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17 avril 2024 3 17 /04 /avril /2024 07:48
Décision de Retrait

Photographie : Léa Ciari

 

***

 

   Partout, dans le vaste Monde, sont les éclats, les déflagrations de la lumière, les scènes où rutile la mesure largement ouverte des choses. Partout des spectacles, des étals et la luxuriance de leurs provendes multicolores, partout la scansion syncopée des barres de néons, partout les Carnavals, leur amusants déhanchements, partout les Fêtes Foraines, leurs étincelantes Montagnes Russes, le flamboiement de leurs Scenic Raylways. Partout l’exhibition des visages exigés par les étonnants « selfies », partout l’ostention des vêtures à la mode, les tréteaux constamment dressés de la Commedia Dell’arte, partout les proscéniums où parade la « multiple splendeur » des Acteurs et Actrices grimés, ils disparaissent à même la lourde pellicule de leurs fards. Eh bien oui, notre contemporaine Société ne se donne qu’à l’aune d’une constante représentation comme si, faire phénomène à partir de son simple et modeste Soi, devenait imposture, trahison, exposition impudique d’une naturalité n’appelant que dissimulation, abri dans quelque grotte prise de nuit. Nul, aujourd’hui, dans ses échanges, n’appelle de sincérité, d’authenticité, bien plutôt un vague facsimilé de ce que serait sa propre Vérité, si, par extraordinaire, traversant le derme du réel, elle figurait telle une eau de source limpide, translucide, ne nécessitant nulle herméneutique avant même d’être déchiffrée. L’Artificiel en lieu et place du Naturel. Mais nous avons déjà trop dit sur l’irrationnel de ce surgissement, mieux vaut fouler un sol de plus exacte texture, un sol de glaise et de limon, un sol originaire, lequel ne se dérobera nullement à l’exigence de notre regard.

   Ici, maintenant, nous voulons faire quelques remarques sur l’Art de Léa Ciari, dont chacun, chacune aura compris qu’il est l’exact inverse de ce qui a été évoqué plus haut. Une simple description phénoménologique de quelques unes de ses œuvres suffira à en établir la singularité en même temps que l’évident intérêt. Son travail multiforme nécessiterait de longs développements.  Ici, il ne s’agira que d’une synthèse, d’une approche dans ses grandes lignes. Parfois, le traitement de l’image est si réduit à l’essentiel, qu’il en résulte une manière d’abstraction. Or, selon nous, l’Abstraction est l’Art porté à sa plus haute manifestation.  Art de l’effleurement s’il en est, art de l’évocation, art du « peu et du rien », lequel se retourne en chiasme pour nous offrir la chair intime, vibrante, luxuriante de ce qui vient à nous sur le mode du retrait, qui n’est jamais que la trace d’une lumière ouvrante : celle de notre esprit au contact de la matière et, ici, nous en appellerons à l’excellente formule reverdienne « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité. » Cette expression tirée du « Gant de crin », prétend rendre compte des images poétiques, tels ces cristaux bourgeonnant au contact du réel. La formule n’est pas seulement belle, elle insiste élégamment sur ce point de rencontre invisible entre notre âme et la métaphore lorsque celle-ci, portée à sa plus haute incandescence, supprime l’intervalle entre le Sujet que nous sommes et l’Objet qui nous atteint en notre fond le plus réceptif. Il y a union, il y a fusion et c’est donc un geste de nature transcendante qui, nous arrachant à nous-mêmes, nous dépose là où le sens s’accomplit en son entièreté.

  

Décision de Retrait

Ces gris, d’Ardoise soutenu, de Souris presque inapparent, de Bitume à la limite, ces teintes donc constituent le fond doucement armorié sur lequel « Silhouette » se donne telle qu’en elle-même, offrande aussitôt nous dessaisissant du don qu’elle paraît nous attribuer, venue et migration vers un en-deçà de qui elle est, comme si, existante, elle ne pouvait l’être, nullement dans la captation, mais dans une manière de refuge en Soi, lequel est sa marque, son indéfectible sceau. Cette donation/retrait est d’une extrême efficacité sémantique. Appel qui s’éteint aussitôt dans d’énigmatiques volutes de cendre, la voix est devenue mince filet d’eau absorbé par les lèvres jointives du Néant. Nous sommes tenus en un étrange suspens, ne rêvant que d’ôter les voiles qui dissimulent « Silhouette », tout en nous retenant de le faire, conscients que nous sommes que le charme, aussitôt, s’éclipserait, que la nudité-vérité n’a nul droit de sourdre de son essence pour se donner comme existence. Il est des « choses » que l’on ne peut approcher que nuitamment, sur la pointe des pieds, se retenant de respirer, de parler, car toute effusion de Soi nuirait à la guise sauvegardante de l’apparaître. La palette des tons, extrêmement retenue, un Blanc à peine plus haut que les Gris ; la grande économie de moyens, juste une forme demeurant dans l’ébauche, l’esquisse, tout ceci détermine un lexique formel si restreint que notre regard de Voyeurs s’enclot nécessairement dans ces limites et tend à y demeurer car rien n’y fait obstacle, nulle couleur ne se lève à l’horizon, nul cri ne provient du long repos de la toile.

Décision de Retrait

   Et ce « Jeu de piste » pictural trouve son naturel prolongement dans l’œuvre suivante où le propos demeure humble, pudique, réservé dans ces teintes sépia, teintes du souvenir, de la douce réminiscence s’il en est, colorations proustiennes, manière de Combray photographique où se dessinent les entrelacs de personnages flous, peut-être même un peu falots, mais cette inconsistance, cet à peine achèvement contribuent à leur attribuer une grâce infinie, celle que l’on destine, habituellement, aux êtres de passage, aux êtres des lisières, aux êtres des seuils et des zones interlopes. Curieux, tout de même, cet Autoportrait qui, plutôt que de dire son nom, se cloître dans le silence ! Curieux qu’un Personnage autre que celui de l’Artiste fasse phénomène dans le reflet du miroir, genre de piste brouillée, d’énigme satisfaite de son verbe équivoque, un balbutiement à l’orée de l’heure ! S’affirmer tout en se dissimulant, voici qui « donne à penser », peut-être à penser plus grandement qu’à être confronté immédiatement à l’ordre des évidences.

Décision de Retrait

   Et cette posture quasiment amniotique, cette façon de se ressourcer à sa native origine, n’est-elle le processus par lequel, notre âme convoquée au paraître, fait écho avec ce temps primitif, archaïque, certes hors de portée mais qui hante les coursives de notre foncière inquiétude ? Ici encore le chromatisme est mince, de feuille morte à peine nervurée par les morsures du temps, un genre de longue éternité si l’on veut. Cette image est empreinte de tant de quiétude qu’elle nous invite, nous-mêmes à cette halte en Soi, à cette ferveur muette, à cette considération bienveillante qui, plutôt que d’être lustration de l’ego narcissique est retour vers des terres fondatrices se dissolvant dans la trame complexe des jours. L’on comprendra aisément que cette physionomie plastique, loin d’être attaque à la pointe sèche, agression au burin, morsure à l’acide, est entièrement dédiée au motif de la taille douce, là où les choses, laissées en repos, dévoilent leur être avec une pure générosité, une exacte simplicité.

Décision de Retrait

Et il nous faut en venir à cette merveilleuse image située à l’incipit de ces quelques mots. Cette chorégraphie saisie en plein vol, ce mouvement suspendu, ce flou subtil, ce geste équivoque qui disent une fois l’envol, une fois le repos, comment n’en pas sentir, à l’intérieur de Soi, la « lénifiante urgence ». Non, cet oxymore osé ne se donne nullement gratuitement, à la manière d’une représentation, d’une allégeance à quelque mode, il veut simplement exprimer, à l’aune de sa brusque césure, cette mi-distance qu’il installe en nous, du cri qui hurle à l’intérieur, du silence qui y fait suite. C’est toujours dans le suspens spatio-temporel que se donne, dans l’intervalle du Sujet à l’Objet, la dimension exacte du réel. En soi, le réel n’est ni généreux, ni privatif, ces prédicats, il ne les profère qu’à l’ombre portée de notre subjectivité qui colore les phénomènes selon l’obscurité ou la lumière, selon la grâce ou la défaveur, selon encore le beau ou le déplaisant. C’est peut-être dans la trêve, le répit, la pause, que notre esprit libre de soi se rapproche le plus de cette Vérité toujours en fuite dont on n’aperçoit guère, telle la queue de la comète, qu’un sillage se diluant dans la vastitude du ciel.

   Figeant qui-elle-est dans cette résine intemporelle, l’Artiste nous invite à la recevoir telle qu’elle souhaite figurer, dans cette indécision, ce doute de Soi configurateurs du destin. L’ambiguïté, la nébulosité, le sibyllin dessinent toujours la ligne flexueuse, insaisissable, de l’aura humaine. Postulant ceci, le jeu, l’intervalle, l’abîme, elle nous requiert en tant que Voyeurs décidant de notre volonté oculaire et, partant, de notre choix éthique. C’est Nous et seulement Nous qui sommes conviés à faire de l’œuvre ce qu’elle est en son essence, à savoir l’ouverture d’un pouvoir qui ne peut être que le nôtre car c’est bien l’entièreté de notre être qui est mobilisée en regard de l’énonciation esthétique. L’œuvre Nous fait, en même temps que Nous la faisons. C’est cette coalescence des puissances existentielles qui est belle à penser, laquelle désopercule, pour Nous, le champ total des possibles. Nul ne pourrait le refermer qu’au risque de Se perdre, de perdre l’Art lui-même à sa dimension de déploiement du Sens.

    Merci donc à Léa Ciari de tremper ainsi sa brosse dans cette profonde texture ontologique selon laquelle l’être n’apparaît jamais qu’à être provoqué, poussé dans ses derniers retranchements, occulté toujours, c’est bien là son aventure essentielle.

 

 

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2 décembre 2023 6 02 /12 /décembre /2023 09:07
Art et geste de la vision

Source : Otaket

 

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   « Art et geste de la vision », c’est le thème que veut aborder cet article suite à un commentaire d’Emmanuel Szwed, relatif à quelques réflexions que j’avais tentées sur ce difficile sujet.

 

Mes remarques

 

   « Le geste de réception de l’art consiste en son accueil, le dépliement d’une sérénité, l’attente heureuse. Nul effort à fournir, l’Art ne demande nulle peine, seulement un regard attentif soutenu autant de temps que l’œuvre est présente et au-delà, lorsque, absente, elle nous convoque à la belle fête de la réminiscence. C’est toujours dans le germe de soi qu’il faut réactualiser l’émotion première, la prolonger peut-être selon les beaux motifs du concept, en porter au loin l’efflorescence aussi longtemps que dure le désir de s’accomplir selon la loi de son essence humaine, laquelle est de comprendre le monde jusqu’en ses plus infimes donations. Seule la compréhension de ce qui est, est à même de nous combler. Elle seule nous exonère d’une terrible cécité, laquelle ne peut, selon sa nature, que nous conduire à l’abîme.

   Mais, ici, il faut avoir de plus légères pensées. Mais ici, il faut voir et encore voir, inonder son regard de la plus bienfaisante des pluies. Nulle rivière de larmes, cependant, nul sanglot retenu au profond de l’isthme de la gorge. Au contraire, le ruissellement d’une pluie bénéfique, le versement d’une eau lustrale qui nous portera au-devant de nous, au seuil de cette reconnaissance d’une altérité qui assure notre complétude et nous dispose à l’effectif rayonnement de qui-nous-sommes en propre. Des nomades en quête d’un lieu où faire s’abreuver leur troupeau, d’une halte où trouver repos et arrimer son destin à la courbe de la dune, au bourgeonnent vert de l’oasis, loin là-bas, au titre de la distance, mais près au motif de la calme certitude qui enveloppe le simple et obstiné marcheur du Désert lorsque, parvenu au bivouac, toute douleur s’allège et devient gratitude, remerciement. »

 

Le commentaire d’Emmanuel Szwed

 

   « Cependant, cela demande tant d'efforts à certains. Je crois que cela se rapproche de la capacité d'avoir de l'empathie ou non. J'ai comme l'impression que cela est génétique même si je lutte contre cette idée. Regarder et voir, un art, un paysage, n'est-il pas donné tristement ou joyeusement à tout le monde ? »

*

 

 

Mon commentaire sur le commentaire

 

   D’emblée, Emmanuel, je crois qu’il faut aborder frontalement cette idée « génétique » qui progresse à bas bruit, juste au-dessous du niveau de la conscience (ne faites-vous la juste remarque de lutter « contre cette idée » ?), lorsque celle-ci, la conscience, se laisse aller à d’immédiates intuitions encore nullement assez formulées pour recevoir l’assentiment de l’entendement qui aurait posé le problème selon le Principe de Raison. Ici, il ne s’agit nullement d’une remise en question de votre attitude, Tous, Toutes, autant que nous sommes, dans les méandres de l’exister, adoptons des postures le plus souvent irréfléchies qui nous exonèrent de penser plus avant, car méditer est consécutif à l’exercice d’un réel effort. Nous avons une paresse naturelle à aborder l’aridité du concept, ce que Kant, en son temps, avait mis en exergue dans ses écrits doués d’une précision horlogère.

    Mais, cependant, faisons l’hypothèse que le regard porté sur l’art (comme en toute autre chose), serait, chez certains, optimisé au motif que cette vue amplificatrice du réel, ils la tiendraient d’une façon toute naturelle, d’une heureuse généalogie dont ils seraient la résultante dans le temps présent. Si ceci était vrai, tous les musiciens, poètes et autres littérateurs comptant sur la scène contemporaine seraient les héritiers de Jean-Sébastien Bach, de Hölderlin ou de Marcel Proust. Or, je ne connais nul exemple qui conforterait cette thèse. Le Génie est une telle singularité qu’en dehors des dons qu’il présuppose, il ne peut résulter que des strates complexes d’une histoire individuelle mêlant cette aptitude originelle au dépassement de soi que renforcent à l’envi l’exercice d’une volonté sans faille, le déploiement d’une passion entière pour un sujet particulier, l’expansion d’une puissance intérieure qui, telle la lave qui jaillit du volcan et libère dans l’espace ses bombes ignées, ses nuages de solfatares, ses jets de lapillis et ceci d’une manière si continue, si déterminée, qu’au bout du compte, au sommet du geyser, à la manière d’un couronnement, d’une royauté, s’épanouit une œuvre aux mille efflorescences. Songeons à l’invention sans limite d’un Léonard de Vinci. Songeons à la force irrépressible d’un Nietzsche. Songeons à l’immense système édifié par la pensée quasiment cosmologique d’un Hegel.

