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26 janvier 2022 3 26 /01 /janvier /2022 10:23
Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   [Cet article s’essaiera, prenant appui sur l’exposition “DESTROY THE PICTURE : PAINTING THE VOID, 1949 -1962” au  MOCA de LOS ANGELES, titre dont la traduction en français est « Détruire l'image : peindre le vide », s’essaiera donc à faire ressortir en quoi le Vide est bien, précisément, le fond sur lequel s’enlèvent ces nouvelles et audacieuses innovations plastiques.

    Synthèse de l’exposition telle que pensée par le MOCA : « Détruire l'image : Peindre le vide, 1949 -1962 se concentre sur l'une des conséquences les plus significatives de la montée de l'abstraction dans la peinture du XXe siècle : l'assaut littéral des artistes sur le plan de l'image. Répondant au climat social et politique de l'après-guerre, en particulier à la crise de l'humanité qui a résulté de la bombe atomique, des artistes aux États-Unis et à l'étranger ont déchiré, coupé, brûlé ou apposé des objets sur la toile traditionnellement bidimensionnelle. Peindre le vide marque la première fois que ces stratégies sont réussies comme mode cohérent de production artistique. L'exposition est l'occasion de revenir sur les répercussions profondes de cette démarche dans le domaine de la peinture : premières expériences avec la matérialité du geste, jusqu'à l'expansion du médium pour incorporer des stratégies de performance, temporelles et d'assemblage. L'exposition se concentre en particulier sur bon nombre des premières expériences d'artistes qui ont déplacé le médium bidimensionnel de la peinture vers la tridimensionnalité de la sculpture. »]

 

*

 

   Bien plutôt que de donner une définition abstraite du vide, nous tâcherons de le rencontrer sous les différentes occurrences dont ces œuvres sont le support. Ce qui, d’emblée est à noter, c’est que la succession des œuvres ci-dessous proposées se fera selon des degrés successifs, de la non émergence du vide à partir de « Sacco et oro » de Burri, jusqu’à la saturation du vide tel que manifesté par « Untitled » d’Otto Muehl, en passant par les formes intermédiaires du début de fusion de Klein et des incisions de Fontana. Ainsi se dessinera, progressivement, un effacement de la matière au profit d’une non-matière qui est son contrepoint. Là où se donnait le plein d’une substance, quelque chose fait trou, lequel trou ne saurait apparaître sans nous interroger. En toile d’arrière-fond, le Lecteur, la Lectrice se souviendront que tous ces essais plastiques ne font que s’élever sur le tas de ruines laissé par la Seconde Guerre Mondiale, avec toutes les apories que suppose la barbarie qui en a été le moteur. Notre souci premier se portera sur le triptyque Forme/Matière/Vide et sur les significations sous-jacentes qui y sont associées. Donc le contexte esthétique plutôt que la dimension civilisationnelle et les conséquences sociales d’une immense convulsion de l’Histoire. Chacun, chacune, à sa manière, pourra reporter ces « accidents » picturaux aux événements temporels qui les ont suscités.

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Alberto Burri Sacco e oro (MOCA)

Ici, si l’on voulait se référer à la dimension historique, bien évidemment, cette toile de Burri ferait signe en direction de cette terre meurtrie telle qu’abandonnée à elle-même à Verdun à la suite des terribles combats qui s’y sont déroulés. Mais observons la Matière. Si, longtemps, le paradigme de la création artistique s’est fondé sur le lisse et la planéité de la toile, sur l’exactitude d’un cadre donnant ses assises à l’œuvre, l’on se rendra vite compte que le terme de « révolution » conviendrait bien mieux que celui « d’évolution ». C’est, à proprement parler, d’une « révolution copernicienne » dont il s’agit, d’une recomposition du champ sémantique pictural. Certes le vocabulaire est simple, en quelque manière minimal dans sa répétition, si bien qu’une possible monotonie pourrait se lever de ces sacs uniformément couleur terre de Sienne. Seule la texture vient rythmer l’espace, lui donner du corps, nous le rendre visible telle une réalité dont nous ne percevrions guère la nature. Le « tissage » est serré, les empiècements venant renforcer cette impression de densité. Le Vide n’est là présent qu’à titre de simple théorie, de « condition de possibilité », laissant son effectuation pour plus tard, ou bien demeurant en soi tel un paradoxe qui n’aurait nullement déterminé la forme future de son être. A observer cette surface, nulle inquiétude ne surgit, pas plus qu’elle ne pourrait se présenter à la vue d’un sac gisant sur le sol de quelque minoterie. Ce sac est en lui-même tel qu’il est, il ne déborde nullement de soi, les mots qu’il profère sont des mots de sac ne nécessitant nulle compréhension particulière, ne demandant nul appel à une quelconque herméneutique. Le sac en tant que sac pour en résumer l’évidente simplicité.

Kazuo Shiraga, Work BB 45   1962  (MOCA)

Kazuo Shiraga, Work BB 45 1962 (MOCA)

Avec l’œuvre de Shiraga, nous voyons bien que nous avons changé de point de vue, que l’expression picturale s’est emparée de moyens d’énonciation plus « classiques ». On y observe des couleurs, certes sourdes, des rouges carmin, des jaunes chamois, des teintes indéfinies résultant du mélange des nuances. On y repère la trace de la brosse au plein même des vigoureux empâtements. L’effet de Matière est immédiat. L’effet de Forme s’y dévoile avec l’impression d’une rare énergie. Des éclaboussures sur la toile témoignent de la vivacité du geste pictural. Alors, tant que nous restons dans la logique de cette picturalité, peut-être sommes-nous décontenancés par toute cette profusion verbale. Mais en réalité, cet apparent bavardage est une strate qui vient dissimuler un blanc silence. Ce que la Matière occulte, ce Vide dont elle semble provenir, paraissant lutter afin de s’en arracher. Etonnante force d’attraction du Vide, en un seul geste de sa puissance il pourrait réduire à merci tous les efforts de l’Artiste, le déposséder de ses brosses, le laisser muet devant le mystère infini de cet espace vierge. Il serait alors pareil à un étrange Voyageur égaré parmi les sables sans fin du Désert avec, à l’horizon, le tremblement des mirages. Déjà se lève une inquiétude. Déjà s’initie un jeu mortel de questions/réponses, la réponse s’écroulant, en quelque façon, sous la puissance de la question. Si, immédiatement l’œuvre découverte, l’on nous interrogeait sur les impressions que nous ressentons à son contact, il y a fort à parier que notre mutité serait la seule réponse que nous pourrions proposer à ce qui apparaît bien à la façon d’une énigme.

Yves Klein,  Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

Yves Klein, Untitled Fire Painting (F 27 I) 1961 (MOCA)

 

   Avec Yves Klein c’est encore un degré supplémentaire qui vient d’être franchi, aussi bien en direction d’une radicale abstraction que d’une audace créatrice. La toile qui sert de support devient totalement inconnaissable. Ce n’est plus le subjectile qui s’adresse à nous depuis sa nature même, c’est bien la combustion que se porte devant le regard, le fascine, l’oblitère. Nous ne sommes plus guère assurés de la réalité de notre vision. Tous les a priori sur lesquels se fondait notre acte perceptif s’effondrent, laissant la place à ce Vide inhérent aux questions métaphysiques. Mais qu’a donc fait la flamme pour ainsi provoquer la déroute de nos élémentaires sensations ? Elle a franchi un seuil, elle a traversé un écran.

   Soudain, l’acte de fusion a reconduit la physique des choses à n’être plus qu’une fumée qui passe derrière la toile du réel, nous apercevant avec une sorte d’effroi que plus rien ne tient, que les habituelles polarités se sont effacées, que les amers vacillent, que la logique se dilue, que les certitudes tremblent, que le souverain Principe de Raison oscille sur ses fondations. Ce qui, ici s’est accompli, n’est rien de moins que le dévoilement de la Métaphysique, l’enfilade de ses miroirs, chaque miroir reflétant à l’Infini, toutes les images des autres miroirs, avec des irisations d’Absolu, des flottements d’Eternité, des spirales d’Être.

Lucio Fontana   Concetto spaziale Attese 58 T 2  (MOCA)

Lucio Fontana Concetto spaziale Attese 58 T 2 (MOCA)

   Ces essais de combustion, ces tentatives de faire effraction au travers de la toile, voici que Fontana les accomplit à la hauteur de son geste iconoclaste. Ce qu’il a déchiré de l’icône artistique, ce qu’elle a de plus précieux : le visage qu’elle nous offre, le regard qu’elle nous adresse. En guise d’épiphanie il ne demeure que ces entailles par où nous sommes convoqués hors de nous, dans un étrange domaine qui ne parle nullement notre langue, où les « objets » se sont dépouillés de leurs corps, où l’illisible même est la texture qui nous rencontre et nous soumet à la question. Mais quel surgissement Fontana a-t-il cherché à la mesure de ses vigoureux coups de cutter ? Est-ce sa peau d’Artiste qu’il a incisée ? Ou bien la peau du Monde ? Sans doute un peu des deux car l’on ne saurait aller si loin dans l’élaboration picturale sans faire s’effondrer quelque cathédrale, sans abattre quelques solides arcs-boutants. Ce qui en réalité s’effectue : un passage du dedans au dehors, la perte d’un en-deçà des choses pour leur au-delà, la métamorphose des postures conscientes en leur revers inconscient.

   La coupure fontanienne est l’équivalent plastique des herses de Soulages labourant la pâte noire, y creusant de puissants sillons où ricoche la lumière, simple émanation de ce que la main traçante a décidé du destin de l’œuvre. Ainsi est né ce fabuleux « Outre-Noir » qui est bien un Outre-Monde, une expulsion du senti et de la pensée ailleurs qu’en leur site habituel. Chez Fontana, par la fente se révèlent, mais dans la réserve, mais dans le recul nécessaire, les habituelles figures de la Métaphysique : l’Esprit, mais aussi bien l’Histoire, l’Art, l’Infini, l’Absolu, l’Être et bien d’autres idoles d’une inquiétante illisibilité. Oui, tout ceci sur le mode des Intelligibles. Si l’on peut aisément saisir de petites histoires, de minces événements du quotidien, du sensible donc, jamais il n’est laissé à notre discrétion de porter devant nous la grande Histoire, pas plus qu’il n’est possible d’envisager l’Art en sa totalité, quelques fragments seulement, ici une toile, là une sculpture, ailleurs une encre ou un monotype. C’est donc un essai de sonder l’Art jusqu’en sa plus originaire fondation qui se laisse lire. Le Vide, qu’en une certaine manière, dans les œuvres précédemment évoquées, l’on pouvait qualifier « d’existentiel » en raison de ses attaches encore mondaines, change de nature, s’allège si l’on peut dire, brille à l’horizon à la façon d’une Essence, il devient donc « essentiel ».

 

 Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

Alberto Burri Combustione Plastica Guggenheim

 

   Et nous voici revenus aux impertinences burriennes, lesquelles s’accroissent d’une pratique artistique encore plus subversive. Ce qu’il est demandé à l’Art, de rendre raison de qui il est, de se dévêtir de ses habituels atours, de nous montrer ses coutures en quelque sorte, de se mettre à nu afin que notre curiosité enfin comblée nous puissions nourrir quelque certitude sur son être véritable et, conséquemment, sur le nôtre, toujours questionnant et tremblant. (Sans nul doute, afin d’introduire une brève réminiscence historique, cette « Combustion Plastica », reflète-t-elle le déluge de feu de Verdun, les trous profonds creusant « Le Chemin des Dames »), mais ce qui est essentiel, de forer plus avant l’intention artistique, d’en déceler la volonté à l’œuvre et de déboucher sur ce sentiment de désarroi qui touche l’Artiste, lorsque, dans le calme et le silence de son atelier, il prend conscience que son geste bouleverse jusqu’en son tréfonds les fragiles vérités humaines.

   Ce qui est déroutant pour le Voyeur de cette œuvre, c’est que le regard hésite, qu’il ne sait où aller, que partout où il se pose, c’est le chaos qui surgit et menace de le détruire, lui l’Observateur passif des apories universelles. Ici, le Vide, bien plutôt que de se donner à nous dans sa positivité, nous le rencontrons dans sa négativité, son absence, laquelle est d’autant plus menaçante qu’à tout instant il peut faire fond sur cette tache noire, dans les plis de la matière convulsive, dans le subjectile chauffé à blanc, enfin dans quelque trou, tous signes avant-coureurs de l’Absurde dans son plus urticant jaillissement. Se donnent à voir, entre les trous, les boursoufflures de la matière, les contorsions épileptiques du réel, notre propre corruption, antichambre de notre singulière disparition. Cette peinture est, en quelque sorte, sacrificielle : son sacrifice est aussi le nôtre, en quoi nous rejoignons le sort commun des choses périssables.

 

 

 

 John Latham, Untitled 1958  (MOCA)

John Latham, Untitled 1958 (MOCA)

   C’est maintenant l’étonnante toile de John Latham sur laquelle nous nous arrêterons. Comme il a déjà été précisé dans le commentaire du MOCA, il y a passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité, autrement dit la peinture se fait sculpture. Mais bien plus qu’une simple translation de formes à l’intérieur de l’œuvre, ce qui est à considérer avec attention, c’est que cette tentative définit sans doute un nouveau paradigme esthétique mais aussi l’un des ultimes essais de profération de la toile en direction de ce qui en dissout la matière même, ce Vide ici si apparent qu’il se donne dans le genre d’une bonde d’évier au sein de laquelle un vortex entraînerait toute manifestation située à l’extérieur de ce Néant. Oui, ce Trou violente la toile. Oui, ce Trou est bien le Néant lui-même en sa plus efficiente vacuité. Sa blancheur détruit tout ce qui n’est nullement lui. Comment une chose pourrait-elle se sauver du Néant ? Alors nous pensons à l’essai « d’ontologie phénoménologique » (en clair : faire apparaître l’être) intitulé « L’Être et le Néant » de Jean-Paul Sartre. La conjonction « et », réunissant les deux mots, semble les poser nettement à part l’un de l’autre. Mais, à notre tour, tentons un geste philosophique iconoclaste et, en quelque manière, changeons la relation de ces deux termes en écrivant « L’Être EST le Néant ». Or chacun pourra s’accorder à reconnaître que si nous saisissons des fragments de l’exister, jamais nous ne pouvons atteindre l’Être lui-même, sauf à spéculer à son sujet.

   Mais revenons au tableau-sculpture. Que nous dit-il au travers de ses formes ? Le Trou nous dit le Vide, le Néant, l’Être, toutes nominations strictement équivalentes au motif que ces Entités portent en elles le tissage de leur propre déconstruction, de leur total absentement. Que nous disent les Reliefs forcément existentiels : le chiffon plié en boule, les livres, la pipe ? Le Chiffon nous dit la complexité du Réel. Les Livres nous disent la faveur de la Culture. La Pipe nous dit nos addictions aux narcotiques, autrement dit notre allégeance au Principe de Plaisir. Et maintenant, si nous mettons en relation le Trou, d’une manière singulièrement dialectique, avec le Chiffon, les Livres, la Pipe, nous voyons aussitôt que ce que nous indique le Vortex, c’est l’annulation pure et simple du Réel, de la Culture, du Plaisir. Autrement dit le champ de bataille est ouvert qui apure les comptes existentiels, au terme du combat rien ne subsistera que le Néant, que l’Être, une seule et même chose pour dire la clôture définitive du Sens si l’on prend soin d’interroger radicalement l’esquisse de notre présence sur Terre.

   Tout, en définitive, est soumis au rythme de la contingence, aux nervures de la factualité et, pour citer le lexique princeps de Sartre, tout est voué à la « déréliction », à la solitude. Oui, nous sommes « condamnés à être libre », le premier terme annulant cependant et paradoxalement la valeur du dernier. Nous sommes libres-pour-la-Mort et c’est en ceci que se détermine le destin de notre Dasein. Ce qui veut dire que, regardant les motifs existentiels de l’œuvre de Latham, Chiffon-Réel, Livres-Culture, Pipe-Plaisir, nous sommes aussi regardés par ce Vide-Être-Néant dont en dernière analyse nous sommes l’œuvre toujours-déjà en voie de disparition. Ceci n’est nullement triste. Ceci n’est nullement l’énoncé d’un supposé pathos. S’il en était ainsi, il faudrait dire que le Réel aussi est triste. Or il n’est jamais que ce qu’il est et, « contre » lui, nous ne pouvons strictement rien, sinon le laisser glisser en nous selon la pente de sa propre logique.

  

Otto Muehl, Untitled, 1963   Source : SFAQ/NYAQ/AQ

Otto Muehl, Untitled, 1963 Source : SFAQ/NYAQ/AQ

   C’est l’œuvre placée au début de cet article qui en constituera l’épilogue. Cette œuvre est à la fois belle en son dénuement, synthétique en ce qu’elle résume les points forts de la déconstruction picturale initiée par les Artistes de « Détruire l’image ». C’est évident, le champ spatial que Latham impose à notre vision n’est rien moins qu’un acte de sédition, de rébellion à l’encontre des archétypes qui hantent l’Art depuis des millénaires. Ici, plus rien ne tient : plus de composition, plus de règle d’or, plus de perspective, plus de gamme chromatique. Tout se donne visiblement à part de l’aire esthétique, dans une perspective qu’on pourrait dire « éthique », compte tenu des soubassements existentiels-événementiels qui en traversent la réalité. Nombreux seront ceux, celles qui, face à cette œuvre, se poseront le problème de sa signification, de l’éventuel rapport qu’elle peut entretenir avec le domaine de l’Art. Et si, en effet, ils se posent ces questions, si au sortir de l’exposition ils ressentent quelque trouble, quelque gêne, si leur regard en a été légèrement modifié, alors « Destroy the picture » aura atteint son but : interroger le réel jusqu’en son versant invisible. Peut-être n’y a-t-il guère d’autre conduite à tenir que d’en être troublé sans en repérer clairement l’origine. Jamais les choses ne nous apparaissent dans la clarté d’un donné-une-fois-pour-toutes. Constamment notre existence s’édifie sur les précédentes déconstructions, sur les ruines que, derrière nous, nous laissons toujours fumantes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 janvier 2022 7 23 /01 /janvier /2022 09:44
Buraglio : « materia prima »

Agrafage -1966

Source : Centre Pompidou

 

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   Lecture selon l’Objet Déchu

 

   Si l’on considère l’œuvre de Pierre Buraglio déjà ancienne, prenant essentiellement en compte ses « agrafages », les caviardages de ses « carnets »,  ses « Gauloises bleues », ses « Plaques de Métro della robbia », ses « portes », « paravents », « cadres de fenêtres », l’on s’apercevra bien vite que la relation au thème de l’Objet Déchu, non seulement doit être établie, mais que ces divers objets constituent le vocabulaire premier de l’objet déclassé, abandonné, placé, le plus souvent hors de l’attention des Existants, tel que cet Artiste les met en perspective. Comme si la Chose, subitement privée de tous ses attributs fonctionnels, n’existait plus que par défaut, sinon remise à quelque néant qui l’ôterait du champ de la visibilité. Mais bien évidemment, c’est cette non-visibilité, cette quasi-disparition, cette pauvreté qui, sous l’œil esthétique de l’Artiste en font l’essentielle valeur. De ces objets en quelque sorte reniés, de ce dénuement foncier, de cette manière de retour au statut d’une primitivité, Buraglio saura tirer toute la quintessence. Alors naîtra de ces « simples » de ces « modestes » une singulière « esthétique » qui fera de l’indigence, de la pénurie, de la privation, les ressources mêmes au gré desquelles faire surgir, dans le cadre d’une beauté simple, immédiate (pensons à la grâce juvénile du tout jeune enfant, au bourgeon en son éclosion native), l’image qui, par sa spontanéité, comblera ceux parmi les Voyeurs des œuvres qui seront touchés par cette émergence du modeste à fleur de peau de la Chose. Il suffira alors que le Peintre (ne nommait-on à cette époque de son parcours, cet Artiste « le peintre sans pinceau » ?), s’inscrive dans une démarche d’économie picturale, laquelle, n’offensant nullement l’Objet, ne le dissimulant sous quelque fard qui viendrait en altérer la vérité, le restitue telle  la rare et méritante apparition d’une prose du quotidien qui, la plupart du temps, échappe à nos yeux citadins bien trop recouverts d’un vernis culturel biffant les vertus rayonnantes du Simple. L’erreur eût consisté à « embellir » ces Objets, à les recouvrir d’une touche « beaux-arts », à convoquer quelque virtuosité picturale qui en eût détruit le caractère foncièrement « naturel », au sens d’un « retour à la nature ». L’erreur eût été d’inscrire ces riens usés, écaillés, poncés dans une sorte de pseudo-poésie, de lyrisme inadéquat, de passion inutile qui n’eût concouru qu’à leur perte pour le champ de l’art.

