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23 avril 2021 5 23 /04 /avril /2021 16:58

 

L’aventure fictionnelle ou l’impossible réel
mardi 23 octobre 2012, par Jean-Paul Vialard 
 
©e-litterature.net

 

L'Aventure fictionnelle ou l'impossible réel.

 

 

 

  Le réel est une question. Une vraie question dont bien souvent nous ne prenons pas la mesure. Comment nous apparaît-il ? Comment nous parle-t-il ? Comment pouvons-nous le faire nôtre, le posséder en une certaine manière ? Est-il si facile à appréhender qu'il y paraît de prime abord ? Et puis pouvons nous en saisir la substance ou bien n'est-il qu'une pure illusion à l'orée de notre conscience ? Le réel est-il ce qui fait constamment phénomène devant nous et que nous acceptons aussitôt dans une manière d'évidence ? Est-il le même pour chacun d'entre nous ou s'illustre-t-il sous des figures différentes ? Une simple question de "point de vue" dont notre subjectivité nous assurerait d'une façon singulière ? Mais prenons un exemple concret seul à même de nous guider dans une connaissance qui, faute de s'appuyer sur lui, demeurerait une simple méditation intellectuelle.

 

    Le phénomène du paysage.

 

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                                             (Photographie de l'Auteur).

 

  Ce paysage, au bord de l'Océan, avec son ciel gris-bleu, l'écume blanche de ses vagues, ses barres de rochers inclinés, son sable parcouru de rides, les traces de pas, nous apparaît dans une forme qui ne peut témoigner que de sa réalité. Mais cette prétendue réalité est-elle vraiment à la mesure de ce que nous attendons : à savoir qu'elle nous assure de sa présence avec suffisamment de certitude ? Si le mot de "réalité" (du latin "res", la chose), désigne le caractère de ce qui existe effectivement, par rapport à ce qui est imaginé, rêvé ou fictif, nous ne pourrons que nous accorder, placé face à ce fragment de  nature, sur son existence effective. Il y a bien ces rochers sur lesquels nous pouvons marcher, cette eau dont nous sommes à même d' éprouver la fraîcheur,  ce sable qu'il nous est loisible de faire couler entre nos doigts. 

  Toutes ces choses ne sont pas seulement des sortes d'hallucinations, de sentiments que nous éprouverions à leur endroit, de fictions dont nous aurions établi les fondements sur le rivage à la seule grâce de notre imaginaire. Mais pour que ces choses du réel puissent nous atteindre avec une manière d'authenticité nous assurant bien de leur être, il faut à notre perception des assises suffisamment stables, immuables; à notre entendement un cadre intangible sur lequel il puisse établir quelques hypothèses vraisemblables.

Seulement, si le paysage considéré paraît assurer son règne dans une relative permanence, nous-mêmes, en tant qu'observateurs, ne sommes  jamais dans une position identique qui assignerait ce cadre de la nature à une sorte de vue fixe, indépassable, ni dans les limites de notre propre corps, ni dans le cercle de nos idées constamment soumises au nomadisme de l'exister. De ce simple fait, nous portons toujours sur les choses que nous rencontrons des vues constamment changeantes, nous les jugeons selon telle ou telle inclination passagère. Cette simple mobilité, cette disposition permanente à la plasticité installe le monde dans un jeu kaléidoscopique, dans une saisie pareille au tremblement de l'existence, lequel, parfois, ne nous propose guère de ce fameux réel que des esquisses floues, toutes proches du mirage. 

  Considéré de la sorte, le paysage dont les fondements nous semblaient assurés pour l'éternité, ne nous apparaît plus avec la même persistance, la même structure immuable. Or, toute réalité, pour faire sens, a besoin de s'installer dans une postérité l'assurant d'une forme stable.  Ce rocher devant nous, soumis au changement permanent et à une certaine forme d'érosion sinon de corruption peut-il témoigner de ce qu'il est vraiment alors qu'à chaque instant la vague vient lui ôter quelque fragment de sa substance ? Il n'est "réel" qu'à l'aune d'un temps figé de l'ordre du concept, non référable à l'essence de l'exister toujours soumise à l'impermanence, au renouvellement, au recyclage des éléments.

  Et puis l'homme n'est pas sans mémoire, sans vécu. Observant ces rochers, cette eau, ce sable, il ne reste pas dans une espèce de sidération qui le placerait vis à vis de ces choses avec une vue unique, des émotions stables, des idées définitives. Dès que l'acte perceptif s'ouvre, aussitôt surgissent mille perspectives, mille projets, mille foisonnements multiples faisant la richesse de l'individu, sa disponibilité au déploiement, à l'efflorescence, à la quintessence. Toutes ces conditions de la multiplicité du vivant ne pourraient lui être ôtées qu'à suspendre son essence, à le précipiter dans une manière d'hypostase le ramenant aux contingences les plus limitées. Sans tomber dans les excès projectifs de l'animisme faisons, l'instant d'une courte pause, l'étonnante hypothèse que les choses seraient douées d'une conscience, cette dernière fût-elle infinitésimale.

  Et inversons le cadre perceptif en assurant au rocher, à l'eau, au sable, quelque infime qualité de "jugement". Mais alors, l'homme que vous êtes, en train de regarder ces merveilles de la nature sera évalué à l'aune de ses manifestations changeantes et imprévisibles, de ses voltes multiples, de ses brusques retournements, de ses allers et retours primesautiers et bien malin serait, du rocher, de l'eau, du sable, celui qui pourrait tracer votre portrait, décrire votre image, esquisser les contours de votre singularité. Entre eau; rocher; sable il ne pourrait y avoir que polémique, chacun étant assuré d'avoir perçu votre propre réalité dont il ne saurait y avoir d'autre forme possible.

  Et cette réalité multiple que les choses percevraient théoriquement de votre apparence ne se distinguerait guère des réalités plurielles qui ne manqueraient pas d'apparaître aux yeux d'autres observateurs. Il est dans la nature de l'acte de saisie du réel de sélectionner, trier, classer selon sa propre inclination. Chacun s'inscrit dans cette visée à partir de ses expériences particulières, ses affinités, ses tendances et quantité d'autres menues considérations. Le rocher, depuis sa compacité, son opacité, sa densité, n'a rien à nous révéler du point de vue de sa réalité effective. Il n'est que mutité, cécité, surdité. Sauf à s'installer dans une forme de pensée magique, la pierre, le galet n'ont rien à nous dire de leur réalité, n'ont rien à prouver de leur matérialité. Ils sont posés devant nous avec la force de l'énigme et c'est bien nous qui avons à les pourvoir d'un langage, à les installer dans une parole signifiante. La réalité, c'est nous qui la leur conférons, chacun à notre manière, avec nos passions ou nos indifférences, avec nos certitudes et nos doutes. 

  Du réel nous ne prélevons jamais que quelques indices que nous réaménageons constamment pour en faire du vraisemblable, du possible, du palpable, de l'interprétable, du compréhensible. C'est une des raisons pour lesquelles nous nommons les choses : afin que, sorties de la densité matérielle, elles puissent parvenir à une désocclusion. Notre regard les en assure, notre esprit pourvoit à leur émergence, nos actes les mettent en jeu sur la scène du monde. L'arbre existe-t-il réellement à l'abri de la vision humaine ? Le désert a-t-il encore quelque signification quand le nomade l'a déserté ? La nappe liquide au fin fond de la forêt tropicale humide a-t-elle encore la moindre justification quand le peuple de l'eau l'a délaissée?  Le réel est une constante et infinie construction intellectuelle. Il n'est jamais sans l'œuvre de l'homme, jamais sans son concept, son imaginaire, ses émotions, sa capacité à créer, sa propension à assurer le vivant de son attention toujours renouvelée. Des choses réelles à notre propre réalité, de notre propre réalité aux choses réelles, il y a toujours constant réaménagement, changement de perspective, considération, en définitive, d'une toujours nouvelle réalité succédant toujours à une autre réalité de nature différente.

  De façon à rendre ce réel stable et interprétable avec exactitude, il faudrait aménager un suspens du temps, de l'espace. Ce qui revient à dire : sortir du cadre sensible dont nous sommes affectés tout au long de notre existence (les choses aussi, bien évidemment) pour se retrouver dans l'absolue certitude de l'Idée. On aura compris qu'une décision de cette nature ne saurait nous appartenir. Elle fait seulement signe en direction d'une visée théorique, d'une contemplation. Pour le dire autrement, le réel n'est qu'une pure virtualité s'actualisant toujours selon une subjectivité, en un lieu et un moment donnés jamais renouvelés. Le réel est toujours à construire. Seule la conscience de l' homme, de chaque homme, est en mesure  d'en poser les assises signifiantes.

 

    Prélever des fragments du réel.

 

  Non seulement le réel est changeant, protéiforme, mais il ne nous apparaît jamais en totalité. Le monde ne se livre à notre regard qu'avec parcimonie, selon une succession de facettes dont notre conscience cherche constamment à faire la synthèse. Le Philosophe Alain faisait remarquer que le dé à jouer ne se donne jamais à voir que dans une manière d'incomplétude, face après face, sa représentation globale résultant d'une activité constituante de l'esprit humain. 

  Ainsi, cette eau de l'océan, de proche en proche, fait-elle signe en direction de toutes les eaux de l'univers. Il en est de même pour les rochers et leur relation avec la terre, l'air et l'immensité de l'espace ouranien. Toujours un trajet du particulier à l'universel. Mais pour bien percevoir le monde en son déploiement, ses innombrables lignes de fuite, ses infinités d'interprétations il faut partir du fragment, du simple, de l'élémentaire et les rapporter à soi afin d'y faire surgir une première compréhension. Cette réalité du rocher qui me fait face, avant d'être idéelle et universelle est réalité-pour-moi; elle joue en écho avec ce que je suis en essence, avec mes préoccupations, mes affinités, mes souvenirs, mon imaginaire. Jamais le rocher-pour-moi ne peut être le rocher-pour-l'Autre. Ce rocher posé là, devant moi, s'il a bien été crée par la Nature, c'est toutefois moi qui lui ai accordé une réalité. 

  Le perçu avant d'être simplement une réalité purement subsistante est conçu, c'est à dire que j'en constitue l'origine, que je lui donne acte par une pure décision de ma subjectivité. Telle chose que j'ignorerai dans ma quête perceptive sera, au contraire, mise en valeur par un Autre que moi. Autrement formulé : le réel, nous lui accordons sa mesure à l'aune de nos intérêts, de nos tendances, de nos choix. Le réel apparaît donc comme le résultat d'une pure délibération de l'individu.

  S'il y a communauté des points de vue et accord réciproque sur ce fragment de paysage avec Celui qui, comme moi, contemple , il ne saurait y avoir fusion des mondes. Le monde-mien est toujours différent du monde-tien, tout simplement relativement au fait que nous n'habitons pas les mêmes frontières de peau et que la peau enserre, symboliquement parlant, des expériences différentes, des vécus s'alimentant à des sources distinctes. Ainsi le réel-pour-nous résulte-t-il d'une permanente dialectique avec ce qui est autre et toujours nous interroge.

 

    Réel, symbolique, imaginaire.

 

  L'exister, s'il se réfère aux trois registres fondamentaux du réel, du symbolique, de l'imaginaire, ne s'accomplit que sous l'autorité des catégories, lesquelles, au fil du temps ont acquis une souveraineté de droit. L'entendement humain a besoin, pour pouvoir s'exercer, d'opérer par fragments successifs, quitte à en réaliser une synthèse a posteriori. Mais scinder la totalité n'est qu'un pis aller en matière de compréhension du monde. Le réel semble toujours avoir droit de cité par rapport aux autres catégories, comme si le symbolique et l'imaginaire en constituaient des événements périphériques.

  Or, ce paysage, ne peut nullement revendiquer son appartenance à une catégorie plutôt qu'à une autre. Cette partie du monde offerte à mon regard, livrée au travail de ma conscience comporte, à l'évidence, sa part de réel directement perceptible, tangible, mais aussi sa charge d'imaginaire, de symbolique. De ce rocher je peux extraire la statue compacte, lourde, aux formes accomplies; mais aussi bien, ce rocher, je peux l'imaginer semblable au rocher de Sisyphe avec toute sa charge existentielle et métaphysique; aussi bien je peux, à partir de son apparition dans mon champ perceptif, l'assigner à une fiction telle celle de la Roche Tarpéienne à partir de laquelle, dans la Rome antique on précipitait les criminels, les déficients mentaux et physiques. Réel, symbolique, imaginaire s'ils n'apparaissent pas liés d'une façon indissoluble dans nos expériences de vie n'en constituent pas moins les trois attaches significatives dont nous ne pouvons jamais faire l'économie. 

 

    Le rocher perçu : du temps, de l'humain, du langage, de l'art.

 

  Mais revenons au paysage et tâchons d'y trouver quelques explications, quelques débuts de langage qui pourraient s'y faire jour; quelques perceptions dont nous pourrions être saisi dans le recueil de la vision.

  La temporalité ne peut manquer de surgir face à la symbolique qui est latente dans l'image. Au-dessus de l'horizon, cette opalescence, cette vacuité de l'air  n'est-elle pas une vue ouverte à toutes les interprétations, une fuite éternelle vers un infini qui ne peut que nous questionner du fond de son énigme ? Et cette eau bleue et blanche, semblable au pastel, au trait à peine esquissé de l'estompe, n'illustre-t-elle pas une réplique des eaux primordiales dont la terre est issue ? N'est-elle pas une eau purement temporelle promise à une érosion, une dégradation dont les rochers auront à connaître à la mesure de leur délitement, de leur lente décomposition sous la forme du galet d'abord, du sable ensuite, enfin de la poussière comme apparition ultime du réel ?

  L'humain  est aussi présent, non dans une visibilité effective, dans un questionnement seulement. Traces de pas métaphysiques, au sens premier s'entend, posant la question essentielle de ce qui pourrait se découvrir au-delà de la physique, de l'empreinte matérielle des choses, de leur contour dont nous ne sommes parfois assurés que sous la perspective de l'illusion.

  Le langage s'inscrit aussi dans le projet du paysage. Non en tant qu'énoncé clair et évident que pourrait proférer le rocher, de discours que l'eau viendrait murmurer à notre oreille. Ici, c'est le langage du monde en tant que présence dont il faut nous approprier. Bien au-delà des volutes d'air bleu, ce sont de très lointaines contrées qui viennent témoigner de leur appartenance à notre horizon humain, ce sont les tremblements de feuilles en haut de la canopée, les cris des aras, les mélopées de peuples soumis, les chants syncopés venus des plantations de cannes à sucre; ce sont les bruits circulaires de tours de potiers sur lesquels se façonnent les belles œuvres des civilisations, les poteries Nazca dans les Andes, l'écoulement froissé de l'eau dans les rigoles de pierre du Machu Picchu, le chuintement des joncs tressés par les tribus Tiwanaku pour en faire leurs barques végétales.

  L'eau n'est pas moins muette que l'air. Elle s'agite continûment dans ses remous de bulles, ses circonvolutions abyssales ; elle frappe le socle de la terre, érode les côtes, monte à l'assaut des rivages, des îles plates du Pacifique, attaque les glaciers qui s'effondrent dans le froid anonymat des banquises bleues. L'eau dit aux hommes leur belle aventure, leurs explorations, leurs conquêtes, leur inconséquence aussi, leur entêtement à ne pas écouter la grande symphonie des éléments.

  Les rochers inclinés nous font entendre leur longue généalogie, leur bruit de fusion, leur écoulement de lave, leur solidification au cours des périodes géologiques, leurs élévations en dykes que vient perforer l'air chargé de sable. Leur effritement est aussi perceptible dans les ressacs du sable, les remous de poussière. Mais le langage du paysage ne se contente pas de l'émission de quelque vérité primaire entrelacée avec le parcours de l'eau, le feu de la pierre, la fluidité de l'air. Il se mêle aussi de culture, fait naître en nous des images, des mélodies, des situations. Il convoque la figuration picturale, les grandes œuvres que les hommes ont disséminées sur la surface de la terre depuis des temps immémoriaux, à partir des premières manifestations de l'art pariétal jusqu'aux modernes créations de l'art contemporain.

  C'est bien là la force du réel, sa véritable essence que de mobiliser notre imaginaire, de féconder notre disposition au symbole, de nous mettre en demeure d'interpréter ce qui vient à notre rencontre. Le réel n'est jamais un objet compact nous faisant face dont nous ne pourrions que constater la face énigmatique. Nous pouvons entrer en lui, nous assigner à sa désocclusion, le mettre en demeure de nous livrer les clés de sa compréhension. Que seraient, en effet, ces masses d'air, cet océan agité, ces barres rocheuses, ce sable s'ils n'étaient présents pour nous délivrer des messages, pour nous disposer aux multiples interprétations qui saisissent l'homme depuis son premier souffle ? Toute perspective naturelle porte en creux l'empreinte des œuvres humaines. Ce paysage aussi bien que toute chose rencontrée au hasard de notre cheminement. Comment être face à cette manière de démesure sans que surgissent en nous les formes esthétiques qui jouent en contrepoint ? Tout est lié : il suffit de mettre en relation. Mettons donc en relation avec ce qui tient un langage commun.

  Observant les rochers face à l'océan, nous sommes en même temps saisis d'autres lieux, d'autres représentations. Ce qu'il nous a été donné de voir, dans un Musée, dans les pages d'un livre, nous le régurgitons comme un rapace restitue sa pelote nourricière. Nous sommes sur la crête vert émeraude de Courbet, tout près du ciel d'orage; nous observons depuis les rochers noirs d'Homer Winslow les vagues faire leurs assauts d'écume blanche; nous nous tenons en haut de la falaise édifiée par Arthur Hill Gilbert afin de jouir du spectacle des roches fauves que l'eau turquoise vient baigner de ses lames apaisées. Et il faudrait encore ajouter les merveilleuses estampes japonaises de la période ukiyo-e, surtout la Grande vague de Hokusai, avec, en toile de fond, le cône neigeux du Fuji Yama.

