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19 décembre 2020 6 19 /12 /décembre /2020 10:10
Alice ou la quête de soi

***

 

 

   4° de couverture

 

   « J’attrapais chacun des mots d’Alice au vol. Pas un n’est retombé sur le sol. Ce qui est normal. Ses mots sont des oiseaux étranges. Et normalement, les oiseaux ne papillonnent pas. Elle attend tellement de la vie, Alice, elle cherche tellement des réponses, Alice…

   Pas seulement l’amour. Ce serait trop simple. L’adolescente comme la femme, et peut-être la petite fille qui sommeille en elles deux, réfléchissent de concert sur la mystique de la vie. Elles font un voyage, dans la petite couronne de leur existence tout d’abord, puis dans sa grande couronne ensuite. Dans un train, l’amour ; devant un écran, la mort ; dans une chambre d’hôtel, la révélation qui fait que la jeune fille laisse place à la femme.

   C’est quoi, cette arme, Alice ?

   Que fait-elle entre tes mains ?

   Quel est ce pari stupide que tu fais, à une contre six ?

   II y aura des balles perdues, Alice, avant que le début des réponses à tes questions n’effleure tes oreilles.

                                                                             Bang ! Bang ! »

 

**

   Commentaire de l’Editeur

 

   « Aurélie Lesage signe ici un livre magnifique, tendre et violent à la fois, mais aussi poétique et amoureux sur l’itinéraire d’une jeune fille bientôt femme, dans un contexte social troublant. Non seulement ce texte évoque les problèmes émotionnels et éducatifs de notre époque, mais en plus, il nous offre un conte urbain moderne d’un style littéraire remarquable. »

 

*

   Ici, la Narratrice nous invite à faire un voyage en nous qui, en même temps, sera voyage hors de nous. Ou, ce qui revient au même, voyage en elle, hors d’elle. Car un nécessaire processus d’identification relie le Voyeur de l’œuvre à celle qui en a été l’initiatrice. De quel roman s’agit-il donc ? D’un roman de formation tel le « Wilhelm Meister » de Goethe où le héros de la narration doit faire l’apprentissage de la vie, évitant autant que faire se peut de chuter dans les ornières, de connaître les culs-de-basses-fosses, autrement dit de cheminer au bord du Néant sans se précipiter dans l’abîme ? Ou bien alors, toujours dans le même sillon goethéen, serait-il question plutôt d’une identique tragédie à laquelle le « Jeune Werther » se heurte dans le roman éponyme, choisissant la mort plutôt que d’endurer un amour malheureux ?

   En réalité je crois qu’il s’agit des deux à la fois, initiation et drame mêlés. Si l’existence paraît aller de soi, lors des jours ordinaires, elle n’en est pas moins entachée d’une lourde empreinte métaphysique. Dans le livre, Schopenhauer, aussi bien que Beckett ou Cioran ne sont nullement cités à titre décoratif. Ils sont le signe de cette tragédie qui traverse la temporalité, que Miguel Unamuno en son temps avait nommé « sens tragique de la vie ». Oui, en filigrane et quoique le ton parfois enjoué du livre, souvent vivace, primesautier en maints endroits, paraisse affirmer le contraire, l’enjeu est bien de se situer sur cette ligne de partage hautement humaine, entre vie et mort. L’abîme n’est guère éloigné dont il faut que l’image nous habite, inconsciemment tout au moins.

   Si la Narratrice paraît avancer dans la vie d’une manière tout à fait conventionnelle, son existence se calquant sur celle de ses semblables, l’on doit cependant discerner une inclination naturelle à l’inquiétude coalescente au sentiment d’une chute toujours promise. Ainsi, ce qui le plus souvent sonne à la porte de la chair, la sensation du Vide, l’intuition du Rien, la palpation d’un Néant qui, à tout moment, pourraient signer ‘la fin de partie’ beckettienne. Il y a toujours, au cours de la narration, comme une ‘petite musique de nuit’, sourde, ourlée d’inquiétude. Il existe, originairement, une faille, une césure constitutives de ce mal être que Baudelaire nomma ‘spleen’, qui n’est nullement la marque d’une époque, mais le signe universel d’un mortel ennui gravé au plus abyssal de la conscience humaine. L’être, qui par essence s’y confronte toujours, cherche une solution à ce motif d’angoisse : soit il fuit et se réfugie dans quelque mensonge, soit il fait face et demande à la vérité de répondre des actes des hommes.

   Chez ‘Alice’, le souci de la recherche d’une vérité est patent, il constitue une manière de fil rouge qui court au long du récit, sans en entraver la marche en avant, mais suffisamment présent pour qu’on en perçoive le constant murmure. Elle (La Narratrice), se moque des apparences et des affèteries, des bals costumés et des visages grimés. Elle se conforme bien davantage à un ‘état de nature’ rousseauiste, négligeant le plus souvent de se conformer à la norme sociale et à ses contraintes qui ne sont que restriction de la liberté individuelle. Quête de liberté qui rime avec celle de l’identité. S’affirmer, certes, mais dans un genre d’autonomie qui ressemble à la maïeutique socratique : Elle veut se connaître en accouchant d’elle, Elle veut SE créer au monde, tout comme une écriture sort de soi et prolonge au dehors les plis d’un éternel mystère dont nul ne pourrait avoir la clé, pas même le Sujet qui est agi par elle, l’écriture, plus qu’il n’agit sur elle.