Buraglio : « materia prima »

« Assemblage de Gauloises Bleues

et chutes de toiles » - 1982,

Source : Auction.fr

 

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   « Assemblage de Gauloises Bleues et chutes de toiles » de 1982 résume assez bien, à lui seul, la philosophie de l’Artiste. Les choses sont laissées en leur état de choses. Les Gauloises sont des Gauloises. Les Chutes sont des Chutes. Nul débord hors d’elles, nul appel à un principe d’esthétisation obérant leur être. La chose se donne en tant qu’elle-même, dans son évidence première. La chose ne fait appel à rien, elle demeure en soi, en sa pleine autarcie. Elle est chose en tant que chose et seule cette tautologie confirme son être en sa plus effective réalité-vérité. Les choses abandonnées à elles-mêmes sont au plein de leur signification interne, c’est nous les hommes au regard biaisé qui y introduisons valeurs et prédicats dont elles n’ont nulle connaissance pour la simple raison que rien ne s’élève d’elles qui ne serait pas elles. Ici, il s’agit de pure immanence et notre présence est tellement loin de leur « préoccupation » que la transcendance que nous leur offrons à la manière d’un présent ne les affecte guère. Elles ont seulement à être, pour le temps des temps, ces choses remises à une quasi-nullité dont elles tirent tout leur « mérite » et la modestie heureuse de leur étendue circonscrite au cercle de leur propre aura. Leur liberté est à ce prix, la nôtre à la hauteur du regard juste que nous leur adressons, chacun demeurant en soi dans le territoire qui est le sien. Jamais cette Forme ne nous rejoindra que, corrélativement, nous ne pourrons réellement rencontrer. C’est dans le geste d’une réserve vis-à-vis d’elles, d’une pudeur élémentaire que se situera notre conduite qui ne sera vraiment éthique qu’aux prix de cette sincérité de la vision. C’est bien pour cette essentielle raison que Pierre Buraglio se tient à distance, ne modifiant qu’à la marge ces objets, agissant avec parcimonie sur leurs limites, leur aspect, le caractère qui les détermine en propre.  

Buraglio : « materia prima »

Plaque de métro

Source : Galerie Hélène Trintignan

 

***

  

   Regardez donc cette « Plaque de métro ». Belle en sa nature. Déjà arrivée au lieu recueilli de son être. Forme d’emblée présente parmi les formes artistiques. La couleur bleu émail est déjà parvenue « à sa richesse », pour employer la célèbre formule cézanienne. Et sa « richesse » c’est bien ce qu’elle est en son fond : cette couleur inimitable, cette ligne blanche en « L » qui la parcourt et dit le chiffre de sa géométrie, ces écailles qui énoncent la souffrance, l’âge de la matière. Comment, ici, ne nullement faire le rapprochement, mais dans la nécessaire distance, mais dans l’inévitable altérité, avec les rides de la personne âgée, les tavelures qui tachent sa peau ? Il y a une émotion « existentielle » à constater ceci, cependant nul pathos qui inclinerait tout dans la dimension ego-anthropologique. L’art de l’objet déchu doit demeurer art de la distance, touche à « fleurets mouchetés », vol de colibri devant le nectar, démarche de caméléon dont chaque nouveau pas annule le précédent. Faute de cette réserve, nous n’instillerions en l’objet des attributs qu’il ne possède pas, nous en altérerions l’exacte mesure et donc nous le ferions sortir du site de l’art.

 

Buraglio : « materia prima »

Source : pierreburaglio.com

 

C’est à l’ensemble des œuvres incluses dans ce motif de l’objet pauvre (pensez au mouvement de « l’Arte povera »), que l’Artiste appliquera ce que nous pourrions nommer une « morale de l’indigence ». Ainsi les portes récupérées sur des chantiers de démolition, les paravents sauvés de la destruction et de l’oubli, les châssis de fenêtres se verront appliquer d’identiques procédures minimales, seules à même de sauver ce qui peut l’être, à savoir l’authentique en sa singulière donation. Exemple des « cadres de fenêtres » : l’ascétisme y est si présent que n’en pas percevoir la dimension serait geste de pure inconscience ou bien d’un réel désintérêt. Le bois y apparaît naturellement décapé, poncé à vif par l’âge et l’usure. Les chevilles sont apparentes ainsi que les trous laissés par celles qui sont absentes. Ici, nul procédé de « réhabilitation », nul embellissement de ce qui, par nature, confirme sa beauté. Quelque ajout n’apporterait que confusion et ferait ricocher le langage de l’objet en direction d’un verbe qui n’est nullement le sien. Parole au plus près d’une parole devenue originaire par l’intermédiaire des stigmates du temps. La fenêtre usée, du reste son fragment suffit à évoquer sa totalité, demeure en elle-même, il s’agit d’un Objet « tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change » en énonciation mallarméenne. La chose en soi au centre même de son autonome effectuation.

   Chacun comprendra, au motif de cette rigueur, qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une recherche d’absoluité, de réduction d’une présence à sa forme la plus épurée, la plus radicale. Immense beauté de ce geste qui, par essence, devient geste originel. Originarité du geste artistique coïncidant avec l’originarité de l’objet limité à son propre soi. C’est seulement de cette correspondance entre la chose oeuvrée et l’acte qui en détermine la venue que ce qui est à voir se donne en tant que ceci, une Forme et non en tant que cela, une forme parmi les formes de l’ustensilité ou de l’usage. Donc « l’intervention » de l’Artiste, bien plutôt que d’une volonté appliquée à même l’objet, constitue une aide à sa montée dans le visible artistique. Une simple bordure de mastic non peint, l’odeur d’huile, pour un peu, parviendrait à nos narines. La découpe d’une vitre noire légèrement arquée vient se positionner tout en haut du cadre, dont l’autre vitre claire s’inscrit à titre de complément à l’intérieur du châssis.

   Devant une telle profération sur le bout des lèvres, l’on demeure soi-même silencieux, comme si l’on se trouvait devant un vitrail de Soulages dans l’Abbatiale de Conques, ce lieu de hautes significations, cette surrection spirituelle au sein du sanctuaire sacré. Ces deux types de démarches s’inscrivent dans le cadre d’un même concept des formes artistiques : laisser les formes venir au paraître depuis l’intime creuset qui est le leur, d’où elles trouveront le site de leur déploiement. Ceci est la marque insigne de l’Artiste au service de l’Art et non l’inverse. Une brève citation de Pierre Buraglio : « C’est la peinture qui fait le peintre, non le peintre qui fait la peinture ». Cette phrase est suffisamment admirable pour qu’elle ouvre l’espace d’une méditation où chacun trouvera sa place à sa juste mesure. Elle appellera un écho significatif dans cette autre phrase énonçant : « C’est le Langage qui fait l’Homme, non l’Homme qui fait le Langage ». Biffer la subjectivité d’un trait de crayon et lui substituer ce caractère d’objectivité qui, seul, peut témoigner de sa vérité.

   Toujours dans ce champ de l’objet déchu ou bien de l’objet passant inaperçu à force de quotidienneté, il convient de relever, avec une attention particulière, le travail effectué sur « deux feuilles de journal "Le Monde", assemblées bord à bord par une bande de papier et collées sur carton », telle est la description que nous en propose Beaubourg. Ce qui est à noter ici, qui saute aux yeux d’une manière très visible, c’est que l’Artiste qui jusqu’alors, dans les œuvres précédemment évoquées, n’avait procédé qu’à de rares ajouts, « Les très riches heures » paraissent s’exonérer de cette dette due à l’objet initial : en maintenir l’être avec des moyens si pauvres qu’ils finissent par disparaître à même le cadre de fenêtre, la porte ou bien le paravent. Mais ceci n’est qu’apparent car l’intention demeure identique, laisser la chose « en son état de nature ». Si, par essence, fenêtre, porte, paravent se donnaient sous la forme d’un lexique minimal, le bois, le verre ne parlent guère, par contre la feuille de journal est le lieu éminent où le langage apparaît comme le vecteur essentiel de ce qui nous rencontre. Alors, pour l’Artiste, comment résoudre le paradoxe qui énonce : « plus de langage, moins de chose » ? Comme si en effet le verbe du journal constituait une strate sous laquelle la chose même disparaîtrait. Et certes, il en est bien ainsi. Or, si l’objet veut demeurer objet avant tout, quoi de plus logique que de réaliser ces nombreux caviardages, ces camouflages au gré d’un ruban noir, tous gestes qui reconduisent la chose à son état de chose. Dès lors, le regard ne cherche plus à lire le texte, dès lors, le regard se focalise en son entier sur ces graphismes, lesquels à défaut de créer une esthétique, s’inscrivent entièrement dans cette belle démarche de reconduire l’objet à sa mutité originelle, à sa passivité, à la part nocturne qu’il diffuse par sa seule présence. Cet habile procédé doit moins être interprété comme un ajout, mais bien plutôt en tant qu’annulation, que régression en direction de quelque site d’origine. C’est en quelque sorte la cible directrice, l’injonction radicale de l’intention husserlienne qui est ici affirmée : « retour aux choses mêmes ».

Buraglio : « materia prima »

Caviardage : "Les très riches heures de P.B." – 1982

Source : Centre Pompidou

 

***

 

   Enfin, nous essaierons de suivre le fil rouge de la Chose en citant une œuvre bien plus récente, « Sans titre » de 2019, laquelle met en scène un mur de briques rouges qu’entoure, à la façon d’un cadre, une bordure constituée d’une simple variation de gris, d’argent à ardoise. A l’évidence, le motif est minimal. Les teintes sont si assourdies qu’elles n’entraînent nulle narration, qu’elles sont l’opposé du bavardage. La Chose-mur vient à nous dans sa plus manifeste nudité. Plus la dépouiller reviendrait à obtenir son effacement même. Ce que le bois de la fenêtre, la transparence de la vitre, nous présentaient, ce que le monochrome de la plaque de métro nous livrait, ce que le rythme répétitif et unitaire des Gauloises nous offrait, voici que tout ceci trouve confirmation dans cette peinture qui est bien plus esquisse que le produit final d’une œuvre qui se fût voulue exigeante sur le plan de sa réalisation plastique. C’est une grande beauté dont il nous est fait le don au travers de ces picturalités élémentaires.

 

Buraglio : « materia prima »

"Sans-Titre" Encre et gouache

sur papier 39.5x30cm,2019

Source : pierreburaglio.com

 

***

 

   En quelque manière, le Peintre procède à son propre sacrifice. Il se retire, s’efface derrière la toile, il réalise une « épochè », (qu’on traduit par « arrêt, interruption, cessation », suspension de la thèse du monde, concept phénoménologique s’il en est !), donc une mise entre parenthèses de son propre ego, il recule d’un pas devant ses œuvres, leur laisse la parole mais sur le mode restreint, à la limite d’un silence ou bien d’une profération qui se voudrait première, si proche d’une origine qu’elle se confondrait avec elle. L’Artiste est renoncement, pure humilité. Bien plus que ce soit lui qui porte témoignage d’un événement, c’est l’œuvre qui s’en charge, qui décline son identité avec des noms qui seraient des fondements, des assises, tels « chose », « objet », « matière » « forme », dans la retenue, car faire venir d’autres prédicats conduirait à une sortie de sa propre essence, ce que ne saurait accepter une toile, une proposition plastique accomplies du sein même de leur propre vérité. La Chose artistique n’a rien à justifier, n’explique nullement le monde qui l’entoure, vit parce qu’elle vit, à la manière de la Rose d’Angelus Silesius qui ne croît que pour croître, dont la réalité est entièrement contenue dans le déploiement de sa corolle, tout essai de profération hors ceci n’est que pure gratuité, geste d’affabulation.

   Il y a, entre les œuvres, comme une complicité, un dialogue feutré, un lien d’amitié, peut-être quelques amours clandestines. Ceci est heureux au motif que, nous les hommes, nous les femmes, sommes hors-jeu, simples témoins d’une phénoménalité qui conserve en soi tous ses secrets. Et c’est bien là leur richesse que de nous étonner, de nous questionner, nous qui sommes des êtres-de-l’abîme, des êtres qui pensons pouvoir nous sauver en ôtant du réel le vernis qui en recouvre l’admirable présence. Mais c’est bien en demeurant au bord de l’abîme de la finitude que nous octroyons aux Choses leur essentielle valeur. Nous sachant Mortels, nous interrogeons, nous nous étonnons, c’est-à-dire que nous dressons le lit sur lequel l’Art peut éclore en ses plus authentiques figures.

 

   Lecture selon la « materia prima »

 

   Si, à nouveau, nous parcourons les œuvres aperçues, nous nous apercevrons que seule une énonciation strictement circonscrite à l’Objet sera conforme à sa nature. De cette manière nous obtiendrons une série de couples analogiques indissociables

 

Agrafages = Toile

Gauloises = Papier

Plaque de métro = Métal

Cadre de fenêtre = Bois/Vitre

Journal = Papier/Encre

Mur = Brique

 

   Ici, ce lexique extrêmement serré est en tous points remarquable au simple motif qu’à sa seule lecture, c’est l’essence même des choses qui se laisse dévoiler et se présente à nous dans cette merveilleuse nudité sans fard. Ce qui se donne en entier, avant tout, se décline sous les auspices d’une évidente et prégnante matérialité. Tout est Matière qui nous livre son être de Toile, de Papier, de Métal, de Bois/Vitre, de Papier/Encre, de Brique. Tout ce qui n’est pas matière est, d’emblée, mis hors circuit. Notre vision de ces œuvres devient elle-même matérielle, saisissant la matière en tant que matière en quelque sorte. Et la nature de cette matière est dense, opaque, condensée. Elle ne laisse passer en soi, de la quaternaire élémentale, ni l’eau qui en est absente, ni l’air qui n’y trouve nulle place, ni la combustion de quelque feu, elle est arrimée à l’élément-Terre dont elle émerge à peine tellement son mode de parution est racinaire, lié à l’humus, attaché à la densité de la glaise. Agrafes, Fenêtres, Portes, Paravents, Mur sont totalement terrestres, terriens, de l’ordre du sillon, de la consistance du pli d’argile au sein même de son silence. Bien évidemment, affirmer que Bois, Papier, Toile sont Matière paraît un simple truisme. Mais il faut conduire plus avant notre méditation afin de lui donner des assises plus affirmées.

   Et, pour ce faire, il est nécessaire de se référer à deux éléments de la biographie de Pierre Buraglio qui seront éclairants à plus d’un titre. Première citation : le père de l’Artiste était architecte. Seconde citation : Pierre Buraglio, au cours d’une interview, confie son appartenance étroite à son terroir, son enracinement dans ce Val de Marne qu’il compare à l’attachement de son ami Vincent Bioulès à son Languedoc. Alors, si l’on évoque cette symbiose avec son milieu de vie, il faut bien que ce dernier ressorte en quelque endroit, montre les nervures de son être.

   Donc, afin de bien pénétrer l’esprit de cette œuvre raffinée, il faut partir du sol, d’une Terre donatrice de présence. Les premières intuitions artistiques sont des radicelles, de fins rhizomes qui cherchent à l’aveugle leur être dans la densité profuse de la matière. Tout est charnel, corporel, en quelque manière, une corporéité de glèbe dont l’Artiste, à la façon dont un papillon s’extrait de sa tunique de fibre, procède à son propre déploiement. C’est un lent travail d’extraction dont le mur de brique est l’élément premier, à la fois fondation de l’édifice architecturé, à la fois fondement de l’œuvre en ses assises les plus matérielles. Pour Buraglio,  créer en peinture est un geste de nature profondément architectonique, artisanal, il s’agit d’assembler, d’agrafer, d’ajuster des cadres, de faire naître des espaces selon la limite d’un ruban, d’organiser la distribution des lieux selon le rythme des Gauloises Bleues. Ne nullement percevoir cette tâche structurelle conduit nécessairement à passer à côté de l’œuvre, à n’en repérer que la figuration « esthétique. » Mais il y a bien plus, avant même de « faire style » (comme il le précise lui-même, mais style non intentionnel, style seulement par l’accumulation de motifs identiques dans un travail au long cours), la façon d’être de ses œuvres se présente sur un mode que, sans doute, il convient de qualifier « d’existentiel » ! Il y va du salut de l’Artiste, il y va du salut de l’Homme. Ce qui, ici, se montre avec le plus d’acuité, c’est l’urgence à habiter la Terre avec le sentiment d’un geste éthique. Jamais l’on ne peut habiter en toute innocence. C’est à l’édification patiente de notre Maison même que nous devons consacrer une partie de notre énergie. L’on ne se construit soi-même qu’en façonnant, pièce à pièce, son immédiat milieu de vie. Forme éminemment osmotique de l’Homme-Maison, de la Maison-Homme. C’est à ce prix, et seulement à ce prix d’une juste habitation que l’Existant peut connaître son propre cosmos et rayonner à partir de lui.

   Donc travail d’Architecte-Bâtisseur. Partir du Mur, de la densité rouge de la brique, édifier une Porte (elle sera refuge en même temps que communication avec l’extérieur de la tâche artistique), poser un Paravent (symboliquement il abrite d’une nudité et l’agir de l’Artiste est une mise à nu des choses qu’il convient de dissimuler avant que les regards des Voyeurs n’en explorent les esquisses), ouvrir une Fenêtre (car l’Art ne peut nullement vivre en autarcie, il a besoin d’une altérité, d’une conscience extérieure qui le vise afin de faire sens). Là, dans la Tour babélienne-picturale, là au sein même du bâti architecturé, la réalité buraglienne trouvera les ressources singulières qui amèneront ses formes au paraître. Là pourront vivre les Toiles Agrafées (un chaos, une fois encore, se lève selon un cosmos), là pourront trouver le lieu de leur expansion ces Gauloises Bleues, ces effigies de papier ramassées un jour au hasard des trottoirs, donc comme des prolongements de la Terre qui en supporte la présence.

   Là se montre le soubassement des œuvres que nous avons synthétisé sous le prédicat de « materia prima ». Cette « materia prima », est la première étape du processus alchimique qui se détermine telle l’épreuve de la Terre. Ce que nous avons voulu montrer, à l’aune de ces termes, une manière de retour aux sources (une « terreité » si ce néologisme peut en saisir l’essence), un naturel attachement, une évidente liaison de tout Homme avec le sol qui l’a porté, matière singulière avec laquelle l’Artiste est en constant débat, parfois en polémique, toujours situé au sein d’une tension. Sous le lexique nécessairement polyphonique de « Terre », il convient d’entendre les divers médiums auxquels celui-qui-crée a recours, aussi bien la Toile, mais aussi le Bois, le Métal, le Verre, le Papier qui constituent les briques élémentaires du jeu pictural dont, la plupart du temps, nous ne percevons que les motifs de surface, telle couleur, telle harmonie, tel rythme, confondant en ceci la Forme et le Fond.

   Notre psyché est fondamentalement enracinée dans cette tonalité binaire dont la perception privilégie toujours la strate de surface, cette forme qui nous éblouit et dissimule à nos yeux les fondements de toutes choses, leur Terre primitive, leur Glaise ductile qui renferme en elle tous les sens de la manifestation des phénomènes. Si l’œuvre de cet Artiste peut se définir en tant que « radicale » (et sans doute l’est-elle en son exigence sans rupture), alors il nous faut privilégier dans ce mot sa valeur étymologique « de la racine, appartenant à la racine ». Or le destin de la racine est de tracer son blanc chemin parmi les sentiers nocturnes de la Terre. Pierre Buraglio est l’un de ces guides qui nous invite à une découverte rhizomatique du monde. Peut-être n’existe-t-il d’autre voie que celle d’une immersion au profond des choses, geste précédant toute mise à jour d’un langage qui nous soit accessible.

 

 

 

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16 janvier 2022 7 16 /01 /janvier /2022 09:52
L’intériorité mise à nu

BLANC OBLICOLLOR  - 1983

 

***

 

  

    Si l’œuvre d’un artiste peut se définir au gré des points saillants d’une esthétique, des signes les plus patents d’une picturalité, c’est bien l’idée de Forme qui nous apparaît la plus adéquate pour tracer l’essentiel du cheminement d’une œuvre. C’est bien une Forme qui tient en elle toutes les potentialités, toutes les déterminations qui frapperont les toiles d’une singularité à nulle autre pareille. C’est elle, la Forme, qui est le support d’un style, d’une manière qu’à l’Artiste de s’inscrire dans le dessin du monde et, par simple homophonie signifiante cependant, dans son « dessein ». En effet, peut-être existe-t-il une manière de loi qui pose en droit, la venue à l’être de quelques lignes qui, le plus souvent, passent inaperçues.  Nous ferons l’hypothèse suivante, que toute Forme artistique, compte tenu de sa configuration essentielle parmi le divers, existe de tout temps, n’attendant que le moment de son surgissement sur le subjectile de l’exister. Elle ne serait, en quelque sorte, qu’une actualisation temporelle de ceci même qui était en réserve, tout comme la pluie actualise le cycle complet de l’eau au rythme de sa propre chute.

   Ici, c’est à l’œuvre exemplaire, à plus d’un titre, de Jean Degottex que ce concept de Forme sera appliqué, tâchant d’en repérer les prémisses, puis l’évolution, au travers de quelques figures plastiques qui sont ses points d’émergence. Cette Forme, nous pouvons la définir en tant que « OBLIQUE », ce titre apparaissant, du reste, comme commentaire de quelques unes de ses toiles. Avant d’en chercher l’essence, nous essaierons d’en retracer la genèse, fût-elle parfois discrète mais non moins chargée de sens. Si nous partons, dans notre parcours, de l’œuvre placée à l’incipit de ce texte BLANC OBLICOLLOR - 1983, nous en chercherons les échos tout au long du labeur obstiné du Peintre que pour notre part, nous penserons entièrement orienté vers cette Forme Oblique dont il faudra faire la nervure essentielle de sa propre quête picturale. Seule cette Forme peut justifier tous les travaux antérieurs et, sans doute, marquer de son empreinte les figures à venir.

