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16 octobre 2023 1 16 /10 /octobre /2023 09:21
L’Écriture et après ?

Rituels d’Écrivains

BNF

 

***

 

Ici un extrait d’un commentaire de Christine Raison

concernant mon travail d’écriture :

 

« Votre compagne l’écriture ne vous abandonne jamais.

Vous avez pris la décision de rester humble, de ne pas éditer.

Peut-être que votre sentiment de dépossession nait de là.

Se pencher sur l'exigence de vos textes prend du temps

et la plupart d’entre-nous le gaspille à des fins égoïstes.

Merci pour tout cela. »

 

*

 

   Mais Christine, c’est moi qui remercie tout comme je remercie les Lecteurs et Lectrices qui accordent quelque crédit à mes textes. La question fondamentale qui se pose à l’orée de toute entreprise d’écriture est celle de savoir en vue de quoi l’on écrit.

 

En vue d’une satisfaction personnelle ?

En vue de briller auprès de Lecteurs et de Lectrices ?

En vue de soumettre ses travaux à un Éditeur ?

En vue d’approfondir sa propre connaissance de Soi ?

En vue d’une pure gratuité ?

 

   Toutes ces interrogations sont légitimes et il convient que j’y réponde avec toute la clarté nécessaire. Certes le plaisir personnel est en vue et, d’ailleurs, comment ne le serait-il pas ? Briller ? Nullement et, du reste, que signifierait donc ce geste d’inutile vanité ? Si les mots sont suffisamment aboutis, ils n’ont nullement besoin d’une confirmation extérieure à qui ils sont ; ils sont, en eux, le don précieux qu’ils ont à être pour toute conscience à la recherche d’une lumière, d’un éclair parfois, d’une simple réjouissance toujours, d’une vérité si ce mot aujourd’hui dévalorisé ne portait des connotations philosophiques hors de portée.  Malgré les apparences, ce travail de chercheur solitaire n’évince nullement la figure de l’altérité, il suffit que cette figure fasse signe depuis sa modestie et sa qualité. Le nombre n’est jamais l’emblème d’une quelconque valeur, il est pure quantification, il est fermeture sur soi. Quant au fait d’écrire avec, pour miroir lointain mais toujours présent, la volonté de voir ses ouvrages exposés dans les vitrines des Libraires, ceci est pure fatuité, ceci est confondre la finalité (être reconnu) avec l’essence même de l’écriture, (signifier en profondeur) ce en quoi consiste la réflexion de l’homme lorsqu’elle a affaire à la Poésie, au Concept, à la Philosophie. (Il ne vous aura nullement échappé que les Majuscules, ici, signifient).

   Écrire est pure coïncidence avec le phénomène du Langage. Aussi, corrélativement, écrire est adéquation à sa propre essence. Bien trop de livres aujourd’hui sont de faux livres qui ne se rétribuent qu’en monnaie de singe. Les étagères des Libraires, à chaque rentrée, croulent sous des monceaux d’ouvrages qui ne sont guère que des clins d’œil à la mode, des clichés, des conventions, de simples réponses opportunistes aux attentes de Lecteurs qui n’en sont pas, dissimulés qu’ils sont sous le masque d’un consumérisme peu éclairé. Le livre, sous les assauts répétés de l’image, sous les feux médiatiques peu soucieux d’exactitude, sous l’indifférence généralisée qui préfère à leur contenu le crépitement bleu des écrans de toutes sortes, le livre donc est devenu un simple produit, la réminiscence d’un temps jadis que certains pensent désuet, archaïque.

   La vitesse, la hâte en toutes choses, la boulimie matérielle et utilitariste, principes princeps de notre époque, ne s’accordent nullement avec la longue patience que suppose toute lecture réelle, précise, en quête d’un savoir bien plutôt qu’orientée vers le pur divertissement. Å l’éminent Philosophe qu’est François Jullien, certains critiques reprochaient le niveau de réelle exigence de ses livres. Ce à quoi le Philosophe répondait qu’un livre qui n’est pas exigeant n’est pas un livre. Il va sans dire que je souscris totalement à cette visée si exacte. Bien évidemment, dans cette optique et hormis quelques exceptions (le succès de librairie en son temps de « L’Amant » de Marguerite Duras, œuvre aboutie s’il en était), les chiffres de l’audimat ne sont que de risibles affabulations, lesquelles confondent le grain et l’ivraie. Si, jadis, le fait même d’être édité relevait de quelque prodige, actuellement ceci est devenu monnaie si courante que plus personne n’y prête garde. Amazon, ce Dieu des Temps Modernes, regorge d’ouvrages « illisibles » au motif que leur contenu est quasiment proche du vide.

   Peut-être, aux yeux de Certains et de Certaines, l’indifférence que j’affiche vis-à-vis de l’édition paraîtra comme un geste narcissique dissimulant en sa superbe, ce « sentiment de dépossession » que vous semblez m’attribuer, du reste, en toute honnêteté. Cependant, le texte sur lequel vous fondez votre approche est un extrait teinté d’ironie, texte qui pose face à mon écriture un seul et unique Lecteur, à savoir celui que je suis qui, écrivant, est aussi de facto le premier et parfois le dernier Lecteur des mots qu’il produit, sans doute bien plutôt comme miroir pour ma propre conscience que pour des consciences extérieures qui pourraient en faire usage. J’ai un très grand nombre d’écrits que je pourrais qualifier « d’intimement personnels », un peu à la manière d’un Journal Intime dans lequel je dépose, au fil des jours, des remarques, des états d’âmes, des idées en forme de concepts, et tant d’autres choses qui concourent, surtout, à approfondir cette connaissance de Soi que je considère comme l’une des vertus essentielles de toute méditation. Entre « l’œuvre » et qui je suis, la distance la plus faible, l’affinité la plus élective, l’évidence la plus exacte. L’acte d’écrire est pure dédicace de Soi à l’œuvre, pure déclinaison de l’œuvre à Soi. Par « œuvre », entendez « ce qui est œuvré », nullement la prétention d’une création qui serait remarquable en quelque manière.

   Le problème inhérent à la participation aux Réseaux Sociaux (ces fléaux modernes dont, cependant, nul ne peut se passer ou presque), leur péché originel se pourrait représenter à l’aide de la métaphore du Moineau pressé, picorant ici une miette, là un grain, ailleurs une brindille de nourriture, le Pierrot n’ayant de cesse de sautiller de place en place au rythme d’une urticante danse de saint Guy. Et ce qui pose question au plus haut point, c’est la tyrannie imposée par le régime iconique, une déflagration continue d’images balayant l’image précédente, si bien qu’au bout du compte nul ne sait ce qu’il a vu, si ce qu’il a vu est pure vérité ou déguisement grossier, duperie et manipulation permanente des consciences. En ce domaine une diététique s’impose, un choix éclairé des nutriments doit être la règle, sinon le risque est grand que le peu de lucidité présente ne s’efface, ne laissant place qu’à une dévastation des valeurs humaines. Ceci se nomme « nihilisme » dont le visage néantisant est de plus en plus visible.

   La plupart des textes publiés sur le Réseau sont accompagnés d’images, comme s’ils en étaient le simple commentaire, dès lors le Langage se posant au service de l’Image, régresse en son essence au point de n’y plus se reconnaître. Alors, comment lors d’une publication Texte/Image, faire la différence entre les deux ? Et que concernent les fameux « J’aime », « J’adore », les Mots ou l’Illustration ? Il y a fort à parier que les commentaires positifs concernent, de façon massive la belle Image, la portion congrue revenant au Langage qui peine à résister sous l’envahissante marée. Depuis longtemps déjà, je songe à créer un Nouveau Groupe dont le nom serait « Textes sans images ». Je crois que mes craintes seraient confirmées et que le nombre de Lecteurs et Lectrices se limiterait à la portion congrue ! Chiche ! Alors, peut-être bientôt…

   L’une de vos remarques précise avec justesse : « se pencher sur l'exigence de vos textes prend du temps ». Certes je suis conscient de cette difficulté et de cette exigence de lecture qui lui est coalescente. Ci-après, je cite un extrait d’« Écho d’une parole », texte relatif à un Poème de Nathalie Bardou que j’avais écrit en son temps à titre de commentaire.  Ne le prenez nullement à la façon d’une auto-complaisance, seulement une référence qui explique bien des choses :

  

   « ON parle d’une Nuit, d’une Nuit fondatrice que, sans cesse, menace l’irrésolution du dire, sa probable disparition dans les plis d’ombre et les recoins d’une conscience assiégée. Oui, assiégée, la conscience, tout comme le langage qui recule, cherche les recoins, se dissimule car paraître est subir la lumière du jour, entailler la chair qui, nuitamment s’est régénérée, ressourcée à la fontaine de l’obscur. Oui, les mots sont une chair fragile, une pulpe que, longtemps, ON retourne dans la conque de sa bouche. Il faut les maintenir dans l’espace étroit afin que le massif de notre langue, la physiologique, infuse dans la langue du poème ce que l’ON est en soi, cette attente de paraître avec la cimaise du front cernée des richesses de l’indicible. Seulement une lueur, seulement le jaillissement de l’étincelle, seulement le feu de l’intelligence et les mots peuvent regagner leur antre, là, dans la diagonale de suie où dorment toutes les significations du monde.

   Oui, TOUTES, ON les porte en nous les significations. Oui ON les abrite en-dedans les sèmes de la parution humaine. Mais l’art. Oui, l’art, cette manifestation qui s’exhausse des corps, de nos corps, pour témoigner du miracle d’être. Car les mots sont des morceaux, des fragments de la conscience. Car les mots sont des cristaux qui brillent de leur inextinguible flamme. ON le sent en arrière du front, le peuple des mots, ON les devine impatients de faire leur grésillement d’amadou dans la nuit des hommes. Ils portent les hommes. Ils les font tenir debout. Ils s’enchaînent au tube de leurs lèvres pour se dire en mode essentiel, par exemple, rosée, pierre, oiseau, nuage, femme, amour. Les mots sont des gemmes qui nous éclairent de l’intérieur, longues effusions qui crépitent le long de nos axones, subtils diamants à l’éclat infini qui parcourent l’eau de nos cellules, les ruisseaux de notre imaginaire, les cataractes de notre esprit. »

  

   La difficulté, lorsque les mots atteignent une certaine densité, c’est bien de former un tout compact, une structure homogène, une bogue qu’il est difficile de pénétrer. Expliquer le texte se heurte au problème de la synonymie, la plupart des synonymes entraînent une euphémisation du sens, si ce n’est une réelle falsification. Le travail, car travail il y a, est à accomplir par le Lecteur, la Lectrice et par eux seulement. Tout texte en sa première approche révèle un sens exotérique la plupart du temps aisément accessible. Cependant lorsque le niveau d’expression s’accroît, il s’agit d’une tâche ésotérique, laquelle demande un investissement sans partage de Celui ou Celle qui consent à faire cet effort. Je mesure l’importance de l’énergie qu’il faut assembler et donc je ne m’étonne nullement du peu de retours vis-à-vis de ces « morceaux de bravoure » si je peux employer cette expression « héroïque ». Mais là où la réception des textes devrait être bien plus facile (extraits de nouvelles, poésies, commentaires divers), un identique phénomène se produit et bien des textes demeurent en friche, comme si les phrases avaient été déversées dans un confondant Tonneau des Danaïdes. Ceci manifeste, à l’évidence, un désintérêt croissant pour la chose écrite, singulièrement pour celle qui se rapproche du style de l’essai. Les Réseaux Sociaux et, du reste l’ensemble de la société, inclinent de façon très nette en direction des activités ludiques, les jeux vidéo en constituant la figure la plus déconcertante.

   Quant à l’utilisation permanente et quasi hystérique de la Boîte Magique, smartphones et autres iphones, elle ne fait que traduire l’accoutumance à la facilité au détriment de conduites plus structurées, plus rationnelles, plus exigeantes. En bien des domaines de la culture et du savoir, les constats sont affligeants. Le niveau de langage des SMS et autres parleries des Socioréseauxphiles atteint le « degré zéro » de l’expression écrite. Et il n’est pas rare que des ouvrages de haute tenue, des essais de philosophie commis par des Agrégés qui brillent par la qualité de leurs recherches, que ces ouvrages donc pêchent gravement sur le plan de la maîtrise de l’orthographe, des notions élémentaires telles celles des accords des verbes et la pratique des conjugaisons, ceci venant gravement altérer la qualité de l’ensemble. Je ne sais s’il convient de s’en affliger ou de prendre le parti d’en rire. Nos ancêtres, candidats au Certificat d’Études Primaires, maîtrisaient bien mieux la langue que nos bacheliers et titulaires de maîtrises actuels. Sans doute le résultat du progrès et des innovations techniques de tous ordres qui ne sont que des machines à aliéner. Il semblerait que beaucoup souhaitent en faire leurs idoles, sinon leurs icônes. Le constat est si négatif pour qui prend la référence de temps plus accomplis que, sans doute, il convient de pratiquer la politique de l’autruche, de fermer les yeux et de penser à de plus évidents bonheurs.

