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17 juillet 2021 6 17 /07 /juillet /2021 10:05
La vérité en tant que la mienne

Vase Vénézuélien

Musée du Quai Branly

(Dessins peints au doigt avec une argile ocre)

 

*

 

   Ce vase vénézuélien ancien, dont je rencontre la belle forme en ce lieu, en ce temps, pourquoi retient-il mon attention ? Ce n’est nullement au titre de quelque hasard comme si, cet objet sortant de nulle part, était venu habiter le champ vide de ma conscience. Non, cette ‘co-existence’ vient de loin, elle se fonde sur celui que j’ai été tout au long de mon existence, sur les coïncidences qui m’ont mis en relation avec telle ou telle chose dont j’ai retenu les caractères essentiels, que j’ai archivés au fond de ma mémoire. En quelque sorte, mon corps est devenu un genre de musée archéologique sur les étagères duquel j’ai déposé les objets les plus tranchants qui sont venus me dire le précieux de leur être. C’est au motif de mes centres d’intérêt successifs, de mes émotions, de mes soudaines joies que ce vase dont je parle a trouvé le lieu de son être, en même temps qu’il a confirmé quelques lignes élémentaires qui dessinent ma façon unique d’être celui que je suis et non un autre.

   Je crois, avec conviction, que mes affinités me déterminent bien plus que ne pourraient le faire des injonctions extérieures sonnant toujours faux pour la simple raison qu’elles sont plaquées sur ma propre réalité sans épouser en quoi que ce soit les valeurs qui sont les miennes, mes ressentis profonds, mes exigences, mes conceptions les plus fondées, celles qui, en quelque sorte, me ressemblent. Il n’y a guère que les rapports d’analogies, les correspondances s’établissant entre la substance dont je suis sculpté et celle qui me fait face qui puissent recevoir un réel assentiment, se doter d’une signification qui corresponde à mes attentes. La vérité est celle qui résonne en moi, trace les signes au gré desquels je m’y retrouverais avec l’altérité du monde.

   Il me faut éloigner de moi tout ce qui se présente sous le visage d’une ‘inquiétante étrangeté’, rechercher le lieu des convergences, l’aire au sein de laquelle je pourrai procéder à ma propre efflorescence. Tout ceci, cette conformité de ce qui m’est extérieur, de ce qui m’est intérieur, suppose l’existence d’un suffisant bonheur, la levée d’une possible joie. Toute vérité ne peut jamais se présenter à moi que sous l’épiphanie heureuse de ce qui fait sens. Un beau paysage, un bel objet, une belle personne. Eux seuls sont signifiants. La guerre, les discriminations de toutes sortes, les dogmes invasifs, les postures irrationnelles, les ostracismes, les excommunications, ont certes une signification mais nulle vérité. Ce sont au contraire des contre-vérités, c’est à dire des apories, des nihilismes. La vérité suppose une adhésion humaine à notre façon d’habiter adéquatement la terre qui ne peut être qu’éthique, absolument éthique. Pour autant la vérité n’est nullement la contrepartie de mes caprices ou de mes désirs les plus secrets. Elle est toujours doublée d’un souci de Soi, de l’Autre, du Monde. Toujours nous revenons à cette structure ternaire qui est la figure même que nous rencontrons dans notre cheminement d’Existant.

   Et maintenant, si je reviens à la source même de ce qui nomme le vase vénézuélien en tant que vérité pour moi, comment ceci est-il donc possible ? Le vrai de ce vase joue en écho avec le vrai qui m’habite dont j’ai patiemment élaboré l’esquisse, pièce à pièce, sur le chemin de mes expériences. La couleur de ce vase est la couleur d’argile qui, toujours, m’a fasciné. La forme simple de ce vase est toujours ce que je privilégie en première instance. Les motifs peints aux doigts m’émeuvent en raison de la trace humaine dont ils sont le témoignage. De tous les éléments, la terre est celui avec lequel je me sens en la plus grande familiarité.

   Si j’accentue ce qui en moi résonne et apparaît comme immédiatement saisissable, voici : ‘m’a fasciné’ – ‘je privilégie’ – ‘m’émeuvent’ – ‘je me sens’. Comment ne pas repérer là la position centrale de l’ego cogito dont l’activité est constituante d’un monde qui, toujours, est monde-pour-moi ? Sans doute n’y a-t-il d’évidence qui se détache avec autant de netteté. Elle ne fait que confirmer ce que je nomme ‘verticale dialectique’ dont JE suis l’un des termes, dont l’autre est le Monde. C’est toujours au gré de cette médiation des deux réalités dont ma conscience est l’opérateur que se situe cette réalité-vérité qui est la chose dont je suis assuré avec le plus de constance.

   Je ne peux construire l’être-que-je-suis qu’à même cette inlassable stratification, pièce à pièce, des vérités dont je suis l’acteur et le témoin. Tout ce qui est hors vérité s’évanouit à mesure que l’absurde qui s’y révèle, au titre même de son inconsistance, s’érode et disparaît telle une mauvaise fumée dans un ciel drapé d’azur dont la beauté est le recueil simple. Toujours, en nous, les mauvais souvenirs (sont-ils ces contre-vérités que nous fuyons ?), s’estompent sous la dalle claire des bons souvenirs, des moments heureux, des instants où ce qui, en moi se déploie, gomme toutes les incertitudes qui brouillaient mon horizon. Mes affinités lumineuses, ouvertes, tracent, immanquablement, la clairière dont mon être s’enquiert pour accomplir le destin qui est le sien.

    Donc, toujours la quête de la vérité. Il faut voir en quoi elle privilégie l’existence au détriment d’un idéal, par nature, jamais atteignable. Il m’est, par ma propre condition humaine, impossible d’essentialiser mon vécu au point de le porter à la hauteur des Idées platoniciennes, de Dieu. Je ne peux, tout au plus, que tendre vers…, me porter en direction de…, me projeter et espérer apercevoir au loin un halo qui nimberait la vérité et la mettrait hors de portée. Bien au contraire, dans le domaine de ma quotidienneté, dans l’enchaînement des faits et gestes dont je suis le récipiendaire ou le créateur, toujours je peux exister la vérité en tant que la mienne. Dès lors elle reçoit un cadre : telle motivation trouvant le lieu de sa réalisation, tel geste amical au bénéfice de l’ami ou de l’inconnu, telle œuvre qui est le recueil de qui je suis en propre, dont mes affinités sont l’essentielle source. Ainsi, en une formule synthétique, l’impossibilité d’essentialiser la vérité ferait fond sur l’exister ma vérité en tant que telle.

    Ces quelques réflexions théoriques n’ont guère de sens qu’à être confrontées aux incontournables effectuations du réel en sa force la plus vive. Mais, parti de moi, il ne me reste qu’à y revenir, à y chercher ces lignes de force selon lesquelles se dessine la ligne d’une vérité. Feuilletant l’album de ma propre existence, retrouvant d’anciennes photographies ensevelies sous la marée du temps, c’est comme si mon destin s’illustrait à partir d’une lampe magique qui aurait projeté mes propres stances temporelles sur l’écran de ma conscience. Prenant acte de ces documents existentiels, une idée se tisse à l’arrière-plan de mon regard, sur fond d’inquiétude de ma pensée. Elle peut se résumer en la formule étonnante :

   Existe-t-il un lieu et un temps de ma propre existence dont l’essence aurait correspondu avec le plus d’exactitude à ce qui, en moi, se disait comme vérité ?

   Ce qui sera à comprendre ici : la vérité sera toujours explorée selon son horizon existentiel (la vie en ses multiples effectuations), non selon son horizon essentiel (les diverses théories qui pourraient tenter de l’expliquer).