 

L’intériorité mise à nu

Les pêcheurs - 1945

 

***

 

   Dans l’un de ses premiers essais, si déjà la tentation d’une certaine modernité affleure, il n’en reste pas moins que la vision est encore globalement réaliste, représentative d’une scène de la vie ordinaire. En effet, la silhouette des pêcheurs se laisse deviner, fût-elle amorcée simplement, bien plutôt qu’amenée à sa pure effectivité. Il s’agit, essentiellement, à l’aide d’une simplification des lignes, de suggérer, non de démontrer. Cependant, si la vision s’affine et se porte en direction de notre thèse, alors se laissent percevoir, dans le motif même du filet de pêche, quelques ébauches de ce qui pourrait devenir les obliques en question. Ce qui, ici, est aussi significatif, c’est le souci de cette couleur monochrome, sans nuances, qui sera l’une des  pierres de touche de la manière future.

      Ce que l’on peut d’ores et déjà préciser, le souci constant de Jean Degottex d’épurer les schémas initiaux, de les débarrasser des prédicats formels qui les désigneraient tels de simples succédanés de ce qui serait trop incarné, chosique en quelque façon. Il faut aller vers plus de simplicité, de spontanéité gestuelle, d’intuition et, en ceci, rejoindre ces affinités à l’aune desquelles prend sens un travail n’empruntant qu’à soi les sources mêmes de sa venue en présence.    

   Maintenant, nous suivrons le « destin » de la Forme au travers de « Suite rose-noir » de 1964 où, déjà, ne font que s’affirmer la libération, l’autonomie par rapport au réel, plus aucune mimèsis ne subsistant en tant que telle. Le titre même de « Suite » est significatif à cet égard. Il ne s’agit plus de faire d’une situation de la vie quotidienne le prétexte d’une œuvre, mais de s’en exonérer au profit d’une libre circulation de la brosse (d’une simple suite) sur la surface de la toile. Alors, geste délibéré de l’ordre de l’instinctif ? Émergence d’une sourde intuition se rendant peu à peu visible ? Pure délibération et résultat d’un travail intellectif ? Rien de toutes ces hypothèses ne se pourrait confirmer et il est de l’ordre du plausible que l’Artiste, dans le feu de sa création, n’en ait rien su. Cependant, pour notre part et afin que notre recherche du surgissement de la Forme en tant que Forme ne subisse nulle distorsion, nous prétendrons que c’était bien la Forme qui, d’elle-même, se présentait, à l’abri de la conscience claire que pouvait en avoir celui qui en assurait l’une des premières esquisses. En effet, nous croyons au hasard, à la pure contingence quant à la venue à l’être du Motif. Nous n’en voulons pour preuve que quelques témoignages de l’apparitionnel en peinture chez Soulages, Viallat, Fontana.

L’intériorité mise à nu

Suite rose-noir - 1964

 

***

 

    D’abord Pierre Soulages expliquant, lors d’une interview sur France-Inter, la survenue de ce qu’il a heureusement nommé « l’Outre-Noir » :

   « Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais, je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient […]. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et foncé, de noir et de couleur ou de noir et blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. »

   Ces paroles du Peintre sont à la fois suffisamment connues et sublimes pour que l’on ne s’y attarde longuement. Cependant, ce qu’il est essentiel de noter, ceci : « quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient » Et ce « quelque chose », c’est bien entendu la Forme qui, dans le cas évoqué ici, se traduit essentiellement par des lignes obliques qui, émergeant de la matière ou l’incisant, créent ce fameux « champ mental » où vient jouer la lumière et sa riche et mystérieuse sémantique. On n’aura pas laissé échapper le fait que les « Oblicolor » de Jean Degottex et les lignes diagonales de Pierre Soulages jouissent d’une certaine parenté plastique.

L’intériorité mise à nu

Pierre Soulages, Peinture 181 x 405 cm, 12 avril 2012

Source : Musée Fabre – Montpellier

 

***

 

   Claude Viallat ensuite, lequel vient confirmer la thèse selon laquelle il est bien plutôt l’obligé de la Forme qu’il n’en est le réel inventeur. Propos lors d’une émission sur France-Culture :

   « J'ai trouvé la manière dont les peintres en bâtiment peignaient les cuisines dans le sud de la France. Ils chaulaient les murs en blanc, puis trempaient des éponges ou des tissus dans de la chaux bleue ou rose et tamponnaient régulièrement les murs, de manière à avoir une espèce de papier peint du pauvre en répétition. Et cette technique de répétition était très importante pour moi. Il me fallait trouver un véhicule pour pouvoir marquer une image et c'est une éponge corrodée par la javel qui me l'a donné et qui a donné la forme que j'emploie encore actuellement. »

   Donc la Figure précède l’acte et le constitue au fil du temps en geste artistique, lequel, indéfiniment renouvelé, constituera non seulement un style mais orientera l’art de manière décisive dans un chemin jusqu’ici inconnu dont il faudra explorer les voies secrètes afin de proposer un nouveau lexique, en réalité une métamorphose.

 

L’intériorité mise à nu

Claude Viallat

Sans titre 9 – 2013

Source : Artsper

  

   Enfin, dernier support de la Forme, les toiles de l’Artiste Italo-argentin Lucio Fontana qui s’est rendu célèbre par ses perforations et lacérations.

 

L’intériorité mise à nu

Lucio Fontana, Concetto Spaziale, 1949, papier entoilé

Source : Almanart

 

***

 

   Si, chez Fontana, les émergences de la Forme-Trous, de la Forme-Incision, semblent bien plutôt provenir d’une intuition intellectuelle liée au motif du « Concetto spaziale », donc d’une élaboration mentale, l’on peut toujours se poser la question de l’origine de ce concept, supputer peut-être quelque hasard pictural, quelque accident conduisant aux perforations et lacérations. Toujours, croyons-nous, la Forme excède les simples pouvoirs humains, à commencer par les Formes naturelles qui s’imposent à nous de toute la hauteur de leur puissance. Dès lors, toute Forme ne proviendrait-elle de ce fond matériel, confus, emmêlé, inextricable que constitue toute Phusis, cette surrection permanente d’où sortent toutes Figures, où toutes Figures retournent comme au lieu de leur provenance ? Cependant, la Forme artistique, eu égard à sa nature, serait une Forme particulière ne se confondant nullement avec les formes ustensilaires, banales, mondaines pour tout dire.

   Au cours de la longue et laborieuse genèse humaine et avec l’arrivée des Temps Modernes où l’ego est devenu le seul mode reconnu de surgir dans l’être, sous les coups de boutoir de la subjectivité, l’Homme est devenu le seul point de repère d’une vérité où, tout ce qui n’était lui, était tout simplement relégué au second rang, sinon totalement évacué de l’horizon de la vision. Mais, bien évidemment, ceci sonne à la manière d’une pétition de principe qui ne saurait atteindre la posture idéelle des Formes, car avant même qu’elles n’existent dans la visibilité, elles demeurent en elles, n’attendant que le motif de leur ouverture au monde. En ce cas, la volonté de l’Artiste est seconde, « l’initiative » restant à ces hauts visages attentifs au lieu et au temps de leur propre épiphanie.

 

 

L’intériorité mise à nu

Papier plein obliques 9 - 1976

 

***

 

   Ce qu’il nous paraît important de dire, à propos des Formes, c’est qu’elles déterminent en totalité la signature d’un Artiste dès l’instant où celui-ci, « envahi » par leur surgissement, s’installe en ces Formes et en fait le lieu unique du déploiement de son art. Ainsi, de la même façon que Soulages se confond avec son Outre-Noir, Viallat avec son Haricot, Fontana avec ses Perforations-Incisions, nous voudrions soutenir que l’œuvre de Jean Degottex trouve son point d’équilibre, le foyer de son rayonnement entre les années 1976 et 1987 où ce motif récurrent se décline d’une manière obsessionnelle (mais tout Artiste de ce nom n’est-il ce névrotique obsessionnel qui se donne sous le mode de l’originalité ?), ce même motif donc sur nombre de supports variés avec l’évident souci qu’une unité se dégageât de leur mise en relation. Le tournant des années 1983 semble marquer une sorte de culmination où les productions s’enchaînent avec bonheur et harmonie. Et, pour preuve que ce Motif est bien essentiel, qu’il se situe essentiellement au foyer des affinités de ce brillant autodidacte, l’une de ses dernières œuvres, un an avant sa mort, en 1987, « Bois fendu », semble avoir valeur testamentaire en même temps que cette Forme Oblique y brille d’un singulier éclat.

   [Incise - Ici, il faut préciser en quoi le choix du titre « L’intériorité mise à nu » s’est imposé à nous à la façon d’une évidence. Si, avec la phénoménologie, il paraît opportun de dire que nous sommes toujours-déjà-auprès-du-monde, que nous n’en sommes nullement séparés, que le subjectif et l’objectif, l’intériorité et l’extériorité ne sont que divisions artificielles, que la notion d’une unité est coalescente à l’idée même de monde, il n’en demeure pas moins que ces réalités duelles coexistent au sein de la conscience humaine, que cette conscience la vit comme l’une de ses contraintes majeures, tant la ligne qui sépare ces vécus paraît parfois infranchissable. Ce que nous voulons affirmer avec force, c’est bien qu’il existe une vie intérieure (elle fait signe en direction de la monade leibnizienne), que le geste artistique n’apparaît jamais que sous la double exigence « d’exister la Forme », de la rendre manifeste, celle de l’Artiste mais aussi bien celle, inapparente, qui va s’inscrire dans le destin de l’œuvre. Or ce n’est qu’au prix de la mise à nu de sa propre intériorité, tissée de ses plus proches affinités, que l’Artiste pourra coïncider avec cette Forme qui le questionne au plus haut point, dont il médiatisera l’émergence au prix de cette exposition de soi. Par un subtil mouvement de chiasme, par une inversion de sa propre intériorité qui se métamorphose en cette extériorité, en cette effectivité de la Ligne, de l’Oblique, à la manière dont peut se retourner la calotte d’un poulpe, se révèle au monde cette Forme artistique qui y figurait à l’état latent, comme un possible, ce possible se situant à la croisée des chemins d’une conscience et d’une mystérieuse identité se révélant à elle comme ce don inestimable qui était en attente. Ainsi la Forme humaine se confond-elle avec la Forme Artistique. Ici seulement intervient le point de fusion. Ici seulement l’unité se fait jour et dit le lieu de son être : l’Art en sa sublime présence. Ce qui serait encore à préciser, c’est que le nu de l’homme, autrement dit sa vérité, vient rejoindre le nu de la Forme : deux vérités en un identique creuset réunies : surgissement de l’Art.]

L’intériorité mise à nu

      Les deux œuvres ci-dessus témoignent, chacune à leur façon, d’une maîtrise parfaite de cette Forme Oblique qui, plus que d’avoir le statut de simple Figure, devient l’emblème même de l’Artiste, sa carte d’identité, son double morphologique. Dès lors, de même que Soulages à son Noir, de même que Viallat à son Haricot, le nom même de Degottex s’attachera de manière  spontanée à cette Forme dont il est le Fils, plutôt que le Père, ce que la suite de l’article s’efforcera de montrer. Si « Sans titre de 1983 » s’illustre à titre d’évanescence en des camaïeux de beiges, la Forme y devenant à peine discernable, a contrario cette dernière, la Forme, semble s’enlever du fond avec vigueur dans les matières de pleine pâte striée de « Tracés oblicolor de 1984 ».  C’est moins la manière dont la Figure s’actualise qui compte que l’effet qu’elle produit au simple motif de son apparaître. Deux styles différents, une même émotion plastique chez qui regarde dans la profondeur, en quête, au-delà de l’apparence, d’une invisibilité qui est venue au jour, qui perdurera, non seulement tant que l’œuvre sera présente et témoignera de son être, mais bien plus loin, car une Forme, du plein de son essentialité, jamais ne périt, le feu dût-il en consumer le subjectile. Nécessairement, cette Forme s’est déposée dans la conscience des Gardiens de l’œuvre, recouvrant ainsi une infinie temporalité, car rien ne s’efface qui a connu la beauté.                                                                                                                           

       Le temps est maintenant venu de pénétrer plus avant l’œuvre, d’interroger cette Forme dans ses assises les plus réelles. A cette fin, c’est à la parole de Pierre Wat, critique d’art, que nous nous réfèrerons, mots commentant une exposition de certaines œuvres de Jean Degottex à la Galerie Berthet-Aittouarès à Paris, en 2013 :

   

   « Degottex est un sourcier. Que fait le sourcier ? A l’aide d’un simple bâton, là où vous ne voyez rien, où c’est complètement aride, il y a quelque chose, il y a de l’eau. Je ne suis pas celui qui invente, je trouve une chose qui est déjà là. Et Degottex, c’est la même chose, c’est quelqu’un qui vous dit « regardez derrière vous, il y a une surface extrêmement banale, ordinaire, apparemment rien ne peut surgir de là et, dans le fond, j’arrive à faire surgir de l’art là où on pourrait penser que l’art ne peut pas surgir. » Il donne à penser que les œuvres qui sont là, il ne les a pas faites, il les a trouvées, qu’il serait simplement le révélateur. »

                                        

                                                     (C’est nous qui soulignons)

 

    Ce qui, d’emblée, est à relever dans ces propos, c’est que la Forme précède l’œuvre, précède l’Artiste, précède le geste artistique lui-même. Elle est position dans un espace neutre, temps sans temps, au moins considéré sous l’horizon de l’homme. Elle est Forme en tant que Forme, c’est-à-dire qu’elle est une essence qui attend. Toujours, dans le domaine de l’Art, l’essence attend d’exister. Et c’est bien elle qui sera à l’initiative car le don ne dépend que d’elle, sa mise au jour par l’Artiste n’intervient qu’a posteriori, lorsqu’une étincelle se sera produite qui liera indissolublement le jeu réciproque des affinités. Si, comme l’exprime le Critique, « la chose », autrement dit la Forme est la Source, alors comment ne pas penser que c’est bien elle qui initie le mouvement de sa propre ouverture ? Bien sûr cette conception heurte de plein fouet notre esprit logico-rationnel qui se cabre à la seule idée que l’Homme ne soit plus au centre du jeu. Si la dimension humaine est remarquable, pour autant elle ne doit nullement nous voiler les yeux. L’excès d’anthropos est aussi nuisible que sa privation ou son rejet. Si j’existe selon une évidence qui est mienne, après avoir écarté le doute cartésien, ceci ne veut nullement dire que je sois le Seul à partir de qui tout se détermine. Il y a certes mon ego, puis les choses, puis le vaste monde et l’énumération du divers serait infinie. Il y a quelque raison à demeurer dans la modestie, à observer le monde depuis une meurtrière, avant d’y faire effraction sans retenue.

   Mais revenons aux paroles qui doivent nous occuper et nous interroger. Cette métaphore du Sourcier, à laquelle l’image du Peintre renvoie, bien plus qu’une simple analogie, se révèle des plus fécondes quant à la compréhension de l’œuvre et de cette Forme qui en assure la tension certes plastique, mais surtout ontologique. Pierre Wat s’exprime en termes très simples et c’est sans doute cette simplicité, ce dépouillement, qui nous installent au cœur même de ce qui est à penser. A cet effet, nous voudrions relever le lexique itératif qui fait signe vers « la chose » : « il y a quelque chose », « je trouve une chose », « c’est la même chose ». Bien plus qu’une incapacité du langage à signifier, « la chose » est un autre nom pour la « Forme » qui, à partir d’ici, se donne non seulement comme un « parti pris » de la chose plastique, mais comme la nervure la plus apparente de l’art en son évidente visibilité. Ici, dans l’espace de quelques mots simples, ce n’est rien de moins qu’un saut, par nous effectué qui, du socle ontique contingent, nous requiert et nous dépose dans le site hautement ontologique dont, toujours nous avons rêvé, sans pour autant lui attribuer l’espace d’une possible vision.

   Cet accomplissement est surgissement au plein du processus phénoménologique. Si, encore, quelques adhérences ontiques demeuraient chez Husserl au motif de l’objectité, chez Heidegger au motif de l’étantité, une manière d’allégeance involontaire à l’empreinte de la Métaphysique, avec la notion de « Sourcier » dont nous allons aborder bientôt la fécondité, c’est en plein champ de la donation que nous débouchons, tel que défini brillamment par Jean-Luc Marion dans son livre princeps « Etant donné ». L’une des prémisses essentielles dont il fait le fondement de son essai : « Autant de réduction, autant de donation », peut trouver, dans la Forme Oblique de Degottex l’une de ses plus exemplaires confirmations. Si l’on observe de près cette Forme sous l’angle de « la chose qui se donne », alors nous nous apercevrons vite que « l’attitude naturelle », celle qui, ontiquement déterminée, repose le plus souvent sur de fausses intuitions, se trouve ici remplacée par un régime de réduction qui reconduit tout à l’être même de ce que l’Art peut nous délivrer de plus haut, de plus sublime. Or, pour que ceci se rende visible, il est nécessaire d’éliminer de l’horizon de la phénoménalité, tout ce qui n’est nullement elle, qui grève notre perception de « la Chose » et la rend totalement illisible.

   Si nous considérons, dans le champ uni de notre vision, à la fois la Forme-donatrice du don, le don lui-même qui n’est autre que l’essence de l’Art, le donataire qui est l’Artiste à qui s’adresse la Forme, nous percevons, d’emblée, que le principe de la réduction phénoménologique a tout reconduit à une manière d’évidence et de simplicité premières. La Forme, en tant que donatrice, ne requiert de l’Artiste-donataire, nul échange, nulle transaction quantitative, nul négoce, seulement la ressource de l’oeuvre, laquelle provient de la source à laquelle le Sourcier s’abreuve et porte au paraître la seule « chose » qu’il a à montrer, l’Art en sa ligne la plus effective. Dans cette optique, la Forme pour apparaître, l’Artiste pour la recevoir, le Don lui-même en son épiphanie, n’ont plus rien d’extérieur qui leur soit imposé, nulle transcendance n’est à convoquer, tout surgit à partir de soi dans la forme de la pure immanence.

   Ce qui, ici, en régime de réduction, va à l’essentiel sans que quelque motif logique en sous-tende la parution, ceci, bien évidemment, s’oppose à la vue métaphysique qui ne raisonne que par un enchaînement de causes et de conséquences. Ainsi, une certaine Tradition veut que, prioritairement, ce soit la volonté de l’Artiste, son génie, qui frappent de leur sceau le réel pour en révéler la forme, laquelle en relation avec d’autres formes donnerait lieu à la manifestation artistique. Bien plus qu’une différence de « forme » conceptuelle, il s’agit du réel statut ontologique de l’œuvre d’art. Si la visée phénoménologique libère sa venue de toute dette vis-à-vis d’une quelconque extériorité, lui restituant une liberté qui lui est nécessaire pour accéder à sa propre effectivité ; d’une manière diamétralement opposée, la métaphysique pose au fondement de toute œuvre une conscience qui la constitue en propre, un acte de pure création qui n’est pas sans faire penser à l’acte divin. On est loin du geste du « Sourcier », lequel en sa modestie même, n’a fait que trouver ce qui était dissimulé, que porter au regard cette « chose » qui en elle-même, à partir d’elle-même dresse les motifs d’une cimaise de l’Art. Du côté de la Tradition, une manière de puissance occulte détermine toute venue à la forme. Du côté de la « conversion » phénoménologique du regard, une pure immanence, une pure liberté qui confie son être à celui, celle qui, en chemin vers elle, l’amèneront au paraître. Du même coup la suspicion d’une toute-puissance de la subjectivité, lot de la Modernité, cède la place à un réel qui se manifeste selon la pente de son propre destin, qu’un autre destin, celui du « Sourcier » vient rencontrer, ces destins réunis cheminant de conserve en direction de ce don gratuit, visage que l’Art en sa plus haute vérité, doit nous montrer. Ici deviendrait manifeste le recours à la belle formule de « l’art pour l’art », ce slogan affirmant l’autarcie de l’art, sa valeur purement intrinsèque, son exclusion de toute justification mondaine, qu’il s’agisse de mission éducative, religieuse, morale ou visant quelque fin ustensilaire que ce soit.

   [Incise sur destin et liberté - Ce qui peut poser question, le fait que dans le phénomène qui se donne à l’artiste, sous les auspices de la Forme, le degré de l’habituelle contingence se trouve devoir céder la place à la nécessité, cette dernière impliquant, de facto, une perte de liberté. Comme si la Forme imposait sa loi d’une manière unilatérale. Mais raisonner de la sorte ne pourrait trouver sa justification qu’en raison d’une imposition de la Forme, d’une contrainte subie, d’une aliénation de l’Artiste à la cause même qu’il poursuit avec détermination. Mais ce serait faire la part trop belle à l’idée d’une servitude qui, pour être « volontaire », n’en serait pas moins une servitude. Ce qui sauve l’Artiste de cette fâcheuse posture d’être dominé, n’est rien de moins que le concept d’affinité, lequel par l’attirance et l’amour de la chose qu’il suppose et appelle nécessairement, place l’Artiste, nullement en situation d’obligé, mais d’égal à égal avec le motif de son incessante et passionnée recherche. Et c’est bien parce que l’Artiste cherche continûment qu’il trouve ce qu’il cherche et s’accomplit ainsi en tant qu’Artiste, en sa conduite la plus libre et la plus éthique qui soit. La plus éthique car c’est en vertu d’une vérité de la Forme qu’il s’y adonne avec tant d’ardeur et d’assiduité. Il y a donc un double flux qui s’exerce : de la Chose artistique à l’Artiste qui l’appelle ; de l’Artiste qui se laisse appeler et place la Forme au centre même de ce qui lui est le plus cher. Nul déséquilibre entre les parties. Une relation de confiance d’une-qui-appelle, la Forme, à l’un-qui-est-appelé, dont le seul et unique mérite consiste à être ce « révélateur » de ce qui, toujours l’a questionné et lui répond enfin dans un langage clair et évident. Pareil au Photographe qui, devant son bain de révélateur, sous la mystérieuse lumière inactinique de ses lampes, assiste avec étonnement et ravissement à la montée en présence, à la surrection de ce qui n’était pas et qui, soudain, est devenu ce qui est par la médiation d’une ineffable grâce. Nul, en effet, ne sait, nul ne pourrait thématiser, fût-il des plus avertis, le processus de cette factualité interne qui amène la Chose à cet ineffaçable et prodigieux coefficient de visibilité.]