   Certes Facebook n’est nullement l’Académie Française, si tel était le cas, nous nous en serions aperçus. En son temps, j’ai expérimenté des Sites d’Écriture avec quelque espoir que ces lieux dédiés à l’expression écrite puissent présenter une qualité suffisante. Mais là aussi, en dehors de quelques exceptions, ce qui est livré aux Lecteurs et Lectrices ou bien constitue une soumission à « l’air du temps », à l’ambiance maussade qui court ici et là, ou bien il ne s’agit que de textes insuffisamment aboutis sur le plan lexical et sémantique, l’orthographe étant quasiment en jachère. Peut-être, Christine, trouverez-vous mes critiques radicales. Cependant j’essaie d’avoir autant d’objectivité que possible (évidemment selon moi). Quand quelque chose me paraît bon, je dis « c’est bon ». Quand quelque chose me paraît mauvais, je dis « c’est mauvais ». Ce qui, loin d’être une lapalissade, suppose un examen sérieux de ce qui se propose à Soi. Vous aurez aisément deviné où s’inscrivent la plupart de mes jugements. Quant à la « frustration » supposée, plusieurs fois elle a été comblée par des réceptions très positives de mes écrits par des personnes de grande qualité, dont par pudeur, je tairai les noms. Un seul j’aime d’eux ou de vous récompense de nombreuses heures d’écriture vécues dans une ambiance quasi monastique. Je vous donne l’autorisation de rire de cette austérité voulue.

   Mon Blog sur Internet, lequel a eu pour nom pendant très longtemps « blanc-seing.net », qui vient d’être renommé « jean-paul-vialard.fr », bénéficie d’un intérêt soutenu, cependant les commentaires y sont rares, seul le quantitatif y apparaissant. Pendant quatre années j’ai publié de nombreux articles de littérature sur le Site « Exigence : Littérature », mais là aussi les Lecteurs ou Lectrices y étaient totalement anonymes. Si je ne suis à la recherche à tout prix d’une reconnaissance, je dois « reconnaître » que les réceptions positives de mes écrits sont toujours reçues avec le plus vif plaisir. Voilà la situation paradoxale des Écriveurs contemporains que nous sommes, nos textes circulent, par la magie d’Internet dans le Monde entier sur un simple clic, mais ces mots chutant bien vite dans un océan d’autres mots, il n’en demeure, la plupart du temps, qu’un vague halo que le vaste horizon médiatique s’empresse de gommer. Le fameux « Village Mondial » dont on ne cessait jadis de nous vanter les mérites, voici qu’il arase les cultures, efface les singularités, noie tout dans une masse indescriptible qui confine à l’image de quelque Chaos ou bien à la réitération du Déluge lui-même.

   Alors que signifie cette activité d’écriture intense, depuis vingt longues années, pratiquement sans interruption ?

 

Une passion ? Une obsession ? Une peur du vide ?

Un essai d’exister contre vents et marées ?

La revendication de l’ego en un pur solipsisme ?

La recherche effrénée d’un Sens ?

La manifestation d’une angoisse sous-jacente ?

Le combat contre le « sentiment tragique de la vie »,

 selon l’expression du Métaphysicien Miguel de Unamuno ?

Un essai d’enrayer « L’inconvénient d’être né », tel qu’exprimé par Cioran ?

L’avancée sur la piste de cet étrange Être heideggérien ?

Un essai de rejoindre l’Esprit Absolu hégélien ?

Une tentative de contribuer à faire émerger cette belle Unité Plotinienne ?

De rejoindre le lumineux royaume des Idées Platoniciennes ?

De tutoyer un peu de ce Moi Absolu de Fichte ?

De connaître l’ivresse des merveilleux Romantiques Allemands ?

De tâcher d’avancer, avec comme point de mire,

cette visée hauturière de l’Idéalisme Allemand ?

 

   Oui, il y a un peu de tout ceci et ces sublimes Idées sont le plus souvent l’Orient selon lequel je me détermine, sans jamais pouvoir en atteindre la pureté d’écume, cette pureté-vérité faisant le lit d’un Sens que l’on pourrait qualifier d’Essence plénière, fondement du sentiment d’exister avec quelque plénitude. Tout ceci constitue à l’évidence un maquis complexe dans lequel il est difficile de se repérer, jungle inextricable d’un syncrétisme en acte, ce dernier motivé par le concept d’Affinités qui a déjà été évoqué, lequel me paraît majeur.

 

L’Écriture et après ?

   Point d’orgue de cette activité ininterrompue, l’impression de 19 Tomes de 800 pages d’une « œuvre » intitulée « La chair du Milieu », dont le motif essentiel est le suivant :

  

    « La chair du milieu » n'est ni un roman, ni un essai philosophique, ni un propos sur l'art, ni une expérience d'écriture novatrice, ni une chronique des jours, mais tout ceci à la fois. Il faut l'aborder comme une œuvre de journaliste qui, chaque jour qui passe, note ses impressions sur le papier en direction de ses lecteurs. Affinités personnelles avec ce qui se dessine à l'horizon et mérite d'être abordé, approfondi et souvent analysé avec suffisamment d'esprit critique. » 

  

   Sans doute, chacun, chacune aura saisi la visée de la métaphore : la « chair » est le tissu même de l’exister, le « milieu » est le sens qui tisse la « chair », la met en tension. Comprendre et interpréter, au sens strict, c’est effectuer un chemin au travers de ces strates en direction d’une saisie de ce qui, dans la pure intériorité, se révèle en tant que ce qui est essentiel, la graine à partir de laquelle le fruit croîtra et s’épanouira en cette belle efflorescence qui est la joie même de regarder l’Intelligible, serait-ce dans l’effleurement.

   Le Tome 20 est actuellement à l’impression. Le Tome 21 est en bonne voie. Ces livres au format 15/21, sont réalisés à compte d’Auteur et constituent, pourrait-on dire, une « collection privée » dont certains d’entre vous, ici, sur Facebook ont eu à connaître. Quel intérêt me direz-vous de publier un si volumineux contenu dont le destin le plus effectif est de dormir à l’ombre des pages ? Mes plus fidèles Lecteurs et Lectrices s’y seront vraisemblablement risqués sur la pointe des pieds. L’un de mes Amis proches (c’est un pléonasme), me disait récemment : « Tu ne pourras pas tout relire » et, bien évidemment, c’est lui qui a raison. Au hasard des publications sur Internet de textes écrits au cours de ces années, je découvre à nouveau ces pages dont je n’avais plus guère le souvenir.

 

L’Écriture et après ?

 

   interroge le titre de cet article. Après l’acte d’écrire qu’advient-il sinon cette massive irrévélation d’un contenu devenu invisible ? Qui donc d’autre que moi pourrait s’en émouvoir ? Le sommeil de ces livres accompagnera mon sommeil définitif. Alors, témoigner ? Pour qui ? Pour quel motif ? Mes plus proches, s’ils ont consenti à lire quelques pages, renoncent bientôt à poursuivre cette tâche harassante.

  

   Un jour s’est levé, loin dans le temps. Une enfance a eu lieu avec ses joies et ses peines, avec très tôt un vif intérêt pour la Littérature, puis plus tard pour l’Art et la Philosophie. Littérature/Art/Philosophie, la triade qui a constitué la nervure d’une vie. Alors, presque au terme du voyage, des regrets ? des satisfactions ? une certaine fierté du labeur accompli ?

   Un Éditeur dont je tairai le nom a eu la gentillesse de m’attribuer le prédicat de « besogneux », s’empressant de rajouter que, pour lui, ce terme, loin d’être péjoratif, était bien au contraire laudatif. Je le crois foncièrement honnête, si bien que son point de vue coïncide avec le mien.

  

   L’écriture doit être une exigence de tous les instants, sinon elle se dilue dans les marges de la quotidienneté pour n’en jamais ressortir. Bien évidemment tout retour quant à la qualité de mes textes est empreint d’une nécessaire subjectivité. Mais je crois qu’il faut, à la manière d’une « Profession de foi » (vous pensez certainement à Rousseau, moi aussi), croire à la valeur de ce que l’on fait, que ce qui compte en définitive, c’est bien le ressenti qui vous anime en votre conscience la plus aiguë. Si l’un de mes commensaux vante un texte dont je suis mécontent, quel avis importe ? Le mien, bien évidemment puisqu’il convient de partir de l’origine de ce qui a été formulé, de prendre le recul nécessaire, d’avoir la vision la plus exacte de ces milliers de signes qui fourmillent sur le blanc de la page. En tout état de cause, c’est à moi qu’il revient d’être mon critique sans quelque concession que ce soit. L’on se connaît toujours mieux que l’on ne connaît l’Autre.

  

   Merci Christine de pointer sur mon écriture un index si bienveillant. Croyez bien que cette attitude de générosité et de bienveillance est un précieux viatique pour celui que je suis qui tisse ses mots comme l’araignée tisse sa toile. Que souhaiter au crépuscule de ces quelques méditations ? Eh bien que ce crépuscule, précisément, se colore encore longtemps de ces teintes merveilleuses de l’Automne, ma saison préférée, celle que je loge au cœur même de mes Affinités. L’Automne radieux telle l’écriture que l’on porte en Soi à la manière d’une joie qui, parfois, connaît ses propres illuminations. Alors la nuit, la terrible et belle nuit se dissout dans la clarté de l’Aube. L’Aube, oui, cet éternel recommencement.

 

                                            Affectueusement vôtre . JP.

 

  

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11 juillet 2021 7 11 /07 /juillet /2021 16:46
TOUT EST LANGAGE

  La Grande Tour de Babel

Pieter Brueghel l'Ancien

***

 

   LES MOTS. Si vous aimez le langage, tout le langage, tous les langages, alors lisez. Ce texte est sans doute exigeant, sans doute foisonnant, essayant de se référer à quelque origine mythique, cosmogonique, mais avec le langage, il n'y a pas de demi-mesure, de possible évitement, de tergiversation. Le langage, essence de l'homme par excellence, demande qu'on lui accorde attention, qu'on l'amène à se déployer bien au-delà de l'orbe souvent insignifiant du quotidien. Cet article s'y essaie à sa façon.

   Les Mots

   Les mots, vous ne pouvez pas les éviter parce que, tout simplement, votre Mère (avec tout le respect que vous lui devez, s'entend), votre Mère elle vous les a refilés à la naissance ses petits cadeaux en forme de consonnes et de voyelles, elle vous les a inoculés, les a doucement fait glisser le long de votre cordon ombilical (qui, du reste, est aussi le sien autant qu'il est vôtre) et ainsi depuis votre premier souffle, vous êtes irrémédiablement relié, empilement de cordons successifs oblige, à tous vos ancêtres et, de cordon en cordon, sans même que vous en ayez conscience, sans qu'aucune perception particulière soit attachée à ce phénomène, vous remontez le long filament gélatineux et vous découvrez plus d'un aïeul étrange, des langages à foison, étonnants, et vous vous habituez vite à cette immense et vertigineuse Tour de Babel, à cette ruche géante, à cette ziggourat aux mille portes et aux mille fenêtres habitée de sons et de voix, et plus vous remontez les volées d'escaliers, de marches, plus vous remontez de temps.