   Mais laissons ces génies dans leur « linceul de pourpre » pour de plus contingentes considérations. Je reprends mes termes : « Nul effort à fournir, l’Art ne demande nulle peine, seulement un regard attentif ». Certes cet énoncé paraît contradictoire puisqu’il pose, en vis-à-vis, l’absence d’effort et, en quelque manière, l’exigence d’un regard qui ne saurait se suffire d’une rapide pirouette afin d’investir l’objet auquel il accorde quelque crédit. Pour bien comprendre l’enjeu, somme toute simple, de cette énonciation, il faut en percevoir le contenu selon deux époques temporelles différées. La première exposerait la nécessité d’un regard assidu à l’œuvre qui précéderait la seconde, à savoir la nullité de l’effort à fournir au motif qu’une vision entraînée à découvrir les œuvres, à en parcourir les multiples sèmes, devient familière de ce à quoi elle se rapporte : la saisie et la compréhension de ces œuvres qui, maintenant, ne présentent plus guère de différence avec la conscience réceptrice de leur beau contenu.

   Il y a, en quelque sorte, fusion du Sujet-observant et de l’Objet-observé, ce qui, exprimé en termes philosophiques, décrit l’expérience même de l’Idéalisme, cette sublime rencontre d’un Soi avec un autre Soi, lequel, en réalité, n’est plus autre, mais le même. Coïncidence des opposés, qui ne le sont en fait, opposés, que dans les fausses hypothèses que produit une conscience hallucinée par le principe de la division, de la segmentation, du classement selon des catégories. La Nature n’est pas, d’un côté généreuse, donatrice de joie, puis d’un autre côté violente, distillant les ombres du malheur. Non, elle est tout à la fois, sans césure, sans ligne de partage, infinie corne d’abondance et main armée des pires desseins qui se puissent imaginer.

   Ensuite vous évoquez la « capacité d'avoir de l'empathie ou non », que vous rattachez de façon purement logique à l’interrogation suivante : « Regarder et voir, un art, un paysage, n'est-il pas donné tristement ou joyeusement à tout le monde ? » Certes, le recours à l’objectivité nous oblige à reconnaître la présence, chez certaines personnes, de certains « dons » que bien d’autres paraissent ignorer et, remettant sur le métier votre allusion à la « génétique », vous ne faites que placer devant nos yeux le redoutable problème du Déterminisme et de la Liberté dont nul ne saurait résoudre l’immémorial conflit en raison même que sa possible origine se fond dans l’horizon des temps. En se référant au simple bon sens, sans doute sommes-nous en partie déterminés ne serait-ce que dans la relation nécessaire que nous entretenons avec notre corps, libres également dans la relation équivalente que nous entretenons avec notre esprit. Certes, « réponse de Normand », mais qui donc pourrait prétendre démêler les fils de cette pelote embrouillée ? Ce qu’il convient cependant de poser comme condition de notre exister, l’idée selon laquelle nous sommes libres, ce qu’énonce d’une manière claire la célèbre formule de Jean-Paul Sartre : « Nous sommes condamnés à être libres », l’oxymore de la « condamnation » et de la « liberté » venant renforcer la puissance d’expansion de cette dernière, la liberté. Proposition assertive que vient étayer, d’une façon antéchronologique, la belle phrase de Jean-Jacques Rousseau : « L'homme est né libre et partout il est dans les fers », désignant au travers de l’expression aliénante « les fers », l’ensemble des forces de l’oppression sociale, société dont tout homme est partie prenante, comme si, de manière cachée, ambiguë, tout citoyen sapait inconsciemment les bases de sa propre autonomie. Faiblesse humaine, culpabilité humaine dont, sans doute, sa nature profonde est atteinte sans que pour autant il puisse y porter remède. Voilà pour la parenthèse philosophique.

   Et, maintenant, ce qui me paraît plus intéressant, à partir des questions que vous posez avec beaucoup de pertinence, c’est d’explorer le chemin au terme duquel tout regard humain, quel qu’il soit, toute condition sociale abolie, tout degré d’intelligence effacé, tout regard donc peut se constituer en regard esthétique devant lequel toute œuvre d’art, bien plutôt que de demeurer en son énigme, dévoilera à son Observateur quelques unes de ses belles et inouïes perspectives. Pour ce faire, je crois qu’il est indispensable de considérer l’enfant, tout particulièrement dans ses premières années de vie, singulièrement, celles de sa formation précédant l’entrée à l’école primaire, période où sa plasticité comportementale et intellectuelle, aussi bien qu’esthétique ne demandent qu’à se former selon le schéma ouvert d’une positivité. En son temps un livre rayonna au titre de son contenu : « Tout se joue avant six ans » de Fitzhugh Dodson, psychologue américain, spécialiste de l’éducation, qui avait la conviction que les premières années de développement de l’enfant étaient le fondement même de son avenir, les stimulations socio-culturelles de cet âge déterminant en grande partie la structure future du développement du jeune adulte, puis de l’adulte.

   Certes, cette posture « radicale » fut critiquée, singulièrement par Françoise Dolto qui y percevait comme une vision microscopique ne prenant nullement en compte la problématique adolescente, puis les différents événements de l’âge adulte. Quoi qu’il en soit, quiconque a été longuement en contact avec de tout jeunes enfants en retire l’enseignement que cette période du développement est privilégiée, qu’elle constitue le sol même sur lequel s’édifiera l’ensemble de la personnalité. Personnellement, j’adhère totalement à cette thèse qui postule la prééminence des jeunes années, ces intuitions se révélant du plus grand intérêt quant à la formation artistique, à l’éveil des enfants à tout ce qui s’inscrit dans la sphère de la création. Tout enfant observé entre l’âge de deux et cinq ans est un Artiste en puissance, même s’il faut bien admettre des différences interindividuelles.

   Et ce qu’il faut maintenant prendre en considération, le regard selon lequel, tout enfant pourrait s’inscrire dans la sphère de l’art, d’une manière que l’on pourrait dire toute « naturelle ». Il faut, ici, mettre en relation deux périodes du développement de l’enfant et les reporter à la manière de dessiner, donc de voir le Monde. L’on s’apercevra vite que le Monde des moins de six ans est plus spontané, plus libre que celui de ses aînés qui, déjà, ne fonctionne plus que sous le registre des conventions esthétiques : composition, souci des perspectives et des relations des divers éléments entre eux, lien évident avec la réalité, respect d’une certaine harmonie des couleurs, microcosme se référant, déjà, à un macrocosme, symbolisation de l’espace au titre de ce qui peut s’y donner à voir : nuages, lune, soleil, tout indiquant avec une certaine précision les conventions sociales, culturelles qui influencent les individus à partir de cet âge de la symbolisation.

 

Art et geste de la vision

Les hommes têtards

Source : Le Républicain Lorrain

Art et geste de la vision

Dessins d’enfants de CE1/CE2 (7-8 ans)

Source : Artscolaire

 

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   L’apprentissage de la lecture constitue un genre de « révolution copernicienne », une sorte d’inversion du regard, l’œil se portant alors bien plus sur le monde extérieur que sur le monde intérieur. La lecture, première Loi sous la dictée du Père (apport de la psychanalyse), laquelle vient se substituer à l’aire libre Maternelle, Loi donc qui fixe son cadre, produit ses normes, sécrète ses interdits, balise de manière étroite le parcours du futur Homme et Citoyen. Les créations qui, jusqu’ici, étaient placées sous le signe maternel : inventions sans limites, libre fluence de l’imaginaire, lignes flexueuses, fantaisies des proportions des choses représentées, tout ceci se métamorphose en représentations géométriques, orthogonales (recours à la règle qui est recours à l’instrument mais aussi recours à la Loi, au terme d’une étonnante polysémie du signifiant), Tout ceci s’organise en positions fixes et rationnelles de ce qui s’inscrit dans l’espace délimité de la feuille, chaque chose y trouvant son repos et sa logique, ainsi le ciel sera en haut, la terre en bas et les maisons, arbres et autres constellations stellaires figureront à la manière d’un cosmos strictement orienté. Ce que l’enfant gagne en exactitude, en rigueur, en raison, il le perd dans le domaine de la pure sensibilité, de l’effectuation immédiate, de la spontanéité, l’intuition première cédant la place à un processus intellectif qui s’interpose entre qui il est et les choses qu’il veut porter au-devant de sa conscience.

   Ce qui ne manque de se dessiner au travers de ces constatations pourrait assez facilement se résumer sous les attributs respectifs de Dionysos et d’Apollon. Si l’enfant de plus de six ans est déjà inclus dans la sphère apollinienne, celui de moins de six ans se vit encore dans une manière d’effervescence dionysiaque. Et, ici, je voudrais faire signe en direction de la conception de l’art telle qu’envisagée par Nietzsche dans son regard singulier de l’esthétique. Dans son livret « La vision dionysiaque du monde », Nietzsche évoque l’image de Dionysos après avoir décrit celle d’Apollon :

   « Å l’inverse, l’art dionysiaque repose sur le jeu avec l’ivresse, avec l’extase. Ce sont principalement deux puissances actives qui élèvent l’homme naturel naïf à l’oubli de soi dans l’ivresse : l’instinct printanier, le « allons-y » de la nature, et la boisson narcotique. »

    Mais si le schéma général sous lequel fonctionne le tout jeune enfant se place sous l’insigne de Dionysos, loin s’en faut, cependant, qu’il rejoigne la conception tragique d’un chaos sur lequel repose la conception nietzschéenne et je dirais plutôt volontiers que l’Apprenti existentiel se réfère à une manière de « chaos joyeux », cet oxymore laissant le champ libre à une création sans limites, mais empreinte d’une certaine félicité. Ici, il convient d’établir une distinction nette, un genre de disjonction qui placerait, d’un côté le dionysiaque originel, d’un autre l’apollinien différé dans le temps, même si les choses ne sont pas aussi nettes, des vases communicants s’épanchent l’un en l’autre au titre de l’infinie polysémie du réel. Mais pour la pertinence de notre propos et la clarté de nos idées, nous nous réfèrerons à ces deux catégories en faisant ressortir les prédicats qui s’appliquent à l’une et à l’autre. Voici comment Wikipédia présente excellement les particularités de ces deux figures :

   « Le dionysiaque désigne la cohésion de l'individuel dans le tout de la nature, ou le « Un originel », qui comporte tout ce qui est vaste, erratique, insaisissable, sensitif, inspiré, fougueux, immuable, lié non seulement, selon Nietzsche, à l'origine des civilisations en Asie Centrale et au Moyen-Orient, mais formant également le soubassement de son opposé, l'apollinien, c'est-à-dire ce qui est cadré, stable, ordonné, classique, rationnel, régulé, mesuré, modal, supposé être le propre du « génie » dit occidental. Cette opposition entre Apollon et Dionysos a d'abord été posée par Plutarque (46-126 apr. J.-C.) puis reprise par Michelet dans la Bible de l'humanité (1864). »

   Donc nous retiendrons, par commodité intellectuelle, la physionomie de l’enfant de moins de six ans comme ce qui est « sensitif, inspiré, fougueux » et celle de l’enfant de plus de six ans comme ce qui est « cadré, stable, ordonné », même si cette répartition rationnelle peut présenter la rigidité d’un concept trop vite affirmé. Mais oublions l’enfant déjà conditionné (« formaté » selon l’expression contemporaine) par les lois scolaires et sociales pour nous tourner vers ces enfants totalement disponibles, encore pour un temps, à fonctionner dans un monde singulier qui est le leur, monde de l’imaginaire s’il en est et, corrélativement, monde de la création spontanée, sorte de reflet d’un regard non encore pollué par les contraintes de la socialité.

   Évoquant la création enfantine, il ne nous est guère possible de faire l’impasse sur le modèle novateur mis au point par le Couple Freinet. Les quelques extraits ci-après voudraient mettre en exergue cette conception nouvelle du geste créatif (et, d’une manière corollaire sur la nécessaire modification du regard qu’elle suppose), retenant essentiellement la vitalité du geste, sa libre effusion, cette manière de semence interne, ces spores diffusant dans l’espace de la page leur pure félicité, genre d’hymne à l’enfance toute-puissante lorsque, plutôt que de canaliser son énergie, on la laisse se déployer telle la corolle qui s’ouvre à l’effervescence printanière : éclosion libre de soi, constellation, dans ce qui est altérité, de sa propre originalité, de son essence à la rencontre des autres essences du monde et des hommes.

   Je cite quelques phrases extraites de l’article : « Élise Freinet, une pédagogue de l’art enfantin », d’Henri Louis Go :

   « Un optimisme frondeur et enfantin tient lieu de manifeste et se nourrit sans cesse à une vie souterraine pleine d’exubérance et d’illogisme ».

   « Le dessin, la peinture, la création artistique sous toutes ses formes, sont par excellence des disciplines rééducatrices de la spontanéité. Notre École Freinet a toujours recours à elles. »

    Dans son ouvrage « L’art enfantin », Élise Freinet précisait : « Il n’y a dans cet élan à bien réaliser sa vie aucune prétention au surhomme, aucune ambition de planer parmi les aigles, mais simple désir d’honorer la vie ». « Elle manifestait ainsi sa compréhension de la conception nietzschéenne du “surhomme” comme celui qui devient l’artiste de sa propre vie, et du renversement des valeurs dans le sens où vivre pleinement est la plus belle des vertus. »

   Je reprends ici votre belle phrase : « Regarder et voir, un art, un paysage, n'est-il pas donné tristement ou joyeusement à tout le monde ? » Si, regarder, voir sont, comme vous l’exprimez, donnés « à tout le monde », si ce monde commence par la petite enfance, si des pédagogues créatifs savent toucher en eux leur sensibilité, si les Parents s’investissent dans le projet, si les expériences esthétiques vécues en classe trouvent leur naturel prolongement à l’extérieur, au contact de la Nature, mais aussi de la Culture, musées et autres espaces dédiés à l’art, alors cette collection de « si », réalisera les conditions mêmes, pour les tout jeunes enfants, d’entrer de plain-pied dans ce fabuleux domaine de l’Art, lequel, en plus d’une réelle joie au contact des œuvres, démultiplie la conscience de Celui, Celle qui s’y confient avec la plus belle des générosités qui soient.