    Ce qui est à considérer avec la plus vive attention, c’est que ce « concept de Sourcier » qui définit si bien le motif de la donation de la Forme à l’Artiste, inverse l’image du génie, du créateur démiurge qui, en un élan strictement anthropologique, impulse à l’œuvre le motif de sa puissance de révélation. Si « révélation » il y a, elle est bien plutôt du côté de la Forme, donc du potentiel artistique qui toujours se réserve et n’attend que le temps et le lieu de son émergence. Avant même que le geste artistique ne soit promulgué, la forme (que nous prenons soin d’écrire avec une minuscule), était en position antéprédicative, à l’abri de ses qualifications futures, elle se situait dans un statut pré-ontologique qui se métamorphoserait en une soudaine ontologie de la parution lorsque la Forme (avec une majuscule cette fois-ci), parvenue à sa maturité après un long temps d’incubation, trouverait le chemin même sur lequel, de tout temps, elle se situait, pareille à cette eau fossile qui surgit des profondeurs de la terre en un jaillissement quasi-artistique, en tout cas en une émersion pleine d’une essence patiemment assemblée à l’abri de tout regard.  

   Nous croyons à cette nécessité de l’abri, du refuge, seuls lieux possibles pour une entente de l’Artiste avec sa Forme. La plupart des Artistes, sinon tous, éprouvent bien plus que des réticences à créer devant quelque public que ce soit et les « démonstrations » ne sont que des actes qui cèdent à la pression médiatique. Le geste artistique est plein de pudeur, plein de retenue. Il se mesure bien plus à une simple touche, à un effleurement, symboliquement, le geste réel fût-il vigoureux et propulsé par une sorte d’énergie sauvage. Le cheminement avec la Forme est de nature amoureuse et qu’importent la fougue ou bien la danse sur la pointe des pieds, c’est la profondeur intime du mouvement, sa signification interne qui importent.   Comme si, en toute chose, il y avait à fournir une « justification », à débusquer la levée d’une cause efficiente qui viserait une cause finale. Le plus difficile, peut-être, ôter de nous ces réflexes multimillénaires que des siècles de spéculation métaphysico-rationnelle ont déposés en nous, telles des strates géologiques dont notre terre humaine ne pourrait jamais faire l’économie qu’au gré de sa propre perte dans de multiples et insondables apories.

   Face aux œuvres, nous avons à retrouver en nous la spontanéité du petit enfant devant la feuille de dessin qu’il macule de ses traits de crayon sans pour autant se soucier de ce qui en résultera. Le plus souvent, se donnent de cette manière de singuliers chefs-d’œuvre et ces fameux « bonhommes-têtards » valent mille fois les projections laborieuses de leurs aînés, règle et crayon en main, s’escrimant à coïncider géométriquement avec les injonctions des paradigmes de la raison. De manière évidente, le petit enfant est un « Sourcier ». Si nous visons adéquatement l’œuvre d’un Degottex avec ses hachures obliques, les scarifications dans la pâte noire d’un Soulages, l’énergie toute innocente d’un Viallat posant ses haricots sur d’immenses coupons de toile, l’espièglerie qui anime les perforations et lacérations d’un Fontana, ne retrouvons-nous alors, en eux, dans cet appel de la Forme à son advenue, une figure en tous points identique au jeu des plus jeunes enfants qui bâtissent avec joie d’éternels châteaux de sable ? Ne trouve-ton la manière de « magie » qui consiste, pour « le Sourcier », baguette de coudrier en main, à sentir entre ses doigts cette vibration aimantée par la belle présence de l’eau (minuscule). L’Eau (Majuscule) devient alors, par la pure grâce du geste du « Sourcier », cette Forme élémentaire-élémentale qui brille telle une gemme dans la longue nuit humaine.

   Dialoguer avec une Forme dans une manière d’exténuation du corps et de l’esprit, n’est-ce pas cet effort un peu inconscient de faire surgir de l’obscurité native, des convulsions épileptiques de la Phusis, des contradictions humaines, cette Lueur Diagonale qui brille à l’horizon, cet Outre-Noir qui scintille sous la margelle du puits, cette Incision grâce à laquelle le tissu compact du réel entaillé sort de sa léthé et nous dévoile un peu de sa vérité ; n’est-ce pas faire du Haricot ou bien de l’Osselet cette épiphanie du Simple qui est la seule à nous livrer l’être en son unique dimension ? D’une façon souple et amicale, ce que ces Artistes nous dévoilent, par l’entremise de leurs Formes, c’est cette nécessite de mettre notre propre « intériorité à nu », d’accepter en notre fond que notre propre Forme coïncide, au moins l’éclair d’un instant, avec cette autre « intériorité mise à nu », cette Forme artistique qui, un jour, pourrait bien être le seul espace où quelque chose de doué de sens nous apparaisse depuis le massif de sa sourde évidence.

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10 janvier 2022 1 10 /01 /janvier /2022 13:08
Ouverts à la question

Source : depositphotos

 

***

 

   « To be, or not to be, that is the question », cette célèbre phrase de Shakespeare tirée de « Hamlet » devient la question décidemment incontournable dès l’instant où l’on pose précisément le problème de la question. Le simple fait d’être est déjà interrogation, tout comme le fait du non-être qui, tout en étant sa face adverse, n’en pose pas moins une identique interrogation. Car être ou ne pas être est toujours une visée ontologique qui appelle en miroir la pensée de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Certes le « quelque chose » nous interroge en raison du mystère qui entoure la venue à l’être des choses. Corrélativement, la notion de « rien » ou de manque porte en elle les mêmes exigences au simple motif que, nous les Existants, ne pouvons supporter l’idée du « rien », autrement dit du néant qui nous reconduit au motif de notre propre finitude. Donc nous nous expérimentons tels des êtres ballotés entre affirmation et négation, positif et négatif, présence et absence, lumière et obscurité et de cette foncière ambivalence, de cette position de funambule entre un point de départ et un point d’arrivée, nous errons, en réalité, tombons continuellement de Charybde en Scylla ou au moins nous situons sur le fil invisible de l’abîme dont, toujours, nous redoutons qu’il ne cède et ne nous précipite dans l’ultime interrogation au-delà de laquelle ne se poseront plus que des charades en forme d’absolu.

   Mais il nous reste un peu de temps devant nous, suffisamment en tout cas pour questionner. L’homme, en tant que son essence, possède le langage. Possédant le langage, il possède la pensée. Possédant la pensée, il veut connaître. Voulant connaître, obligation lui est faite de s’interroger plus avant. Tout paradigme du savoir porte en lui ce fondement essentiel de l’interrogation. Elle seule, l’interrogation, décèle le celé. Elle seule déclot l’occlusion. Elle seule fait reculer l’inconnu et surgir le connu. Pourrait-on imaginer un Existant qui, jamais, ne se serait interrogé sur la marche des étoiles, la fuite des comètes, le vide sidéral et, à proximité immédiate, sur son propre sort ? Même les Sots questionnent, sauf sur l’origine et la profondeur de leur sottise ! Mais il faut en venir maintenant à des questions, sinon plus sérieuses, du moins aux faits empiriques, les seuls à même de nous fournir quelques explications plausibles. La rapide genèse d’une existence banale nous y aidera.

   Nous questionnons - Questionnons-nous avant même notre naissance ? Si la question, d’emblée paraît oiseuse, rien ne dit qu’elle ne soit totalement gratuite. En effet, nos géniteurs et les géniteurs de nos géniteurs ne portaient-ils déjà, en eux, sinon qui-nous-sommes, du moins la cartographie, le plan, l’architectonique de qui-nous-avions-à-devenir ? Certes la question est abyssale car, alors, elle nous ferait remonter à l’aurore des temps et nous rendrait contemporains d’une supposée Origine. Mais ne croyez-vous pas que cette hypothèse, dût-elle demeurer simple spéculation intellectuelle, mérite d’être posée ? En quelque manière elle ferait de nous des êtres transhistoriques et nous sauverait, provisoirement, de notre affliction quant au temps limité qui nous est imparti. Ce serait, en une sorte de jouissance temporelle, une « petite madeleine » proustienne qui aurait franchi le seuil même de notre naissance, nous aurait agrandis aux dimensions de l’univers : cosmologie portative à usage personnel, mais quelle ampleur ici, de la vision, de l’ouïe, du toucher, une multiple grâce à nous accordée. Quelques unes de nos sensations actuelles les plus vives ne seraient, conséquemment, que des réminiscences et, à cette occasion, en un seul empan de la perception, nous rejoindrions, en son empyrée, le « divin Platon ». Et, pures âmes, nous pourrions enfin, sublimes Narcisse, nous regarder nous contemplant au sein même de notre singulière image. Mais qui donc n’a jamais rêvé d’être son propre Démiurge, accédant ainsi aux désirs les plus fous qui nous habitent à bas bruit, aux fantasmes dissimulés qui sont le revers du visage que nous tendons au monde ? Qui n’a jamais rêvé ?

  

   Nous questionnons - Et l’événement de notre naissance, notre surgissement au monde dont nous n’avons gardé nul souvenir. Alors la réminiscence se serait-elle provisoirement interrompue ? Mais oui, pris dans le tourbillon de son propre dépliement - pensez à la crosse de la fougère -, notre être était en sustentation, à mi-chemin de ce qui, pour lui, était un néant, pour la mère une douleur, pour le « cercle de famille » un motif de réjouissance, donc notre être, sans doute en silence, se posait la question de sa venue au monde. Il le manifestait même bruyamment, par un cri soudain, lorsque le fluide de la vie défroissait ses alvéoles et le précipitait dans le grand tourbillon, en plein coeur de la marée humaine, au milieu des flux et reflux de l’existence. A vrai dire, s’il nous est mentalement impossible de rétrocéder au lieu et au temps de notre naissance, il nous est cependant facile d’imaginer l’inquiétante surprise qui dut s’emparer de nous, nous découvrant soudain séparés de la superbe et douce grotte amniotique parcourue des alizés les plus doux, prenant conscience, au sortir de cette Arcadie, de la rudesse de la tâche qui nous incombait, tout simplement celle de vivre, c’est-à-dire d’initier un cercle qui, le plus souvent, à l’aube de la vie, doit se donner à la façon d’une quadrature, sinon d’une radicale impossibilité.  En effet, lequel, laquelle d’entre vous, informé des plurielles chausse-trappes de l’exister, serait consentant pour amorcer les premiers pas d’un « éternel retour du même » ? 

 

Inventaire de quelques questions au seuil de l’exister :

 

Quel est ce monde étrange qui me fait face ?

Comment accéder à son lexique confus ?

Qui suis-je pour cet Homme qui est mon Père ?

Pour cette Femme qui est ma Mère ?

Comment trouver ma place

dans la tribu de mes Frères et Sœurs ?

Pourquoi le petit de l’Homme met-il tant de temps

pour apprendre à marcher ?

Pourquoi ces balbutiements à l’orée du langage ?

Pourquoi suis-je si dépendant de mon milieu ?

Pourquoi cette vie végétative,

ces longues heures de sommeil ?

Pourquoi tous ces sourires

au-dessus de mon berceau ?

Les Humains sont-ils toujours gais ?

Ou bien leurs luttes sont-elles incessantes ?

 

   Oui, naître, fendre le flux du réel est une telle épreuve et l’on comprend que le Petit de l’Homme ne s’annonce dans l’existence sous le sceau de la pure évidence, mais bien de son contraire, une polémique de tous les instants à entretenir avec le monde en totalité.

 

   * Incise littéraire – Parlant de l’enfant, de l’émotion qui entoure sa venue au monde, il n’est guère possible de faire l’économie du poème de Victor Hugo : « Lorsque l’enfant paraît ».

 

« Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille

Applaudit à grands cris.

Son doux regard qui brille

Fait briller tous les yeux,

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,

Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,

Innocent et joyeux.

 

Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre

Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre

Les chaises se toucher,

Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.

On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère

Tremble à le voir marcher. »

 

   Certes, sans doute ce texte a-t-il vieilli et sa formulation nous paraît, à nous les Hommes et les Femmes d’aujourd’hui, un peu désuète, emphatique, « « décalée » pour employer un vocable à la mode. Oui, l’émotion est bien réelle qui entoure cette venue. Oui, il y a de l’étonnement, de la joie, possiblement de l’émerveillement. Alors, comment le petit homme pourrait-il s’abstraire de tout ce pathos en un même lieu assemblé ? Déjà, sur la douceur de son front, déjà au travers de sa fragile fontanelle non encore refermée, s’annoncent les premiers traits de la question. La naissance est pur mystère que, jamais, l’on ne dépasse !

  

    Nous questionnons - Nous avons grandi, franchi les obstacles du nourrissage, de l’éducation sphinctérienne, nous manions correctement la langue, nous avons appris à écrire, à lire, à compter. Nous connaissons les Départements et les fleuves de France. Nous connaissons les Rois et les Civilisations qui ont essaimé à la surface de la terre. Nous connaissons les Sciences Naturelles, les grandes sentences morales, nous sommes allés au catéchisme, avons fait la découverte de Dieu et de son inséparable figure, le Diable, nous avons été confirmés, avons fait notre communion solennelle, nous avons éprouvé nos premiers rougissements sous l’amical baiser de notre innocente camarade de classe. Tout ceci nous l’avons franchi avec bonheur, difficulté, tout ceci nous l’avons fait nôtre pour la simple raison que c’est le lot de toute existence humaine. Le cadeau de l’exister, nous en avons déplié les faveurs avec joie anticipée et quelque appréhension. Il y avait des choses très douces dans le genre du corail de l’oursin, parfois il n’y avait que la bogue de l’oursin et des piquants plein les doigts. Nous n’avons rien manifesté parce que « cela ne se fait pas », qu’il « faut être bien éduqué », que la reconnaissance est la marque de tout Fils ou Fille d’être de vrais Fils, de vraies Filles.

 

Inventaire de quelques questions relatives au jeune âge

 

Pourquoi, alors que nous sommes encore au nid,

hésitons-nous si longtemps avant de prendre notre essor ?

Les portes qui commencent tout juste à s’ouvrir devant nous

que cachent-elles que nous sommes

encore incapables d’y déchiffrer ?

Pourquoi la Mère est-elle notre repère aimant

alors que notre Père se donne dans la rigueur ?

L’Ecole, cette fenêtre ouverte sur la vie

nous arme-t-elle suffisamment pour un long voyage ?

Pourquoi, parfois, les Adultes se taisent-ils à notre arrivée ?

Qu’ont-ils à nous cacher que nous ne pouvons encore entendre ?

Quand je serai grand, quelle voie choisir :

Celle de Papa ?

Celle de Maman ?

La Mienne ?

 

   * Incise littéraire - Cet âge des premières expériences, des premiers questionnements, Anatole France en décrit à merveille la climatique un brin mélancolique dans « Le livre de mon ami », lorsqu’il relate le souvenir de la rentrée des classes :

 

   « Je vais vous dire ce que me rappellent tous les ans, le ciel agité de l’automne et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent. Je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alors qu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues.

Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et son sac sur le dos, s’en va à l'école en sautillant comme un moineau.

   Ma pensée seule le voit ; car ce petit bonhomme est une ombre : c’est l’ombre du moi que j’étais, il y a vingt-cinq ans.... Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe. Il avait le cœur un peu serré : c’était la rentrée. »

 

   Ici, confluent, en un beau langage de vérité, les essentiels états d’âmes qui affectent le jeune Anatole traversant le Jardin du Luxembourg, sur le chemin qui le mène au collège. Et, bien évidemment, ces états appellent la question de l’exister, en ce matin d’automne, sur le sentier à peine défriché de la vie. La question se décline sous ses divers modes, sous celui de la poésie automnale, de l’inévitable tristesse qui lui est associée, et « les feuilles [qui] tombent une à une sur les blanches épaules des statues » n’évoquent non seulement une métaphore romantique, sentimentale, mais bien plutôt la rigueur d’une temporalité qui efface tout sur son passage, la statuaire devenant le mode figé au terme duquel nous apparaît la verticale teneur de l’aporie humaine. Et, comment ne pas penser que, précisément, cette temporalité, secret de l’être, se diffuse depuis l’âge adulte et, par une curieuse inversion du temps, remonte jusqu’à cette enfance « sautillant comme un moineau », mais lisant, dans ce sautillement même (la frappe continue des secondes), la dette temporelle qui se gomme à mesure que le temps lui-même, en son essence, se donne sous la figure du retrait, de la privation ? Et puis ce « cœur serré », ce constant et oppressé rythme diastolique-systolique n’est-il pas une manière de métronome qui, à chaque battement, initie une question, puis une nouvelle question ?

 

   Nous questionnons - Maintenant nous sommes arrivés à l’Adolescence, ce seuil critique qui donne des boutons, rend pileux le menton, ouvre le sexe à bien d’autres tâches qu’à celles dévolues jusqu’ici. Hier on était un enfant dont les pitreries réjouissaient le cercle des amis. Aujourd’hui nous sommes en passe de devenir Hommes, Femmes, nullement à part entière, mais des sortes de mutants, d’espèces métamorphiques, des nymphes à mi-distance de la chrysalide, de l’imago, des genres de papillons encore emmaillotés dans leur tunique de fibres, ne rêvant que de la déchirer, à la hauteur de leur parole, à la turgescence de leurs sexes. En nous, au plus profond : des failles, des séismes, des jets de soufre, des geysers, des lapillis prêts à surgir, des éruptions de lave contenues à grand peine. Alors, comme personne ne s’intéresse à cette « Terra incognita », nous tournons en rond tout autour de nous, explorons nos possibilités internes, rongeons notre frein le plus souvent, nous confions aux pages de notre journal intime. Parfois, avec les Parents, nous avons des « explications » qui n’en sont pas, ce ne sont, de part et d’autre, que des conciliabules en soi, pour soi.  Ce dont nous avons conscience, au plus vif de notre chair, c’est le fait que nous ne sommes que des insulaires que nul phare ne vient balayer de son pinceau lumineux. Que nous sommes des chemineaux de passage que nul ne propose d’héberger. Qu’en toute hypothèse nous vivons en exil avec un bizarre sentiment mêlé de joie intense et de pure affliction.

   Nous ne sommes encore arrivés à nous et ceci nous désespère et nous ouvre grandes les portes du possible. Notre âge est l’âge du possible. Qu’au moins on nous laisse la liberté de nous confronter au tragique, c’est à partir de ce sentiment d’un non-retour que nous pourrons, peut-être, faire retour et nous reconnaître tels des êtres à part entière ! C’est l’âge tensionnel par excellence, où encore nous sommes appelés par les douceurs et l’innocence de l’enfance, déjà hélés en direction de cet âge adulte qui nous fascine et nous effraie tout à la fois. Regarder les jours bénis de son enfance : joie. Viser les jours adultes : espoir et crainte mêlés. Vivre dans le présent : tragédie que, parfois, certains ne peuvent affronter qu’au prix de la mort, rejoignant, par ce geste, un absolu qui s’est refusé à eux de leur vivant, que leur définitive absence autorise. Bien évidemment on pense aux « Souffrances du jeune Werther », où Goethe, avec le génie qui lui est coutumier, nous offre une vision sublimée du Romantisme, laquelle ne se réalise qu’au travers d’une confrontation à la Mort.

 

Inventaire de quelques questions relatives à l’adolescence

 

Pourquoi un « JE » est-il si difficile à assumer

alors qu’un « NOUS » était si rassurant ?

Peut-on vivre autrement que Solitaire ?

Quelqu’un nous aime-t-il

VRAIMENT sur terre ?

Qu’est-ce que l’Amour :

une simple bluette ?

l’éclosion d’une fleur ?

une obsédante passion ?

un accusé de réception

de qui-l’on-est ?

Qui aime-t-on dans l’Amour :

Soi dans l’Autre ?

L’Autre en Soi ?

L’Amour est-il fusion ?

recréation charnelle 

de la figure mythique

de l’Androgyne ?

La liberté n’existe-t-elle qu’en soi

ou bien peut-on en faire l’expérience ?

L’Adolescence est-elle

 incarnation symbolique

de la Mort :

Mort de l’enfance passée,

mort hypothétique

de l’âge non encore venu ?

Qu’est-ce que l’Altérité ?

Qui suis-je au regard

 de mes Géniteurs ?

de mon Premier Amour ?

de mes Amis qui habitent ma chair ?

Enfance, Adolescence :

Passage, tout est passage.

Que reste-t-il hormis le sentiment d’une absence ?

Ne sommes-nous pas, d’abord et définitivement

absents à qui-nous-sommes,

n’existant qu’à la manière

d’une théorie, d’une légende ?

