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21 avril 2024 7 21 /04 /avril /2024 08:20
Å hauteur de roseaux

Back to black

La roselière...

Vendres...

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avant même de se porter en direction de la Roselière de Vendres, convient-il de prendre de la hauteur, au sens propre, de gagner ce magnifique Massif des Albères d’où re révèle un étonnant panorama semi-circulaire, un peu comme si la vaste Plaine du Roussillon vous appartenait en entier, sans partage. Une manière de point de vue macroscopique, en lequel, par une sorte d’écho, se réverbèrera le singulier biotope microscopique du Peuple des Roseaux. Il faut quitter Collioures, serpenter au milieu des vignes en terrasses et, par une côte en lacets étroits, gagner la crête sur laquelle se détache, sorte d’hiératique figure, la haute Tour de la Massane. Cette tour à signaux du XIII° siècle est belle dans son austérité, elle s’affirme à la proue du massif, circulaire, taillée dans de gros moellons de pierre grise, avec ses étroites meurtrières à la base, ses trous dans la bâtisse, son sommet dentelé, vestige d’une ancienne splendeur. Longtemps il faut apprivoiser son regard à la dimension de la vastitude, accommoder et plisser ses yeux afin que la brume à l’horizon consente enfin à délivrer ses richesses. Loin, là-bas, le tapis immobile de la « Grande Bleue ». Loin, là-bas, la chute des Albères en direction de la Péninsule, vers Cerbère, puis Llança, El Port de la Selva, Cadaquès, la fabuleuse Espagne.

   Loin, là-bas, dans une espèce de fourmillement, le troupeau des maisons blanches de Vendres ; loin là-bas, genre de répondant de l’écrin singulier des Albères, un genre de clapotis couleur de terre, troué de mares d’eau, miroitement d’un lac et le frémissement presque inaperçu de la végétation des Roselières. Pur bonheur que de rencontrer tout ceci dans un espace si resserré, si assemblé, que sa variété n’est que le reflet de son unité, du don qu’elle nous fait, qui nous rassure et nous émeut. Tout, ici, est si naturel, si immédiatement donné ! Il faut gagner la zone marécageuse en passant près du vestige d’une villa Romaine, dite « Temple de Vénus » dont les « murs en petit appareil de calcaire coquiller local, liés au mortier de chaux et matériaux d’importance signent le luxe de la décoration. »  Aujourd’hui, il ne demeure, de la magnificence passée, que quelques murs ruinés de pierre blanche, le chapiteau d’une colonne, quelques minces fûts de calcaire, tout juste de quoi alimenter le phosphore de l’imaginaire.

   Mais rien ne nous sera plus précieux, dans cette découverte, que de commenter cette belle photographie en noir et blanc, due, comme toujours, à l’art du paysage d’Hervé Baïs. Le ciel est si peu un ciel, un genre de lagune, avec ses courants lents, ses méandres paresseux, ses remous à peine affirmés, ses semis d’euphorbes claires, le brouillard jaune et vert de ses luzernes, les corolles blanches de ses cakiliers. Les roseaux sont si peu marins, avec leur allure de Tramontane, leurs bourgeonnements de nuages lenticulaires, la dentelle de leurs cirrus, les boules de leurs cumulus. Ce que veulent exprimer ces rapides métaphores, la fluence d’un élément en l’autre, l’amitié des choses, les « affinités électives » qui assemblent en un seul lieu, en un seul instant, des peuples que l’on croirait différents, alors qu’ils ne sont, à l’évidence, que la simple phénoménalité d’une Nature qui, elle est Unique, profondément Unique. Mais il faut reprendre l’évocation et la porter plus avant, au risque de diviser l’indivisible, de fragmenter ce qui ne peut l’être, de réduire selon les catégories la belle harmonie ontologique.

   Le ciel est cette mince bande, ce passage discret (souhaite-t-il se faire oublier ?), cette à peine énonciation dont, seuls les Poètes, ont à connaître. De fins nuages en sont les passagers clandestins, ils ne s’attardent guère, leur voyage est au long cours. Au milieu d’eux, la lumière se fraie un chemin tissé de silence, elle tutoie ce beau gris Souris, lui dont le secret est la pure élégance. Et la ligne d’horizon est ce mince fil noir qui court d’un bord à l’autre sans alerter qui que ce soit. Il paraît être là de toute éternité, assuré de son destin, lui qui est le médiateur des choses célestes et des choses terrestres. Il est une pointe avancée, un élément de liaison, un intervalle entre deux mots d’où naît l’incomparable nature du Sens.

 

Signifier : voici la tâche assemblante de l’Horizon,

voici la tâche essentielle et immémoriale de l’Homme.

 

   C’est bien en quête de significations vers quoi pointe l’interrogation de notre conscience, sans doute n’y a-t-il de secret si aisément accessible.

    Et les Roseaux, le Peuple admirable des Roseaux, il faut lui ménager une place de choix, dire le visible et, aussi bien l’invisible qu’il recèle en lui afin que, connaissant l’avers et le revers de sa nature, nous puissions en sonder la profondeur. Ils sont là, dans la claire et discrète effusion de leur être. Ils sont traversés de vent, comme les Hommes et les Femmes sont traversés d’amour. Ils sont doucement inclinés et leur fin tropisme semble vouloir indiquer le lieu même de leur provenance, cette mesure strictement orientale, nette, sans équivoque, qui s’oppose au versant brumeux, opaque de leur chute hespérique. Une Vérité s’allume, loin là-bas, qu’un mensonge (nous en sommes coutumiers) rabat dans les fosses carolines des approximations, des dissimulations, des compromissions.

   Ce Peuple est beau, lui qui fait ses taches de lumière parmi la simple agitation de la sansouïre, on dirait des lacs communiquant entre eux, nullement dans l’exposition, seulement de façon racinaire, rhizomatique, comme si tout ne pouvait signifier qu’à l’aune du retrait, de la discrétion. C’est ainsi, le Peuple des Marais est un peuple libre de soi, allant à l’aventure, d’un côté ou de l’autre, intimement mêlé au milieu qui l’accueille, près du ciel léger, près du remuement presque inaperçu des massettes, que l’on nomme aussi, poétiquement, « roseau-de-la-passion », métaphore qui ferait craindre l’éparpillement, la vivacité, la turgescence incontrôlée. Or, il n’en est rien, les roseaux sont de nature modeste, intimement réservés, habitués qu’ils sont aux clartés lagunaires de plomb et d’étain. En leur constant et doux balancement, se laisse deviner la modestie de la Pie-grièche à poitrine rose, se laisse entendre le son mystérieux de la corne de brume du butor étoilé. C’est, parfois, le cri de gorge du Blongios nain qui sourd d’entre les tiges assemblées. Parfois l’envol blanc de l’aigrette garzette au-dessus des nuages des massettes brunes. Parfois le cri suraigu, manière de scie musicale, du sterne pierregarin.

   Oui, les roseaux chantent au rythme des oiseaux migrateurs, cigognes et canards, mais aussi sous la caresse amicale et salée du vent Marin ou bien sous les coups de boutoir de la rapide et tranchante Tramontane. Et, comment ne pas deviner, sous la surface argentée du Lac, au milieu de l’enchevêtrement des tiges, le long glissement des anguilles noires, on les dirait de simples métamorphoses du limon qui tapisse le fond, un prolongement, si l’on veut. Et puis, perçoit-on, auprès de ces arbres mincement levés de la houle de la roselière, toute cette multitude inapparente, ce foisonnement discret, la disposition en étoiles des minuscules archées, l’agitation vert-Menthe de la bette maritime, est-on touché de la vacillation souple des algues, genres de cerfs-volants aquatiques ? Ce que nous laisse deviner cette belle photographie, dans la profondeur de ses sels d’argent, une géographie de mangrove dans la belle complexité qui anime la luxuriance de ses invisibles profondeurs.

   Nous ne sommes, nous les Voyeurs, nullement immobiles, passifs devant cette beauté à « fleurets mouchetés » et ondoyante de la Roselière, loin s’en faut. Cela bouge en nous, cela chante en nous, cela fait sa forêt de sombres palétuviers, sa litière de feuilles mortes, ses sinuosités d’eau verdâtre, ses courants ascendants et descendants, son lent bruissement de joncs sous la ligne de flottaison de notre regard. C’est ceci, une photographie juste, une image énoncée en vérité, elle nous prend au centre du corps, et vrille en nous mille impressions jusqu’ici inexprimées, latentes, lesquelles ne demandaient qu’à être mobilisées.

   Regarder cette image, c’est être Soi et gagner de la profondeur, être scirpe, échasse blanche, héron pourpré, jonc, salicorne. C’est se placer à l’exact milieu de la faveur unique de la sansouïre et y demeurer, loin encore du temps de la première sensation, y tisser ces minces filaments qui, de l’autre de l’image à qui nous sommes en notre for intérieur, font se tendre ce fil d’Ariane ininterrompu garant d’une joie qui demeure et, toujours se réactive à l’endroit singulier de sa source plénière. La Roselière est à nous ce qu’est le pollen au Printemps, une annonce, un mystère, le début d’une aventure qui n’aura nulle fin si, inquiets du destin des Choses, nous savons correctement en interroger la pulpe intime, la mince effectuation, nous frayer un chemin en direction de leur attente. Oui car nous sommes attendus, tout conne nous attendons. La vie est une conque habitée des multiples échos qui nous ont traversés, de ceux qui verront bientôt le jour. Toute Chose est là qui ne souhaite qu’être saisie !

 

 

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20 avril 2024 6 20 /04 /avril /2024 17:22
Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

" Dans la baie de Wissant ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Un soir, la Baie de Wissant,

entre Cap Blanc Nez et Cap Gris Nez,

entre le clair et l'obscur,

comme divinement illuminée... » A.B.