   Mais, toutes ces précautions d’usage prises en conscience, Elle ne saurait demeurer en retrait du monde. Toujours l’on part de sa propre origine, ce Principe singulier pour aller vers l’Autre, cet autre Principe qui nous fait face en son énigme. Son propre Principe, on le perçoit comme une eau de source limpide, comme une lumière non altérée par quelque nuit, comme une Essence dont il faut garder la virginité le plus loin possible. Oui, car perdre sa virginité, pour Elle, c’est accepter que son propre Principe lumineux s’ourle de l’ombre d’un autre Principe. Il y a toujours danger à transgresser son intime unité pour en connaître une autre qui amènera du différent, du trouble, de l’inaccompli. Aussi, Elle est-elle prudente quant au fait de rencontrer l’Autre dans sa chair, dans son esprit, au plein même du cocon de sa vie.

   Mais rien n’est désespéré, une médiation est possible, elle porte le beau nom d’Amour. Oui, et cet Amour, en sa jeune conscience, en sa neuve innocence, il faut en faire déployer l’oriflamme au plus haut. En faire une « étoile », en faire un « diamant ». Car pour Elle, dans son attente idéale, Amour ne peut que rimer avec Absolu. Deux transcendances qui se rencontrent et jettent aux orties les tribulations de toutes les contingences. Mais, bien évidemment, tout ceci n’est énoncé qu’à la hauteur du Principe de plaisir. Bientôt le souverain et inéluctable Principe de Réalité gommera la fleur de lotus du rêve pour ne laisser subsister que l’eau grise et boueuse du marécage sur lequel elle prend son essor. Que faire alors pour la Narratrice, sinon chuter de l’innocence originelle pour se ruer corps et âme dans le derme existentiel, avec ses clartés et ses ténèbres. Conjuguer l’amour, le désir, le plaisir à l’aune de tout ce qui constitue l’habituel cocktail de la mondanité.

   Expérimenter tout ce qui, en apparence du moins, constitue un possible ilot de bonheur ou du moins une absence de malheur : le sexe, la drogue, la fugue, la rupture, l’alcool. Mais Elle s’apercevra bien vite que tous ces ingrédients sont frelatés, qu’ils ne sont que les piètres faire-valoir d’une joie qui, elle, est bien plus haute, seulement accessible à l’aune d’une peine, sinon d’une souffrance. Car à désirer mollement on récolte mollement. L’Amour, Elle le dessine en elle porteur des plus belles faveurs qui soient. Elle tresse une couronne de lauriers à ses amants successifs, mais rien n’y fera, le réel en son naturel têtu abolira les vertus émollientes du songe. Michael est « là, c’est tout », avec Baptiste « l’amour c’est un peu comme Dieu, c’est une idée, un concept, jamais une sensation », avec Félix, l’étoile avait brillé un instant puis s’était retirée dans la mort, « on est seul avec son silence. »

   L’existence serait-elle cette immense désolation, ce désert sans vie, cette étrangeté dans laquelle on finirait par disparaître comme un nuage poussé par le souffle de l’Harmattan ? Non, une ressource existe en soi. ‘Alice’, derrière sa silhouette, se dessine un ‘Pays des merveilles’. Un pays de magie où réaliser tous ses rêves, oublier les tracas du quotidien. Ce pays est semé d’étoiles qui brillent au firmament, ce pays connaît l’Amour en ses plus beaux atours, ce pays est celui des songes de cristal et des écritures célestes, celui des mystérieux hiéroglyphes qui conduisent à soi tout en montrant le chemin vers l’autre.

   Elle, la Narratrice est sous le charme permanent d’une voix venue du plus loin de l’espace, du plus loin du temps. Elle est une fabuleuse polyphonie, un chant de Sirènes, peut-être la Musique des Sphères issues de l’illisible cosmos, elle est la geste enchantée de Cupidon, elle est le tissu même du songe dont Nerval disait qu’il conduisait à ces « portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », elle est l’irréel en sa douceur de soie, elle est la voix de la conscience de la Narratrice, cet étrange monologue en boucle, ce retour sur Soi jusqu’aux portes de l’ivresse, de l’extase. Oui, car il y a légitime exaltation que de porter le Soi au plein du Soi, de le désigner comme lieu de toute jouissance, aboutissement de tous les désirs, finalité de tous ses actes. La véritable extase n’est jamais que ceci : coïncider parfaitement avec son être et devenir une monade heureuse de Soi, le foyer d’une joie.

   Seulement, un jour ou l’autre, après qu’une dure épreuve a été franchie, qu’un amour a échoué, qu’une peine a été ressentie, il nous faut consentir à marcher sur le chemin de poussière terrestre, à y inscrire la trace mortelle de ses pas. Alors on n’est plus seul. Alors Elle n’est plus seule. Elle est hélée par les autres présences, elle est appelée à témoigner parmi la multitude, à trouver sa place dans le grand carrousel du monde. Ainsi l’ego sera-t-il reconduit à sa plus exacte tâche de devenir un alter ego. Suivre l’assertion rimbaldienne, la métamorphoser en injonction pour soi « Je est un autre ». Si l’autre de Rimbaud était la poésie, pour la Créatrice de cette œuvre-ci, Alice est cette autre qu’il faut rejoindre. Rejoindre de quelle manière ? Mais par le geste de l’écriture qui, seul, peut la sauver (nous sauver) des apories les plus pernicieuses.

« Nous sommes l’autre que nous écrivons », ici se donne sans doute la clé de compréhension la plus efficiente « d’Alice aux petites balles perdues ». Alice est la médiatrice qui, arrachant à elle Celle qui écrit, la reconduit à sa plus propre essence, à savoir à la plénitude d’être sans reste sous la dictée du ciel, sous le recueil de la terre. Toute création est de principe divin qui unit ciel et terre dans une seule et même réalité. Au ciel demeure Alice, sur terre demeurent la Narratrice, Celle qui lui a donné la vie, nous Lecteurs à qui est confiée la tâche redoutable d’interpréter les signes. Nous ne sommes que par eux, suivant en ceci la belle et profonde remarque hölderlinienne tirée de son poème ‘Mnémosyne’ : « Un signe sommes nous, vide de sens… ». A nous de le donner, ce sens. Le faisant, c’est au nôtre que nous accédons sans délai.