   * Incise littéraire - Ici, comme annoncé précédemment, nulle impasse ne saurait être faite sur l’archétype de l’Adolescent que Goethe dessine avec force dans la narration à propos de Werther. Tout y est dit de l’adolescence. Tout y est dit de ces fameuses « Stimmungen » ou tonalités fondamentales qui mettent en relief notre façon singulière d’être-au-monde, selon notre ton qui est particulier, selon les humeurs qui nous traversent, les climatiques qui dressent notre propre cartographie. Les phrases citées ci-après sont un genre d’anthologie sur la façon d’être adolescent, hier, comme aujourd’hui et, sans doute comme demain car, malgré les époques, l’essence pénètre l’existence comme un filet d’eau la rivière, sans y paraître pour autant. Dans « Werther » tout est dit de la vanité humaine, de son ambition effrénée. Tout est dit de l’abîme qui s’ouvre sous la terre de toute existence. Tout est dit du temps qui moissonne les têtes. Tout est dit de l’égalité entre eux des hommes devant la tragédie, tout de la fourberie, tout des impénétrables ténèbres des arrière-mondes, tout de l’aliénation, tout de l’abîme dont chaque amour est le lieu. Aussi serait-il inconvenant de commenter plus avant. Ecoutons Goethe-Werther :

 

   « De quelle espèce sont donc tous ces gens, dont l’âme n’a pour assise que l’étiquette, dont toutes les pensées et tous les efforts ne tendent pendant des années qu’à avancer d’un siège vers le haut bout de la table ? »

   « Ce terrible moment où tout mon être frémit entre l'existence et le néant, où le passé luit comme un éclair sur le sombre abîme de l'avenir, où tout ce qui m'environne s'écroule, où le monde périt avec moi. »

    « Peut-on dire, "Cela est", quand tout passe ? quand tout, avec la vitesse d'un éclair, roule et passe ? »

   « Oui, certes, je ne suis qu'un voyageur, un pèlerin sur cette terre ! Qu'êtes-vous donc de plus ? »

 

   « Et, dans la vie ordinaire même, n'est-il pas insupportable d'entendre dire, quand un homme fait une action tant soit peu honnête, noble et inattendue : Cet homme est ivre ou fou ? Rougissez : car c'est à vous de rougir, vous qui n'êtes ni ivres ni fous ! »

   « Soulever le rideau et passer de l'autre côté : voilà tout ! Pourquoi donc hésiter et trembler ! Parce qu'on ignore ce qu'on trouvera derrière ? parce qu'on n'en revient pas ! Et aussi parce que c'est le propre de votre esprit de supposer partout le chaos et les ténèbres, quand nous ne savons rien de certain. »

   « J'ai quelques fois comme l'envie de me lever d'un bond, de secouer ma chaîne, et dans ces instants-là, si je ne me demandais pas : "Où irais-je ?" certes, je m'en irais. »

   « Comme cette image me poursuit ! Que je veille ou que je rêve, elle remplit seule mon âme. Ici, quand je ferme à demi les paupières, ici, dans mon front, à l'endroit où se concentre la force visuelle, je trouve ses yeux noirs. Non, je ne saurais t'exprimer cela. Si je m'endors tout à fait, ses yeux sont encore là, ils sont là comme un abîme ; ils reposent devant moi, ils remplissent mon front. »

 

    Nous questionnons - Cet âge adulte qui miroitait à la façon d’un diamant au cœur de la nuit, nous y voici arrivés, sans que nous n’y ayons pris garde. Nous sommes installés dans la maturité à la façon dont un Roi observe sa cour depuis la hauteur dorée de son trône. En toute hypothèse, cette situation de surplomb au-dessus des contingences terrestres devrait assurer notre gloire et notre rayonnement. Mais, quelque part le bât blesse et la monture que nous chevauchons claudique et hésite dans sa marche en avant. Alors nous nous reportons au passé et, depuis les rives de notre adolescence, nous estimons la qualité de notre présent. La lucidité est à ce prix qu’elle demande toujours du recul, condition préalable à tout jugement vrai. Alors cet âge qui promettait d’être si radieux, voici qu’il s’assombrit et paraît ployer sous une chape de plomb. Oui, c’est bien là le problème de toute détermination portée depuis une situation qui n’est nullement réelle, simplement différée. Le tout jeune enfant embellit l’âge adolescent. L’adolescent entoure de lauriers l’âge mûr. L’âge mûr se projette dans la sagesse balsamique de la vieillesse. En réalité, cet enchâssement d’âges gigognes n’est que « poudre aux yeux », formulation rassurante d’un « je le ferai ou le serai plus tard ». Or le « plus tard » libère toujours le ver caché dans le fruit et les poires blettes ont le plus souvent un goût amer.

   Le ver qui, déjà, commence à s’actualiser : les tempes qui grisonnent, le dos qui devient douloureux lors des efforts, l’amour qui ne tient pas toujours ses promesses, les héritiers qui remettent en question, l’intendance « qui a du mal à suivre » dans plein de tâches qui, autrefois, s’accomplissaient non seulement sans douleur, mais dans l’allégresse, la perte de quelques illusions, les premières rides, la chute des cheveux, etc… Enfin le catalogue des petits méfaits serait inépuisable et rajouterait une brume au temps présent. Si l’adolescence nous invitait à rencontrer Werther, la maturité nous fait signe en direction du bel ouvrage de Simone de Beauvoir, « La force de l’âge », qui peut être lu à la manière d’un roman de formation, d’un manuel à l’usage d’une pratique de la vie en son versant manifestement « existentialiste ».

 

Inventaire de quelques questions relatives à la maturité

 

Qu’en est-il du « milieu du gué » ?

le franchirons-nous sans trop de dommages ?

Que regarder lors des périodes de mélancolie :

l’innocent miroir de l’enfance ?

le phare éblouissant de l’adolescence ?

la luciole à peine perceptible de la vieillesse ?

Comment percevoir sa propre épiphanie

lorsque, devenus parents nous-mêmes,

une image double se propose à nous :

Fils d’Untel

Père de celui, celle qui,

déjà s’éloignent à l’horizon ?

Parvenus au zénith,

notre existence aura-t-elle été

au moins utile ?

Comment s’assumer

dans le rôle de Passeur de témoin

sans en tirer quelque amertume ?

Jusqu’ici, quel aura été l’âge

qui, pour nous, aura été le plus « vrai » ?

L’âge dont nous aurons estimé

qu’il paraît avoir accompli

notre essence d’homme ?

Que laisserons-nous d’autre

à notre postérité  qu’une image floue

se dispersant dans les volutes du temps ?

Que reste-t-il des promesses de l’Amour,

sinon une tendresse, une affection ?

Que transmette aux Autres

qui ne soit nullement vain ?

quelque chose de plus consistant

qu’une simple image d’Épinal ?

 

   * Incise littéraire - Partir de « La force de l’âge »

 

   Mais citons un extrait tout à fait significatif de l’inclination psychologique de Simone de Beauvoir en cet âge entre deux âges qui, toujours, pose le problème de son indécision, de son « ambiguïté », terme éminemment beauvoirien sur lequel nous reviendrons :

 

   « Et, précisément, le divorce s’accomplit. Mon corps avait ses humeurs et j’étais incapable de les contenir ; leur violence submergeait toutes mes défenses. Je découvris que le regret, quand il atteint la chair, n’est pas seulement une nostalgie, mais une douleur ; de la racine de mes cheveux à la plante de mes pieds, il tissait sur ma peau une tunique empoisonnée. Je détestais souffrir ; je détestais ma complicité avec cette souffrance qui naissait de mon sang dans mes veines. Dans le métro, le matin, encore engourdie de nuit, je regardais les gens, et je me demandais : « Connaissent-ils cette torture ? comment se fait-il qu’aucun livre ne m’en ait décrit la cruauté ? »  Peu à peu, la tunique se défaisait ; je retrouvais contre mes paupières la fraîcheur de l’air. Mais le soir, l’obsession se réveillait, des milliers de fourmis couraient sur ma bouche ; dans les glaces, j’éclatais de santé et un mal secret pourrissait mes os. »

 

   Cet extrait est exemplaire du mal être de l’âge mûr, il serre le réel au plus près, il dresse la mince résille qui cerne l’être et le donne comme aliéné. Ce sont des questions quasi métaphysiques qu’il entraîne, transitant tout d’abord par la physique du corps. Le divorce, dont parle Simone de Beauvoir, est cette césure, le plus souvent inapparente mais qui s’installe entre le corps et l’esprit, faisant de cette étrange bivalence le lieu de toutes les questions existentielles imaginables. Donc, un jour, elle avait cessé, comme elle l’avoue, « d’être un pur esprit », autrement dit, chez cette intellectuelle de formation et de nature, se lève soudain la conscience qu’elle vit aussi à travers une chair, que cette chair aussi à une âme, que cette âme corporelle se révolte et porte au questionnement nombre de thèmes, lesquels, enfouis depuis longtemps, font surface avec la douleur nécessairement angoissée qui les accompagne. Une dichotomie s’installe, une ligne de fracture pose, d’un côté, la conscience intentionnelle, sa force de décision, de l’autre le territoire émotionnel de l’anatomie avec ses « défenses », avec sa « souffrance », sa « violence ».

   Dès lors l’esprit n’aura plus de repos qu’il n’ait trouvé une réponse, cette dernière que l’on pensait pouvoir repérer dans des livres ou bien dans des méditations conceptuelles, voici que la vérité se fait jour, que la théorie existentialiste trouve ses limites, que la liberté ne s’acquiert nullement au seul prix d’une délibération de la volonté. Le corps est là qui fait de la résistance, le corps est là qui pose la contingence, la vraie, l’incontournable factualité du réel en sa verticale figure. Ici, le beau et émouvant témoignage de Simone de Beauvoir nous est précieux pour comprendre la nécessité qui se fait jour d’édifier, selon elle, une « morale de l’ambiguïté ». Sans doute a-telle raison car aucune réelle liberté ne saurait être atteinte si, d’emblée,  elle s’exonère de cette ambiguïté foncière, de cette contradiction formelle qui se concrétise en toute expérience ontologique : nous sommes des êtres clivés dont la vie n’existe que par rapport à la mort, des êtres subjectifs auxquels s’oppose l’objectivité du monde, des êtres tissés de transcendance que la finitude soustrait à leur tâche, des êtres enjambant continuellement la faille sise entre passé et présent. Ce sont toutes ces « ambiguïtés » qui nous constituent en notre fond, ce sont-elles qui font naître en chaque homme, en chaque femme le vortex vertigineux des interrogations.

 

   Nous questionnons - Non sur le mode mineur en raison de ce « grand âge » qui brasillait au loin, si loin que, jamais nous ne pensions arriver au port. Maintenant ce réel tremblant, cette chaloupe ballotée par les flots des incertitudes, nous y voici, sans possibilité aucune de retour. A quoi servirait-il de s’insurger contre son propre sort ? Serions-nous, quelque part, atteints de pouvoirs démiurgiques que nous pourrions utiliser à des fins d’inversion du temps ? Bien évidemment non et cette pensée de la vieillesse est à inscrire dans ce « comportement magique » de la petite enfance dont la résurgence n’est que le signe d’une régression de la lucidité ou bien de la tentative d’introduire de l’espoir là où le réel résiste et se cabre. Nous ne pouvons jamais être qu’à l’endroit et au temps où nous sommes et ceci, plus qu’un truisme, est l’accord du Soi avec le réel, ce qui est loin d’être une évidence et se traduit, le plus souvent, par une frustration, sinon un sentiment de révolte. Le mirifique « temps de nos vingt ans » est une romance depuis bien longtemps évanouie dans le creuset d’une mémoire infidèle, elle ne retient du passé que ce qui brille et éclaire, rejetant dans les ténèbres ce qui dérange et se donne à la manière sinon d’un échec, du moins dans le registre de l’accompli par défaut.

   Le problème de cet âge, c’est à coup sûr qu’il est le dernier, qu’il est le jeu ultime avant que la Mort ne vienne nous étreindre et nous embrasser de son souffle glacé. La seule chose qui nous sauve, provisoirement, c’est que nous ignorons la date précise de notre disparition (le terme de « disparition » n’est qu’un doux euphémisme qui tient la mort à distance, au moins sur le plan symbolique), ce qui nous sauve c’est le fait que, jusqu’à notre dernier souffle, nous sommes habités d’une incroyable certitude qui frise la paranoïa, persuadés d’être immortels. C’est un sentiment identique qui met à l’abri de tout renoncement lorsque, prenant le volant de notre voiture, nous effaçons de notre horizon toute possibilité d’’accident, croyant que cet événement est de l’ordre d’un pur imaginaire ou seulement destiné à un Autre que nous. Alors nous réjouissons-nous toujours de n’être nullement cet Autre promis à toutes les apories. C’est, en quelque manière, le seul moment où nous nous assurons en tant que soi-disant libres, alors que nous ne sommes que conditionnés, déterminés par cette essence humaine qui, décidemment, « n’en fait qu’à sa tête » Mon discours, parsemé ici et là de « lieux communs », ne fait que témoigner de ce Destin qui nous est commun et nous fait Hommes parmi les Hommes, Femmes parmi les Femmes, autrement dit des existences mortelles dont nous cherchons à nous exonérer le plus souvent possible, accomplissant notre marche vers le futur avec les yeux clos et l’âme au repos.

 

Inventaire de quelques questions relatives à la vieillesse

 

Pourquoi, lorsque nous pensons

 aux choses de ce monde-ci

sommes-nous toujours renvoyés à ce monde-là

qui est le lieu de la Métaphysique ?

Notre premier âge est-il encore en nous

et s’il l’est, pourquoi a-t-il tant de peine

à se manifester ?

« Philosopher, c’est apprendre à mourir »,

si Montaigne dit vrai

alors que devons-nous choisir,

de ne nullement philosopher ?

De toute manière, connaissons-nous

des Philosophes, le genre est si rare

en notre siècle qui ne doute guère de lui ?

L’horizon du projet,

quel est-il puisque cet horizon

se restreint « comme peau de chagrin » ? 

A qui, à quoi destiner

le peu d’optimisme qui nous reste ?

Notre problème n’est-il pas

d’avoir connu trop de Morts ? 

Ces derniers ne font que nous confirmer

dans notre fin prochaine.

Que sommes-nous devenus

pour les Autres :

un conseil éclairé ?

un témoin du passé ?

une narration sur le point

de s’éteindre ?

Que sommes-nous

nous qui questionnons ?

Et ne questionnons-nous

 gratuitement ?

Et ne questionnons-nous

au bord du vide

dont nous n’attendons

nulle réponse ?

Nulle réponse.

Notre dernière question

est Négation,

Sans doute faut-il

nous y résoudre ?

Le Silence est éternel

qui réclame son dû !

Interjection !

 

   * Incise littéraire - Autant terminer sur une note humoristique en convoquant un texte issu des « Caractères » de La bruyère - (De l’Homme), c’est le personnage d’Irène qui y est analysé avec la finesse habituelle de ce subtil auteur :

  

   « Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l'oracle lui ordonne de dîner peu. Elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies ; et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit. Elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelque fois se servir de ses jambes pour marcher. Elle lui déclare que le vin lui est nuisible : l'oracle lui dit de boire de l'eau ; qu'elle a des indigestions, et il ajoute qu'elle fasse diète. »

   Ma vue s'affaiblit, dit Irène.

   - Prenez des lunettes, dit Esculape.

   - Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été.

   - C'est, dit le dieu, que vous vieillissez.

   - Mais quel moyen de guérir de cette langueur ?

   - Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule.

   - Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ! Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux, et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ?

   - Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ? »

 

   En réalité ce que nous apprend La Bruyère, dans cette « fable » c’est que la question est tout simplement la question de qui-nous-sommes en tant que Mortels, autrement dit dans les limites de notre humaine condition. Et comme à toute fable se donne toujours une morale, ici, rejoignant Simon de Beauvoir, nous dirons qu’il nous met en garde de ne point chuter dans cette « morale de l’ambiguïté » (de la relativité) qui nous exilerait de notre état, nous ferait sortir de notre nature. A nous les Hommes, à nous les Femmes qui vivons sur terre, il nous est demandé d’y demeurer. De vivre au plein d’une pure immanence, de ne nullement la transgresser afin de devenir autres que nous ne sommes. Il est, chez tout individu, une tendance rédhibitoire qui consiste toujours à s‘escrimer à « franchir le Rubicon », à prêter allégeance à toute altérité qui nous exalterait et nous transporterait, en quelque manière, ailleurs que là où le Destin nous a remis notre part impartageable : chez le Roi pour le Serf, chez le Fortuné pour le Pauvre, chez le Beau pour le malheureux Quasimodo.

   Ce que dissimulent nos questions, la plupart du temps, sinon toujours, le motif d’une insatisfaction dont nous eussions voulu qu’elle devînt, par l’entremise d’un simple souhait, cet inaccessible auquel nous aspirons en secret, devenir Prophète en son pays, porter la bonne parole, amasser derrière soi la foule des Prétendants. Oui, c’est ainsi, être Homme, être Femme, non dans le cadre de quelque théorie, mais dans l’existence concrète de la quotidienneté, c’est toujours vouloir se déporter de soi, essayer de sortir de l’ombre, prétendre briller dans la lumière, tâcher de se situer au centre rayonnant de cette aura pareille au nimbe qui ourle la tête du Saint. Ce que nos questions angoissées, urgentes, qu’elles soient enfantines, adolescentes, de l’âge mûr, de l’extrême vieillesse, ce que nos interrogations donc manifestent, ce saut de nous-mêmes en direction de cette transcendance dont nous attendons qu’elle nous sauve de nous et nous remette dans un chemin de pure grâce. Pour le Croyant, auprès de son Dieu. Pour l’Esthète auprès de son Art. Pour le Politique auprès de son Événement. Pour le Savant auprès de son Savoir. Enfin, pour Tout-un-chacun dans cet Absolu dont il serait, en quelque manière, la figure terrestre, incarnée.

   C’est au simple motif que nous ne supportons que parfaits, inaltérables, dignes de question que nous posons et encore posons des QUESTIONS ! Mais que ceci n’effarouche personne. Outre que le questionnement n’est nullement un péché, il est bien plutôt l’auréole d’une vertu, la manifestation de l’étonnement, le fondement de la Sublime Philosophie. Comment, en ces temps de relativisme ambiant, d’idées toutes faites, de pensées en prêt-à-porter, de consciences se mesurant à l’aune de la quantité bien plutôt que de la qualité, en ces temps où les complots tiennent lieu de rationalité, où le Siècle des Lumières ne se donne plus que sous le sceau d’obscures délibérations, comment donc pourrions-nous faire l’économie de questionner ? Plutôt une « morale de l’ambiguïté » que pas de morale du tout ! Questionnons, peut-être notre seule liberté !

 

 

 

 

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5 janvier 2022 3 05 /01 /janvier /2022 10:28
L’être en son archaïque posture

Autoportrait

Huile/papier

Léa Ciari

 

***

 

   [Variation phénoménologique sur cette belle œuvre déjà abordée sous le titre : « Quelle est donc cette déshérence ». Sans doute des similitudes ou redites existeront-elles. L’article cité n’a nullement été relu avant que celui qui vous est proposé aujourd’hui ne soit commis. Merci d’avance pour votre indulgence.]

 

*

 

   C’est un bien étrange sentiment que celui d’être confronté à l’image d’une personne dont le visage a été occulté. Nous n’avons plus d’assise réelle, ni pour nous confronter à qui elle est en réalité, ni à qui nous sommes dans notre face à face avec l’Enigme. Car c’est bien de la plus haute Enigme dont il s’agit. Notre rencontre avec l’Autre ne s’accomplit jamais que sous le sceau d’une immédiate saisie dont ses yeux, sa bouche sont les essentielles polarités. Si l’Autre nous détermine en grande partie au motif que son regard nous vise, alors l’absence de ce dernier signifie que nous existons à peine, que nous n’arrivons à notre être que sur le mode d’une tragique incomplétude. Nous nous sentons dépossédés d’une grande partie de nous-mêmes, spoliés en quelque sorte d’une image que nous eussions souhaitée autrement accomplie, ourlée des mille et une grâces qui font de l’humain sa nature unique, non duplicable, une singularité parmi un peuple d’autres singularités. Donc, dans ce traitement partiel du visage, ce n’est seulement l’Artiste en son Autoportrait qui se donne sur le mode d’une privation, mais c’est bien nous (et conséquemment tous les Autres) qui vivons scotomisés, lobotomisés, sectionnés en quelque sorte dans notre prétention à vivre l’entièreté de qui nous sommes sans partage. Toujours le schéma humain fonctionne à titre de réciprocité. Je ne suis Moi que par l’Autre, l’Autre n’est Tel que par ma conscience qui le vise et le pose en tant que cet humain qu’il est, que chacun reconnaît en sa différence, en son unique présence.

   Pourtant nous souhaitons regarder, pourtant nous souhaitons fendre l’armure, traverser le fortin qui nous fait face et, de l’intérieur, en connaître la sublime splendeur. Car nous ne pouvons demeurer face à l’Autre dans le plus étrange des dénuements qui soit : le viser et n’en retirer qu’une impossible situation dialogique. Dans cette optique nous sommes tels ces « chiens de faïence » qui, faute de s’apercevoir, demeurent chacun en soi, comme derrière une vitre ou bien dissimulés sous une glaçure d’émail. C’est comme si rien de soi n’existait, que l’Autre n’était qu’une invraisemblable hypothèse, peut-être un mirage allumé par notre conscience, une hallucination trouant la margelle de notre esprit. Qui nous voyons ici est placée dans une étrange distance sans profondeur. Ce nul visage vient à nous et, en même temps, se réfugie dans la cire de son anonymat, un peu à la manière d’une représentation parcheminée du Musée Grévin. Venue au monde qui, en même temps, est venue sur le mode du retrait, de l’absence, manière de néantisation qui la concerne, elle cette figure, nous concerne par un simple effet d’écho. Si bien que nous sommes interpelés au plus profond de notre condition mortelle. Oui, « condition mortelle », finitude trouvant son tremplin à la hauteur de cette épiphanie tronquée. Ce visage, dont on attendrait qu’il fût plein, rayonnant, voici qu’il se donne en tant que résonnance du vide, en tant que douloureuse abstraction. Or, précisément, cette image traitée de façon contemporaine, ceci est une grande beauté bien plus proche de la rigueur du concept que de la mise en vue d’une simple effectuation plastique, une forme belle parmi tant d’autres, eh bien cette image se dépossède elle-même de son coefficient d’humanité et nous entraîne à sa suite dans le tissu serré et mortifère de l’aporie. Qu’un mannequin de Giorgio de Chirico soit pourvu d’une illisible tête, nous les humains en supportons la valeur artistique car nous comprenons aisément que le Surréalisme se dote d’une vue différente de la nôtre, d’essence logogriphique en quelque façon, ce qui veut dire que le Peintre nous propose de déchiffrer le rébus qu’il nous tend sous la figure d’une provocation.