 

      Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Nous croyons sentir et nous ne sentons pas. Nous croyons vivre et nous ne vivons pas. Nous pensons toujours être au bord d’une révélation et nous sommes à la périphérie de notre propre corps que, rarement, nous habitons adéquatement. Nos yeux sont des globes de porcelaine sur lesquels ricoche la lumière. Nos mains des sarments qui griffent l’air de leur inutile gesticulation. Nos ventres des désirs de plénitude que le vide anéantit. Nos sexes des emblèmes livides évanouis avant même que d’être comblés. Nos jambes des pieux hémiplégiques. Nos pieds des ventouses collées aporétiquement au sol de poussière. Nous croyons avancer et nous demeurons. Nous croyons exister et nous avons peine à seulement respirer. Nous vivons trop à l’heure de midi et les trombes zénithales nous clouent à notre solitude de chair. La nécessité entre en nous et nous sommes au supplice. Corps lourd sous les coups de gong du jour. Sang pourpre qui n’en finit pas de faire ses lacs inutiles et ses stases abortives. Partout le jaillissement de la blancheur ossuaire, les éclats de phosphore, les cryptes fermées du doute. Les nerfs sont enroulés en pelotes grises. Les éclairs fusent sur les fils des axones, la lumière crépite dans les pièges des dendrites, les gangues de myéline fouettent l’air vide comme de pathétiques flagelles. Cage d’os de la tête parcourue du réseau étroit des idées élimées. Bassin lourd d’être sidéré de la chute de la verticale clarté. Partout est la folie qui enchaîne et pousse ses mors acérés. Boulets des genoux pareils à des gueuses de fonte. Mollets arborescents que soudent les réseaux de lierre, les complexités illisibles des lianes végétales. Bruit de crécelle des métacarpiens et des calcanéums sur le sol poncé de chaleur. L’heure de midi, l’heure de la quotidienneté plonge son glaive dans le mitan de la pierrerie charnelle et les existants font du surplace à la manière des mimes, talon-pointe, talon-pointe et les vagues de la locomotion figées dans la glu du réel et le tragique en gelée qui métamorphose en cierge apatride.

  Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Le proche est dans l’obscur comme si une langue de nuit s’emparait déjà de la terre. On est là, dans la réserve, le retrait, la contemplation de ce qui va paraître avant que toute chose ne retourne dans la densité d’un oubli originel. On respire si peu, juste ce qu’il faut pour maintenir la veilleuse allumée. Modeste lumignon de la vie attentive, simple étincelle de l’esprit en quête d’ouverture. Les hommes sont loin, là-bas, dans le crépuscule qui frémit, au-delà de la plaine d’eau qui se colore d’or, une poudre si légère, une poussière, une à peine insistance dont le ciel est le messager discret. L’heure crépusculaire, tout comme l’aurorale, est ceci qui dit en mode discret le temps de l’évanescence, de la légèreté, du souffle aérien, du glacis des étoiles, de l’échelle céleste reliant au lointain cosmos, de la souplesse des tiges florales, des fils d’Ariane qui tiennent le monde en suspens, de la courbe grise de l’oiseau, du tube de roseau où glisse l’air léger des Andes, de la résille du silence, du chant lors de ses premières trilles, juste un tintement ; c’est l’heure où tout est sur le point d’éclore sur le bord de la lueur matinale ou bien de s’évanouir dans l’étoffe nocturne, c’est l’heure du bercement sans fin de l’imaginaire, l’heure de l’innocence pareille au sourire de l’enfant visité par la palme du rêve. C’est l’heure du poème qui fait dire à Jules Supervielle dans « Gravitations » :

 

« Alentour naissaient mille bruits

Mais si pleins encor de silence

Que l’oreille croyait ouïr

Le chant de sa propre innocence.

Tout vivait en se regardant,

Miroir était le voisinage,

Où chaque chose allait rêvant

A l’éclosion de son âge. »

Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

« Impression, soleil levant ».

Claude Monet.

Source : Wikipédia.

   

   « Impression, soleil levant » tout comme l’on dirait « Impression, soleil couchant ». Impression d’impression qui susurrerait la justesse des choses, l’accomplissement sans fin de l’intuition, l’éclosion de la chair prolixe du monde, là, tout contre notre joue, dans le cercle étroit de l’ombilic, dans le golfe de l’oreille où se joue la symphonie d’être, là dans l’angle de la conscience, cette dimension qui nous place au-devant de nous et nous dépose sur la rive accueillante de ce qui ne paraît qu’à être révélé, porté à son acmé, chauffé jusqu’à l’incandescence. Nous n’avons d’autre lieu où nous manifester qu’ici et maintenant face à ce ciel de corail, au bleu des nuages, au disque rouge du soleil, à sa trace hésitante dans l’eau, tout près de cette barque d’ombre avec laquelle se confondent deux silhouettes, peut-être celle du peintre, peut-être la nôtre.

Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

William Turner.

« Les plages de Calais ».

Source Wikipédia.

   

   « Impression, soleil couchant ». Nous sommes sur cette plage de Calais que l’or illumine de son étonnant ruissellement. Nous sommes ces personnages penchés dans la cueillette d’eux-mêmes, nous sommes le ciel, son marécage traversé d’agitations colorées, ce frémissement du nuage gris, cette encre légère bleu-cendrée, ce mince fil d’horizon qui unit les mondes plutôt qu’il ne les divise, cette eau à la teinte de tournesol qui nage vers nous avec ce bruit de métal en fusion. Nous sommes tout cela ou bien nous ne sommes rien car, jamais, nous ne nous absentons du monde. Nous sommes le monde.

   Sentons-nous, au moins, cette lumière crépusculaire ?

Chacun à sa façon, Alain Beauvois avec sa belle photographie « divinement illuminée », Monet avec la vibration de sa peinture impressionniste, Turner avec le tremblement si caractéristique de son pinceau, tous nous disent la beauté du monde, tous nous invitent à la contemplation de cette lumière aurorale-crépusculaire par laquelle nous sommes au monde poétiquement, cette lumière qui se lève au bord de l’épiderme et fait ses efflorescences jusque dans cette « chair du milieu » dont nous sommes tissés mais que trop souvent nous oublions ! Nous voulons être cela. Que cela !

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23 mars 2024 6 23 /03 /mars /2024 08:55
Heureuse polysémie de la Photographie

Back to black…

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Posant tout juste nos yeux sur cette Photographie, nous savons d’emblée qu’elle nous questionnera bien au-delà des faits ordinaires. Il en va ainsi de toute Chose digne qu’on s’attarde sur son intime vérité. Toujours nous sommes alertés lorsque vient à l’encontre l’exacte beauté. Il y a comme un fil d’Ariane indéfectible qui nous relie à sa matière diaphane, à son langage silencieux, aux gracieuses arabesques qu’elle porte en son sein dont il nous est demandé de saisir le bel ordonnancement, de percevoir, à sa juste valeur, l’insondable harmonie. Ce que nous avons constamment à être dans notre tâche d’Hommes, des Découvreurs de nouveaux continents, des Explorateurs de terres vierges, alors seulement nous pourrons revendiquer une manière d’entièreté, laquelle s’opposera à notre naturelle fragmentation : une idée ici, un acte là, un amour ailleurs, une rencontre plus loin, et nous courons après nous sans jamais pouvoir nous rattraper, nous relier à quelque chose de consistant, de déterminé, de palpable. Cette belle Photographie, nous pouvons nous en approcher selon trois perspectives différentes et complémentaires : photographique, esthétique, existentielle. De cette triple vue doit nécessairement surgir un orient qui nous arrachera, au moins provisoirement, à nos tracas quotidiens, nous distraira de nos multiples et toujours renouvelés égarements.   

    

   Perspective photographique

    

   Il y a là une évidence de la présence. L’écume blanche du Ciel joue en contrepoint de la longue jetée noire, du portique rectangulaire contenant, en son cadre, la silhouette nettement dessinée d’une embarcation de pêche. Le tiers bas de l’image entretient un rapport équilibré avec son correspondant, ces deux tiers hauts qui sont comme son complément, ou plutôt, devrions nous dire, sa « complétude », exprimant en ceci, déjà, la projection existentielle qui viendra au juste moment de son énonciation. Ici, en tant que qualité iconique, c’est le souci géométrique qui se dégage avec netteté et détermine, en quelque sorte, tous les plans secondaires de l’image. Une opposition se donne en tant que nécessaire entre l’opalescence du fond et la venue à eux des autres thèmes de l’image : douce colline à l’horizon, passerelle au premier plan dont il a déjà été parlé. Une remarquable maîtrise de la profondeur de champ nous délivre avec précision tous les détails qui structurent notre vision : tout est net depuis un point zéro, un point d’origine, jusqu’à l’extrême limite de ce qui peut se lire tel un infini.

   L’exactitude est une des lois souveraines qui délimite le champ d’expression de cette mimèsis du réel dont nous sentons bien qu’elle se donne comme mesure idéale de tout ce qui fait sens, immédiatement, à la limite de nos yeux. Nous sommes d’emblée auprès des choses, pour ne pas dire « dans les choses », c’est-à-dire que l’authenticité nous rencontre sans même que nous ayons à en référer à quelque loi spatiale, à quelque concept qui tirerait d’une confusion initiale les prémisses d’une sémantique s’ouvrant à la lumière de la Raison. Il y a évidence. Il y a apodicticité. Nous sommes comblés, saturés de significations dont il n’est nul besoin de préciser les conditions de possibilité. La réponse du Photographe à une exigence éthique monte des profondeurs de l’image sans qu’il nous soit besoin d’en détailler l’itinéraire, d’en tracer les lignes selon lesquelles elle se donne à nous avec une rigueur toute « naturelle ». Mais la perspective photographique ne doit nullement dissimuler l’esthétique, seulement la préparer et constituer un début de révélation.

