irrémédiable à jamais, de cet Inatteignable dont la grandeur est précisément tissée de cette légèreté de cendre, de cette inaperçue pulvérulence, de cette inapparente floculation.

   Il y a une évidente distance de-qui-nous-sommes à cette Essence dont nous aurions voulu être atteints, en une manière d’heureuse fusion, l’Être et Nous unis en une ineffaçable alliance, en une « affinité élective » selon le mot irremplaçable de Goethe. Nous aurions souhaité, du plus loin d’une longue patience, de l’effectivité d’un travail sur Nous, que notre être-particulier ne différât en rien, au moins d’une manière hypothétique, peut-être même d’un simple souhait qui se fût voulu performatif, s’accomplissant à seulement être proféré, que notre être donc ne parût ne diverger en rien de cet Être-Universel, de cette Entité ourdie d’un silencieux Langage. Selon notre plus précieux désir, sous l’irrépressible poussée de notre passion en l’Être, il se fût agi d’une seule et même réalité, d’une unicité postulée, d’une indifférenciation annoncée dont nulle distance n’eût pu être prise, qui en eût signé la profondeur, en eût désigné l’éminence, en eût détouré le motif cardinal.

   Dans certains de mes écrits, rêvant sans doute d’une possible dyade, laquelle eût confondu en un unique creuset mon être-Langage et l’Être-lui-même, il m’est arrivé d’énoncer ceci :

 

L’Être = Langage,

 

   réalisant ainsi une identité de l’un, l’Être, et de l’autre, le Langage. Mais ceci, bien évidemment, n’était qu’une figure de rhétorique, une commodité langagière, un moyen de faire apparaître l’Inapparent. En réalité, le plus grand service que nous rendrions quant à l’évocation de l’Être, serait tout simplement de « l’innommer », de le laisser au silence, de lui attribuer ce site du recueil dont nul ne pourrait transgresser les éminentes bordures. Avec l’Être, nous ne pouvons jamais qu’être bord à bord, sur une ligne tangentielle, dans l’orbe d’une discrète coalescence.

   C’est seulement parce qu’il y a un Universel de l’Être qu’il peut y avoir une multiplicité de particularités, un foisonnement de singularités. L’Être, métaphoriquement, est le foyer, nous ne sommes que des étincelles qui girons tout autour. L’Homme n’a d’autre possibilité épistémologique que de subsumer l’ordre du particulier sous celui de l’Universel. L’Universel est la Loi dont nous sommes les décrets immanents, cependant nullement dépourvus d’actes transcendants, au motif de notre Langage, de notre Pensée, de nos Intuitions. C’est là, dans cette possibilité ultime de l’Homme de se saisir hors-de-Soi en direction de ce qui le dépasse, l’interroge et le requiert que se loge pour la suite des temps à venir, la mission-événement qui, bien plus que d’avoir la consistance d’un rêve, déterminerait l’Existant en son possible le plus ouvert, en son possible le plus exaltant. Le Soi de l’Homme est toujours en voie de détermination, en chemin vers, sur le seuil de, toutefois la Totalité du Soi lui est inconnaissable, sauf par de subites intuitions, de brefs éclairs à la lueur desquels l’Unité de l’Être lui apparaît de la même façon dont un arc-en-ciel prend appui sur la Terre puis se fond dans l’abyssale dimension du ciel.

   Å ce crayon de Barbara Kroll qui, en son fragment, en son incomplétude, par simple effet de réverbération logique nous a mis sur la voie de l’Être en ce qu’il est synonyme de Totalité, il convient maintenant d’explorer la forme, de la doter de mots qui nous la destinent en tant que simple dessin, peut-être même en tant que dessein d’une plus haute destinée, à savoir celle du concept. Décrire, élaborer du Sens est déjà chemin en direction de cet intellect chargé d’illuminer cette Figure, de la faire émerger de son ombre native. C’est du fond dont il faut partir, de ce vide, de ce silence, de cette nulle Parole dont, pourtant, il nous faudra bien entendre la subtile voix. Blanc de cendre et de grésil. Blanc qui, tout à la fois surgit et se retire, telle la mouvementation toujours en retrait de l’Être, sa dispersion, son effusion parmi les mailles du réel en lesquelles il s’abîme, ouvrant ainsi aux yeux des Attentifs la possibilité même de la question :

 

qu’en est-il de l’Être ?