 

 

L’être en son archaïque posture

Source : Toute La Culture

 

***

 

   Le plus souvent, l’Art, lorsqu’il se manifeste sous des formes inusitées est subversif.  Cependant l’homme n’est nullement un mannequin et la privation de son visage revient à l’amputer de la partie la plus visible, la plus donatrice de sens de son être, autrement dit il s’agit ici d’un revirement ontologique le reconduisant, en quelque sorte, aux premiers balbutiements de l’humain. Sans doute aux prémisses d’une humanité préhistorique. Bien évidemment, il n’y a nulle différence d’essence concernant le traitement du visage, qu’il s’agisse de l’œuvre de l’Artiste Italien ou de celle de Léa Ciari qui fait ici l’objet de notre méditation. Seulement ce qui est à saisir, c’est que l’étude « Autoportrait » sera conduite de manière radicale, comme si, en effet, elle ne faisait que refléter une réalité matérielle indépassable, différente, en son fond, de la simple valeur symbolique que nous pourrions attribuer à cette représentation. Arguons du fait que, si l’Artiste a pris le parti de biffer sa propre image, ceci ne résulte nullement d’un jeu gratuit mais que ceci interroge l’humain en de bien plus décisives profondeurs. Tout ce qui va suivre tout au long de cet article se livrera sous la teinte d’une tragédie affectant les Existants, dès l’instant où c’est la présence même de leur visage qui est remise en question, sinon reléguée dans les plus ombreuses oubliettes qui se puissent imaginer.

   Tout ici fait donc signe à l’aune de l’antécédence, tout ici se doit d’être interprété selon une genèse inversée, comme s’il s’agissait, depuis l’ici et maintenant, de rétrocéder en direction de quelque lieu originel, lequel contiendrait en son germe, d’actuelles postures existentielles dont, à l’évidence, nous serions totalement inconscients. C’est ainsi, le plus souvent nos yeux ne perçoivent que la partie émergée de l’iceberg, la dissimulée (bien plus importante), nous flottons au-dessus en toute insouciance. Sans doute cette marche en avant, les yeux levés au ciel, est-elle la seule qui nous soit, de toute éternité, allouée. Marcher tout en regardant ses pieds est aussi malcommode que semé d’embûches. Avançons dans la joie, il sera toujours temps de se morfondre sur les irrégularités du sol et les failles qu’il dissimule !

   Mais nous parlions de préhistoire et il s’agit maintenant de voir en quoi cette image nous reporte d’emblée au plus loin de l’esquisse humaine. Donc, à partir d’ici, il convient de faire chemin amont, de régresser et de passer de l’homme total, celui que nous connaissons aujourd’hui, dont le visage humain est totalement accompli, porteur des sens qui s’y attachent (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher), qui correspond à la forme la plus évoluée de l’espèce, pour aboutir à sa forme primitive  au sujet de laquelle nous faisons l’hypothèse que le primat du toucher excédait et annulait tout autre sens, les premiers balbutiements de l’humain se donnant à la manière d’une racine, d’un tubercule se confondant presque entièrement avec le sol donateur de vie. En quelque manière une existence terrestre, sinon terreuse, tous les prédicats attachés à la terre, à la glaise, à l’humus, au limon déterminant les linéaments au gré desquels l’homme commençait à se détacher de la matière sans en différer foncièrement. Roc biologique, chair confondue avec l’élément tellurique, encore habité de la sourde rumeur de la lave, des effusions des lapillis, du jet des bombes ignées, des soubresauts d’un chaos ne parvenant encore à s’organiser en cosmos. Âge où le Préhistorique se confond presque avec le Géologique, tout ceci logé en une brume si lointaine que rien de sûr ne paraît, que l’indifférenciation des choses est le lot commun de ce qui vient à l’être.

   Une brève incursion dans la genèse humaine prétendra approfondir cette thèse. Chez Sapiens sapiens, déjà versé dans les premières manifestations de l’art, c’est la totalité des sens qui est mise en œuvre afin qu’un monde s’ouvre et parle le langage qu’on attend de lui. Chez Sapiens, c’est surtout la fonction ustensilaire qui est développée, laquelle nécessite aussi une synthèse des sens mais plus proche d’une praxis, moins intellective. Chez Erectus s’hypostasie encore la fonction de l’esprit pour devenir usage premier dont naissent la maîtrise du feu, les prémisses du langage. Chez Habilis, un degré est encore franchi en direction de l’élémentaire puisque la parole n’existe pas encore et que l’outil est à son âge le plus rudimentaire. Enfin chez Australopithèque, dont le nom signifie « singe du Sud », la fonction humaine est si réduite qu’elle rejoint l’instinctuel animal, le presque végétatif, dont les manifestations essentielles sont des pratiques entièrement gestuelles, locomotion, mimiques, éructations pré-langagières. C’est un peu comme si cet homme archaïque pouvait servir de schéma introductif à l’étude d’une posture humaine dépourvue de visage, la dimension strictement tactile constituant la seule voie d’accès au monde. Et, afin de souligner l’étrangeté de cette figure en laquelle est biffé le lieu humain de son épiphanie, nous la nommerons, provisoirement, sous des mots d’origine étrangère, la distance avec le phénomène s’accroissant au motif de cette nomination : en italien « senza volto », en espagnol « sin rostro », en anglais « without a face », en allemand « ohne gesicht », enfin en grec «chorís prósopo,  χωρίς πρόσωπο ». « Moi, j'ai dit « bizarre, bizarre... comme c'est étrange ! », comment trouver mieux que la réplique célèbre de Louis Jouvet dans le film « Drôle de drame » de Marcel Carné ? Oui, sentiment « d’inquiétante étrangeté » que de percevoir cela même qui se donne comme l’inconcevable, l’inimaginable, une femme, un homme sans visage.

   A la réflexion, toute posture interprétative du monde pourrait-elle, sans doute, reproduire cette genèse de l’évolution humaine, ce qui revient à dire que tout paradigme du connaître, reporté à son horizon sensoriel, franchirait ces étapes, depuis la simple tournure tactile-gestuelle (la plus primitive),  pour aboutir à la pure intellection symbolisée par la saisie visuelle (art perceptif par excellence), en passant par tous les degrés qui se situent entre ces deux pôles, à savoir les différentes captures médianes que constituent odorat, goût, ouïe. Ceci ne saurait en aucun cas constituer une pétition de principe mais le factuel, l’empirique paraissent attribuer à chaque sens une position bien particulière. Donc ici nous confirmons bien cette hypothèse d’une gradation croissante de la sphère perceptive dont

 

le premier degré serait le Toucher,

le second le Goût,

le troisième l’Odorat,

le quatrième l’Ouïe,

le cinquième et dernier

dans l’ordre de l’élaboration, la Vue.

  

   Mais nous souhaiterions rendre cette thèse plus visible en faisant appel à l’expérience perceptive concrète, quotidienne ou bien parfois plus singulière, évoquant ci-après la relation de Paul Cézanne à la Montagne Sainte-Victoire. Dès lors il s’agit de savoir quels sont les degrés de phénoménalité qui se donnent sous une telle visée. Nous reprendrons donc le schéma d’une approche progressive, débutant par une saisie grâce au toucher pour terminer par cette même saisie au gré de la vision.

 

L’être en son archaïque posture

La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus

   Le toucher

 

   Imaginons Cézanne qui, depuis la Carrière de Bibemus, observe la Sainte-Victoire. Ce qu’il faut d’abord comprendre c’est que, chez ce sensitif, cet introverti, cet homme attiré en quelque manière par une solitude proche d’un érémétisme, le réel, la nature se présentent à lui d’une façon que nous pourrions qualifier d’instinctuelle, de donné immédiat dans sa forme la plus brute, la plus rudimentaire. Ce que vient confirmer le mot d’Auguste Renoir : « Cézanne ressemblait à un hérisson. Ses mouvements semblaient limités par une invisible carcasse extérieure… » Ce que Cézanne confirme lui-même dans cette étonnante auto-confession : « Je suis le primitif d'un art nouveau. ». C’est donc sur le mode de la primitivité que le monde s’annonce et se révèle dans toute l’ampleur de son originelle sauvagerie. Donc, depuis Bibemus, ce que Cézanne perçoit tout d’abord, c’est la dimension chaotique, désordonnée, plurielle, luxuriante, polyphonique de ce paysage grandiose qui le questionne tant en son fond quasiment irreprésentable. Le surgisement est toujours tissé de cette structure complexe, fourmillante, foisonnante à tel point que le regard qui s’y porte est comme désarçonné par cette surprenante profusion. C’est au corps propre de Cézanne que la Montagne s’annonce telle cette haute surrection, cette manifestation géologique montant des assises infinies du temps. En réalité, c’est moins la Montagne en tant que telle qui se présente au premier abord mais bien la perspective infiniment déroutante de cet excès de la Phusis en son bouillonnement interne, en son fond animé de pulsations et de convulsions, ce socle dont tout provient et où tout retourne dans un immémorial mouvement de revirement à soi des choses. Sainte-Victoire, c’est en un premier temps pour le Peintre, une irisation sur sa peau, un fourmillement dans le massif même de sa chair, un long écoulement à même son sang, un souffle gonflant ses alvéoles, une impatience formelle s’allumant sur la margelle de son esprit. Dans un premier geste de préhension, la Montagne ne fait signe qu’à partir de sa terre, de ses rochers, de ses arbres quasiment minéraux, de ses nuages tels de gros tampons d’ouate, de ses maisons pareilles à de grossiers jouets de bois. Tout se présente dans la pure matérialité, ce langage de la Nature qui est comme sa vibrante anatomie. Une chair contre une autre.

 

    Le Goûter

  

   Mais Cézanne, dans sa genèse de Peintre, ne saurait demeurer dans ce constat somme toute primaire qui constitue bien vite une limitation à l’acte de peindre tel qu’il doit se présenter. Il faut plus de légèreté. Il faut plus de hauteur. Alors, en un second temps, Cézanne ne peut que « goûter » le paysage qui lui fait face. Bien évidemment ce goûter ne sera nullement d’origine gustative au sens strict,  mais bien plutôt d’essence plastique et sensuellle. Mais ici, il nous faut recourir aux analogies avec la sphère des saveurs, faute de quoi le « goûter » n’aurait plus aucun sens. Cézanne goûte la lumière du ciel telle une mousse aérienne, tout en douceur. Il goûte la Montagne en sa consistance plus étoffée, comme un aliment qui résiste sour la dent, un genre de granité dont il faut écraser les grains afin d’en libérer le suc interne. Il goûte la densité de l’habitat semblable à la texture d’une chair. Il goûte les frondaisons des arbres, comme il le ferait d’un biscuit délicat rehaussé de pistache.

  

     Le sentir

  

    En un troisième temps, ce sont les fragrances musquées, épicées de la Provence qui se montrent, lesquelles ne sont nullement dissociables de l’expérience cézanienne du terroir. L’homme est profondément enraciné dans son sol, il en constitue un naturel prolongement, une sorte d’excroissance qui ne peut que témoigner de l’origine de son fondement. Les senteurs d’ici sont comme des marqueurs de ce sol à la forte personnalité. Tout Peintre digne de ce nom ne peut qu’en porter les emblèmes gravés au sein même de qui il est, ces marqueurs qui, dès qu’ils sont traduits en peinture, assurent la liaision du réel (cette Montagne de rochers), et de la figuration artistique (cette œuvre intitulée « La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus »). De la Montagne réelle à la Montagne symbolique, c’est l’Artiste qui a assuré la médiation, transportant les fragarnces du terroir au sein même de la toile, lui attribuant une manière d’ambiance olfactive au gré de laquelle elle rayonne et se rattache à son socle primitif. Chaque touche de peinture sera l’évocation d’un motif végétal. Initier le jeu des correspondances baudelairiennes devient ici une nécessité. La vue depuis Bibémus se déclinera selon une palette riche mais limitée cependant. Le bleu-parme du ciel reflètera les délicates cynoglosses de Crète ; le bleu à peine affirmé de la Montagne appellera la délicatesse du lys de Saint-Bruno ; les ramures des pins se confondront avec les touffes claires du fumana vulgaire ; le jaune du sol évoquera les tapis de pastel des teinturiers ; l’orangé du crépi des maisons fera penser aux pistils des crocus bigarrés. Une erreur serait de croire cette description gratuite, seulement liée au plaisir de l’évocation. Non, chaque coup de pinceau du natif d’Aix-en-Provence pose effectivement sur la toile ces fleurs, ces végétaux dont la subtile fragrance se laisse approcher pour qui porte à l’œuvre un regard attentif. Un terrien qui peint, jamais ne peut se dissocier du lieu de sa provenance. Bien plus, peindre est un acte d’immersion dans cette terre qui vous avu naître et n’attend que votre retour.

 

   L’Entendre

 

   Et l’ouïe ne saurait s’absenter de cet inventaire du réel. Face à la Sainte-Victoire, face à son énigme qui est tout autant énigme de l’art, Cézanne est à l’écoute de « sa Montagne », il n’en veut rien perdre, la posséder jusqu’en son intime. Ce que les sens évoqués précédemment, lui donnaient en mode restreint (le toucher à même sa chair, le goût en une saisie purement intérieure, le sentir dans un environnement immédiat), voici que l’ouïe élargit tout, s’ouvre et annonce déjà la merveilleuse amplitude du voir.

   Il faut demeurer là, dans sa conque de chair et la laisser s’imprégner de toute cette musicalité, de ce rythme qui surgissent de partout et disent un peu de la symphonie du monde. Attentif au ciel, c’est déjà le vent qui s’y imprime, le majestueux Mistral et c’est bien sûr la crète de la Montagne mais c’est aussi le couloir de la Vallée du Rhône, la vaste plaine caillouteuse de la Crau, mais c’est aussi, sur son flanc occidental, les bourrasques et les colères de la Tramontane. Et les vents dialoguent entre eux et c’est la Rose entière des Vents qui se laisse entendre avec le Grec , le Levant, le Sirocco, le Marin et tous les flux de la terre en un unique lieu assemblés. Il faut se laisser surprendre par toute cette poésie venteuse, en éprouver le ruissellement sur la surface de la peau.

   Puis se rendre disponible aux arbres, écouter la chute des pignes de pin sur le sol durci de chaleur. Alors la touche sera vive, colorée, appliquée en un seul geste de la main. Ecouter la vie de la Sainte-Victoire, ses contractions sous le froid, sa dilatation sous les coups de boutoir du soleil, écouter ses flancs lissés de lumière et le pinceau glissera, léger, avec sa teinte d’aquarelle. Ecouter encore les craquements des vieilles maisons, discerner leur fusion harmonieuse, à peine un chant levé plus haut que le brin d’herbe, et un jaune-orangé glissera parmi les notes du paysage, sans en troubler aucune, un simple écoulement si discret, il faut tendre l’oreille. Ecouter les cigales cymbaliser un peu partout, comme si elles étaient un trait d’union entre les choses, une manifestation particulière de ce beau pays d’Aix. Nul doute que Cézanne ait été un auditeur attentif de ce qui était posé devant lui, dont il devait rendre compte avec ses huiles, ses lavis. Ecouter veut aussi dire être en entente avec les choses, les laisser se manifester à la hauteur de leur présence. Chaque bruit de la Sainte-Victoire était disséqué, puis posé sur la toile qui vibrait et résonnait, vibrant témoignage de cette vie ici réelle, tangible, infiniment tangible.

 

   Le Voir

 

   C’est vraiment à partir d’ici que tout se dénoue, que tout s’organise, que ce qui était séparé conflue, que le divers se donne en mode assemblé. Si, d’une chose, nous pouvons tout dire, c’est bien au motif que la parole prend assise sur le voir, ce même voir qui synthétise tous les percepts fragmentaires qui le précèdent et l’annoncent. Si une chose telle une poterie en terre cuite se manifeste selon sa totalité, c’est bien parce que son toucher lisse ou rugueux, son goût fade si nous y portons nos lèvres pour une libation, son sentir vernissé de glaise durcie au feu, le son qu’elle produit quand on martèle ses flancs, donc tous ses prédicats perceptuels se trouvent reliés d’une manière cohérente par la vue que nous lui adressons. Un aveugle de naissance éprouve certes, au fond de soi, des sensations qui lui sont particulières mais jamais sa vue ne peut lui confirmer la particularité intime des choses. Voir c’est confirmer le réel, lui donner ses assises les plus sûres. Toutes les qualités que nous attribuaons à la chose ont nécessairement besoin d’être mises en perspective selon la lumière du regard. De tel objet dont quelqu’un vous dirait qu’il est granuleux, il y a fort à parier que vous ne pourriez faire l’économie d’un regard porté en sa direction. Ne le verriez-vous nullement et il resterait privé de ce primat essentiel de la vision qui l’accomplit en son être. Vous auriez alors l’impression d’un objet partiel dissimulant à vos yeux l’essentiel de son essence. Nous sommes pareils à des explorateurs du Grand Nord, nous ne voulons pas seulement voir la partie visible de l’iceberg, mais percer le secret de sa partie invisible.

    Mais après ces quelques considérations abstraites, revenons à Cézanne et à « sa Montagne ». Bien évidemment, pour la commodité de l’exposé, nous avons livré les explorations sensorielles les unes après les autres, alors que, dans le réel, c’est bien d’un acte de préhension simultané dont il s’agit.

    Comme il le disait lui-même, il s’agissait essentiellement de peindre « sur le motif ». La phrase qui suit, tirée d’un commentaire de France-Culture, en résume parfaitement le caractère :

   « C'est que, Cézanne aimait traquer sa "petite sensation" en allant en plein air, "sur le motif", regarder au fond des yeux les lieux et les paysages, se mesurer à des arbres hiératiques et à d'anguleux rochers rouges, à la recherche – dit-on – de l'origine du monde ! »

   Oui, c’est bien à cette quête étrange de « l’origine du monde » que se livre le Peintre des « Grandes Baigneuses ». Et cette mystérieuse origine, c’est avec les yeux, préférentiellement, qu’il veut y accéder.

   Voyant à la manière de Rimbaud, « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant », Cézanne doit se doter d’une vision qui fore le réel en  sa plus grande profondeur, en déploie toute la puissance de manifestation. Devant la Sainte-Victoire, devant la toile blanche, c’est bien la mutité qui doit être dépassée, c’est bien le Poème en sa plus somptueuse épiphanie qui doit se montrer et dire l’origine des choses, leur essence impartageable. Regard scrutateur s’il en est, lequel ne saurait se contenter de la surface des choses, de l’éclat trompeur de leur vernis. Aller au fond des choses, à la racine de leur être.

 

Alors toucher ne suffit plus.

Alors gouter ne suffit plus.

Alors sentir ne suffit plus.

Alors entendre ne suffit plus.

  

   Ces approches sont trop parcellaires, fractionnées. Le toucher est trop local, le goûter un sentiment trop interne, le sentir trop limité à un environnement proche, l’entendre trop soudé au présent en son instantanéité. Il faut arriver aux choses avec tout le souci qu’elles méritent. Il faut arriver sur le ton du surgissement. Il faut désoperculer, désensabler, exhumer, créer les conditions de la germination, faire se lever les épis, broyer les grains, obtenir le beau froment et le disperser à tous les  vents de la conscience, faire rougeoyer l’intellect, multiplier la sensation, déflorer chaque pouce carré de toile et y inscrire l’arc-en-ciel du monde, il est cette immense faveur en attente d’être.

   Que fait la Sainte-Victoire en tout ceci ? Rien d’autre que de déployer son être, de le laisser vacant, à disposition du Peintre qui en sera réellement, tangiblement, illuminé de l’intérieur. Ce sont des gouttes de sève, de résine blanche qui couleront dans ses veines. Ce sont des feux qui s’allumeront dans la nasse de sa chair. Ce sont des tellurismes internes qui le conduiront sur le bord d’une extase et peut-être même au-delà, dans la contrée de l’Art, cette nature de haute venue que ne peuvent connaître que les Artistes  au plein de leur création, que les Voyeurs de l’oeuvre  dans la sublimité qui les atteint en plein cœur et les rend meilleurs qu’ils ne l’ont jamais été.