 

   Perspective esthétique

 

   Le ciel, ce ciel que, toujours l’on convoque au-dessus de nos têtes à la manière d’une eau lustrale, le voici largement déployé dans des teintes si douces, si ouatées, si soyeuses que nos rêves les plus intimes peuvent s’y révéler d’emblée. Å certains endroits un peu indéfinissables, c’est comme une vague traînée de poudre, la pulvérulence d’une cendre, peut-être un doux bourgeonnement de la lumière. Tout est si uni sous une bannière de flottement, une heureuse vacillation, un subtil ondoiement et, déjà, l’on ne s’appartient plus, l’on fait corps avec cette étrange substance et, déjà, notre peau est peau de l’image et, déjà, il n’y a plus de différence, seulement l’allure d’un poème donateur de joie. Alors, par degrés successifs inaperçus, on descend les degrés du ciel, tout entourés de vagues et précieuses nuées, on se dispose à se fondre dans cette ligne d’horizon à peine marquée, un songe venu à l’eau, un mot chuchoté par les lèvres de quelque Ondine inapparente, immense faveur d’être ici, une simple ligne oublieuse de son histoire, clignement de paupières d’un ineffable présent, plus présent que toute chose qui voudrait se dire dans la fierté, dans le tumulte, dans l’affirmation de soi.

Combien la douceur, l’évanescence

de la colline nous touchent,

pareilles à une peau féminine

ensemencée d’amour,

disposée à la caresse, à l’effleurement,

manière de grésil flottant

dans le ciel d’hiver.

Combien l’eau nous accueille

au sein de sa feuille blanche,

signe d’Homme parmi le signe

estompé des autres Hommes.

Il y a un grand calme à être là

et l’on sent cette longue sérénité,

cette ouverture souple du gris

se donnant selon des touches harmoniques

que l’on peine à nommer tellement

cette teinte est éphémère, passagère,

 identique à une pluie boréale :

gris d’Étain presque blanc ;

gris Argile presque Étain ;

blanc Albâtre presque gris ;

blanc Lunaire presque Albâtre,

une aimable confusion qui dit l’échange,

 l’accord, la convenance de se fondre

dans la fraternité du Tout,

à n’être plus qu’une vague

hypothèse à l’orée du Temps,

une présence sur le seuil de l’Heure,

simple surgissement dans la Seconde

qui est notre possession la plus réelle,

l’esquisse la plus affirmée

dans la chute irrémédiable des jours.

  

   Mais, ici, nous sentons bien qu’il y a changement de régime, que l’Esthétique se mue en Existentiel, que la Philosophie se substitue au Langage, que le Concept se donne en lieu et place de l’Émotion face à la Beauté.

 

   Perspective Existentielle

 

   Toute chose, par nature, existe dans la surface (c’est la perspective qu’elle nous offre d’un seul empan du regard), mais, aussi, existe dans la profondeur (ce sont ces signes discrets que nous cherchons à déchiffrer afin d’en détourer l’essence de manière satisfaisante). Donc le photographique et l’esthétique sont la peau de l’image, la chair ne se donnant que dans la perspective existentielle. Regardant à nouveau ce paysage, nous nous doutons bien que des sèmes, ici et là dispersés, sont encore à découvrir, à inventorier, à faire nôtres afin que, saturée, notre soif de connaissance parvienne à satiété. De ce portique haut levé dans le ciel, il faut faire retour amont, comme si le passé, dissimulé sous le voile blanc de la photographie, nous hélait, nous mettait en demeure de comprendre ce qui, ici, se trame et correspond aux fondements de notre Humaine Condition. Une telle invite à une archéologie mémorielle est entièrement contenue dans ces quelques mots :

 

Vue sur Sète…

Les Amoutous…

 

   Mais nous nous intéresserons moins aux « Amoutous » qu’à ce fameux Mont Saint-Clair, lequel abrite le plus marin des cimetières, celui où repose le poète Paul Valéry. Alors, ici, comment ne pas évoquer son sublime poème, du moins son incipit, riche de significations multiples :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »

 

   Par essence, le Poète ne vit que par procuration au milieu de ses semblables. En quelque manière le quotidien l’effraie en le destinant aux contingences de tous ordres. Poétiser suppose de se soustraire à sa condition terrestre, à s’élever vers « ce toit tranquille » qu’habite la paix des colombes portant en leur bec, le symbolique rameau d’olivier. « Midi le juste » ne nous fait-il penser à « l’heure du grand midi » nietzschéenne, cette heure du retournement où les hommes éprouveront la pensée en sa puissance affirmée, celle du retour éternel de toutes choses, lequel métamorphosera tout instant en éternité ? Ne serait-ce le même trajet que trace, pour nous, le Poète de Sète, à savoir en appeler au temps infini de « la mer, toujours recommencée », qui, tout bien considéré, est le temps sans temps des dieux, le temps sans temps de la Poésie ? Tout Poème abouti ne possède ni début, ni fin, il existe de toute éternité, ne fait signe qu’en direction de ce Temps Universel dont chacun de ses mots est tissé, pareil à un essaim doré d’abeilles butineuses de l’éther.

   En contrepoint de ce lyrisme poétique de haute volée, modestement et sur le mode gentiment ironique, « l’humble troubadour », Georges Brassens, tresse une couronne de lauriers simplement terrestre, au motif que « le Polisson de la chanson » passera son dernier repos au « cimetière des pauvres », face à l’étang de Thau, laissant à l’Académicien le privilège de hanter de sa haute figure le « cimetière des riches » :

 

« Déférence gardée envers Paul Valéry,

Moi, l'humble troubadour, sur lui je renchéris,

Le bon maître me le pardonne,

Et qu'au moins, si ses vers valent mieux que les miens,

Mon cimetière soit plus marin que le sien… »

 

   C’est, totalement, entièrement, dans cette « dialectique du Riche et du Pauvre », dans cette rencontre d’une poésie populaire, immédiate et d’une poésie intellectuelle que se situe le point de contact singulier de Valéry et de Brassens. Å la superbe de Valéry, à sa déclamation ostentatoire :

 

« J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre, et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! »

 

Brassens offre le dénuement de l’Insignifiant, humilité et simplicité réunies :

 

« Quand mon âme aura pris son vol à l'horizon

Vers celle de Gavroche et de Mimi Pinson

Celles des titis, des grisettes… »

 

   Dans cet intervalle qui pourrait paraître ne jamais devoir être comblé, c’est bien plutôt deux styles « irréconciliables » mais complémentaires, deux facettes d’une même Poésie Universelle qui scintillent et, jamais ne s’effaceront. Car il semble bien qu’il n’y ait nul degré de valeur du Poème, seule la marque d’une vérité à l’œuvre, laquelle diffère bien évidemment selon les tempéraments et les tâches d’écriture des Poètes respectifs. De Prévert à Saint-John Perse, l’on pourra trouver la marche haute, mais la différence n’est pas de fond (la valeur en soi de la Poésie) seulement de forme (le visage singulier selon lequel le Poète façonne les mots afin de les porter au Poème).

 

Nous terminerons sur l’image d’une plume unique, d’une encre unique, trempées aux eaux vives et toujours renouvelées de la Mer, cette eau éternelle qui, jamais ne finit de battre :

 

« Trempe dans l'encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture… »

 

   Le Lecteur, la Lectrice, Poètes eux-mêmes (chacun porte en soi ce prestige des mots), auront pour libre tâche de poursuivre à leur guise les paroles de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète ». Un voyage d’ici jouxtant un voyage outre-monde, premier et dernier lieu d’actualisation de la superbe Poésie. Tout mot s’inscrit, nécessairement, entre deux néants, celui qui nous précède, celui qui nous attend.

 

Hâtons-nous d’être Poètes

en ces temps crépusculaires,

seule la force du Langage

nous sauvera du naufrage.

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

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26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 09:05
Où sont les Hommes ?

Roadtrip Iberico…

Duna fosil de Los Escullos…

Cabo de Gata…

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Le ciel est lisse, blanc tel un calice

Les nuages, infiniment, glissent

Fines écharpes à peine perceptibles

Ils vont, viennent, légères cibles

Que le Destin a désignées

Sous la figure de fumées

Ils n’ont de cesse de fuir

N’ont de cesse de pâlir

Au-devant d’eux vers les lointains

Là où plus rien ne demeure certain

Là où plus rien n’est à portée de main

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Le ciel est noir

Vaste éteignoir

Où s’abîme le fol espoir

Bientôt le Ciel descend

Dans des lames d’argent

Bientôt le Ciel fait silence

Immanente et pure indigence

Sa vaste parole s’éteint

Dans des touches de satin

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Ce qui d’abord paraît

Ce qui d’abord effraie

Le torturé, l’inadmissible

L’innommé, l’irrémissible

Cette gueule de Rochers

Cet ouvert à nous destiné

Abolition de notre vanité

Révocation de notre éternité

 

Ce qui d’abord, tragique

Nour rend aphasiques

Ce tumulte du sol

Ce surgissement

En plein vol

De ce qui, touchant

Au pur Néant

Nous réduira

Au lourd trépas

Ossuaires promis

Au plus grand mépris

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Les collines

Les dolines

Sous le vaste horizon

Plient sous le vent aquilon

Ne sont que mots usés

Sous le jour érodés

Figures d’absence

Sous la lumière dense

 

Et l’eau, que devient-elle

Elle la sempiternelle

Elle aux multiples lustrations

Elle aux infinies effusions

Elle est un désert

Elle est le nul offert

Une étole de ciment lisse

Une étoffe de basse-lisse

Une bure que le jour plisse

Elle la devenue muette

Elle la devenue fluette

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Alors que menacés

De ne plus rien compter

Au nombre des Vivants

Alors que troublés

De ne plus rien trouver

Qui soit réjouissant

Affûtant le noir de la pupille

Pareil au feu d’une escarbille

Voici que l’ombrée

Soudain effacée

De nos yeux

Se met à proférer

Des mots merveilleux

Des mots plein de grâce

Que plus rien n’efface

 

Que sont les Hommes devenus

Ont-ils à jamais disparu ?