   Ce contact avec les grands créateurs est de première importance et, en ceci, j’inscris mes pas dans le sentier tracé par Rousseau, lequel qualifiait les enfants de : « grands imitateurs ». Sans doute, dans la plupart des cas, l’imitation est-elle le convertisseur du désir en ce qu’il souhaite obtenir, à savoir la réalisation d’une œuvre d’art. Certes, beaucoup de « si » jalonnent ce parcours et ceux-ci ne témoignent que d’une manière de cécité, de voile dont les adultes couvrent leurs yeux à défaut de voir, sous l’apparence, l’entièreté du réel, sans deviner l’évidence d’une disposition naturelle à créer chez les Tout Petits.

 

Art et geste de la vision

« Vol d’oiseau au clair de lune »

Source : Pinterest

 

   Je crois qu’ici, il faut faire référence à ces Grands Artistes qui avaient su ménager en eux un espace privilégié où continuait à s’animer leur âme d’enfant. Je pense bien évidemment à Gaston Chaissac, à ses sympathiques bonhommes posés sur des planches colorées, imprimés sur des cailloux, créés à partir de chutes de papier peint ; je pense à Jean Dubuffet, ce génial inventeur de « L’Art Brut », à ses « Matériologies » de terre et de papier froissé, à ses personnages bariolés de « Paris-Circus » ; je pense à Joan Miró, à ce « Vol d’oiseau au clair de lune », un rond orange pour la lune, un fond vert pour le ciel, trois signes noirs et un blanc, pour le mystère, la fantaisie, la pulsion des sens et tout est là, entièrement contenu dans l’évidence artistique d’un Soi sans-distance auprès du Monde.

   C’est très certainement ce qu’il faut viser chez l’enfant encore placé sous l’influence métamorphique de Dionysos : le Sans-Distance et le Monde en vis-à-vis.

 

Tout est question de REGARD !

 

   Merci, Emmanuel, d’avoir permis cette incursion, à nouveau, dans ce monde aussi étrange que beau et multiplicateur de félicités pleines dont l’Art est le subtil organisateur. Pour un temps, exilés du sacro-saint Principe de Raison (qui pour autant est indispensable à notre vision humaine), nous avons pu ouvrir l’espace libre d’une création, laquelle, chacun le sait bien, est, avant tout, création de Soi.

 

 

  

  

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14 septembre 2023 4 14 /09 /septembre /2023 08:32
L’œuvre : effusion de l’Artiste hors de Soi

Peinture mixte Autoportrait

Lea Ciari

 

***

 

      Au début, il faut partir de deux réalités convergentes, comme si, de l’Artiste à l’Oeuvre, il y avait homologie, coexistence en une unique valeur, coïncidence de la forme et du fond. En quelque manière, et ceci vaudra aussi pour la pâte colorée posée sur la palette, le corps de l’Artiste est opaque, pareil à une glaise lourde, à une substance de lointaine venue, peut-être de quelque magma originel, de quelque limon aux contours flous, au contenu indéterminé. Une sorte de chaos initial, de vocabulaire informulé, de sémantique encore dans les limbes. Ceci qui affecte en son entier la chair de l’Artiste, nul n’aura de mal à le transposer, par la médiation de son imaginaire, à ces petits cônes de Blanc de Titane, de Terre de Sienne, de Bleu Aigue-Marine. Toujours la réalité est aisément comprise qui vise la matière en sa position la plus inerte.

   Par opposition, la réification pleine et entière d’un corps humain est toujours un souci, une lourde mise à l’épreuve. Car chacun a bien conscience que la Personne Humaine, en sa plénière condition, transgresse naturellement ces limites étroites pour déboucher dans le site rayonnant de l’Esprit, dans le domaine immense de l’Âme. Certes il en est bien ainsi mais, pour les besoins de la démonstration, injonction nous est adressée de partir d’un isomorphisme de Celle-qui-œuvre et de ce-qui-est-œuvré afin que nul hiatus n’entravant le travail de notre pensée, un genre d’évidence puisse surgir de la confrontation de ces deux entités.

    Donc deux formes vaguement informulées en vis-à-vis. Nul dialogue qui se pourrait évoquer selon le rythme et l’intonation d’une Parole, selon la majesté d’un Verbe, la pure dimension d’un Logos. Non, affrontement seulement de deux factualités sourdes et aveugles, motifs que n’anime nulle arabesque, figures sans visage, épiphanies gommées en attente de leur être propre. Les premières touches posées sur la plaine blanche et silencieuses de la toile sont comme deux clameurs, deux déchirures de l’anatomie de l’Artiste, peut-être des projections de lymphe, des ruissellements de larmes, des coagulations de sang. Rien que de l’anatomo-physiologique, rien que du nerf et de l’os, rien que de l’aponévrose et du ligament. Nécessairement, la source est ceci qui fait signe, douloureusement, en direction de l’Écorché des salles d’anatomie. Une mise à nu qui est aussi mise à mort, dépouillement, éviscération jusqu’à ne plus être qu’un souffle rauque, une respiration à la peine, un battement de cardia, une oscillation neuronale. Car, si l’Artiste, tout comme nous qui lisons-écrivons, est d’abord, en son essence la plus profonde, cette matière brute, cette gemme non encore arrivée au diamant, ce tellurisme interne qui ne sait encore l’origine de son tremblement, ceci n’obère point la dimension d’altérité qu’il porte en lui, en elle, la capacité de métamorphose dont il ou elle est le fondement.

   Pour surgir dans le mouvement même de la peinture, le Créateur, la Créatrice ont à se fondre en l’objet même sur lequel porte leur fascination. Coalescence des conditions qui est la condition de possibilité de leur future efflorescence. N’y aurait-il cette correspondance de l’Artisan et de la matière à œuvrer, tout ceci se solderait par l’impossibilité même de porter au jour quoi que ce soit de visible, de compréhensible. Il faut une entente minimale, une esquisse commune, un canevas identique à partager, à faire fructifier. Que cette hypothèse conceptuelle en déroute beaucoup, ceci est simple truisme. Mais ce qui est immédiatement à saisir ici, c’est que le symbole outrepasse le réel afin que ce dernier, dilaté, transcendé, libère ce qu’il porte en lui de virtualités et de puissances irrévélées. La chair de l’Artiste en sa confondante épaisseur est ce calice qui n’attend que de s’ouvrir, cette fleur de lotus qui ne rêve que de déplier la pure grâce de sa corolle. Il n’empêche que son pied repose dans cette pesante vase qui est promesse de devenir.

   Mais, bien évidemment, nous n’en resterons nullement à ces a priori théoriques, assurant, au motif de la description de cette toile pleine de contenu, quelque essor qui lui serait promis depuis la nuit des temps, depuis la nuit des corps. Il n’est nullement indifférent que le sujet de cette toile soit un « Autoportrait ». Tout le commentaire portant sur la liaison Artiste-Œuvre en découle. Tout est harmonisé en des teintes douces depuis des Beiges légers jusqu’à des Terres de Sienne plus soutenues qu’un Bleu Pastel vient heureusement médiatiser. Afin d’étayer notre propos, la Silhouette située à gauche dans le tableau, que nous interprétons comme un écho, une projection de la figure de l’Artiste, devra être considérée en tant que totalité de l’expression picturale, notre vision se focalisant uniquement sur ce lien Créatrice-Œuvre dont, déjà, nous avons posé quelques jalons explicatifs.

   Incluse dans la cadre d’une porte que double le cadre du tableau, le visage « d’Autoportrait » est doucement incliné, dans un geste que nous estimons être pur don de Soi (toute œuvre d’art suppose ceci, ce geste sans retenue en direction de ce qui devra faire phénomène au terme de la tâche), un peu comme ces visages de Saintes dont le relief reflète les stigmates de leur dévotion, de leur adoration d’un Être qui, les dépassant, les accomplit en qui-elles-sont.

 

Donc cette effusion de Soi,

ce jet de Soi hors de Soi,

cet exil, cet arrachement,

s’ils prennent momentanément

figure de sacrifice, ne sont que

la face visible de cet Invisible

dont tout Artiste est en quête

qu’il soit musicien, sculpteur,

peintre ou faiseur de miracles.

Du désordre il convient

de tirer de l’ordre.

Du Chaos confusionnel

 faire surgir la pure

beauté d’un Cosmos.

  

   Ce qui, sans nul doute, questionnera au plus haut point tout Voyeur de cette œuvre, c’est la présence de cette étrange paroi bleue, de cette fissure s’ouvrant à même la plaine du visage, de cette schize qui, tel un vibrant tellurisme, semblerait détruite ce qui, jusqu’ici, a été porté à la dignité du visible. Là, en ce lieu précis, là en ce qui pourrait apparaître telle une division, une fracture, une faille, là donc le geste pictural est porté à son comble, là se rassemblent les sèmes par lesquels il peut trouver son point d’équilibre, en même temps qu’il nous assure du nôtre. Ce qu’il faut considérer maintenant, c’est tout le travail que l’Artiste a accompli en-deçà, au-delà de notre vision, dont nous ne percevons que la forme finale. Au cours de la lente élaboration des teintes et des formes, le corps même de l’Artiste a connu une transformation, chaque coup de pinceau, sous la poussée de la conscience, sous le guide d’une douce volonté, s’est donné tel un processus de métabolisation qui a eu, pour effet principal, de l’alléger, de le rendre quasiment transparent, de le porter à la limite d’une diaphanéité.

   Dès lors, ce corps modelé par l’allégie, est devenu comme pur éther, substance sans épaisseur, flottement infini au large de Soi, appel de ceci même qui, de l’autre côté de la Ligne Bleue, est pur reflet, pure effusion, réceptacle, manière de jarre disponible en laquelle s’écoule, à la façon d’une inépuisable source, l’action douce et persuasive d’un Esprit seulement occupé de produire de la Beauté. Beauté du cops de l’Artiste qui trouve son répondant, sa figure gémellaire, son sosie, dans cette Forme évanescente qui, médiatisée par l’action de peindre, devient cet autre territoire de recueil qui se confond avec son propre Soi, en est la subtile et troublante réverbération.

   Ici, sous nos yeux, au travers de cette mince Pellicule Bleue (elle nous fait penser aux merveilleux papiers huilés des Maisons de Thé), à la façon dont un baume traverse les couches de l’épiderme, phénomène auquel nous attribuerons le prédicat de « transeffusivité », cette qualité à nulle autre pareille qui fait communiquer des positions primitivement adverses, les résout en une osmose, un échange des essences, en liens affinitaires, ici donc, se réalise cette étonnante transitivité au plein de laquelle l’Artiste devient son Œuvre, l’œuvre, quant à elle, réintègre le domaine le plus secret, mais aussi le plus efficient du geste créateur.

 

Se fondre en sa création,

se diluer à même ce par

quoi on se détermine,

disparaître en quelque sorte

 à son propre Soi,

effacer son ego pour ne laisser

 transparaître que l’Art

 en sa plus évidente venue,

 voici de quoi réjouir et faire rêver

le peuple des Esthètes

 et des « chercheurs d’or ».

 

   Dès lors, c’est bien l’Artiste qui, ayant insufflé en son Œuvre l’esprit qui lui manquait a, au sens premier, spiritualisé la Matière, Elle qui, en une première visée s’était portée au degré le plus bas de son Être afin que « chose parmi les choses » quelque possibilité se lève d’une rencontre. Au terme de ce processus, la projection de l’Artiste en un Profil qui, sortant de son initial silence, autorise un colloque singulier s’instaurant

 

d’Elle l’Artiste,

à Lui, le Profil,

 

   voici l’aboutissement et la rétribution de toutes les hésitations, reprises, annulations, doutes qui tissent la toile même de la création, tension permanente entre ce qui n’est nullement et ce qui advient par le jet du corps de l’Artiste à même son projet pictural.

   Afin de mieux pénétrer la nature de ce geste de génération, de mieux saisir la finesse du passage d’une réalité à une autre réalité, de l’Artiste à ce qui n’est nullement elle mais qui, par la grâce du geste se donnera en tant que semblable, non séparé, appartenance unitaire à un même dessein, qu’il nous soit permis de convoquer la belle Philosophie Plotinienne au terme de laquelle le Principe de l’Un, cet Absolu, cette pure Transcendance, communique aux Hypostases qui en dépendent, l’Intellect, l’Âme, ce qu’il contient en soi de précieux et d’absolument Simple. C’est en raison de la surabondance, de la suressentialité du Principe, par simple phénomène d’émanation, d’écoulement de la Source en direction de ses dérivés, que ces mêmes dérivés en reçoivent la sublime empreinte et se connaissent en tant qu’existants réels au motif de ces essentielles vertus qui leur ont conféré plénitude et rayonnement de leur être singulier.

   Cette métaphore de l’écoulement, du débordement, de l’excès en direction de ce qui se constitue en tant que privation et manque, nous paraît être la façon la plus imagée de rendre compte de la « sureffusion » de l’Artiste donnant à cette matière informe, inachevée, inaboutie, ces infimes et démunis petits tas de pigments posés sur la toile,  la totalité des prédicats qui, les déterminant, les fait être ce qu’ils sont : des parcelles de l’Esprit, de la Conscience, de la Volonté d’une inépuisable matrice, d’une Corne d’Abondance fructifiant et essaimant à la mesure de sa constante prodigalité. Bien entendu nous voulons parler du pouvoir singulièrement démiurgique de l’Artiste.

 

Tout Artiste parvenu au

rayonnement de ses créations

 possède en lui, en elle,

cette efficience démiurgique

qui métamorphose son

propre corps en son Autre,

cette Œuvre qui, parcelle

 de lui-même, d’elle-même,

est comme son aura,

 la trace inaltérable qu’il dépose

sur le visage du Monde.