   Vous croisez les rumeurs de l'époque moderne, celles de la Renaissance et du Moyen Âge, de l'Antiquité ; vos oreilles s'émerveillent du Latin et du Grec, des mots des Phéniciens à Tyr, Sidon et Byblos ; des mots des Hébreux dans les plaines de Mésopotamie ; des mots des Cananéens à Alep ; ceux des Chaldéens ; ceux des Assyriens à Ninive ; ceux des Babyloniens à Palmyre ; ceux des Akkadiens chantant Ea, le dieu des nappes d'eau souterraines ; ceux des Sumériens invoquant Inana, la déesse de la Fécondité ; Enlil, le vent ; En-ki, l'eau bienfaisante ; An, le Ciel ; Girra, la divinité du Feu ; Naru, celle des Fleuves ; Utu le dieu du Soleil ; Sîn, la Lune ; Adad, l'Ether ; Ninurta, celui du Royaume des Morts et le mystérieux ombilic s'élève toujours plus haut au milieu du temple de briques et vous êtes entouré d'un long poème que vous récite Atra-Hasîs, le Supersage akkadien qui sauva les hommes du Déluge qu'Enlil, le roi des dieux avait déchaîné pour se venger de la rumeur des Hommes, de leur multitude, et vous remontez encore le temps et c'est maintenant le fléau des dévastations qui sonne à vos oreilles, les longues plaintes de la famine, les gémissements de la terre sous les coups de boutoir de la Sècheresse, les cris de douleur attachés aux épidémies plantées dans la chair des Hommes, et le cordon, auquel vous êtes toujours irrémédiablement attaché, vous tire encore plus haut, et vous parvient alors le bruit d'un prodigieux coït, l'affrontement de deux masses aqueuses, irréductibles mais complémentaires, fouettées par l'impérieuse nécessité de la Vie, et dans ce tumulte primordial, vous reconnaissez vos très lointains ancêtres, Tiamat, l'Eau-salée, votre Mère ; Apsu, l'Eau-douce, votre Père, et vous ne percevez plus, bientôt, que des bruissements de taillis, des percussions de cannaies, des clapotis de marécage, puis de longs écoulements d'eau entre Tigre et Euphrate, et tout ce lieu liquidien prête son flanc à la progression d'un Radeau de roseaux que recouvre la poussière, et vous savez soudain qu'il s'agit là de la Terre, celle que vous foulez de vos pieds depuis les rivages de votre lointaine enfance, de la Terre que Marduk, le Démiurge, le Dieu créateur, a tirée de l'immense étendue d'eau primitive qui était à l'origine de toutes choses, et vous vous élevez encore, franchissant les marches qui vous paraissent ultimes, et vous êtes au sommet du temple babylonien de l'Esagil, le 'Temple-au-pinacle-surélevé', et au-dessus de la tête de Marduk, diffuse une immense radiation solaire, une nappe de feu pareille à une aurore boréale, et il y a en vous, tout le long de votre corps pareil au filament d'une algue, une onde qui fulgure, une intense vibration, et vous êtes transporté, il y a quinze milliards d'années, tout au bout de l'univers, nuages de gaz, agrégats de particules et d'antiparticules, vous êtes la collision elle-même, la lutte désordonnée des protons et des neutrons, le big-bang, puis vous êtes soudain AU-DELA, et votre filament derrière vous est semblable à la queue d'une lointaine comète, le monde s'est retourné, vous avez traversé sa peau et vous nagez maintenant dans un immense océan et les vagues s'ouvrent devant vous et il y a comme un étrange espace de liberté, une porte immense et radieuse, vous êtes arrivé au socle du monde, à sa racine première, à sa chair vivante et palpitante, vous saviez qu'elle existait cette CHAIR douce et nacrée, cette chair onctueuse et vibrante, cette chair mystérieuse et pourtant immensément lisible, vous saviez l'incision que vous pouviez réaliser en elle à la mesure de votre seul regard, de votre seule pensée, et cette chair si abstraite, imaginaire, onirique peut être, vous la sentiez se soulever sous la poussée de votre désir, celui de connaître, de percer, de forer le mystère des choses; cette chair silencieuse est soudain voix, parole, langage ; elle s'ourle en forme de lèvres, s'arrondit à la manière d'une bouche qui féconde les mots, et alors il n'y a plus que cela, les MOTS, qui parcourent cette immense plaine du retournement du monde, et selon leurs trajets naissent des sillons, des fentes, des éminences, des collines, de douces dépressions, et chaque MOT proféré est une fleur, un arbre, un rocher, une eau douce, le miroir éblouissant d'un lac car cela vous le savez depuis toujours, IL N'Y A QUE LES MOTS ; ils sont notre seule réalité, ils nous sauvent des apparences, des illusions ; eux seulement sont vivants, ils dessinent notre forme humaine, ils sculptent les animaux, ils amènent les choses à leur éclosion car, sans eux, il n'y aurait plus ni ciel, ni mer, ni montagne et la Terre serait une vaste désolation, et il n'y aurait plus que des mesas usées comme des os, des steppes arides ; il n'y aurait que des déserts à l'infini, hérissés de pierres comme celui de l'Adrar; parcouru de longues barres rocheuses comme en Basse-Californie; semé de sable rouge et aride pareil au désert de Gibson ; hérissé de dunes en croissant ; plateau de pierres lisses en Judée ; il y aurait l'immense squelette blanc et mauve du Grand canyon, ses entailles profondes comme des blessures et l'infinie Vallée de la mort; le moutonnement longuement minéral du Thar ; les étendues blondes et rocheuses du Tadrart ; les ondulations de schiste et de mica de la Namibie ; les collines couleur de poussière du désert de Gobi ; l'immense plateau de cailloux du Namaqualand ; les vagues meulières du Grand erg occidental ; sans les mots, il n'y aurait plus que cela, cette immense érosion, la nudité aurait partout son règne, le silence ses assises, le vide son empreinte.

    Oh, bien sûr, les choses existeraient mais seulement sous leurs formes primitives et elles apparaîtraient comme de dérisoires et inutiles géants de carton-pâte, et leurs jambes seraient paralytiques, et leurs yeux aveugles, et leurs oreilles sourdes, et leurs langues muettes et les déserts sont devenus hostiles quand la parole des Hommes les ont livrés à leur propre égarement, à leur évidente et incontournable nudité, et les déserts ne parlent plus maintenant que sous des voiles d'indigo, des huttes de branches et de boue, des peaux usées de dromadaires et ils ne résonnent plus qu'au fond des gorges asséchées des puits, ne trouvant refuge que dans des outres vides, au milieu des éboulis de pierres, dans les longues lignes des regs, sous les dalles brûlantes des hamadas ; les déserts ne parlent plus ni la langue des Hommes, ni la langue du sable, ni celle du soleil mais parfois une simple langue morte et froide qui ne sort que la nuit sous la clarté glacée de la lune et alors les mots fouissent la terre de leur museau étroit, s'enfoncent dans les rainures, rampent le long des bulbes et des rhizomes et deviennent infiniment silencieux, confondus avec leur ombre. Parfois les mots ressortent mais tellement métamorphosés qu'on ne les reconnaît plus, ils sont devenus de longues colonnes erratiques qui glissent le long des dunes, près des cours d'eau, dans les herbes des vastes steppes, près des rivages d'anciennes mers où ne flotte plus que le sel éblouissant, dans les hautes montagnes peuplées de solitude et les mots sont devenus étranges et lointains, ils sont les mots-nomades, les peuples sans terre, les Bakhtiyaris, les Banjaras, les Bhils, les peuples à la langue cousue, les Kiptchaks, les Garamantes; les peuples ignorés, les Jats ; les peuples inconnus, les Karakalpaks, les Masaesyles ; les peuples soumis, les Moabites; ils sont les peuples réfugiés sous la tente noire en poils de chèvre, les Pachtouns ; ils sont les peuples sans frontières, les Toubous, les Tedas, les Dazas ; ils sont les peuples-mirages et leurs bouches sont scellées, mais ces peuples nomades, ces peuples de mots qui se cachent vous ne pouvez les ignorer, ils rôdent autour de vous avec de grands cercles comme ceux que décrivent l'aigle royal, le gypaète, le pygargue ; ils incisent votre peau, y tracent des signes, y gravent des tatouages, y sculptent des scarifications ; ils pénètrent vos yeux et dessinent en arrière de votre front des arabesques de lumière, des pleins et des déliés, des hiéroglyphes, des idéogrammes, des multitudes de lettres ; ils habitent vos oreilles, vrillent vos tympans et votre tête devient une immense caverne, une grotte profonde remplie d'échos et de rumeurs, et les mots ricochent sur les parois, et les mots rebondissent et s'assemblent par groupes de deux ou trois puis s'agglutinent en essaims et, au milieu de l'incessant bourdonnement, vous reconnaîtrez bientôt, quelques bribes de phrases, quelques essais de langage, et puis soudain tout se précise, se met en ordre, devient intelligible, les mots-nomades ont, pour un temps, interrompu leur longue migration, ils ont dressé leurs tentes au milieu d'une aire sûre et accueillante, peut être une oasis, ils ont attaché leurs bêtes à des pieux, ils ont posé des nattes sur le sol de poussière, les femmes pilent le mil, les hommes préparent le thé dans des théières bleues et le peuple nomade assis autour du feu chante une ancienne chanson venue de très loin et vous êtes à nouveau habité par ce langage qui, un instant, vous avait égaré et maintenant oui, c'est cela, venez tout près de moi et soyez tout ouïe, des colonnes du pick-up d'autrefois sortent des paroles que nous écoutons ensemble avec une sorte de recueillement, peut être même de ferveur, comme on écoute un "Crédo" ou un "Confiteor" et alors les paroles coulent en nous à la façon d'une litanie, nous la buvons vraiment comme du petit lait cette mélodie, oui, bien sûr, vous la reconnaissez sans doute ; quant à moi, elle ne m'a pas lâché de toute la journée et, du reste, entre nous, je n'ai réellement rien fait pour la chasser. Vous voulez l'entendre jusqu'au bout ma ritournelle ? Vous voulez les déguster jusqu'à la lie les paroles de "Tonton Georges" ?

   Et, maintenant, nous allons la refermer notre boîte à musique, et je vais le ranger bien sagement le joujou de notre adolescence sur sa lointaine étagère du temps mais avant, nous allons nous accorder un petit répit, juste une mince parenthèse, le temps que le vinyle ait fini de faire tourner ses derniers sillons et qu'il puisse nous délivrer ses ultimes paroles magiques et, après, tout à la fin, le saphir continuera sa course en forme de perpétuelle ellipse et il y aura quelques craquements, ça devra même faire le bruit que devait produire l'étui, en se refermant, lorsque "Tonton" y rangeait sa guitare, eh oui, c'est bien sa voix grave et rocailleuse, sa voix chaude tellement empreinte d'humanité, celle du "Gorille" au grand cœur qui savait si bien chanter l'amitié :

"Des bateaux j'en ai pris beaucoup

Mais le seul qu'ait tenu le coup

Qui n'ait jamais viré de bord

Mais viré de bord

Naviguait en Père Pénard

Sur la grand-mare des canards

Et s'appelait les copains d'abord

Les copains d'abord".

 

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27 juin 2021 7 27 /06 /juin /2021 09:23
La chambre comme lieu d'affinité première

La Chambre à coucher

Vincent van Gogh (1888)

Source : Wikipédia

 

***

  

   Avant de méditer sur le lieu singulier qu'offre à tout homme l'espace de la chambre, il faut visiter un grand classique en ce domaine, à savoir le fameux "Voyage autour de ma chambre" de Xavier de Maistre, dont quelques extraits placés à l'incipit du livre permettront de faire signe vers une possible essence du lieu en tant que tel. Il s'agira, lisant ces fragments, de situer l'œuvre par rapport à son contexte originel, l'Auteur ayant écrit son modeste opuscule en 1794 à l'issue de 42 jours d'arrêt qui lui avaient été infligés "dans sa chambre de la citadelle de Turin pour s'être livré à un duel contre un officier piémontais du nom de Patono de Meïran, dont il est sorti vainqueur." (Wikipédia)

    "Le plaisir qu'on trouve à voyager dans sa chambre est à l'abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune. Est-il, en effet, d'être assez malheureux, assez abandonné, pour n'avoir pas un réduit où il puisse se retirer et se cacher à tout le monde ?
Voilà tous les apprêts du voyage. (…)"

  C'est, en effet une "liberté fondamentale" (ou, du moins cela devrait être considéré de la sorte) que d'avoir un espace propre où loger son intimité, où trouver du repos, où se livrer aussi bien à la lecture qu'à l'écriture, à la rêverie ou à la méditation. Lorsque, entre quatre murs, fussent-ils aussi modestes que la cellule monastique, le silence s'établit et que la rumeur des hommes se perçoit dans la discrétion, quel bonheur alors de s'isoler, tel Robinson sur son île et de "s'adonner à soi." Oui, de "s'adonner à soi", dans la plus juste mesure qui soit. Car quiconque existe, ou tente de le faire, recherche, consciemment ou inconsciemment, cette aire de solitude à partir de laquelle observer le monde. Ce dernier, en effet, le monde, ne livre ses esquisses qu'à prendre un indispensable recul. L'homme de la rue, traversé par les agitations mondaines, par les bavardages incessants, les allées et venues multiples des choses ne parvient jamais à coïncider avec lui-même, c'est-à-dire à être en accord avec sa propre vérité. A l'expression de cette vérité, il faut l'espace de la liberté, le recueil, la réflexion approfondie, toutes choses dont une chambre adéquatement investie assurera son occupant.

  Quant à l'essence du voyage, la circonscrire à la notion de déplacement, c'est tout simplement reconduire ledit voyage à ce qu'il ne saurait être, à savoir une simple agitation, un mouvement dans l'espace. Or le déplacement, avant tout, est aventure physique, translation d'un point à un autre, désertion d'un lieu pour en investir un autre. Et ce seul fait serait bien mince s'il suffisait à déterminer la totalité du sens d'un quelconque périple. Car, s'il s'agissait simplement de cela, de relier entre eux deux points éloignés, nous pourrions dire que l'oiseau ‘voyage’ tout autant que l'homme puisque, aussi bien, il franchit des distances. Or, ici, l'on sent bien qu'il ne saurait y avoir homologie entre les deux actes, selon qu'il s'agit de l'oiseau ou bien de l'homme. Seul l'homme ‘voyage’ parce qu'il fait de ce dernier, le voyage, le lieu d'une ‘aventure existentielle’, il le dote d'un contenu signifiant, il y attache des affects et peut en faire le tremplin s'ouvrant sur des concepts.