 

Là, lové dans l’anse belle

Tel un essaim d’airelles

Un blanc Village nous sourit

Qui, au plus haut, nous réjouit

Une guirlande de maisons

Nichée en son exacte saison

Nous y devinons

Des corps pleins d’ardeur

Tissés de mille saveurs

Nous y voyons

Des esprits vifs

Tels des canifs

Nous y pressentons

Des âmes à foison

Des projets

Entremêlés

Å l’unisson

 

Voici les Hommes revenus

Nous les pensions

Å jamais perdus

Sous leurs multiples

Et belles onctions

Au bout du long périple

Nous voici enfin dévolus

Å notre Condition

Être en Raison

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9 janvier 2024 2 09 /01 /janvier /2024 09:49
Nue plus que nue

Source : Photos en noir et blanc

 

***

 

   On voit les choses. Mais les voit-on vraiment ? Les choses se donnent-elles en l’entièreté de leur être à l’aune de notre regard ? Du réel qui vient à nous, n’est-ce la part d’inaccompli, la part d’irrévélé qui nous posent question et nous métamorphosent en chercheurs de mystère ? Notre vision (ce luxe inouï !), parvient-elle à se combler, à se saturer, elle qui se voudrait universelle, qui demeure, la plupart du temps, bien singulière, circonscrite à l’orbe étroit de qui nous sommes ? Car, regardant le Monde, ne s’agit-il que de Nous ?  Je veux dire l’essai de préhension limité à notre Moi, circonscrit à l’aire étroite de notre Ego ? Notre propre esquisse est si démesurée qu’elle nous reconduit, le plus souvent, à une cécité quant à l’altérité. Comme si nous voulions être le centre et la périphérie d’un Univers, certes Majuscule, du moins le croyons-nous, mais si étroit, si limité !

 

Å peine une lentille d’eau

sur le miroir étincelant du lac,

à peine le cristal d’une goutte

vibrant à l’extrémité de la vague,

à peine l’envol d’un grain de sable

depuis la crête de la dune.

 

   Toujours nous interrogeons à défaut de le savoir. Toujours nous débordons le visible de l’auréole de l’invisible, toujours nous effaçons le connu sous le dais immense de l’inconnu. Cette manière de transitivité du regard, de glissement vers Soi hors de Soi est condition de possibilité même de notre existence. Car faire du Soi un simple Moi reviendrait tout simplement à gommer nos propres traits, à nous abstraire de notre silhouette, à connaître un territoire dévasté où même la plus infime graine ne connaîtrait plus sa faculté d’effectuation. Une coque si resserrée sur son amande, qu’il n’y aurait plus ni amande, ni coque, mais une terrible confusion hiéroglyphique.

   Mais il nous faut nous extraire de cette aporie, élargir le cercle, briser la tunique étroite de la chrysalide. Si le regard de Soi est quasi chimère, force nous est imposée de lui trouver de plus larges appuis, de passer du point focal de la myose à celui, extra focal, largement dimensionnel, de la mydriase. Faire de la pure localité le prétexte à surgir à même la globalité, à entamer le chemin en direction d’une hypothétique Totalité. Faire en sorte que ce qui paraît, loin de se réduire à son évidence, nous ouvre les fontanelles de l’imaginaire, autrement dit pose les fondements de ce qui, par nature, nous fait défaut, cette « part manquante » qui se nomme indifféremment « angoisse », « mélancolie », « solitude », toutes inclinations qui délimitent le site chaotique de ce qu’il est convenu de nommer « vague à l’âme » dont nul ne pourrait dresser le portrait qu’à se mettre soi-même en danger d’aborder l’inabordable. Certes, lorsque nous nous risquons dans ce qui, par définition, nous est étranger, il est bien normal que cette étrangeté diffuse en nous, projette ses lianes, nous corsète de ses ligaments, fasse de notre liberté un genre de toile faseyant au large de Soi dans une manière d’inconsistance originaire.   

    Mais nul ne peut demeurer longtemps dans cette position inconfortable, dans cette attitude de scission, un pied dans l’adret lumineux, l’autre pied immergé dans l’ombre de l’ubac. Il nous revient donc de partir de la confrontation initiale de Présence/Absence et de faire émerger un Sens là où il devient possible d’en discerner les linéaments, d’en découvrir les rhizomes. Gloser abstraitement ne nous conduirait qu’au trouble et à l’embarras. Å l’image de nous dire ce dont elle a le secret.  Car, si elle s’absente de nous, c’est de nous seulement que pourra se donner son déchiffrement. Elle-qui-est-de-dos, nous la nommerons « Présence », tout-ce-qui-n’est-pas-elle, nous le nommerons « Absence », essayant d’instaurer entre ces deux entités un dialogue, de faire fonctionner un jeu. Tout ceci, bien évidemment étant de nature dialectique, confluence des opposés ; éclairement, l’un par l’autre, des contraires. Une Épiphanie appelant en retour un Voilement.  

   Dire l’image en son saisissement premier qui, aussi bien et immédiatement, est saisissement de qui nous sommes au contact de l’étrange, cette réalité qui ondoie à l’horizon et menace, toujours, de nous échapper. La pièce (une salle de café, peut-être ?) est plongée dans une sorte de demi-obscurité où le noir domine. Ce noir joue en présence d’autres noirs : noir de la croisée, noir de la robe en laquelle se glisse la blanche anatomie de Présence. Puis le blanc de la tasse posée sur la table, puis un blanc diffus venu du dehors. Puis un gris intervallaire qui dessine la brume d’une illisible fiction. Alors, sommes-nous plus avancés dans notre recherche de Sens, dans la délimitation d’une possible Vérité ? Nullement car nous avons obéré l’essentiel qui tel le chiffre de la pièce de monnaie se situe sur son revers, face cachée de la Lune, si vous préférez. En cet instant de notre investigation, nous avons les matières brutes, le plomb, l’étain, nullement l’airain, nullement l’or alchimique qui résultent du long processus de leur subtile métamorphose. Et ceci au motif que nous nous laissons hypnotiser par le doux profil de Présence alors que, d’une manière plus subliminale, c’est hors d’elle que se trouve la réponse à nos interrogations.

   Elle, Présence, qui emplit la totalité du cadre de notre attention, cheveux platine cascadant sur sa chair d’écume, quelques reflets cendrés s’y laissent deviner, main clairement découpée qui entoure son bras gauche, tous ces détails ne sont que pure diversion, l’essentiel se dissimule ailleurs, « hors cadre » si je puis dire. Présence n’est pas à elle mais à ce qui n’est pas elle, qui est à sa périphérie, sa propre configuration dimensionnelle, son espace ontologique, sa chair la plus palpable. La présence de Présence (oui, tautologie !), est pure Absence à Soi. Qu’est donc, pour elle, son corps de chair, si ce n’est de la matière parmi la confluence d’autres matières ? D’une façon tout à fait étonnante, il nous faut l’admettre, Présence n’est elle-même que dans l’orbe exact de son Absence, ce qui se traduit par l’axiome suivant :

 

PRÉSENCE = ABSENCE

 

   Certes c’est illogique, certes cela contredit le souverain Principe de Raison et le Principe de non-contradiction qui lui est attaché. Mais la vie n’est nullement une équation. Mais l’existence n'est nullement un théorème dont, à l’avance, on aurait fixé la finalité, établi les déductions, décrété l’enchaînement des causes et des conséquences.  Nous sommes moins surpris par la vie que la vie n’est surprise de Soi, saltos et revirements, sauts de carpes et figures de style mouvantes, diaprées. Jamais là où on l’attendrait, toujours en-deçà, toujours au-delà. Imprévision souveraine qui la rend attachante, qui la rend émouvante, pulsatille, tragique. Alors qu’en est-il de cette fameuse Absence dont la prétendue consistance détoure Présence à la manière d’une aura existentielle l’assurant de qui elle est ? Eh bien, comme en bien des cas, Vérité de Sable dont chaque grain qui lui est arraché remet en question la solidité de l’édifice.

   Absence : les hypothèses seraient faciles autant que fallacieuses, absence de l’Amie confidente, absence de l’Amant dispensateur de joie, absence toujours postulée d’un Existant, d’une Existante, inévitables figures humaines tels un tremblement, une irisation de Soi, un écho, une répétition de qui l’on est. Mais ceci est trop contingent, mais ceci pêche de « couler de source ». Toujours une Altérité fugue, s’esquive, se dissimule au large de Soi et l’âme pleure doucement de cette disparition, de ce deuil qui est nulle effectuation, de cette trahison.

 

Seule à Seule,

alors Grande

 est la Solitude

 

   « Nue plus que nue » prévient le titre en forme d’énigme. Il veut simplement signifier que Présence face à Soi et uniquement face à Soi, connaît l’immensité, la terrible vacuité de sa nudité. Plus aucune vêture où dissimuler sa peine. Plus le moindre linge où abriter son propre désarroi. Ce dont cette belle image témoigne avec la plus parfaite rigueur, c’est du sentiment infini de l’Absurde qui nous étreint dès l’instant où, derrière notre ennui substantiel, nous ne pouvons ni placer un nom, ni évoquer un événement qui en tisseraient la toile flaccide, atone, dont les mailles ne tiennent plus qu’à l’aune d’une respiration, d’un battement de cœur, nullement d’une volonté assurée de son chemin de lumière. Angoisse du Rien qui est bien la pire que l’on puisse imaginer.

   Cette insignifiance fondamentale, cette fluctuante indécision, cette versatilité de l’instant sont l’image tangible de l’intangible temporel,

 

ce temps du Passé dont

nous n’étreignons plus

 que de rares lambeaux,

ce temps du Futur

qui peine à figurer

 sous quelque projet

que ce soit,

ce Présent qui s’effrite

à même sa venue.

 

Toute Présence est

continûment et

irrémédiablement

Absence.

Seulement de ceci

sommes-nous assurés !

Nous ne bâtissons que

des Cathédrales de sable.

Elle, Présence le sait encore

plus tragiquement du

haut de sa beauté.

Le Vide est profond

qui appelle

et jamais ne s’épuise

dans son appel.

 

 

 

 

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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 09:26
Ligne médiane : ouverture du sens

Roadtrip Iberico…

Playa Torre Garcia…

Almeria…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Parfois, découvrir la réalité d’une chose en son essence nécessite le processus inverse de toute connaissance, à savoir chercher ce qu’elle n’est pas (voie négative) afin que, se révélant à nous, (voie positive) nous ne laissions rien dans l’ombre de qui elle est, que nous en saisissions la nature avec le plus d’exactitude possible. Alors, ici, il s’agit, dans un premier temps, de déstructurer l’image, de la mettre en péril, de la conduire sur les rives d’un non-sens, rives à partir desquelles une nécessité logique s’imposera de soi : qu’elle vienne à nous, dépouillée de ses manques, de ses artifices, de ses illusions, dans la lumière la plus vive qui soit. Abandonnant son langage confus, elle se donnera au plein de sa sémantique, se disant selon ses polarités essentielles.