 

   Quelques extraits « D’Alice aux petites balles perdues » 

 

   Sur l’amour :

   « J’ignore où il se trouve. Est-ce lorsque mon cœur bat plus fort, qu’il fait mal ? Est-ce dans la solitude d’un champ en fleur que je pourrai enfin te toucher ? La nuit est toujours pâle, mais l’ombre des rayons se fige au-delà de mon corps posé sur le lit noueux d’un lac. Il est une étoile qui dissimule nos espérances, la brume de la nuit naissante recouvre la vérité, nous croyons voir la lumière, mais au moment où je regarde dans le ciel, cette étoile est déjà morte. La lumière éblouit mon regard attardé, déformé, en retard, incapable de se poser sur un véritable amour naissant. »

   Sur l’acte d’écrire :

   « J’aimerais prendre le temps de saisir une main pour y dessiner, sur le revers de la paume ouverte de ma victime, une multiplicité de lignes. Des lignes qui se joignent, se nouent, se défont. Tout un réseau de signes mêlés entre eux, où l’envers des phrases se reflèterait dans un endroit insolite, uniquement connu de moi, et vous seriez là, à mes côtés. Vous m’accompagneriez silencieusement dans chacune de mes actions, les plus belles, les plus spontanées, les plus sincères, celles que j’inventerais. Ma main tremblante fabriquerait cet endroit, elle décrypterait en plein vol la réverbération des lettres contenues dans un simple mot et peut-être que j’écrirais. Oui, peut-être que j’écrirais, enfin, pour de vrai ! Mais je suis ici, seule, emmurée dans mon silence. Ivre, j’irai danser et chanter, ce soir, l’air de rien, comme toujours, l’air de vivre, l’air du temps. »

   Sur la sensation :

   « Quand tout sera léger, vois-tu, je t’écrirai. Je suis comme les oiseaux déchirés par la foudre. Depuis combien de temps n’ai-je pas rencontré le soleil ? Cette jolie boule de feu devait dormir dans mon ventre et se réveiller pour enfanter mille étoiles. Mille et pas une de plus ! Car au-delà, au-delà, il y en aura une infinité, rien ne s’arrête jamais. Les mots viennent sans préavis, ils sont comme la flamme, celle qui nous brûle, la vraie. »

   Sur la création :

   « Ecris et crie le visage de l’autre… le visage de toi. Un jour, ma main viendra effleurer tous tes rêves, alors tu comprendras qu’il est temps de créer. La vie se posera sur ton cœur attendri. Et l’amour infini coulera dans tes veines. Tes désirs produiront des étoiles bleutées, où l’orange n’est amère que pour ceux qui perdent. J’aime intensément, comme la vague ruisselante qui s’enroule à nos pieds. Mon artiste, mon âme, mon art pour t’écrire les mots qui ne viennent pas, je tombe en amour et m’élève jusqu’à nous. Je pétris la chair molle de nos histoires futures. J’avance jusqu’au sommet des montagnes enneigées. Il n’est pas de défi que je refuserai. Alice, tu as été l’étincelle innovante, as-tu appris de tes erreurs ? Deviens l’artiste de ta vie et ne laisse personne étouffer ton désir. »

 

 

 

 

 

 

 

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14 avril 2014 1 14 /04 /avril /2014 08:51
L'intraçable frontière.

"La Mer de glace"

Caspar David Friedrich

Source : Wikipédia.

Libre méditation sur "La ligne des glaces"

d'Emmanuel Ruben.

Payot-Rivages.

"Mais il n'y a pas de frontière extérieure. Crois-moi, la vraie frontière est à l'intérieur.

Elle est infiniment plus proche que tu ne l'imagines, la vraie frontière !"

ER.

4° de couverture :

"Un jeune diplomate en herbe, Samuel Vidouble, est envoyé dans un mystérieux pays de la Baltique orientale, dont il ignore tout. Dès son arrivée à l'ambassade de France, on lui confie la tâche de le cartographier en vue de proposer une délimitation de ses frontières maritimes. Au fil des voyages, des trouvailles, des rencontres et des déconvenues - guidé par Lothar Kalters, un ami linguiste, et par Néva, une jeune fille ensorcelante -, il comprend que cette mission est impossible et s'en désintéresse peu à peu, gagné par une mélancolie que ne fait qu'aviver l'hiver.

Cette exploration romanesque, aussi audacieuse que singulière, des confins de l'Europe nous offre dans un style très imagé une satire troublante de la diplomatie, avec son lot d'intrigues géopolitiques, ainsi que de très beaux tableaux sur les ruines et les tragédies de l'Histoire. À travers les discussions entre les personnages surgissent de belles pages qui nous donnent à voir le véritable objet de ce récit personnel et ambitieux : une interrogation sur les lisières mouvantes du réel et de l'imaginaire."

Commentaire :

"Samuel" d'abord, prénom qui, en hébreu, signifie "le nom de Dieu". C'est lui, Samuel, qui désigne Saül et David, les deux premiers rois d'Israël. Dès lors le cadre est posé qui installe la problématique du peuple Juif. Ensuite "Vidouble", comme pour mieux faire émerger la "double vie" de tout personnage condamné à l'exil. Car, être Samuel Vidouble, on ne peut l'assumer qu'à vivre dans l'intimité de sa chair cette césure de l'Histoire qui condamne un Peuple à une manière d'errance définitive. Il existe une invisible "frontière" qui scinde, clive, réalise une schize dont nul ne se relèvera. Car le sol historique est affecté de tellurisme, de longs glissements, de tectoniques des plaques alors que surgissent des diaclases dressant des continents entiers contre d'autres continents. Comme une immense craquelure, une fissure s'imprimant dans la glaise primitive dont l'homme paraît symboliquement issu. La terre est gercée, ridée, parcourue d'infinies vergetures dont tout humain porte les stigmates, le sachant ou bien à son insu. Le sachant et alors on est Samuel qui jamais n'aura de repos dans sa quête du passé. L'ignorant et l'on marche sur les chemins de hasard avec une écharde plantée dans la conscience.