Qu’en est-il de l’Homme ?

 Qu’en est-il de l’Homme en l’Être,

de l’Être en l’Homme ?

 

   Travail infini de navette que celui du décryptage ontologique, lequel nous assure une fois du Visible, à la fois nous esseule dans la posture effacée de l’Invisible. Et c’est bien la Solitude qui constitue la Voie Royale, celle qui, nous plaçant en regard de notre propre être, donc face à la dimension abyssale de notre angoisse constitutive, écarte les plis du Réel pour y faire surgir la possibilité même d’une Présence.

   Venue du plus loin de la mutité, du plus loin du secret, une ligne, une simple ligne se donne telle l’origine de ce qui est à venir, le dessin, mais aussi notre propre venue sise face à son événement. Car tout ce qui vient en Présence est pur Événement. Quelque chose n’était nullement qui s’inscrit dans le tissu serré du Monde. Le Grand Monde Universel qui nous domine et dans lequel nous sommes nécessairement déterminés en tant que Ceux que nous avons à être. Le mince monde particulier au sein duquel s’imprime avec légèreté le trait même de notre singularité.

   La ligne est encore tremblante, nullement assurée de soi, comme toute chose faisant effraction depuis le lieu fermé de sa nuit primitive. Cette ligne infiniment « flexueuse » selon le beau lexique de Léonard de Vinci, est l’archétype formel de notre propre genèse. Tout juste un frémissement, une oscillation inaperçue, un étrange vacillement à l’orée des choses. C’est toujours fragile la venue à soi d’un être, c’est un genre de porcelaine translucide, une ténébreuse lumière traversant la fontanelle de la vie. Cela bat à la manière d’un pouls. Cela s’agite dans la douceur, le presque repli, identique à la chute d’un grésil contre le verre dépoli de l’hiver. Cela hésite et il pourrait, à tout instant, y avoir rétrocession en direction du lieu inaperçu de la naissance. Et alors ce serait un genre de maelstrom, de vortex qui nous menaceraient de subite extinction. Car, pour que nous soyons, il nous faut du vis-à-vis, il nous faut une paroi sur laquelle ricocher, il nous faut cet obstacle au gré duquel nous sentir exister.

   La ligne est une ébauche de narration. Elle s’origine dans l’indéfini de l’Être, elle prend appui sur une sorte de Mythologie, de Grand Récit Fondateur des apparitions/disparitions qui ne sont jamais que les métaphores clignotantes de notre-venue-à-l’être, de notre détachement, un jour, de l’Être qui nous désigna tel l’un des siens. La ligne trace un contour étrangement fantomatique, un genre de linge blanc flottant sous le zéphyr de ce qui fait phénomène et faisant ceci, esquissant déjà le geste de l’absentement. C’est comme si nous étions sous ce voile qui faseye, parfois nous tutoie et nous réalise, parfois s’éloigne de nous et nous déréalise. Étonnant mouvement des contraires, surprenant Jeu de l’Oie avec ses subites fulgurations, ses confondantes éclipses. Case « Oie » de pure lumière qui se dialectise avec ses cases adverses « Hôtel », « Labyrinthe », « Prison » et même sa case ultime « Tête de Mort », images du retrait, du suspens, de la chute définitive.

   La ligne hésite à venir au jour, à s’exposer au risque de la lumière. Elle ne s’énonce qu’à l’empreinte légère du contour, de la bribe, de la touche à fleuret moucheté, du tutoiement discret. Pourtant, l’être-qui-s’annonce dans le trait, ne saurait demeurer suspendu au-dessus de cette ligne de faille, écartelé de part et d’autre d’une éternelle brisure. Alors il faut avancer et ne consentir à l’être-en-devenir que le lieu d’un possible, l’annoncer bien plutôt qu’en totaliser l’épiphanie. C’est pourquoi le partiel sera supposé être le miroir de la forme achevée, c’est pourquoi quelques mots posés sur la feuille évoqueront la phrase et aussi bien le texte parvenu à son terme. Aussi le visage ne sera-t-il visage que par défaut, l’ovale d’un œil, l’amorce de la parenthèse du nez suffiront à ce réel en voie de constitution. En l’œil, nul iris, nulle pupille, seulement un germe vide, une graine à venir. Un œil, un seul, clin d’œil, si l’on peut dire, à la condition cruelle du Cyclope définitivement condamné à ne sonder que son intérieur, autrement dit l’abysse du Rien, la dimension sans dimension du pur Nihil.