 

 

 

   

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30 août 2023 3 30 /08 /août /2023 17:04
Exactitude blanche

‘Pado-Modular 7’

bronze patiné

Pietrasanta 2016

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

   ‘Exactitude blanche’. Comment donner un autre titre à cette œuvre, infiniment présente, de Marcel Dupertuis ? ‘Exactitude’ en direction de cette Vérité qui l’habite. ‘Blanche’ au motif que la blancheur est le seul degré qui puisse, d’emblée, se porter vers une origine, tracer le signe d’une virginité, imprimer le chiffre d’une pureté. Nulle utilité de commenter l’exactitude-vérité, le sujet est trop ample, cette notion un absolu que le langage ne saurait atteindre qu’au gré de l’intuition. Mais la blancheur, ne la voyons-nous ruisseler depuis la crète enneigée des montagnes, surgir du miroir des rizières, venir à nous depuis les collines étincelantes des salins ? Certes, nous la voyons mais nous ne pouvons guère en fixer l’essence car, montagnes, rizières, salins nous échappent au moment même où nous les regardons. Déjà l’ombre les recouvre que la nuit enveloppe de son étole noire. Parlant de ‘Pado-Modular 7’, nous pouvons, par un simple jeu de métaphores, la dire de neige, d’écume, pareille aux plumes du cygne. Pour autant nous serons-nous approchés d’un iota de son être ? En connaîtrons-nous mieux la nature ? Apprendrons-nous les motifs au gré desquels cette œuvre vient à nous dans le tissu infiniment soyeux des affinités ? Certes non. Nous aurons raisonné par analogies, c'est-à-dire que nous serons restés à la périphérie de son être, sans parvenir à déceler le caractère qui la fonde et nous la présente en tant que remarquable. Il nous faut aller résolument du côté de sa signification interne, de sa plénitude. Là seulement est une possibilité de l’approcher.

   Alors il nous est demandé de procéder à une inversion du regard, de réaliser une manière de torsion de la perception, de passer par l’expérience du chiasme, ce retournement des choses qui n’est rien moins qu’une nouvelle optique, une nouvelle ouverture à ce qui se dit de l’être lorsque, exactement abordé, il consent, non à nous apparaître dans sa totale nudité (toujours l’être se voile derrière l’étant, disparaît derrière le phénomène), mais à nous livrer quelques lignes de son architecture secrète. Nous dirons ici, que, d’emblée, « Pado » parvient à sa forme idéale, accomplie, sans qu’il soit utile de chercher une complétude en un ailleurs du soi-de-l’oeuvre. Ce que nous voulons exprimer, c’est que cette forme est immédiatement douée d’autonomie, qu’elle manifeste, à même sa présence, ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer sa ‘conscience’, cette marge d’illimitée liberté dont nul ne pourrait la déposséder. Affirmant ceci, nous ne voulons pas signifier l’existence d’une pensée magique, naïve, qui métamorphoserait chaque chose du réel, la pure matière devenant douée de vie, habitée des processus qui y sont associés, un métabolisme, une croissance.  Mais, afin de mieux comprendre ce dont il s’agit dans cette remise d’une conscience à la chose, il est nécessaire de passer par un nécessaire détour. Et de considérer deux strates différenciées. A savoir, première strate, les choses ustensilaires à visée pratique : la table, la chaise, le bol. Nulle trace d’âme en leur simple et refermée contingence. Leur rôle est d’usage, non de représenter une idée, de servir de support à une pensée. La chose ainsi faite demeure dans l’opacité de sa matière. Elle est une réalité amorphe, un adjuvant des activités humaines. Elle n’en est nullement le moteur.

   La seconde classe d’objets, ceux en qui a été insufflé le motif de l’art, possèdent d’une façon évidente un statut totalement différent. Ils portent en eux, de manière d’abord morphologique (ils ont été informés, soumis à une volonté, inscrits dans un dessein porteur de sens), puis de manière symbolique, une intention, la trace du geste humain, l’empreinte d’une sensibilité, le signe d’une existence qui se projette dans la matière, terre puis bronze. Ces nœuds de ‘Pado’, ses creux, ses oscillations formelles sont le pur recueil d’une conscience à l’œuvre, celle de l’Artiste lequel, à l’instant de la création (ce geste éminemment démiurgique), a transmis un fragment de sa propre substance à celle qu’il modèle et remet au soin de montrer la vérité profonde d’une stance temporelle maintenant écoulée mais qui, si nous l’entendons bien, témoigne de cette fusion, de cette osmose, de cette rencontre singulière, rare.

   Observant ‘Pado’, nous sommes invités à instiller en nos consciences le geste primitif, fondateur, qui fut accompli, c'est-à-dire à nous livrer, nous-mêmes, à une sorte de ‘re-création’ car nous sommes les témoins de cette belle temporalité qui fut qui, ici, se présentifie à nouveau. Rien de l’esquisse originelle ne s’efface jamais. En elle se sont créées des tensions, se sont levées des énergies, se sont constituées des lignes de force. Elles ne pourraient être abolies qu’à la destruction physique de l’œuvre qui, en même temps, serait son annihilation ontologique. De l’être s’était dévoilé, s’était donné dont nous déciderions, par un quelconque caprice, la simple annulation. Mais même dans ce cas de figure extrême, rien n’aurait été dissous de la subtile alchimie, elle poursuivrait son chemin dans l’inapparent, elle aurait eu lieu et temps, elle témoignerait encore dans l’esprit de l’Artiste à titre de réminiscence. Mais aussi dans l’esprit des Voyeurs qui en auraient pris acte.

   Rien ne peut être gommé de ce qui, étendue simplement facticielle, hasard des apparitions/disparitions a été porté au-delà de sa propre occlusion, pour rayonner, se déployer, surgir de soi dans le domaine des objets transcendants. Peut-être faudrait-il préciser un contenu de pensée qui risquerait de demeurer flou. Le concept développé par Le Clézio dans son essai ‘L’Extase matérielle’, de « conscience nerveuse de la matière » nous paraît suffisamment explicatif de l’enjeu à proprement parler existentiel de ce qui nous questionne. L’objet d’art se met à exister, tout comme existe l’homme qui lui a donné naissance. Nécessaire coalescence du créateur et du créé. Fluence de l’un à l’autre. Réversibilité des systèmes, des forces en présence. Si l’œuvre s’est trouvée grandie du geste de l’Artiste, l’Artiste, identiquement, a puisé, dans son geste de création, la pâte même de l’œuvre, sa chair, ce par quoi il se fait Artiste. L’oeuvre vient à paraître et sera connue en tant que ce qu’elle est : le prolongement de la belle geste humaine, la parution d’un mot signifiant parmi l’inépuisable lexique du monde. Dans cet horizon de la signifiance ne peut se manifester aucun état de déshérence, comme si, une fois l’objet créé, nous pouvions le laisser à son sort et il retournerait aux choses purement matérielles, s’abîmant dans les rets de son propre dénuement.

   Les modules de cette série font toujours intervenir une forme qui est le tenseur entre un espace qui se développe autour d’elle, la forme, et un vide qui en constitue la figure opposée, en quelque manière la sensation d’un vertige néantisant jouant en contrepoint des cercles de signification. Il existe, ici, une réelle homologie du processus plastique avec le fonctionnement situé à l’intérieur d’un écrit. La forme (si tendanciellement proche de la ‘ligne flexueuse’ à la Léonard) constitue le motif d’une énonciation où elle tient lieu de relation entre mots (dilatations et contractions comme autant de valeurs lexicales différenciées), que sépare, tout  en les assemblant, le vide, l’espace, la césure, tous éléments constitutifs du sens total qui en résulte. Sans doute, dans ‘Pado-Modular 7’, l’écart supposé entre les mots (la forme et le champ spatial en lequel elle s’inscrit) se trouve-t-il augmenté de la blancheur comme silence, de la blancheur comme intervalle. Cette œuvre foncièrement ascétique s’élève de sa propre terre, de son socle de matérialité à l’aune de cette limpidité d’une vision pouvant, aussi bien, recevoir le prédicat de ‘hiératique’. Tout Voyeur de ‘Pado’ est conduit au recueillement, à la méditation, à la plongée en soi, tout comme le lecteur attentif d’un beau poème se retient sur le bord de l’hémistiche qui scinde en deux parties, devenant soudain abyssales, le désir dont il est envahi de connaître enfin la dimension d’une complétude, sinon d’une joie. C’est toujours l’attente de, le sur-le-point-d’arriver, la presqu’immédiate livraison des choses élues qui crée ce vide anticipateur autour duquel gravite la spirale du bonheur. Tout sens exacerbé s’organise, précisément autour d’un exil, d’une faille, d’une lézarde qui traverse notre psyché tout comme les raphés médians réunissent les deux parties complémentaires de notre anatomie, les suturent.

   Si nous faisons une lecture plus concrète de ‘Pado’, incontestablement nous lui trouverons de fermes correspondances avec le réel, puisque ce large pied qui le précède et semble en annoncer la forme à sa suite, nous dit quelques préoccupations terrestres, sinon terriennes. Ce pied dont la figure prosaïque n’est pas sans évoquer le destin irrévocable des lourdes attaches qui nous rivent, telles des racines, à la glaise donatrice de vie, ce pied donc ne s’en développe pas moins selon des arabesques, une spirale dont l’aérienne finesse, l’envol vers de plus satisfaisantes hauteurs nous récompense d’avoir plié la nuque sous le poids des ‘fourches caudines’ des événements ordinaires. Cependant, en Regardeurs conséquents, nous verrons bien là où s’articule ce que nous pourrions nommer ‘l’esprit de la forme’. Il est à la jonction de deux mondes : le chtonien empêtré dans ses contradictions, ses tellurismes, ses lignes de faille ; l’ouranien avec ses ascendances, ses trous d’air parfois, ses horizons bleus ouverts sur l’infini. Nous sommes à cette intersection, entièrement inscrits dans cette pliure même de l’exister. Une spiritualisation de la matière. Une matérialité de l’esprit. Nous ne sommes, en tout état de cause, que cette confluence qui est aussi partage. Nous sommes deux en un et souvent nous ne le savons pas !

   Qu’en serait-il si ce pied était ôté de l’œuvre, que nulle attache ne le reliât à la forme à lui soudée ? Verrions-nous l’esprit même sous sa forme lisible ? Et qu’adviendrait-il de nous, les Regardeurs ? Serions-nous purs esprits pareils au souffle des vents ? Serions-nous ? L’être nous serait-il dévoilé comme le serait le ciel vide de nuages ? Une transparence sans horizon. Un vide occupé de soi. La chute inaperçue d’une feuille sur la margelle du monde. Verrions-nous les belles volutes de l’Art en leur plus ample signification ? Enfin, serions-nous parvenus à la pleine conscience de qui nous sommes ? Aurions-nous troqué nos habits d’Errants pour de plus exactes vêtures ? Il y a tant de questions qui se posent, résonnent contre le socle sourd de la Terre, contre l’immense plaque vide du Ciel. Tant de questions ! Ce que nous voulons, en réalité, l’Exactitude Blanche. Tout le reste est rature, redondance, illusion. Vérité Pure s’énonce ainsi. Qui donc pour nous la révéler ? L’œuvre, elle seule, en sa muette supplication !

 

 

  

 

 

 

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23 août 2023 3 23 /08 /août /2023 17:21
Neige et encre

  Monotype, novembre 2016

 

   Œuvre : Sophie Rousseau

 

 

***

 

C’était à ceci qu’il fallait arriver

Neige et encre

Dans la plus grande blancheur

Dans la plus haute densité

Sur la pointe des pieds

Se hisser jusqu’au jasmin du doute

Se cambrer dans la plus juste poésie

Ne pas céder tant que le jour serait là

Que la lumière brûlerait la cime des arbres

Que le cœur serait à l’œuvre

 

***

 

Prise du-dedans l’œuvre

Pareille à une Déflorée

En sa plus intime litanie

En son érectile présence

En son ultime mort

De ceci il s’agissait

De mort vive

De crucifixion

De Thanatos clouant Eros

A la plus haute branche du savoir

 

***

 

Car connaître était mourir

Car créer était connaître

Car vivre s’historiait

A la neige

A l’encre

A leurs plus hautes saisons

A leurs plus grandes dérives

Pouvait-il y avoir geste

Plus exact

Que celui de tremper

La plume dans son sang

Noir

En maculer la peau de  neige

Cette virginité qui résistait

Ne voulait se donner

Qu’à la faveur de suppliantes caresses

D’attouchements subtils

 

***

 

Une empreinte ici

Sur la nacre d’écume de la peau

Là dans la résille arborescente

Qui s’étoilait au creux des reins

Là encore dans le puits profond du désir

On prenait une plume

On la jetait au vent de l’imaginaire

Elle retombait ici et là

Flocon virevoltant

Dans le luxe immatériel de l’instant

Elle se disait en murmure

Elle se disait en beauté

Elle se disait dans le rare

Et le soudain

 

***

 

Dans l’enfin accompli

Dont l’image était marquée

Sceau d’une urgence

Rien ne pouvait attendre

Rien ne pouvait demeurer

Sur le seuil d’une vision

De la Nuit il fallait partir

De l’obscur faire naître

Ceci qui ne pouvait être

Que cette trace ténue

Ce brouillard noir

Cette esquisse

Cette buée

Ce Rien

 

***

 

Voilà

C’était là

Dans le tremblement du jour

Simple ballet de signes

Alphabet du devenir

Palimpseste laissant voir

Dans le filigrane de l’heure

Le fragile et le fugace

Le discret et le requis

A témoigner

La lumière était là

Qui veillait

A la permanence

Des choses

Il était grand temps

De venir au sommeil

De rêver aux épousailles

De Neige et d’Encre

Dans le luxe

Immémorial

De la Nuit

 

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21 août 2023 1 21 /08 /août /2023 17:05
Effusion de soi sur la toile du monde.

"Sans titre", acrylique sur papier

Bieuzy 2015

Œuvre : Marcel Dupertuis

***

 Lire une forme

   C’est toujours être confronté à une énigme que de vouloir traverser la membrane d’une forme, de se déployer à même la complexité de ses significations. Car, ou bien nous n’y devinons que notre propre silhouette ou bien celle de l’Autre puisque l’humain est toujours ce qu’il y a de plus prégnant pour un autre humain. Alors on dira ce corps noir, donc cette négritude affleurant à même le projet graphique. On se livrera à une manière d’exégèse, inventoriant tout ce qui mérite de l’être. On dira l’ovale de la tête que surmonte l’élévation d’un chignon. On dira l’amplitude de la poitrine comme promesse de destin maternel. On dira la courbe d’un bras, la chute de l’autre en direction de la hanche. On devinera les deux collines des fesses, la vaste plaine du bassin, une jambe remontée qui délivre la toison du sexe, la faille où sombrer sans retour possible. Car jamais l’on ne peut se hisser de cela même d’où l’on provient, qui appelle, qui entonne le chant d’un espace magique. On proférera l’impossibilité d’être au monde autrement qu’à l’aune de quelque fantasme. On décrira avec un bonheur teinté d’envie l’onde claire qui ceint le corps à la manière dont la mandorle détoure la tête du Saint Homme. Alors on sera si près de l’arche du sacré que les yeux se napperont de larmes, que le cœur se dilatera à la mesure du mystère, que l’âme entamera son éternel voyage en direction des étoiles.