  Il faudrait s'entourer d'ambiances musicales comme dans "Les jeux d'eau" de Maurice Ravel; il faudrait hanter les hautes falaises de Bretagne ou d'Etretat; parcourir le sable des dunes tout en haut du Pilat; il faudrait convoquer en un seul lieu, un même temps, toutes les expériences, tous les souvenirs qui peuvent jouer cette partition existentielle si particulière. Une vie n'y suffirait pas. Mais nous n'avons nullement à restituer tous ces arrière-plans; nous n'avons aucune volonté à mettre en œuvre. Tout ceci se fait dans l'immédiateté de la saisie perceptive, presque toujours à notre insu. En effet, comment repérer dans l'émotion subitement ressentie face à cette meute de rochers levés vers le ciel, la situation ancienne qui en constituait les fondements : peut-être les premières pierres signifiantes dont notre enfance dressa le cadre ? Mais peu importe, l'événement qui nous mobilise tout entier dans notre contemplation de l'étendue océane n'a nul besoin d'être interprété pour faire sens. Sans doute avons-nous même oublié les minces aventures qui en constituèrent les prémices. La présence du lieu se suffit à elle-même.

 

    Le paysage réel considéré comme fiction.

 

  Ces quelques considérations nous permettent cependant de considérer d'une autre manière le fragment de nature dont nous faisons l'expérience. Cette eau, ces rochers, ce ciel écrivent une histoire, mettent en place les assises d'une fiction. Le réel n'est jamais une donnée pure qui pourrait s'abstraire de toute contingence. Le réel porte toujours avec lui quantité de significations associées, de menus faits divers, de digressions. Jamais il ne nous est donné comme un absolu, jamais il ne revendique de position objective, irréfutable. Bien au contraire il autorise toutes les fantaisies, il apparaît en de multiples esquisses se reconfigurant sans cesse.

  Faute d'être cela, privé de sa plasticité essentielle, il n'aurait plus d'espace où dérouler son jeu. Il ne serait alors qu'une eau morte, fossile, enfouie sous des strates d'incompréhension. L'intérêt du réel, dans la rencontre que nous faisons de lui, est bien de nous autoriser à l'interpréter à notre guise. Le monde-pour-moi n'est jamais une duplication du monde-pour-l'Autre. Et c'est, du reste, parce que nos deux mondes sont différents qu'ils sont compatibles et peuvent dialoguer dans l'ordre de la différence, de la comparaison, de la complémentarité. Rien ne peut jamais signifier à partir d'une fusion en miroir. Le monde n'est monde que parce qu'il porte en lui les conditions d'une dialectique, parfois d'un combat, souvent d'un accord. 

  Si nous avons pu émettre quelques idées sur ce réel en question c'est uniquement en raison de sa capacité à se constituer enparenthèse fictionnelle. Si, par nature, il avait été dépourvu de ce langage, il n'aurait pu nous apparaître que sous la figure de la mutité, de l'incommunicable, de l'incapacité à affirmer son être. Et l'être-réel-du-monde, c'est bien sa disposition à l'événement, son ouverture à l'histoire, à la narration, sa toujours possible inclination à projeter du sens, sa quête en direction de la fable, du poème, du chant. L'être-réel-du-monde n'a d'autre alternative que d'inscrire sa progression dans une ouverture polyphonique. Privé de voix, il ne serait plus. Il n'aurait plus espace ni temps où se déployer.

 

    L'exister comme fiction.

 

  Mais nous avons déployé assez de notions à propos du paysage et du sens caché que l'on pouvait y déceler. Il s'agit maintenant de se poser la question de savoir si l'existence en totalité peut se rapporter à la fiction. Qu'en est-il de notre propre réalité et pouvons-nous l'approcher avec suffisamment de pertinence ? De prime abord le problème semble être celui du recul nécessaire à notre propre jugement nous concernant. Et ici il ne saurait s'agir d'objectivité. Nous ne pouvons être qu'un Sujet en quête de lui-même : à savoir une pure subjectivité. Le recul se réfère plutôt à l'ampleur de vue nécessaire pour saisir, d'un seul empan, la totalité de notre existence. 

  Bien évidemment nous sentons aussitôt que nous butons sur un obstacle infranchissable de l'ordre de la métaphysique. Observer notre réalité entière implique notre finitude. Nous ne sommes "fini" qu'une fois mort, ce qui revient à dire que la tâche synthétique revenant à notre conscience apparaît aussitôt nulle et non avenue : une aporie. Seul le Néant pourrait nous servir d'issue mais nous savons qu'une telle hypothèse est absurde par nature. Et puisque nous ne pouvons nous-mêmes nous commettre à faire le récit de nos existences, d'autres s'en chargeront à notre place qui écriront une fable, faute de posséder toutes les clés de notre compréhension.

 

    Ecriture et réel.

 

Mais, l'espace d'un instant, laissons libre cours à une aventure existentielle toujours possible. Parvenu au terme de notre existence, nous décidons de nous lancer dans l'écriture de notre propre biographie. Nous prenons des notes, nous rassemblons des documents, nous cherchons des témoignages afin de cerner au plus près la réalité qui aura été la nôtre. Nous écrirons méticuleusement, chapitre après chapitre, par le menu, avec un noble souci du détail tous les événements qui auront tissé notre vie. Tant que nous serons occupé à les relater, le doute nous saisira peu. Nous vivrons à nouveau, par procuration, les jours passés, nous retrouverons des souvenirs que l'on croyait perdus à jamais.

  En fait, nous redoublerons notre existence, nous l'assignerons à rendre compte du réel. Seulement, dans cette activité d'archivage, il ne faudra pas introduire de césure, de pause. Faute de quoi le temps suspendu jouera contre nous. Bientôt nous nous apercevrons que cette réalité mise en œuvre est constamment livrée à l'approximation, à l'à-peu-près, que les faits trop anciens s'habillent volontiers d'une touche d'invention, que les épisodes occultés par la mémoire doivent faire appel à l'imaginaire, à l'improvisation, que l'inévitable jeu entre les épisodes vécus se pare vite des traits de la fiction; qu'en un mot, c'est d'une histoire dont il s'agit avec toute sa charge d'ambiguïté, sa disposition aux vérités tronquées.

  Alors, plus rien ne semblera tenir que cette vaste scène où se devinent, dans la pénombre, les poulies et les rouages de la machinerie; les perspectives de carton-pâte des personnages d'une très ancienne commedia dell' arte, les jeux de rôle et les faux-semblants. Il ne s'agira plus de nous, de notre empilement de chair et d'os. Il s'agira de nous en tant que langage. Nous aurons rejoint notre essence humaine tout simplement en renonçant aux artifices, aux ruses, aux esquives. Nous prendrons alors conscience, juste avant de refermer les pages de notre existence, que nous ne sommes qu'un genre de biofiction, d'histoire que le monde écrit à notre place afin de nous donner lieu et temps l'espace d'une vie. Dès lors, il n'y aura plus place pour une interprétation "vraisemblable". Nous serons dans la FABLE et nulle part ailleurs.

 

 

(Au sujet des implications littéraires de ce thème du réel et de la fiction,

on lira, dans ce même Site, l'article intitulé :

"Autobiographie : mythe ou réalité ?" )

 

 

 

 

Site de l'auteur

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11 janvier 2017 3 11 /01 /janvier /2017 11:16
« Il faut imaginer Sisyphe heureux ? ».

« La tendresse ».

Œuvre : Dongni Hou.

 

 

La représentation picturale.

 

Dire ici que l’œuvre de l’Artiste s’inscrit dans une homologie mettant en perspective la toile du Titien, où Sisyphe est le sujet du traitement, revient à énoncer un truisme, les images pouvant se superposer dans un genre d’alliance heureuse. Cependant s’agit-il seulement d’un calque qui reprendrait la représentation du Maître de l’Ecole Vénitienne ? Sans y apporter une touche personnelle et considérer à nouveaux frais, du moins dans une première aperception, le statut de l’approche mythologique elle-même ? Identique attitude corporelle de tension dans l’effort. Même contrainte sous le fardeau de l’absurde. Même anonymat du sujet dont la tête se confond avec l’objet même de sa déréliction, à savoir ce rocher (ou son absence que deux fleurs simplement symbolisent) cette masse donc qui l’écrase de tout son incompréhensible poids. Ainsi s’affirment des points de contact, ainsi se loge dans un même creuset de la création cette esquisse humaine qui n’est que la réverbération de la nôtre.

Mais là où la syntaxe diffère sensiblement, c’est dans le traitement des habituels symboles qui présentent le personnage de Sisyphe placé sous les fourches caudines inexorables du Destin. (Destin que l’on prendra soin d’écrire avec une Majuscule à l’initiale afin qu’en ce signe la jonction soit faite avec l’arrière-plan dont la Moïra, cette faiseuse d’existences, est la figure mythologique incontournable). Dans le parti pris de la monstration contemporaine il y a une volonté évidente d’adoucir les contours d’une réalité si verticale qu’elle induit un vertige et incite à des glissements sémantiques, à de nouveaux paradigmes picturaux par lesquels échapper, en quelque manière, (ou bien à tenter de le faire) à l’insupportable fardeau de la déréliction. Mais y échappe-t-on vraiment à la seule mesure de décisions formelles ?

« Il faut imaginer Sisyphe heureux ? ».

Sisyphe par Titien.

 

 

En premier lieu la vive lumière dont la présence dramatisait la mise en scène du Titien se métamorphose en une atmosphère plus sombre, peut-être plus énigmatique, amenée à la limite d’une illisibilité afin que sa puissance en partie occultée fasse l’économie de cette tragédie dont nous ne voulons être les témoins passifs. En effet, par quel miracle pourrions-nous contrecarrer en quelque façon la décision des dieux de punir l’audacieux Sisyphe de l’inconscience qui l’a condamné à faire du transport infini de cette pierre le quotidien de ses jours ? Est-ce par un juste souci de l’âme que le fardeau a été biffé de la représentation ? Ou alors par le choix d’un style, la mise en œuvre d’une esthétique renouvelée ? Tout ceci ne laisse de nous interroger, tout comme ce fond du tableau semé de corolles de fleurs qui sembleraient la proximité d’un luxueux jardin d’Eden, comme si la faute expiée, le malheureux héros pouvait se relever de la Chute à l’aune d’une repentance. Mais alors ici, nous sortons de l’aire simplement mythologique pour entrer dans celle d’une théologie affirmée. Mais, après tout, y a-t-il aussi loin du contenu de la mythologie qui chante les dieux et de la religion qui chante Dieu ? Peut-être simplement la distance du polythéisme au monothéisme. Mais ceci entraînerait quelque considération plus approfondie.

 

Une nécessaire lecture plurielle d’images polysémiques.

 

Rien ne saurait être simple dès l’instant où l’on aborde aux rivages escarpés et invisibles de la philosophie et de la métaphysique. De l’absurde, du sens en creux qui lui est coalescent en tant « qu’inquiétante étrangeté », de la finitude qui borne la marche en avant de l’homme, de l’ennui et de l’angoisse qui résultent de l’indicible lié à de telles questions, il s’avère difficile de formuler quelque chose de juste et de clair tellement le degré de visibilité est obéré par cela même qui nous affecte depuis le centre même de notre mortelle condition. Alors nous errons comme des âmes en peine, sur le bord de quelque abîme. Alors nous nous ruons dans le jeu, l’amour, l’art, parfois la mondaine consommation afin que, nos sens comblés, nous puissions devenir amnésiques et nous doter de cette « oublieuse mémoire » du poète qui sera chargée de nous affranchir de toute dette existentielle ou, tout au moins, de nous dispenser de nous inquiéter à son sujet. Mais, parfois, plutôt que de nous livrer à une volontaire cécité nous empruntons des voies radicales dont nous pensons qu’elles nous hisseront du néant relatif dans lequel nous avançons à la manière des somnambules. Nous convoquons la révolte, nous envisageons le suicide, seule porte par laquelle atteindre à notre propre liberté.

Mais nous sentons combien toutes ces tentatives sont des esquives, parfois des justifications à saisir dans l’instant surgissant d’un drame, de simples fils d’Ariane à la fragilité desquels nous suspendons notre sort à défaut d’en assumer l’incroyable et funeste aporie. C’est de cette manière que la mythologie, l’art, mettant en spectacle cette pièce dont nous sommes toujours les dupes, essaient de nous exonérer de penser plus avant. Il nous suffit de viser la toile du Titien sans nous projeter dans ses significations latentes, de demeurer rivés à cette belle esthétique en clair-obscur à laquelle nous attribuerons, peut-être, le mystérieux symbole d’un passage du jour à la nuit, sans aller y déceler combien cette pantomime de la temporalité enferme en son sein les sèmes de notre propre clôture.

 

Rocher, fleurs : finalité unique.

 

Ou bien nous nous disposons à recevoir le don de « la tendresse » tel que nous l’adresse Dongni Hou, n’échappant à la dimension contingente et définitivement finie des choses qu’à la mesure de cette belle efflorescence plastique qui vient nous arracher à notre immense solitude, à cette aliénation dont nous sommes atteints dès l’instant où nous sommes des êtres jetés dans un monde dont le tissage le plus visible est celui de l’absurde faisant son incessant trajet de navette. Mais, à y regarder de plus près, si le lexique des deux figurations nous apparaît comme sensiblement différent, ne pourrait-on, cependant, y déceler nombre d’évidentes convergences ? A cette fin il convient de procéder à une lecture symbolique dans l’ordre du spatio-temporel et s’éclaireront alors ces points de rencontre, lesquels paraissaient faire signe, de prime abord, vers quelque divergence bien affirmée. En réalité, si les connotations formelles semblent jouer dans des registres d’opposition, la valeur du fond, le propos essentiel, demeurent en grande partie identiques.

Combien il est étonnant de voir jouer dans une partition commune, aussi bien le rocher que le semis de fleurs. En mode contrasté, ces deux images participent à la même compréhension de l’absurde qui les traverse et les tient en suspens. Car, si la lourde masse de pierre affecte Sisyphe de tout son poids d’inintelligible volonté, les fleurs elles aussi concourent à cette étouffante sensation d’écrasement. Les fleurs : une douceur en puissance qui devient une douleur en acte. Si la représentation de ces dernières est d’ordre esthétique, d’essence florale, leur existence réelle est celle d’une inextinguible soif de réduire l’homme à néant. Ce que le rocher s’ingéniait à montrer dans une immédiate compréhension des choses, les fleurs nous l’assènent à la façon d’un présent insidieux, de quelques roses dont la nacre et la douce carnation dissimulent de redoutables épines. Que des fleurs deviennent le fardeau sous lequel courber l’échine, combien cette subtile représentation renforce le projet allégorique voulant signifier l’absurde en totalité qui nervure toute existence de sa rubescente insistance.

Car nous sommes ravagés de l’intérieur, comme si une invincible et impérieuse flamme participait, depuis notre naissance, à notre propre ignition. Ne naissant à nous-mêmes que pour mieux faire ouverture à ces cendres qui couvent et n’auront de cesse de montrer leur indécente persistance à se manifester. Mais, tels le Phénix, peu nombreux nous sommes qui croyons à la palingénésie et à notre nouvel essor à partir de cette confondante poussière qui se révèle être la dernière station de notre être de chair et de sang. Alors nous progressons comme des crabes, marchant de guingois, pinces tendues vers l’avant, yeux montés sur leurs rotules mobiles, comme à l’affût de tout ce qui pourrait énoncer cette cruelle vérité de l’absence définitive à soi que tout futur met en exergue avec la belle constance dont tout avenir est le témoin en son essence.

 

Lire la « fin de la partie ».

 

Mais puisque la temporalité vient d’être évoquée, il faut maintenant se résoudre à prendre acte de notre fragilité de termitière et commencer à en saper les fondements à l’aune de notre lucidité, telle la pioche attaquant à sa base l’édifice de l’être. Considérons l’œuvre actuelle en tâchant d’en dégager quelques linéaments signifiants. L’interprétation conventionnelle de la lecture de l’image nous livre les incontestables faits suivants. Regardant et déroulant le tableau depuis la gauche (son passé) jusqu’à sa droite (son futur) c’est toute une riche sémantique qui en surgit, comme si, soudain, l’invisibilité métaphysique elle-même se donnait un corps, s’assumait en une matière dense, palpable, réelle. La partie gauche du tableau tout entière dédiée à la dimension du passé nous livre soudain les fleurs comme une possession d’un possible bonheur mais que le présent a nécessairement effacé puisqu’il n’est plus le témoin des événements de jadis qu’au travers du phénomène de l’illisible trace, de l’empreinte s’évanouissant à même sa réminiscence. Glaive du moment présent qui vient à l’encontre, ne pouvant encore thématiser le contenu d’un avenir de brume et d’étoupe.

Si le Sisyphe du Titien pouvait encore envisager le spectre d’une lumière venant du futur comme existence lisible, celui de Dongni se trouve acculé à une obscurité si dense que rien d’assuré ne peut l’habiter ou dessiner l’espace d’un projet. Comme si l’Eden à l’horizon du passé (indiqué par la présence des fleurs), jouait en écho avec le futur, sans que cet écho revienne en quelque manière que ce soit en guise de signification (l’ombre limitative de toute existence, l’illisible frontière indépassable). Ici la charge d’absurde atteint son acmé par la figuration florale ou bien par son absence devant l’infortuné Sisyphe, absence qui semble signer la fin de la partie.