   Et la main, orpheline elle aussi, cette main en large battoir, cette main en forme de herse levée devant le sombre mystère d’un visage tronqué. La main défensive paraissant préserver l’être-en-venue des morsures vives de la réalité. Seuls les ongles sont arrivés à terme, crayonnés de noir, ils font penser à des griffes, donc à des défenses, bien plutôt qu’à des prédicats chargés de prodiguer des caresses. Å l’évidence, le texte commis à la rencontre de l’œuvre de l’Artiste Allemande, ne gire que dans les ténébreuses limites d’une Métaphysique ou d’une Ontologie qui, non seulement n’affirment rien de l’existence, mais semblent vouloir en abattre en permanence les fragiles fondements. Oui, c’est bien exact, mais ces disciplines ne sont en rien le tremplin de minces joies et leur nature même se donne tel le contraire du divertissement. Si elles veulent être ce qu’elles ont de tout temps à devoir être, il leur faut « racler jusqu’à l’os » le derme même de l’exister. Puisque, sondant au-delà des simples apparences, elles dépouillent les choses de leur habituel vernis, elles ôtent l’écorce de l’arbre et le montrent sous le jour de sa nudité la plus crue.

   Mais ceci n’est nullement péjoratif et le soleil n’émerge jamais de manière aussi brillante qu’à s’extraire des ténèbres de la nuit. Tout ce qui concerne l’être-des-choses et le nôtre en propre se doit d’être toujours en travail. Or, chacun le sait pour en avoir fait maintes fois l’expérience, parfois la tâche est ardue, simplement d’exister et de demeurer en l’exister. Ici, le trajet de l’Être-en-tant-qu’Être à l’être-possible n’a fait que s’esquisser. A nous, Regardeurs de l’œuvre, depuis cette irrésolution que nous sentons en nous au plus profond, de nous affermir en l’Être, cette Énigme qui nous fascine parce qu’Énigme. C’est du-dedans-même de notre Nuit (ce Néant qui se tresse en nous), visant ce qui, pour un instant, s’annonce comme le hors-retrait, dont nous devons maintenir, autant que faire se peut, cette Lumière en partage qui, bientôt s’éclipsera.

 

Toute Lumière, un jour ou l’autre,

regagne le site de sa provenance.

 

 

 

 

 

 

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1 août 2023 2 01 /08 /août /2023 09:43
Un orient pour l’Homme

Roadtrip Iberico…

Port Covo…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Certes, nous avons le réel, l’indubitable présence. Certes, nous portons nos mains en direction du préhensible, nous projetons nos yeux sur ce qui nous fait face et ne cesse de nous poser énigme. Certes, nous avons le symbolique, les traces de l’écriture sur le papier. Mais nous avons aussi, surtout, la bannière de l’Imaginaire qui se déploie selon mille voltes, selon mille diaprures. Afin de mieux cerner le réel, ce réel que nous pensons ferme tel le roc, évident jusqu’en ses formes les plus discrètes, souvent avons-nous recours à l’activité imaginative, elle qui sature les trous laissés vacants par les lacunes de notre perception. Imaginons donc, afin que de nouvelles significations puissent émerger, nous emplissant de cette merveille que toujours nous attendons du rayon de soleil, de la courbe de la colline, du nuage dans sa course hauturière.

 

Imaginons une nuit sans étoiles,

autrement dit une nuit privée d’âme.

Imaginons un alpage sur lequel

nul troupeau de moutons ne ferait trace.

Imaginons un livre aux pages entièrement blanches,

un champ de neige, un linceul livide que nul mot n’habiterait.

 

   Vous en conviendrez, ceci serait de l’ordre de l’inconcevable, de l’irréel, du geste de magie effaçant le tout du Monde d’un simple battement de mains. Nulle colombe ne s’envolerait plus du chapeau haut-de-forme et nous serions, dès lors, des Voyeurs aux yeux vides, c’est-à-dire de simples aventures avançant au hasard des rues, frappées d’une cruelle cécité.