  Le sens premier de voyage, comme le fait de ‘se mettre en chemin’, atteste bien une profondeur à laquelle la simple translation ne saurait prétendre. ‘Se mettre en chemin’ fait aussi bien signe vers un pèlerinage, donc une marche vers un lieu investi de sacré, que vers un projet de vie, une union avec une personne cheminant à ses côtés à des titres divers, mais toujours ces chemins sont riches de symboles. Pour cette raison l'horizon de la chambre se dispose à ouvrir autant de clairières que l'aire parcourue à destination d'un pays étranger fût-il des mieux disposés à éveiller la curiosité du voyageur. Ce qu'il faut essentiellement retenir de l'idée de ‘voyage’, c'est l'accomplissement d'un chemin intérieur donnant accès à un accroissement d'être, à la fécondation du réel par le biais de l'imaginaire, de la poésie, de la fiction. Ainsi entendus, le rêve éveillé, la création, la lecture seront autant de voies possibles pour atteindre cette ‘aventure existentielle’ dans laquelle nous sommes tous engagés, dont nous souhaitons qu'elle nous fasse sortir des monotonies du quotidien.

    "Je suis sûr que tout homme (…) peut voyager comme moi ; enfin, dans l'immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n'en est pas un seul - non, pas un seul (j'entends, de ceux qui habitent des chambres) - qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j'introduis dans le monde. (…) Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre (…) Les heures glissent (…) et tombent en silence dans l'éternité, sans (…) faire sentir leur triste passage."

  Ce qui est intéressant, dans l'optique de Xavier de Maistre, c'est la mise à disposition du voyage, du rêve, de l'évasion à celui qui veut bien s'en saisir, fût-il dans le dénuement. Une simple pièce suffit, mais une pièce tout de même, y compris « un réduit », car pour être ‘chambre’, le lieu doit s'enclore et ne pas s'ouvrir totalement sur l'extérieur. Cette notion ‘d'enfermement’, volontaire ou bien fortuit, est indispensable dès lors que l'on cherche à penser la nature de la chambre qui, avant tout, est une conque, un abri, une sphère propice au ressourcement. Et c'est pour cette raison que le sans-logis est doublement démuni : d'une pièce d'abord et de son corollaire, de l'abri qu'il offre. Déjà, au temps de la préhistoire, la grotte, l'abri de branches ou bien le cercle de pierres protégeaient d'un nature hostile, des possibles prédateurs, des hordes sauvages. Cette mise à l'abri de l'homme est une constante dans la conduite des groupes et nul ne saurait s'en affranchir qu'à mettre en danger sa propre intégrité. La chambre est l'image du nid, donc le symbole du refuge et cette caractéristique fondatrice de la mesure anthropologique, jamais ne peut s'effacer. Pour cette raison d'une réassurance narcissique, le temps de la chambre est un temps lisse, sans aspérité, un temps d'écume et de soie que, toujours l'homme recherche dès qu'il trace sur le sol de poussière un cercle où faire s’animer le jeu de l'exister. Ainsi font les enfants qui inventent avec un morceau de bois une marelle dans laquelle habiter, l'espace d'un divertissement.

La chambre comme lieu d'affinité première

 

Source : Wikipédia

*

   Le schéma du Jeu de marelle en dit long, qui place en position ultime le Ciel comme territoire à atteindre. On se saurait mieux dire le trajet de l'immanence en direction d'une transcendance. Jouant à lire, écrire, rêver dans le creux douillet de notre chambre, nous ne faisons que rejouer cette quête immémoriale d'un lieu qui nous amène au plus près de ce que nous sommes et vers lequel nous tendons toujours à nous orienter, progressant parmi les écueils de toutes sortes. La chambre est ce lieu hautement symbolique qui fait l'objet d'une quête permanente dès l'instant où notre corps se met à la recherche d'un recoin, d'une impasse, d'une cour fermée sur les turbulences du monde. Ceci, notre inconscient le sait si notre lucidité s'en exonère parfois trop vite.

  « J'avoue que j'aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu'il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. - Est-il un théâtre qui prête plus à l'imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m'oublie quelquefois ? - Lecteur modeste, ne vous effrayez point - mais ne pourrai-je donc parler du bonheur d'un amant qui serre pour la première fois, dans ses bras, une épouse vertueuse ? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamais goûter ! »

   Comment mieux affirmer un tel attachement à un espace qui est approché comme l'on progresse en direction de l'Amante ou bien de la Mère ? Le lit comme objet transitionnel nous replaçant dans la douce agitation des eaux amniotiques. Décidemment, on n'en a jamais fini avec notre dette mémorielle en direction de notre origine. Et, du reste, plus primitive encore que la noble mémoire, le ressenti est de l'ordre du pur ressourcement physique, organique, tissulaire. Les draps, la chaleur, l'enveloppement, autant de vivantes réminiscences d'une vie intra-utérine qui nous a modelés alors que le souvenir en est effacé pour l'intellect, jamais pour les affects.

    « N'est-ce pas dans un lit qu'une mère, ivre de joie à la naissance d'un fils, oublie ses douleurs ? C'est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l'imagination et de l'espérance, viennent nous agiter. - Enfin, c'est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l'autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau ? Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses ! Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c'est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. - C'est un berceau garni de fleurs ; -c'est le trône de l'Amour ; - c'est un sépulcre. »

   Bien évidemment, l'évocation de la chambre ne pouvait que se terminer sur cette note intensément métaphysique puisque, au-delà de ce lieu dans lequel nous prenons acte de l'existence comme de racines assurant notre fondement, s'étend l'aire d'une totale incompréhension, les choses n'étant plus préhensibles ni par la vision, ni par le toucher, pas plus que par les ressources de l'entendement. En-deçà de la chambre, un mur de lumière blanche ; au-delà une immense et troublante matière noire qui ne dit son nom. Entre les deux, le territoire gris des murs que nous parcourons de nos mains comme le feraient des aveugles, demandant au monde de proférer quelque chose de lisible. C'est cette lecture de la chambre qui revêt pour nous une importance singulière, comme si nous prenions essor de sa quadrature afin de nous assurer des possibilités d'un monde.  

 

 

 

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5 avril 2014 6 05 /04 /avril /2014 08:22

 

La chambre du milieu ou du Levant.

 

 

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 Photographie : Blanc-Seing.

 

 Toute chambre est, par définition, fondatrice d'une assise dans le monde. Mais, inévitablement l'une d'entre elles, sans doute celle qui a reçu le plus d'investissement affectif, s'illustre comme chambre-archétype, recevant l'empreinte des chambres précédentes et préfigurant celles qui la suivront dans le cours de la temporalité. La chambre qui consone avec mon adolescence est celle qui me vient à l'esprit dès que j'évoque un lieu d'intimité et de recueillement. De ma première chambre, l'originelle, je ne conserve qu'un vague souvenir du temps de mon enfance, lorsque le jeudi, j'allais passer la journée chez mes grands-parents paternels. Matelas rembourré de crin, moine semblable à une luge avec sa cassolette de braise qu'on enfournait entre les draps, l'hiver, afin d'atténuer la rigueur de la toile sibérienne. Quant à celle qui suivit, à Beaulieu, dans la "Petite Maison", ne reste guère que l'idée de la fiction que j'avais écrite, laquelle avait été publiée dans "Paroles d'enfance", chez "Les Arènes" pour Radio-France.

  Mais revenons à cette fameuse chambre dont il faut expliciter les sous-titres. Chambre du "milieu", appellation simplement spatiale car située sur le milieu de la façade, entre la chambre de mes Parents et de ma Grand-Mère maternelle Marilou. Ensuite, du "Levant", en raison de son orientation vers l'est. Or cette position convenait parfaitement à mon inclination naturelle à être un Existant de l'aube, plutôt que du crépuscule. Exister avant le déploiement des choses, sur la nervure où s'ouvre le jour, fleurissent les projets. Le crépuscule, bien qu'il soit une heure allouée au repos et à l'attente de la si belle nuit, m'a toujours paru plus sombrement métaphysique, descendant vers une prochaine clôture des choses, une fermeture. Donc chambre du "Levant". Quel bonheur alors, me levant dès l'aube, que de pousser les volets sur la première lueur du jour, de descendre rejoindre Grand-Père William (GPW), lequel, à la manière d'un rituel enfoui au fin fond de l'âme, prenait sa première collation de la journée, invariablement quelques anchois allongés dans de l'huile d'olive, anchois qu'il disposait sur une tranche de pain qui lui tenait lieu d'assiette, mastiquant avec application, chaque bouchée -le repas était toujours une fête chez cette âme simple-, buvant avec la même énergie de longues gorgées "d'Artaban", un rouge fort en caractère, mais sans doute indigent en matière de goût. Je déjeunais avec lui, possiblement d'un fruit ou bien d'une tasse de chocolat, avant de remonter dans ma chambre me pencher sur mes classeurs. Bientôt le car passerait qui  m'emmenait au Lycée de Neuville.

  Mais ce lieu, bien loin de se limiter à ce que pourrait en évoquer une simple image d'Épinal, était davantage formatrice de mes futures passions. Lecture surtout, écriture aussi, pour les besoins de la scolarité. Évoquer ce temps ancien consiste , toujours, à le situer par rapport à des rencontres littéraires, des découvertes d'écrivains. Bien évidemment il serait fastidieux d'en dresser une liste exhaustive, ce dont je serais bien en peine aujourd'hui, une mémoire capricieuse ne pouvant restituer l'intégralité d'un vécu déjà lointain. Cependant quelques éclairages permettront de retracer certains parcours saillants. A une certaine période, disons à celle qu'il est convenu de nommer "l'âge mûr", je me suis livré à la recherche passionnée d'un petit "Carnet bleu" à spirales sur lequel je consignais tous les titres de mes lectures. Jamais je n'ai pu le retrouver, persuadé pourtant que je le découvrirais dans le tiroir d'une commode dans laquelle je rangeais des choses utiles, sinon "précieuses", ces notes étaient de cet ordre. En vain. Plus de trace de cette fièvre de lire, sinon quelques livres de Poche qui en portent encore témoignage. Je ferai tout de même la place à quelques ouvrages qui, tels des phares, émergent au-dessus des autres.

  J'avais à peine 7 ans - l'âge de raison -, lorsque Le livre de Poche fit son apparition sur les étalages des librairies. Non le foisonnement d'aujourd'hui, mais la modestie de la présentation, la typographie serrée, la couverture polychrome pelliculée. Amateur de livres depuis toujours, l'occasion se faisait jour de commencer à collectionner les précieux ouvrages et ceci dans la modestie du budget. A ce jour, nombreux encore les témoins jaunis aux feuillets tachés de points de rouille qui dorment sur les étagères de ma bibliothèque et toujours le même plaisir à les feuilleter à y redécouvrir des passages soulignés au crayon, traces d'une lecture ancienne. Mais il y avait un autre pourvoyeur d'ouvrages dont j'avais découvert l'existence au hasard d'une "réclame" - on n'était pas encore parvenu au concept de publicité -, auquel je passais des commandes régulières de livres d'occasion, surveillant avec impatience l'arrivée du Facteur. Il s'agissait de la Librairie Lardanchet  qui existe toujours à Paris, 100 Rue du Faubourg Saint-Honoré, près de l'Élysée. Librairie spécialisée dans la vente d'ouvrages destinés à des bibliophiles, œuvres rares dont j'admirais la reproduction sur de très précieux catalogues. J'y faisais l'acquisition régulière de titres classiques ou modernes dont certains, du reste, - le théâtre de Plaute par exemple - trouva sa destination derrière les vitres d'un petit meuble, la lecture en ayant toujours été différée. D'autres ouvrages de cette époque reçurent le même sort, devinrent des objets, manières de fétiches destinés à créer une ambiance studieuse dont j'ai toujours aimé à m'entourer.

  Les ouvrages qui, lors de l'adolescence et l'arrivée dans l'âge adulte, m'enthousiasmèrent sont bien trop nombreux pour les évoquer tous. Seulement un rapide inventaire, lequel se fera selon les caprices et les subites intuitions de la mémoire sans qu'une logique préalable en établisse les fondements. Donc, une présentation pêle-mêle. Rousseauiste avant l'heure, je lisais avidement "Les Confessions" et "l'Emile", faisant un rapide détour par les "Rêveries du promeneur solitaire""Existentialiste" - pouvait-on faire l'économie de cette philosophie, certes "à la mode", portée par le charismatique Sartre- ?, je m'initiais à une pensée exigeante, faisant de "La nausée" l'un de mes livres favoris que je considérais comme un des ouvrages majeurs du XX° siècle (et qui le demeure, au moins pour moi); m'engageai avec délice dans les nouvelles du "Mur". Les aphorismes de Nietzsche, je les survolais, notant au hasard des pages quelques citations significatives dans l'édition "Poètes d'aujourd'hui", chez Seghers. Montaigne et "Les essais" constituaient un précieux viatique pour commencer à penser et "apprendre à mourir". Le très génial Rabelais faisait l'objet de lectures proches du ravissement. Quelques "Pensées" de Pascal trop rapidement parcourues : magnifique philosophie mais grande rigueur intellectuelle souvent difficile à percer si l'on n'en fait qu'une lecture "distraite""La peste" de Camus : on ne pouvait guère faire l'impasse de cette écriture aussi brillante qu'exigeante, serrée. Et puis ce concept de nihilisme, cette approche de l'absurde me plaisait, surtout son traitement dans "Le mythe de Sisyphe". Quelques ouvrages de Malraux, dont "La voie royale""L'espoir""Les conquérants" : une entrée dans le thème de l'engagement, un premier pas fait en direction de l'esthétique. Puis Kafka et "La métamorphose", thème qui m'a toujours profondément interrogé. Puis il faudrait citer François Mauriac, Gide, Jacques Prévert, Jacques Cazotte ("Le diable amoureux"); Gérard de Nerval, Mallarmé, Simone de Beauvoir, Steinbeck, Hemingway, Tourgueniev, Tolstoï, le très volumineux ouvrage de Norman Mailer, "Les nus et les morts", "Les Thibault" de Roger Martin du Gard en 5 volumes, Pierre Benoît et "L'Atlantide" et encore quantité de titres qui mériteraient d'être évoqués.