 

 

 

  

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7 juillet 2021 3 07 /07 /juillet /2021 09:42
Ce bol en raku qui vient à moi

Bol en raku rouge et noir

*

Bref dialogue entre un Questionnant

et un Questionné

*

 

   MOI :  « Ce bol en raku, je le place devant moi de façon à ce qu’il emplisse entièrement l’horizon de ma vision. Le bol est seul face à moi et au terme d’un processus de ‘réduction’, tout le monde autour est volontairement mis entre parenthèses afin que s’instaure l’unique dialogue de lui à moi, de moi à lui. Comme si nous étions à égalité de traitement, si ce n’est qu’il est dépourvu de cette conscience qui me permet d’en prendre acte. Il y a donc nécessaire confrontation de l’objet-qu’il-est au Sujet-que-je suis. Et pas uniquement confrontation mais polémique, combat, levée d’un mouvement dialectique qui le pose en son être, le situant face au mien dans l’exercice du regard que je lui destine. Il y a comme une sorte de fascination et mon regard est totalement inclus en l’être de la céramique. Mon regard y creuse un cratère. Mon regard s’y abolirait presque en quelque sorte si je n’étais qu’un vivant amorphe, dépourvu de mouvement et d’énergie. »

   « Le motif de la réduction ne porte que sur l’émergence unique de tel objet à l’exclusion de tout autre, elle n’efface nullement les prédicats que je porte en moi concernant les phénomènes qui sont venus à ma rencontre en matière d’art ou d’artisanat. Si bien que, visant le bol en raku, je projette en son sein, de manière consciente ou non, quantité de sèmes qui tissent la toile même de mon vécu, exhaussent les valeurs particulières des affinités que je destine aux choses. Je veux dire que ce bol ne sera nullement en régime neutre mais que, d’emblée, en lui se tresseront des choix, naîtront des images, s’élaboreront des comparaisons, se dresseront des œuvres particulières. Elles seront en quelque manière mes références, mes amers en matière de reconnaissance esthétique. Tout un arrière-plan éducatif, culturel, émotionnel, civilisationnel qui constitue le tissu même du goût que je projette sur les choses. Car aucune vérité n’est abstraite qui surgirait de nulle part et imposerait son décret au même titre qu’une loi éternelle. Non, toute vérité s’abreuve à des racines, développe un tronc et une écorce, lance en l’air ses ramures et son peuple de feuilles. Ce qui se dit est le fondement de ce qui se définit comme une vérité qui m’appartient en propre, sinue au plus profond de moi et contribue à dresser les esquisses signifiantes de qui-je-suis en mon fond. »

   LUI : « Il y a un ‘défaut de la cuirasse’ pour, à mon tour, employer un lieu commun. Si la vérité t’est cette vérité si particulière, uniquement subjective, je crains fort qu’elle ne s’exonère de la dimension nécessairement universelle de la vérité ! »

   MOI : « Oui, je comprends ta réserve mais n’y adhère nullement car ton point de vue laisse dans l’ombre un aspect de la vérité que l’on doit prendre en compte si l’on veut être dans l’exactitude des choses dites et constatées. En tant qu’homme doué de conscience, je ne vis nullement clos dans le monde de ma chair ou de mon esprit. Je suis, de facto, si tu m’autorises cette bizarre métaphore, ‘défenestré’, c’est-à-dire porté hors de moi en direction du monde. Mon univers propre touche le Grand Univers. Or qu’est-ce donc que la mise en relation de deux univers, sinon dire le dialogue ‘universel’ qui les réunit ? Mais ne crois pas à une quelconque pirouette verbale. Je m’explique. Doué de conscience, je suis capable de me détacher de moi, de considérer avec mesure ce qui vient à ma rencontre. Doué de conscience, je possède ce « sentiment intérieur qui juge ce qui est bien et ce qui est mal », ceci étant la valeur étymologique première de ce mot, autrement dit sa valeur essentielle en tant qu’originaire. Toutes les autres déclinaisons de sens ne sont que dérivées. Si je suis capable de juger « ce qui est bien et ce qui est mal », par voie de simple analogie sur le plan des Universaux, je suis autant capable de discerner le Bon, le Beau, le Bien. »

   « Le Bien, le Bon, le Beau constituent les trois piliers du triptyque au gré duquel, en tant qu’humain, je suis auprès des autres, des choses, du monde en leur vérité respective. Et il n’en peut être qu’ainsi au motif que le Mal, le Mauvais, le Laid ne s’abreuvent qu’aux eaux de l’inconscient, cette partie invisible qui nous détermine à notre insu, dont nous ne pouvons nous rendre maîtres puisque notre liberté ne saurait y accéder.  Si, d’une manière claire, ouverte, nous pouvons énoncer les valeurs humanistes et morales du Bien, du Bon, du Beau, alors chaque fois, qu’en notre subjectivité, nous poserons une chose en tant que vraie, elle sera le reflet de ces Universaux sous l’autorité desquels elle se place. Il y a une relation implicite d’essence entre notre propre humanité consciente et la notion ‘charismatique’ de vérité. ‘Charismatique’ veut dire qui rayonne ‘d’une autorité irrésistible’. Or la vérité ne peut être que ceci, cette puissance de rayonnement dont les transcendantaux la vêtent, que notre vie intérieure reconnaît au titre de sa vertu fondatrice d’un sens radical. »

    « Ceci suppose, bien évidemment, lors de l’émission de quelque vérité concernant telle ou telle chose, que j’en aie fait l’expérience suffisamment accomplie, que cette chose je l’aie prise en considération avec toute l’authenticité dont je suis capable, à l’abri de tout dogme, de toute influence qui en dénatureraient la signification en son ultime fondement. C’est, en quelque manière, un rapport du Simple au Simple en son dénuement le plus extrême, ceci se nomme également ‘essence’. L’émission d’une vérité est toujours échange essentiel ou bien n’est qu’une palinodie, une pirouette pour se désengager du problème du choix. Puisqu’énoncer une vérité revient à annoncer le choix définitif que j’ai fait après avoir éliminé quantité de scories et d’approximations. Vérité est acte de liberté. »

 

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7 juillet 2021 3 07 /07 /juillet /2021 08:06
En soi le monde sans débord

Narcisse

Mythologie Grecque

Source : Wikipédia

***

   Il y a le monde, le vaste monde en sa plurielle dimension. Ce vaste monde, pareil à un enfant devant sa friandise, nous voudrions le dévorer, le manduquer consciencieusement, le métaboliser au sein même de notre corps afin que, maîtrisé, il ne puisse nous échapper, qu’il devienne monde en nous, site d’inoubliable joie. Car notre désir de possession est immense, car nous sommes d’insatiables prédateurs dont nulle proie ne pourrait satisfaire les envies polychromes, les ‘multiples splendeurs’ dont nous sommes en quête. Notre forme humaine si singulière, notre esquisse à nulle autre pareille, nous voulons les parer des plus beaux atours qui se puissent imaginer. Ce que nous souhaiterions, au plein même de notre chair, la tapisser des mille merveilles particulières que nous avons élues en tant qu’indépassables, une sorte de feu dont nous voudrions nous saisir afin qu’il rougeoie sous la toile de notre peau et réchauffe la touche carminée de notre cœur qui n’est que le symbole de notre irrésistible passion. Oui car, nous les hommes, ne vivons que sur le mode de la passion.

Voyez cet Amant implorant la venue de son Aimée.

Voyez cet Esthète en pleurs devant cette œuvre d’art

qui vient à lui et le sauve de lui.