 

Faut-il imaginer Sisyphe heureux ?

 

Qu’en est-il du Sisyphe de Camus, cette mythologie transfigurée par la pensée philosophique ? Lorsque la pierre chute en bas de la montagne au terme de l’éternel retour du même qui signe tout absurde en acte, le Philosophe prend soin de noter :

 

« C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin ».

 

Sans doute, en effet, ne la connaîtra-t-il pas cette fin puisqu’il ne pourra en faire l’expérience qu’en abandonnant la vie qui le condamne à même sa profération. Mais ceci suffit-il à exonérer de toute vision tragique celui qui est condamné à faire rouler sa boule de pierre éternellement sur la pente de la montagne ? Et Camus rajoute : « il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris ». Comme si l’homme méprisant ceci qui lui advient dans sa condition en enrayait les funestes conséquences à seulement en prendre conscience. Et l’auteur de « La Peste » renchérit dans cette direction en faisant la thèse que l’Existant, à partir du moment où il connaît sa situation, est libre d’en assumer l’aporie en acceptant son sort comme celui qui lui échoit selon son essence. « Il faut imaginer Sisyphe heureux » se montre alors comme le dernier mot de ce qu’en l’occurrence, je nommerai « philosophie de l’acceptation ». Pour autant il paraît bien difficile de souscrire à cette manière de « pessimisme optimiste » qui, faisant le constat d’un échec, fait de la seule acceptation de ce dernier les conditions mêmes d’une possible liberté. Position théorique s’il en est (donc « contemplative » selon la valeur étymologique courante). Seule nous est octroyée, comme Destin recevable, la certitude de notre propre mort. Etayant son raisonnement sur les œuvres de Kafka et Dostoïevski qui, elles aussi donnent à penser cet absurde, Camus érige la conscience de cette réalité-là en une manière d’acte de bravoure qui semble en transcender les fondements. Il s’agirait presque d’une vision stoïcienne du monde telle que l’excellent Montaigne la pratiquait depuis la rotonde de sa librairie : « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. (…) Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte ». Mais, comme le pose Kuki Shuzo à propos de Sisyphe : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme », cette belle assertion suffit-elle à emplir de certitude un cœur en proie à sa propre détresse ? Question, peut-être, d’inclination personnelle par rapport à des sujets aussi graves que la mort et ce qu’elle recèle, en retrait, de finitude irrécusable. Peut-être, en définitive, vaut-il mieux demeurer en suspens auprès de ces deux belles esthétiques que nous offrent, en des modes différents, mais évidemment complémentaires ces deux toiles ? Peut-être est-ce là, non se dérober à sa position d’homme, mais conférer à l’art cette dimension de liberté dont il nous fait le don, qui toujours demeure, tellement l’œuvre belle est une lumière dans la nuit.

 

 

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22 novembre 2013 5 22 /11 /novembre /2013 09:48

 

Tragique hyperboréen.

 

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 La Mer de glaces

Caspar David Friedrich 1824

Kunsthalle - Hambourg

Source : Wikipédia.


 

  Evoquer le Cercle Polaire n'est pas seulement faire signe vers une ligne théorique qui délimite des territoires, mais c'est surtout amener dans la présence le déploiement d'une "mythologie", ou, à tout le moins, le surgissement de quelque image conforme à nos souhaits. "Cercle Polaire" et déjà nous voyons des Esquimaux sur la banquise, engoncés dans leurs forteresses en fourrures d'ours, harpon à la main, près d'un kayak à la coque fragile ou bien chasseurs arc-boutés au-dessus du petit monticule de givre trahissant la présence du phoque, ou bien assis sur leurs traîneaux tirés par des meutes de huskies à la robe blanche et noire ou encore occupés à scier des cubes de neige afin d'édifier l'igloo protégeant du blizzard. Tout ceci peuple notre imaginaire comme les tomahawks des Sioux nous invitaient à rejoindre les Indiens Peaux-Rouges habitant nos rêves d'enfants. Mais toute cette aimable construction mentale ne résulterait-elle pas d'une simple fantasmagorie dont la réalité serait éloignée, comme perçue au travers d'un voile de brouillard ? Ne serions-nous pas abusés par quelque légende tenace, laquelle nous situerait dans les limites naïves d'une image d'Epinal ?

  Nous penchant sur la lecture de Michel Onfray et son "Esthétique du Pôle Nord", nous sommes rapidement ramenés à une perception plus adéquate des choses. En effet, si la première partie fait un inventaire en effet "esthétique" dont nous percevons quelques beautés, la seconde partie de l'ouvrage nous plonge dans une manière d'hébétude. Ces Inuits dont nous pensions qu'ils s'adonnaient, sans doute avec difficulté, sans doute avec peine, à un genre de culte rendu à la magie blanche d'une ultimaThulé, eh bien voici qu'ils sombrent dans les contingences les plus sombres des peuples soumis à l'impérium des sociétés hyper-libérales.

  Ayant délaissé leur étymologie même de "mangeurs de viande crue", étymologie dont ils pensaient qu'elle les tiendrait à l'abri des excès de la civilisation consumériste, ils en ont adopté, à marche forcée, la cadence aliénante. Ce territoire supposé recéler une certaine virginité, ce Nunavut, entité mal délimitée, en quête d'une difficile identité, le voilà perdu dans les steppes de l'incompréhension, le voilà projeté dans les apories quantitatives, dans le non-sens d'une existence privée de buts, de moyens de se réaliser. En cela, ils ne font pas exception au destin des peuples pauvres, sédentarisés, parqués dans des cubes de béton qui les étouffent, précipités dans la drogue, l'alcool, la prostitution, la vente mercantile de soi, éternels chômeurs perfusés par des subsides gouvernementaux, errant dans l'existence, condamnés par avance, comme les poissons, autrefois, étaient pris au piège dès qu'ils remontaient faire provision d'oxygène vers le trou où les attendaient les pêcheurs.

  Ces peuples, en même temps qu'ils perdaient leur droit de faire de la banquise un espace de liberté, une aire soumise au gré des humeurs nomades, ont perdu leur âme, à savoir les racines qui les reliaient à la terre de leurs ancêtres, à leurs pratiques chamaniques, à leur croyance en l'animisme. Maintenant, isolés dans leurs boîtes surchauffées, inondés d'images télévisuelles, ils n'ont plus pour panthéisme que des envies de pacotille et des désirs de se conformer au standard de développement anglo-saxon. Américanisés, ils le sont jusqu'à l'excès, dans leurs vêtures, dans la pratique hargneuse du ski-doo, dans l'inféodation au GPS qui conduit leurs embarcations parmi les écueils de la glace. Loin est l'Étoile Polaire à laquelle ils confiaient le soin de les guider dans l'espace et le cheminement existentiel. Bien évidemment, la recherche d'un certain confort par ces populations déshéritées n'est nullement condamnable en soi. Ce qui, par contre, est bien plus dommageable, c'est le reniement forcé des valeurs qui fondaient le lien social et la perte d'une liberté sacrifiée sur l'autel des normes établies par un pouvoir central bien peu soucieux des traditions, et des attachements symboliques à des pratiques immémoriales.

  Jusqu'ici, notre voyage en Terre de Baffin s'est seulement fait sous les auspices d'une lumière grise, identiquement à la longue nuit dans laquelle les Inuits sont plongés une grande partie du temps. Mais sortons de l'astre nocturne pour nous tourner, maintenant, vers sa face de lumière,  boréale, cependant. Comme si, par la seule force de notre volonté nous pouvions rendre à ce peuple dévasté un peu de l'âme qui était la sienne avant que leur territoire ne devienne un lieu sans objet, un temps sans repères, une vie sans finalité. Et regardons vers ce passé, non dans le désir d'y faire fructifier quelque nostalgie, d'y éveiller la corne d'abondance de sentiments trop pleins, mais seulement dans le but de retrouver des lignes de force, des aimantations, des boussoles nous permettant de comprendre ces hommes et femmes émergeant de la nuit des temps comme la fleur sort du permafrost lorsque la terre s'anime des rayons du soleil boréal. Et limitons notre inventaire à ce qui semble constituer l'essence même du monde des Inuits, à savoir ce paysage rude, sans concession, abrupt avec lequel l'histoire de ce peuple se confond.

  La pierrel'eaul'air comme composantes essentielles et définitives de toute existence s'enracinant sur ce sommet du monde, à l'extrême limite de la vie, pareillement à la pointe avancée d'une conscience qui veillerait à la sérénité, à la bonne marche des civilisations insoucieuses, hédonistes ou bien épicuriennes, se confiant à des latitudes bien plus clémentes. Comme si l'esthétique du Grand Nord devait se doubler des exigences d'une éthique afin de pouvoir paraître et perdurer parmi les rigueurs extrêmes du climat. Bien évidemment, cette condition "morale", cette prémisse du phénomène esthétique ne saurait s'absenter de toute représentation de la beauté, celle-ci s'ingéniât-elle à se manifester sous des cieux plus accueillants. Sous toutes les latitudes, le Beau n'est jamais sans le Vrai. Mais ici, en territoire Nunavut, la densité existentielle hyperboréenne doit nécessairement se doubler des conditions mêmes d'une ontologie sans faille. Exister ne nécessite pas seulement quelque précaution élémentaire et élever une stèle à la gloire d'une figure invisible, bâtir un abri, tailler dans l'ivoire la flèche ou le harpon,  fabriquer l'umiak en os de baleine, si tout ceci peut bien s'apparenter à la mise à jour d'autant d'œuvres d'art, celles-ci n'existeront qu'à l'aune d'un risque à assumer. C'est ainsi, les terres sauvages, arides; steppes ou bien déserts, fjords et calottes glacières exigent une infinie précision, des gestes sûrs, une pratique "vraie". Ici, il ne saurait y avoir de place pour l'erreur.

 

 5

Couteau à neige.

Nunavut.

Source : Musée du Quai Branly.

 

  L'objet du quotidien, métamorphosé par le lien à un panthéisme, lequel  voit en toute chose la trace du sacré, s'il devient œuvre d'art est aussi le vecteur par lequel l'Inuit assure sa survie dans un milieu éminemment hostile. On comprendra aisément que tailler, dans une défense de morse un couteau à neige, cet outil universel servant aussi bien à chasser le caribou qu'à nettoyer les patins à glace ou bien construire un igloo exige quelque précaution minimale et le recours à une précision par laquelle l'outil recevra aussi bien son caractère fonctionnel que se révélera son appartenance au registre de l'art. Réalisé dans ce double souci, esthétique (l'Inuit adhère pleinement à la beauté de son œuvre), et éthique (l'outil servira à nourrir la communauté, à assurer sa survie), le couteau à neige ou "pana" ( qui désigne également  le dieu qui prend soin des âmes des défunts avant leurs réincarnations dans la mythologie inuit), le couteau, donc sera l'objet investi d'une double face : païenne, strictement liée à une fonction de nourrissage et sacrée au regard des fonctions supérieures qui lui sont attachées et qui concernent la continuation de l'espèce. Toute autre approche qui ferait l'économie de cette dimension d'un lien fort avec des rituels gravés dans l'inconscient collectif ne constituerait qu'une approximation à défaut d'en saisir le caractère impérieux. 

  Et ce qui se dit du couteau à neige, peut également être évoqué dans le registre minéral ou bien aquatique. Car l'on ne fréquentera bien l'Inuit qu'à s'immerger dans sa culture, à s'immiscer dans ce paysage exigeant (d'où l'éthique), ayant pour sémantique essentielle la parole de la pierre, de l'eau, de l'air. Ceci, cette continuelle affinité des peuples esquimaux avec les prédicats naturels, il faut le dire à nouveau et bien s'en imprégner; il serait même nécessaire de devenir soi-même cet habitant farouche du territoire Nunavut. Et, si ceci était seulement réalisable, alors nous comprendrions mieux ce que "la peur" veut dire. Car, avant d'être saisis d'étonnement au contact des dieux - ceux-ci, du reste ne figuraient pas dans le panthéon du cosmos inuit -, avant d'éprouver un sentiment fort d'appartenance à l'environnement, c'est bien de "peur"d'effroi au contact du foyer même des forces telluriques dont nous serions envahis,  surplombés par les immenses cathédrales de glace, sous les coupures du blizzard, enveloppés des brumes boréales et de leurs énigmatiques aurores.

  Sans doute le même sentiment qui assaillait l'homme préhistorique, lequel, au seuil de sa grotte s'abritait du feu céleste. Les conditions climatiques sont si extrêmes qu'elles ne laissent la place ni à l'exercice d'une religion, ni aux réassurances d'une croyance. Inuit, on est plaqué contre les murs de glace, sous le ciel gris et hostile, transpercé jusqu'à l'âme par l'air pareil à la lame des couteaux à neige. C'est ce que rapporte Auale guide-chaman à l'explorateur Knud Rasmussen, dans une formule aussi elliptique que signifiante : "Nous ne croyons pas. Nous avons peur. " Dès lors c'est cette peur qui devient le foyer des significations, c'est elle qui tient lieu de jugement,  précède toute rationalisation, anticipe tout geste. Car il s'agit d'abord de vivre, la foi est secondaire, une manière de luxe, de privilège de ceux qui ont, autour d'eux, un espace vital suffisant. La Terre de Baffin exige une lutte pied à pied, un combat de tous les instants, corps à corps afin d'assurer sa propre survie. Une simple défaillance, un relâchement de la tension mentale et c'est alors le baiser de la Mort qui fait son souffle froid.

  Avoir compris cela, c'est également avoir saisi la raison pour laquelle une éthique, non seulement n'est pas un passager épisodique, mais est une absolue nécessité. Là, dans le Grand Nord, il faudra faire sienne la définition, au sens premier, strict, de "l'éthique", à savoir cet "ensemble des principes de bonne conduite". Et, par là, il ne s'agit pas simplement de démêler le vrai du faux, de s'inscrire dans un principe moral. Bien évidemment, là comme ailleurs, ceci est un précepte dont il faut se munir afin que l'existence prenne sens. Mais, par "bonne conduite", il ne suffit pas d'entendre le comportement de l'homme propre à assurer son rayonnement, son intime  liberté ainsi que celle de l'Autre, dont le respect est la règle. Les choses, ici, sont plus rigoureuses, plus minérales pourrait-on dire, plaquées au sol des exigences naturelles. Ici, il s'agit de "conduite bonne" au sens premier de "prendre les bonnes décisions", de faire les gestes adéquats, de se sauver soi-même, ainsi que ses congénères de la pente fatale qui ne peut que surgir des irrésolutions de toutes sortes. La tempête de neige n'attend pas, l'ours a tôt fait de dégainer ses griffes, le phoque de replonger sous la lame de glace, l'umiak de chavirer dans les eaux polaires. Et, si nous devions adhérer au sens commun, de toute éthique, à savoir de "l'édification de règles morales", alors nous pourrions nous accorder sur le fait que la première "morale" dans cet espace hostile consiste à "sauver sa peau", celle du Compagnon de chasse ou du pêcheur, d'assurer la survie de sa propre famille. Donc une morale du besoin élémentaire, une éthique de la chair, une authenticité de l'acte coïncidant nécessairement avec la satisfaction des besoins vitaux. "L'autre éthique", celle qui se développe sous d'autres cieux plus cléments, dans le Jardin grec d'Épicure, par exemple (on se souviendra seulement de la conception épicurienne de l'éthique qui défend l'idée que le souverain bien est le plaisir, défini essentiellement comme "absence de douleur"), "autre éthique" donc qui peut se divertir à inventer quelque subtilité, à broder des spéculations intellectuelles, à folâtrer parmi les orangers en fleurs et la luxuriance végétale. Le Pôle Nord exige des vertus que la Méditerranée n'appelle pas .

  Pour L'Inuit, l'équation est simple , en quelque sorte, qui se résume à énoncer ceci : nourriture +  abri = Vie. Son contraire = Mort. L'on percevra ici même les conditions d'apparition d'une "morale minimale" - si l'on peut oser l'oxymore -,  dont les fondements se résument à assurer demain à partir des actes de subsistance d'aujourd'hui. Comme quoi toute morale, bien avant d'être le résultat d'un décret, est essentiellement liée aux conditions de ceux qui en édictent les préceptes.  

  Dans un tel contexte tendu à l'extrême, pour l'Inuit, même s'il éprouve un attachement à sa terre, il ne saurait y avoir place pour un sentiment esthétique. Ce dernier hante plus les cimaises confortables des musées et la sérénité des bibliothèques qu'il ne pourrait trouver refuge à l'abri des cercles de pierre qui, autrefois, délimitaient l'emplacement des huttes des baleiniers. Quant aux cairns, s'ils sont "esthétiques", c'est à partir d'une vision culturelle dont le Regardeur se dote, faisant abstraction de sa fonction première. Car, avant d'être possible œuvre, le cairn a un statut strictement fonctionnel, opératoire : il est chemin tracé afin que les animaux l'empruntant puissent être chasés; il est sémaphore indiquant aux pêcheurs la proximité de la côte, bientôt du refuge. Le totem de pierre ne se dresse donc qu'à élever dans l'air sa flèche païenne, liée de près à la satisfaction des besoins élémentaires, à la survie d'un peuple constamment menacé de disparaître. Si l'on voulait, à tout prix,  attribuer à cet édifice de pierres une valeur symbolique, alors l'on pourrait dire qu'il est l'équivalent du poteau indiquant le centre du monde aux populations soumises à des conditions extrêmes, mais poteau nourricier, repère pour l'homme, sémaphore de sa périlleuse destinée.