 

  Mais, plus que d'une énumération, laquelle ne sert que de points de repères, c'est d'une certaine"ambiance" dont toute chambre est investie. Parlant de la chambre, en réalité, je n'ai parlé que de littérature, d'œuvres, d'auteurs. Est-ce si étrange ? Y aurait-il une distance, un écart qui installeraient une tension entre ce lieu de vie et l'objet qu'est la littérature ? Pourquoi la chambre ferait-elle d'abord signe en direction du livre, de la lecture, de l'écriture ? Ne serait-elle d'abord commise au sommeil, au repos, à la rencontre, à l'arche somptueuse de l'amour ? Certes, elle est tout cela à la fois. Dans un seul empan de la pensée, dans un même élan des affects, dans une identique quête de soi en direction du monde. Si les autres pièces de la maison - cuisine, salle de séjour, diverses pièces à vivre -, sont des "lieux communs", la chambre, par contraste, est le lieu unique, singulier, celui du refuge, du ressourcement, de la méditation.  Les murs y dessinent cette géométrie souple et rassurante, cette courbe intime dans laquelle laisser s'éployer ce qui, en soi, se révèle être le plus précieux, à savoir cette sublime affinité que l'on entretient d'abord, par nécessité, avec soi, ensuite avec l'altérité du monde mais en mode différé, éloigné, cette distance n'étant en rien une restriction du percevoir, un écart de la relation, mais le recul nécessaire à une juste appréhension des choses.

  L'intime, le chaud, le disposé-à-soi du lieu en font le tremplin d'un surgissement, la voie d'accomplissement de l'être-là parmi les Existants, alors que ces derniers ne sont perçus qu'à titre d'hypothèse, comme au travers d'une onde, d'un remuement aquatique, d'une pluie dispensatrice de présence, mais dans l'atténuation, le doute fondateur d'une future rencontre. Espace de liberté, essor à partir d'un flottement, vérité du proche et du disponible, toute chambre nous renvoie à cette demeure primitive, à cette symphonie amniotique à laquelle nous appartenons toujours, croyant lui échapper. Thème récurent de mes écrits, tellement cette "vérité amniotique" nous constitue de fond en comble; thème hautement révélateur des significations du monde. Nous ne figurons jamais nous-mêmes en tant que possibilité existentielle qu'à projeter notre image contre la paroi originelle, la condition de possibilité de tout paraître. Nous ne sommes que spécularité - au titre de spéculation intellectuelle, aussi bien qu'image prenant racine dans notre propre genèse -, spécularité nous assurant de notre propre sémantique et de celle que nous offrons aux Autres. Notre naissance, lorsque nous sommes expulsés de la chambre amniotique maternelle est inaugurée par un cri - lequel fut nommé "cri primal"-, cri par lequel nous nous signalons en tant que vivant doué de langage. Le cri est le premier geste de la parole, il contient, en germe, tout le lexique que nous déploierons au cours de notre vie, il est ce dire dont nous ferons notre essence.

  Et maintenant, si nous inversons  le regard, depuis notre sortie au plein jour, rétrocédant vers notre abri primitif, nous pouvons le considérer, cet abri, cette "chambre", comme investis du premier écho que nous porterons hors de nous afin de nous affirmer en tant qu'être porteur de langage. Les racines de notre être-Lecteur, de notre être-Écriveur, de notre être-Parlant proviennent de ce sol fondateur, de cette Babel intra-utérine dont nous élèverons l'architecture toute notre vie durant. Dans cette hypothèse, toute chambre est le lieu ombilical du surgissement du verbe. C'est pour cette seule et unique raison que nous nous y lovons à la façon d'un chiot nouveau-né, les yeux scellés, les babines perlées de ce lait, cette essentielle nourriture dont notre métabolisme parlant-lisant-écrivant, sera le plus précieux témoin. Avant même d'être cette pièce anonyme à laquelle nous confions notre corps afin qu'il repose, la chambre est l'initiatrice de tout mot proféré. Ainsi lui sommes-nous attachés comme la racine peut l'être à son sol nourricier. 

 

 

 

 

 

   

 

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2 avril 2014 3 02 /04 /avril /2014 08:14

 

Brève phénoménologie de l'affinité.

 

 

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 Photographie : source Tumblr.

 

Sur une page de

Lili Neumann

 


 « Essentiel est l'accord avec soi-même, autrui et le monde.

Essentiels peuvent être, certains jours ou certaines heures,
une voix, un regard, un mot prononcé ou tu, un nuage qui passe,
la contemplation d'un coquillage ou d'une feuille,
un poème, un air de musique,
parce que précisément ce jour-là ou cette heure-là,
une coïncidence secrète naît entre ces choses simples et éphémères
et ce que nous savons être l'essentiel
mais ne se laisse point nommer. »


Anne Philipe - Spirale.

 

 

 

   C'est avec infiniment de subtilité et l'évidence de sensations authentiques qu'Anne Philipe se livre à nous sur le mode de l'intime. Car parler du coquillage, de la musique, de la feuille, c'est parler de soi, de son rapport aux choses selon une inclination qui nous est propre. Du coquillage à nous, de nous au coquillage, un seul et même déploiement, une seule arche signifiante venant nous dire la beauté du monde, notre propre beauté car être Homme, Femme, n'est rien d'autre que ceci : affirmer sa présence esthétique parmi la multitude. Mais, ici, que l'on comprenne : "beauté", "esthétique" ne veulent nullement dire que nous portons sur les choses, autant que sur nous-mêmes, un jugement positif sinon complaisant. Le Beau est  à replacer dans le contexte des Idéaux platoniciens. A savoir canaliser nos désirs - des choses, de l'Autre -, afin que, les sublimant, ces derniers se détachent des simples perceptions concrètes ou bien corporelles pour rejoindre cela même qui signifie bien au-delà des destins singuliers. Le particulier faisant place à l'universel. Éprouver le beau n'est pas seulement l'émergence d'une expérience sensorielle en direction d'une chose du monde, comme s'il ne s'agissait que d'une rencontre entre un Sujet observant et un Objet observé. Car, si la relation du Voyant et du Vu est faite avec suffisamment de pertinence, d'adhésion, de fusion même, le Beau ne demeure pas seul, comme en sustentation parmi les mailles de l'exister. Il se met à jouer le registre multiple et indissociable à l'intérieur même de la triade rassemblante du-Beau-du-Bien-du-Vrai.

  La découverte du coquillage, un matin de brume claire, dans la conque pure du rocher alors que la lumière fait sa fête subtile et que le calme alentour isole l'événement des contingences ordinaires, cette découverte donc ne se résume pas à une simple émotion esthétique qui ferait du mince chapeau de nacre une beauté parmi les autres beautés du monde. Non, Ce Coquillage, sur lequel notre conscience s'est focalisée est le Seul Coquillage dont l'univers nous fait le don dans cet instant privilégié - le "Kairos" ou "moment propice" des anciens Grecs -, comme si cet événement était inscrit de toute éternité dans l'orbe des choses. Le "destin" du coquillage croisant le destin de l'Homme. Ce qui était isolé, à la manière de deux unités lexicales se trouvant dans le fourmillement du grand livre du monde, se configure, soudain, en confluence sémantique, l'Homme signifiant par la Chose rencontrée et, ainsi, dans un même mouvement de réciprocité. La distance qui les séparait et qui menaçait de demeurer un abîme, voilà que le hasard du colloque en fait une condensation de l'espace-temps, portant chacun à la dignité de signe distinctif au milieu du chaos apparent de l'existant. Si ce coquillage peut resplendir et combler notre perception, il se dirige, en même temps, vers l'idée du Bien et du Vrai. Mais ceci, le peut-il à l'aune d'une simple pétition de principe ou d'une assertion langagière qui, alors, ne serait que pure abstraction ? Non, c'est bien dans le réel le plus décisif que s'accomplit ce subtil phénomène.

  Certaines "voix" qui s'adressent à vous; ce "regard" que vous croisez au hasard d'une rue; ce "mot" qui vous ravit sans que vous ne sachiez pourquoi; ce "silence" dans lequel vous entendez plus qu'une parole; ce "nuage" qui vous adresse son langage d'écume; ce "nautile" dont vous contemplez l'étonnante spirale; cette "feuille" morte dont l'architecture subtile vous fascine; ce "poème" saturnien dont le chant vous hante; cette "fugue" de Bach qui se loge au centre même de votre être, eh bien, tout ceci ne vous visite nullement avec l'indifférence de quelque hôte de passage. Il y a bien plus. Toutes ces choses du réel qui se sont annoncées à vous avec l'insistance d'une rencontre ont opéré, à votre insu, votre métamorphose. Alors que vous étiez un Voyeur passionné de son objet, inclus dans sa luxuriance soudain révélée, votre corps s'était comme absenté de vous et vous étiez, en quelque sorte, en état d'apesanteur, mais envahi, cependant, d'une généreuse plénitude. L'affinité avec la Chose était ce magnifique convertisseur ontologique par lequel, vous défaisant de vos habituelles attaches sensibles, vous parveniez à n'être plus qu'esprit fécondant, âme livrée à la pure intellection. Ce que le kairos affinitaire avait accompli en vous, c'était de vous faire sortir de la Caverne platonicienne, vous libérant de vos chaînes, vous distrayant de toutes ces formes fantomatiques et illusions auxquelles vos sens abusés s'étaient confié trop longtemps, abandonnant l'obscurité porteuse de mensonge et d'approximations pour surgir en pleine lumière, dans le Bien souverain du Soleil dispensateur de Vérité. De cette façon, tout le temps que durerait le prestige de ce qui se posait devant vous comme le pur apparitionnel, vous seriez devenu "Autre", premier saut en direction de cette mystérieuse altérité que l'on cherche toujours alentour de soi, alors même qu'elle est à découvrir et à expérimenter, toujours à partir de soi. Faute de cela, cette perception intra-subjective du réel, l'accès à de l'autre, du différent, de l'étranger demeure une simple abstraction.

 Mais, ici, il est essentiel de sortir de cette rhétorique abstraite et de faire un saut dans le réel d'une expérience concrète, la seule à même de nous délivrer quelque chose de palpable, de dicible, même si cette expérience s'alimente directement à l'arche infinie de l'inapparent. Donc, ce qui suit, sous le titre de "Rocher maritime", est le bref récit d'une situation telle que je l'ai vécue, il y a bien des années de cela. Ceci apparaîtra comme une phénoménologie du lieu, ces fameux espaces par lesquels nous appartenons à la Terre en même temps que cette dernière ouvre en nous la vastitude d'un monde perçu, bien au-delà de ses esquisses habituelles.

 

Événement. Le rocher maritime.

 

  Vers 1990. Printemps lumineux, ciel bleu, soleil. Je suis allongé tout en haut d'un rocher couvert d'une plate-forme d'herbe, face à l'immense étendue de la mer. Le Sentier du littoral, je l'aperçois faisant ses boucles parmi les roches sombres; les maisons sont loin et de la route je ne perçois guère qu'un écho atténué, genre de glissement sourd se confondant avec le bruissement de l'eau. Les goélands aux grandes voilures blanches font leurs cercles, criaillant, lâchant leurs gerbes de guano dont les rochers sont tapissés. Venu de la mer, un vent régulier souffle, mais dans l'atténuation, brise portant les embruns, l'odeur iodée des grands fonds. Exister, à ce moment-là, est un pur sentiment de bien-être, une impression de voguer entre ciel et terre, sensation que plus rien de fâcheux ne peut m'atteindre, que la joie simple est là, entièrement à portée de la main, dans l'écume flottant sur le corps dénudé, dans le silence seulement habité de quelques rumeurs rassurantes, alors que les remous de la foule, les complications de la ville, les tracasseries de tous ordres semblent une irréelle vapeur se dissolvant dans les brumes de l'horizon.