Samuel installe, au travers d'une intertextualité, un dialogue permanent avec le narrateur du "Kaddish". Chercher à faire émerger l'image d'un Grand-père que l'on n'a pas connu, chercher à retrouver une hypothétique frontière, ceci procède d'une même quête. Il s'agit, toujours, d'une entreprise mémorielle, laquelle est la couture cicatricielle qui partage deux territoires temporels : le passé, le présent. Remonter vers le passé est un essai de reconstituer sa propre généalogie en même temps que se pose, en arrière-fond, l'histoire des origines. Déjà, dans les premières scènes bibliques, s'instaurent les esquisses qui, plus tard, prendront corps dans l'événementiel. Nous sommes entièrement contenus dans le destin du monde, ne faisant que l'actualiser selon les époques successives. Les racines de Samuel s'alimentent à la source vive de Saül, de David. Aujourd'hui il en est l'efflorescence visible, la figure de proue, l'épiphanie terminale. Mais comment vivre avec son visage présent sans être tenté d'arracher le masque, sans vouloir en dévoiler les premiers linéaments ? Vivre dans l'irrésolution de soi est toujours une réactivation de sa propre histoire, laquelle s'emboîte en abyme avec les tragédies successives de la grande Histoire, celle qui édifie et fait se tenir debout le menhir des peuples.

Alors on avance de guingois, alors on s'invente une fiction, alors on voyage en pays d'Utopie, alors on s'enivre afin que les blessures vives ne viennent altérer trop brutalement le cours des choses. Alors on essaie, par sa propre vie prosaïque, de sortir de l'existentialité oppressante et l'on joue à s'inventer des mondes, des territoires, des peuplades disparues, les langues d'une étonnante Babel; alors on se rue dans les mythes, les traditions anecdotiques; alors on s'immerge dans des contrées purement oniriques, lesquelles ne sont pas sans rappeler les rivages flous de quelque Farghestan.

Comment être Juif après la Shoah, les pogroms, l'extermination programmée d'une partie de l'humanité ? Comment être Homme, car la question qui se pose est universelle et ne concerne pas seulement ceux qui ont partie liée avec les "peuples maudits", du moins ceux que certains ont voulu désigner comme tels ? Comment ? Toujours remontent à la conscience, comme des fumeroles jamais éteintes, les flammes vives du passé avec leur odeur de soufre. On essaie d'exorciser le mal, de faire se refermer les plais purulentes mais on sait que ceci n'est nullement possible. Alors on vit à côté et parfois on feint de croire que tout ceci n'a pas existé, que l'on a fait un mauvais rêve. Alors on chemine sur des chemins d'infortune à défaut d'exister pleinement. Parfois, les rumeurs de l'Histoire, on leur accorde la démesure de Wagner, l'ampleur tragique et mystique de Parsifal. Parfois l'on se réfugie dans les gammes d'un Clavier bien tempéré. Vivre ou bien tenter de le faire, c'est cela, cette constante oscillation entre le bien et le mal, entre grandeur et décadence, volupté et dérision. Vivre c'est une continuelle flottaison, une longue dérive parfois, souvent un évitement de glaces qui flottent dans cette Ultima Thulé dont on ne sait plus très bien si elle a existé ou bien si notre imaginaire lui a donné lieu et temps.

L'intraçable frontière.

Source : Wikipédia.

Le titre : "La ligne des glaces".

Ce titre est pertinent car il nous installe d'emblée, d'une manière métaphorique, au cœur du sujet. A savoir sur la "ligne" floue entre imaginaire et réel. Et puis, nous sommes si près de la débâcle ! Mais regardons plutôt cette "ligne". Jamais apparente, seulement supposée, hallucinée. Ce n'est pas le tableau de Caspar David Friedrich qui nous contredira. En réalité jamais visible, de la même manière que la frontière n'est qu'une idée, un concept, une projection de l'intellection sur le monde. Ainsi les méridiens, les équateurs, les tropiques qui ne sont que des simulacres. Mais les simulacres tels les frontières ont valeur performative. "Je déclare la frontière tracée" et, dès lors sont installées les "lignes" de clivage qui instituent les pays, les langues, le droit, et conséquemment les déboires qui peuvent aller de concert : les partages territoriaux, les guerres, les exclusions, la partition des peuples. Mais si la "Ligne des glaces", au sens d'une frontière réelle, résulte seulement d'une décision humaine, elle en possède les redoutables effets. Et, ici, il faut aller plus loin dans la définition de la "ligne" et dans les conséquences qu'elle suppose. A cet effet, qu'il nous soit permis de citer le titre d'une exposition qui s'est tenue, il y a quelques années, à L'espace Edf-Bazacle à Toulouse, dont le titre était : "L'intraçable frontière", ce même titre figurant à l'incipit de cet article.

Et, citant le début du catalogue de l'exposition, nous verrons vite combien cette nomination de "ligne" peut recouvrir de sens différents, bien souvent contradictoires, selon l'endroit où l'on se situe par rapport à cette fameuse "ligne". Donc la présentation de Claude Llabres :

"Ceux qui pensent encore, que les hommes peuvent tracer une frontière qui sépare normalité et anormalité, ceux qui n'ont pas vu que cette ligne se brouille en chacun d'entre nous, vont voir leurs certitudes se perdre dans le foisonnement des œuvres (…) dont ce catalogue est le reflet.