   Cette mince fiction n’a de sens qu’à mettre en exergue la dissolution même des Hommes que nous sommes si, d’aventure, les signes, les merveilleux signes venaient à déserter le miroir de notre conscience. Toutes ces absences que seraient la fuite des étoiles, la perte du troupeau, la dissolution des caractères imprimés, tous ces manque-à-être, non seulement nous seraient dommageables, mais ils traceraient, d’une façon irrémédiable, le surgissement du non-sens, une aphasie du Monde, une hémiplégie des Choses, une lourde immobilité de tout ce qui fait altérité et institue, avec qui-nous-sommes, les termes d’un dialogue :

 

un Répondant fait face

à un Questionnant.

  

    Et, pour filer le flux imaginatif, fixons notre regard sur cette belle Image en noir et blanc et, d’un unique geste de notre volonté, dissolvons, comme dans un bain d’acide, ce Signal du bord de mer qu’indifféremment, nous pourrions nommer « phare », « balise », « feu », « sémaphore. » Et alors, qu’obtiendrait-on, si ce n’est l’immédiate extinction de ce qui faisait lexique, de ce qui parlait, de ce qui faisait rhétorique et assignait à l’espace, au ciel, à la terre, à l’eau leurs coordonnées les plus exactes, leurs déterminations les plus précises, lesquelles, les ôtant à l’improféré, au silence abyssal, au vide constitutif du néant, nous les offraient tels les dons que nous attendions de ce réel continûment absorbé par le rayonnement de notre vision.

 

Une plénitude résultant de ce lexique.

Une mince joie se levant de ces amers,

de ces orients dont l’effacement

constituerait une perte irrémédiable.

 

   Car Nous-les-Erratiques-Figures, comment pourrions-nous seulement envisager d’avancer sur un chemin qui n’aurait nul bord, de franchir des ponts sans garde-fous, de traverser des portes aux seuils invisibles, de naviguer sur des fleuves n’ayant ni début, ni fin ? Interrogeant les Signes, une évidence se fait jour dans l’instant, nous sommes tissés de ces traits, de ces lignes, de ces méridiens, de ces équateurs, de ces signaux et balises qui ne sont jamais que la quadrature des cercles que nous sommes, auxquels est alloué, de toute éternité, une mesure, un centre, une périphérie. Nous sommes des Êtres de la Géométrie, de la Topologie. Ne le serions-nous et nous ne ferions plus empreinte sur quelque argile que ce soit et la voilure de nos corps s’affalerait sitôt nous laissant dans une abondante irrésolution, une dense obscurité.

 

Å notre exister il faut

des coordonnées polaires,

 à notre limbe des nervures,

à notre esprit des points d’appui

 à partir desquels se donner,

tel cet Homme ici présent,

telle cette Femme ici irradiant

sa belle forme.

  

   Au milieu, le large Océan, ses plages aux gris différenciés, d’une infinie richesse. Des gris sombres. Des gris clairs. Des Grège. Des Fer. Des Perle. Toute une symphonie qui, elle aussi, joue sur l’infini clavier des Signes. Plus près de nous, une végétation rase, fournie, s’enfonçant dans un noir profond. Traçant une voie diagonale, un chemin de sable blanc, une déchirure de castine parmi le sombre mystère végétal. Le chemin n’est nullement chemin sans reste. Le chemin est sémaphore, le chemin est orient, il indique un trajet à emprunter, il fixe un but, il guide les Promeneurs en un « finisterre », « fin de la terre », « fin de la tierra » en castillan, autrement dit une infranchissable limite qui est limite de l’Homme, limite pour l’Homme, ceci pourrait aussi bien s’énoncer sous le vocable de « Finitude » ou bien « Orient Terminal ». Nous ne sommes que des fictions bordées, des feuilletons s’animant le temps de quelques épisodes, des éternités clouées au feu de l’instant.

 

C’est en ceci que

lignes, traces,

empreintes sont

symboliquement

si importantes pour nous.