   Donc le négatif : le ciel, tout là-haut, est une claire confusion de ce qui est, nullement une affirmation, bien plutôt un retrait dans une pellicule invisible qu’à tout moment l’éther pourrait reprendre en lui, lui ôtant toute possibilité d’existence. Nuages (mais est-ce bien de ceci dont il s’agit ?) à la dérive, formes cotonneuses, si peu assurées d’elles-mêmes, à la limite d’une soudaine évanescence. Et cette blanche déchirure qui nous conduit à la lisière d’une cécité. Déchirure couleur de notre sclérotique de porcelaine, laquelle connaît de fines brisures sous les coups de boutoir de la trop vive lumière. Et ce noir dense, ce noir infranchissable comme si, le jour boulotté, jamais ne devait paraître. Impossible synthèse de cette représentation où chaque objet vit sa vie propre, où l’autarcie est la seule règle animant les « relations » (ou plutôt les non-relations). Et ce bateau de pêche abandonné à son propre sort, n’est-il la simple métaphore d’un constant chaos qui affecterait les éléments dispersés du paysage ?  Chaque élément en soi pour soi, dans la plus grande des vanités possibles.

 

Plus de langage.

Plus de mot.

Plus de souffle.

 

    « Nature Morte », cette expression aurait-elle pu rencontrer meilleure mise en scène ? Tout, ici, est figé dans une manière de glu éternelle si bien que la finitude, la terrible finitude sue de tous les pores de l’image dont la vision pourrait vite devenir insoutenable si, tout au fond de notre conscience, de façon totalement dialectique, ne se trouvait ce genre de tremplin qui, par le simple effet d’une négativité en acte, renversait l’image pour n’en faire saillir que le côté lumineux, l’adret exposé aux mille rayons de lumière du jour à venir.

   Donc le positif : comment ne pas voir, qu’ici, les choses ont une amitié entre elles, qu’elles sont en relation de voisinage, sans pour autant perdre leur coefficient de liberté ? Qu’ici tout se relie sous la notion unifiante, osmotique, de liens indéfectibles, si bien que rien ne pourrait exister qui ferait l’économie de la présence contiguë. De la présence se donnant comme le complément de toute autre présence.

 

Le ciel est pour le nuage,

le nuage pour la ligne d’horizon,

la ligne d’horizon pour le bateau,

le bateau pour l’eau noire

qui le tient en équilibre.

 

   Tout va de soi en l’autre soi qui l’attend et le recueille comme sa partie nécessaire, satellite accompagnant sa planète, vivant dans son ombre, sous sa protection. Mutuelles existences, l’une est tissée de l’autre, l’autre est tissée de l’une. De toute éternité, attendant seulement l’éclosion de leur propre temporalité, les choses demeuraient en leur recueil, chacune attentive à l’autre, merveilleux fragments d’un puzzle qui est totalité d’un sens excédant chacun de ses moments particuliers. Ici, une sorte d’immuable, d’universel sont atteints, comme si cette photographie pouvait jouer à titre d’archétype pour toute autre photographie donatrice de ciel, d’horizon, de bateau, d’eau. Une façon de mise en vue du réel irremplaçable au seul motif que ce réel contient tout, à la manière d’un microcosme appelant, justifiant d’autres microcosmes. Une logique du sens en laquelle toute image approchante viendrait trouver son site et son repos.

 

Arrivée au port, dans

l’anse accueillante et maternelle

 et nourricière et donatrice

 du pur bonheur d’avoir trouvé

une exactitude, donc une vérité.

  

   Vérité : le ciel, ce ciel qui vient à nous dans la confiance, ce ciel barré de noir tout en haut, s’éclaircit dans sa descente, manière de clairière lumineuse hissée bien au-dessus du souci des Mortels. Blanche et grise clarté d’où se lèvent, tel un lichen vert-de-gris dans le clair-obscur d’un sous-bois, les flocons des nuages, ils dérivent si lentement qu’on les croirait tissés de ces instants essentiels où la feuille d’automne, suspendue à sa nature, médite longuement avant de consentir à tomber, à rejoindre ce sol d’humus qui, depuis toujours, l’attend comme sa propre fécondation. Puis ciel qui noircit dans son inquiétude de rejoindre la terre, ce lourd fardeau que les Hommes traînent derrière eux, à la façon d’un boulet. Noire substance qui rencontre la blanche, l’écumeuse, la virginale.

   « Ligne médiane : ouverture du sens » propose le titre. Parmi les sens pluriels du haut ciel, du flottement des nuages, de la dalle d’eau noire, cette bande de sable blanc est la médiatrice qui, en un seul lieu, rassemble les sèmes épars de l’image, attise leur retrait, focalise la vision des Voyeurs, cette bande est l’opérateur des signes, cette bande est le verbe de la phrase autour duquel gravitent tous les prédicats semés ici et là, aimantés, fascinés par ce pur faisceau de joie qui est aussi l’efflorescence de la liberté, de la vérité souvent inaperçues, au motif qu’un travail du concept est le préalable à toute compréhension de ce qui git-là et ne demande qu’à être dévoilé, c’est-à-dire pris dans les mailles de notre questionnement qui est, bien évidemment, interrogation de Soi en relation avec ce vaste Monde énigmatique, ce hiéroglyphe qui nous met en demeure d’en deviner, d’en subodorer la face cachée, latente, toujours disponible aux yeux des Curieux et des Chercheurs d’or.

   Cette photographie est précieuse en ce sens qu’elle est l’exacte mise en forme du fascinant Principe de Raison. Tout s’y ordonne selon la belle rigueur d’un cosmos. Les Noirs, les Gris, les Blancs jouent selon une harmonie parfaite dans une économie qui signe leur singulière, leur irremplaçable valeur. Chaque tonalité se développe selon son propre gradient mais toujours dans le respect de l’autre tonalité qui lui est adjacente et l’accomplit, s’accomplissant elle-même en cette relation affinitaire. La ligne blanche constitue l’axe à partit duquel chaque chose se connaît en son essence la plus profonde. C’est elle qui guide l’image, la met en fonctionnement, elle est le convertisseur de chaque présence séparée dont elle assure le lien, la venue au Monde précise comme s’il y avait des relations de causes et de conséquences des parties se fondant en un Tout qui, seul, est la Vérité réalisée jusqu’en sa plus effective faveur.

   Et cette subtile convergence des éléments entre eux guide infailliblement le regard des Observateurs sur cette sublime épave qui, paradoxalement et heureusement, se donne en tant que la réalité la plus vive qui soit, notre conscience s’y attache comme à un môle qui pourrait bien nous sauver, au moins provisoirement, du naufrage. De telles images hanteront longtemps les coursives de notre mémoire, jamais ne s’en exonéreront car il est de la nature de la Beauté de creuser sa niche au plein de notre chair, de la féconder longuement afin que, d’une manière certainement inconsciente, nous puissions en prélever le doux pollen, le projeter ici,

 

sur ce visage d’une Inconnue,

là sur le rivage où flotte la mousse d’une écume,

là encore sur le blanc tremblement des bouleaux

dans l’air givré des latitudes boréales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 novembre 2023 7 05 /11 /novembre /2023 09:20
Du cosmopoétique au chaotique

« sea scape »

©️jidb

november2023

 

***

 

   « Paysage marin » nous dit le sous-titre de cette photographie. Certes le paysage est présent mais combien cerné de près, réduit à une dimension de carte postale. Certes le caractère « marin » apparaît mais sous ses plus sombres convulsions. Entre ces deux natures, du « paysage » et du « marin » s’instaure une tension si réelle qu’elle en devient palpable immédiatement. Y aurait-il antinomie entre ces deux notions ?

 

Le Paysage opposé au Marin,

le Marin s’imposant au Paysage ?

 

   Sans doute faut-il le croire pour la simple raison que le Paysage, dans sa dimension d’archétype, nous semble recevoir une dignité particulière, une grandeur s’y applique, l’adjectif « sublime » venant aussitôt s’y accoler comme son plus naturel prédicat. Volontiers nous l’associons à des valeurs telles que « site », « panorama », « tableau », « vue » et alors, sans aucune volonté de jouer sur la proximité lexicale, notre « vue » se dirige tout naturellement (nous en faisons l’hypothèse) vers cette dimension romantique telle qu’exprimée dans le tableau « Le Voyageur contemplant une mer de nuages », de   Caspar David Friedrich.   

   Ici, l’on s’aperçoit que le paysage ouvre des horizons, que le « Voyageur », sa silhouette fût-elle vigoureusement présente, se place sous la domination d’une Nature vaste et universelle. Et cette vastitude de la perspective s’accroît de manière évidente si nous faisons appel à la morphologie de ce mot [p e i z a Z e], trois syllabes que l’ouverture vocalique du [a] vient porter à son acmé signifiante. Mise en relation, la morphologie du terme [m a R e~] contraste fortement au motif que ce que la première syllabe ouvre [ma], la seconde syllabe [R e~] le referme. Ici, loin d’être une coquetterie d’interprétation, cet affrontement des positions morphologiques respectives, devient amplement significative. Qu’à l’évidence il n’y ait nul isomorphisme de la valeur phonétique d’un mot et du signifié dont il est le support, il n’en demeure pas moins que le « chant » du langage, sa modulation imprègnent la psyché humaine, y imprimant ces sensations inaperçues qui sont fondatrices d’une perception particulière et, partant, d’un sens, dont, la plupart du temps nous ignorons la réalité. Ce sont, pourrait-on dire les « insus » du langage. 