   Le regard du Provençal est fasciné, en proie à la plus étrange des chorégraphies qui se puisse imaginer. Le pinceau est libre de soi, il court sur la toile, pose ici un bleu tiffany affirmé, là un bleu céleste plus léger ; ici un jaune aurore lumineux, puis un jaune maïs plus ombreux ; puis un rouge-oange qui vibre dans la discrétion, un nacarat proche de la chair ; plus loin un vert sauge, un vert amande pareil à un poudroiement. Alors ici, dans la joie plurielle de l’apparition, comment ne pas évoquer la formule si juste :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » 

 

   Ici, il n’y aurait presque rien à rjouter tant cette pensée accomplit, en une seule phrase, le destin de toute création. De la Couleur à la Forme, c’est-à-dire à ce qui fait phénomène dans sa plus haute Vérité, nulle distance, un simple et continu écoulement de la couleur en son autre, la forme qui, maintenant a renoncé à toute altérité pour connaître un unique destin. La couleur est forme en son immédiate venue sur la plaine du subjectile. « Peindre sur le motif », dès lors veut dire « peindre le motif » , peindre la Sainte-Victoire en sa pure beauté d’immédiate présence, peindre ce ciel, ces arbres, ces maisons, ce sol et les donner en tant que ce qu’ils sont : des êtres vivants qui nous font face, qui attendent d’être reconnus et portés à leur entière exposition, un ouvert sans retrait qui ne dissimule rien, la Nature en sa généreuse donation, l’être-à-découvert. Maintenant, décrire la Sainte-Victoire ne servirait à rien. Il lui suffit de se manifester de soi en sa plus effective parution.

   Le moment est venu de faire retour à l’Autoportrait de Léa Ciari, de lui proposer, en une manière d’écho, un Autoportrait de Cézanne auquel nous aurons fait subir le même traitement plastique, à savoir effacer de son visage tout trait qui pourrait le donner en tant que réel. Geste iconoclaste, certes, mais indispensable si nous voulons poursuivre la monstration d’une biffure dont le contenu est plein de sens.

 

L’être en son archaïque posture

Portrait retouché à des fins d’illustration de la thèse

   Ce que nous voudrions exposer, à ce point de l’article, l’idée selon laquelle l’Artiste contemporaine nous inviterait à faire l’expérience du primitivisme, de l’archaïsme, comme si le double regard porté sur l’œuvre, la sienne en l’occurrence, mais aussi l’épreuve retouchée de l’Autoportrait de Cézanne , nécessitait qu’une genèse de l’humain fût à anouveau accomplie, depuis les premiers balbutiements de l’Australopithèque jusqu’aux sophistifications du Sapiens sapiens, en passant par les étapes intermédiaires de l’Habilis, de l’Erectus, du Sapiens. Et, comme il a été longuement expliqué précédemment, à cette nouvelle posture progressive de l’humain en ses habiletés perceptives correspondraient les degrés successifs du Toucher, du Goût, de l’Odorat, de l’Ouïe, de la Vue. La station la plus essentielle se donnant sous la forme d’une longue immersion dans la mangrove anthropologique élémentaire, rudimentaire, comme si le simple et  l’inachevé, l’à peine émergé des brumes et des convulsions du chaos, constituaient le socle nécessaire, inévitable, à partir duquel toute œuvre humaine, et singulièrement la création artistique, s’abreuveraient, alors même que l’origine en demeurerait dissimulée.

   Pour cette raison, nous croyons volontiers que le tropisme cézanien, « le primitif d’un art nouveau », le mettait en contact direct avec cette Nature qui l’appelait comme l’un des siens.  Nous croyons que la sauvagerie foncière de la Phusis, son désordre constitutif, sa sourde immanence, son fond indéterminé d’obscurité native, ses plis abyssaux, son langage convulsif, ses forces indomptées, tout ceci se donnait dans l’entièreté de la manifestation de la Sainte-Victoire, se répercutant, par un simple phénomène d’osmose, dans la quête de sensations brutes dont l’Aixois faisait sa provende quotidienne,  brodant « sur le motif » les plus belles toiles qui se pouvaient imaginer. Un « art nouveau » devait en émerger dont on connaît aujourd’hui la fortune. Toute œuvre contemporaine est nécessairement traversée par cet archaïsme, animée, de l’intérieur, agitée des tellurismes de la Montagne, fondée sur les intuitions cézaniennes.

L’être en son archaïque posture

« La Carrière de Bibémus »

Source : Wikipédia

 

***

 

   Sans doute l’un des tableaux les plus significatifs qui puisse appuyer notre thèse en faveur du primitivisme, est-il constitué par cette œuvre d’une très grande beauté « La Carrière de Bibémus ». En elle convergent toutes les énergies, non seulement des créations  de Cézanne, mais aussi le destin de l’Art, singulièrement du Cubisme, lequel en sa période analytique paraît vouloir reproduire les désordres initiaux du vivant, l’interpénétration réciproque des plans, la confusion des formes, leur foisonnenent faisant signe en direction de ce Toucher instinctif, sauvage, primordial qui structure tous les êtres du monde en leur laborieuse parturition. Nous, les hommes debout, si fiers de notre allure si élégante, reposons sur une structure limbique-reptilienne qui, parfois, traverse la masse grise de notre cortex avec les conséquences que l’on sait. Ces signes sont le pendant des sourds tellurismes qui courent à bas bruit sous les flancs de la Sainte-Victoire, que le génial Cézanne sut si bien mettre en couleurs. Alors, avec lui nous redisons :

 

« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. »

 

***

 

 

Ci-après quelques tableaux en tant que repères visuels

De ce qui a étét précédemment conceptualisé

L’être en son archaïque posture

***

 

 

 

Phénomènes selon l’ESPACE  (Du Proximal au Distal)

 

   TOUCHER ce qui est sous la main

   GOÛTER dans les limites du corps propre

   SENTIR ce qui se donne dans une proximité relative

   ENTENDRE bien au-delà du corps propre

   VOIR en une synthèse largement ouverte

Phénomènes selon le TEMPS (Immédiat/Différé)

 

   TOUCHER dans le présent

   GOÛTER  se souvenir d’un goût récent

   SENTIR  ramener à soi une fragrance déjà ancienne

   ENTENDRE  une comptine du temps de l’enfance

   VOIR  imaginer ce qu’est le temps présent, ce qui a été, ce qui va advenir

 

 

***

 

Phénomènes selon la PARTIE el le TOUT

 

   TOUCHER le site de son propre corps

   GOÛTER ce fruit cueilli dans l’arbre

   SENTIR ce bouquet de roses du jardin

   ENTENDRE ces voix parmi le vaste concert du monde

   VOIR la totalité de ce qui nous échoit dans l’espace d’un regard : vastitude sans   

   fin

 

***

 

Phénomènes selon le PARTICULIER et l’UNIVERSEL

 

   TOUCHER cet objet qui vient à moi en tant que singulier

   GOÛTER cette saveur qui joue avec d’autres saveurs

   SENTIR un arôme partagé par beaucoup

   ENTENDRE la globalité  approchée des discours humains

   VOIR bien au-delà de soi jusqu’à ce qui se donne tel l’infini, cet horizon puis

   tel autre, puis tel autre

 

***

 

Phénomènes selon l’ouverture de la CONSCIENCE cézanienne du monde

 

   Dans l’orbe du TOUCHER - Corps à corps du Peintre avec la dimension abrupte, profondément terrestre, matérielle, refermée de la Montagne. Dimension uniquement monadique, correspondant à une simple germination interne. La vue est encore sur le mode mineur de la pré-éclosion, immersion dans le paysage jusqu’à s’y fondre totalement.

  

    Dans l’orbe du GOÛTER - Une rumeur sur les papilles. Un goût dont le Peintre ne connait pas encore la provenance, mais dont il éprouve la souplesse d’un premier dépliement. Germination initiale qui devient hampe florale mais non encore pourvue de fleurs. Simplement une élévation, un début d’ouverture à ce qui s’annonce.

  

   Dans l’orbe du SENTIR - Ce que le goût annonçait, le sentir artistique en déploie la douce fragrance. Sentir, dès lors, c’est se sentir vivant en tant qu’Artiste, autrement dit occuper le centre d’une conscience qui va témoigner par couleurs médiatrices de l’une des formes du monde dont il faut témoigner avec amour, prémisses d’une passion qui couve sous la cendre. Le bourgeon se déclôt dans la sérénité, les feuilles dessinent les contours de la fleur en attente de sa parution.

  

   Dans l’orbe de l’ENTENDRE - La conscience qui n’était au départ que conscience de soi, voici qu’elle devient conscience de cette altérité dont, du reste, le Peintre n’attend nul éparpillement  car alors l’œuvre lui échapperait et sa singularité se dissoudrait dans les mailles du réel. Non, la conscience cézanienne se sustente de tous ces sons, de cette manière de symphonie provençale qui le nourrit et que, par un juste retour, il sublime au gré des touches posées par son pinceau. Une conscience, l’humaine,  rencontre l’autre, l’objectale,  et un mutuel nourrissage s’ensuit dont chacune s’accroît, prestige infini de l’Art en sa généreuse donation. Maintenant la floraison a lieu, maintenant se déploie la corolle à la manière du Tournesol vangoghien, un vertige s’empare des sens qui sont portés à leur plénitude. Sans doute serait-il exagéré de parler d’extase mais ce qui est sûr c’est que Cézanne, peignant la Sainte-Victoire, dans le feu de la création, est déporté de son être qui plane en quelque endroit mystérieux, une cimaise qui ne se peut quitter qu’à regret.

  

   Dans l’orbe du VOIR - Le travail lent et progressif des sens, voici qu’il trouve son couronnement dans la totale adhésion - peut-être d’adhérence -, à ce qui le constitue en propre dans l’acte de peindre, lequel  est le motif ultime au gré duquel la Montagne culmine à des hauteurs tout à fait spirituelles, moins de corps, plus d’esprit, et c’est bien une sorte d’apothéose, d’éblouissement qui font effraction au sein de la conscience et la dilate aux limites mêmes du monde. S’agit-il de son Origine selon les souhaits du Peintre ? Seul lui-même était en mesure d’en apprécier la vastitude. Oui, vastitude assurément. L’on n’est pas soi-même l’aurore d’une « art nouveau » sans que soit atteinte cette dimension. Surrection, tout en hut de l’éther, de ce qui ne se donne jamais qu’une fois : ce chef-d’œuvre qui hante en secret toute conscience d’Artiste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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29 décembre 2021 3 29 /12 /décembre /2021 09:18
Survenue d’un Nouveau Monde

 

   Depuis longtemps, sans doute depuis la nuit des temps, des prophètes de malheur annonçaient la fin du monde, anticipant, avec de sombres imprécations dans la voix, les pires malédictions destinées au genre humain. Ces ombrageux aruspices promettaient la fin la plus tragique aux Existants, au simple motif que, dans leur désinvolture coutumière, ils avaient consciencieusement scié la branche sur laquelle ils étaient assis, sans bien se rendre compte du fait que tout acte délictueux comportait nécessairement sa part d’imprescriptible dette : une vie vouée aux affres du dénuement ; l’accomplissement d’un long chemin de croix ; la rédemption des péchés dans quelque anonyme sépulcre dont nul ne connaissait les règles quasi monastiques, y pénétrer consistait tout simplement à remettre son âme entre les doigts ardents du Diable.

   Cependant, comme toujours, la réalité était bien autre et nulle vision d’apocalypse n'habitait les yeux des Impétrants, lesquels prétendaient bâtir un Nouveau Monde dont ils espéraient qu’il échapperait aux prédictions de cette funeste eschatologie. Ce qu’il y avait de bien dans tout ceci, dans cette vision d’une Ere Nouvelle, c’était qu’il n’était nul besoin, pour les humains, d’en déterminer la forme : tout se levait de soi dans une belle et inhabituelle lumière aurorale. Tout surgissait de l’ancien, faisait peau neuve, tel le reptile après la métamorphose de l’exuvie. Les Nouveaux Venus s’inquiétaient-ils de cette brusque survenue d’un état inusité, s’étonnaient-ils de percevoir des paroles inouïes, étaient-ils troublés de découvrir des paysages surprenants ? Non, en vérité, il semblait bien que ce Nouveau Monde fût agrémenté de tous les prodiges possibles.

   Il est habituel au comportement humain de s’empresser d’accepter tout ce qui flatte leur ego, repoussant dans les marges, le gênant, l’indocile, l’inflexible. A première vue, selon la belle expression de Leibniz, “Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ”, cette belle devise ils eussent pu la faire leur sans nulle arrière-pensée, le Jour Nouveau se levait dans une gloire de lumière, les oiseaux chantaient et pullulaient dans les arbres, les jarres vernissées débordaient d’une généreuse ambroisie. Dès lors, l’on pouvait en toute confiance lever les yeux au ciel, se détacher des lourdeurs de la glaise, flotter en soi comme la feuille légère sur les ailes du zéphyr.

   Puisqu’un Nouveau Monde s’annonçait, on se devait de l’accueillir dans la joie et jeter aux orties tout ce qui eût pu en différer la venue, en atténuer l’éclat. Donc, un soir pareil aux autres, les Humains s’étaient-ils endormis sur leurs nattes de tissu, couchés en chien de fusil, en boule, étendus de tout leur long, pliés dans les nasses ouatées de leurs rêves et ces mêmes Humains s’étaient-ils réveillés, dans l’aube qui suivait, avec une drôle d’impression logée au sein même de leur corps. Ils se sentaient plus légers, musicalement accompagnés, des refrains de cristal tintaient tout contre le pavé de leurs têtes. Jamais, au grand jamais, ils n’avaient été saisis d’une si belle humeur, si bien que leurs abris se fussent effondrés sans qu’ils en tinssent rigueur, ni à leur constructeur, ni aux manigances d’un destin s’annonçant sous de vénéneux auspices. Non, la venue à soi du monde se faisait identique au dépliement d’écume d’une corolle et nul ne se souciait de l’heure qui viendrait, de la seconde qui s’effriterait dans l’immense sablier du temps. C’était plutôt la sensation de la goutte d’eau suspendue tout en haut d’une clepsydre, laquelle s’inquiétait de ne la faire chuter qu’au motif du contentement de ceux qui en observaient le lent et appliqué écoulement.

   Mais, afin que le Lecteur, la Lectrice ne s’impatientent de tout ce long préambule, qu’il nous soit permis, maintenant, de proposer quelques vues de ce Nouveau Monde en ses plus belles déclinaisons. Bien évidemment, les sceptiques, ceux dont le doute est chevillé à l’âme, les pessimistes, ceux que les fables n’intéressent nullement, ceux pour qui les mythes ne sont que des inventions d’esprits fatigués, ceux qui ressentent la poésie comme une simple bluette, ceux enfin qui jugent le Romantisme parfaitement anachronique, toux ceux-ci et quelques autres encore pourront se dispenser d’entrer plus avant dans cette manière d’aimable comptine pour enfants, ce Nouveau Monde ne sera pour eux, non seulement une gentille utopie, mais une invention imaginaire, un simple miroir aux alouettes. Mais laissons les sceptiques à leur scepticisme !

  

Nouveau Monde et Paris

 

  

   Oui, c’est peut-être à Paris que la métamorphose de l’Ancien Monde en Nouveau est la plus étonnante, la plus aboutie, comme si le microcosme de la Capitale reflétait à lui seul l’image de nouveaux espaces, disait l’échelle illimitée d’une nouvelle dimension du temps. Mais il nous faut maintenant visiter et nous laisser porter par le charme irrésistible de la nouveauté.

   La Place Saint-André des Arts est devenue Place des Peintres et des Sculpteurs. Pas une once de terrain qui ne soit recouverte d’une œuvre. Pas un seul platane qui n’arbore fièrement, dans ses larges ramures, dans la rigueur de son tronc, l’éclat d’une sculpture, le classicisme d’un bas-relief.  Pas une terrasse de café qui ne soit le prétexte à exhiber un dessin, une eau-forte, un lavis. Bien sûr, des Visiteurs Nouveaux déambulent au hasard des rues, puis confluent sur la Place. Chacun veut voir l’Art en sa plus effective réalité. Chacun veut emplir ses poumons de la brise légère d’une aquarelle, chacun veut sentir, tout contre sa peau, le velouté d’une huile, la généreuse rugosité d’un collage, humer l’odeur d’une encre, palper la consistance d’un pigment. C’est un peu comme si l’air lui-même était tissé de façon artistique, comme si l’on en sentait les souples arabesques, les pleins et les déliés, toute une typographie, une sémiologie parlant aux Visiteurs la belle langue des signes.

   Mais écartez-vous légèrement, regardez donc au-dessus de mon épaule. Oui, tout comme moi vous êtes émus de voir de si près « Le Printemps » de Giuseppe Arcimboldo, d’en détailler la belle chromatique, de sentir, venant à vous, le luxe inouï de ces fleurs, leur épanouissement, leur subtile présence. Vous sentez, mais réellement, en une manière d’incarnation, les effluves discrets de l’églantine, la douceur des pâquerettes, la note plus affirmée des marguerites, l’odeur un peu fade, antiquaire, des roses. Et cette courge à la belle teinte qui oscille de gomme-gute à mandarine, elle tient, pour vous, le langage de la plénitude, de la chair venue au terme de son éclosion. Oui, c’est vraiment un genre de « miracle » que l’art, ainsi figuré, descende soudain de sa cimaise, se mêle à la lumière du jour, rejoigne le clair souci des Passants, ouvre pour eux les portes qui, jusqu’ici celées, leur interdisaient d’avoir accès à ceci même qui est essentiel pour l’homme : connaître la Vérité en sa plus juste mesure. Jamais l’art ne triche. Toujours l’art se donne en tant que cet objet fabuleux qui vous offre le plus précieux de son être. Il suffit de s’y disposer soi-même, de se constituer selon la forme d’une amphore en attente du précieux liquide qui va s’y déposer et en illuminer les flancs de l’intérieur.

   Le geste de réception de l’art consiste en son accueil, le dépliement d’une sérénité, l’attente heureuse. Nul effort à fournir, l’Art ne demande nulle peine, seulement un regard attentif soutenu autant de temps que l’œuvre est présente et au-delà, lorsque, absente, elle nous convoque à la belle fête de la réminiscence. C’est toujours dans le germe de soi qu’il faut réactualiser l’émotion première, la prolonger peut-être selon les beaux motifs du concept, en porter au loin l’efflorescence aussi longtemps que dure le désir de s’accomplir selon la loi de son essence humaine, laquelle est de comprendre le monde jusqu’en ses plus infimes donations. Seule la compréhension de ce qui est, est à même de nous combler. Elle seule nous exonère d’une terrible cécité, laquelle ne peut, selon sa nature, que nous conduire à l’abîme.

   Mais, ici, il faut avoir de plus légères pensées. Mais ici, il faut voir et encore voir, inonder son regard de la plus bienfaisante des pluies. Nulle rivière de larmes, cependant, nul sanglot retenu au profond de l’isthme de la gorge. Au contraire, le ruissellement d’une pluie bénéfique, le versement d’une eau lustrale qui nous portera au-devant de nous, au seuil de cette reconnaissance d’une altérité qui assure notre complétude et nous dispose à l’effectif rayonnement de qui-nous-sommes en propre.  Des nomades en quête d’un lieu où faire s’abreuver leur troupeau, d’une halte où trouver repos et arrimer son destin à la courbe de la dune, au bourgeonnent vert de l’oasis, loin là-bas, au titre de la distance, mais près au motif de la calme certitude qui enveloppe le simple et obstiné marcheur du Désert lorsque, parvenu au bivouac, toute douleur s’allège et devient gratitude, remerciement.

   L’art, donc, était là en sa sublime ouverture. Aussi bien le « Portrait de Nicolaus Kratzer », peint par Hans Holbein, dit « Le Jeune », du temps de la Renaissance nordique. Cette tempera sur bois de chêne est si généreuse dans ses teintes de beige et de terre de Sienne, si exactement belle que chacun, ici présent, penserait pouvoir saisir au creux de ses mains les instruments de cet homme-orchestre, de ce mathématicien, astronome et horloger bavarois, saisir donc ce compas, cette « horloge du berger », ce cadran solaire polyédrique sur lequel le savant exerce son art. Mais aussi des estampes japonaises telle « La Chasse aux insectes » de Suzuki Harunobu de la période Edo. Sublime tableau si finement livré avec ses rehauts de nacre broyée et de poudre d’or, le tout se diffusant dans un rayonnement subtil, comme si c’était l’estampe elle-même d’où émanait cette lumière parfaitement spirituelle, arachnéenne.

   Tout se laissait admirer avec naturel et rien n’eût étonné les Nouveaux Venus si certains d’entre eux s’étaient retrouvés sous la figure d’une peinture impressionniste ou bien d’inspiration nabi, tellement les œuvres instillaient dans l’esprit des hommes de soudaines efflorescences. Si bien que, dans la lumière déclinante, un homme venu sans doute du Grand Nord, là où la taille dépasse la moyenne, apparaissait telle cette infinie figuration masculine, longiligne, taillée dans le bronze, inoubliable effigie de l’Art Etrusque, nommée « Ombre du soir ». Ce qui était beau au-delà de toute parole, cet écoulement du symbolique et de l’imaginaire dans le réel, dont chacun tirait sa plus noble quintessence. Parfois, s’amusant à faire le tour de la Place des Peintres et des Sculpteurs, un petit char monté sur des roues de métal, avec à son bord deux oiseaux aux becs recourbés, tout droit venus de la Civilisation Villanovienne, projetaient en direction du futur ce que pourraient être les déplacements des Urbains dans les temps à venir. Nul ne quittait jamais cette place sans émotion. Nul ne la quittait sans porter en soi, au plus secret de son être, quelque projet de création artistique qui, peut-être, trouverait le lieu de sa réalisation au fond d’un atelier nimbé de la douce lumière d’un clair-obscur.