Haus der Künstler (la Maison des Artistes) est un pavillon qui vit au cœur de l'hôpital psychiatrique Maria Gugging, dans la ville de Vienne, en Autriche. Les artistes et les psychiatres de Gugging vont venir accrocher (…) des œuvres de peintres qui vivent ou ont vécu en hôpital psychiatrique. (…) Ils mêleront leurs travaux à ceux d'autres artistes qui n'ont pas même connu le même parcours comme Robert Combas, Jean-Michel Basquiat, François Rouan, Denis Laget, Arnulf Rainer… (…) Nous vous montrons ces œuvres, car nous les pensons belles, sensibles et fortes. Nous le faisons aussi en pensant à l'avertissement de Bertolt Brecht : "Peuples veillez. Le ventre est encore fécond d'où est sorti la bête immonde."

L'intraçable frontière.

Jean-Michel Basquiat

Sans titre - 1982.

Collection A. Toulouse.

L'intraçable frontière.

Arnold Schmidt;

Figure - 1991

Haus des Künstler.

Les deux œuvres reproduites ci-dessus, l'une de Jean-Michel Basquiat, peintre-phare des années 80 et celle d'Arnold Schmidt, malade mental, permettent de saisir, de façon visuelle, donc palpable, la troublante similitude des représentations qui nous donnent à voir la figure humaine. Comme si, soudain, devant nos yeux, se dévoilait une cruelle vérité : il n'y a pas de différence fondamentale entre "normalité" et "anormalité", entre "normal" et "pathologique", si ce n'est notre propre façon de voir. Aux yeux du prétendu "fou", nous sommes nous-mêmes des aliénés. Énorme force de la subjectivité, incroyable puissance des pétitions de principe dès lors qu'elles décident, en toute souveraineté, de ce qui est "bien" ou "mal" , de ce qui est "art véritable" ou bien "art dégénéré". Et ceci, cette perception souvent erronée des hommes au travers de leurs œuvres, il suffit de la transposer à la catégorie de l'Histoire pour apercevoir là où le bât blesse. "L'en-dehors" de la ligne est l'aire de la normalité, de la liberté, de ce qui est considéré comme étant atteint des plus hautes valeurs. "L'en-dedans" de la ligne est le lieu de l'anormalité, de la perversion, de la faute : les asiles, les prisons, les ghettos. À l'intérieur de la ligne est un univers concentrationnaire, hermétique, clos, scellé. Tout du moins c'est ainsi qu'une certaine société éprise de "pureté" envisage les choses afin de pas se pervertir au contact du Romanichel, du Juif, des victimes de l'exil et de la diaspora. Mais s'il y a diaspora, c'est seulement à l'aune d'un décret des hommes, non en raison d'une loi de la nature qui instituerait des genres, stipulerait des catégories, diviserait le monde en espèces : les nobles d'un côté; les triviaux de l'autre. C'est ainsi, sans doute depuis les fondements de l'humanité, la différence pose toujours problème à ceux qui la visent avec inexactitude ou sous l'imperium de motivations bien peu avouables. Nous tous, les hommes qui parcourons la terre, sommes soumis à cette interrogation de la Justice, du Bien, du Vrai. Tous, sans exception. Cependant les peuples traumatisés, stigmatisés, victimes de génocides ou bien soumis à l'ostracisme de leurs coreligionnaires sont d'autant plus sensibles à cette quête de la différence, certains, parfois, en font l'unique recherche de toute leur existence.

Samuel Vidouble cherchant fiévreusement cette introuvable et fuyante "ligne des glaces" réactualise tout le parcours du "Juif errant", voulant à tout prix faire se rejoindre les deux bords cicatriciels, l'un du passé, l'autre du présent. En termes de religion cela porte le nom de "kaddish", en termes de commémoration celui de "devoir de mémoire". Dans les deux cas, il est toujours question de deuil, de perte, de réparation. Mais si les deux itinéraires paraissent différents, ils n'en visent pas moins le même but, ce travail de recomposition étant cette couture, ce lien qui suture, afin de mieux les effacer, les deux bords de la plaie que les apories événementielles ne manquent jamais de porter sur les fonts baptismaux des histoires individuelles qui, en réalité, ne sont que des hypostases de la Grande Histoire, de ses fastes, mais aussi de ses soubresauts, de ses convulsions.

C'est avec cette étonnante fiction brodée de réel et ourlée d'imaginaire servie par une belle langue qu'Emmanuel Ruben nous livre après son très saisissant "Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu" ce beau livre qui est prétexte à tout un questionnement présent en filigrane. Tout au long de ses livres se constitue un fil rouge : quête d'un grand-père inconnu, quête d'une Histoire déjà dépassée, quête de soi, de ses propres frontières, de ses propres limites ? Y a-t-il vraiment une différence ?

L'extrait. (L'île ghetto).