Voyez cet Archéologue porté à son propre ravissement,

il tient en ses mains terreuses, cette figurine en argile cuite,

cette pièce de monnaie frappée à l’effigie de quelque antique Empereur,

 il possède un peu de l’immense gloire de l’Univers.

  Nous vivons, chaque jour qui passe, au bord de l’abîme : la solitude et son bruit de rhombe, la maladie et ses griffes mortifères, la mort et sa blanche figure qui sourit à l’horizon, en attente de qui nous sommes, pauvres pêcheurs qui cherchons notre Eden à défaut de ne le trouver jamais. Notre Terre Promise, nous la voulons dans l’immédiateté de sa manifestation, nous la voulons sans distance, offerte à la manière d’un calice aux flancs duquel s’illustrerait une sublime ambroisie. Et nul refuge dans une attitude de retrait ou bien d’excessive pudeur. Que nous soyons des êtres de désir, ceci dépasse l’empan de notre simple volonté. Ceci est inscrit dans nos gènes depuis le premier matin du monde. Un peu comme si un facétieux Démiurge, depuis son invisible contrée, avait énoncé sur le ton de la prophétie :

« Toi, que j’ai fait à mon image,

tu seras l’officiant d’une liturgie désirante,

infiniment désirante.

Toi que j’ai nommé sur terre,

je t’ai désiré depuis l’impératif même

d’une verticale nécessité.

Ce désir dont j’ai été animé,

tu en es maintenant le récipiendaire.

A toi de l’assumer jusqu’en ta pointe extrême,

tout devra entrer en toi

 et y faire sens dans le luxe des choses.»

  Oui, cette mystérieuse voix, je l’entends, elle fait son étonnant vibrato tout contre la feuille souple de mon âme, elle y imprime une manière de Table de la Loi, elle y dépose un étonnant Décalogue dont les commandements sont les suivants :

« Fais aux autres ce qu’en toi-même tu ressens comme le beau.

En toutes choses, efforce-toi de ne pas te nuire.

Traite le monde comme tu te traiterais intimement.

Que la justice soit la tienne.

Vis ta vie dans la joie et l'émerveillement.

Cherche toujours à apprendre du nouveau qui te soit utile.

Que tes idées soient conformes à qui tu es en ton fond.

Que les autres soient en ton accord, voici qui est bien.

Que tes opinions soient celles que tu as choisies,

non celles qui te sont étrangères.

Remets tout en question,

à partir de ta propre sensibilité. »

 

   Disant ceci, cet étrange Zarathoustra, avait accentué tout ce qui confluait avec ce que je souhaitais entendre : « toi-même » ; « la tienne » ; « tes idées » ; « ton accord ». Le Prophète donc avait tracé, tout autour de moi, un cercle étroit dont j’étais le centre et la périphérie. C’était un peu comme si j’avais retrouvé un ‘Paradis perdu’ à la Milton, si j’avais été Adam en personne, en chair et en os, incarné jusqu’en son plus délicieux supplice, courtisé et fêté par une Eve déjà soumise aux pulsions de son inconscient et aux désirs polyphoniques de ce qui, en elle, était conscient plus que conscient. Comment, dès lors, pouvais-je me relever de ce rêve dont j’espérais bien, à la manière de Gérard de Nerval, qu’il s’épancherait « dans la vie réelle », y creuserait sa niche autonome, m’appellerait à célébrer, en sa présence, les noces de la joie.

Je voulais être joie en moi plus que moi.

   Cependant que je méditais ceci avec des lèvres gourmandes, pliée au sein de mon esprit, une nécessité me dévorait en même temps qu’elle me sublimait : il m’était intimé l’ordre intérieur

de faire de mon MOI un feu de Bengale,

de faire de mon JE, la transcendance

que nulle lumière, fût-elle scintillante,

jamais ne pourrait égaler.

 

   Hors cet étrange Zarathoustra et moi, il me paraissait évident que nul autre n’existait sur terre. Et ceci devint même une telle certitude que, poussant jusqu’à sa pointe la plus extrême le désir narcissique de figurer à la façon cartésienne « comme maître et possesseur de la nature », autrement dit comme le maître en toutes choses, y compris des destinées de ‘l’humaine condition’, je décidai sur-le-champ de sacrifier Zarathoustra et, corrélativement son idée de ‘Surhomme’.

   Mon naturel solipsisme ne tolérait guère quelque concurrence que ce soit. Me voici maintenant

seul sur cette terre

   sans que quiconque ne puisse contraindre ma liberté. Alors par voie de conséquence, si un Lecteur imprudent, une Lectrice téméraire, s’aventuraient à me lire, révélant en ceci une présence qui me ferait de l’ombre, ces Audacieux seraient en grand danger. Oui, en grand danger. D’abord au motif de leur propre existence. Ensuite pour la raison simple que ‘ce vice impuni, la lecture’, pour paraphraser le titre célèbre d’un livre de Valéry Larbaud, ne saurait demeurer plus longtemps sans le châtiment qu’il mérite.

 

On ne récolte jamais que ce que l’on a semé !

 

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25 avril 2021 7 25 /04 /avril /2021 17:04
Temps du regard

  « Prendre le temps de regarder »

 

 Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

      Hommes distraits, la plupart du temps, nous longeons notre ombre sans même nous apercevoir de sa présence. Mais, après tout, il ne s’agit que de notre ombre qui ne fait que nous suivre et mimer tous nos mouvements. Hommes distraits nous cherchons au loin ce qui, de nous, pourrait nous divertir : la haute montagne couronnée de neige, le temple immense hissé sur ses colonnes, la pyramide constellée de l’aura des siècles. A ceci nous attribuons la valeur du sublime en raison même de notre finitude au regard de ces puissances infinies. Comment, en effet, ne pas douter de soi face à ces géants de pierre qui disent la majesté de la Nature, la dimension du Sacré, la profondeur abyssale de l’Histoire ? Toutes présences Majuscules auxquelles nous nous confrontons, fût-ce à notre insu. Toujours nous sommes fascinés par plus grand, plus haut, plus lumineux que nous. A vrai dire nous croulons sous la masse luxuriante des superlatifs, nous disparaissons derrière les qualités prodigieuses des événements du monde dont nous pensons qu’ils rayonneront à leur manière sur notre attente, nos désirs et qu’ils les combleront de façon à ce qu’une complétude puisse être atteinte. Constamment nous sommes en reste de ces figures que nous envisageons à la manière de briques dont notre citadelle donnerait l’image dégradée, attaques du temps qui saperaient nos pieds d’argile. Toujours nous regardons le lointain. Nous le croyons doué de pouvoirs régénérateurs. Toujours le proche nous échappe car il est trop familier que nous pensons connaître jusqu’en sa moindre ride, dans sa plus infime trace.

   La teinte a la douceur de l’aube et l’infinie finesse du céladon. Un vermeil avant même sa naissance, une surprise dissimulée dans des flottements de voile. L’heure est encore à venir qui ne dit son nom que du bout des lèvres, sur le mode du chuchotement. On ne sait plus très bien si son propre corps a seulement une texture, des contours, si sa peau est une limite, si les mains peuvent saisir, les oreilles entendre, le globe des yeux regarder. On est si près des choses et rien ne se montre que dans l’effleurement, la présence discrète, la sobriété d’une persuasion. Les choses de la nature n’ont pas d’effort à faire pour paraître à nos yeux. Tout naît de soi et coule de source dans le sillon neuf du jour. L’étonnement vient de ceci : la facilité des phénomènes à dissiper leur empreinte à même les fibres de notre chair sans qu’il y ait volonté, effort, levée d’une rigoureuse logique. Cet instant qui, là, juste contre soi, fait sa faveur est cet illisible qui nous atteint dans le genre d’une intuition, d’un sentiment amoureux, d’une fugue musicale à peine dicible au-dessus des nappes d’air. Ces ombelles sont nées de la rencontre du jour avec notre regard. Le temps du regard humain n’est nullement celui du regard du monde. Le monde a ouverture à l’immensité, à l’illimité, au cercle diffus du cosmos où se perdent les bouquets d’étoiles. Nous girons dans l’enceinte de notre corps et, parfois, les meurtrières demeurent occluses.