  Alors la plénitude, je la sens en moi, déployer ses ramures dans la totalité de mon étendue de peau, je la sens couler dans mes artères, gonfler mes alvéoles. C'est comme d'être habité du souffle des flûtes andines, tout près des vigognes à l'aérienne toison, de glisser sur une barque de roseaux péruviennes sur le lac Uros, de marcher sur les hauts plateaux de l'Altiplano parcourus d'herbes souples, couleur de terre alors qu'en toile de fond se détachent les sommets enneigés puis le ciel, immense, sillonné de vagues de nuages blancs. C'est comme d'être un oiseau cinglant l'éther et plus rien n'existe que cet infini vol sans limites, cette exhalaison d'un souffle pur, aussi translucide que les icebergs bleus et blancs, cristallins, aussi rapide que le vent boréal dans son altière course. C'est comme, soudain, de ne plus avoir de corps et d'être soi-même liberté de liberté. Sublime évasion du monde alors que les choses entrent en moi comme j'entre dans les choses. Il n'y a plus de séparation, plus de ligne de partage des eaux, une seule et même amplitude qui confond l'exister dans une unique harmonie.

  Bien évidemment, ces moments rares ne trouvent guère de mots pour se dire. Je suis sur une invisible ligne de crête, là où le regard porte au loin, manière de funambule flottant entre adret et ubac, entre ombre et lumière, également visité par les deux dans une espèce de simultanéité, de "synchronicité"(pour employer la rhétorique jungienne), l'événement singulier auquel je suis confronté instituant son propre sens, en-deçà et au-delà des traditionnelles catégories spatio-temporelles, comme si tout cela résultait de l'influence d'un "ordre supérieur", indéfinissable, déjà inclus dans une métaphysique, ouvert sur un sentiment d'appartenance à une exemplaire harmonie universelle, au seuil d'une fantastique cosmologie.

  Ecrivant ceci, aujourd'hui, alors que les faits ne sont plus que de l'ordre d'une vague réminiscence, j'ai bien conscience de l'étrangeté que mes propos doivent présenter pour un lecteur extérieur à la perception de tels phénomènes. Mais il faut revenir à quelques concepts philosophiques afin d'inclure cette expérience dans une compréhension plus large que celle du simple phénomène vécu, lequel est toujours source d'étonnement, donc, par définition, inclinant vers une interrogation philosophique. Si le sentiment que je décris dans le "Rocher maritime" semble se situer hors du commun c'est bien en raison de l'intensité d'un vécu dont la tonalité ne peut, selon moi, se comparer qu'au "stade religieux" dont Kierkegaard élabore le concept dans son ouvrage "Ou bien … ou bien".

  Maintenant, le moment est venu de préciser quelques lignes de force quant à ce fameux "stade religieux" auquel il est fait allusion. Dans la connotation kierkegaardienne, l'homme religieux est totalement tourné vers la présence de Dieu comme fin en soi. Cependant, cette idée de "religieux", pour ma part, je la replacerai dans son contexte d'apparition, à savoir avant que la religion ne s'en soit accaparée en lui attribuant cette incontournable liaison divine. On considérera les fondements étymologiques de ce terme qui le situent dans un registre moins contraignant, nullement relié à l'idée d'une foi ou de la soumission à un quelconque dogme, pas plus qu'à la mise en œuvre d'une mystique. Mais, afin de mieux connaître le sens premier du mot "religion", on se reportera à l'article le concernant dans Wikipédia, dont je donne une forme abrégée :

 "L'étymologie « relire » [du mot "religion"] (relegere) initialement donnée par Cicéron a reçu de nombreuses interprétations. Cicéron donne son argument étymologique dans un jeu de mot, en faisant valoir que la religion est de l'ordre de l’intelligence, de la diligence et de l’élégance (distinction), au contraire de la superstition.

(…) Par rapport à la connaissance actuelle de la religion des Romains, il est aussi possible de prendre l'idée étymologique de « relecture » dans le sens rituel, le mot viendrait de la pratique de « relire » les rites effectués pour s'assurer que cela a été bien fait.

Benveniste envisage ainsi à partir de l'étymologie relegere une religion comme une démarche de recueillement. La « relecture » est en ce sens une manière de recueillir par les yeux et une attention méticuleuse à ce que l'on fait : " effectuer une tâche avec soin." 

 L'on aura compris, à la suite de ces précautions oratoires étymologiques, que le "stade religieux" tel que je le reprends à mon compte est totalement situé en dehors de la foi et d'une croyance en un dogme. Les seules homologies pouvant se percevoir entre l'expérience "païenne" d'une réalité surgissant comme événement et le moment selon lequel le Croyant se consacre à son dieu, peuvent se résumer à une inclination de "l'âme" - en tant que principe vital d'animation de l'existence -, telle qu'elle peut se rencontrer dans la méditation, la contemplation, la prière, le rituel (ces dernières attitudes pouvant tout aussi bien être pratiquées par le plus commun des athées qui se puisse concevoir). Dans ces moments où le vécu est affecté d'une qualité ontologique inhabituelle, semble se produire une dimension d'extra-temporalité aussi bien que d'extra-spatialité.

 Ici, l'on voit bien que de la dimension initiale du mot "religieux", celle que je retiens est essentiellement une attitude de recueillement. C'est exactement dans cet état d'esprit que je me trouvais sur le "Rocher maritime", attentif à ce qui se passait en moi alors qu'aucune injonction divine ou appel à la prière ne se manifestait. Seulement une libre et entière disposition à l'ouverture du phénomène, à son déploiement, à la floraison multiple et heureuse du sens.

  Coïncidences philosophiques. Si l'on en reste à cette définition non religieuse de l'expérience vécue, je pouvais considérer être entré dans ce "stade religieux" où s'était offert à moi, dans le plus insoupçonné étonnement, la possibilité de m'inscrire dans un saut qualitatif modifiant profondément le sentiment de ma présence à moi-même, la perception d'un temps métamorphosé faisant de l'instant un genre d'éternité, la conscience d'un espace agrandi aux frontières du cosmos, un amour simple pour tout ce qui environnait, le déboulé dans une joie sans entrave, tout ceci apparaissant comme l'antidote de l'angoisse fichée au creux de la destinée humaine.

  Coïncidences littéraires. Décrire une telle expérience sans tomber dans l'excès, sans verser dans un facile lyrisme, sans entrouvrir la porte d'une certaine "mystique", tout ceci est de l'ordre de la gageure. Aussi, plutôt que disserter longuement, autant laisser la parole à un EcrivainJMG. Le Clézio dont la superbe écriture relate un événement similaire dans une courte nouvelle : "La montagne du dieu vivant", in "Mondo et autres histoires".

 Résumé : "Jon ne fugue pas à proprement parler. Il part pour une petite excursion, qui va le mener plus loin qu'il ne le soupçonne : parti à la découverte du mont Reydarbarmur, il se rencontre lui-même en un double vivant, l'enfant-dieu de la montagne."

                                        François Marotin - (Commentaires sur Mondo).

 L'extrait : "Au sommet de la faille, il (Jon) se retourna. La grande vallée de lave et de mousse s'étendait à perte de vue, et le ciel était immense, roulant des nuages gris. Jon n'avait rien vu de plus beau. C'était comme si la terre était devenue lointaine et vide, sans hommes, sans bêtes, sans arbres, aussi grande et solitaire que l'océan. […] Il était seul au milieu du ciel. Autour de lui, maintenant, il n'y avait plus de terre, plus d'horizon, mais seulement l'air, la lumière, les nuages gris. […] La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche. Jon ne pensait à rien, ne regardait rien. […] Jon était heureux d'être arrivé ici, près des nuages. Il aimait leur pays, si haut, si loin des vallées et des routes des hommes. […] Lentement, il glissait au-dessus de la terre, car il était devenu semblable à un nuage, léger et qui changeait de forme. Il était une fumée grise, une vapeur, qui s'accrochait aux rochers et déposait ses gouttes fines. […] Par son regard, il sentit qu'il s'échappait peu à peu de lui-même. […] son corps s'engourdissait lentement […] Tous les bruits naissaient, venaient, s'éloignaient, revenaient encore, et cela faisait une musique qui emportait au loin. […] Tous les bruits emportaient Jon, son corps flottait au-dessus de la dalle de lave, glissait comme sur un radeau de mousse, tournait dans d'invisibles remous, tandis que dans le ciel, à la limite du jour et de la nuit, les étoiles brillaient de leur éclat fixe."

 Voilà donc cette manière d'événement que l'on peut comparer à une "extase" au sens étymologique, du grec "ékstasis" signifiant "transport" ;  "Ravissement d’esprit qui, par une contemplation intensetransporte un être hors de la vie des sens."  (Wictionary).

Cette perception d'une nature particulière pourrait également être abordée selon l'expérience du "sentiment océanique" , cette "notion de psychologie et de spiritualité inventée par Romain Rolland qui se rapporte à l'impression ou à la volonté de se ressentir en unité avec l'univers (ou avec ce qui est « plus grand que soi ») parfois hors de toute croyance religieuse." (Wikipédia).

  Voilà ce qui peut surgir de sa propre rencontre avec le monde lorsque tout se met à rayonner avec harmonie autour de soi. Sans doute faut-il avoir une certaine disposition d'âme, manifester une inclination à la poésie, une libre attirance pour l'ouverture à la métaphysique, un attrait pour la méditation intellective, mais ceci peut visiter tout un chacun à condition qu'il consente seulement à faire l'inventaire de ses affinités avec ce qui, apparaissant, ne le fait qu'à être porté au sublime. Sans doute en de bien rares instants. Mais c'est cette même rareté qui accorde l'être que nous sommes à cette amplitude du monde toujours libre qui porte sa propre vérité dans l'accomplissement du Simple. 

 

                                                                  

 

 

 

  

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8 février 2014 6 08 /02 /février /2014 09:01

 

La Chair du Milieu

ou

les pierres vives du sens.

 

 lpvds

 

 

Source : La Boîte Verte.

Peinture de gemme :
Carly Waito
.

 

 

                                                                         Cet article est dédié à mon Ami JPL.

 

 

 

 

  [Quelques mots sur le choix de l'illustration. Carly, artiste installée à Toronto, réalise de petits tableaux hyper réalistes de gemmes et minéraux avec une telle minutie, un tel art du détail, de la réflexion de la lumière, de la structure géométrique que nous sommes directement exposés à l'essence de la matérialité dans une manière de "ravissement esthétique", notre regard éprouvant quelque difficulté à se séparer de ce qui peut paraître représentation exacte de la réalité, mais surtout, mise en œuvre d'une vérité.

  Tant et si bien que si l'on nous demandait de faire surgir, par la seule force de notre intellect, par la puissance de notre imaginaire, là, devant nous, la configuration symbolique de ce que la perfection, la beauté pourraient donner à voir, eh bien se livrerait à notre vision, dans une manière d'étonnement, en même temps que de délectation, cette sublime gemme aux facettes à proprement parler fascinantes. Nous serions alors si proches d'une beauté éternelle que nos sens alertés se porteraient immédiatement au devant des Idées platoniciennes, parangon plus que parfait de ce que le Beau révélé peut porter en soi de significations latentes mais qui ne demandent jamais qu'à surgir.

   Nous aurions alors une idée assez précise de ce que l'énigmatique formule de "Chair du Milieu" veut nous donner à penser. La gemme est cette pure essence qui, provenant du feu essentiel cosmique, passe par différentes étapes métamorphiques, avant que de nous parvenir sous cette forme épurée, synthétique, merveilleux assemblage de faces signifiantes, nervures hautement visibles du sens, comme une métaphore de ce qui toujours nous parle depuis sa mutité, sa compacité afin que, dotés du regard adéquat, nous nous risquions à pénétrer dans le cœur vif d'un langage originel.]

  La Chair du Milieu, cette mythologie concrète, hautement jouissive, palpable, éployable en milliers de figures, en quantité de fragments polychromes, tous les jours nous en faisons l'expérience avec notre intellect, nos affects, notre sexe, notre physiologie, notre expérience d'être mais nous n'y prenons garde, nous l'ignorons, le sachant ou bien à notre insu. Mais, avant d'en préciser la teneur, il faut, comme toujours, remonter aux fondements, aux premières émergences de ce qui m'apparaît, aujourd'hui, digne de recevoir le prédicat de "concept", tant il y a à connaître à partir de cette Chair. Le "pèlerinage aux sources" sera celui d'un retour sur des terres adolescentes, lesquelles, comme chacun sait, sont les premières efflorescences d'un sens qui, la vie durant, s'édifiera, se sédimentera couche après couche, lentement, souvent d'une manière subliminale et, un jour, de l'intuition première surgira une manière de plénitude existentielle, de système disposé à l'accueil d'une philosophie. Rien de moins que cela : l'ouverture d'une clairière à cela qui veut bien se montrer des phénomènes de la nature, de l'art, de la littérature, du poème.