  Taamusi Qumaq, défenseur de la culture inuit disait au sujet des inuksuks (ou cairns) :

  " Les inuksuks ont été utilisés pour repérer les endroits où les caribous marchaient en grand nombre. Quand il y avait plusieurs inuksuks ensemble, on les appelait des « Nalluni». Ils indiquaient le point sur la rive vers lequel les caribous nagent en traversant un lac. Quand les caribous nageaient avant qu'ils arrivent au rivage, on commençait à attaquer en les piquant avec un harpon ".

  Ici l'on voit bien que, loin d'avoir une fonction religieuse ou bien transcendante, les cairns sont en relation avec l'activité de la chasse précédant l'acte de la manducation. Le cairn devient une manière de mère allaitante symbolique par laquelle exister. Les liens qui unissent l'Inuit à la "Mère-nourriture" apparaissent comme l'équivalent d'un cordon ombilical vital. Or, toute relation au pivot matriarcal suppose une éthique. C'est pour cette raison que nous ne cessons de parler d'éthique alors que la réalité première ferait plutôt signe vers les fondements d'une possible esthétique.

 

 6

Inuksuit à l' Inuksuk point

île de Baffin ), Canada.

Source : Wikipédia.

 

  Nous, peuples du confort, enfants d'une tradition où règne "luxe, calme et volupté", nous ne voyons le cairn, l'igloo, la débâcle de la "Mer de glace" qu'avec l'œil romantique et exalté d'un Caspar David Friedrich, autrement dit dans une vision sublimant le réel, le détachant de sa charge métaphysique. Cependant, à bien regarder l'œuvre, nous ne manquerons pas, bientôt, d'y deviner le naufrage d'un bateau pris en étau dans les glaces de la banquise. La toute-puissance de la Nature ayant raison contre la volonté de l'homme. Ce que notre insuffisante vision aura occulté dans un premier temps, à savoir le règne sans partage de la Mort, sera ensuite réaffirmé par la force de l'œuvre, laquelle nous situe dans les abîmes d'une éthique à assumer, alors que nous n'y avions seulement aperçu une froide majesté. A propos de cette toile, le sculpteur  David D'Angers parlera de "la tragédie du paysage", soulignant par ce vigoureux prédicat la loi de la nécessité humaine, singulièrement celle du peuple Inuit qui, à défaut de pouvoir trouver dans le cirque blanc qui l'environne les traits de l'immédiate beauté, n'en éprouve souvent qu'un tumulte au profond de la chair.

************

Sur le peuple Inuit et sur quelques considérations esthétiques, sociales, politiques, on pourra se reporter à l'ouvrage de Michel Onfray : "Esthétique du pôle Nord" - Biblio essais - Livre de Poche.   

 

 

 

 

 

 

  

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2 octobre 2013 3 02 /10 /octobre /2013 09:00

La solitude de l'écrivain

  (Sur une citation de Sylvie besson).

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Gaston Bachelard

***

" Un homme solitaire, dans la gloire d'être seul, croit pouvoir dire ce qu'est la solitude. Mais à chacun sa solitude. Et le rêveur de solitude ne peut nous donner que quelques pages de cet album du clair obscur des solitudes. Pour moi, tout à la communion avec les images qui me sont offertes par les poètes, tout à la communion de la solitude des autres, je me fais seul avec les solitudes des autres.
Je me sens seul, profondément seul, avec la solitude d'un autre" ...

 

Gaston Bachelard

 " La flamme d'une chandelle"

*

 Ce thème de la solitude de l'écrivain est un des thèmes récurrents des essais consacrés à la littérature, de même qu'il constitue la trame réflexive de nombreux auteurs. Mais le problème qui se pose d'emblée est celui de savoir s'il existe une singularité de la solitude de l'écrivain ou bien si cette dernière n'est qu'une des déclinaisons particulières de cet état  commun qui étreint souvent les êtres au cours de leurs vies.

  Christian Bobin - ce magnifique écrivain contemporain à l'œuvre si originale -, déclarait lors d'une interview à "Psychologies.com", en Juillet 2009 :

  "Curieusement, ce sont quelques personnes, quelques rencontres, qui m’ont donné la solitude. C’est un don, qui m’a été fait. […] Vivre dans la solitude est un luxe, vivre dans le silence est un luxe. Je suis relié d’une façon qui serait difficile à exprimer. Une façon d’où viennent sans doute les livres, l’écriture. Oui… là, il y a sans doute un état paradoxal de la solitude telle que je peux l’éprouver."  - (C'est nous qui soulignons).

  Certes, la réponse contient sa charge d'étonnement, tellement nous nous attendions à une constatation dolente, à l'exposé d'un lourd et inévitable pathos dans lequel l'écrivain se fût réfugié afin de nous délivrer l'image conforme à sa supposée condition : celle d'une constante dramaturgie à laquelle faire face, genre de tribut à payer relativement à tout acte de création. "Don"; "luxe" par deux fois énoncé. Nous sommes invités à tutoyer "Luxe, calme et volupté" de Matisse alors que nous nous étions déjà disposés à entendre les sombres complaintes d'un Lautréamont ou bien à regarder les toiles cernées de finitude d'un Vincent sous le ciel d'Arles, par exemple "L'Autoportrait à l'oreille bandée", alors que la folie est déjà installée comme la dague d'une solitudeplantée dans une épiphanie dramatiquement atteinte.

  La position de Bobin : "Ma solitude est plus une grâce qu'une malédiction", ne signe pas cependant d'une manière radicale la légèreté de la solitude mais bien plutôt la pose comme une des conditions de possibilité de toute création. Comment, en effet, une œuvre pourrait-elle naître dans "le bruit et la fureur", au milieu des agitations mondaines, cernée des confluences étroites des habituelles contingences ? Certes l'on pourra argumenter que Sartre et Simone de Beauvoir affectionnaient le Café de Flore, lequel devenait le lieu de leur écriture :

 " Nous nous y installâmes complètement : de neuf heures du matin à midi, nous y travaillions, nous allions déjeuner, à deux heures nous y revenions et nous causions alors avec des amis que nous rencontrions jusqu'à huit heures. Après dîner, nous recevions les gens à qui nous avions donné rendez-vous. Cela peut vous sembler bizarre, mais nous étions au Flore chez nous. " - JP Sartre.

 Ce qu'il faut retenir de la dernière phrase de Sartre, c'est bien le : "nous étions au Flore chez nous", ce qui rend au célèbre Café, sa dimension hestiologique d'accueil, de foyer à partir duquel pouvoir faire naître une écriture. Car le tandem Jean-Paul/Simoneassumait sa solitude, faisant abstraction de l'environnement immédiat, sans doute à l'aune de cet admirable existentialisme portant à la révélation tout ce qui pouvait ressortir comme une des façons d'assumer sa propre liberté.

 Mais laissons Bachelard à sa solitude poétique seulement le temps  de comprendre de quoi elle est tissée. Souvenons-nous, simplement, que cet étonnant  prosateur aussi habile à traiter de l'imagination que du symbole ou de l'alchimie, était tout autant Philosophe que Poète. Et, soudain, nous nous sommes dotés d'une clé de compréhension insigne.

 "Nous ne savons rien de l'entretien du poète et du penseur qui habitent proches sur des monts éloignés…"   (Heidegger).

 Ici, c'est moins la proximité des deux disciplines, poétique et philosophique, que nous retiendrons que celle de la position commune sur des "monts éloignés". Cette belle métaphore nous incline à une soudaine verticalité. Nous sommes sur des "monts". Nous pensons à Montaigne : "Penser, c'est être à la recherche d'un promontoire" ; nous pensons à René Daumal et à son "Mont analogue",  à ce lieu éminemment symbolique inaccessible aux mortels, - seulement aux Poètes - nous pensons à ce redoublement de toutes les anciennes montagnes mythiques, Sinaï, Mont Meru, Olympe, alors que l'ineffable est en vue.  Mais comment pourrait-on être dans le voisinage des dieux, ces nervures de la pure transcendance, sans en partager l'étrange et immense solitude célestielle ? Car l'empyrée est cette démesure par laquelle l'homme tutoyant l'éther devient l'équivalent de la parole portée à son acmé, à savoir le dire poétique dans son essentialité.

  "Le poète est « l'entre-deux », celui dont le destin est de se tenir « entre les hommes et les dieux», et alors nous saisissons intuitivement ce que signifie ce délicat statut ontologique des "poètes […] (ces) demi-dieux destinaux, participant au mot divin, à la vérité originaire, et à l'être des mortels." 

  (Franck Darwiche - Le divin dans la philosophie de Martin Heidegger - L'art et la langue).

  Or, ici, nous saisissons bien l'essence de cet espace poétique, pur surgissement du verbe, langage porté à son flamboiement, profusion du dire dans le silence du monde, éclatement des mots dans les sphères de l'art. Ici est le lieu d'une immense solitude. Ici, plus d'agora où se rassembler en présence des autres Athéniens pour s'exercer aux vertus de la dialectique, plus de foule, plus de confluence humaine, seulement la place d'Hermès aux sandales ailées, le messager, le médiateur portant au regard du commun des mortels le chant poétique, la parole de l'origine, le breuvage auquel se ressourcer, la magique ambroisie. Tout acte essentiel, fût-il sacrifice, offrande aux dieux, acte liturgique, prière, méditation, contemplation s'abreuve à une même eau, à savoir celle d'un rapport sans détour, immédiat, au sacré, donc d'une relation dépouillée de ses artifices, des contacts avec le monde qui en altèreraient la pureté, autant dire l'exercice d'une voie solitaire. Identiquement à l'ermite, lequel, du haut de son météore s'adresse directement à son idole.

   C'est la condition même de Poète qui l'institue dans cette difficile position, qui l'exile au milieu des autres Existants, le pousse hors de sa patrie, selon la belle formule heideggérienne :

  "Le poète fait un voyage loin de sa patrie, ce même voyage de Hölderlin dans la pensée grecque, et revient, mais il ne rentre pas tout de suite chez lui."

(Franck Darwiche)

  Or tout voyage en direction de la patrie du langage est nécessairement solitaire. On n'entre pas dans l'espace de l'art comme on vient en compagnie de ses amis écouter un concert ou bien voir un spectacle. Le poèmeest toujours cette langue subtile, cette adresse sublime dont le Poète est le SEUL dépositaire. Les mots, il les confiera aux "pages de cet album du clair obscur des solitudes", se sentant seul "avec la solitude d'un autre", car pour le Poète, il y aura égale impossibilité à se relier aux dieux retirés dans leur ténébreuse réserve, aussi bien aux lecteurs, fragiles et tremblantes silhouettes que n'éclaire guère que " la flamme d'une chandelle", la poésieétant précisément cette lueur crépusculaire, cette teinte grise diagonale, ce passage d'un non-dit à un dit dans la majesté de la parole.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 août 2013 5 23 /08 /août /2013 07:55

 

L'étranger en soi.

 

 

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  "Nous, chercheurs de la connaissance, nous sommes pour nous-mêmes des inconnus – pour la raison que nous ne nous sommes jamais cherchés… Quelle chance avions-nous de nous trouver quelques jours ? Notre trésor est là où sont les ruches de notre savoir. Abeilles nées, toujours en quête, collecteur du miel de l’esprit, une seule chose nous tient vraiment à cœur : ramener quelque chose à la maison. Pour le reste, quant à la vie, aux prétendues « expériences vécues » lequel d’entre nous les prend seulement aux sérieux ? Lequel en a le temps ? Dans cette affaire, je le crains, nous n’avons jamais été vraiment « à notre affaire » : le cœur n’y était pas – ni même l’oreille! Bien plus, comme un homme divinement distrait , absorbé en lui même, aux oreilles duquel vient de retentir à grand bruit les douze coups de midi, et qui, brusquement éveillé, se demande « qu’est ce qui vient au juste de sonner ? » – ainsi arrive-t-il que nous nous frottions les oreilles après coup en nous demandant, tout étonné, « qu’est ce donc que nous avons au juste vécu ? » – ou même « qui sommes nous au juste ? » Et nous essayons alors – après coup comme je viens de le dire – de faire les comptes des douze sons de cloche vibrant, de notre expérience, de notre vie, de notre être – hélas ! Sans trouver de résultat juste … Nous restons nécessairement étranger à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, nous ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes, pour nous vaut toute l’éternité la formule : « chacun est à soi même le plus lointain », à notre propre égard nous ne sommes pas des « chercheurs de connaissance ».


                                                       Extrait de : "La généalogie de la morale." - Nietzsche. 

                                                                                   Cité par Paul Poule.

 

 

 

**************

 

NB : L'article ci-après ne prétend nullement s'exercer à une compréhension

particulière de la pensée de Nietzsche, mais consiste en une libre méditation

sur les paroles du Philosophe.

 

**************

 

    

  « Chacun est à soi même le plus lointain. »   Comment mieux formuler ce genre de question fondamentale qu'à écrire cette manière d'écart par rapport à nous-mêmes, sinon d'écartèlement dont nous sommes, par essence, atteints comme si l'invisible raphé qui parcourt notre anatomie avait non seulement valeur symbolique, mais ontologique, opérant une véritable dissociation  de notre être. Nous serions éparpillés, fragments par-ci, autres fragments par-là, incapables de concourir à notre unité, d'assembler le divers, d'en réaliser l'harmonie. En réalité nous ne serions que des schizophrènes, des puzzles jamais totalement achevés, des Existants privés de cette belle "assomption jubilatoire" dont, tout jeune enfant, le miroir lacanien eût dû nous faire l'offrande mais qu'apparemment, nous n'avons guère éprouvé qu'à l'aune de notre imaginaire. Car si notre complexité humaine nous enjoignait d'user de l'assertion nous signifiant que nous sommes un "soi-même", en même temps qu'un "lointain", c'est bien à une diaspora de notre vécu intérieur que nous nous trouverions confrontés. Le sentiment d'infini, d'incomplétude, en nous, ne saurait trouver plus juste hypothèse.

  Mais ceci, cet éloignement de soi, pose une question immédiate, urgente : "D'où vient que nous ne puissions coïncider avec nous-mêmes ?". Mais, tout simplement, parce que "nous ne sommes jamais cherchés…" répond Nietzsche. Sans doute a-t-il raison, mais il convient d'argumenter. Le cheminement humain, de tous temps, mais particulièrement dans la période contemporaine, s'effectue sous le registre du divers, de la dissémination, de la distraction. Nous sommes toujours, par nature, ou bien au-devant de nous, perdus dans quelque projet inatteignable; ou bien en-arrière de nous, livrés à de constantes ruminations, soldant des dettes mémorielles, flottant parmi les réminiscences de tous ordres. L'effigie humaine, dans sa déambulation sur le grand praticable mondain, se révèle au travers d'un tremblement, d'une vibration. Jamais de repos, de suspens, de halte qui permettrait aux Individus de faire le point, de provoquer le murissement, de croître grâce à une réflexion, de transformer les contingences en essais d'esquisses signifiantes.

 Le problème majuscule est celui de la qualité de la temporalité que nous nous accordons à assumer. Le passé nous fige dans un temps révolu qui, non seulement ne se renouvellera pas - antithèse de "l'éternel retour du même" -, mais nous épinglera quelque part sur un point déterminé de notre destin, occultant bien des initiatives qui eussent pu résulter de notre liberté. Quant à l'avenir, il ne s'annonce guère sous de meilleurs auspices, notre projection en sa direction nous contraignant à ne jamais être dans une manière de plénitude, mais bien plutôt à souffrir d'un manque-à-être, lequel est, bien entendu, coalescent à notre situation d'homme parmi le monde.

  "Homme divinement distrait, absorbé en lui-même…" et ne figurant dans le présent que par un défaut d'attention, une aberration du regard, une distraction de la connaissance. Car, pour se connaître, il est d'abord indispensable de se situer ici et maintenant, dans les mailles du concret, dans la glèbe fécondante, dans la glaise lourde afin que notre corps puisse disposer d'assises sûres, tangibles, matérielles, de coordonnés spatio-temporelles, de percepts exacts, d'affects capables de se loger dans le creux de la main, d'épouser l'empreinte du pied sur le sol d'argile. Être situé, disposer d'une topologie, de coordonnées identitaires, de références stables, donc reproductibles, donc affectées d'une manière d'immuabilité. Là aura été dressé le tremplin d'où partiront quantité d'expériences signifiantes, une rhétorique claire aboutissant à construire un récit vraisemblable de notre cheminement sur Terre. Une prose nous disant, en quelque sorte, qui nous sommes, ce en quoi consiste notre destinée, vers quels buts il nous est possible de diriger nos pas.

  Ceci, cette halte sur les sentiers de l'existence est la condition de possibilité de nous entendre avec les choses, cependant elle ne saurait, à elle seule, en résumer la totalité du sens. Si l'hypothèse établissant la halte dans le présent, l'immersion dans le réel immédiat, le contact du corps avec le sol peut trouver quelque justification, l'on ne saurait s'abstraire d'une autre dimension portant l'Existant là où il doit être, c'est-à-dire dans la plénitude de conscience de lui-même. Reprenant l'assertion du Philosophe, nous y trouverons rapidement l'indication d'une perspective à considérer, celle-ci outrepassant le cadre empirique de la quotidienneté. Observons : "… divinement distrait…" : cet oxymore faisant aussitôt apparaître ce qui est à chercher, à savoir, sous la "distraction", la "transcendance" de l'existence, appelée, par essence, à être plus que ce qu'elle veut bien délivrer, en un seul empan perceptif, à nos yeux de myope.