   Nos bouquets, à nous, humains, sont de plus modeste déploiement. Il suffit d’une infime brindille, de la tunique mordorée de l’insecte, d’ocelles bruns sur l’aile d’un Paon du jour pour que notre vue soit comblée, que s’ensuive l’infini carrousel de l’imaginaire qui, sans doute, est la vérité la plus approchante dont l’offrande nous est faite depuis la nuit des temps. Ces ombelles, donc, en cette heure de notre existence, pourraient se résumer à cette rencontre. Car il fallait que cela fût. Oui, le Destin existe. Il n’est nullement ce « fatum » tragique des Latins qui répandait son ombre funeste sur le parcours des hommes, en affectait chaque pas, imprimait sur leur front les stigmates d’une prochaine perdition. Le Destin en son essence est pure rencontre entre deux événements. Celui de la fleur dans son dépouillement, le mien qu’une déambulation fantaisiste a conduit ici, dans cette fissure du vivant où éclate la beauté. Dimension affinitaire du temps dont l’instant est le point d’incandescence. S’il n’y avait ce temps spécifique du regard humain, ni la fleur ne donnerait son être, ni l’Impétrant à une vision ne pourrait saisir quoi que ce soit des phénomènes. Il n’y aurait que le vide et ses éternelles turbulences.  

   Ombelles qui sont à peine une ombre. Leur radical est le même. Est-ce un hasard ? Certes non, le langage est tout, sauf gratuité. Toujours le sens est inclus dans le moindre fragment, la syllabe, le phonème, la prosodie. Ombelles, ombre, ombilical jouant la belle partition d’une naissance dissimulée aux yeux des Distraits et des Pressés. Ombelles qui sont tissées d’ombre, qui naissent du fond lointain, de l’inconcevable inaperçu. D’autres ombelles y sont en voie de venue à soi, en marche vers le proche qui en désoperculera le mystère.

   Du lointain au proche, du proche au lointain, espace dialectique qui se lit telle la distance entre deux mots, ce vide, ce silence, cette blancheur sans lesquels il n’y aurait que chaos et confusion. Sans doute faut-il répéter, telle une antienne, ce regard sans distance de l’Homme, ce regard distancié du Monde. Ils sont les orients à l’aune desquels inscrire nos destins. C’est parce que, ici, cette belle image en propose l’habile métaphore qu’elle nous atteint au plein de notre être. Effacez virtuellement l’ombelle du lointain, puis regardez. Puis faites un mouvement identique avec celle du proche, puis regardez.  Plus rien ne parlera que le silence. Le dialogue suppose toujours la dualité. « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? » Méditez ce superbe kōan et dormez sur vos DEUX oreilles. Elles ne seront de trop pour percer l’énigme de la manifestation !

 

 

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23 mars 2021 2 23 /03 /mars /2021 18:07
L’étude comme jeu du monde

  Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

   On peut avancer dans la vie sans presque savoir quoi que ce soit des choses. Mais, ici, combien se dévoile le lieu d’une incomplétude. On est comme aveuglé par une flamme d’indifférence et on longe l’abîme dont on ne perçoit nullement sa grandeur, son irrésistible attrait, son pouvoir de nuisance aussi. Marcher à tâtons, mains tendues dans le brouillard de l’impéritie, personne n’ira dire que ce soit répréhensible. Bien au contraire il y a pure jouissance à flotter dans une nappe d’inconnaissance, à tutoyer le dénuement, à risquer, à tout moment, de sombrer dans le nul et non avenu. C’est jouer avec soi au risque du feu. Nombreux seront ceux qui privilégieront cette progression qui n’émet aucune hypothèse préalable, ne projette nulle intention en direction de quelque rassurante comète. Avancer pour avancer au bénéfice d’une illusion : il doit bien y avoir, quelque part, une issue à trouver. Nier ceci ne peut être le  fait que d’une pusillanimité ou bien d’une affectation de pédant.

   Cette feuille qui fait ses voltes et ses courbures, ces nervures qui courent à même le limbe, ces formes qui disent la beauté en même temps que la complexité du monde, combien il est heureux d’en prendre acte. Regarder son immobile chorégraphie, supputer les mouvements qui pourraient suivre, anticiper le sourd trajet de la sève, partir avec elle, la sève, à la découverte de ce qui la propulse depuis la surdité du sol jusqu’à l’aire immensément ouverte du ciel, voici le chemin d’un pur étonnement, autrement dit l’appel de la fabuleuse philosophie. La philosophie n’est nullement une activité archéologique pour savants à barbe blanche ou un vertige de derviche tourneur. Non, cette mère des Sciences est, tout simplement, introduction à une connaissance de soi et, partant, de l’Autre en sa Majuscule posture, également du monde qui rougeoie toujours au bout du tunnel de la connaissance.

   Quel éclat soudain que de découvrir le luxe des frondaisons, cette image de la pensée qui moissonne tout ce qui vient à sa portée. Quelle formidable surprise que de dévoiler la voilure des branches, de surprendre leurs fascinantes rencontres, leurs nœuds complexes, on dirait les voies multiples du mental, ses hautes architectures, ses étoilements en direction d’un sens toujours à conquérir. Quel pur bonheur de glisser tout au long de la rugueuse écorce, cette subtile métaphore d’un âge du savoir qui ne se révèle qu’à la mesure du temps long, de la même façon que l’ample période d’une phrase des Mémoires d’outre-tombe dévoile l’être du texte dans la patience. Quelle fulgurante découverte surgit dans l’acte d’enfouissement des blanches racines que dissimule l’humus, ce noir dense qui appelle l’éclair du jaillissement. Oui, car la racine, c’est son mode apparitionnel, ne fouille le sol qui la reçoit qu’à en deviner la ténébreuse aventure, à en décrypter la richesse inouïe. Quelle joie enfin de suivre le tapis de rhizome entrecroisé avec tous les nutriments, les métaux de la terre, ils sont les sucs au travers desquels se laisse voir le travail souterrain de tout entendement.

   Toute étude est jeu du monde, à commencer par le sien qui s’organise en cosmos dès l’instant où le souci d’une appréhension de l’intelligible se manifeste comme la direction majeure de tout sujet libre et soucieux de l’être. Rien ne fait signification sauf à être exposé à la flamme du jour qu’est tout acte de discernement ouvrant le divers, désoperculant le mutique, donnant voix au silence qui règne toujours dans le marais du non-savoir. Oui, nous voulons nous affranchir des œillères qui coiffent nos yeux. Et n’allez nullement croire que ceci passe par la lecture approfondie de Spinoza ou bien par la méditation des aphorismes subtils d’un Cioran. Sculpter un bout de bois dans le repos d’une clairière, c’est déjà interroger l’intérieur des choses. Toujours l’extérieur, la complétude, se montreront dans la poursuite de l’acte. Connaître est affaire de temps. De temps quintessencié. Non de volonté. Le jeu est là infiniment ouvert qui nous attend.