 

Du cosmopoétique au chaotique

Le Voyageur contemplant une mer de nuages

Source : Wikipédia

 

 

   Et de leur opposition morphologique [p e i z a Z e] / [m a R e~], il convient maintenant de montrer leur opposition sémantique. Si la pure venue à nous du Paysage se fait d’une manière toute cohérente, dans le genre d’une nette évidence, nous voulons parler du fond de la photographie de Judith in den Bosch, ce Ciel certes grisé, parcouru de fins nuages sépia, ce Ciel qui tient lieu de Paysage en sa facture unitaire, comme s’il nous requérait en tant que Voyeurs de l’immense parcours qui est le sien, d’un Ciel l’Autre, se ressourçant à même l’infinitude de son voyage, manière de dimension essentielle qu’il nous adresserait depuis la mesure de son Cosmos. « Cosmos » renvoyant tout simplement à une harmonisation de l’élémental, lequel ici se donne sous les espèces de l’Eau sous sa forme de nuage, de l’Air sous sa forme de vapeur. Eau/Air unis comme pour adresser aux humains que nous sommes un chant hauturier immémorial, pour déplier devant nos yeux avides quelque chose de l’ordre d’un poème venu de l’entier mystère de l’Espace/Temps. Et cette parole secrète, cette comptine à peine devinée, il nous plaît de lui attribuer le prédicat de « cosmopoétique », cette fable issue des Origines dont un écho vient jusqu’à nous dans la diaphanéité d’éléments unis à seulement requérir notre attention, la disposer au point focal de ce qui est doué d’un temps long, sinon d’une éternité, car la plénitude Air/Eau semble camper dans un Immuable s’étendant bien au-delà du temps humain.

   Et quel est donc l’élément perturbateur qui vient s’intercaler dans notre champ de vision, semant le trouble de cette dimension fondamentalement cosmopoétique pour lui substituer le désordre apparent, devenu quasi matière solide, de ces vagues écumantes, rugissantes, suragissantes, cette rumeur infiniment chaotique, cet écho des sombres abysses, ces plis et replis qui paraissent manifester les convulsions premières de la Nature, ses borborygmes intimes, son énergie indomptée, sa puissance destructrice, la violence de ses affects (oui, nous la mesurons à l’ordre de l’humain, comment pourrions-nous faire autrement ?),  Nous, les Voyageurs qui contemplons sommes totalement désemparés face à ces ardeurs maléfiques, à ces bouillonnements de geysers, à ces éruptions marines volcaniques, à ces torrents de lave dévastateurs. Totalement médusés, pareils à des enfants solitaires placés sous les fureurs de métal de l’orage, c’est notre soubassement même d’humains qui tremble au plus profond de sa chair. Si le Paysage/Nature/Ciel pouvait nous rasséréner au titre de sa course mesurée d’un horizon à l’autre, du Poème céleste qu’il nous adressait, Harmonie subtile des Sphères, comment cette soudaine fureur, cette Eau devenue Terre, devenue rocher,  ne nous précipiterait-elle dans les mors d’une prose mondaine, heurtée, tellurique, sismique, l’élément-Eau se métamorphosant sous nos yeux incrédules en cette matière aveugle, obstinée à détruire tout sur son passage, à tout araser, à tout disperser dans la confusion avant-courrière de la Présence ?   

    La force interne de cette image, est celle-ci même que nous pourrions attribuer à quelque Démiurge secret qui, selon les caprices de sa volonté, convierait d’abord, à une sorte de Cène Primitive, des convives soucieux de respecter les usages et la bienséance qui président à toute union d’âme en quête d’un ordre nécessaire  à un bon rapport des choses entre elles, puis dans l’immédiat instant qui suit détruirait d’une main ce qu’il a créé de l’autre, semant là la confusion où régnaient clarté et netteté, imposant l’irrationnel en lieu et place d’un nécessaire sens commun plaçant au foyer de ses exigences la réassurance narcissique d’un ordre du Monde.

   Cette belle photographie, cette syntaxe impétueuse, nous replacent au sein même de notre condition Humaine : celle du risque permanent. Nos certitudes d’un jour ne sont que nos angoisses, nos hantises de demain, et c’est en ceci que la vie mérite respect et inspire « crainte et tremblement » pour reprendre la belle formule Kierkegaardienne.

 

Merci Judith de nous placer

de si belle manière

 entre Poème et Prose,

entre Cosmos et Chaos.

 

Ceci est la scansion même

de qui nous sommes, nous Voyageurs

aux parcours si peu assurés d’eux-mêmes !

Toujours un calme précède la Tempête,

toujours la Tempête succède au calme.

 

 

 

 

 

 

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29 octobre 2023 7 29 /10 /octobre /2023 10:16
Un petit bout de l’énigme du Monde

Roadtrip Iberico…

À Voz do Mar…

Fortaleza de Sagres…

Portugal

Photographie : Hervé Baïs

 

*

 

   Observant cette belle photographie, nul ne manquera de s’interroger sur le contenu de l’image. C’est une pure évidence que de constater l’immédiate réalité de certains clichés. Une vue du Mont Blanc, de la lagune de Venise, de l’esplanade du Trocadéro à Paris n’ont besoin de nul commentaire, ils font partie de notre musée personnel depuis longtemps identifié, si bien que décrire ces paysages, ces lieux reviendrait à remettre sur le métier une navette cent fois sollicitée et sans doute un brin usée. Toujours nous avons besoin de nouveau et, surtout, d’inconnu, et plus encore, d’énigmes à résoudre, c’est là l’évident paradigme de toute activité de connaissance. Combien de livres lus, patiemment annotés, avec dans la marge la surprenante notation NF (pour Notions Fondamentales), avec des passages vigoureusement soulignés, donc pointés comme devant être relus, sitôt qu’abordés meurent sur la margelle des désirs inaccomplis. Le fameux « Éternel Retour du Même » n’a de sens que dans la mesure ou « le même » suppose de « l’Autre », c’est-à-dire où il se donne pour de l’étranger, sinon de l’étrange. Nous sommes ainsi faits les Hommes (les Femmes aussi, bien sûr) que le carré de terre défriché, retourné, ne présentant plus nul mystère, nous n’avons de cesse de trouver un coin de forêt vierge inexploré que nous placerons au centre de notre passion de découverte, laquelle est autant dénudement de Soi qu’inventaire de ce qui nous est naturellement éloigné.

   Alors, dans le but d’élargir le cercle de nos investigations, il nous faut faire retour amont en direction d’une autre Photographie d’Hervé Baïs qui mettait en scène ce même Fort de Sagres ici présent comme vu au travers d’une loupe.

Un petit bout de l’énigme du Monde

 

Fortaleza de Sagres

Photographie : Hervé Baïs

 

 

   Certes ce Fort est mystérieux, sa curieuse morphologie fait signe vers ces étonnantes ziggourats mésopotamiennes, édifices religieux à degrés dont il a du reste déjà été fait mention dans un article précédent portant sur l’image présentée ci-dessus. Genre de Babel babylonienne, ce Fort ne peut que bruire de la belle rumeur des langues anciennes sur lesquelles, encore aujourd’hui, nous reposons, au moins en partie. Et plus encore qu’une construction empilant les unes sur les autres les strates successives d’une architecture quasiment céleste, il nous invite à nous interroger sur ces cercles concentriques apparents dont l’équivalent pourrait bien trouver sa formulation dans la déconcertante structure du labyrinthe. Ce « vaste enclos antique comportant un réseau de salles et de galeries, souterraines ou en surface, enchevêtrées de manière qu'on puisse difficilement en trouver l'issue », selon la définition canonique du dictionnaire.

   Et notre attrait pour ces « galeries souterraines », notre attirance pour ces enchevêtrements, ceci n’indiquerait-il, dans une manière de langage crypté, notre souhait d’exploration de ce vaste continent inconnu que constitue notre inconscient, ce dédale habité de la puissance des Archétypes qui déterminent notre conduite, font se diriger l’aiguille de notre boussole selon certains plans élaborés depuis des temps mythiques, inaccessibles ? Car il serait bien présomptueux de croire que nous possédons la suprême intuition qui démêlerait l’écheveau complexe de notre for intérieur (nous devrions écrire de notre « fort intérieur »), qui tirerait à soi le long et complexe fil d’Ariane, mais quel Minotaure nous faudrait-il tuer pour accéder à qui-nous-sommes en notre fond, celui-ci recouvert par la couche ombreuse des sédiments ? Nous sommes à nous-mêmes l’énigme la plus proche mais aussi la plus inquiétante qui soit. Nous n’avons nul recul et nous piétinons dans les méandres de notre propre marécage. Mais rien ne nous avancerait de procéder plus avant à notre psychanalyse sauvage.

   Maintenant, obligation nous est faite d’interpréter cette image placée à l’en-tête de l’article, de tâcher d’y trouver le possible chemin d’un sens qui puisse nous éclairer, nous extraire de la pénombre où nous végéterons tout le temps que nous n’aurons trouvé nulle réponse à notre interrogation. Il faut réduire le champ, nous rendre au foyer même de l’image grâce à un artefact qui mettra en relief ce qui, jusqu’ici, était inaperçu, irrévélé, laissé dans quelque ténébreuse oubliette.