  Bien évidemment, une oreille avertie des subtilités du langage ne pourra passer sous silence, l'opposition contre nature de ce qui a le caractère de la "distraction" et de ce qui est montré comme"divin". Nous parlions, précédemment d'une "prose" du monde dont l'homme serait la constante et éternelle figure, prose qu'il nous faut, maintenant, rapporter à ce Poème qu'écrit ce dernier, l'homme, à simplement exister. Car si la plante est vivante, si l'animal existe faiblement, l'humain, lui, existe pleinement, disposant majestueusement de ce "miel de l'esprit" par lequel  les choses sont fécondées et portées à leur acmé.

 "Abeilles nées…une seule chose nous tient aiment  cœur : ramener quelque chose à la maison."

  Or la maison, l'habiter, sont inscrits de toute éternité comme essence de l'homme, être homme, c'est d'abord "habiter".  

  "Bâtir-habiter, c'est ouvrir l'espace propre à l'être de l'homme… un "espace" qui relie la terre au ciel, les divins aux mortels, sans qu'aucune transcendance ni dualité ne viennent briser ce lien premier et fondamental. "

                                                                                                                   Philippe Granarolo.  

                                                                                             Conférence de la Londe.

 

    Ce qui veut dire, si nous reprenons la métaphore du sol, de la glaise sur laquelle l'homme pose ses empreintes, que cette terre butinée précisément par le "miel de l'esprit", devient aussitôt volatile, immatérielle, livrée au concept, à l'intellection, à l'art, à la spéculation philosophique; terre devenant, en quelque sorte "ciel" .

 " Notre trésor est là où sont les ruches de notre savoir."

  Merveilleuse image pour dire à l'homme que son être, son ultime fondement, il ne les trouvera qu'à habiter cette ruche du savoir, son essentialité et, alors il pourra de nouveau entendre (= comprendre, s'approprier son être) les douze coups de midi. Midi évoquant, bien entendu, l'heure zénithale à partir de laquelle rayonnent les mille feux de la conscience humaine.

 

 

 

 

 

                                                                     

 

  

 

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6 août 2013 2 06 /08 /août /2013 08:11

 

Les couleurs du fondement. 

 

 

malevitch

Kazimir Malevich - Carré noir sur fond blanc -

Source : Wikipédia. 

 

 

Nous mangeons, nous buvons. Nous vivons.

Nous voyageons, nous écrivons. Nous vivons.

Nous lisons, nous fumons. Nous vivons.

Nous aimons, nous rêvons. Nous vivons.

Mais nous N'EXISTONS PAS !

 

Nous mangeons, nous buvons, nous voyageons, nous écrivons, nous lisons, nous fumons, nous aimons, nous rêvons et cela s'appelle VIVRE.

 

"VIVRE", "VIVRE", criait l'Homme-fou et il battait des mains en appelant l'infini.

 

"VIVRE", "VIVRE", criait l'Homme-fou et il faisait sa gigue sur le bord du monde en convoquant l'absolu.

 

"VIVRE", "VIVRE", criait l'Homme-fou et il sautait vers les étoiles en convoquant Dieu.

 

Mais Dieu ne pouvait l'entendre, car l'homme-fou, n'EXISTAIT PAS !

 

Certes, il faisait sa pantomime dans les rues hasardeuses de la ville; certes il courait dans les avenues à la vitesse d'une comète; certes il franchissait beaucoup de carrefours et de ponts, mais L'homme-Fou n'EXISTAIT PAS !

 

Il buvait et l'eau faisait son bruit de fontaine le long de l'œsophage. Il mangeait et l'on entendait les nutriments faire leur cascade vers l'aval. Il aimait et l'on entendait plein de soupirs et de sanglots. L'Homme-Fou était vivant, trop vivant, trop occupé à vivre et négligeait d'exister. Cela veut donc dire qu'il était à peine sorti du néant, un pied dedans, un pied dehors, la tête enfouie sous la nappe de peau, les yeux gonflés d'eau, les poings encore rouges des eaux maternelles, le teint laiteux, les cheveux collés sur la fontanelle, les lèvres roses faisant leurs bulles de glaires. C'était un nouveau-né plein de vagissements stériles qui éructait au grand jour sa rengaine d'ennui : "VIVRE - VIVRE", mais personne ne l'entendait, même pas les autres humains, puisqu'iln'EXISTAIT PAS !

 

Certes il vivait, plus qu'il n'était coutume, en-dehors de toute règle de bienséance, braillant aux quatre coins de la planète son tragique glapissement "VIVRE- VIVRE" et les sons ricochaient sur la vitre des choses et se retournaient contre le Vivant et ses tympans se déchiraient sous la pression et ses mains dodues et boudinées griffaient pathétiquement l'air et le "VIVRE - VIVRE"faisait ses longues trémulations bien après que le nourrisson avait rendu l'âme. En fait, sa courte et gélatineuse vie, le Vivant l'avait usée, l'avait dilapidée en de pitoyables objurgations, en des essais avortés de connaître quelque chose du vaste monde. Il n'avait été, l'espace de son apparition, qu'une série de métabolismes, une suite de battements de cœur, des diastoles-systoles, des sécrétions glandulaires, hypophysaires, des trophismes épithéliaux, des remuements de condyles à l'intérieur de glénoïdes bien huilés, des enroulements de métatarses, des combustions de graisse, des empilements de  glycémies, des  partitions de transaminases, des congestions de liquides bilieux et hépatiques, enfin, en quelques  mots rapidement synthétiques, des perditions entraînant d'autres perditions, des enfilades de non-sens, des clignotements à l'infini, des gammes de BLANC et de NOIR, sans qu'une once de GRIS vienne tempérer la démesure, lui accorder visibilité, parole, voix, langage.

  C'est ainsi que les jours se déclinent pour les Vivants, un jour BLANC, un jour NOIR, mais jamais de jours GRIS. 

Pourtant c'est LE GRIS qui est constitutif du sens, de la marche des étoiles, de l'immense bifurcation des mondes, de la coruscation des planètes, des galaxies de la connaissance.

 

Le NOIR est abstrait.

Le BLANC est abstrait.

Le NOIR ne profère rien.

Il se tait. Il se renferme dans sa coquille. 
Il referme sa coque de noix sur ce qui aurait pu apporter de la lumière, de la connaissance, du désir.

Le BLANC est identiquement muet.

Il est vide. Il est glacé. Il est une vitre sur laquelle ricoche le jour.

Il est une démesure qui boulotte la lumière. Il la manduque, il la digère. Puis, plus rien.

Sur le BLANC, jamais de clarté apparente. Lumière contre lumière.

Mais attention : le BLANC n'est pas la lumière, il en est la décoloration. Il est pure affinité du vide. Le BLANC est l'irrésolution entre les mots. Le BLANC est l'en-creux de la parole. Le BLANC est tout sauf la virginité. Il est l'éblouissement qui précède la volupté. Il est pure folie de se fondre dans l'Autre. Au risque d'une perdition.

NOTA BENE :  Le NOIR n'est pas la nuit. Il en est l'exact opposé.

Le NOIR replie le calice ouvert de la nuit. Le NOIR boit les étoiles. Le NOIR est l'inconscient qui fait ses mille voltes afin de nous plonger dans la cécité. Le NOIR est la ténèbre. Le NOIR est le bitume qui enrobe les orbites et dissout le chiasma optique et alors ce sont des jours de goudron, de pétrole, des jours fossiles. Le NOIR est excès de BLANC. Il rejette et vomit longuement l'écume immaculée. NOIR à cette seule condition : d'une éviction de ce qui, à lui, s'oppose.

 

Le BLANC est rejet du NOIR. Il est pure brillance. N'admet jamais la tache, l'ombre qui l'altérerait. Le BLANC, c'est juste du NOIR qui a retourné sa calotte.

 

Le BLANC et le NOIR c'et une polémique. Echec et mat.

Le BLANC et le NOIR  sont de pures illusions.

Le NOIR existerait dans l'absolu et rien ne pourrait paraître.

Le BLANC existerait dans la totalité et l'univers serait une étincelle éteinte.

Le BLANC et le NOIR sont de pures illusions, des vues de l'esprit, de gentilles hallucinations.

Le BLANC pur existerait et le NOIR s'absenterait.

Le NOIR pur existerait et le BLANC s'absenterait.

Le BLANC est confusion puisque rien n'y paraît.

Le NOIR est confusion puisque rien n'y paraît.

 

Le NOIR est l'absence d'intervalle qui fusionne les mots et en brouille la perception, comme une soupe précosmique dont, encore, n'émergerait nul cosmos signifiant. Ainsi :

 

 "Riennesignifiedèslorsquel'espacequiexistententrelessignesseconfondenuneseulechaîne,

laquelledevientinsignifianteetrapidementsynonymed'unintraduisiblesabirdont

mêmeunlinguisteéminentnepourraittireraucunehypothèsevraisemblable."

 

  Ce qui, énoncé clairement, se traduit ainsi :

 

  "Rien ne signifie dès lors que l'espace qui existe entre les signes se confond en une seule chaîne, laquelle devient insignifiante et rapidement synonyme d'un intraduisible sabir dont même un linguiste éminent ne pourrait tirer aucune hypothèse vraisemblable."

 

Le premier énoncé est bien évidemment celui d'un VIVANT; le second celui d'un EXISTANT. Le premier est un chaos. Le second est un cosmos.

 

  Seul le GRIS signifie. Le GRIS est le médiateur entre les mots, leur souple respiration, leur haleine inventive. Le GRIS est pure donation de ce qui existe avant de se révéler au grand jour. C'est pour cela que les aubes sont GRISES. Le GRIS c'est le passage du souffle à la parole. C'est la teinte intermédiaire des sentiments entre haine et passion. Le GRIS, c'est l'imaginaire qui fait ses boucles entre rêve et réalité. Le GRIS c'est le lieu d'élection où les choses parviennent à leur éclosion, à mi-chemin entre intelligible et sensible. Le GRIS, c'est l'ajointement du jour et de la nuit, là où s'immisce la Muse de la poésie.

 

  GRIS est le mystérieux imaginal des ésotériques, ce fameux Barzakh ou entre-deux que les sens sont incapables de saisir, une limite qui sépare le connaissable de l’inconnaissable, le monde matériel du monde de l’esprit et du Mystère. C'est le  lieu de la perception Imaginative, le lieu des rêves et visions. "

 

GRISES les clés qui font communiquer, d'un seul geste, comme d'un seul mouvement de la pensée, les espaces du-dedans avec les espaces du-dehors : le corps et le cosmos; le vécu intime et le réel; le sentiment et la raison; l'inconscient et le conscient; la méditation-contemplation et l'usage social du langage.

 

GRIS, les seuils qui délimitent l'espace collectif et l'espace individuel; la nature ouverte et la grotte primitive; le sacré du temple et le profane du lieu commun; les cimaises des musées et la déambulation de la rue; la nature et la culture.

 

GRISES, les portes qui font communiquer entre eux les lieux spécifiques de l'habitation; celles qui conduisent de l'inconnu au connu, du polysémique abstrait de l'espace indifférencié au signifiant singulier de l'espace maîtrisé.

 

GRIS les ponts de la mixité sociale réalisant la synthèse des modes de vie, de pensée, effectuant les conditions d'un libre échange des cultures en les métissant, en les ouvrant à d'autres civilisations, à d'autres beautés, à des conceptions différentes des modes selon lesquels la vérité tend à se manifester sous les diverses latitudes.

 

GRIS les passages situés dans les villes, généralement passages couverts réalisant la médiation des fonctions plurielles de la cité : passage du commerce à la culture, puis aux loisirs, puis au religieux, au festif, au pur hédonisme, parfois aussi aux zones interlopes dédiées à la luxure.

 

GRIS, les sourires ouvrant l'épiphanie humaine en direction de l'Autre afin qu'une mutuelle compréhension puisse exister, qu'une fusion des affects, des percepts, des concepts puisse trouver un site à partir duquel se déployer selon de nouvelles perspectives.

 

GRIS, l'amour cimentant en une union indéfectible l'Amant et l'Aimée en une seule arche expressive-compréhensive.

 

GRIS, l'espace de la raison sensible, dans lequel Michel Maffesoli, ce Sociologue inventif, essaie de nous situer afin de créer un espace intermédiaire, une pensée médiatrice entre l'aridité du concept et la pente déclive des passions.

 

GRIS, l'espace géopoétique dont Kenneth White a été l'heureux concepteur :

Ce monde géopoétique situé à l'épicentre de la trilogie Eros, Logos, Cosmos, soit à l'intersection de l'amour, du langage-raison, de l'univers. Il crée un "monde", celui de l'union harmonieuse de  l’esprit et de la Terre.

 

GRISE est encore l'étonnante Chôra platonicienne qui instaure un espace intermédiaire de gestation entre l'être absolu et l'être relatif, lieu de bien des supputations et de thèses intellectuelles, mais seulement préhensible par la voie de l'intuition. Car, comment "imaginer" le passage du "rien" au "quelque chose" sans faire référence à cette "nourrice primordiale" dont le sein symbolique ou halluciné, donnerait lieu et place au devenir, à l'exister en son merveilleux déploiement. 

 

GRISES les coïncidences des opposés (voir/être vu; le repos/le mouvement; le fini/l'infini,…) où s'immolent en un même creuset ce qui, par nature, semblait antinomique, livré au grand écart, inconciliable à jamais. Partant de ce qui nous est proposé d'appréhender dans le monde du fini, nous nous disposons, dans une démarche purement cognitive, à la compréhension de l'infini, lequel est, par définition, toujours à envisager dans toute opération d'intellection. La contradiction est une détermination interne à la raison discursive. Or,  N. de Cues prétend dépasser les mots pour dire l’être. Nous ne saurions mieux projeter pour dire le Sens. Et, pour mieux percevoir le propos du Penseur médiéval, prenons un exemple simple, celui de la paix. On ne peut penser le problème d'une paix concrète entre les peuples sans en avoir une perception en même temps abstraite de l'ordre de l'éthique, donc "infinie".  Or l'éthique n'est jamais perceptible "directement", mais seulement en raison d'une opération de l'entendement et, pour être tout à fait complets, de l'esprit, aussi bien que de l'âme en ses multiples acceptions.

 

GRISE L'hypothèse Gaïa.

 

Cette séduisante hypothèse dont nous ne nous hasarderons  pas à dire si elle nous paraît épistémologiquement recevable, présente la Terre comme un organisme vivant, doué de conscience, d'intention, ceci pour les avancées les plus radicales de ce concept.

Cette idée de "Terre animée" a toujours hanté l'imaginaire humain. La plus belle expression en étant, sans doute, le point de vue du pionnier de la "conscience environnementale", Henry David Thoreau situant la Terre dans une perspective spirituelle assez semblable, dont le contenu, sans doute teinté d'un lyrisme débordant, marqué du sceau du plus foncier vitalisme, n'en demeure pas moins étonnante, mais aussi enthousiasmante en ces temps d'obscur consumérisme :

 

" La terre que je foule aux pieds n'est pas une masse inerte et morte, elle est un corps, elle possède un esprit, elle est organisée et perméable à l'influence de son esprit ainsi qu'à la parcelle de cet esprit qui est en moi. " 

 

Cette hypothèse, pour hasardeuse qu'elle paraisse, présente l'indéniable avantage de nous donner à penser de quelle façon peut s'opérer le fameux passage d'un processus biologique à un processus de l'ordre de la psyché.  On reconnaît là le mythe de la Terre-Mère traversant de nombreuses civilisations, notamment chez les peuples célébrant les cosmologies amérindiennes. L'hypothèse Gaïa semble signer une manière de retour vers une mystique, sous des apparences scientifiques. De telles émergences dans la pensée contemporaine apparaissent comme des remises en question des thèmes de la modernité, laquelle, à partir de Descartes s'est orientée vers un réductionnisme résultant d'une séparation du corps et de l'esprit. Beaucoup d'esprits éclairés, évoquent l'urgence d'un retour à un plus juste équilibre permettant de repenser le sens de l'homme dans la Nature, ce qui, pour notre propos, s'énoncerait de la manière suivante : "Plutôt que de persister à vivre , l'Homme devrait s'essayer à exister". Formule elliptique s'il en est, dont la forme aphoristique convient bien à une nécessaire condensation de la pensée.

 

GRISE la noosphère.

 

 Se contenter de vivre sur la Terre pourrait facilement se confondre avec une progression de l'Homme en direction de ses besoins vitaux, que l'on peut également qualifier de "primaires", à savoir se nourrir, se vêtir, trouver un toit où s'abriter. C'est ce que firent, pendant plusieurs milliers d'années nos ancêtres hominidés vivant dans les grottes et progressant au rythme de la cueillette et de la chasse. Teilhard de Chardin, en paléontologue éminent, n'ignorait évidemment rien des événements de l'évolution humaine. Sans doute pensait-il, dès le début de ses travaux - n'oublions pas le fait qu'il était Père Jésuite -, que cette dimension de l'homme entièrement tournée vers l'appropriation de biens matériels ne suffisait pas à en faire une description anthropologique satisfaisante. L'homo sapiens sapiens lui donnait déjà raison qui entrait dans le domaine des activités sociales, culturelles, religieuses.

  Mais ce n'était pas encore assez. A cette dimension devait se rajouter une perspective spirituelle, donc une inscription vers la transcendance. Pour Teilhard, matière et esprit sont une seule et même chose dont l'humain ne sait pas percevoir les nécessaires convergences.