  

 

 

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2 mars 2021 2 02 /03 /mars /2021 17:57
Difficile venue à soi

 Nuée Œuvre :

Dongni Hou

 

 

***

 

 

 

   Combien cette jeune existence est troublante en son dénuement ! Quel voile d’inconnaissance fait-il donc son siège ? Ce dont nos yeux voudraient être les témoins : de la trace de son âme à même son corps. De la tache claire de son visage. Nous y verrions deux billes de verre aux reflets mordorés traversées de l’éclat noir de la pupille. Nous y devinerions la tige du nez humant avec délicatesse la rose ou bien le chèvrefeuille. Nous y apercevrions le double bourrelet des lèvres, cette gourmandise faiblement purpurine close sur le poème des mots. Nous y discernerions la presqu’île du menton que, sans doute, ponctuerait la douce dépression d’une fossette.

   Alors, Regardeurs d’une belle réalité, nos esprits seraient comblés de tant de grâce. Le visage est si important dans la venue de l’être. Ce dont nous ne pouvons être maîtres, nous l’inventons, nous en hallucinons les silhouettes, nous plions l’invisible au fer de notre volonté. Car tout devient aussitôt insupportable qui ne peut être décrypté, qui se réfugie au-delà de notre propre espérance. Car, du monde, nous voudrions tout saisir et poser devant nous l’entièreté des choses de la présence qui s’occultent les unes les autres. Il y a tellement de fourmillements, de divers, d’emboîtements de formes gigognes, d’illusions, de fuites et de ricochets sur les vitres infinies du labyrinthe où nous habitons tels des insectes pris derrière la paroi d’un bocal de verre. A la vérité, nous ne supportons pas qu’échappent à nos désirs, cet arbre à l’horizon, ces nuages  pommelés en haut du ciel, cette femme sur le quai opposé qu’un train, bientôt, dissimule à l’intempérance de notre désir. Nous sommes toujours en dette du monde, en dette de nous et de nos semblables qui, tels nos miroirs, participent au jeu infini d’une intangible complétude. Le puzzle n’est jamais terminé car il s’abreuve à trop de sources à la fois. C’est comme si, palpant les territoires de notre anatomie, en supputant la riche existence, nous découvrions quantité de dépressions et d’abîmes, de failles, de déserts et de mesas arides que parcourrait le vent de l’intranquillité. Vraiment c’est l’orbe du saisissement qui fait notre siège.  Alors que nous pensions trouver une totalité, nous ne découvrons que le clairsemé, le disséminé, le discontinu.

   Visant cette jeune existence nommée Nuée, c’est moins elle qui apparaît en sa fragilité que la nôtre qui nous saute au visage et nous incline aussitôt à la modestie. Certes nous nous inquiétons de cette attitude de soumission ou bien de tristesse dont elle constitue, en quelque sorte, l’emblème. Ce halo cendré qui l’entoure semble bien être le contraire d’un naturel scintillement, plutôt le renoncement à figurer sur la scène mondaine. Une manière d’affliction primitive qui la retient enclose en son immobile demeure. Prise dans un tourbillon fuligineux dont on ne sait plus s’il vient de loin à sa rencontre ou bien s’il émane d’elle à la façon d’une irrémissible langueur, nous sommes pris dans les mailles serrées d’une incompréhension existentielle.

   Nous ne savons plus où commence l’intime tragédie de Celle qui nous fait dos, où s’arrête la brume de nos projections inconscientes. Une personne se donnant dans la détresse est-elle maîtresse d’en tracer les limites ou bien est-ce nous qui fomentons à bas bruit les limites de cet invisible et tourmenté territoire ? Ici, il ne s’agit nullement de perception, bien plutôt d’un problème éthique. Voyant l’altérité, introduisant en elle les flèches de nos interprétations, ne sommes-nous en train de lui ôter toute liberté ? L’image de cette fillette nous arrive tel un récit inachevé dont, à tout prix, nous voulons compléter la trame. Comme si, emplissant l’autre d’un possible, le nôtre s’en trouvait justifié, accompli pour parvenir à son terme. Toute recherche, de soi, de l’autre  est édifiée sur un sentiment d’incomplétude. Toujours, hors de nous, ce mot qui manque et nous porte au seuil du silence. Langage en tant que vacance de l’être. C’est lui qui habite cette zone grise où le corps du réel s’abîme. Aussi bien le corps de chair. Donnons aux mots leur essor. Ils sont nos assises les plus sûres. Qu’adviendrait-il sans eux ?

  

  

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14 février 2021 7 14 /02 /février /2021 17:45
Le Paysage et Nous

 Photographie : Blanc-Seing

 

*

« Nous ne trouvons guère de gens de bon sens

que ceux qui sont de notre avis ».

 

« Réflexions ou Sentences et Maximes morales »

 

La Rochefoucauld

 

***

 

 

   Nous regardons ce paysage, avec un ami, avec la commune volonté d’en dire l’exception ou bien, au contraire, le caractère accidentel.

   * Je dis la beauté de la composition dont la Nature, elle seule, connaît le sublime secret.

   Je dis l’exact trajet du chemin qui file vers l’horizon.

   Je dis l’arbre, au premier plan, qui accentue la présence de tout ce qui est.

   Je dis la nécessité du bosquet, en haut de la colline, il sépare le royaume du ciel de la lourdeur de la terre.

   Je dis l’émerveillement qui me gagne à seulement viser cette pastorale simple et infinie au regard de cette facture si humble mais aussi si décisive.

   * Il dit le peu d’importance des plans qui s’étagent devant nous. Il en perçoit le signe d’un chaos encore présent alors qu’un cosmos tarde à venir.

   Il dit le hasard de ce chemin qui, aussi bien, aurait pu sinuer ailleurs et même s’absenter du paysage sans dommage pour celui qui regarde.

   Il dit l’horizon que masque le bosquet, dont l’absence aurait été préférable à cette dissimulation.

   Il dit le peu d’intérêt de ce fragment de nature, il y en a de très nombreux dont, du reste, il ne diffère guère. 

   Nous avons dit en mode contrasté, nous avons dit en opposition. Nous avons créé le cadre d’une polémique. Et, cependant, chacun a « raison », selon les estimations du lexique habituel. Mais poser le problème en termes de « raison » ou bien de logique consiste à biaiser la situation de chaque voyeur en lui appliquant une grille de lecture inadéquate. Autant peut-on juger « en raison » les termes d’une loi, autant fait-on fausse route en ce qui concerne le paysage étalé devant nous, qui se donne sur le mode naturel d’une manifestation particulière, laquelle ne saurait recevoir de justification au seul titre d’un enchaînement de causes et de conséquences.

   Si un mode d’approche peut trouver le lieu de son effectuation, c’est bien dans le champ intuitivo-émotionnel qu’il nous faut chercher à le faire surgir. Le paysage n’est nullement un espace indifférent, un objet technique par exemple, qui se laisserait cerner selon ses abscisses et ses ordonnées, autrement dit d’une manière géomètre. Si tel était le cas, il n’y aurait eu, pour mon ami et moi-même, nulle difficulté à nous entendre sur des appréciations  strictement convergentes. Car, dans ce cas de figure, l’imaginaire n’est pas sollicité, pas plus que la capacité d’invention ou de création ne se donnent en tant qu’outil privilégié de notre découverte. L’objet mécanique dévoile l’entièreté de son être sans qu’aucun mystère ne puisse en atténuer l’immédiate donation.