  

   La ligne d’horizon est légèrement courbe. Elle aussi participe au grand lexique terrestre, elle aussi limite et enclot. Elle aussi dit l’impossibilité pour nous, les Hommes, de nous aventurer au-delà même de notre possible. Sauf en rêve. Sauf en imagination. Le ciel est lui-même Océan au titre des analogies signifiantes. Lui seul paraît illimité, libre d’aller ou bon lui semble. Patrie des dieux au regard de diamant. Aire des grands oiseaux blancs qui naissent de lui et se perdent en lui. De grandes stries blanches, de longues écharpes diaphanes, de minces nuées de coton en armorient la plaine immense, si bien que l’esprit se perdrait à les dénombrer, à les mesurer, à cartographier l’essaim pullulant de leurs êtres ductiles, infinis, toujours en voie d’eux-mêmes, en une manière de renaissance éternelle.

   Mais le sans-limite que nous attribuons intuitivement à l’incommensurable steppe du ciel, est-ce simplement une détermination libre de notre conscience ? Le ciel est-il libre de lui ? Le cadre d’un cosmos n’en restreint-il le perpétuel nomadisme ? Sans doute est-il heureux qu’il en soit ainsi. C’est toujours par rapport au sans-limite que la limite prend sens et fait écho en nous, faisant en nous ses merveilleuses gerbes d’étincelles, ses coulées vertes de météore, ses sillages blancs de comètes. C’est au motif de notre Être fini que se donne cet Infini, cette Liberté sans entrave qui rejoint, analogiquement, celle de notre imaginaire. Car l’imaginaire, le vrai, celui qui défait tous les obstacles, délie les liens, désentrave la marche, désopercule ce qui demeure secret, le vrai imaginaire donc est pareil au trajet de la flèche dont nulle cible n’arrêterait la course, laquelle rendue invisible franchirait tous les espaces, connaîtrait l’ivresse de tous les temps.

 

Å nous de postuler

les conditions de possibilité

de notre Liberté.

Cette image nous y invite

car elle est ouverture

sur l’invisible,

là où gisent toutes les puissances

en un seul point assemblées.

 

 

 

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30 juillet 2023 7 30 /07 /juillet /2023 09:23
Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Ce texte est dédié à mon Ami Jeannot

Lui qui vient de rejoindre ce Chaos

D’avant la naissance

Lui qui maintenant

Connaît la liberté

La seule qui soit

Ici, sous ce Ciel

Sur cette Terre

 

*

 

   Au début, au tout début, avant même que le chantier créatif ne soit amorcé, c’est un peu à la façon des limbes, une lumière pâle et terne, une clarté glauque, comme venant « au travers d'un globe dépoli », selon la belle expression de Goncourt dans son « Journal ». Et, afin de poursuivre la belle évocation littéraire, appelons-en à Victor Hugo dans « Les Châtiments » : « Après la plaine branche une autre plaine blanche. » Ici, dans les deux cas, c’est de blancheur dont il est fait mention, c’est-à-dire de quelque chose de natif, de vierge, qui n’a encore connu les remous et tremblements de l’exister. Cela s’annonce, cela voudrait aller plus avant, mais cela se retient, comme s’il y avait risque, danger de faire effraction, de surgir à même sa propre naissance dans un Monde inconnu, peut-être hostile. Cette manière d’aube avant que l’aurore ne se teinte de vermeil, ne s’inscrivant dans le cycle du temps,

 

c’est la position de l’Artiste,

avançant à pas comptés,

à pas feutrés sur la face

lisse de la toile.

   

  Tout est à venir qui ne s’est encore manifesté, ni dans les plis de l’imaginaire, ni ne s’est éclairci sur le miroir de la conscience. Une longue hésitation, un frémissement à l’orée du jour, une palpitation, un murmure à la lisière des Choses. Tout doit être dans la modestie, dans la patiente retenue, dans l’haleine suspendue au mystère même de l’œuvre. Le mystère est total au motif qu’il n’est connu de personne, ni du Quidam avançant au hasard des rues, ni de l’Artiste qui ne possède nul recul par rapport à son œuvre.

 

Son œuvre puise dans sa chair même.