Peintre en son atelier

  Le jour est à peine une traînée blanche sur les lèvres du monde. Un murmure, le bruit léger d’une fontaine fuyant dans l’interstice des pavés. Une marche sur la pointe des pieds. Une progression à bas bruit qui s’habille de la vêture de l’inaperçu. Mais cette silhouette à contre-jour du désir qui fait ses étonnantes confluences, quelle est-elle ? Est-elle pure émanation de la toile blanche qui s’impatiente d’être maculée, c'est-à-dire de naître au monde ? Est-elle autre chose qu’une souple volonté attendant l’heure de sa propre révélation ? Est-elle au moins une réalité saisissable autrement que par un procès de la raison ? Est-elle pur concept, abstraction dans le filigrane du jour ? Idée haute que nous ne pourrions percevoir qu’à la mesure d’une longue contemplation ?

Kairos ou le moment décisif

 Soudain le spalter. Soudain sa brosse de poils souples. Soudain la déflagration d’une pensée toute artisanale. Le geste comme fin en soi. Le geste modulateur de formes. Le geste comme syntaxe du monde. Le geste en tant que projection, turgescence, acte sexuel qui éclabousse la toile à la lumière de sa puissance. Une forme noire jaillit. Ecumeuse, pareille aux naseaux fumants du taureau dans l’arène inondée de clarté. Image-minotaure d’un Picasso se ruant sur celle qui sera possédée par une pure décision esthétique. Mais écoutons Jean Cocteau esquisser Picasso :

  Jeudi 25 Septembre 1958 : Picasso, aspergeant la toile avec un sperme de couleurs. Il en va de même s'il sculpte. Chacune de ses œuvres dénonce une sorte de masturbation furieuse ou tendre. Il est rare qu'il se livre à cette débauche en public, car il n'est pas exhibitionniste.

  Et cette masturbation n’était pas seulement conceptuelle, théorique, mais le Maître éprouvait souvent le besoin d’en réaliser une mise en scène physiquement éjaculatoire, sans doute signature génétique renforçant la symbolique. Effusion du soi-spermatique comme condition de possibilité d’une paternité artistique. Ou la collision de la volonté et de l’émulsion corporelle. Génie débordant telle la lave du volcan dont la métaphore concernant l’Inventeur du Cubisme est sans doute la plus performative qui soit, en même temps que l’expression de l’ego-picassien : « J’expulse ma lave donc je crée ! ».

Effusion de soi sur la toile du monde.

Minotaure caressant du mufle

la main d'une dormeuse, Pablo Picasso (1933)

Source : Côtes-du-Rhone News

***

   Celle qui est possédée : l’œuvre en son accomplissement artistique. Etrange alchimie par laquelle se confondent le corps de l’Artiste et le corps du dessin, de la peinture, de la forme portés à leur révélation. Transsubstantiation du corps du Créateur (du démiurge si l’on veut) en ce pur esprit dont naissent les images que les Voyeurs regarderont en tant que témoins étonnés. L’anatomie de l’Artiste se liquéfie, se métamorphose en sang, en encre, en coulures noires ou grises qui sont les traces tangibles d’une vie sacrificielle. L’Artiste fait don de lui-même, se mutile, se fragmente, se dépose sur la toile, s’incorpore au papier dans un geste rageur de toute-puissance. Rien ne lui échappera désormais du processus qui amènera la peinture, le dessin à être ce qu’ils sont en eux-mêmes : une révolte en acte.

  Créer : happer sa chair

  Créer n’est que cela, happer sa chair et la porter au paraître afin que se dise un monde intérieur qui n’est jamais que le reflet, l’écho de ce monde extérieur qui nous façonne en notre fond. Il n’existe nulle séparation. Projeter sur le subjectile la tache, disséminer une ombre, faire apparaître une lunule de clarté, initier un retrait ou bien pousser une ligne vers son destin, c’est rien moins que s’actualiser soi-même et surgir au monde comme il sourd au sein de notre présence. Etonnante dialectique qui mêle en une seule compréhension le même et le différent. Assénant ses coups, dardant sa chevelure hirsute, la brosse n’est que le bras armé d’un Proférateur de sens, exutoire de ce qui bouillonne, faseye au grand vent de l’inspiration et meurt de ne pouvoir voir le jour, de n’être reçu en tant que ce don manifeste, cette oblativité qui rougeoie et mourrait de ne pouvoir faire efflorescence.

   Tout comme le désir dresse sa hampe en direction de la jarre qui se dispose à l’accueillir afin que la quintessence ait lieu qui, de deux solitudes, tirera une dimension unique, pareille à l’oriflamme dans la dalle obscure de la nuit. Une braise est là qui jaillit, illumine, fait girer son phare jusqu’au rivage où s’amassent les Curieux et les Chercheurs d’amphores emplies de messages secrets. Créer est forer la densité du réel, y faire apparaître cette ouverture, cette lumière au gré desquelles quelque chose comme une espérance se fera jour, un tremplin se dépliera apportant dans la croûte têtue de l’existence le ferment matriciel qui essaimera les spores de la beauté. Si le geste originel est éjaculatoire (et gageons qu’il l’est), il lui faut l’espace d’un recueil, d’une fécondation utérine, d’une disposition à recevoir la semence existentielle à la faire prospérer, à la révéler telle l’exception qu’elle est. Comme une vérité qui se dirait à la seule force du désir. Comme la fougère déploie sa crosse pour fertiliser et se porter en avant, au seuil de l’être.

  La forme en son fond ?

  La forme n’a pas d’existence autarcique. Elle ne vient pas de nulle part. Elle n’est pas le signe de la main invisible de Dieu qui l’aurait portée à sa manifestation. La forme vient toujours du geste qui l’a « informée ». La forme est artisane. C’est pour cette unique raison que nous n’avons de cesse d’y trouver un fragment de réalité. Ici une silhouette humaine, là une esquisse animale, là encore la trace d’un végétal ou d’un minéral. Mais sa rutilante présence ne nous éblouirait-elle pas ? Ne sommes-nous uniquement assignés à admirer ses courbes, ses pleins et ses déliés, ses arabesques ? En un mot sa plastique ? Si c’était ainsi, alors nous demeurerions sur le seuil du temple à défaut d’y trouver le dieu qui se dissimule dans le pli d’ombre. C’est souvent ainsi, nos yeux glissent, dérapent sur le pavage lisse du réel se satisfaisant de la première vision venue. Pourtant nous sommes alertés. Quelque chose nous dit la rivière souterraine sous la couche d’argile. Quelque chose nous dit la lumière qui traverse la nappe d’eau. Nous dit le rare, l’appréciable, l’essentiel qui, toujours, apparaît tel un simulacre dont il faut lever le voile.

  Toute forme, support d’un humanisme.

  Doit-on se contenter de lire la forme en sa forme (une tautologie ?) ou bien doit-on la considérer en son fond, c'est-à-dire la laisser paraître en ce qu’elle est, qui constitue son essence : porter au monde le message de l’homme ? La tâche artistique, tout comme l’existentialisme, est un humanisme. Elle est une esthétique que double une éthique car il ne saurait y avoir d’art sans morale. Ici il devient nécessaire de reprendre l’un des leitmotive de la conférence de Sartre : « L'homme est condamné à être libre ». Cette belle assertion bâtie sur un subtil oxymore fait de la liberté de l’homme une condamnation. Une obligation : nous sommes responsables devant notre conscience, devant l’Histoire de notre façon de nous assumer en tant que condition humaine. Nous avons à correspondre à notre essence, laquelle, pour l’Auteur de La Nausée vient après l’existence. Peu importe l’ordre des termes, peu importe que l’être suive ou précède le sentiment d’être au monde. Nulle priorité sauf celle de sa propre intuition. La forme précède-t-elle le fond ? Le fond est-il fondateur de la forme ? Admirant une œuvre belle, notre conscience s’ouvre à tous les possibles en une sublime synthèse unifiante, forme et fond s’engendrant mutuellement dans une indescriptible joie. Oui, c’est à cet être de plénitude que nous voulons souscrire. En toute bonne foi.

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16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 08:47
ART : se déprendre de tout

« Printemps »

 

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

Plotin

 

*

 

    S’agit-il d’une fantaisie d’Artiste, d’une simple réflexion iconoclaste, d’une invite à se rebeller contre le réel ? Ici je veux parler du titre que Barbara Kroll a donné à son dessin « Printemps ». L’intention est-elle de suggérer, par antiphrase, de ne lire cette image qu’à l’aune de son contraire ? Jamais image ne se laisse apprivoiser avec facilité comme si, la regardant, on en prenait possession selon la totalité des sèmes qui en parcourent les traits. Comme si une manière d’évidence exsudait de son architecture. Comme si la vérité de l’œuvre était logée en nous, bien plutôt que dans sa réalisation graphique. Mais cette vérité dont toujours, souvent, nous sommes en quête, elle n’est ni la propriété de la Chose, ni la propriété du Sujet. Elle ne peut se trouver que dans le trajet, la relation de l’une (la Chose) à l’autre (le Sujet). Car toute vérité est à double face, telle la pièce de monnaie qui n’est vraiment ce qu’elle est qu’à exhiber son avers et son revers. Ce que cette Vérité est pour moi, sera la fausseté, l’approximation de tel Autre. Dans cette immense profusion du réel, dans cette complexité que nos yeux rencontrent au cours de leur exploration, dans le multiple et le toujours renouvelé qui vient à nous, toute perception est relative qui modèle notre ressenti de telle ou de telle manière. Ainsi, le « Printemps » de ce Quidam, sera-t-il mon « Hiver » ou bien « L’automne » ou bien « l’Été » de Ceux qui en recevront l’empreinte telle une certitude ou selon l’immédiateté d’une intuition.

   Quant à ma saisie première, j’y vois essentiellement la touche blanche de l’Hiver, son nécessaire dépouillement, sa rigueur essentielle, le travail de la Blancheur qui fait d’un possible Infini, l’image étroite d’une Finitude.

 

Ce que j’aime imaginer,

eu égard à la loi des contrastes

et des oppositions de l’exister,

 

une Foule dense qui se presse

dans le tube d’acier du Métropolitain,

puis le Carrefour d’une ville d’Asie

où les Passants pressés

me font penser à une fourmilière

 aux mille mouvements,

puis une Plage de sable

blanc de Polynésie

où les corps humains

font leurs taches brunes,

le sable en devient invisible,

déflagration de la

Marée Humaine

à même la générosité et

le retrait de la Nature

en son originel silence.

 

   Écrivant ceci « originel silence », ces mots proférés ne le sont nullement gratuitement. Déjà en leur teneur simple, ils font signe en direction d’autre chose que ces grouillements urbains, que ces symphonies estivales. Car la plus grossière erreur que commettent les Hommes et les Femmes, le plus souvent sans qu’ils en soient conscients, prendre la surface pour la profondeur, l’écume pour la lourdeur des abysses. Toujours la signification des choses, tout comme la Nature d’Héraclite « aime à se cacher ». C’est un constant jeu de dissimulation, un éternel manège de dupes, une amusante frivolité du « faire-semblant », que de ne porter son attention qu’à ce qui brille et éblouit à défaut de se montrer à nu, d’exhiber son « âme », si vous préférez.    

   J’ai déjà beaucoup écrit sur les œuvres de l’Artiste Allemande, j’ai déjà dit, à maintes reprises, combien son art est spontané, sans concession, un jet d’acrylique, un rapide crayonné, quelques ébauches rapides et le sujet est posé, ici devant et il ne cessera de nous interroger que nous ne lui ayons attribué une explication vraisemblable, au moins une destination plausible dans le lieu de notre « Musée imaginaire ». Certes, parfois l’esquisse trouvera-t-elle la dimension de l’œuvre arrivée à son terme sous la forme d’une esthétique plus aboutie, au lexique plus précis. L’œuvre y gagne-t-elle quelque chose ? Certes les points de vue seront, sur ce point, infiniment divergents. Je crois cependant que cette configuration minimale, ce jaillissement, cette projection des pulsions de l'Artiste sur le papier ou la toile présentent un évident intérêt. Cette manière de tout jeter sur le subjectile, sans qu’aucun filtre n’en atténue la puissance, le rayonnement, contribue à laisser apercevoir cette non-dissimulation qui est l’autre nom de la Vérité évoquée ci-dessus.

   Plus le geste est prompt, impétueux, plus l’objet est donné près de sa source, plus il possède l’éclat d’une donation soudaine, sans ajout ni retrait. Dès l’instant où le premier geste est contrarié, modifié, il perd son initiale valeur de témoignage d’un profond ressenti, il gomme ses traits les plus saillants, il se voile de pellicules, de strates qui lui ôtent toute prétention à nous montrer le soudain, le vif, l’inattendu, le fulgurant. Parfois faut-il, à l’œuvre, cette marge immense de liberté qui la singularise à l’extrême au simple motif que tout geste soudain issu de son roc biologique n’est jamais reproductible, il est unique et cette unicité est ce qui concourt à la rendre exquise, insolite, étrange, cette œuvre, et c’est en ceci qu’elle nous ravit comme si elle nous faisait assister sans délai à la naissance d’un nouvel être dont, jamais, nous n’aurions pu esquisser le moindre projet, tracer la courbe de son avenir, imaginer le phénomène à nul autre pareil de son destin.