   Si l’objet se contente d’une saisie immédiate, la Nature, elle, demande la mise en place d’une médiation. Médiation : ce sont mes propres sentiments, ma faculté d’appréciation singulière, mon goût, mes inclinations qui se situent entre ma conscience et ce paysage qu’ils visent comme leur « propriété ». Le paysage je le fais mien, je l’inclus dans le corridor de ma psyché, je le rends malléable afin, qu’en partie métabolisé, ma sensibilité puisse s’en emparer et s’agrandir de cette nouvelle irruption qui n’est rien moins que fondatrice de multiples événements. Cette acquisition, correctement envisagée, aura procédé à une manière de métamorphose dont ma mémoire gardera l’empreinte en quelque partie de ses complexes circonvolutions. Et ce qui se sera accompli en mon for intérieur sera d’une nature identique au processus qui aura traversé l’esprit de mon ami. Dit d’une autre manière, nos expériences respectives nous feront croire que nous avons tous les deux « raison » alors qu’il s’agira, de manière bien plus radicale, primaire en quelque sorte, d’une inévitable singularité de nos sensations, lesquelles concernent bien plutôt nos rocs biologiques, nos massifs de chair que la clarté et la rigueur de notre esprit uniquement préoccupé de discursivité.

  « Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis ». La Rochefoucauld, énonçant cette « vérité », se comporte bien plus en moraliste qu’en scrutateur soucieux de jouer sur le registre des sentiments humains et des émotions. Il suggère, chez l’Homme-Sujet, la permanence d’une exacerbation de la subjectivité qui ferait fi de toutes les évaluations, les calquant uniquement sur les siennes propres. Certes le vice est bien plus vite atteint que la vertu. L’on comprendra aisément que son assertion ne peut guère s’exercer que sur les conduites qui visent une action spécifique et la notion d’engagement qui lui est, par essence, associée. Cependant l’exemple du paysage serait mal choisi si nous le pensions en mesure de recevoir le même type de jugement que celui qui concerne un comportement à adopter face à tel ou tel événement existentiel, lequel impliquerait jusqu’à notre âme en son tréfonds.

   Le schéma projectif, face à la Nature, est essentiellement esthéticien, donc reposant sur une forme qui parle à notre réceptivité sensible et uniquement à celle-ci. Il n’y a, à l’arrière-plan, ni possibilité de loger une métaphysique, ni intention d’initier une morale, ni de faire place à quelque vertu. Le paysage s’adresse, sur-le-champ, à ma sensation sans que mon jugement ne vienne en altérer le caractère de pureté et d’originarité. Car le paysage est toujours le reposoir d’une lointaine origine dont il conserve la trace, les hommes pussent-ils s’ingénier à en pervertir l’immémorial cours. Chemin, arbre, ciel, terre, bosquet sont là en leur simple présentation. Ils ne s’inquiètent de rien, ne demandent rien, ne s’accroissent nullement de l’opinion que nous proférons à leur sujet. Mais il serait naïf et même coupable de penser que, vis-à-vis de leur présence, nous pourrions être quittes de toute dette morale. Si, au travers des âges, ils sont venus jusqu’à nous, c’est que les orages et la foudre les ont épargnés et que des hommes, dans le passé, les ont respectés et entourés des soins nécessaires à leur préservation. Pour cette unique raison, « gens de bons sens » et autres amis, à commencer par nous, qui devisons et contemplons, avons l’urgente tâche de placer nos « avis » dans une identique pensée, une unique préoccupation, un seul souci : ménageons-leur la niche au gré de laquelle le futur pourra les accueillir comme nous les recevons aujourd’hui, telle cette ineffaçable beauté. Il n’y a guère d’autre chemin à emprunter, sauf à préférer l’erreur et la fausseté à la belle clarté des évidences. Mais à ceci nous ne pouvons nous résoudre.

 

  

 

 

 

 

 

  

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7 février 2021 7 07 /02 /février /2021 17:35
Existe-t-il un lieu pour notre essence ?

                     La "pile de Charlemagne",

l'étalon royal de poids avant la Révolution française.

               Source : Musée des Arts et Métiers

 

***

 

 

      D’un néant l’autre. Nous naissons. Nous mourrons. Dans l’intervalle nous vivons, c’est-à-dire nous respirons, mangeons, dormons. Dans l’intervalle nous existons ou bien tentons de le faire. Nous travaillons, créons, aimons, nous distrayons du spectacle du monde. Cependant, jamais nous n’oublions. Jamais nous ne biffons le néant d’une manière définitive. Il fait son bruit de bourdon en sourdine, pareil à son homonyme le « Bourdon » de Notre-Dame qui résonne uniquement lors des grands événements. Scansion de l’humain sous le lourd ciel d’airain.

   D’un néant l’autre comme si écartelés, les pieds sur chaque rive d’un large fleuve nous regardions l’écoulement continu du temps, tel Héraclite, scrutant chaque goutte d’eau, cette condensation d’une éternité en train de se dérouler sans que nous n’y puissions rien changer. Le problème est métaphysique car le temps fuit hors de nous, avant nous, après notre présence et même pendant et nous n’en saisissons jamais que quelques pampres ; les fruits font leur signe dans le lointain et leur subtile ambroisie clignote pareille à l’étincelle du désir. Parfois scellé avant que d’être consommé.

   Conscient de notre inaptitude fondamentale à être, nous pagayons sur le fleuve existentiel, cherchant à apercevoir, sur les rives, l’image de notre possible destinée. Mais la jungle est dense et les arbres de la forêt pluviale font un sombre dais qui ne nous renvoie rien d’autre que notre nullité. Nous continuons à plonger nos spatules de bois dans l’eau, évitant les remous, de peur qu’ils ne nous engloutissement et ne nous invitent à trépas. Chaque jour qui passe, nous nous posons mille questions plus inopportunes les unes que les autres : « Pourquoi vivons-nous ; l’existence a-t-elle un but, l’univers une finalité ; nos descendants sont-ils notre seul futur, une façon de faire un pied de nez au temps ; y a-t-il une vie après la mort ? »

   Bien entendu, toutes ces interrogations sont inutiles pour la simple raison que, jamais quiconque ne pourra leur apporter de réponse. La seule question qui vaille : « Existe-t-il un lieu pour notre essence ? » Puisque, chacun en convient, y compris dans ce monde contingent, nous ne sommes uniquement forme de chair mais avons un esprit, mais  entretenons ce souffle vital que d’aucuns nomment « âme ». Et, s’il en est ainsi, il faut bien se mettre en quête de quelque entité qui existerait en soi, cette « réalité plus réelle que les formes », cette substance  dont nous voudrions qu’elle nous annonçât autre chose que plaies et malheur aussi bien que les tristes joies humaines. Nous souhaiterions, quelque part au-dessus de nous, à côté de nous, telle une aura diffusant son brillant magnétisme, une mystérieuse et confondante présence qui serait le chiffre par lequel nous reconnaître et nous donner site parmi les hommes. Une manière d’étalon, une inaltérable mesure semblable à ces beaux objets de bronze qui figurent dans les salles exactes des Arts et Métiers. Et si nous souhaitons ceci, cette permanence, cette fidélité à nous-mêmes, cette sublime injonction nous disant « Sois  au plus haut de toi dans cette inaltérable matière », c’est seulement parce que, du matin au soir de notre vie, nous errons, nous fluctuons et ne trouvons jamais le séjour qui pourrait immobiliser le fléau de la balance.