Il faut plus d'amplitude à l'intellect afin que ce dernier se prépare à prendre la mesure de ce qui, selon le Père Jésuite, s'annonce à la manière d'une révolution et, à cette fin, il reprend la notion de "noosphère" dont il pense qu'elle est à même de rendre compte de ce qui s'annonce à l'horizon de la fin du siècle : l'immense réseau de communications humaines entourant le globe de ses milliards de significations aussi diverses que complexes. La vie devient existence, une " pellicule de pensée enveloppant la Terre, formée des communications humaines ".

- (Bien évidemment, chacun, chacune, reconnaîtra dans cette formulation, la révolution cybernétique de l'Internet ainsi que l'explosion exponentielle des Réseaux Sociaux. Le Père Teilhard en était le précurseur conceptuel) -  Ainsi se rejoignaient dans une même unité compréhensive, "sciences de la terre, anthropologie et métaphysique chrétienne." ( Jean Onimus). Le sommet  de la théorie culminant en un "point Oméga" signant l'accomplissement dans une parfaite spiritualité et la nécessaire rencontre avec Dieu auquel l'homme aboutirait après être parti d'un "point alpha".

Que la thèse de Teilhard trouve comme épilogue l'arrivée dans la sphère divine, n'étonnera personne. Pour les agnostiques dont la plupart des hommes font partie, à commencer par nous, il suffira d'envisager une "spiritualité laïque", cette dernière étant simplement constituée des buts supérieurs et ultimes dont nos  actions et nos jugements peuvent s'emparer. Par exemple l'art, l'action humanitaire, les considérations élevées de l'esprit, la contemplation, la méditation, l'ascèse physique ou mentale, l'immersion dans le sentiment de totalité que la Nature peut nous offrir si nous savons nous y disposer.

 

 

GRIS le sentiment océanique.

 

  Et ce sentiment de la Nature (à la fois subjectif si nous considérons comme dans l'hypothèse Gaïa que la Nature pense, éprouve, existe sous forme consciente; à la fois objectif, en tant que sentiment que nous projetons sur elle), cette soudaine plénitude dont nous sommes possédés, à notre insu, nous retrouvons tout cela inclus dans le "sentiment océanique" initié par Romain Rolland, repris par Carl Gustav Jung, sentiment dont les connexions avec le concept de noosphère de Teilhard sont évidentes. Le "sentiment océanique" est cette sublime impression de se trouver, soudain, portés hors de nous-mêmes vers une manière de transcendance, de totalité avec laquelle nous sommes en écho, microcosme réverbérant le macrocosme. Double spécularité où nous regardons le monde comme lui nous regarde : fusion des consciences. Nous disons "des consciences" car nul sentiment d'ampleur ne saurait surgir de la rencontre d'une conscience - la nôtre -, avec un événement périphérique de la nature, un quelconque objet, une simple entité matérielle. Il y faut plus. Il y faut une projection de notre propre conscience sur le monde. Sans doute pourra-t-on dire que la supposée conscience de la Nature, c'est nous qui la lui communiquons du sein de notre exaltation. Peu importe, ceci n'obère en rien la qualité de l'expérience spirituelle. Mais tâchons de comprendre plus avant et écoutons ce qu'a à nous dire André Comte-Sponville, lequel ne rattache pas nécessairement cette dimension d'ouverture  à une quelconque attitude religieuse :

 

  "Au fond, c'est ce que Freud décrit comme « un sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout, et d'appartenance à l'universel ». Ainsi la vague ou la goutte d'eau, dans l'océan... Le plus souvent, ce n'est qu'un sentiment, en effet. Mais il arrive que ce soit une expérience, et bouleversante, ce que les psychologues américains appellent aujourd'hui  (…) un état modifié de conscience. Expérience de quoi ? Expérience de l'unité, comme dit Swami Prajnanpad : c'est s'éprouver un avec tout. Ce « sentiment océanique » n'a rien, en lui-même, de proprement religieux. J'ai même, pour ce que j'en ai vécu, l'impression inverse : celui qui se sent « un avec le Tout » n'a pas besoin d'autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L'univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L'expérience suffit. "

 

Mais bien évidemment les religions et philosophies, quelle que soit leur nature, ne peuvent être exclues d'un accès à cette dimension aussi étonnante qu'enthousiasmante. – rappelons que le mot "d'enthousiasme", étymologiquement, vient du grec ancien du grec ancien : ἐνθουσιασμός ,enthousiasmós  qui veut dire "Avoir Dieu en soi"-.  Cependant l'on conviendra que tout un chacun, sous un terme aussi générique que celui de Dieu, mettra le contenu de sens avec lequel il éprouvera le plus d'affinités.  Et l'empan sera large, "Dieu en soi" pouvant aussi bien résulter de l'observation du simple brin d'herbe et de l'activité très rousseauiste d'herboriser, que de la contemplation de la beauté d'un incunable, en passant par la dégustation d'une sublime ambroisie ou la vue de l'Aimée. Et nous pourrions citer encore le ravissement consécutif à l'écoute d'une pièce musicale ou bien la quasi extase à la vue du chef-d'œuvre. Rien ne saurait, par essence, limiter ce "sentiment océanique" dont la "logique" consiste à excéder tout ce qui se présente aux sens afin d'en faire le creuset d'un émerveillement. Dieu, à lui seul, ne saurait prétendre remplir la majestueuse "corne d'abondance". Il y a place pour la multitude !

  Dans nombre de disciplines, philosophies ou religions, concourant à trouver l'éveil spirituel (Zen par exemple), la métaphore océanique comme univers et celle de la vague à dimension humaine concourent à faire émerger ce fameux "sentiment océanique" conduisant à éprouver la nature de l'être comme non-duelle :

 

"Au-dessous du monde des perceptions sensorielles et de l'activité mentale, il y a l'immensité de l'être. Il y a une vaste étendue, une vaste immobilité, et une petite activité frémissante à la surface, qui n'est pas séparée, tout comme les vagues ne sont pas séparées de l'océan. "

 

  Eckhart Tolle - Le Pouvoir du moment présent - Ariane, 2000. Source : Wikipédia.

 

  Nombre de nos penseurs occidentaux, SchopenhauerHusserlHeideggerKarl Jaspers ou encore Georges Bataille, pour ne citer que ceux-là, affirment la réalité d'une telle non-dualité. Tous mettent en exergue, dans leurs œuvres, "l'expérience intime et transcendantale de l'unité entre sujet et objet." (Wikipédia).

 

Enfin, afin d'être complet sur le sujet de ce sentiment sans doute bien difficile à traduire par de simples mots, nous voudrions citer le point de vue exprimé par Mona Chollet, journaliste et essayiste suisse qui, dans "Nouveau millénaire, défis libertaires", prend position quant à ce"sentiment océanique" :

 

  "Et puis, il reste aux hommes un moyen de rester en contact avec cet «autre chose» dont ils ont parfois l’intuition. Ce moyen, à en croire Pietro Citati, ce sont… les mythes – ces mythes dont se méfie tant Michel Onfray. Les mythes, déclare Citati, sont «l’ultime reflet» d’une lumière cachée, «une sorte de souvenir-réflexe, de magique mémoire intuitive». Cela expliquerait pourquoi les écrivains, et tous ceux qui prennent en charge l’élaboration fictionnelle, sont à ce point exténués par leur tâche, qui consiste à assumer à la fois les limites parfois rageantes de l’existence humaine et l’intuition déstabilisante de tout ce qui la dépasse; à assumer, en résumé, ce tiraillement des extrêmes, ce mélange hétérogène, impur, qui fait la condition humaine, et devant lequel les religions, refusant l’évidence, n’ont jamais voulu s’incliner."

 

  Belle méditation s'il en est quant à la démesure dont l'homme est constamment affecté et que les sceptiques, les matérialistes et autres adeptes d'une pensée réputée "dure" (ce qu'elle est sans doute), rejettent hautainement comme s'il s'agissait d'un caprice juvénile. Mais les équations les plus habiles ne sauraient prétendre détenir la totalité de la vérité, loin s'en faut. La Lune a une face cachée. Ce n'est pas pour autant qu'elle n'en est pas moins réelle. Peut-être l'est-elle davantage pour la simple raison que sa propre réalité est constamment excédée par la conscience humaine qui la vise et projette sur elle un imaginaire fécond auquel ne saurait souscrire sa face d'évidente visibilité. 

 

GRISE la mystique religieuse.

 

  Et, en préambule, il s'agit d'affirmer que rien ne saurait être ignoré de ce qui, pour l'homme, fait sens. Être agnostique ne veut pas pour autant dire négliger et mettre entre parenthèses le fait religieux. Un savant peut se livrer à un travail de recherche sur les textes sacrés, donc à une tâche herméneutique, sans pour autant adhérer à leur contenu spirituel ou bien éprouver un quelconque sentiment de piété. S'intéresser à la sphère des signifiés présuppose qu'on puisse les aborder TOUS sans idée préconçue, sans le moindre a priori. Témoigner d'un vif ressentiment vis-à-vis de la religion en général relève plus d'un compte personnel à régler avec celle-ci que d'une attitude de chercheur objectif en quête de vérité. L'attitude d'un Michel Onfray dans son "Traité d'athéologie" relève plus d'un dogmatisme levé contre un autre dogmatisme que de l'infinie sagesse dont doit être atteint le Philosophe dès qu'il entreprend de connaître le monde. La religion en fait partie. Rien ne sert d'en réaliser une mise à l'écart.

  Quelques révélations d'ordre mystique ont donné lieu aux plus belles pages de la littérature classique. Ne leur accorder aucun crédit participe plus d'une volontaire cécité de l'intellect que d'une véritable curiosité pour laquelle les limites n'existent pas.

  Ce long préalable étant posé, voyons maintenant ce que la mystique a à nous apprendre.

 

  Dans l'ordre du religieux, nous ne pourrons faire l'économie de la révélation de Saint Jean de la Croix, lequel, dans la "Nuit Obscure" (Noche obscura), fait l'expérience mystique qu'il développera tout au long de sa vie dans de nombreux écrits.  

"Il cherche à y témoigner du chemin des âmes vers Dieu." (Wikipédia).  

 

Pendant une nuit obscure,

Enflammée d'un amour inquiet,

O l'heureuse fortune

Je suis sortie sans être aperçue,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

"L'âme dit, en ce cantique, de quelle manière elle est sortie, tant d'elle-même que de toutes les choses créées, savoir : en exerçant sur elle-même une rigoureuse mortification qui la fait mourir à soi-même et aux créatures, qui la fait vivre à l'amour divin et a Dieu, et qui la remplit de délices célestes."

 

Commentaires de l'abbé Jean Maillart, jésuite.

 

 

  L'on ne saurait davantage passer sous silence la participation en Dieu de Pascal.

 

  "La nuit du 23 novembre 1654, Pascal connait une nuit d'extase mystique, où il rencontre Dieu et est habité par des sentiments de "certitude, joie, paix, pleurs de joie". C'est la "seconde conversion" de Pascal, qui le conduit à renoncer aux plaisirs du monde, et aux sciences humaines, vaines face aux sciences divines. Il se retire à compter de 1655 chez les jansénistes de Port-Royal, qui s'opposent alors aux jésuites de la Sorbonne. Pascal prend part à la querelle, défendant ses amis jansénistes par l'écriture de 18 lettres appelées les "Provinciales" (du titre de la 1ère, Lettres écrites à un provincial par un de ses amis)."

                                                                                                                                    Source : Bibm@th.net

  

 

L'an de grâce 1654,

Lundi 23 novembre, jour de Saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologue,

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu'à environ minuit et demie.

FEU

Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix.

Dieu de Jésus-Christ,

Deum meum et Deum vestrum. Jean 20/17 *

" Ton Dieu sera mon Dieu "

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Evangile.

Grandeur de l'âme humaine

" Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu ".

Joie, Joie, Joie, pleurs de joie.

Je men suis séparé. ___________________________________________________

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.

" Mon Dieu me quitterez-vous? "___________________________________________

que je n'en sois pas séparé éternellement.

" Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ".

 

Jésus-Christ,_________________________________________________

 

Jésus-Christ,_____________________________________________

Je m'en suis séparé ; je l'ai fui, renoncé, crucifié, Jean 17__________________________

que je n'en sois jamais séparé.____________________________________________

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Evangile.

Renonciation totale et douce. Soumission totale et douce.

Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.

Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre.

Non obliviscar sermones tuos. Amen.

 

" Le mémorial " -  Blaise Pascal.

 

 pascal

 

 

 

 

Enfin, pour terminer cette longue méditation sur la façon dont la conscience humaine s'y prend pour faire se déployer les significations qui se présentent à elle, il est important de préciser que le véhicule emprunté pour parvenir à ce but (art, philosophie, science, religion) est moins à prendre en considération que l'intensité de l'expérience éprouvée, sa profondeur, le sentiment d'accomplissement et de plénitude qui lui y est attaché.

 

 GRISE la question de la Métaphysique.

 

 Mais nous ne saurions conclure ce tour d'horizon en direction de la compréhension des significations sans faire référence au problème qui traverse toutes ces tentatives et en constitue les fondements. A savoir la question essentielle formulée par Leibniz en 1740, sur laquelle repose l'édification de la Métaphysique :

 

"Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?"

 

 

  Poser la question n'est certainement pas la résoudre. Mais, tout de même, comment pourrait-on éviter de l'aborder ? Et, ici, sans doute, rejoignons-nous notre attitude de tout jeune enfant, lorsque découvrant la possibilité de la Mort et, corollairement, l'inquiétude viscérale dont elle porte l'ombre, plonge, irrémédiablement, dans une angoisse constitutive, laquelle déterminera l'essence de notre propre finitude humaine. Et, ici, identiquement, sommes-nous reconduits à l'orée de notre adolescence, peut-être au seuil du jour, alors que les choses s'abîment dans une manière d'ambiguïté, d'illisibilité et que, soudain, le fait d'ÊTRE devient tellement ténu, irreprésentable, que surgit l'idée du RIEN, du NEANT et, sans même le savoir, notre corps, notre esprit deviennent les lieux géométriques, le point focal où la Question fait ses cruelles mais indispensables interrogations. C'est de notre propre vision, de notre compréhension intime du monde dont il s'agit. Comme un cercle herméneutique sans fin, une fuite vers l'avant, cernée de mortelles obsessions, attendant seulement, qu'un jour, l'existence sur son ultime déclin nous en livre, peut-être, l'explication. Bien évidemment, nul doute que s'origine, à partir d'une telle requête, les instances essentielles de la Métaphysique. Les racines sont plantées dans le sol inquiet, l'arbre se déploiera, fera ses feuillaisons sans, pour autant, que les assises terrestres, chtoniennes, ombreuses soient, un seul instant oubliées.

  Que Leibniz, en son temps, ait fait intervenir l'Être suprême, à savoir Dieu, de façon à clore provisoirement le débat n'a rien de vraiment étonnant. La Cause première apporte bien des apaisements lorsque l'âme est troublée. Il s'agissait, tout simplement, de la reprise de la conception d'Aristote. Comme quoi l'histoire des idées ne demandait qu'à être reconduite. Mais, quelles que soient les perspectives adoptées, qu'il s'agisse d'une assise religieuse, spirituelle, profane, matérialiste, idéaliste, le problème fondamental n'en est pas moins évacué, qui continue son évolution en sourdine, à bas bruit. Qui jette la Métaphysique par la porte peut, à tout moment, s'attendre à la voir se manifester par la fenêtre. Ne se débarrasse pas des concepts fondamentaux qui veut !

  Bien évidemment, cette question posée de cette manière presque indigente, pourrait paraître naïve et, sans doute, bien inopportune aux esprits épris d'une interprétation toute matérielle du monde. Car, pourquoi se poser la question dès l'instant où de l'étant nous est fourni à portée de la main et où son existence ne semble pas pouvoir être remise en question. Mais le registre des évidences est souvent étroit et il faut donc aller y voir de plus près. Car, tout aussi bien, le Néant aurait pu être la seule forme de "manifestation" à laquelle l'être aurait pu consentir depuis sa constante énigme. Mais l'être-présent aussi bien que le Néant-imaginé demeurent deux hypothèses dont les équations sont identiquement difficiles à mettre en scène. Nous en sommes réduits au domaine des conjectures. Et tant mieux.

  Ainsi sont créées les conditions par lesquelles nous ne cesserons de convoquer l'étonnement philosophique, seul à même de nous porter au-delà de nous-mêmes, vers notre propre compréhension humaine d'abord, vers la saisie du monde ensuite. Nous aurions pu nous contenter de vivre, c'et-à-dire de ne considérer que le fonctionnement de nos mécanismes biologiques, nos assises basales, nos métabolismes élémentaires, nos destinées d'amibes. Mais, dès l'instant où s'introduit la question du pourquoi, alors nous ne sommes plus en repos, alors nous ouvrons grandes les portes de la sémantique existentielle alors que, jusqu'alors, ne s'étaient présentées à nous que des suites lexicales isolées, comme autant de mots sans lien les uns avec les autres.

  Le Pourquoi est de telle nature qu'il métamorphose aussitôt ce que la vie lui présentait à la façon d'une évidence en préoccupation de tous les instants, en thèse réellement existentielle. Cherchant, par cette question même, à nous extraire de ce Néant qui nous provoque, nous nous appuyons sur les bases dont la vie nous fait le don afin, par ce seul exhaussement, d'élaborer la question, c'est-à-dire donner du SENS à ce qui ne saurait en avoir. Le trajet accompli est celui-là même de la Philosophie qui, voulant se libérer de l'impensable, a recours à la seule question fondant l'existence et qui est celle de l'énigme de l'être dont l'équivalent pourrait être l'énigme d'exister. Car exister, c'est être. Alors que vivre n'en constitue que les prolégomènes, les conditions de possibilité d'une apparition.