"Dans ce qui est écrit ci-dessus, je mêle sans cesse le vrai et le faux, je transpose, j'avance masqué, j'invente encore. Mais on ne peut inventer sans limites. Cela, je l'ai découvert le jour où j'ai rencontré Véra Zefer. Le jour où je me suis retrouvé face à la parole, devant l'histoire, en situation et dans la disposition d'écouter pour de bon un témoignage. Je veux parler d'un témoignage de survivant, puisqu'il n'y a de témoignage que de survivant. Qui n'a pas frôlé la mort, qui n'a pas touché le point de non-retour, qui n'a pas eu la révélation qu'il fallait vivre à tout prix, ou survivre, ou revivre, ou ressusciter, remonter à la vie, ne témoigne pas. Il raconte, invente, imagine, brode, tricote, bavarde, comme je l'ai fait jusqu'ici. Véra Zefer ne se contentait pas de raconter son histoire, elle traçait la frontière entre les histoires et l'Histoire, ce qu'elle avait vécu ne se pouvait en aucun cas romancer, ne rentrait pas dans un roman, ne cadrait pas; ma vie était romanesque, futile, insouciante; la sienne ne l'était pas; j'arpentais les tours et les détours d'un pays imaginaire, je vivotais dans les dédales de mon sous-sol intime; elle avait survécu dans les sous-sols de l'Histoire. Une vie à peine croyable, une suite de hasards qui lui avait valu de tomber dans des mains charitables et d'être sauvée des eaux. En écoutant Véra Zefer, je me souvenais d'une phrase de Lothar qui aimait répéter que la géographie peut être imaginaire, l'histoire ne l'est jamais. Là se situe la faille de toutes les utopies, disait Lothar (…) on ne prémunira jamais les utopies de l'éternel retour du chaos, de l'omniprésence de la catastrophe. A la marge de chaque utopie, disait Lothar, il y a toujours un goulag ou un ghetto qui nous guette."

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11 avril 2014 5 11 /04 /avril /2014 09:39
Tempête - Le Clézio.

Source : Med Sea Divers.

Dans la nuit des abysses.

"Dans ma détresse, j'ai invoqué l'Éternel, Et il m'a exaucé; Du sein du séjour des morts j'ai crié, Et tu as entendu ma voix.

Tu m'as jeté dans l'abîme, dans le cœur de la mer, Et les courants d'eau m'ont environné; Toutes tes vagues et tous tes flots ont passé sur moi."

Bible - Jonas 2:2-9 (Louis Segond)

Cité par Le Clézio dans "Tempête".

Résumé : Phillip Kyo, le narrateur, écrivain-journaliste a vécu un traumatisme de guerre dont, en réalité, il ne s'est jamais remis. Ayant assisté à un viol collectif sans possibilité d'intervenir, pas plus que de le dénoncer. Cette absence de dénonciation lui vaudra six années de prison au terme desquelles il reviendra sur l'Île d'Udo en compagnie de Mary, cette chanteuse de blues née à la suite d'un viol, qui disparaîtra mystérieusement dans la mer. Plus tard, de retour à nouveau sur l'Île, il fera la connaissance de June, cette toute jeune fille âgée de 13 ans, née de père inconnu, laquelle le libérera de ses obsessions et le rendra à la vie. La mer, quant à elle, est omniprésente : aussi bien pourvoyeuse de nourriture pour les pêcheuses d'ormeaux (comme la mère de June), que dévoreuse d'existences. C'est dans ce cadre à la géométrie strictement insulaire que se joueront les rapides joies et les tragiques destinées dans une langue simple mais d'une efficace beauté. Rarement nouvelle a atteint ce paroxysme !

A propos de "tempête" :

Avec "Tempête", la première des deux novellas de son livre éponyme, JMG Le Clézio, un des Auteurs majeurs de notre temps, nous livre un texte d'une beauté tragique. Ici, en effet, a lieu une violence oxymorique, une manière de tsunami qui scinde la réalité en deux. La mer, quant à elle est l'élément qui sert de fond à toute architecture existentielle.

Au-dessus de la mer se déploie la face de lumière : vol blanc des oiseaux, visages aux reflets de cuivre, montagnes aériennes, bleus icebergs, sourires des enfants, peuple joyeux des arbres, courbe immense du ciel, boules d'écume des nuages, balancement des filaos sous les alizés, villas lumineuses comme des temples grecs, crépitement des étoiles dans l'encre de la nuit, figures de la disponibilité humaine.

Au-dessous de la mer se montre, vers les abysses, sa face d'ombre : visage fermé et incompréhensible de la guerre; camps de réfugiés où la maladie, la faim rongent les ventres; visage hideux et gangréné des déserts urbains; galaxie des machines qui broient l'humain; Géants-inquisiteurs qui pénètrent les consciences, taraudent les âmes, réduisent à l'esclavage; invasion des touristes qui dévaste la pure gemme des cultures; violence de la prostitution, du sexe, de l'alcool qui détruisent la vie comme la tempête s'abat sur le rivage et emporte tout avec elle. Monde-piège des marchands; monde des illusions et des agonies; monde au bord de l'explosion.

Entre les deux, la surface lisse de la mer que Le Clézio décrit souvent à la manière d'une plaque dure, d'une glace pilée qui renvoie vers le ciel ses éclats aveuglants. Cette croûte à la densité de plomb, aux reflets de mercure, n'est autre que la raison métaphorique dont le réel s'est vêtu afin de séparer, d'une façon visible, littéraire, poétique mais aussi bien ontologique ce qui, de l'être, se dit selon la perspective du Bien, selon la profondeur du Mal. Seulement, réduire l'écriture à une simple dichotomie, à une vision manichéiste du monde serait ne voir que la surface à défaut de pénétrer la portée exacte du texte. Car, chez l'Auteur de "Tempête", rien n'est gratuit, tout signifie jusqu'à l'excès. Y compris ce style dépouillé, parfois teinté d'innocence première, confié aux bouches graciles de ces préadolescentes qui, au fond des choses, sont la figure de la pureté, de la candeur, de la confiance face à l'âpreté du monde. La lecture doit s'adonner à cette double exigence si elle ne veut pas faire l'économie de l'essentiel : lire le "dessus" de la mer afin d'en percevoir le "dessous". Voir la lumière solaire, ses reflets sur l'eau, sa danse aérienne, en même temps que se révèle la chorégraphie mortifère qui règne dans les plaines subaquatiques invisibles à l'œil mais ne se soustrayant jamais à l'âme. Lisant Le Clézio, toujours il faut se distraire de la pure découverte fictionnelle, laquelle, ne visant que le récit de surface, risque de n'en faire apparaître qu'un genre d'anecdote, ce qu'à l'évidence, une telle écriture n'est pas. L'exigence est toujours présente qui contraint les consciences à se livrer à leur propre examen. Car, si nous sommes lecteurs, nous sommes aussi citoyens du monde, nous sommes aussi comptables de la beauté humaine, aussi bien que de son indigence, de ses manquements. Dès lors, lire exige une posture éthique, non seulement la disposition à être atteint esthétiquement. L'esthétique leclézienne n'est pas une fin en soi, elle est un moyen - et quel moyen ! -, d'atteindre l'homme en ce qu'il a de plus précieux : la conscience qu'il a de lui d'abord, des Autres ensuite, du monde enfin dont il constitue l'une des nervures. Lire n'est jamais par défaut. Lire est une exigence.