   Picasso ne disait-il pas : « Tout acte de création est d'abord un acte de destruction », or y aurait-il « destruction » plus magistrale que celle qui consiste à ne poser sur la toile que les premières traces d’un geste qui, plutôt que de trop affirmer, laisse en suspens, en rétention ; la synthèse se donnant aux Voyeurs de l’œuvre telle la tâche singulière qui leur incombe ? Il y a une grande beauté en même temps qu’une grande générosité de l’Artiste à se retirer du mouvement de sa genèse, à le confier à d’autres qui en assureront, en leur for intérieur, une des possibles complétudes. Tout Contemplatif, face à l’inachevé, se met en chemin, au moins imaginativement, de façon à donner une suite aux points de suspension, à investir l’espace de la parenthèse libre, d’un sens qui les détermine et en légitiment l’être, seulement cette imposition du Soi à l’œuvre la rendant compréhensible, vraisemblable. Nul paradigme d’une possible connaissance ne saurait demeurer dans cette zone d’invisibilité qui est zone inconsciente, investie symboliquement, sinon d’un danger, du moins de « l’inquiétante étrangeté » des choses insues.

    Parvenus au seuil de cette réserve, de cette annonce tronquée, de cette parole qui s’ourle de silence, il devient nécessaire de tracer à grands traits l’esquisse d’un dénuement de manière à faire apparaître l’étonnante injonction plotinienne, aussi elliptique qu’impérative.

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

   Certes l’injonction est éthique mais, ici, je vais tâcher de l’appliquer à une esthétique. Il n’y a de divergence, entre ces deux notions, qu’apparente pour la simple raison qu’une œuvre digne de ce nom ne saurait affirmer son être qu’au double prix d’un essai d’y affirmer quelque beauté et une beauté authentique, ceci va de soi. Si nous faisons face à « Printemps » (qui, pour nous est l’Hiver), d’une façon aussi immédiate que sa forme le suggère, nous nous apercevrons vite que sa qualité, bien plutôt que de nous offrir du famélique, du nu, du vide, de l’émacié, emplit notre esprit d’une infinie provende qui sera celle du sans-limite. Car, partant de ce Sublime Rien, tout pourra se donner dans l’ampleur, tout pourra revêtir la figure de la plénitude. Il en est de certaines réalités comme des arbres, l’essence n’en est atteinte qu’à la chute de leurs feuilles. Là, et là seulement, ils sont disponibles, nous livrant sans arrière-pensée, la blancheur de leurs racines, la netteté de leur écorce et, pour qui sait voir, ce fragile aubier qui, sans doute, constitue leur nature la plus foncière mais aussi la plus secrète.

   Nous nous approchons de « Printemps » et, sitôt effleuré, nous nous trouvons envahis d’une onde bienfaisante, nous en ressentons la subtile pluie de gouttes sur le lisse de notre peau, nous en vivons la félicité dans le mystère même de notre derme. Alors nous méditons longuement le mot de Plotin « Retranche tout », « Supprime toute chose » et notre étonnement est à la hauteur du phénomène qui envahit notre âme, en décuple la puissance. La neige, les bancs, les arbres dans leur plus sobre apparition, se donnent non seulement dans le rare dont ils sont porteurs (ce qui serait déjà une grande chose en soi), mais ils sont atteints d’une grâce qui les multiplie, les ouvre à l’universelle présence de lointains archétypes dont ils portent la trace, dont ils révèlent la sombre grandeur.

 

Chaque élément de la scène,

Neige, Bancs, Arbres

fait signe vers une sorte

de genèse triadique,

Solitude, Conscience, Lucidité

dont chacun est porteur en soi,

dont la synthèse explique

la dimension hors-sol

de notre ravissement.

 

  Depuis cet espace essentiel, c’est un genre de ruissellement qui se produit, lequel féconde notre vision. Et c’est bien parce que Neige, Bancs, Arbres sont affectés d’une pure Présence, que rien n’en divertit la nécessité interne, qu’ils viennent à nous sur le mode de la condensation, de la focalisation, de la cristallisation. Ils sont, ces Essentiels, de la nature des gemmes, de la texture de l’éclat, de la substance d’une pure épiphanie. Ils sont des êtres de pur paraître. Ils sont des phénomènes de pure irradiation. Ils nous fascinent et nous assemblent en un lieu unique de notre Être, cette imprescriptible étincelle qui est le site même de notre savoir de nous le plus accompli.

   Vous n’aurez nullement été sans remarquer l’accentuation récurrente du prédicat « pur », ce qui, bien évidemment, loin d’être une fantaisie « purement » graphique est l’essence selon laquelle les choses de l’Art se disent dès l’instant où elles nous touchent au plus intime, au plus dissimulé, au plus ténébreux, une lumière y scintille soudain dont le futur sera atteint pour un temps immémorial. Seules les choses matérielles, physiques, organiques meurent un jour de leur propre logique. Seules les productions de l’esprit connaissent le domaine du surréel, son illimitation car rien ne s’éteint qui a été porté au jour de la conscience.

   Å l’initiale de cet article, nous parlions de la pullulation du divers, de son immense polyphonie, nous parlions de la Foule entassée dans le Métropolitain, nous parlions des Carrefours surchargés des villes tentaculaires d’Asie, nous parlions des Plages de Polynésie essaimées des corps de la multitude Humaine. Nous parlions de l’existence, de son vertige permanent, de sa lecture, le plus souvent illisible. Et maintenant, si nous revenons au dessin de l’Artiste, c’est bien d’une totale antinomie par rapport à cette multiplicité dont il s’agit. La pure esquisse d’une essentialité. L’économie des moyens employés, quelques traits, du blanc, du gris, du noir, quelques présences, bien plus évoquées que marquées, ce travail à « fleuret moucheté » correspond en tous points à la méthode phénoménologique de la « réduction » qui, par retraits et effacements successifs, séparant le « bon grain de l’ivraie », sacrifiant le superflu au profit du fondamental, de l’éminent, du central, ignore la périphérie pour se situer au foyer, là où la Signification fait son point fixe, là où rien ne saurait être retranché qu’à s’immerger dans le Néant.

   Ainsi, si nous voulions appliquer cette grille de lecture minimaliste qu’utilise souvent Barbara Kroll au travers de ses esquisses, le Monde, bien plutôt que d’être cette confusion, ce hourvari, ce chamboulement, ce tohu-bohu, serait porté à l’extrême même de son dénuement, tout ou presque y aurait été « retranché », tout ou presque y aurait été « supprimé » :

 

un Homme Seul dans le Métropolitain,

une Femme Seule traversant le carrefour,

un Corps, un Seul sur le blanc d’une plage.

 

Encore ici, un mot se détache

 de la confusion ambiante « Seul »,

l’explication étant simple.

 

C’est à partir de la Solitude

et à partir d’elle seule que l’œuvre

se donne en tant que ce

qu’elle est en son fond :

Solitude de la création,

Solitude de la vision.

 

   Là est son habitat le plus propre. Au-delà, spectacle, jeu de dupes, agitation de commedia dell’arte, masques et bergamasques comme au Carnaval de Venise. Cependant rien n’empêche la fête, rien ne la condamne à disparaître.

 

Il existe un temps pour la Fête

qui est celui de la Multitude ;

il existe un temps pour l’Art

qui est celui de la Solitude.

 

 

 

 

 

 

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13 février 2023 1 13 /02 /février /2023 09:48
L’Oeuvre d’Art et son aura

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   L’œuvre ? C’est toujours une lente et douloureuse parturition qui lui donne jour avant que des regards ne s’y abîment dans un essai d’explication avec ceci qui est pur mystère, sinon total miracle. Oui, « miracle » car surgir du Néant et se donner pour Réel, voici qui est étonnant, voici qui nous interroge au plus profond. Quelque chose n’avait ni lieu, ni temps, ni langage et voici qu’un espace éclot, qu’un instant se déplie, que les mots d’une prose ou d’une poésie viennent nous tirer, Nous-les-Voyeurs, d’une torpeur native dont, à notre tour, il nous faut éclore. Il n’y a nulle autre issue que de nous confronter à ce qui nous fait face et, en tant qu’émergence de l’Art, nous questionner à son sujet. Ne le ferions-nous et nous demeurerions en-deçà de qui-nous-sommes au motif que l’œuvre nous constitue, tout autant que nous la constituons et l’amenons sur les rives de l'exister. Mais alors, qu'en est-il de l’antériorité de l’œuvre, de sa genèse, de son origine ? Je crois qu'il est nécessaire de poser l'hypothèse qui lui attribuerait une manière « d'éternité ». En termes aristotéliciens, avant sa parution, elle était « en puissance », après sa parution, elle est « en acte ». Si l’acte est existentiel, doué de quelque positivité, de déterminations précises, la puissance est indéterminée, simplement avant-courrière de l’œuvre, aussi faut-il l’envisager douée de toutes les virtualités qui, un jour, sous le pinceau de l’Artiste, trouveront les motifs de leur réalisation.

   Aussi convient-il de dire que l’oeuvre a, de tous temps, assumé quelque présence, qu’elle est devenue visible, cependant portant toujours avec elle cette réserve d’invisibilité qui l’accomplit en tant que témoin de l’Art et ici, je pense bien évidemment à la célèbre formule de Paul Klee :

 

« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

 

   Et que « rend-il visible » ? Une Forme qui lui préexistait, une Forme qui était en attente de sa manifestation. Ainsi l’Artiste aura-t-il été le Médiateur, le Passeur de l’Invisible, ce qui signe l’essentialité de son geste. Seul l’Invisible peut se porter à la hauteur d’un concept, d’une intellection, d’une perspective imaginative. Le Visible est bien trop lesté de lourdeur, arrimé à un sol dont il ne peut s’extraire, qui le destine à l’étroitesse d’une contingence. Il faut à l’Art, plus de légèreté, plus de diaphanéité, de transparence, d’élévation. C’est pour cette raison que Nous-les-Terrestres, les Terriens, les Hommes et les Femmes pétris dans la glaise, avons tant de mal à pénétrer les œuvres, à en éprouver la subtile fragrance, à nous enivrer de sa pure ambroisie.

   C’est à un véritable travail sur Soi que nous sommes conviés qui, en même temps, est travail sur l’œuvre. De concert il devient nécessaire de faire ce voyage en direction de l’Invisible, de l’Impalpable, de l’Ineffable. C’est au terme de cette ascension, si proche d’une extase, que les choses artistiques se déploieront et nous inclineront à les rejoindre dans cette sublime ouverture, dans cette échappée à nulle autre pareille, échappée de nous-mêmes qui ne nous dispersera nullement mais, bien au contraire, nous assemblera au sein même de notre être, nous disant le lieu d’une possible unité. Si notre cheminement en l’œuvre se donne comme premier, originel, pur, véritable, alors entre l’œuvre et nous, la distance se réduira au point que, occupant un lieu unique et singulier, nous serons en l’œuvre, nous confondant en elle, une seule ligne continue qui sera la ligne d’un sens imprescriptible, d’un sens parvenu à l’acmé de sa profération. Certes ma formulation est emphatique, lyrique, brodée, comme toujours, des pampres vives d’un Romantisme exacerbé, mais je crois que c’est à ceci qu’il faut s’attacher : métamorphoser la sombre prose du quotidien en ce rayonnement, en cette lumière, en cette provende qui enflamment l’esprit et le portent au plus loin, dans cette onirique contrée où il n’y a plus ni différence, ni contrainte, ni opposition entre des termes étrangers.

   Certes, pour des Rationalistes purs, pour les Normatifs de la Science, mon discours passera pour de la mystique, de l’exaltation, pour une passion débordée de toutes parts par son flux.  Mais peu importe la critique, c’est le cœur même de cette expérience sans-mesure qu’il faut retenir et « laisser le temps au temps » pour retenir de Cervantès sa belle méditation sur le mûrissement des idées, sur leur lente maturation depuis les semailles jusqu’à la récolte. Pénétrer au cœur d’une œuvre nécessite cette longue patience, cette abstraction de Soi dans l’ombre de laquelle la germination trouvera à s’accomplir, à fructifier.

   Mais après ces considérations générales, il faut en arriver à « Venue-à-Soi », tel est le prédicat que j’affecterai, aujourd’hui, à cette œuvre insolite de Barbara Kroll. Cette Artiste Allemande nous a habitués, depuis fort longtemps, à nous livrer, d’une manière spontanée, les strates de son travail pictural, les phases successives qui conduiront la peinture à son terme. « Work in progress », si l’on veut sacrifier à l’anglomanie galopante. Pour ma part, et de façon bien plus hexagonale, je lui préfèrerai l’expression simple et immédiatement perceptible de « travail en cours ». Comment qualifier cette lente « parturition » dont je parlais au début de mon article ? Esquisse ? Ébauche ? Canevas ? Essai ? Brouillon ? Premier jet ? On voit que le lexique est amplement polymorphe et qu’il traduit l’embarras dans lequel nous sommes d’attribuer à l’œuvre en devenir, tel qualificatif de préférence à tel autre. Cet embarras est l’écho de celui de l’Artiste lorsque, dans le silence de l’atelier, il s’agit d’extorquer au Néant cette signification qu’il porte en lui et qu’il retient comme la marque insigne de son secret.

   Toute création est, par essence, douleur. Parfois la naissance se pratique-t-elle au forceps. La plupart des Artistes répugnent à exposer les degrés successifs de leur travail, sans doute au motif que se révèlerait là leur échec relatif, leur impuissance, parfois, à tirer de la matière cette marge d’Invisible qu’ils retiennent en eux, qui est le motif même de l’Art comme il a été dit précédemment. Bien évidemment, dans la conscience de l’Artiste, ou bien dans les corridors de son inconscient, c’est son image même qui se joue ici, en raison d’une identification, d’une projection du Créateur en son œuvre, un identique mouvement de retour ayant lieu depuis cette dernière en direction de Celui, Celle qui ont procédé à son émergence.

    

   L’œuvre, telle qu’en soi elle se donne au premier regard

 

   La chevelure est Jaune-Paille, une moisson sous le soleil. Mais elle n’est nullement l’image d’épis dressés fièrement dans l’or du jour, loin s’en faut. Ce sont des lanières, des ruissellements de Jaune, des pertes vers quelque possible aven qui en récolterait l’inépuisable ressource, l’inextinguible source. Il y a du désordre, beaucoup de désordre dans ce ruissellement, beaucoup de confusion, une manière de mince Déluge qui bifferait l’épiphanie du Modèle, la ramenant de facto à ce coefficient d’Invisibilité qui se donne pour notre essentielle obsession, pour notre recherche infinie. Et le visage, mais y a-t-il visage, c’est-à-dire présence, possibilité de rencontre, de dialogue ? Nullement et nous sommes désemparés en tant que Voyeurs de faire le constat de ce retrait, de cette absence, de cette fuite. Comme si l’œuvre se refusait à nous, souhaitait demeurer dans une marge d’inconnaissance, demandait la clôture bien plutôt que l’ouverture, le dépliement.