 

  Nulle position de surplomb, nulle Volonté de Puissance dont la Figure inscrite sur la toile serait le total accomplissement. Il y a trop d’inouï, d’invu, de non-ressenti, de non-conceptualisé pour qu’une hypothèse, fût-elle minimale, vînt s’inscrire à même ce qui apparaîtra et fera sens aux yeux des Existants, autrement dit des Mortels. Et c’est bien parce que nous sommes les Mortels, des êtres irrémédiablement finis, que nous ne pouvons, d’emblée, saisir ceci même qui vient à nous telle une intraduisible énigme. Pour la traverser, cette énigme, il nous faudrait être Infinis et connaître selon la totalité de l’Absolu. Or nous sommes à l’étroit dans la nasse d’osier de l’exister et nous ne connaissons jamais de l’espace que quelques perspectives étroites, quelque horizon borné qui, certes nous déconcertent et nous laissent « en rase campagne. »

   Mais il faut en revenir aux prémisses de l’œuvre, dans le champ d’indétermination, d’antéprédicatif qui en constituent le seuil et posent cette oeuvre en sa plus étonnante question.

Et tant que le processus de création demeurera enclos en cette belle hésitation, en ce sublime suspens, c’est comme si une manière d’Éternité nous visitait. Nous serons infiniment libres, là sur la lisière de ce qui va se manifester, de l’entendre, cette manifestation, selon les mille voltes de notre imaginaire. Elle, l’Invisible de la toile, nous la devinons bien plus que nous la saisissons en tant que forme parvenue à son terme.

 

Naissant à Elle, nous naissons à Nous.

Nos destins sont coalescents l’un à l’autre,

nous nous situons en une exacte coïncidence.

Le Modèle ne vit que par nous qui la visons,

nous n’existons qu’à l’attente de sa parution,

qu’au surgissement de son épiphanie.

 

   Mais nous sentons bien que notre attente sera le lieu d’une sourde impatience, que notre espérance se teintera de sombres déceptions, que le rougeoiement de notre désir à son endroit subira quelques altérations, peut-être même souffrira d’une décoloration située au bord d’un évanouissement, d’un vide, d’un silence. Nous, Êtres de Raison, attendrons qu’une logique s’installe, que des coordonnées spatiales cernent le Sujet de la toile, que des traits se lèvent, que de claires dimensions soient indiquées, qu’une architecture organise le divers, qu’une Forme surgisse de l’Informe, en un mot, qu’un Sens se dégage de cette représentation. Nous ne nous déterminons pas seulement à l’intérieur de nous-mêmes, il nous faut de l’Altérité, du miroir, de la réverbération. Il nous faut du dialogue afin que, tirés de notre esseulement, nous pussions élaborer la rhétorique du Vivant, la seule à même de nous ôter ce sentiment du Néant qui nous étreint et nous fige à demeure.

   Face à cette pré-visibilité, à cette annonce discrète avant la révélation, nous sommes réduits à de simples conjectures. Tâcher de décrire, dans l’approximation, la seule possibilité qui nous soit offerte. « Nul cosmos ne s’atteint dans l’instant », énonce le titre de ce texte. Ce qui veut dire, qu’en matière de création artistique, il faut d’abord traverser le champ des apories, se confronter à cette confusion première, à l’énoncé de ces abstractions, genres de gestes archaïques qui nous font penser aux premières tentatives picturales pariétales de l’Homo Sapiens Sapiens, d’abord quelques traces de charbon sur les faces sombres et fuligineuses des grottes. Quelque chose émerge à peine du lointain du temps, depuis la posture animale des premiers hominidés, dans un passé ténébreux, nébuleux, opaque, essai de ce qui deviendra l’Anthropos, de s’arracher à sa lourde gangue de matérialité.

   Simple tubercule, simple excroissance de la matière bien plutôt que conscience éclairée par le cristal de la Raison. Toute œuvre vient de là, de cette violente indétermination, de cette ardente polémique de nos Ancêtres avec un milieu hostile, agressif, mortifère. De tout ceci, de toute cette force cherchant à s’extraire des abysses de l’Humanité, il demeure toujours quelque chose qui se manifeste à l’aune du Chaos. Le nôtre, celui qui constitue notre chair. Celui de l’œuvre qui est douloureuse effraction du sibyllin, de l’inintelligible, de l’indéchiffrable. L’esquisse posée sur la toile rejoue, sur la scène de l’Art, les enjeux primitifs de l’Homme confronté à la horde des animaux sauvages, à la puissance sans limite de la Nature, à la foudre et aux déflagrations des éclairs qui sont les sources natives de toute angoisse, avant même que l’idée des dieux du polythéisme ou du Dieu du monothéisme aient marqué de leur empreinte irrémissible la conscience des Existants.