  La vie, dans sa profusion, prend souvent l'apparence du chaos. Si rien n'est organisé, le vivant se rebelle et devient illisible, à la façon du tableau de Giorgio de Chirico où tout est soumis au registre de la schizophrénie (donc de la perte du sens). Si tout est organisé, ordonné par le langage, la raison, le logos en tant que question, tout redevient pensable, hypothèse progressant vers une thèse éclairée-éclairante du monde en tant que cosmos. Le cosmos étant un autre mot pour dire la compréhension, le sens. 

  Nul doute que la question de Leibniz soit  une question fondamentale. La posant de cette manière dont on pourrait penser qu'elle résulte davantage d'un jeu de cour d'école que d'un esprit de rationalité, nous percevons, aussitôt, sous l'apparente candeur, l'abîme de réflexion. Car, élaborer la question qui met en perspective l'énigme de l'être, ne saurait résulter d'un simple passe-temps, comme l'on jouerait au cricket. Encore que tout jeu suppose une prise de risque et une situation face à de l'inconnu. A éluder une telle question, pour autant, nous ne l'évacuons pas. Si nous faisons mine de nous en absenter, aussitôt, surgit à sa place une autre question faisant sa mortelle giration: qu'en est-il du Néant ? Comme un jeu infini de bascule où il s'agit de l'être ou bien du non-être. Chaque question portant en soi son immense charge de mystère, d'inquiétude. Car, comment envisager l'être, cette pure abstraction sans être saisi de vertige. Car, comment habiller le Néant d'une silhouette qui ne nous effraie point ? C'est toute la dimension de notre vision du monde sous son angle Métaphysique qui court sous de telles projections. Disant cela, la vie, l'existence, la Mort, le Néant, nous ne faisons que répéter l'éternelle antienne dont nous ne saurions nous libérer qu'à saper nos fondements humains.

 

  Que nous y consentions ou non, nous sommes toujours dans l'inquiétude d'être. La Question métaphysique en étant la perspective la plus visible. C'est de cette Question dont, à tout moment, nous devons être pénétrés afin d'accéder à l'Exister et ne pas demeurer dans les pesanteurs du Vivre .

  Nous chercherons, ainsi, à nous absenter de tout ce qui gire dans l'orbe de la quotidienneté avec sa succession de clignotements abscons, NOIR - BLANC - NOIR - BLANC, appelant ce GRIS intermédiaire, l'unique voie de passage nous intimant à connaître ce dont l'être est constamment pourvu et que notre entêtement à ne pas voir dissimule sous des voiles d'inconnaissance, alors que l'évidence du sens est si proche, nous brûlant constamment de son urgence à paraître.

  Pourtant du GRIS, nous sommes constamment entourés, mais c'est nous qui ne savons pas le reconnaître, en faire notre demeure. Car tout réside dans la façon d'habiter la demeure que nous sommes, d'habiter le monde ensuite. Et l'habiter avec plénitude passe par des voies multiples, lesquelles peuvent être aussi simples que de regarder la lumière faire sa glaçure sur l'arrondi du galet, mais, aussi bien, se placer en situation de comprendre la pensée complexe, la théorie inventive, le concept ouvert, la sublime métamorphose, les subtilités du métabolisme, les phénomènes de plasticité humaine, les glissements successifs du sens, du secret au révélé, de l'ésotérique à l'exotérique.

  Le problème du sens, c'est que, la plupart du temps, il n'est pas directement saisissable. Il y faut au moins une attention, le recours à une propédeutique, l'acceptation de la remise en question des évidences dont le réel nous abreuve sans, pour autant, qu'il nous donne les clés de compréhension qui, en toute logique, devraient y être afférentes de manière à ce que nous puissions en réaliser une lecture adéquate. Mais bien des choses de ce fameux réel se présentent à nous comme les hiéroglyphes se montraient à Champollion dans toute leur charge de mystère. Et c'est bien cette dimension de sens caché qui en fait tout l'intérêt. Qu'aurions-nous à chercher si tout, d'emblée, avait reçu son empreinte définitive ? Nous n'aurions plus de question à nous poser et, de facto, le langage, cette essence singulière marquant l'homme de son sceau, n'aurait plus à rayonner. Une aporie et nulle autre chose.

  Tout ce qui a été évoqué précédemment dans cet article concourt à apporter un "supplément d'âme", à proposer un tremplin à partir duquel mobiliser la pensée, une ouverture dont le regard pourra se saisir afin que la conscience mobilise de nouveaux territoires. Bien évidemment la profusion des propositions peut paraître déconcertante, mais ce n'est qu'à l'aune d'une telle amplitude que peut se révéler l'immense champ éclairant-éclairé que nous serons amenés à investir si nous consentons à pénétrer dans la "multiple splendeur" dont, par essence, nous devons être les révélateurs. Abandonnant le NOIR et le BLANC à leur naturelle mutité, c'est au GRIS que nous demanderons de déployer la symphonie du monde. Celle-ci empruntera quantité de chemins dont, par définition, nous n'épuiserons jamais les ressources.

  Quelques pistes ont été données, celle du barzakh ou perception imaginative; de la raison sensible; de la géopoétique; de la chôra platonicienne; de la coïncidence des opposés; de l'hypothèse Gaïa; de la noosphère; du sentiment océanique; de la révélation mystique de Saint Jean; de la nuit d'extase pascalienne; des mythes; de la question fondamentale leibnizienne et, bien évidemment, la liste n'en est pas exhaustive. Elle dépend bien plus d'un choix affinitaire que des conclusions d'une logique.

  Le fil rouge, le dénominateur commun qui relie tous ces essais de compréhension de ce qui nous fait face, tient dans le fait qu'ils résultent d'une simple volonté de ne pas limiter notre cheminement sur terre au fait de vivre selon notre seul métabolisme, identiquement aux battements de cils de la diatomée, mais d'ouvrir un colloque singulier avec l'exister dans toute la profondeur de ce que ce terme veut dire, essentiellement depuis que la pensée des Philosophes est passée de la conception cartésienne instaurant la dualité corps /esprit et la raison comme moteur de l'entendement, à une philosophie plus soucieuse de s'enquérir de ce qui se dissimulait sous les apparences en tant que chair subtile du monde, sens ultime des choses comme, seule la phénoménologie a su l'envisager.

  Mais, de façon à surgir au plus près de ce qui voudrait se dire, il faut abandonner les considérations abstraites et se référer à quelque expérience concrète. Considérer le Vivant et l'Existant en tant qu'esquisses sensiblement différentes de la figure humaine, surtout dans leur relation à un mode de vie ou bien d'exister. A cette fin, nous convoquerons l'œuvre d'art, un tableau par exemple, que nous aborderons selon deux modes distincts, celui du Vivant, celui de l'Existant.

  Le Vivant regarde l'œuvre dans sa pure apparition compacte, matérielle, superpositions de couches de peinture et d'aplats de couleurs, dans sa matérialité donc, ce qui revient à dire que sa visée est d'ordre ESTHETIQUE, qu'il ne cherche à y percevoir qu'une manière de dialectique abrupte dont ne se dégagent que les formes  du BLANC et du NOIR, fermées sur elles-mêmes.

  L'Existant, vise la même œuvre mais d'une façon essentielle, en découvrant sous la surface esthétique l'empreinte ETHIQUE qui l'anime et l'assure d'une vérité : la façon qu'a l'œuvre, dans son dessein d'authenticité, de correspondre à son essence.

  Ainsi, le décalage entre VIVRE et EXISTER pourra analogiquement être rapporté à la différence s'instaurant entre la perception d'une FORME de nature plastique et le FOND qui la sous-tend et qui peut se décliner à l'aune de tous les prédicats concourant à en établir la signification intime. L'ordre de ladite signification passe, dès lors, du simple constat de la présence à la compréhension de ce que cette dernière signifie pour nous, en tant que nous sommes des singularités en quête d'une nécessaire complexité.

  Rapportée au Poème, cette réflexion fait le constat suivant : Si le Vivant n'en perçoit que le rythme, la cadence, la prosodie, le chant du langage, l'Existant, lui, en décrypte la mélodie inaperçue du monde.

 

  La VIE est une ESTHETIQUE.

  Le NOIR est une ESTHETIQUE.

  Le BLANC est une ESTHETIQUE.

  La VIE, le NOIR, le BLANC sont les prémisses du sens.

 

  L'EXISTENCE est une ETHIQUE.

  Le GRIS est une ETHIQUE.

  L'EXISTENCE, Le GRIS sont les ressources réelles du sens, leur révélation, leur vérité.

 

"VIVRE", "VIVRE", criait l'Homme-fou et il se dispersait dans les marécages NOIRS et BLANCS de la schizophrénie, simplement parce qu'il n'avait pu, ou su, donner sens à ce qui lui faisait face et qui n'était, en réalité, qu'une partie de lui-même, une réverbération. Et il était atteint de FOLIE. Mais d'une folie d'en-bas.

"EXISTER" , "EXISTER", disait l'Homme-Fou et il sinuait parmi les nuages, volutes  et circonvolutions GRISES. Et ceci, il le faisait car il questionnait tout ce qui venait à son encontre, n'oubliant de se questionner lui-même. Sur son origine. Sur le chemin accompli. Sur sa finitude. Et il était atteint de FOLIE. Mais d'une folie d'en-haut.

 

  Mais c'est toujours de FOLIE dont il est question. Car la Vie, l'Existence, si elles sont regardées adéquatement, ne parlent guère d'autre chose. Mais recherchons donc l'étymologie du mot "folie" afin qu'elle nous éclaire sur son inévitable polysémie :

 

  2. 1690 (Fur. : "Il y a aussi plusieurs maisons que le public a baptisées du nom de la folie, quand quelqu'un y a fait plus de despense qu'il ne pouvoit, ou quand il a basti de quelque maniere extravagante."). Prob. altération d'apr. folie = déraison.

 

  Il est tout de même curieux de constater que, par glissements successifs, la folie comme déraison se soit métamorphosée en folie en tant que maison, à savoir l'habitat et, par voie de conséquence, la façon d'habiter. Mais alors, l'admirable langage - comme toujours - , nous ferait-il signe vers une compréhension plus adéquate de ce que veulent dire, successivement, Vivre, Exister, comme si l'habiter, essence fondamentale de l'être humain, ne prenait réellement sens qu'à nous mettre sur la voie de quelque urgence ontologique ? De cela, jamais nous ne pourrons être assurés. Qu'il nous soit cependant permis de poser une hypothèse selon laquelle, Vivre correspondrait à un habiter en voie de constitution, en tant que possibles fondations de ce qu'il y a à construire. Cela serait, en quelque sorte "l'inhabiter".

  Alors qu'Exister serait l'habiter dans sa plénitude, lorsque la maison est achevée et le sens mis à l'abri.

  C'est sans doute ce que veut exprimer l'article dont un extrait est reproduit ci-dessous :

 

« “Habiter” (wohnen) signifie “être-présent-au-monde-et-à-autrui”. […] Loger n’est pas “habiter”. L’action d’“habiter” possède une dimension existentielle. […] “Habiter” c’est […] construire votre personnalité, déployer votre être dans le monde qui vous environne et auquel vous apportez votre marque et qui devient vôtre. […] C’est parce quhabiter est le propre des humains […] quinhabiter ressemble à un manque, une absence, une contrainte, une souffrance, une impossibilité à être pleinement soi, dans la disponibilité que requiert l’ouverture » (pp. 13 et 15).

Annabelle Morel-Brochet, - "Un point sur l’habiter. Heidegger, et après…" - EspacesTemps.net, Livres, 04.11.2008
http://www.espacestemps.net/articles/un-point-sur-lrsquohabiter-heidegger-et-apreshellip/

 

  Ainsi de la démesure qu'annonçait l'œuvre de Kazimir Malevich - Carré noir sur fond blanc -ne faisant jouer que deux abstractions "in-signifiantes", à l'œuvre de Giorgio de Chirico où le signifié se fragmente pour ne plus laisser apparaître qu'un lexique fragmenté, nous avons essayé d'introduire les éléments d'une sémantique s'essayant à resituer l'homme dans la dimension dont il ne saurait longuement s'absenter, celle du SENS qui le constitue et l'affirme au monde en tant que belle esquisse anthropologique. C'est peut-être ce que De Chirico, en habile Métaphysicien, voulait signifier à titre d'énigme, en peignant ce beau "Chant d'amour". Car, jamais LE SENS n'est donné d'avance. C'est nous qui le créons à mesure que nous EXISTONS !

 

 de chirico-copie-1

"Chant d'amour" - Giorgio de Chirico.

Source : Wikipédia.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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5 août 2013 1 05 /08 /août /2013 08:26

 

 

Les couleurs du fondement. (10° Partie)

 

 

 

 

  La VIE est une ESTHETIQUE.

  Le NOIR est une ESTHETIQUE.

  Le BLANC est une ESTHETIQUE.

  La VIE, le NOIR, le BLANC sont les prémisses du sens.

 

  L'EXISTENCE est une ETHIQUE.

  Le GRIS est une ETHIQUE.

  L'EXISTENCE, Le GRIS sont les ressources réelles du sens, leur révélation, leur vérité.

 

"VIVRE", "VIVRE", criait l'Homme-fou et il se dispersait dans les marécages NOIRS et BLANCS de la schizophrénie, simplement parce qu'il n'avait pu, ou su, donner sens à ce qui lui faisait face et qui n'était, en réalité, qu'une partie de lui-même, une réverbération. Et il était atteint de FOLIE. Mais d'une folie d'en-bas.

"EXISTER" , "EXISTER", disait l'Homme-Fou et il sinuait parmi les nuages, volutes  et circonvolutions GRISES. Et ceci, il le faisait car il questionnait tout ce qui venait à son encontre, n'oubliant de se questionner lui-même. Sur son origine. Sur le chemin accompli. Sur sa finitude. Et il était atteint de FOLIE. Mais d'une folie d'en-haut.

 

  Mais c'est toujours de FOLIE dont il est question. Car la Vie, l'Existence, si elles sont regardées adéquatement, ne parlent guère d'autre chose. Mais recherchons donc l'étymologie du mot "folie" afin qu'elle nous éclaire sur son inévitable polysémie :

 

  2. 1690 (Fur. : "Il y a aussi plusieurs maisons que le public a baptisées du nom de la folie, quand quelqu'un y a fait plus de despense qu'il ne pouvoit, ou quand il a basti de quelque maniere extravagante."). Prob. altération d'apr. folie = déraison.

 

  Il est tout de même curieux de constater que, par glissements successifs, la folie comme déraison se soit métamorphosée en folie en tant que maison, à savoir l'habitat et, par voie de conséquence, la façon d'habiter. Mais alors, l'admirable langage - comme toujours - , nous ferait-il signe vers une compréhension plus adéquate de ce que veulent dire, successivement, Vivre, Exister, comme si l'habiter, essence fondamentale de l'être humain, ne prenait réellement sens qu'à nous mettre sur la voie de quelque urgence ontologique ? De cela, jamais nous ne pourrons être assurés. Qu'il nous soit cependant permis de poser une hypothèse selon laquelle, Vivre correspondrait à un habiter en voie de constitution, en tant que possibles fondations de ce qu'il y a à construire. Cela serait, en quelque sorte "l'inhabiter".

  Alors qu'Exister serait l'habiter dans sa plénitude, lorsque la maison est achevée et le sens mis à l'abri.

  C'est sans doute ce que veut exprimer l'article dont un extrait est reproduit ci-dessous :

 

« “Habiter” (wohnen) signifie “être-présent-au-monde-et-à-autrui”. […] Loger n’est pas “habiter”. L’action d’“habiter” possède une dimension existentielle. […] “Habiter” c’est […] construire votre personnalité, déployer votre être dans le monde qui vous environne et auquel vous apportez votre marque et qui devient vôtre. […] C’est parce quhabiter est le propre des humains […] quinhabiter ressemble à un manque, une absence, une contrainte, une souffrance, une impossibilité à être pleinement soi, dans la disponibilité que requiert l’ouverture » (pp. 13 et 15).

Annabelle Morel-Brochet, - "Un point sur l’habiter. Heidegger, et après…" - EspacesTemps.net, Livres, 04.11.2008
http://www.espacestemps.net/articles/un-point-sur-lrsquohabiter-heidegger-et-apreshellip/

 

  Ainsi de la démesure qu'annonçait l'œuvre de Kazimir Malevich - Carré noir sur fond blanc -ne faisant jouer que deux abstractions "in-signifiantes", à l'œuvre de Giorgio de Chirico le signifié se fragmente pour ne plus laisser apparaître qu'un lexique mutilé, nous avons tenté d'introduire les éléments d'une sémantique s'essayant à resituer l'homme dans la dimension dont il ne saurait longuement s'absenter, celle du SENS qui le constitue et l'affirme au monde en tant que belle esquisse anthropologique. C'est peut-être ce que De Chirico, en habile Métaphysicien, voulait signifier à titre d'énigme, en peignant ce beau "Chant d'amour". Car, jamais LE SENS n'est donné d'avance. C'est nous qui le créons à mesure que nous EXISTONS !

 

 de-chirico-copie-1.JPG

 "Chant d'amour" Giorgio de Chirico.

Source : Wikipédia.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 août 2013 7 04 /08 /août /2013 09:30

 

Les couleurs du fondement. (9° Partie)

 

 

 

  Que nous y consentions ou non, nous sommes toujours dans l'inquiétude d'être. La Question métaphysique en étant la perspective la plus visible. C'est de cette Question dont, à tout moment, nous devons être pénétrés afin d'accéder à l'Exister et ne pas demeurer dans les pesanteurs du Vivre .