    Alors dépossédés des signes insignes qui définissent l’Être en sa venue, nous nous interrogeons nécessairement sur notre propre présence, sur notre consistance au Monde, sur les assises que nous croyons nôtres et ne sont, en réalité, que ce marais métaphysique, cette ontologie lagunaire dans laquelle nous sommes immergés à défaut de n’en pouvoir jamais sortir. Et, ici, si nous sommes remués jusqu’en notre tréfonds, alors l’Art aura accompli son Œuvre, laquelle ne consiste en rien d’autre qu’à interroger notre propre fondement, à nous situer, dans l’espace et le temps, à cette croisée des chemins qui est notre Destin même. Il en va de notre ressenti intime, de l’inclination de nos sentiments, de l’acuité de nos perceptions, de la profondeur de nos sensations. Certes, ce que je décris ici est bien « Romantique », mais seuls les Délateurs de la sensibilité ne pourraient en supporter la brûlure, ce feu qui n’est pas funeste mais lieu de pure joie. Il devient urgent de ménager une place à la Belle Nature, aux manifestations du moi, à l’amplitude de l’imagination, de donner site au rêve, de faire de la mélancolie l’instrument de nos plus vives émotions, d’inscrire le cheminement spirituel en lieu et place d’une matérialité qui est la croix que nous portons sur nos épaules quoique nous nous en défendions.

   Certes cette œuvre nous désarçonne au vu de son coefficient d’insaisissabilité, du flou, du nimbe dont elle s’auréole qui, du reste, concourent bien davantage à sa gloire qu’à sa possible condamnation. Cette œuvre, tel le symbole,  « donne à penser », pour reprendre le mot célèbre de Paul Ricoeur. Eu un seul et unique mouvement, elle « donne à penser » le Soi, l’Autre, la pure Présence et aussi bien le Néant dont l’on perçoit les linéaments entrelacés dans la tâche de vivre. Que les portes d’entrée de la perception soient occluses ou bien ébauchées, un œil est à peine visible, l’arête du nez disparaît sous une mèche de cheveux, les lèvres sont une à peine naissance de la pâte picturale. « Venue-à-Soi », ainsi nommée dans une manière d’étrange paradoxe puisque, aussi bien cette « venue » est pur retrait, cette parole dont on eût attendu qu’elle nous rencontrât est pur silence, le subtil langage dont nous eussions pu espérer un poème, n’énonce rien, sombre dans une sorte d’aphasie qui nous rend muets à notre tour. Quant aux motifs approximatifs de la vêture, ils viennent consoner avec cette atmosphère d’étrangeté que nous sentons frôler notre peau à la manière d’un illisible courant d’air, il est déjà loin et nous n’en conservons que la touche imprécise, inquiétante, étrange cependant.

   Et maintenant, avons-nous au moins fait le tour de l’image ? En avons-nous inventorié toutes les significations qui la détermineraient de façon à nous la rendre perceptible ? Non, nous n’avons fait qu’approcher, ce que seule permet toute chorégraphie esthétique autour de son énigme. Et l’œuvre, dans tout ceci, que nous dit-elle d’elle ? Que nous dit-elle de l’Art ? Elle nous dit ce que nous nous en disons en notre for intérieur, c’est-à-dire une méditation qui semble n'avoir ni début, ni fin. C’est bien là l’essence de l’Art que de nous placer face à un paradoxe, donc à une lecture toujours amputée de la totalité de son être. Nous la livrerait-elle en totalité et ce ne serait plus de l’Art, une simple positivité parmi l’océan des positivités et des plurielles déterminations du réel. Il se confondrait avec la première réification venue, il ne serait guère différent du statut de la Chose, une contingence soudée à sa propre hébétude. Si l’œuvre se manifeste sous les traits d’une toile, d’une pâte, de couleurs, tous éléments hautement tangibles, l’œuvre donc, tel le lourd iceberg, ne nous montre jamais que son étroit continent, l’essentiel se dissimule sous la ligne de flottaison, dans les complexités de la glace bleue et des chemins d’eau qui y sinuent, de la profusion des bulles d’air qui en dilatent la matière. C’est bien là que l’essentiel de notre vision de Voyeurs doit se concentrer, tâchant patiemment de décrypter les hiéroglyphes, d’en interpréter la belle et irremplaçable complexité.

   Le plus souvent, Regardeurs inattentifs aux motifs de la profondeur, distraits au point de confondre la corolle et son nectar, nous avançons parmi les œuvres, nous limitant à leurs contours, aux apparences qu’elles nous tendent comme si, image reflétée en quelque miroir, nous n’en percevions que la buée, l’évanescence bientôt dispersée aux quatre vents de l’insouciance. Il nous faut donc nous disposer au négatif, à la réserve, à la dissimulation, à l’absence. Tels des saumons qui fraient, il nous faut remonter à la source, là où naissent les eaux en leur originelle pureté, toujours remonter vers l’amont, scruter l’en-deçà, interroger l’a priori, se mettre en quête de l’antériorité de l’antériorité, se confronter à l’impossible, à l’indicible et tresser, tout autour de l’œuvre, identique à une couronne de lauriers étincelant sur le front de quelque dieu, cette Invisible aura qui est le Tout de l’œuvre en son irremplaçable nature.

   Car l’œuvre ne saurait se limiter à l’actuel visage qu’elle offre à notre curiosité. L’œuvre, sûre de soi, qui paraît ici et maintenant s’affirmer dans sa présence, elle n’est pas unique, terminée une fois pour toutes. Elle s’abreuve à mille esquisses, à mille projets contrariés, à mille aventures dont elle conserve  la trace en sa mémoire picturale, en ses configurations plastiques. L’œuvre ? C’est l’Artiste qui lui a donné le jour au carrefour de ses méditations ; c’est elle, l’œuvre en sa manifestation la plus réelle ; c’est Nous qui la fécondons et l’accomplissons à l’aune d’un regard juste. Oui, « juste », car seul ce regard est porteur de Vérité, ceci même qu’expose l’Art à nos yeux incrédules. Nous avons grand besoin d’en déciller l’habituelle cécité. Il faut inciser la cataracte et faire briller la Lumière.

 

L’Art n’est nullement autre chose que ceci,

un éclair qui déchire la nuit et se

retire aussitôt dans sa ténébreuse mesure.

  

   Les œuvres de Barbara Kroll ont cet évident mérite de nous confronter à nos propres ombres, la seule manière, sans doute, de nous extraire de notre gangue de Voyeurs de l’aube ou du crépuscule. Ce que nous voulons, pour les plus lucides, les plus exigeants, tutoyer le zénith, là seulement nous pouvons habiter à la hauteur de l’Art. Ce Vertige !  Ce n’est nulle paranoïa, c’est la demande que formule l’Art lui-même en son exception, en son unicité.

 

 

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11 décembre 2022 7 11 /12 /décembre /2022 09:16
Fragment de Vie

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il faut partir de la blancheur. De la pure blancheur. Par exemple du champ de neige immaculé, des pétales duveteux du somptueux édelweiss, de la corolle étincelante du nymphéa. C’est de ceci dont il faut partir, tout comme la parole part du silence, tout comme la lumière sort de l’ombre. Tout ceci, blancheur, neige, édelweiss, nymphéa, ce sont les prédicats de la naissance, de la venue au Monde de l’Être en son unique beauté. Il n’y a guère d’autre événement qui puisse en surpasser la haute valeur, un genre de tutoiement de l’Absolu lui-même. Ici, que l’on ne se méprenne nullement, l’Absolu ne vise aucunement quelque divinité devant laquelle il faudrait se prosterner, c’est du SENS porté à sa surpuissance dont je veux parler, de cette manière d’éblouissement qui envahit le champ entier de la conscience dès l’instant où quelque chose de singulier y surgit et s’y donne en tant qu’indépassable, un rayonnement sans fin.

   Oui, toute Naissance, ne fût-elle point royale, est de cette nature qu’elle modifie en profondeur la scène du Monde. Un Esprit nouveau s’annonce dont il sera nécessaire de tenir compte, peut-être un simple Quidam hantant les sentiers de la Vie à l’aune d’une invisibilité. Peu importe, le plus souvent ce sont les destinées de plus haute modestie qui sont porteuses d’une éthique accomplie. Ceux qui, par les hasards de la naissance, ont dès leur origine le front cerné d’or ne sont pas toujours, et de loin, les plus vertueux. Les biens matériels ont la fâcheuse tendance à répandre sur les sentiments une ténèbre qui en obère la clarté, métamorphose le mouvement de la générosité en son contraire. Mais rien ne servirait d’épiloguer davantage sur la morale humaine, ses projections, la plupart du temps sont visibles sans qu’il soit nécessaire de porter son investigation plus avant.

   

Donc du blanc,

du neutre,

de l’improféré.

 

   Quelque chose qui ne se montrerait que sur le mode de la réserve. Quelque chose qui hésiterait à dire son nom, à figurer autre parmi les Autres. C’est toujours douloureux la Naissance, c’est la venue à Soi dans un Monde qui ne vous attend nullement, il faut s’y faire une place, s’y creuser une niche parmi le tumulte des autres niches. C’est une conquête de haute lutte, une sourde reptation au milieu des hautes herbes de la savane, une position gagnée pouce à pouce, on progresse un peu dans le genre des Commandos, sur le ventre, au ras du sol, on entend passer au-dessus de Soi, dans un sinistre claquement, les balles qui déchirent l’air. Alors, pour l’Artiste comment donner Naissance à ce qui n’a nullement de réalité, qui s’expose au danger, dès la première touche de couleur posée sur la toile ? Comment ?

   On fait dans la plus grande douceur, sinon dans l’hésitation à la limite d’une douleur. On trempe la pointe de son pinceau dans une tache de Noir de Fumée, on la fait progresser, mais dans la délicatesse, on fait sortir une ligne du blanc. La ligne est hésitante, elle se cherche, elle renoncerait presque à paraître tellement il y a de souffrance à sortir de Soi, à projeter son propre corps dans l’arène de talc où tout se joue, de sa propre existence, de sa propre vérité. Cette ligne qui ondule et fraie sa voie, c’est un peu Soi qu’on sacrifie à la lumière du Jour, qu’on livre au regard des Autres, à leur Verbe qui, parfois coupe et tranche, entaille la chair et son souffle est déjà loin, occupé à d’autres champs de bataille, à d’autres proférations, tantôt élogieuses, tantôt mortifères, toujours dans la possibilité de modifier le réel, de lui affecter telle ou telle tournure.

   Mais si le corps de l’Artiste est en jeu, le nôtre, en tant que Regardeurs de l’œuvre, l’est tout autant, tout comme le corps du Monde qui n’est jamais que la totalité de nos corps assemblés en une étrange ruche bourdonnante. Ce que je veux dire, c’est que nul ne sort indemne du geste artistique, ni l’Artiste, ni le Voyeur, ni le Monde puisque, aussi bien, un invisible fil de la Vierge relie ce que nous sommes en une indéfectible unité. Vivant, nous ne pouvons pas plus ignorer l’Art que le Monde, tout ceci est notre commune mesure, notre univers en partage. Et maintenant il devient nécessaire que nous visions avec plus d’attention cette Esquisse. Tout est dans l’ébauche, tout est en partance de Soi. Seuls quelques contours pour dire la Destinée Humaine. La tête est vide. L’œil est transparent. Le buste est une plaine lisse. L’unique bras cherche le chemin de son être. Å laisser nos yeux flotter sur cette ligne si peu assurée d’elle-même, nous sommes désorientés. Le graphisme, nous le vivons comme un manque, nous le vivons comme une absence, c'est à dire que notre désir est insatisfait, que notre soif de complétude ne sera nullement étanchée, que notre insatiable faim des nourritures terrestres demeurera en suspens, que notre frustration sera grande de ne nullement parvenir à notre être au motif que, bien évidemment, nous nous serons identifiés à l’œuvre en cours.

   L’œuvre, en conséquence, nous ne la vivrons nullement dans la perspective d’une création plastique, seulement en Nous, au plus profond, mutilation de qui-nous-sommes en notre exister, des arbres trop vite poussés, dépourvus de frondaisons, à l’écorce entaillée par les morsures du temps et c’est tout juste si, encore, nous percevrons le socle de nos racines, leur avancée dans la terre nocturne. Nous sommes des êtres en partage, nous sommes des êtres fragmentés, un genre de presqu’île qui ne connaît plus le continent auquel elle n’est plus rattachée que par la minceur d’un simple fil. (Ce thème court à la manière d’un leitmotiv dans le déroulé de mon écriture. C’est un motif métaphysique qui imprègne jusqu’au moindre de mes tissus, plaque sur le globe de mes yeux une vision nécessairement diffractée du Monde. C’est égal, je préfère un excès de lucidité à une passivité existentielle dont l’apparente sagesse est bien pire que le mal qui court à bas bruit sous la ligne d’horizon. Ne le perçoit uniquement qui le cherche.)

   Cette vision partielle de la physionomie somatique des Existants est belle d’économie de moyens et de profondeur mêlés. Tout s’y dévoile selon l’angoisse fondatrice, constitutionnelle de nos multiples errances. Et, maintenant, ce qu’il est nécessaire de mettre en lumière, de confronter à la manière dont deux ennemis s’affrontent sur un champ de bataille : cette partie émergée de l’iceberg, visible, ce buste qui se dit dans la simplicité et son contraire, cette anatomie ôtée à notre vue, cette partie immergée, mystérieuse, au sujet de laquelle nous ne pouvons jamais émettre que quelques hypothèses hasardeuses. Le Visible est notre vie ordinaire, notre Présent dans lequel s’inscrit la haute trame des « travaux et des jours », cette existence concrète tissée d’actes, de rencontres, d’étonnements, de surprises mais aussi de déceptions, de fausses joies. Le « mérite » de ceci : sa non-dissimulation, son évidence en quelque sorte. Nous sommes les Découvreurs sans gloire de ce qui vient à nous sur des chemins balisés qui courent tout en haut de la crête, illuminés des rayons venus de l’adret.