  Donc il faut se reporter bien en arrière du temps, à une époque où la justesse des choses aussi bien que leur simplicité signaient une qualité de vie totalement disposée à accueillir le rare, le modeste, l'étonnement aussi, cette qualité première de toute pensée s'orientant vers une connaissance en profondeur du réel, mais aussi bien de l'imaginaire, et, bien évidemment du symbolique. Il y avait alors, en dehors de tout penchant légitimé par une inévitable nostalgie, correspondance spontanée des êtres et des choses, plaisir mutuel du partage, inclination à l'aventure immédiatement à portée de la main (le proche suffisait à notre propre éloignement des contingences, à notre voyage en terre d'Utopie), tentation d'expérimenter, dans la mesure ordinaire, toute nouvelle piste dont la finalité était, simplement, d'ouvrir nos yeux sur le monde environnant.

 Mai 68 et ses convulsions n'étaient encore qu'une vague brume à l'horizon. La société, le style de vie, la mode, la façon de penser, de se comporter, pour tout dire nos racines, tout cela s'enlevait sur le fond de la période d'après guerre et les sentiers de notre modernité d'alors avaient pour noms : Sartre; Camus; Jean Gabin; Brel; Brassens; Mouloudji; Ferré; Serge Reggiani; Serge Gainsbourg; Jane Birkin; la Nouvelle Vague pour ne citer que quelques pistes éclairantes. Les villes n'étaient pas encore d'immenses conurbations aux ramifications complexes, les voitures ressemblaient à de vraies automobiles faites amoureusement "à la main", les cinémas avaient des "ouvreuses", les bistrots une âme et Prévert aurait  encore pu déclamer ses poèmes sur les toits de Paris, cigarette au bec, sans que personne ne s'en fût offusqué. Il y avait place pour une liberté, de la chanson, de la parole, de la fantaisie. Les villages étaient des villages, avec leurs mairies, leur écoles Jules Ferry, leurs cafés où, le dimanche, on venait jouer au billard, à la belote, à la manille en sirotant son "Picon-citron".

  Le Café. Une véritable institution, un genre d'âme du village, un lieu de conciliabules dont, du reste, on n'a guère retenu que l'image d'Epinal. C'est dans un tel lieu, le Café Jembès, que nous nous retrouvions, JP et moi, en semaine, afin d'échanger quelques idées. Nous avions pour nous l'espace du Bistrot, en totalité, les occupations quotidiennes retenaient aux champs ou à la ville. C'était un genre de lieu idéal, ouvert aux débats les plus divers. Or, tout le monde sait la propension de l'âge adolescent à s'inventer un monde, à faire fleurir les projets insensés, à tresser les conditions d'une possible liberté. C'est comme cela, c'est l'adolescence qui l'exige, ou bien alors c'est l'arrivée subite dans l'âge adulte sans même s'apercevoir qu'il existait, juste avant, cette merveilleuse antichambre où les pensées les plus fécondes, mais aussi les plus irréalistes, faisaient leurs gigues et leurs pas de deux pour le plus grand bonheur de ceux qui les agitaient. Certes, le décor était indigent, - la prairie verte d'un billard fané, ses quatre pieds en boules; les table de faux marbre où couraient les lézardes; les sièges de skaï noir aux ressorts pléthoriques; le bar à l'ancienne, mais ceci nous importait peu. Nous sirotions nos "Pelforth brunes" agrémentées d'une rasade de grenadine, la mousse aérienne et ambrée est là, tout près encore, avec sa note sucrée.

  Ce qui comptait alors, c'était d'agiter des idées, n'importe lesquelles, dans un désordre qui n'était même pas savant - le fatalisme dont JP  s'était entiché à la lecture de Diderot; l'existentialisme de Sartre et "Les séquestrés d'Altona" au théâtre de la ville voisine; "Les confessions" de Rousseau que je lisais alors assidûment, ainsi que "De la nature des choses" de Lucrèce; bien évidemment "La nausée"; "La peste"; mais aussi un cocktail de pensées prélevées à la hâte dans des études sur Marx et Engels, surtout cette belle formule de "matérialisme dialectique" dont nous faisions nos délices, n'en comprenant que l'enveloppe externe, à défaut d'en saisir la portée philosophique, sociale et politique (ceci serait pour bien plus tard), mais tout ceci était secondaire, il nous fallait cette ambroisie des mots gonflés de suc, débordant de significations (nous en sentions l'urgence de les connaître de l'intérieur, d'en faire les sentinelles qui éclaireraient nos idées, occuperaient nos impatiences), il nous fallait alimenter cette manière de feu alchimique. Ceci s'appelait "exister". A défaut, nous nous serions résolus à vivre. Cependant jamais adolescents n'auraient consenti à cette vie végétative, en veilleuse, identiquement à l'éteignoir avec lequel le bedeau mouchait les flammes des cierges dans l'église paroissiale.

  Et, au centre du dispositif (que je me résoudrai, provisoirement, à appeler "intellectuel", tant l'échafaudage en était branlant, approximatif, sans doute enthousiaste), brillant de tous ses feux sourds, pareillement à une gemme précieuse dans les veines de glaise : "LA CHAIR DU MILIEU". Autres métaphores qui pourraient être éclairantes : l'étoile au ciel du monde; l'agitation du sémaphore; l'arche de lumière au bout du tunnel. Si l'on fait l'hypothèse que l'adolescence, passage obligé entre deux séquences claires, celle de l'enfance, celle de l'âge adulte, s'illustrait seulement à titre d'ombre, alors cette Chair venait l'illuminer de sa mystérieuse présence.

  Quant à dire d'où je tirais cette subite et profonde intuition - pour moi, dès l'énonciation de la formule, j'étais persuadé de sa pertinence -, éducation, lecture, influence religieuse, philosophique, association libre lexicale, jeu de langage, présence corporelle particulière, expérience existentielle s'étant inscrite à bas bruit, "illumination" poétique, allégeance à une croyance, prière secrète en direction d'une idole, érection d'une icône purement abstraite, attachement à un  principe souverain, transcendant le réel; présence imaginaire; attrait avant l'heure pour ces espaces intermédiaires du type de la chôra platonicienne, pour le territoire de l'imaginal tel qu'évoqué par Henri Corbin, lieu célestiel de l'âme chanté par les néo-platoniciens de Perse; appel de l'herméneutique des textes et  essai d'interprétation de ce qui était, à proprement parler, indicible; inclination naturelle à accueillir les formules éclairantes, peut-être magiques, peu importe, ceci fonctionnait, du moins en ce qui me concernait, à titre de repère idéel, de braise rougeoyant sa belle signification dans les traversées nocturnes, d'aimantation vers un Nord lumineux, à moins que ce ne fût vers un Orient à partir duquel installer toute origine, en attente de son déclin sur l'aire dormante des lueurs occidentales.

  Peut-être y avait-il, déjà, en filigrane, l'attrait d'une culture nipponne (cérémonie du thé; calligraphie, estampes de la belle période de l'ukiyo-e; spiritualité zen avec ses jardins de pierres sèches, ses aires ratissées, ses ponts et ses érables en feu; ses élégantes geishas en kimonos de soie; ses rizières en terrasses; ses cerisiers en fleurs à contre-jour du Mont Fuji), peut-être ? Mais à quoi bon chercher des justifications, de possibles soubassements, quelque hypothèse éclairante puisqu'en définitive il ne s'agit que de rationalisations après coup. Et quand bien même la raison éclairerait, est-on à même de déceler toutes les motivations inconscientes, de décrypter tous les archétypes à l'œuvre, toutes les soudaines intuitions aussi volatiles que l'encens, aussi éphémères que l'éclat du lampyre dans les herbes d'été ?

  Tout cela aura été qui, maintenant, ressurgit avec la clarté des évidences, avec un genre d'apodicticité, de vérité aisément démontrable. Tout cela provient d'une compréhension qui, alors, n'était arrivée qu'aux prolégomènes du sens. C'est ainsi, le temps est un opérateur subtil qui, lorsqu'il se retourne vers le passé, participe simplement à une mue hautement réversible. La peau, dont on ne voyait que les écailles brillantes, sourdes, compactes se retourne soudain et, alors, apparaissent les nervures, les coutures internes, les viscères que l'on ne pouvait deviner, les humeurs, les liquides, les aponévroses, les tendons, autrement dit toutes les structures du sens à l'œuvre du-dedans des choses. Parvenu à "l'âge d'homme", ("avancé", diraient certains) me voici enfin pourvu des instruments du taxidermiste, des pinces et des scalpels qui me permettent de percer à jour les secrets de l'exuvie, cette lente et inapparente métamorphose qui nous travaille de l'intérieur, dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les signes extérieurs, métabolisme à l'œuvre au-dessous de nos perceptions nécessairement distraites. Nous sommes trop occupés à évaluer notre propre mue sans bien en pressentir les fondements internes. C'est cela qu'il faudrait faire - métaphoriquement, symboliquement, s'entend -, inciser la tunique de notre peau, la retourner afin de lui faire rendre son jus. Car nous sommes cette immense réserve de sucs divers, de liqueurs complexes, d'ambroisies subtiles.

  Nous devrions être condamnés à faire notre inventaire; à procéder sans retard  à notre propre taxonomie; à étiqueter, patiemment, tout ce qui parle et chuchote, les myriades de sensations, les clignotements infinis de nos perceptions tactiles, kinesthésiques, sensorielles; les lignes mouvantes des affects, les architectures orthogonales de nos raisonnements, les courbes fluides de nos pensées, nos fourmillements esthétiques, nos glaciations éthiques, nos connotations morales, nos déflagrations passionnelles, nos pulsions étoilées, nos confluences verbales, nos magnétismes altruistes, les couperets de nos décisions, les coups de fouet de notre radicalité, les armatures de nos défenses, le treillis serré de notre égoïsme, la perte vive de nos illusions, les résurgences de l'espoir, les dolines de nos sentiments amoureux, les failles de notre déraison, les éruptions de nos envies, les bombes ignées de nos coups de foudre.

  C'est cela qu'il faudrait faire, lorsque l'âge avance, que nos besoins d'évasion de nous-mêmes deviennent moins impérieux, que les pulsions s'étiolent, que le physique le cède à la réflexion, que l'urgence devient repos, que la fébrilité régresse pour s'invaginer dans le cocon douillet des dernières certitudes. Autrement dit : témoigner quand il en est encore temps. Tout témoignage a son importance, fût-il discret, modeste, inapparent. Mettre à jour, en quelque sorte, une phénoménologie du simple, du discret, de l'inaperçu. Car toute existence peut trouver sa légitimité à dire ce qu'elle a été. Ce en quoi elle a été singulière. Ainsi, combien de documents anthropologiques trouveraient leur chemin dont les autres hommes pourraient s'inspirer, combien d'existences passionnantes pourraient éclore, faire leurs mille voltes et fonder le sol d'une généreuse communauté existentielle.  

  Notre  époque actuelle, entièrement vouée à l'expansion de l'ego, à son incroyable imperium, à son étalement sur toutes les contrées du monde, cette époque donc devrait faire halte, ouvrir une parenthèse afin que, de ce repos salutaire, de ce merveilleux suspens, puisse s'élever une autre dimension de l'humain, faite d'ouverture, de paix, d'attention, de libre disposition à tout ce qui puise son fondement dans des valeurs transcendant les frontières de l'individu. Cette époque devrait se doter de cette fameuse Chair du Milieu dont il est temps, maintenant, d'essayer de réaliser une approche satisfaisante. 

  Sans doute la formulation peut-elle paraître étonnante, ambiguë, faisant directement sens, dans une première saisie, vers cette somptueuse chair féminine dont, adolescents, nous découvrions avec ravissement, les premiers linéaments troublants, les manifestations éblouissantes. En effet, comment ne pas être ravi à soi-même lorsque, au détour d'une rue, sur le colimaçon d'un escalier ou bien dans l'encadrement frais et puéril d'une fenêtre, se dévoilent de longues jambes gainées de soie, que pigeonne une gorge frémissante, que s'ouvrent des lèvres pulpeuses et carminées sur la barrière de nacre des dents ? Comment ? Mais il faudrait être amputés de l'âme, racornis de l'esprit, paralytiques de corps pour ne pas se livrer à une manière de danse intérieure aussi bien dionysiaque - volcan intérieur -, qu'à une juste mesure apollinienne - beauté parlant à la raison son subtil langage -, alors que la vie est une sève, un bourgeonnement, une turgescence contenue à grand peine. Je ne sais si en ce temps lointain nous formulions cette question avec autant de recul, mais je présume que nos impatiences devaient prendre le pas sur des considérations d'ordre esthétique.