Tout cela qui vient d'être dit concerne à l'évidence toute l'œuvre du Prix Nobel, mais singulièrement celle-ci, "Tempête", dont le titre est, en lui-même, un genre de subversion souhaitant porter la littérature au-delà d'elle-même, en tout cas dans un autre site que celui occupé par la pléthore habituelle des têtes de gondole, lesquelles se satisfont de la surface. Ce qui, du reste, est leur raison d'être !

Si cette "novella" raconte en effet une "histoire", et comment d'ailleurs pourrait-elle s'en affranchir ?, c'est surtout d'une philosophie dont il faut être en quête, donc d'un "étonnement" au sens étymologique de ce terme. Les personnages qui hantent cette fiction, plutôt que de se contenter d'être de simples protagonistes de l'événementiel, se hissent à la hauteur de figures-archétypes. La force de cette écriture, c'est de métamorphoser le singulier, l'unique, le contingent en universel directement préhensible par l'inconscient collectif comme on le fait, se saisissant des contes et autres productions imaginaires qui nous habitent depuis la nuit des temps. Ces figures qui animent l'œuvre de l'intérieur et l'exhaussent jusqu'à l'extrême tension du dire ne s'abreuvent pas à la source de la raison, du seul logos, mais bien plutôt à la source vive de la mythologie. Si nous sommes traversés d'idées claires et exactes, de certitudes racinaires nous assurant d'un sol stable, nous n'en sommes pas moins des êtres parcourus en tous sens de mythologèmes, lesquels vivent, précisément au-dessous de la ligne de flottaison existentielle, semblables à des raz-de-marée en attente d'explosion au grand jour. Dans cette "novella" tout part et tout revient à une figure ternaire fondamentale qui se décline sous les traits d'Eros, de Thanatos, de la Moïra. Réseau extrêmement dense de complexités auxquelles jamais l'on n'échappe soi-même pas plus que ne s'en distraient les Passagers de l'Île d'Udo, lieu géométrique de cette dramaturgie leclézienne.

La Moïra, d'abord, cette loi infrangible dont hérite tout individu, par laquelle s'annonceront, tour à tour, la fortune et l'infortune de toute vie, bonheur et malheur, ombre et lumière alternés. Or, l'empreinte de cette Moïra sera prescrite par le langage de l'Auteur, par son écriture exacte qui assigne chacun des êtres présents à n'être que ce qu'ils sont, c'est-à-dire des destinataires de la contingence.

Éros, ensuite, lequel infiltrera ces divers destins avec l'urgence à aimer dont tout Existant est atteint jusqu'en son tréfonds. Ainsi le narrateur, Phillip Kyo venu sur cette île d'Udo pour y vivre avec la femme qu'il aimait, Mary, cette chanteuse de blues à l'étonnante beauté. Puis, plus tard, amour encore du même Kyo pour cette Pharmacienne clouée au désir du sexe dans ce lieu privé de divertissement. June, ensuite, cette préadolescente de 13 ans qui aimera "Monsieur Phillip Kyo" d'un amour tendrement filial, cherchant à le sauver de lui-même, à le libérer d'un souvenir traumatisant qui l'assigne à résidence sur ce coin de terre, sans autre projet que d'y demeurer. Amour aussi de June pour sa mère, cette pêcheuse d'ormeaux qui vit la quotidienneté de sa condition dans la douleur. Amour de tous les personnages pour cette Île qui semble les protéger du monde extérieur.

Thanatos, ensuite, faisant ses basses œuvres, détruisant ce que l'amour a mis tant de temps à construire. Thanatos sous la figure de ces soldats barbares qui commettent un viol collectif à Hué sur une femme victime de la guerre. Viol encore sur Mary, née de cette abomination. Viol de la conscience de Phillip Kyo, cet écrivain-journaliste qui a assisté à la scène barbare sans pouvoir l'empêcher, sans même pouvoir en dénoncer le crime. Manière de viol ou à tout le moins de violence - la racine est la même -, de la mer qui arrache parfois les pêcheuses d'ormeaux à la communauté des insulaires. Violence de la tempête briseuse de vies.