  Nous chercherons, ainsi, à nous absenter de tout ce qui gire dans l'orbe de la quotidienneté avec sa succession de clignotements abscons, NOIR - BLANC - NOIR - BLANC, appelant ce GRIS intermédiaire, l'unique voie de passage nous intimant à connaître ce dont l'être est constamment pourvu et que notre entêtement à ne pas voir dissimule sous des voiles d'inconnaissance, alors que l'évidence du sens est si proche, nous brûlant constamment de son urgence à paraître.

  Pourtant du GRIS, nous sommes constamment entourés, mais c'est nous qui ne savons pas le reconnaître, en faire notre demeure. Car tout réside dans la façon d'habiter la demeure que nous sommes, d'habiter le monde ensuite. Et l'habiter avec plénitude passe par des voies multiples, lesquelles peuvent être aussi simples que de regarder la lumière faire sa glaçure sur l'arrondi du galet, mais, aussi bien, se placer en situation de comprendre la pensée complexe, la théorie inventive, le concept ouvert, la sublime métamorphose, les subtilités du métabolisme, les phénomènes de plasticité humaine, les glissements successifs du sens, du secret au révélé, de l'ésotérique à l'exotérique.

  Le problème du sens, c'est que, la plupart du temps, il n'est pas directement saisissable. Il y faut au moins une attention, le recours à une propédeutique, l'acceptation de la remise en question des évidences dont le réel nous abreuve sans, pour autant, qu'il nous donne les clés de compréhension qui, en toute logique, devraient y être afférentes de manière à ce que nous puissions en réaliser une lecture adéquate. Mais bien des choses de ce fameux réel se présentent à nous comme les hiéroglyphes se montraient à Champollion dans toute leur charge de mystère. Et c'est bien cette dimension de sens caché qui en fait tout l'intérêt. Qu'aurions-nous à chercher si tout, d'emblée, avait reçu son empreinte définitive ? Nous n'aurions plus de question à nous poser et, de facto, le langage, cette essence singulière marquant l'homme de son sceau, n'aurait plus à rayonner. Une aporie et nulle autre chose.

  Tout ce qui a été évoqué précédemment dans cet article concourt à apporter un "supplément d'âme", à proposer un tremplin à partir duquel mobiliser la pensée, une ouverture dont le regard pourra se saisir afin que la conscience mobilise de nouveaux territoires. Bien évidemment la profusion des propositions peut paraître déconcertante, mais ce n'est qu'à l'aune d'une telle amplitude que peut se révéler l'immense champ éclairant-éclairé que nous serons amenés à investir si nous consentons à pénétrer dans la "multiple splendeur" dont, par essence, nous devons être les révélateurs. Abandonnant le NOIR et le BLANC à leur naturelle mutité, c'est au GRIS que nous demanderons de déployer la symphonie du monde. Celle-ci empruntera quantité de chemins dont, par définition, nous n'épuiserons jamais les ressources.

  Quelques pistes ont été données, celle du barzakh ou perception imaginative; de la raison sensible; de la géopoétique; de la chôra platonicienne; de la coïncidence des opposés; de l'hypothèse Gaïa; de la noosphère; du sentiment océanique; de la révélation mystique de Saint Jean; de la nuit d'extase pascalienne; des mythes; de la question fondamentale leibnizienne et, bien évidemment, la liste n'en est pas exhaustive. Elle dépend bien plus d'un choix affinitaire que des conclusions d'une logique.

  Le fil rouge, le dénominateur commun qui relie tous ces essais de compréhension de ce qui nous fait face, tient dans le fait qu'ils résultent d'une simple volonté de ne pas limiter notre cheminement sur terre au fait de vivre selon notre seul métabolisme, identiquement aux battements de cils de la diatomée, mais d'ouvrir un colloque singulier avec l'exister dans toute la profondeur de ce que ce terme veut dire, essentiellement depuis que la pensée des Philosophes est passée de la conception cartésienne instaurant la dualité corps /esprit et la raison comme moteur de l'entendement, à une philosophie plus soucieuse de s'enquérir de ce qui se dissimulait sous les apparences en tant que chair subtile du monde, sens ultime des choses comme, seule la phénoménologie a su l'envisager.

  Mais, de façon à surgir au plus près de ce qui voudrait se dire, il faut abandonner les considérations abstraites et se référer à quelque expérience concrète. Considérer le Vivant et l'Existant en tant qu'esquisses sensiblement différentes de la figure humaine, surtout dans leur relation à un mode de vie ou bien d'exister. A cette fin, nous convoquerons l'œuvre d'art, un tableau par exemple, que nous aborderons selon deux modes distincts, celui du Vivant, celui de l'Existant.

  Le Vivant regarde l'œuvre dans sa pure apparition compacte, matérielle, superpositions de couches de peinture et d'aplats de couleurs, dans sa matérialité donc, ce qui revient à dire que sa visée est d'ordre ESTHETIQUE, qu'il ne cherche à y percevoir qu'une manière de dialectique abrupte dont ne se dégagent que les formes  du BLANC et du NOIR, fermées sur elles-mêmes.

  L'Existant, vise la même œuvre mais d'une façon essentielle, en découvrant sous la surface esthétique l'empreinte ETHIQUE qui l'anime et l'assure d'une vérité : la façon qu'a l'œuvre, dans son dessein d'authenticité, de correspondre à son essence.

  Ainsi, le décalage entre VIVRE et EXISTER pourra analogiquement être rapporté à la différence s'instaurant entre la perception d'une FORME de nature plastique et le FOND qui la sous-tend et qui peut se décliner à l'aune de tous les prédicats concourant à en établir la signification intime. L'ordre de ladite signification passe, dès lors, du simple constat de la présence à la compréhension de ce que cette dernière signifie pour nous, en tant que nous sommes des singularités en quête d'une nécessaire complexité.

  Rapportée au Poème, cette réflexion fait le constat suivant : Si le Vivant n'en perçoit que le rythme, la cadence, la prosodie, le chant du langage, l'Existant, lui, en décrypte la mélodie inaperçue du monde.

 

 

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3 août 2013 6 03 /08 /août /2013 07:43

 

Les couleurs du fondement. (8° Partie)

 

 

 

 

  GRISE la question de la Métaphysique.

 

 

 Mais nous ne saurions conclure ce tour d'horizon en direction de la compréhension des significations sans faire référence au problème qui traverse toutes ces tentatives et en constitue les fondements. A savoir la question essentielle formulée par Leibniz en 1740, sur laquelle repose l'édification de la Métaphysique :

 

"Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?"

 

 

  Poser la question n'est certainement pas la résoudre. Mais, tout de même, comment pourrait-on éviter de l'aborder ? Et, ici, sans doute rejoignons-nous notre attitude du tout jeune enfant, lorsque découvrant la possibilité de la Mort et, corollairement, l'inquiétude viscérale dont elle porte l'ombre, plonge, irrémédiablement, dans une angoisse constitutive, laquelle déterminera l'essence de notre propre finitude humaine. Et, ici, identiquement, sommes-nous reconduits à l'orée de notre adolescence, peut-être au seuil du jour, alors que les choses s'abîment dans une manière d'ambiguïté, d'illisibilité et que, soudain, le fait d'ÊTRE devient tellement ténu, irreprésentable, que surgit l'idée du RIEN, du NEANT et, sans même le savoir, notre corps, notre esprit deviennent les lieux géométriques, le point focal où la Question fait ses cruelles mais indispensables interrogations. C'est de notre propre vision, de notre compréhension intime du monde dont il s'agit. Comme un cercle herméneutique sans fin, une fuite vers l'avant, cernée de mortelles obsessions, attendant seulement, qu'un jour, l'existence sur son ultime déclin nous en livre, peut-être, l'explication. Bien évidemment, nul doute que s'origine, à partir d'une telle requête, les instances essentielles de la Métaphysique. Les racines sont plantées dans le sol inquiet, l'arbre se déploiera, fera ses feuillaisons sans, pour autant, que les assises terrestres, chtoniennes, ombreuses soient, un seul instant oubliées.

  Que Leibniz, en son temps, ait fait intervenir l'Être suprême, à savoir Dieu, de façon à clore provisoirement le débat n'a rien de vraiment étonnant. La Cause première apporte bien des apaisements lorsque l'âme est troublée. Il s'agissait, tout simplement, de la reprise de la conception d'Aristote. Comme quoi l'histoire des idées ne demandait qu'à être reconduite. Mais, quelles que soient les perspectives adoptées, qu'il s'agisse d'une assise religieuse, spirituelle, profane, matérialiste, idéaliste, le problème fondamental n'en est pas moins posé, qui continue son évolution en sourdine, à bas bruit. Qui jette la Métaphysique par la porte peut, à tout moment, s'attendre à la voir se manifester par la fenêtre. Ne se débarrasse pas des concepts fondamentaux qui veut !

  Bien évidemment, cette question posée de cette manière presque indigente, pourrait paraître naïve et, sans doute, bien inopportune aux esprits épris d'une interprétation toute matérielle du monde. Car, pourquoi se poser la question dès l'instant où de l'étant nous est fourni à portée de la main et où son existence ne semble pas pouvoir être remise en question ? Mais le registre des évidences est souvent étroit et il faut donc aller y voir de plus près. Car, tout aussi bien, le Néant aurait pu être la seule forme de "manifestation" à laquelle l'être aurait pu consentir depuis sa constante énigme. Mais l'être-présent aussi bien que le Néant-imaginé demeurent deux hypothèses dont les équations sont identiquement difficiles à mettre en scène. Nous en sommes réduits au domaine des conjectures. Et tant mieux.

  Ainsi sont créées les conditions par lesquelles nous ne cesserons de convoquer l'étonnement philosophique, seul à même de nous porter au-delà de nous-mêmes, vers notre propre compréhension humaine d'abord, vers la saisie du monde ensuite. Nous aurions pu nous contenter de vivre, c'et-à-dire de ne considérer que le fonctionnement de nos mécanismes biologiques, nos assises basales, nos métabolismes élémentaires, nos destinées d'amibes. Mais, dès l'instant où s'introduit la question du pourquoi, alors nous ne sommes plus en repos, alors nous ouvrons grandes les portes de la sémantique existentielle alors que, jusqu'alors, ne s'étaient présentées à nous que des suites lexicales isolées, comme autant de mots sans lien les uns avec les autres.

  Le Pourquoi est de telle nature qu'il métamorphose aussitôt ce que la vie lui présentait à la façon d'une évidence en préoccupation de tous les instants, en thèse réellement existentielle. Cherchant, par cette question même, à nous extraire de ce Néant qui nous provoque, nous nous appuyons sur les bases dont la vie nous fait le don afin, par ce seul exhaussement, d'élaborer la question, c'est-à-dire donner du SENS à ce qui ne saurait en avoir. Le trajet accompli est celui-là même de la Philosophie qui, voulant se libérer de l'impensable, a recours à la seule question fondant l'existence et qui est celle de l'énigme de l'être dont l'équivalent pourrait être l'énigme d'exister. Car exister, c'est être. Alors que vivre n'en constitue que les prolégomènes, les conditions de possibilité d'une apparition.

  La vie, dans sa profusion, prend souvent l'apparence du chaos. Si rien n'est organisé, le vivant se rebelle et devient illisible, à la façon du tableau de Giorgio de Chirico où tout est soumis au registre de la schizophrénie (donc de la perte du sens). Si tout est organisé, ordonné par le langage, la raison, le logos en tant que question, tout redevient pensable, hypothèse progressant vers une thèse éclairée-éclairante du monde en tant que cosmos. Le cosmos étant un autre mot pour dire la compréhension, le sens

  Nul doute que la question de Leibniz soit  une question fondamentale. La posant de cette manière dont on pourrait penser qu'elle résulte davantage d'un jeu de cour d'école que d'un esprit de rationalité, nous percevons, aussitôt, sous l'apparente candeur, l'abîme de réflexion. Car, élaborer la question qui met en perspective l'énigme de l'être, ne saurait résulter d'un simple passe-temps, comme l'on jouerait au cricket. Encore que tout jeu suppose une prise de risque et une situation face à de l'inconnu. A éluder une telle question, pour autant, nous ne l'évacuons pas. Si nous faisons mine de nous en absenter, aussitôt, surgit à sa place une autre question faisant sa mortelle giration: qu'en est-il du Néant ? Comme un jeu infini de bascule où il s'agit de l'être ou bien du non-être. Chaque question portant en soi son immense charge de mystère, d'inquiétude. Car, comment envisager l'être, cette pure abstraction sans être saisi de vertige ? Car, comment habiller le Néant d'une silhouette qui ne nous effraie point ? C'est toute la dimension de notre vision du monde sous son angle Métaphysique qui court sous de telles projections. Disant cela, la vie, l'existence, la Mort, le Néant, nous ne faisons que répéter l'éternelle antienne dont nous ne saurions nous libérer qu'à saper nos fondements humains.

 

 

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1 août 2013 4 01 /08 /août /2013 09:09

 

Les couleurs du fondement. (7° Partie)

 

 

 

  GRISE la mystique religieuse.

 

  Et, en préambule, il s'agit d'affirmer que rien ne saurait être ignoré de ce qui, pour l'homme, fait sens. Être agnostique ne veut pas pour autant dire négliger et mettre entre parenthèses le fait religieux. Un savant peut se livrer à un travail de recherche sur les textes sacrés, donc à une tâche herméneutique, sans pour autant adhérer à leur contenu spirituel ou bien éprouver un quelconque sentiment de piété. S'intéresser à la sphère des signifiés présuppose qu'on puisse les aborder TOUS sans idée préconçue, sans le moindre a priori. Témoigner d'un vif ressentiment vis-à-vis de la religion en général relève plus d'un compte personnel à régler avec celle-ci que d'une attitude de chercheur objectif en quête de vérité. L'attitude d'un Michel Onfray dans son"Traité d'athéologie" relève plus d'un dogmatisme levé contre un autre dogmatisme que de l'infinie sagesse dont doit être atteint le Philosophe dès qu'il entreprend de connaître le monde. La religion en fait partie. Rien ne sert d'en réaliser une mise à l'écart.

  Quelques révélations d'ordre mystique ont donné lieu aux plus belles pages de la littérature classique. Ne leur accorder aucun crédit participe plus d'une volontaire cécité de l'intellect que d'une véritable curiosité au regard de laquelle les limites n'existent pas.

  Ce long préalable étant posé, voyons maintenant ce que la mystique a à nous apprendre.

 

  Dans l'ordre du religieux, nous ne pourrons faire l'économie de la révélation de Saint Jean de la Croix, lequel, dans la "Nuit Obscure" (Noche obscura), fait l'expérience mystique qu'il développera tout au long de sa vie dans de nombreux écrits.  

"Il cherche à y témoigner du chemin des âmes vers Dieu." (Wikipédia).  

 

Pendant une nuit obscure,

Enflammée d'un amour inquiet,

O l'heureuse fortune

Je suis sortie sans être aperçue,

Lorsque ma maison était tranquille.

 

"L'âme dit, en ce cantique, de quelle manière elle est sortie, tant d'elle-même que de toutes les choses créées, savoir : en exerçant sur elle-même une rigoureuse mortification qui la fait mourir à soi-même et aux créatures, qui la fait vivre à l'amour divin et a Dieu, et qui la remplit de délices célestes."

Commentaires de l'abbé Jean Maillart, jésuite.

 

 

 

  L'on ne saurait davantage passer sous silence la participation en Dieu de Pascal.

 

  "La nuit du 23 novembre 1654, Pascal connait une nuit d'extase mystique, où il rencontre Dieu et est habité par des sentiments de "certitude, joie, paix, pleurs de joie". C'est la "seconde conversion" de Pascal, qui le conduit à renoncer aux plaisirs du monde, et aux sciences humaines, vaines face aux sciences divines. Il se retire à compter de 1655 chez les jansénistes de Port-Royal, qui s'opposent alors aux jésuites de la Sorbonne. Pascal prend part à la querelle, défendant ses amis jansénistes par l'écriture de 18 lettres appelées les "Provinciales" (du titre de la 1ère, Lettres écrites à un provincial par un de ses amis)."

 Source : Bibm@th.net


 

L'an de grâce 1654,

Lundi 23 novembre, jour de Saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologue,

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu'à environ minuit et demie.

FEU

Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix.

Dieu de Jésus-Christ,

Deum meum et Deum vestrum. Jean 20/17 *

" Ton Dieu sera mon Dieu "

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Evangile.

Grandeur de l'âme humaine

" Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu ".

Joie, Joie, Joie, pleurs de joie.

Je men suis séparé. ___________________________________________________

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.

" Mon Dieu me quitterez-vous? "___________________________________________

que je n'en sois pas séparé éternellement.

" Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ".

 

Jésus-Christ,_________________________________________________

 

Jésus-Christ,_____________________________________________

Je m'en suis séparé ; je l'ai fui, renoncé, crucifié, Jean 17__________________________

que je n'en sois jamais séparé.____________________________________________

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Evangile.

Renonciation totale et douce. Soumission totale et douce.

Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.

Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre.

Non obliviscar sermones tuos. Amen.

 

" Le mémorial " -  Blaise Pascal.

 

 pascal

 

 

 

 Enfin, pour terminer cette longue méditation sur la façon dont la conscience humaine s'y prend pour faire se déployer les significations qui se présentent à elle, il est important de préciser que le véhicule emprunté pour parvenir à ce but (artphilosophiesciencereligion) est moins à prendre en considération que l'intensité de l'expérience éprouvée, sa profondeur, le sentiment d'accomplissement et de plénitude qui lui y est attaché.

 

 

 

 

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