   Alors nous questionnons. Toujours et toujours. « Si un genre de lieu de mon essence se laisse apercevoir comme possible, quel est-il ? Quel est l’âge de ma vérité ? Quand suis-je « le plus moi », conforme à la certitude de mon être ? Enfant dans la grâce de l’heure ? Adolescent livré aux affres des premiers tourments amoureux ? Mûr avec le fardeau des responsabilités ? Âgé et déjà m’absentant de moi ? Ou bien avant ma naissance ? Ou bien après ma mort ? »

   Le temps, cet autre nom pour l’être, ne nous attend pas, la substance toujours nous échappe qui est avant, après notre existence. La substance, l’être, sont au néant tout comme notre essence qui réside dans ce lieu incommunicable des Formes Premières. Entre deux néants nous existons. Dans le néant est notre essence. Elle est comme le point-origine par lequel nous déterminons tous nos actes et gestes. Longuement nous pagayons. « Est-ce que ce sont les rives qui filent ou bien nous qui filons entre elles ? A quoi donc se raccrocher ? Les secondes crépitent dont nos mains ne retiennent que l’ultime vibration. Le lieu de notre essence serait-il le vide ? »

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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5 novembre 2020 4 05 /11 /novembre /2020 08:46
Joie, uniquement joie

      Mesures de l'Hymne à la joie de Beethoven

 

***

 

 

  «joie », on prononce le mot, seulement, on le prononce avec une minuscule et rien ne nous parle et ce mot, tel un autre, se fond déjà au milieu des turbulences du lexique humain. Puis on dit « Joie » et alors tout s’éclaire et cette simple énonciation nous porte en dehors de nous, en des espaces qui nous sont inconnus, dont nous soupçonnons qu’ils ont une inestimable valeur. Alors nous nous enhardissons, gonflons notre poitrine et proférons le mot « JOIE », tout en Majuscules et c’est comme un vaste horizon solaire qui nous enveloppe et nous dit la radiance du jour, son coefficient d’inépuisable ressourcement. Ce mot est si ample, si majestueux, que nous clignons des yeux, ne pouvant soutenir, en un seul empan du regard, sa totale plénitude. C’est ainsi, parfois le langage, fût-il constitué d’un vocable simple, nous questionne infiniment et nous invite à la fête indicible de la compréhension. Alors il nous faut creuser, interpréter et donner ainsi des gages à notre éternelle soif de connaissance. Ne le ferions-nous point et nous serions semblable à l’animal en quête de sa seule proie, à la plante demandant sa terre et son eau.

   Donc nous disons « JOIE » et déjà nous savons que nous ne sommes  plus dans la coursive étroite du quotidien. Une autre dimension s’est ouverte à laquelle nous sommes conviés, sans possibilité aucune de nous y soustraire. C’est la loi de notre essence que de nous constituer en tant que pensants, ce dont nous devons assurer la charge. Ce mot est habité d’une telle phosphorescence que, de partout, il déborde le cadre de notre sensation. Il se dilate et se donne tel un oiseau des cimes qui flotterait haut, gorge blanche épanouie tout contre le dôme d’azur. Un vol si hauturier que nous serions saisis de vertige à la seule pensée de l’envisager, c'est-à-dire de lui donner visage. Car donner sens est toujours donner visage. Que serait, en effet, quelque réalité - pierre, feuille, fleuve -, sans qu’un visage, une face, puissent leur être accordés comme le fanal par où les reconnaître ? Oui, les choses ont un visage, grâce auquel nous les reconnaissons et les plaçons à l’endroit exact de leur vérité.

   Mais la « JOIE », qu’en est-il de la « JOIE », si ce n’est chercher à se saisir d’un fantôme qui, partout recule, et dissimule les contours de son être ? Car toute JOIE est abstraite, n’est-ce pas ? Qui donc, un jour, pourrait se vanter de posséder la JOIE, tout comme l’on possède une pierre précieuse ou bien une automobile ? JOIE est pure abstraction. Ce faisant il nous est demandé de lui attribuer une présence identique à un objet. Donc nous disons : «Cette pomme est JOIE » ; « Cette Belle est JOIE » ; « Ce tableau est JOIE ». Nous, en tant que Sujets, visons l’objet JOIE à la mesure de notre conscience intentionnelle. Nous lui conférons site, présence et l’amenons sur le plan d’une possible réalité. Et le sens qui résulte de notre confrontation à la JOIE est simple passage de nous à elle, passage qui nous détermine tous les deux comme deux vis-à-vis dont les êtres coïncident l’espace d’un instant. Toujours fugace car il est dans la nature de la JOIE de ne point durer. En serait-il autrement que son essence hypostasiée se confondrait avec l’arbre ou la racine ce, qu’évidemment, jamais elle ne consentirait à être. Car la JOIE a une volonté, celle de rencontrer un étant afin que, conduit à son ultime accomplissement, ce dernier puisse découvrir l’être qui lui est consubstantiel et le fait tenir debout parmi la multitude des phénomènes terrestres.

   Disant la JOIE, nous disons toujours en dehors de nous pour la simple raison que nous ne nous croyons nullement éligibles au titre d’une telle félicité. La visant, nous croyons parler de Pascal et de son Mémorial « Joie, joie, joie, pleurs de joie », paroles surhumaines adressées à son Dieu. Nous croyons parler de Zarathoustra, de son chant au sein duquel  « TOUTE JOIE VEUT L’ÉTERNITÉ ». Nous croyons encore parler de Spinoza pour qui « la joie est le passage de l’homme d’une perfection moindre à une plus grande ». Nous croyons parler de Beethoven transcrivant en symphonie le poème de Schiller. Mais qu’en est-il de l’homme ordinaire qui, lui aussi, voudrait approcher cette expérience de la JOIE ?

   Alors nous pensons à l’humble, au simple. Nous pensons au jardinier qui abrite amoureusement ses semences du vent et du froid, les flatte du creux de la paume et sent le végétal rayonner en lui, déployer ses ramures de chlorophylle à l’intérieur de son corps : JOIE.

   Alors nous pensons au potier qui façonne un vase. Ses mains sont si intimement liées à la matière qu’il fait corps avec elle, comme si aucune division ne s’instaurait entre la chair et la chose produite : JOIE.

   Alors nous pensons à l’enfant qui caracole et s’envole en imaginaire avec son cerf-volant bariolé : JOIE.

   Bien des penseurs prétendent que la JOIE est immanente à sa propre essence, qu’elle n’a nul besoin d’un objet en vis-à-vis afin de paraître. Clément Rosset abonde dans ce sens en affirmant que : «…la joie est un plein qui se suffit à lui-même et qui n’a besoin pour apparaître d’aucun apport extérieur». Ainsi, un homme dans le secret de sa chambre connaîtrait cette sublime ascension-expansion sans que quelque objet que ce soit n’en ait déterminé l’apparition et le cours. Mais, ici, c’est faire abstraction de toute l’empirie humaine, postuler l’existence d’une conscience vierge du monde, de toute forme préalable, sur laquelle soudain s’imprimerait l’ineffable et sourdrait, à la manière d’une eau fossile mise au jour, délice et volupté, sans raison, en quelque sorte simple phénomène dépourvu d’un enchaînement de causes et de conséquences.

   Mais cette abondance, ce soudain excès ontologique ne naissent pas d’une façon spontanée car, alors, il faudrait supposer la brusque émergence d’une « crise mystique » ou bien d’un acte de piété qui en révéleraient la prodigieuse apparition. Bien plutôt il semble toujours s’agir d’expériences intériorisées qui n’attendaient que l’instant de leur résurgence. Une sorte de « Petite Madeleine » faisant sa belle éclosion au plein d’une profondeur bouleversée. C’est parce que, dans le pli de notre être, subitement, le processus des affinités avec le monde a trouvé sa correspondance, son union, que le sentiment de cet envahissement heureux peut se produire et nous ébranler. Nous ne pouvons donc écrire, simplement, toute Joie, Joie dans le genre d’un pur jaillissement dont jamais on ne pourrait connaître le lieu de la provenance. Tout au plus pourrions-nous écrire Toute JOIE ne survient qu’à la condition d’y avoir été préparée. Toujours nous sommes disponibles pour son accueil. Toujours les mains de l’homme sont ouvertes qui attendent les offrandes. Toujours !