C'est ceci, cette étrange prédestination de la condition humaine que Le Clézio a mis en scène avec le talent qu'on lui connaît. L'écriture singulière, comme toujours, est cet instrument par lequel l'œuvre révèle sa force et enchaîne les personnages les uns aux autres, les disposant en miroir, les faisant se réverbérer en abyme. Car tout est lié et les hommes, les femmes ne vivent qu'à constituer cet amas, cette boule semblable à l'emmêlement des cheveux d'algues. Car tout est lié, aussi bien les événements qui portent les destins au-devant d'eux-mêmes et les déterminent. Fusion, osmose qui disent la totalité de l'exister, la nécessité du grand écart existentiel qu'est toute déréliction. Phillip Kyo n'existe que par la guerre puisqu'il en est le chroniqueur. Les soldats ne vivent que par le viol qui les soustrait temporairement et lâchement à la peur de mourir. Mary n'existe que le temps de disparaître dans la mer, dernier viol après l'originel. June ne fait phénomène qu'à briller un instant près de ce père de substitution qu'est le journaliste puisqu'elle n'a jamais connu son géniteur. Les Pêcheuses d'ormeaux sont soudées à cette mer qui les fait vivre en même temps qu'elle les entraîne vers la perdition épisodique des corps. La Pharmacienne ne se rend présente qu'à s'écarteler sous les coups de boutoir de son amant dans cette île clouée de stupeur. Entre tous les protagonistes s'installe une vertigineuse spirale, se crée un étonnant cercle herméneutique. Chaque individu participe à la prose du monde à la hauteur de son propre lexique, ne parvenant que trop rarement à la plénitude du poème. Et c'est bien cet entrelacement de la nécessité et de la liberté qui institue l'ouvrage dans sa dimension proprement ontologique. Ainsi est mise en lumière la puissance du destin dévoreur de liberté, tout comme la mer ronge les corps de ceux qu'elle a pris dans les mailles de ses eaux lourdes aux connotations abyssales. On n'échappe pas plus à la mer nourricière et génitrice qu'on ne se soustrait à son pouvoir de phagocytation. Tout s'y origine, tout s'y abolit dans le régime de la finitude. Rares sont les auteurs qui peuvent prétendre, par le recours à une fiction émergeant du quotidien, porter aussi haut la méditation sur l'essence de l'homme. Ici, dans "Tempête", s'ouvre un abîme dont, jamais, nous les hommes, ne pourrons faire se rejoindre les bords. Ainsi est la vraie littérature qui, toujours, laisse des plaies béantes. Le reste n'est que pure anecdote !

L'extrait :

"Et moi qui regarde, sur le pas de la porte, sans bouger, sans rien dire. mes yeux d'assassin. C'est à cause de ces images que je suis ici, pour retrouver ce qui les détient, la boîte noire qui les enferme à jamais. Non pour les effacer, mais pour les voir, pour ne jamais cesser de les faire apparaître. Pour mettre mes pas dans les traces anciennes, je suis un chien qui remonte la piste. Il doit y avoir ici une raison qui justifie tout ce qui était arrivé, une clef à ces terribles événements. Quand je suis arrivé dans l'île, j'ai ressenti un frisson. Littéralement, j'ai senti les poils se hérisser sur ma peau, dans mon dos, sur mes bras, sur mes épaules. Quelque chose, quelqu'un m'attendait. Quelque chose, quelqu'un, caché dans les rochers noirs, dans les fractures, les interstices. Comme ces insectes répugnants, ces sortes de blattes de la mer qui courent par milliers le long du rivage, qui font des tapis mouvants à marée basse sur les jetées et les brisants. Du temps de Mary, ces insectes n'existaient pas - ou bien nous n'y avions pas prêté attention ? Mary pourtant hait les insectes. C'est la seule forme de vie qu'elle déteste. Un papillon de nuit la jette dans la terreur, un scolopendre lui donne la nausée. Mais nous étions heureux, et pour cela ces insectes ne se montraient pas. Il suffit d'un changement dans l'existence, et d'un coup ce que vous ignoriez devient terriblement visible, et vous envahit. Je ne suis ici pour rien d'autre. Pour me souvenir, pour que ma vie de criminel m'apparaisse. Pour que je la voie dans chaque détail. Pour que je puisse, à mon tour, disparaître."

Notules sur le noir des abysses :

"C'est quelqu'un d'assez mystérieux. Il a une ombre sur son visage. Quand je lui parle, tout à coup une sorte de nuage passe devant ses yeux, sur son front."

"Quand je la retrouve sur la côte, j'ai encore la fureur de la nuit en moi, cette onde aveugle qui vient de la mer et marmonne et ressasse toute la nuit, mêlée au vent froid et à la brume, cette nappe opaque qui recouvre le ciel et éteint la lune et les étoiles."

"Je voudrais tellement lire dans ses pensées, comprendre pourquoi il est ainsi, sombre et silencieux, avec cette lumière triste dans ses yeux. (…) Parfois il me fait penser à la mort."

"Je suis venu ici pour voir. Pour voir quand la mer s'entrouvre et montre ses gouffres, ses crevasses, sont lit d'algues noires et mouvantes. pour regarder au fond de la fosse les noyés aux yeux mangés, les abîmes où se dépose la neige des ossements."

"J'étais tellement sûre qu'il allait découvrir Dieu. J'étais tellement heureuse qu'il perde sa noirceur, son désespoir."

"La nuit envahit l'île. Chaque soir, flaque après flaque, crevasse après crevasse. La nuit sort de la mer, sombre et froide, elle se mélange à la tiédeur de la vie. Il me semble que tout a changé, tout s'est chargé d'ombre et d'usure."

"La nuit de l'océan rôdait autour de nous, mais la voix de Monsieur Kyo était légère, elle maintenait l'ombre en cercle, à la manière d'un brouillard que contient le vent."

" (…) seulement son regard qui a croisé le mien, un regard déjà vide, lointain, sans expression, simples billes noires dans le blanc des sclérotiques."

"Du pont du ferry je regarde le rivage de l'île qui s'éloigne. la nuit tombe déjà, la nuit d'hiver, entre tempête et calme ennui."

"Je sais ce que cela signifie : je dois lutter contre la bouche des profondeurs, je dois me contenter de l'amertume des jours sur la terre."

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