 

Un petit bout de l’énigme du Monde

Détail

 

 

   L’intérieur de la première volute grisée, nous l’accentuons volontairement, nous y appliquons notre regard à la façon d’un myope, nous accommodons sur cette plaine qui dévoile petit à petit les plis de son étonnant palimpseste. D’un premier geste de la vision, nous apercevons un simple pullulement de signes, un lexique embrouillé, un message se dissimulant à même sa propre complexité. Certes ceci nous égare, ceci nous disperse. Mais, tel un consciencieux Archéologue, nous nous armons de patience et nous nous livrons au merveilleux exercice du déchiffrement. Bientôt se donnent à nous les premiers sèmes, les premiers chiffres, les premières clés qui seront les sésames selon lesquels rencontrer ce monde mystérieux. Ce que nous voyons, une suite de prénoms gravés dans l’enduit :

 

ARTHUR

LE, lettres inscrites dans un cœur

PEDRO

LOU, au centre de l’image

MARIE

LEKHA

J+S+M

Nous y devinons GALINHA

 

Puis un semis de lettres

Au hasard, comme pour mieux

Egarer les Curieux, les Indiscrets

Que, sans doute, nous sommes

Vous, Moi, les Autres

 

   Ceci trace un nœud sibyllin de graphies plus que de mots, ceci appelle les hiéroglyphes, ceci fait émerger les Langues de l’Origine, les vocables sémitiques, le Syriaque, l’Araméen, l’Hébreu, expressions bibliques d’une venue de l’Homme au Monde, messages par-delà l’espace et le temps dont, sans doute, nous devrions déduire le lieu de notre provenance à tous, ce creuset immémorial dont nous n’avons plus souvenir, sauf cette babélisation de l’Univers, cet émiettement du sens, ces constellations de signes qui clignotent depuis l’infini et nous rappellent notre position d’Homme parmi la profusion du vivant, la multiplicité sans fin des postures de l’exister. Il y a toujours une grande émotion à se sentir reliés à plus loin que nous, à plus haut que nous, à plus essentiel que nous, ce Ciel qui palpite au-dessus de nos têtes, cette Terre qui fourmille sous nos pieds, ces Nuages qui caracolent parmi les lames d’air, ces signes de feu qui coulent de volcans, ces vagues qui font l’immensité Océanique dont nous ne sommes que les infimes gouttes, un fin brouillard parmi la confluence illimitée des Choses. Des hiéroglyphes nous sommes, que cette belle image vient révéler à eux-mêmes.

 

Un petit bout de l’énigme du Monde

Source : Histoire et Civilisations

Anciennes.

 

 

   Des volutes initiales du Fort à ces belles images hiéroglyphiques, en passant par ces « inscriptions amoureuses » gravées au sein même de l’exister, en réalité nous n’avons fait qu’accomplir la complexité du trajet humain parmi les heurs et les malheurs du vivant, parmi les joies et les peines des jours, parmi la plénitude et les retraits qui sont les lots quotidiens que nous rencontrons faute d’en pouvoir toujours maîtriser la signification.

  

Dans l’un de mes écrits précédents je disais :

 

« Exister, c’est comprendre »

 

Oui, prendre avec Soi

ce qui vient témoigner de

qui-nous-sommes

face à ce-qui-est.

 

 

 

 

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27 octobre 2023 5 27 /10 /octobre /2023 07:39
Un ciel de grise étendue

" Le cap de ma bonne espérance "

CAP BLANC NEZ

Photographie : Alain Beauvois

 

***

 

   C’est là, dans la mesure à peine visible du jour. C’est semblable à une fugue avant les premières notes. C’est identique à la respiration du Poète avant le vers qui donnera le ton au quatrain. C’est là, dans la simple évidence et ne demande rien. C’est un Soi posé à l’intérieur de ses propres contours, aux confins d’une parole donatrice de sens. On est sur la grève, à la limite d’une visibilité. Du-dedans de Soi on projette sa vision sur ce monde immédiat, il est le seul à exister, à venir à Soi dans la pureté de son être. Rien ne se donne plus à voir que ceci qui nous habite de l’intérieur et ne demande nulle effraction.

 

Soi destiné au Paysage,

Paysage destiné à Soi.

 

   Nulle rupture, nulle présence qui viendraient en entamer le lien direct, l’ineffable affinité. Cette rencontre sublime, de tous temps elle se réservait, puis un jour se destinait à Celui qui en attendait la faveur. Sentiment d’unité que rien ne pourra venir troubler. Sentiment d’éternité, d’immarcescible durée au motif que le Beau, l’Originaire, jamais ne peuvent subir les assauts de l’immanence, s’effacer sous les coups de boutoir de la déréliction. Celui qui contemple est porté plus loin que lui en cette aire sans limite où la simple goutte de rosée devient cristal, où le moindre alizée devient chant, où le calice de la fleur devient recueil du jour, plénitude de l’heure.

   Regarder est pur bonheur, venue à Soi de l’Unique et du Simple. Le ciel de basse lice est tissé de fins nuages, il est lent à venir, il repose dans l’instant, il regarde les plis de sable qui ne sont que sa réverbération, son écho, une parole prononcée entre Ciel et Terre, une manière de comptine pour enfants sages. Plus clair au levant, plus sombre à l’opposé mais toujours dans le souci de demeurer fidèle à ce qu’il est, ce voile sans fin tendu d’un horizon à l’autre. Sous le ciel, émergeant du plateau liquide, une sorte d’immense et lourd cachalot repose à même le sol en une pesanteur immémoriale, comme s’il venait des temps les plus reculés, ceux qui, encore, ne connaissent nullement le rythme du sablier.

 

Immobilité mémorable,

assise terrestre infrangible.

Gravité terrestre jouant

avec la liberté céleste.

  

   Ces antinomies, ces oppositions, ces dialectiques sont constitutives du sentiment de Soi, l’on se sent si petit par rapport à la vastitude de l’Univers, l’on se sent si grand par rapport à la taille infime du grain de sable. Est-ce ceci être Homme : un moyen terme, une médiation entre ce qui nous dépasse et ce qui, par rapport à nous, se donne sous le signe de la vassalité ? Toute- puissance que tutoie la palme légère de la fragilité ? C’est ceci, le sentiment cosmique d’exister, être suspendu entre l’inaccessible lointain, le proche à portée de la main ; être situé au beau milieu de l’élémental, être et ne pas être à la fois, cette goutte d’eau, cette poussière de terre, cette lame d’air qui balaie le ciel, ce feu qui couve à l’horizon, être Soi dans la pure certitude, ne pas être Soi avec, gravé dans le dos, cette empreinte indélébile du Néant. C’est bien là le destin de ces Natures de haute destinée que de nous remettre entièrement à une méditation métaphysique, la seule à même de nous élever un cran au-dessus du minuscule ciron, de l’émouvante fourmi, du fil de la Vierge qui vibre dans la brume d’automne.

   La ligne d’horizon est à l’unisson du nuage et de l’eau. Elle est amitié qui rend ces entités inséparables. Comment, en effet, imaginer un horizon qui n’aurait ni ciel, ni terre, pour limites ? Pensée inconcevable que celle de la séparation, de l’abîme qui pourraient se creuser en nous à seulement en faire l’inenvisageable hypothèse, « inenvisageable », au sens strict, « privé de visage ». Ici, rien n’est « privé de visage », loin s’en faut, tout fait épiphanie dans la plus évidente harmonie qui soit. Tout continue de Soi en direction de ce qui pourrait apparaître comme n’étant nullement Soi, en réalité une union, une liaison intime, une osmose que rien ne pourrait détruire, remettre en jeu. Le Soi-qui-observe, (le regard humain), féconde ce qu’il touche, le ciel, le Cap, le plateau lacustre aves ses mille ruisselets, ses lagunes sombres, les friselis de ses géométries de sable.

   Le Soi-qui-est-observé naît de ce regard et se déploie dans l’horizon de la conscience humaine, le seul à même de tirer du silence la voix de l’exister, le seul à même d’exhumer du néant ce qui pourrait s’y confondre pour la suite des jours à venir. Immense beauté que ce geste donateur qui, des Essences Pures, fait surgir ce qui vient à nous afin que, saisi de ces vérités, notre esprit puisse connaître son propre feu et étinceler au contact de ce réel transcendé qu’est tout paysage porté à l’acmé de son accomplissement. L’Homme reconnaît la Nature, la Nature se donne tel le creuset qui accueille l’Homme et le fait tel qu’il est, Celui qui, parmi les êtres vivants, ne peut que s’affirmer différent, du minéral, du végétal, de l’animal. Et c’est bien son Langage, sa Pensée qui le font émerger des multiples présences qui peuplent la Terre.

    La contagieuse beauté qui monte de l’image ne provient nullement seulement de son ordonnancement, de sa qualité topographique, de la configuration parfaite de ce lieu. C’est bien sa tonalité essentielle, son aspect décisivement nocturne qui nous enchantent, nous fascinent.    

   De cette lumière à peine levée naît un mystère, bourgeonne une ligne onirique pareille à la sensation que l’on éprouve au sortir d’un rêve. La moitié de son corps est dans la nuit, l’autre moitié requise par le tremblement léger, la douce irisation de l’aube. Et c’est bien notre ambiguïté, notre être en partage qui ont du mal à se décider :

 

plis ténébreux de la nuit ou bien

effervescence du jour ?

 

   C’est le plus souvent ce clair-obscur qui convient à la mesure mixte de notre âme : une face orientée vers les célestes contrées, une face attirée par les terrestres entités et c’est bien cette indécision, ce flou, qui nous font douter de-qui-nous-sommes, aussi bien de ce-qui-vient vers nous avec la dimension de la pure énigme. Car c’est bien le caractère de l’irrévélé, de l’ineffable, de l’obscur, du nébuleux qui stimulent notre imaginaire et le disposent à l’ouvert, au dévoilé, à la plurielle manifestation des choses présentes. C’est bien au motif que nous nous trouvons sur cette ligne de crête entre Ombre et Lumière, entre Dissimulation et Vérité qui nous stimule, nous met au défi de soulever le voile interposé entre notre propre présence et celle qui s’offre à nous afin que nous la connaissions.

   Et ici, il nous faut encore creuser ce leitmotiv de la triade Noir/Blanc/Gris car c’est d’elle et uniquement d’elle que découle le sens profond de l’image. Le Blanc, nous ne parlons nullement du blanc écumeux de la corolle du lotus, du blanc floconneux du manteau de neige, du blanc cumulus de pure passée sous la voûte lisse du ciel, nous parlons du Blanc strident, celui qui dépouille le derme humain jusqu’à l’os, le scarifie, ne laissant plus apparaitre qu’un lacis de nerfs, image étique s’il en est, mais d’autant plus efficace de ce néant qui progresse à bas bruit et nous boulotte de l’intérieur sans même que l’on puisse s’en rendre compte. Donc l’image se devait de ne proposer qu’une économie de cette blancheur, de la rendre presque inapparente, simple cendrée sous l’aile souple des nuages.