   Mais nous ne fonctionnons nullement au seul régime des évidences. Loin s’en faut et dans notre cheminement de lumière, comme en son naturel revers, les ombres de l’ubac, celles dont la fantasmagorie, le spectre, courent à bas bruit sans que nous en soyons directement alertés, sauf parfois dans nos moments d’inexplicable tristesse, de poids de l’âme qui ne connait plus de son envol qu’une sorte de lourdeur, et un paysage terrestre infiniment bas, confinant à quelque songe si confus que rien ne nous en parviendrait qu’un carrousel d’images contradictoires, diffuses, nous laissant dans la stupeur la plus verticale, comme si, soudain, nous étions en lisière de notre être, incapable d’y retourner jamais. C’est cet invisible territoire que Barbara Kroll laisse vacant en ne traçant de son Modèle que les quelques lignes du buste qui sont censées, à elles seules, évoquer la totalité du réel, de notre réel.

   Et c’est sans doute la force de cette œuvre que de nous montrer bien plus que ce que nos yeux perçoivent. Car, si nous visons bien cet œil, cette tête, ce nez, cette épaule et ce bras, nous nous appliquons avec, peut-être plus d’acuité, à percevoir la dimension absente, comme si un inévitable écho partait du roc du buste pour nous immerger, immédiatement, dans cette zone d’invisibilité qui se donne à la façon d’une interrogation métaphysique. Et qu’en est-il de cette zone de pure indéterminité, de lieu qui serait simplement « utopique » au sens de « non-lieu » ? Nous pouvons seulement l’halluciner, tâcher d’en évoquer quelques perspectives à défaut d’en saisir le visage que nous pourrions décrire avec exactitude. Là, comme dans une espèce de marécage, d’étendue lagunaire aux teintes sourdes d’étain ou de plomb, quelques effusions se détachent, pareilles à la brume qui monte d’une eau. Qu’y voyons-nous que nous pourrions approcher, sinon à la hauteur d’une certitude, du moins dans une rassurante approximation ? Parfois préfère-t-on l’ombre portée de la chose à la chose elle-même. Nous y voyons, pêle-mêle, dans un clignotement de clair-obscur, quelques esquisses, quelques formes imprécises qui pour n’être nullement interprétables rigoureusement, nous disent un peu de notre être dissimulé que nul autre que nous ne saurait voir, même dans le genre de l’approche.

   Cette Terra Incognita : les souvenirs anciens qui gravitent tout autour de nous, à la façon d’étranges satellites dont nous percevons les révolutions sans pouvoir leur attribuer un prédicat suffisant, de simples lueurs qui glissent sur la vitre de notre conscience.

   Cette Terra Incognita : d’antiques et vénérables amours qui n’ont plus ni figure, ni forme, simplement un genre d’illisible aura qui frôle notre corps de ses palmes de soie.

   Cette Terra Incognita : une luxuriance de projets avortés, morts avant même d’avoir vu le jour, il n’en demeure que de vagues et incertains feu-follets dont les ombres se projettent sur les parois de nos désirs sans s’y jamais fixer.

   Cette Terra Incognita : des notes sur des feuilles blanches, une foultitude de notes avec des biffures, des ratures des encadrés, des renvois à la ligne dont notre œil ne saisit plus que l’étrangeté hiéroglyphique.

   Cette Terra Incognita : des lectures plurielles, nous aurions voulu en retracer sans délai l’histoire, y évoquer la belle résille des pensées mais c’est comme un faux-jour qui hante le langage, le rend méconnaissable, presque une langue étrangère.

   Cette Terra Incognita : ce que nous avons été, que nous ne sommes plus, une image floue sur le miroir d’une photographie jaunie.

   Cette Terra Incognita : ce moment de pure joie, ce moment d’extase lié à la rencontre de l’Aimée ou bien de l’œuvre d’Art dans la salle silencieuse du Musée, c’est un chant ancien, un murmure qui ne dit plu son nom que sur le mode de la complainte.

   Cette Terra Incognita : cette libre insouciance de la jeunesse, cette liberté sans entrave, cette course effrénée à travers collines, champs et bois et, aujourd’hui, juste une clairière autour de soi avec le cercle fermé de son horizon.

   Cette Terra Incognita : la saveur d’une « Petite Madeleine », ces délicieuses gaufres concoctées par une Aïeule aimante, un fer noir avec un long manche, seule subsistance de ce qui fut.

   Cette Terra Incognita : ce long poème commencé depuis toujours qui fait ses circonvolutions au centre de la matière grise et s’y ensevelit telle une cendre dispersée au vent.

   Cette Terra Incognita, notre Terre seconde où, à la manière de formes moirées, irisées, notre Inconscient va et vient à sa guise, détaché de nous, de notre présence actuelle, animé de mouvements dont nous ne sommes plus les maîtres.

   Cette Terra Incognita : les fleurs de notre imaginaire, tressées à la puissance infinie des Archétypes, ces forces occultes qui nous dirigent bien plus que notre natif orgueil ne pourrait en admettre la plurielle effectivité.

 

Cette Terra Incognita = Cette Terra Incognita

 

   redoublement de la formulation qui ne peut se conclure que sous la figure de la tautologie, cette Totalité qui, à elle seule, contient une Vérité qui ne nous est pas accessible, pas plus qu’elle ne pourrait l’être pour les modernes Sondeurs de Conscience, ils sont des Sourciers aux mains vides. Ils ne peuvent jamais nous atteindre qu’à la hauteur de leur grille interprétative, de leur dogme dont ils ne pourraient s’abstraire qu’à procéder à leur propre annulation.

   Cette Terre Incognita, bien loin de nos aliéner est le gage de notre Liberté entière et imprescriptible, car elle est le signe de notre singularité, l’empreinte de notre Essence, laquelle n’est ni divisible, ni partageable.

   Un grand merci à l’Artiste Allemande de nous permettre de voyager en ces terres qui, faute de pouvoir être conquises de haute lutte, sont les territoires, les fondements sur lesquels nous existons. Dangereusement sans doute, toute vie étant au risque de n’être plus qu’un souvenir de vie. Les Morts conservent-ils une mémoire de leur passé ? Ont-ils, en quelque tiroir du Néant, des documents d’archéologie clairement visibles que les feraient plus Vivants que les Vivants ?  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 novembre 2022 2 22 /11 /novembre /2022 08:53
Où commence, où finit l’œuvre ?

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   C’est du blanc en tant que fondement dont il nous faut partir, comme si un virginal champ de neige n’attendait que la chute de la brindille, le sautillement noir de l’oiseau, la plume cendrée, minces prétextes lexicaux qui initieraient le début d’une narration. Plus d’un de mes textes aborde cette heure aurorale de l’Art, là où rien n’est encore décidé, où la résille de la tête de l’Artiste est dans le flou, où sa main tremble encore du songe à peine évacué, où elle tremble aussi de ce destin de l’œuvre qui s’annonce dans une manière de retrait têtu, de parole silencieuse qui ne consentira à épeler les lettres de son nom qu’au prix d’une tension psychique, peut-être même d’une angoisse du Créateur exilé de soi, exilé du monde, tout le temps que dureront cette latence, cette indécision, car il en va d’une conscience de Soi à poser face à l’énigme de la venue en présence d’une chose éminemment singulière. Question de Vie ou de Mort.

   Vivre, pour l’artiste est inscrire sur la peau du Monde les stigmates, les scarifications, les traits et les signes qui donneront sens selon Soi à ce qui a priori n’en a pas. La toile blanche n’a nul sens, pas plus que le ciel vide de nuages, pas plus que le ruisseau d’eau claire qui ne coule que pour couler. L’Artiste est un Tatoueur qui grave de son stylet encré, au plein de l’épiderme, la marque qui est son essence la plus intime. Pas de plus grand désespoir, pas de mesure plus absurde que de demeurer la tête désertée, les mains vides face à ce qui attend d’être fécondé, ce qui attend que se lèvent en lui les indices, les empreintes d’un chemin existentiel, autrement dit le sillon de la présence humaine sur fond d’espace et de temps. Question de Vie ou de Mort, disions-nous. Oui, échouer sur le rivage blanc de la toile, sans possibilité aucune d’y inscrire son propre chiffre, s’annonce comme un trait avant-coureur de la Mort. Question de Vie ou de Mort.

   Nous regardons en silence, avec une sorte de fixité, sinon de fascination, ces deux Silhouettes Humaines seulement ébauchées. Nous y reconnaissons d’emblée, un visage d’Homme, un visage de Femme. Sans doute s’agit-il de deux œuvres juxtaposées dans le genre d’un diptyque ?

   Visage de l’Homme : cheveux courts et noirs, avec un reflet plus clair. Contour du visage : une ligne simple, à peine affirmée. Vêture : un demi col de chemise, le fin liseré destiné à accueillir le boutonnage.

   Visage de la Femme : cheveux mi courts avec des mèches en désordre. Contour du visage et du vêtement : une ligne presque invisible. Motif des lèvres : trois traits rouges. Certes, cette description au plus près est clinique, abstraite, pour la simple raison que nulle rhétorique ne saurait s’élever de si minces prétextes, sauf à vouloir broder des hypothèses au motif de quelque fantaisie. Nous, en tant que Voyeurs de l’œuvre, demeurons sur notre faim et si nous restons dans cette posture, c’est simplement en raison de l’unique  saisie de l’esquisse de surface. Mais il y a plus de profondeur et ceci ne se révélera qu’au prix d’un travail de déconstruction/reconstruction de ce qui nous est donné à voir, de façon à en scruter quelque perspective signifiante. Question de Vie ou de Mort.

   Ce qui, immédiatement vient à la pensée, c’est l’interrogation suivante : cette Œuvre est-elle terminée ou bien ne s’agit-il que d’un canevas qui trouvera son plein accomplissement dans un temps non encore déterminé ? Cependant, il semblerait que la signature de l’Artiste confirme bien qu’il s’agit d’une œuvre achevée. Donc pour l’Artiste, une totalité de sens était incluse dans ce face à face de ces deux fortraits traités dans une belle économie de moyens, ce qui leur confère clarté et élégance. Existe-t-il, dans le processus de création, un point de non-retour à partir duquel les lignes posées sur le subjectile se suffiraient, plaçant l’image dans une satisfaisante autarcie, tout trait surnuméraire en affectant gravement le contenu interne ? Sans doute y a-t-il un point d’équilibre dont la singularité affecte Celui ou Celle qui créent, ce point établissant l’instant de la touche finale. Alors le point qui clôt le geste est pure détermination subjective dont les tenants et les aboutissants sont bien trop complexes pour être évoqués ici. Il s’agit, en quelque façon, des climatiques affinitaires dont nul ne pourrait rendre compte spontanément, eu égard aux soubassements inconscients qui en animent la venue au jour. Question de Vie ou de Mort.

   De toute évidence, se révèle toujours chez nous, Spectateurs de l’œuvre, un sentiment de frustration au regard de l’abstraction qui ôte à notre vue des traits de physionomie qui eussent concouru à nous rassurer. Si belle, si active dans la construction de notre propre architectonique, la dimension des détails du visage :

 

l’éclat d’un regard,

le réseau des rides,

la personnalité d’un nez,

la mimique d’une bouche,

 

   autant de cailloux semés sur notre chemin afin que notre marche ne soit nullement hasardeuse. Et pourtant, les choses sont-elles si évidentes qu’il y paraît dans cette fonction de réassurance narcissique dont nous gratifieraient les signes attendus d’une épiphanie complète ? Non, il n’y a nulle certitude. C’est simplement une question de point de vue. Tel qui verra en l’œuvre considérée « inachevée », la plus pure liberté imaginative, tel Autre n’y entendra qu’une dimension privative, sinon absurde.

    Nous sommes essentiellement des êtres de REGARD, ce regard dont nous souhaiterions qu’il fût toujours immédiatement comblé. Le réel venant à notre encontre nous l’eussions voulu placé sous l’emblème de la complétude, contenant l’entièreté des caractères, des tournures, des apparences dont notre désir avait, de tout temps, tracé les sentiers de sa venue.  Mais c’est toujours du déceptif qui s’annonce en lieu et place de cet univers des délices avançant à bas bruit dans les replis de notre âme, cet idéal que nous plaçons si haut et qui, la plupart du temps, s’éclipse. Question de Vie ou de Mort.

   Mais raisonner de cette manière n’est qu’une approximation du réel de l’Art, non son essence intime. Si nous réclamons des traits supposés absents, c’est que, prioritairement, nous dressons ces portraits au titre de la quantité, nullement de la qualité. Or nulle réification, dans sa pullulation, ne nous assure de rien, bien plutôt elle nous égare dans une manière de chaos indescriptible dont nous ne ressortirons jamais qu’exténués. L’Art Minimal, puisque c’est bien ici ce dont il est question, loin de nous livrer aux affres de l’incompréhension, nous ouvre grand les portes de la clarté : clarté des signes, clarté des intentions, clarté qui est nécessairement à notre mesure puisque c’est NOUS qui sommes conviés, en une certaine façon, à poursuivre l’œuvre, c’est-à-dire à nous inscrire dans la constellation pensante de l’Art, sans doute l’une des plus belles inventions de l’Homme.

   Barbara Kroll, apposant sa signature au bas des portraits, ceci voulait signifier la fin d’une tâche, la clôture temporaire d’un sens à l’œuvre, lequel jamais n’arrête sa course, identiquement aux astres qui sillonnent silencieusement le ciel à une vitesse infinie. La mobilité est leur essence. La nôtre, l’essence intime qui nous fait qui-nous-sommes, est affectée d’une course plus lente mais non moins signifiante. Longtemps, dans le silence de nos corps, ces portraits traceront en nous les lois de notre propre devenir. Question de Vie ou de Mort.

   Peut-être le Lecteur, la Lectrice s’interrogeront-ils au sujet de cette lancinante antienne « Question de Vie ou de Mort », laquelle semble rythmer la venue du texte à son terme. Cependant, « nul péril en la demeure », faire face à une œuvre, quelle qu’elle soit, y porter un regard scrutateur, tâcher d’y déceler un possible sens, tout ceci n’a jamais lieu qu’à l’aune d’une Joie, et c’est la Vie, à l’aune d’une tristesse, et c’est la Mort. Toujours nous oscillons entre ces deux bornes, tout comme l’œuvre, depuis notre Naissance jusqu’à notre Disparition. Nous aussi sommes des œuvres dont nous ne possédons nullement la clé, un chiffre qui court et se noie parmi la multitude sans nom des autres chiffres. Ainsi va notre Destinée Humaine.

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