   Oui, nous venons de loin, de très loin et notre avancée sur les chemins de l’exister est réplique de cette longue et éprouvante Odyssée. Dans l’ombre de ce récit immémorial, telle la courageuse Pénélope, nous remettons sur le métier à tisser, cette navette, ce va-et-vient incessant, ce tissage continu qui est entrelacé avec celui des Narrations Premières qui sont les provendes dont nous nous nourrissons continûment, sans en bien percevoir les incontournables fondements. Que nous le voulions ou non, au prétexte d’une sacrosainte Liberté, nous sommes reliés en vertu de notre généalogie. Nos gestes, nos sensations, nos sentiments, l’inclination et les délibérations de nos amours portent les stigmates de cette nature sauvage qui est le sol concret sur lequel nous reposons, nos comportements sont là pour témoigner de leur prégnance, sinon de leur tyrannie. Sur les empreintes de notre cheminement, la trace indélébile de ces boulets attachés à nos pieds dont l’éthique, c’est son essentiel devoir, s’efforce de nous libérer sans toujours y parvenir avec suffisamment d’efficience.

   Ce que nous voudrions, gommant toutes ces aspérités d’une dette envers le passé, avancer en direction de l’avenir, les mains ouvertes, les yeux brillants, la peau lisse et lumineuse telle une eau de fontaine. Certes, c’est ceci que nous souhaiterions, la plénitude en lieu et place du manque. Une généreuse Corne d’Abondance à laquelle nous puiserions, sans nous soucier du lendemain, ni nous interroger sur la veille, pas plus qu’au sujet d’un présent qui se déroulerait sous les auspices d’une claire évidence. L’esquisse de Barbara Kroll nous plonge d’emblée dans cette perplexité face à un Chaos dont nous percevons bien quelles en sont les racines, une nécessité en nous, avant même de nous projeter vers l’avenir, de soupeser l’immémorial qui nous habite et nous enjoint peut-être de déclamer avec Verlaine, dans ses « Poèmes saturniens » :

 

« Et je m’en vais

Au vent mauvais

Qui m’emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte. »

 

   Entrer dans le Chaos prédéterminant l’œuvre, c’est peut-être seulement dire ceci : le lointain est lointain et cette tautologie est le nom de l’Illisible Figure qui, bien plutôt que de s’acheminer vers nous est en fuite. En fuite de quoi ? De qui ? De nous ? De la Vie ? Du Monde ? D’Elle en tant que sur le point de venir en présence ? Son visage est irrévélé tout comme le serait un très vieux palimpseste enfoui dans les ténèbres d’un antique coffre. Nulle parution à l’horizon. Quelques traits seulement, mais perdus dans un emmêlement sans nom. Nulle identité. Les bras sont relevés en anse, le haut de la vêture est noir, comme une île enserrant en son sein du dissimulé, de l’inconnaissable, du refermé, de l’incommunicable. Nul espoir qui se lèverait ici d’une proposition minimale, une ligne claire qui ferait signe, un indice qui s’annoncerait, une parole qui serait à l’aube d’une profération.

   La partie médiane du corps se fond dans la cendre du subjectile. Seules les jambes peuvent être nommée sans risque d’erreur. Mais des jambes si frêles, comment pourraient-elles assurer la prise du Sujet sur un sol qui se déroberait ? Des escarpins peut-être, à moins qu’il ne s’agisse que de la projection de notre esprit halluciné. Elle, la Figure si peu consolidée, Nous les Voyeurs si peu assurés de nous-mêmes, en quelle « irrelation » nous trouvons-nous, en quel abîme sommes-nous projetés dont, peut-être, nous ne pourrions ressortir qu’irréalisés,

 

non encore venus à l’Être,

simples aurores boréales,

seule liane phosphorescente flottant

au large de qui-nous-sommes,

des Néants perdus dans la

vastitude infinie des récits,

des fables sans

commencement, ni fin ?

 

 

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