  Je crois volontiers que, parmi tout ce maelstrom en définitive bien naturel, s'élevait un nécessaire attrait pour une effervescence intellectuelle, attisée par nos lectures respectives et notre curiosité en direction des sphères sociales et politiques, lesquelles se déclinaient, la plupart du temps, sur le mode utopiste. Cette période devait me conduire, pour ma part,  à un vif intérêt pour les utopies les plus diverses : Saint-Simon, Fourier et leurs phalanstères prônant une société socialiste, égalitaire à visée essentiellement philanthropique. Une possible thèse du monde qu'un idéalisme sans doute "constitutionnel" devait enraciner dans mes habitudes de pensée et mes manières d'être et dont, aujourd'hui, bien des arêtes et perspectives demeurent apparentes. JP, quant à lui, s'affranchissait en quelque sorte des préceptes utopistes et des projets irréalistes en adhérant aux propositions d'un socialisme dont les préceptes, à cette époque, venaient en droite ligne des apparatchiks du Kremlin.

  Eh bien voilà pour le contexte général dont, aujourd'hui, nous ne pourrions plus rien tirer, si ce n'est une vibrante nostalgie ou bien quelque anecdote savoureuse. D'autres écrits se chargeront d'en faire le récit. Je ne sais, à l'heure actuelle, comment cette notion en somme assez floue joue pour mon ami JP. Peut-être les éclaircissements suivants éclaireront-ils sa lanterne, identiquement à celle que Diogène agitait devant lui, parcourant les rues de la ville en s'exclamant : "Je cherche un homme … Ôte-toi de mon Soleil" et j'imagine JP subitement illuminé de l'intérieur, portant la bonne parole sur toutes les agoras du monde, distillant à qui voudrait bien les recueillir les précieuses gemmes de sa pensée, manière de Zarathoustra revenant parmi ses semblables après un exil de dix ans au terme duquel une vérité devait inévitablement surgir.

  Donc, voilà pour la "mythologie" et c'est à partir d'ici que les choses seront examinées du point de vue du présent, ici et maintenant, m'essayant à retourner cette fameuse peau du réel, revenant dans le passé, cherchant à le revisiter à l'aune des expériences concrètes qui ont émaillé le cours de ma vie. Je procèderais donc à une description phénoménologique en première personne, citant des épisodes que je considère fondateurs quant à l'élaboration de cette énigmatique Chair du milieu, cette chair dont nous souhaiterions qu'elle fût une manière "d'idée directrice" existentielle, aussi bien esthétique, qu'éthique. Le Lecteur aura donc conscience, lisant les articles que je commets régulièrement, qu'au-dessous de la surface des mots, s'agite en permanence, selon pleins et déliés, cette "Chair du Milieu" qui en est comme la racine fondatrice, les nervures permanentes, le déploiement continu selon lequel toute chose apparaît en sa forme écrite. Quant à la notion d'affinité qui sera développée ailleurs, elle est indissociable de cette "Chair" dont, métaphoriquement, elle constitue la peau, donc la structure sensible en contact avec les choses, les Autres, le monde.

 

 

 

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8 février 2014 6 08 /02 /février /2014 08:57

 

 Je crois volontiers que, parmi tout ce maelstrom en définitive bien naturel, s'élevait un nécessaire attrait pour une effervescence intellectuelle, attisée par nos lectures respectives et notre curiosité en direction des sphères sociales et politiques, lesquelles se déclinaient, la plupart du temps, sur le mode utopiste. Cette période devait me conduire, pour ma part,  à un vif intérêt pour les utopies les plus diverses : Saint-Simon, Fourier et leurs phalanstères prônant une société socialiste, égalitaire à visée essentiellement philanthropique. Une possible thèse du monde qu'un idéalisme sans doute "constitutionnel" devait enraciner dans mes habitudes de pensée et mes manières d'être et dont, aujourd'hui, bien des arêtes et perspectives demeurent apparentes. JP, quant à lui, s'affranchissait en quelque sorte des préceptes utopistes et des projets irréalistes en adhérant aux propositions d'un socialisme dont les préceptes, à cette époque, venaient en droite ligne des apparatchiks du Kremlin.

  Eh bien voilà pour le contexte général dont, aujourd'hui, nous ne pourrions plus rien tirer, si ce n'est une vibrante nostalgie ou bien quelque anecdote savoureuse. D'autres écrits se chargeront d'en faire le récit. Je ne sais, à l'heure actuelle, comment cette notion en somme assez floue joue pour mon ami JP. Peut-être les éclaircissements suivants éclaireront-ils sa lanterne, identiquement à celle que Diogène agitait devant lui, parcourant les rues de la ville en s'exclamant : "Je cherche un homme … Ôte-toi de mon Soleil" et j'imagine JP subitement illuminé de l'intérieur, portant la bonne parole sur toutes les agoras du monde, distillant à qui voudrait bien les recueillir les précieuses gemmes de sa pensée, manière de Zarathoustra revenant parmi ses semblables après un exil de dix ans au terme duquel une vérité devait inévitablement surgir.

  Donc, voilà pour la "mythologie" et c'est à partir d'ici que les choses seront examinées du point de vue du présent, ici et maintenant, m'essayant à retourner cette fameuse peau du réel, revenant dans le passé, cherchant à le revisiter à l'aune des expériences concrètes qui ont émaillé le cours de ma vie. Je procèderais donc à une description phénoménologique en première personne, citant des épisodes que je considère fondateurs quant à l'élaboration de cette énigmatique Chair du milieu, cette chair dont nous souhaiterions qu'elle fût une manière "d'idée directrice" existentielle, aussi bien esthétique, qu'éthique. Le Lecteur aura donc conscience, lisant les articles que je commets régulièrement, qu'au-dessous de la surface des mots, s'agite en permanence, selon pleins et déliés, cette "Chair du Milieu" qui en est comme la racine fondatrice, les nervures permanentes, le déploiement continu selon lequel toute chose apparaît en sa forme écrite. Quant à la notion d'affinité qui sera développée ailleurs, elle est indissociable de cette "Chair" dont, métaphoriquement, elle constitue la peau, donc la structure sensible en contact avec les choses, les Autres, le monde.

 

 

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7 février 2014 5 07 /02 /février /2014 09:24

 

  C'est cela qu'il faudrait faire, lorsque l'âge avance, que nos besoins d'évasion de nous-mêmes deviennent moins impérieux, que les pulsions s'étiolent, que le physique le cède à la réflexion, que l'urgence devient repos, que la fébrilité régresse pour s'invaginer dans le cocon douillet des dernières certitudes. Autrement dit : témoigner quand il en est encore temps. Tout témoignage a son importance, fût-il discret, modeste, inapparent. Mettre à jour, en quelque sorte, une phénoménologie du simple, du discret, de l'inaperçu. Car toute existence peut trouver sa légitimité à dire ce qu'elle a été. Ce en quoi elle a été singulière. Ainsi, combien de documents anthropologiques trouveraient leur chemin dont les autres hommes pourraient s'inspirer, combien d'existences passionnantes pourraient éclore, faire leurs mille voltes et fonder le sol d'une généreuse communauté existentielle.   

  Notre  époque actuelle, entièrement vouée à l'expansion de l'ego, à son incroyable imperium, à son étalement sur toutes les contrées du monde, cette époque donc devrait faire halte, ouvrir une parenthèse afin que, de ce repos salutaire, de ce merveilleux suspens, puisse s'élever une autre dimension de l'humain, faite d'ouverture, de paix, d'attention, de libre disposition à tout ce qui puise son fondement dans des valeurs transcendant les frontières de l'individu. Cette époque devrait se doter de cette fameuse Chair du Milieu dont il est temps, maintenant, d'essayer de réaliser une approche satisfaisante.  

  Sans doute la formulation peut-elle paraître étonnante, ambiguë, faisant directement sens, dans une première saisie, vers cette somptueuse chair féminine dont, adolescents, nous découvrions avec ravissement, les premiers linéaments troublants, les manifestations éblouissantes. En effet, comment ne pas être ravi à soi-même lorsque, au détour d'une rue, sur le colimaçon d'un escalier ou bien dans l'encadrement frais et puéril d'une fenêtre, se dévoilent de longues jambes gainées de soie, que pigeonne une gorge frémissante, que s'ouvrent des lèvres pulpeuses et carminées sur la barrière de nacre des dents ? Comment ? Mais il faudrait être amputés de l'âme, racornis de l'esprit, paralytiques de corps pour ne pas se livrer à une manière de danse intérieure aussi bien dionysiaque - volcan intérieur -, qu'à une juste mesure apollinienne - beauté parlant à la raison son subtil langage -, alors que la vie est une sève, un bourgeonnement, une turgescence contenue à grand peine. Je ne sais si en ce temps lointain nous formulions cette question avec autant de recul, mais je présume que nos impatiences devaient prendre le pas sur des considérations d'ordre esthétique.

 

 

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6 février 2014 4 06 /02 /février /2014 08:57

 

Tout cela aura été qui, maintenant, ressurgit avec la clarté des évidences, avec un genre d'apodicticité, de vérité aisément démontrable. Tout cela provient d'une compréhension qui, alors, n'était arrivée qu'aux prolégomènes du sens. C'est ainsi, le temps est un opérateur subtil qui, lorsqu'il se retourne vers le passé, participe simplement à une mue hautement réversible. La peau, dont on ne voyait que les écailles brillantes, sourdes, compactes se retourne soudain et, alors, apparaissent les nervures, les coutures internes, les viscères que l'on ne pouvait deviner, les humeurs, les liquides, les aponévroses, les tendons, autrement dit toutes les structures du sens à l'œuvre du-dedans des choses. Parvenu à "l'âge d'homme", ("avancé", diraient certains) me voici enfin pourvu des instruments du taxidermiste, des pinces et des scalpels qui me permettent de percer à jour les secrets de l'exuvie, cette lente et inapparente métamorphose qui nous travaille de l'intérieur, dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les signes extérieurs, métabolisme à l'œuvre au-dessous de nos perceptions nécessairement distraites. Nous sommes trop occupés à évaluer notre propre mue sans bien en pressentir les fondements internes. C'est cela qu'il faudrait faire - métaphoriquement, symboliquement, s'entend -, inciser la tunique de notre peau, la retourner afin de lui faire rendre son jus. Car nous sommes cette immense réserve de sucs divers, de liqueurs complexes, d'ambroisies subtiles.

  Nous devrions être condamnés à faire notre inventaire; à procéder sans retard  à notre propre taxonomie; à étiqueter, patiemment, tout ce qui parle et chuchote, les myriades de sensations, les clignotements infinis de nos perceptions tactiles, kinesthésiques, sensorielles; les lignes mouvantes des affects, les architectures orthogonales de nos raisonnements, les courbes fluides de nos pensées, nos fourmillements esthétiques, nos glaciations éthiques, nos connotations morales, nos déflagrations passionnelles, nos pulsions étoilées, nos confluences verbales, nos magnétismes altruistes, les couperets de nos décisions, les coups de fouet de notre radicalité, les armatures de nos défenses, le treillis serré de notre égoïsme, la perte vive de nos illusions, les résurgences de l'espoir, les dolines de nos sentiments amoureux, les failles de notre déraison, les éruptions de nos envies, les bombes ignées de nos coups de foudre.

 

 

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5 février 2014 3 05 /02 /février /2014 09:17

 

  Quant à dire d'où je tirais cette subite et profonde intuition - pour moi, dès l'énonciation de la formule, j'étais persuadé de sa pertinence -, éducation, lecture, influence religieuse, philosophique, association libre lexicale, jeu de langage, présence corporelle particulière, expérience existentielle s'étant inscrite à bas bruit, "illumination" poétique, allégeance à une croyance, prière secrète en direction d'une idole, érection d'une icône purement abstraite, attachement à un  principe souverain, transcendant le réel; présence imaginaire; attrait avant l'heure pour ces espaces intermédiaires du type de la chôra platonicienne, pour le territoire de l'imaginal tel qu'évoqué par Henri Corbin, lieu célestiel de l'âme chanté par les néo-platoniciens de Perse; appel de l'herméneutique des textes et  essai d'interprétation de ce qui était, à proprement parler, indicible; inclination naturelle à accueillir les formules éclairantes, peut-être magiques, peu importe, ceci fonctionnait, du moins en ce qui me concernait, à titre de repère idéel, de braise rougeoyant sa belle signification dans les traversées nocturnes, d'aimantation vers un Nord lumineux, à moins que ce ne fût vers un Orient à partir duquel installer toute origine, en attente de son déclin sur l'aire dormante des lueurs occidentales.

 

  Peut-être y avait-il, déjà, en filigrane, l'attrait d'une culture nipponne (cérémonie du thé; calligraphie, estampes de la belle période de l'ukiyo-e; spiritualité zen avec ses jardins de pierres sèches, ses aires ratissées, ses ponts et ses érables en feu; ses élégantes geishas en kimonos de soie; ses rizières en terrasses; ses cerisiers en fleurs à contre-jour du Mont Fuji), peut-être ? Mais à quoi bon chercher des justifications, de possibles soubassements, quelque hypothèse éclairante puisqu'en définitive il ne s'agit que de rationalisations après coup. Et quand bien même la raison éclairerait, est-on à même de déceler toutes les motivations inconscientes, de décrypter tous les archétypes à l'œuvre, toutes les soudaines intuitions aussi volatiles que l'encens, aussi éphémères que l'éclat du lampyre dans les herbes d'été ? 

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