  

 

 

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12 septembre 2020 6 12 /09 /septembre /2020 08:08
Aux sources de la Liberté

                           Source de la Loue

                 Source : Voyageuse Comtoise

 

***

 

 

   « Liberté », combien ce nom est doux à prononcer. Oui, mais aussi combien redoutable lorsqu’en son fond se laisse deviner, parfois, une part d’asservissement, de possible restriction. La liberté est un tel concept, si précieux, si essentiel que, jamais, nous ne sommes disposés à l’entendre selon une atténuation de sa valeur. Car il ne saurait y avoir de liberté tronquée qu’en raison même de la perte de son essence. Souvent il nous plaît de rêver à elle, d’en tracer les subtils contours sur la toile de nos nuits. Elle est alors telle une fiancée, une promise qui nous destinerait toutes ses faveurs et, de simplement la connaître, nous vivrions nos plus belles heures. Le luxueux, le rare sont toujours ces formes mouvantes, ces sortes de linéaments se fondant dans le bleu du ciel que nos mains ne peuvent étreindre. La liberté est de cette nature, fière, sauvage, parfois si indomptable que nous renoncerions à l’appeler, craignant, à tout instant, que sa fuite ne soit sa seule réponse à notre turbulent désir. Alors, désemparés, nous sommes près de penser qu’elle n’est qu’une invention, une buée s’élevant de notre imaginaire et nous continuons à vaquer à nos tâches, tête basse et la nuque raidie d’angoisse.

   Liberté au plus haut de son ciel. Libre de soi, c’est une tautologie mais bien des tautologies posent les premières pierres d’une vérité. Liberté, nous la voulons idéelle, sans lien avec une cause terrestre, sans attache matérielle qui en entraverait la course. Devrions-nous lui affecter un référent symbolique, ce serait sans doute celui d’une LICORNE, cette créature légendaire libre d’avoir corps de cheval, barbiche de bouc, sabots fendus, corne spiralée au milieu du front et, surtout, libre de posséder une étonnante et singulière beauté. Libre comme une légende qui n’a rien à faire du principe de raison ni du questionnement des curieux et des apothicaires. Car apparaît comme libre ce qui s’investit de fantaisie et ne rend compte à personne de ses propres choix. Licorne libre d’être telle qu’elle est tout comme la rose d’Angelus Silesisus est « sans pourquoi », autrement dit belle parce qu’elle est belle. Toute justification au-delà ne serait que pur bavardage.

   Mais si la Licorne, d’essence essentiellement spirituelle, peut flotter dans nos têtes sans autre forme de procès, il n’en saurait aller de même pour nous, « frères humains » qui devons arrimer à la pesanteur de la terre nos actes les plus simples jusqu’aux plus compliqués. C'est-à-dire leur donner des assises concrètes. Aussi bien continuer à deviser de la liberté ne pourra avoir lieu qu’à l’aune des expériences existentielles qui constituent notre propre alphabet. Donc nous allons l’habiller des vêtures de l’humain et continuer à nous interroger à son sujet. C’est essentiellement dans les activités de nos semblables que se donne à voir la relation plus ou moins grande avec cette licence ontologique dont ils pensent user alors que parfois ils n’en sont que les usufruitiers par défaut ou les jouisseurs occasionnels. Ne s’abreuvent à la source des plus grandes latitudes que de rares élus.

   En prélude aux quelques remarques qui vont suivre, posons comme la dimension la plus exacte, l’assertion suivante : ‘Le maître qui se sent esclave est moins libre que l’esclave qui se sent maître ‘ et affectons-lui, provisoirement, la signification suivante : Être libre est s’éprouver libre, accentuant le « s’éprouver » qui fait de la liberté le lieu d’une perception-sensation, autrement dit la pose, cette liberté, comme perçue par cette irremplaçable subjectivité douée de jugement dont le foyer irradie toute chose venant à nous. La liberté est celle que je fais mienne, laquelle m’inonde de sa puissance au seul motif que je la reconnais comme l’une de mes plus singulières propriétés, que je la situe au fondement de mon être. Ici se fait jour, bien évidemment, la notion de libre-arbitre et l’action de la volonté qui en sous-tend l’armature.

 

    Quelques situations où quelque chose comme une liberté peut éclore.

 

   * Des enfants, autrefois, dans une cour d’école. Il est midi et l’heure de la cantine a sonné. Assis sur des bancs de bois, des écoliers s’apprêtent à prendre leur collation. L’un d’entre eux a oublié d’emporter son repas. Il regarde les autres avec quelque gêne et un peu d’envie. Un garçon, nommé Pierre, sentant le désarroi de son camarade, partage son en-cas et en offre la moitié au petit étourdi dont le dénuement cesse enfin à la seule grâce de ce geste.    

 

   Pierre est libre selon le Bien.

 

   * Un laboureur dans ses champs en automne. Il trace ses sillons bien droits. Les mottes luisent au revers du soc. A chaque extrémité il s’arrête, boit l’eau exacte et pure de la source. Il flatte de la main l’échine de ses bêtes. Il leur donne le contenu d’un seau afin de les désaltérer. Il fait corps avec sa terre, il halète au rythme de ses entailles dans le sol gras, lourd, qui le nourrit. Il remercie. Offrande du jour dont l’homme puisera sa quantité de suffisant bonheur.

  

   Le Laboureur est libre selon le Vrai.

 

   * Un luthier dans le clair-obscur de son atelier. Son instrument est terminé. Il en lustre le bois à la chaude teinte d’épicéa, il en caresse la volute amoureusement, en effleure le chevalet. Il serre doucement les chevilles, met les cordes en tension, en éprouve, du gras du pouce, la sonorité. Il saisit l’archet. Les premières notes, les premiers vibratos pareils à la voix de l’aimée. Puis le  tout début du concerto des « Quatre saisons » de Vivaldi. La musique est pleine, entière qui se répand dans l’atelier. Luthier, instrument, une seule et même harmonie dans le jour qui commence.

 

   Le Luthier est libre selon le Beau.

 

      C’est le sentiment interne de leur liberté qui infuse et se répand en eux à la manière d’une chose distante de tout calcul, de toute mesure, ceci qui en atténuerait la valeur. Geste pour le geste, pourrait-on dire.

Le geste du don pour Pierre.

Le geste de l’exact pour le Laboureur.

Le geste du beau pour le Luthier.

 

   Ces gestes, et uniquement eux sont configurateurs de cette liberté qui les accomplit en tant qu’appelés par l’essence humaine. A témoigner. D’eux d’abord. De ce qui grandit l’homme ensuite. Beau, Bien, Vrai, ces transcendantaux ne peuvent s’exclure d’un acte de liberté. Bien au contraire ils sont les conditions de sa possibilité. Ils en fondent l’exécution et le rayonnement. La liberté est liberté pour soi. Liberté est gratuité. Libre est celui qui se reconnaît en tant que tel et s’octroie cet état tout le temps que dure l’épreuve qu’il en fait, dont il ne pourrait sortir que par la contrainte ou la puissance d’une volonté extérieure qui proférerait les ordres de son aliénation. Ces existants qui demeurent dans le sillon de leur propre nature sans en altérer le juste tracé  sont hors de danger car ils s’assurent de la seule forme qu’il leur soit demandé de tenir : celle de la flèche qui vise sa cible et, jamais, ne s’en détourne. Tous nous sommes assoiffés de cette source fondatrice mais ne savons pas toujours quel chemin emprunter pour en trouver la limpide donation. Assurément nous voulons boire et étancher notre soif. Pas de plus grand danger que d’être privés d’eau. Pas de plus grand danger !

  

 

 

 

 

 

 

 

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