    Par effet de pur contraste, en raison d’une nécessité, force était de donner au Noir la puissance dont il devait se doter. Nullement l’écho d’un deuil ou d’une finitude inscrite à même les éléments du paysage. Simplement témoigner, affirmer la pure venue des choses au monde. Å ceci il faut le trait de charbon, la tectonique de suie de la terre, le sang noir de ses diaclases, la lymphe sombre de ses nuées volcaniques. C’est bien la densité du Noir qui affirme tout ceci, un Noir profond, comme l’est une douve entourant une forteresse, comme l’est la fosse du Souffleur d’où vient la parole de la tragédie, comme l’est le cerne noir des yeux de l’Amante, promesse de toutes les joies, mais aussi de toutes les peines. Avec le Noir, l’on ne transige pas, on le prend tout entier, il n’y a pas de « noir clair. » Suprême ironie ou esthétique du sombre qui en dit plus que l’atténué, l’euphémisé, le Cap Blanc s’est soudain métamorphosé en Cap Noir d’une sépulcrale élégance. Oui, l’oxymore est voulu, lui qui fait surgir l’irremplaçable présence du Cap, cette jetée dans la mer, ce finisterre qui profère les derniers mots de l’exténuation humaine.

 

Oui, seul le tragique est beau car seul

il place l’Homme face à son Destin.

 

  Tout le reste est comédie. Ou, à tout le moins, évitement de l’essentiel, refuge derrière des masques, danses bergamasques.

   Et le Gris, dans tout cela ? Il est le lien, l’intermédiaire, il est le dieu messager, Hermès aux semelles de vent, celui qui révèle au Blanc sa pureté, confère au Noir sa profondeur. Et ici, l’image joue savamment de cette fonction médiatrice du Gris, joue de ce passage inaperçu d’une valeur à une autre qui est son contraire, nullement en ne s’attardant auprès de chacune d’elles, seulement en les effleurant, en offrant à l’une ce qui est en excès en l’autre. N’y aurait-il l’intercession du Gris et l’image s’effondrerait sur elle-même à la manière d’un château de sable grignoté par les flux et reflux de la marée.

 

Si le Blanc, le Noir sont des solstices,

le Gris est le pur équinoxe.

 

   Blanc, Noir sont à l’évidence des solstices, de hautes saisons qui empruntent à l’entièreté de l’été, à la rigueur de l’hiver. Gris est de tempérament équinoxial, lui qui se confond avec la douceur du Printemps, la confusion intime de l’Automne. Gris, point de métamorphose entre ce qui est totalement accompli, ce qui est en voie d’accomplissement. Par nature, le Gris tempère, assemble les oppositions, rend lisible ce qui, autrement, serait resté illisible en raison de son intensité, de l’éblouissement qu’il n’aurait manqué de faire naître.

    Et, maintenant, il nous faut donner congé au « Cap Blanc » devenu, par la grâce du talent du Photographe « Cap Noir », mais aussi « Cap Gris ». Le travail esthétique, en son fond, est un convertisseur du regard, un magicien qui pose devant la conscience les mille et un reflets du réel. Y aurait-il plus belle mission ?

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 17:16
Un refuge où s’appartenir

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

 

                                                       Le 9 Avril 2018

 

 

 

 

              A toi qui sors de la nuit.

 

 

   Sans doute tes rives nordiques commencent-elles à s’orner des premières lueurs du printemps. Ici la saison se fait attendre et les giboulées sont sorties de Mars pour entrer en Avril. Voilà pour les nouvelles climatiques.

   Je t’ai souvent parlé de l’attirance qu’exercent sur moi les grandes étendues, surtout les déserts avec leur belle austérité. Jamais je n’en ai foulé l’immense solitude. Jamais je n’en parcourrai les vastes étendues. Je suis bien trop sédentaire pour envisager une telle transhumance. Alors que me reste-t-il, sinon à feuilleter les pages d’un livre, à regarder les images sur un écran et, surtout, à rêver. Il y a peu, pris de cette vague nostalgie qui affecte les voyageurs en chambre, j’ai regardé un reportage sur la Mongolie et le Désert de Gobi. Le documentaire était un peu daté, si bien qu’il présentait plutôt l’aspect d’une découverte archéologique ancienne que d’un réel saisi sur le vif. Peut-être était-ce mieux ainsi. Tu sais comme moi combien tous ces documentaires sont conventionnels, manières de bréviaires pour touristes où se mêlent, pêle-mêle, ces longs paysages de steppe herbeuse, ces yourtes grossières revêtues de peau, ces beaux chevaux mongols harnachés de selles colorées, ces lutteurs, genres de sumos portant bottes, ces familles de nomades qui se prêtent au jeu d’une intrusion dans leur intimité, montrant ici leurs derniers nés, là les peaux qui leur servent de couche, leurs ustensiles de cuisine, leur poêle rempli de bouses de yack dont l’épaisse fumée ressort par un oculus percé dans le toit. Mais encore tout ceci aurait été acceptable si la caméra ne s’était ingéniée à filmer le « progrès », lequel consistait en quantité de chantiers hideux où d’immenses excavatrices éventraient le sol afin d’en extraire l’or. La cupidité des hommes est sans limite, raison de plus pour s’en détourner. J’ai renoncé à voir le mot « fin » s’inscrire sur l’écran. De la Mongolie, du Gobi, je préférais conserver un souvenir qui ne soit celui de cette désolation.

   Alors, vois-tu, combien il est plus heureux de poser devant soi le désert en sa pureté. Mais regardons ensemble cette très belle photographie d’Hervé Baïs et tâchons d’y voir les phénomènes essentiels qui l’animent. En sa plus haute décision le ciel est ce drap noir qui paraît fixer aux destinataires de ces lieux un cadre à ne pas dépasser comme si, en sortir, constituait une coupable effraction. Aperçois-tu cette pure exigence de ces microcosmes qui n’ont de raison d’être qu’à la dimension de leur propre présence ? C’est bien là la vérité du subtil et de l’aérien, le point nodal de leur unique beauté. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à renoncer, en lui, à cette voix de source qui coule infiniment pour témoigner de l’unique persistance des choses, de leur dimension d’éternité. Mais seulement pour qui sait sentir au-delà de la vision bornée d’une rationalité, la poétique de l’apparaître selon sa pente la plus révélatrice.

   Juste au-dessous c’est une belle lueur gris-blanc qui est l’épure de ce qui se donne sans retrait. Là pourrait avoir lieu tout surgissement, du nuage, de l’oiseau, de la fumée. Mais en réalité rien ne saurait  entacher cette manière de vide qui n’est, à bien en méditer le sens, que la libre venue à soi de la plénitude. Combien de saints, d’anachorètes, d’ermites aux vœux absolutistes réfugiés dans des cabanes de pierre avec le sable pour seul horizon ont vraisemblablement connu ces états transcendants si proches de la fascination éprouvée auprès des œuvres d’art par les esthètes. Ceci, j’en suis sûr, tu en constates comme moi l’intuition certaine : toute élévation de l’âme est à soi la profération de l’unique, qu’elle provienne de ceci ou bien cela, du paysage sublime, de la prière fervente du religieux, de l’accroissement d’être de l’artiste voyant s’éployer son œuvre en tant que son propre soi trouvant le site de son effectuation. Il y a tellement de manières dont une faveur, un don, un prodige peuvent venir à notre rencontre et y faire lever les jaillissements de la joie. Je ne parle même pas de l’amour qui, dans toutes les manifestations, est la résille commune des emplissements de tous ces affects.

   Et que dire alors du sentiment immédiat de la proximité. Être le regardeur privilégié nous installe au centre de l’image, au foyer de ses ondes multiples qui ne sont plus mouvantes, étrangement, mais infiniment immobiles comme si une halte était toujours nécessaire à la saisie intime des choses. Oui le temps se métamorphose. Oui l’espace modifie sa topologie. Oui notre être se donne tout entier au procès de la manifestation. La solitude en est la médiatrice essentielle. Rien ne doit distraire. Rien ne doit séparer. Rien déporter en-dehors de soi. Être-de-la-dune en constante osmose avec l’être-que-l’on-est en attente de sa propre complétude. Nous, hommes aux mains vides, aux yeux souvent infertiles, à la peau éblouie par l’incandescence du jour, il faut le face à face, l’événement, le point de fusion qui nous portera dans ces régions de certitude que rien ne saurait dépasser.

   Etrange fascination pareille à un mirage au loin qui aurait retourné son signe afin que, nous l’appropriant, toute chose recouvre son ordre en même temps que l’impression de félicité qui lui est attachée. Là dans les plis et les orbes des collines de sable, dans leurs subtils ondoiements, leurs formes si étonnamment parfaites, leurs rides éoliennes parcourues de douleurs anciennes, là dans les sillons et les creux où glisse l’ombre en son mystère, là à la limite de soi où le flottement du palmier nous rappellerait à la partition lointaine du monde, il est un refuge pour s’appartenir sans partage, telle la pierre de la météorite tombée en un point caché où nul n’en pourra surprendre le secret.

   Tu le sais bien, Solveig, nous sommes ces brillants sémaphores qui s’agitent sur d’innombrables crêtes dont nos corps ouvrent le tombeau à d’illisibles pensées, y compris aux nôtres. Seul le paysage sublime, seule l’œuvre d’art en sa singularité, l’émergence de l’altérité proche peuvent en déchiffrer l’alphabet crypté. Là, en cette essence qui toujours réclame sa complétude, réside le « bonheur-malheur » de la condition humaine. Oui, ce visage à double face, cette éternelle ambiguïté qui tel jour montre la figure du rayonnement, tel autre jour la face d’ombre. L’on pourrait demeurer des heures entières dans la contemplation d’une œuvre belle. Seulement le réel toujours nous rattrape, seulement le gardien vient annoncer la fermeture du musée, seulement l’aimée nous adresse un signe de la main lorsque, la coupée relevée, le bateau s’éloigne du rivage. Il faut cette distance de soi à soi, cette perte des choses afin que notre désir de nous retrouver, fouetté à vif, nous incite à nous ancrer, tels ces sauvages chevaux mongols à la crinière flottante, dans un lieu de renaissance. Puissent-ils trouver, ces chevaux,  la liberté qui n’est que l’autre nom de la beauté. Puissent-ils !

 

 

 

 

 

 

  

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