   Le visage de l’ancienne Lutèce se donnait aussi selon de nouvelles perspectives et la Place René Char avait été rebaptisée Place des Poètes. Ici, quiconque versifiait ou poétisait en prose, trouvait l’endroit rêvé de son élection. Le Lecteur attentif aura bien évidemment deviné que ce lieu situé dans le quartier Saint-Thomas-d'Aquin, accueillait, aussi bien sur les rotondes en ardoise des immeubles haussmanniens, que sur les bannes colorées des terrasses de café et le sombre bitume des rues, l’un des plus beaux extraits de l’anthologie classique, odes et ballades, sonnets et autres rondeaux. Il n’était pas rare qu’à l’écoute du poème « Enfance » de Guillaume Apollinaire (nul ne savait d’où venait la voix), plus d’un, ému aux larmes, se retrouvât soudain sur les rivages de ses jeunes années, songeant au milieu « des cyprès », oubliant tout de sa vie actuelle, Oubliant aussi bien les joies que les peines pour ne retenir que la douceur de l’âge ancien, ce merveilleux présent qui n’aurait nul retour :

 

« Au jardin des cyprès je filais en rêvant,

Suivant longtemps des yeux les flocons que le vent

Prenait à ma quenouille, ou bien par les allées

Jusqu'au bassin mourant que pleurent les saulaies… »

 

   Un soir d’été vit un Jeune Homme hissé tout en haut d’un balcon, déclamant dans une manière de fougue curieusement retenue dans son corps d’éphèbe, les vers d’Arthur Rimbaud tout droit venus de son poème « Sensation ». Etrangement, il avait, trait pour trait, la physionomie blême, triste, le regard flou comme retourné vers l’intérieur et faisait songer à la photographie du Poète à dix-sept ans, prise par Étienne Carjat. Tout comme lui, il arborait une chevelure désordonnée, une veste de toile grise, une chemise à boutons de tissu que venait fermer la moire d’un nœud papillon. Sa voix était voilée comme si elle était venue des confins du monde, peut-être du côté de Chypre ou d’Eden, ou bien d’au-delà du visible, depuis les lourdes portes de Harar, là où brille le mirage des peaux, du café, là où apparaissent les miroitements de l’ivoire, les éblouissements de l’or qui ne sont jamais que l’envers de la poésie, cette prose soudain si sombre qu’elle s’engloutit dans la nuit de l’incompréhension et du silence.

   Quoi qu’il en fût de la perception du natif de Charleville, ce qui était patent, c’est que les Amateurs de poésie étaient aux anges, quelque part entre « Une saison en enfer », « Les Illuminations » ou bien sur les traces erratiques de « L'Homme aux semelles de vent », eux aussi ils étaient partis pour un intangible royaume, ils planaient infiniment bien au-dessus de leur contingente figure, ils traversaient les espaces sidéraux, ils frôlaient des comètes de feu, ils tutoyaient les rugissements de la lave et il s’en fût fallu de peu, qu’au sommet de leur vertige, ils n’eussent la tentation d’Empédocle, se jeter corps et âme dans la gueule incandescente de bombes ignées afin d’y rejoindre cet Absolu dont ils rêvaient sans bien en saisir la foudroyante nature. On ne saute dans l’abîme qu’à en méconnaître la profondeur.

   Les mots du Poète, ils les buvaient, les syllabes ils les manduquaient, les voyelles « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu » entraient par leurs pores et bruissaient longuement, telles des « mouches éclatantes » qui butinaient la matière effervescente de leur imaginaire. Leurs « naissances latentes » trouvaient le lieu et la forme de leur effectuation et plus rien ne demeurait du réel en sa compacité, sa douleur patente, son obstination à demeurer ici tel l’infranchissable obstacle qui ôtait toute idée même de liberté. Mais écoutons avec eux la marche attentive et décisive du Poète, celle au gré de laquelle il vient à lui et gagne son essence poétique, bien loin de la chute qui se dessine à l’horizon, cumulus ténébreux qui effacent tout et reprennent tout en leur sein :

 

« Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

 

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l'amour infini me montera dans l'âme,

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la nature, heureux comme avec une femme. »

En ces temps de noble surprise, le champ de la nouveauté s’étendait selon tous les horizons et il semblait ne demeurer du passé que quelques haillons suspendus à l’oublieuse mémoire des hommes. C’est bien l’un des traits du changement que de fossiliser tout ce qui n’est lui, de plonger hier dans une brume et faire de demain un songe flou encore inaccessible mais vers où l’on tend irrésistiblement au motif que la mode qui vient dépasse toujours la mode antécédente. Ainsi, marchant au hasard des avenues, des rues et des places de Paris, pouvait-on découvrir, tels des enfants ravis par leurs cadeaux de Noël, un visage inconnu dont, bientôt, l’on ferait son ordinaire pour, un jour prochain, n’y plus prêter attention. Mais poursuivons notre périple, il est bordé d’or et semé de vertes émeraudes. Nous arrivons maintenant en vue de la Place Maurice Barrès rajeunie en Place des Ecrivains. Bien évidemment, il serait bien trop long d’énumérer la kyrielle des Diderot, des Montaigne, des Chateaubriand, des Ronsard, mais qu’il nous soit seulement permis d’évoquer ce beau texte dédié à la mémoire d’Etienne Pivert de Senancour, extrait tiré de son roman « Oberman », LETTRE II :

 

   « J’étais sous les pins du Jorat : la soirée était belle, les bois silencieux, l’air calme, le couchant vaporeux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile ; et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j’eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s’étendait jusqu’au lac se trouvait cachée pour moi sur le tertre où j’étais assis ; et la surface du lac très-inclinée semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoie confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes. La lumière du couchant et le vague de l’air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables ; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu’un amas de nuées orageuses suspendues dans l’espace : il n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité.

   Ce moment-là fut digne de la première journée d’une vie nouvelle : j’en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main : les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l’éloigner ; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j’ai mieux senti.

   Près de Nyon j’ai vu le mont Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes ; mais l’heure n’était point favorable, il était mal éclairé. »

 

   Adossée à l’une des colonnes corinthiennes  de L'église Notre-Dame-de-l'Assomption (on avait un peu de mal à en cerner la nouvelle forme, des grappes de raisin recouvraient les canelures de pierre), une Jeune Femme vêtue d’un ample péplos aux plis pareils à ceux d’une pierre antique ayant pris forme sous le ciseau d’un sculpteur, lisait avec attention (de belles inflexions dans la voix suivaient le rythme du texte, le rendaient vivant, presque palpable), les phrases teintées d’un beau lyrisme qui font la charme d’Oberman. Attirés par cette voix aussi mélodieuse que sensuelle dans ses sinuosités, quelques Personnes nouvellement venues convergeaient en direction de ce murmure littéraire lequel, mesuré à sa juste valeur, se donnait sous la forme d’une réelle incantation. Telles de légères abeilles, les mots de Senancour glissaient sur le lisse de la peau, y semant le trouble délicieux d’un pollen. Nul ne se fût décidé à partir avant que le point final n’eût été posé. C’était vraiment nouveau sous le ciel gris de Paris, cette ferveur des Quidams à se rassembler là où fleurissait l’émotion, là où la sensibilité brasillait avec discrétion à même le massif de la chair.

   Ceux, celles à qui était destinée la lecture percevaient-ils les messages codés qui y figuraient ? Ou bien, captivés par le son de la voix, n’étaient-ils ouverts qu’à l’esthétique du texte, à ses harmoniques soyeux, à ses subtils poudroiements ? Nul n’aurait pu dire à ce sujet, si ce n’est évaluer du dehors l’apparente fascination qui intimait l’ordre, immédiatement consenti, de demeurer en soi, là au pli le plus intime de la sensation. Nul ne bougeait. Nul cil ne battait. Nulle impatience n’activait quelque acte que ce fût. Ce qui était vraiment beau à voir, cette adhésion totale au geste du lire, cette écoute sérieuse, réfléchie, cette soudaine disponibilité à faire se lever en soi l’essence même du langage, à en faire déployer les élytres là même où le cœur battait et trouvait le lieu de sa pulsation.

   Sans doute fallait-il penser que ce texte n’avait nullement été choisi au hasard par la Lectrice et cette impression devenait d’autant plus vive lorsqu’on focalisait son attention sur les passages mis en relief par une habile diction. « Létat de rêverie » évoqué par le narrateur, n’était-il une invitation au songe qui, depuis bien longtemps avait déserté les têtes ? Et ces montagnes qui s’élèvent et se séparent de la terre, ceci ne voulait-il indiquer la nécessaire hauteur dont chacun devait se doter afin de ne nullement demeurer dans les lourdes contingences terrestres ? Quant à la belle énonciation posant comme seule alternative le fait qu’il « n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité », comment ne pas y entendre la totale solitude de la condition humaine toujours confrontée aux limites de sa propre finitude ? Comment ne pas y repérer le dard de la vacuité qui troue toujours la toile du réel, y ouvre de continuels abîmes ? Comment, enfin, ne pas y saisir que toute joie profonde, que toute découverte de Soi en son abyssale profondeur ne peut jamais résulter que d’un face à face du Soi avec sa propre dimension ? L’autre est toujours de surcroît qui, certes nous tend la main, nous réconforte mais au plus fort de la tempête nous sommes embarqués sur notre esquif solitaire que viennent battre les flots mauvais. Mais nous ne noircirons davantage le tableau, ce qui se passe est si admirable qu’il convient sans doute de rester au silence et de méditer longuement en soi les faveurs qui se donnent sans répit, sans compter.

 

Oui la Vie Nouvelle est une bien belle chose !

  

   Partout, dans les rues de la Capitale, se manifestait une curiosité, mais une curiosité saine qui touchait à la nature même de ce que nous rencontrons chaque jour comme la part de réalité qui nous est allouée, dont nous devons, à force d’opiniâtreté, déflorer le sens. Un lieu parmi tous brillait de son habituel éclat, mais rehaussé par le prestige de la modification. La Butte Montmartre, ce genre de Mont Olympe pour les Parisiens, semblait tenir en sa récente manifestation tout ce que promet habituellement de félicité une Mythologie digne de ce nom. Sans doute son nouveau nom n’était-il sans causer quelque étonnement. Ouránios Lófos (Ουράνιος Λόφος qui se traduit par « Colline Céleste »), tel était le récent toponyme qui désignait la Butte, les habitants de cette dernière ayant quelque mal à se définir tel les « Ouraniolofiens », mais il est maintenant grand temps d’aller voir de plus près ce qui, ici, se donne en tant que Nouvelle Réalité.

   Ce qui était tout à fait digne de regard, c’était la Nouvelle Configuration des lieux. En une certaine manière tout était semblable à soi mais dans la différence. Nous voulons signifier par-là que les rues étaient toujours les rues, les places étaient toujours les places mais c’était la notion de temps qui avait trouvé l’espace de sa métamorphose. Déambulant au hasard des sites  d’Ouránios Lófos, on apercevait bien des fragments de l’ancienne Butte, mais plongés dans une perspective historique qui ramenait en droite ligne à la splendeur de la Grèce Antique et il n’eût guère été étrange de surprendre, sur les agoras disséminées ici et là, une foule muette  attentive aux dires de quelque orateur Attique : Antiphon enflammant l’agora, Andocide faisant le récit de sa propre vie, l’éloquent Démosthène haranguant la masse des Curieux, leur exposant ses convictions politiques ou bien encore Isocrate tricotant quelque habile philosophème. Si la plupart des endroits avaient gardé leur aspect initial, seulement quelque détail architectural en changeant la façade (ici une frise florale, là un tympan richement armorié, plus haut le surgissement d’un somptueux triglyphe, le surplomb d’une corniche, le fût crénelé d’une colonne), c’est bien la partie la plus élevée de la Butte qui avait subi les transformations les plus visibles.

   En lieu et place du Sacré Cœur, de son étrange architecture byzantine, se dressait un édifice faisant penser au Temple de la Concorde d’Agrigente. Ses hautes colonnes étaient d’un blanc éblouissant, tympan, métope et triglyphes colorés d’un rouge ponceau, d’un bleu de France, teintes si douces qui se confondaient presque avec le gris du ciel de Paris. Ce magnifique Temple fascinait tellement les Ouraniolofiens que ceux-ci, en longues processions, venaient de tous les azimuts montmartrois, de la Place du Tertre, des Vignes du Clos Montmartre, du Moulin de la Galette et le Cabaret du Lapin Agile n’était nullement en reste. Tous étaient vêtus à l’antique, les femmes enveloppées dans de larges péplos de couleur safran, les hommes arborant des chitons blancs décorés de frises architecturales. Tous étaient chaussés de sandales de cuir à lacet qui conféraient à leur marche une allure à la fois souple et altière.

   Tout ce peuple joyeux convergeait en direction du Temple de la Concorde en de longues grappes qui, dans les rayons dorés du soleil, faisaient penser aux fruits mordorés de la vigne. Le but de la déambulation était l’ample parvis qui se développait sur l’ancien site de la Basilique, il figurait, en quelque manière, un proscenium sur lequel devaient se dérouler, pour le plus grand bonheur de tous, les « Anthestéries », fêtes de la fin de l’hiver dont on souhaitait qu’il s’achevât, l’hiver, sur une sorte de feu d’artifice et qu’il conduisît à une ivresse bien méritée. Là, sur la corolle de pierre blanche, allait avoir lieu, dans le plus festif des caractères, « l'ouverture des jarres », laquelle ouverture, habituellement, se déroulait près du Sanctuaire de Dionysos (mais les Ouraniolofiens n’étaient guère regardants et les détails importaient moins que l’extase qui succédait à ce rite païen).

    Les jarres couronnées de fleurs, emplies à ras bord du capiteux Vin Nouveau, allumaient des étincelles dans les yeux des fêtards et quiconque eût admiré la scène de l’extérieur, se fût toujours présenté trop tard. Des agapes, sur le parvis taché de vin, il ne demeurait guère que ces témoins d’une large exultation collective. Mais le culte de Dionysos n’était nullement le seul à être porté au pinacle. Ainsi pouvait-on voir indifféremment, selon les saisons, les jours et les heures, des manifestations dédiées à Zeus, à Héra, à Athéna, à Apollon, à Aphrodite, à Hestia, toutes ces divinités envahissant de leurs singuliers attributs le Nouvel Espace qui leur revenait de droit. Ainsi se mêlaient, en un joyeux tohu-bohu, sceptre et foudre, grenade et paon, chouette et olivier, arc et lyre, colombe et rose, feu et corne d’abondance. Si les Résidents du lieu avaient presque perdu la totalité de la mémoire des jours anciens, cependant, parfois, au milieu de leur étonnant pandémonium, surgissait le souvenir d’une fête religieuse dans la grande Basilique blanche, l’image d’un baptême ou bien d’un mariage, mais ce qui était évident c’est qu’ils n’auraient nullement troqué leurs Jours Nouveaux pour les Anciens. Cette ombre portée de l’Antique sur leur soi-disant modernité, ils l’avaient accueillie au sein même de leur communauté et l’avaient métamorphosée en une nappe de lumière permanente aussi douce qu’un miel. C’est ainsi que se déroulait la Vie Nouvelle, avec ses volutes de joie, ses flonflons enrubannés qui flottaient haut au-dessus de la Capitale. On eût pensé à de facétieux ballons dirigeables dont le Pilote, pris d’amour, aurait laissé voguer son aéronef au gré de ses caprices et des voltes primesautières de sa volubile humeur.

   Mais la nouveauté ne s’arrêtait nullement là et il nous faut poursuivre notre voyage en direction de quelque surprise dont on pourrait penser, à juste titre, qu’elle ne résulte que de l’invention d’un monde surréel, hors de portée des yeux, éloigné de tout geste de préhension. Or ne regarde avec justesse, on ne saisit avec bonheur, que Celui, Celle qui s’y disposent selon la voie de leur souple volonté, peut-être à la force latente et insoupçonnée de leur désir. Alors comment pourrions-nous omettre de parler de ces Edéniques Arcadies (en lieu et place des habituels espaces verts de Paris : Buttes Chaumont, Parc Monceau, Bois de Boulogne, Jardin des Tuileries, Jardin des Plantes, Jardin du Luxembourg, Bois de Vincennes - Un seul exemple suffira à fixer les idées, le superbe Jardin des Tuileries se nommait « EPIGEIOS PARADEISOS », ΕΠΙΓΕΙΟΣ ΠΑΡΑΔΕΙΣΟΣ, qui signifie, comme chacun sait « Paradis sur Terre »). Mais refermons ici la parenthèse. Tous ces jardins, qu’à peine l’imaginaire pouvait concevoir, étaient reliés entre eux par un réseau de « Chemins Verts » que les Nouveaux Citadins fréquentaient assidument au motif que la vie y était sereine, que la chlorophylle s’y étalait en larges nappes, que les abeilles y butinaient les immenses grappes de fleurs qui partout s’y épanouissaient. Tantôt les chemins s’élevaient au plus haut du ciel, semés des touffes mauves des glycines, tantôt c’était la vive couleur d’héliotrope des fleurs des bougainvilliers qui exultait.

   Parfois les chemins descendaient selon une pente vertigineuse, conviant leurs Passagers à une visite des anciennes carrières ayant servi à la construction de la Capitale. Des corolles de marbre s’y révélaient, des champs de blanche calcite lançaient les rayons brillants de leur cristallisation dans tous les azimuts. C’était, ici, le lieu des floraisons minérales que chacun admirait à la hauteur de leur étonnante pluralité. D’autres fois les sentiers se réunissaient en étoiles, s’enlaçaient à la façon de rubans de Moebius, se lançaient dans l’espace sur des passerelles vertigineuses, se démultipliaient en volées d’escaliers, enjambaient des boulevards depuis l’arche de leurs très hauts viaducs, d’autres fois flottaient au-dessus d’un canal, d’un port, au-dessus des toits gris des immeubles de Paris. Le Lecteur, la Lectrice auront compris combien cette Nouvelle Architectonique de la ville constituait, pour l’âme, un baume souverain.

   Mais, avant d’entreprendre ce périple, il nous faut observer combien ces Temps Nouveaux ont changé les mœurs des Humains aussi bien que des Animaux. Sur une petite butte de terre, de jeunes enfants, grimpés sur le dos de tigres et de jaguars noirs, jouent au bilboquet, la boule de bois, parfois, s’égaillant au milieu de la foule de macaques à queue de lion qui se font une joie d’aller la dissimuler à l’ombre de quelque bosquet. Un jeune caracal (ce félin-chat aux oreilles pointues à la diable), grimpé au sommet d’un rocher prend la pose devant le chevalet d’un Peintre, ne distrayant parfois son attention que pour émettre un rapide bâillement. Des panthères nébuleuses et des neiges glissent en criant de plaisir sur de longs et joyeux toboggans. Le ciel est bleu d’azur avec des trouées de blanc où se montrent de doux séraphins. De hautes falaises de calcaire d’une neige éblouissante sont couronnées de sapins aux larges ramures. Des nuées d’oiseaux colorés s’y posent en babillant tels de jeunes bambins. Un couple de Nouveaux Venus, rats des nuages perchés sur leurs épaules, devisent joyeusement avec un vieil Ermite vêtu d’une houppelande pourpre, les fils de sa barbe traversés d’une nuée de papillons.

   Tout, ici, se donne dans le naturel, dans l’immédiate simplicité. Rien ne demeure hors de soi. Tout conflue en tout et nulle différence n’isole plus ici tel homme, là tel autre qui lui serait hostile. A l’évidence, ce que le Peuple des Nouveaux a appris, la tolérance, le respect de l’autre en sa singularité, sa propre modestie à proposer plutôt que cette morgue hautaine qui, dans l’Ancienne Vie, était la seule et unique monnaie d’échange. C’est comme une Nouvelle Morale qui sortirait des tapis de fleurs, animerait le cœur des marguerites, comme une Nouvelle Harmonie qui ferait du loup le compagnon inséparable du mouton, du mangabey couronné avec sa touffe de poils de couleur rouille au sommet de la tête, avec ses oreilles bleues, sa frimousse fripée, ses yeux noisette, le double inséparable du merveilleux caméléon. Chacun, ici, serait le frère, l’ami de cette Belle Grande Fille à l’éclatante beauté, la modestie animale se reflétant dans l’exception humaine enfin mise à portée, enfin perçue tel un atteignable.

Des bouquets d’arbres à la toison vert bouteille arborent, dans la nuit de leurs feuilles, de somptueux fruits, à n’en pas douter des pommes d’or des Hespérides, ces pommes offertes par Gaïa la Terre, à Héra, afin de célébrer son mariage avec Zeus en personne. Oui, cet ancien Jardin des Plantes est fécondé par la riche Mythologie, on en sent l’empreinte mystérieuse à chacun de ses pas, à chacun de ses souffles. C’est ceci, être porté au Sacré, se glisser dans la peau céleste des Dieux et des Déesses, se vêtir de leur haute stature, insuffler dans son âme humaine, simplement humaine, ce nuptial zéphyr qui, d’emblée, relie à ce qui est Beau, à ce qui est Bien, à ce qui est Vrai. Demeurer sur Terre, c’est bien là le lot humain pour de simples raisons de pesanteur. Strictement physiques, la Terre nous attire tel l’un des siens. Strictement psychologiques, nous ne nous estimons nullement capables de dépasser notre frontière de peau, de transcender le réel, de nous immiscer dans quelque haute venue à nous d’Idées Sublimes, de plurielles Substances, de libres Esprits qui nous diront notre possible naissance à la fête plénière de l’exister. Non, ceci n’est nullement le songe flou d’une mystique. Non ceci n’est nullement un coupable égarement de l’imaginaire. Tous, nous portons en nous cette fleur qui ne demande qu’à éclore, à essaimer dans le luxe de l’air les spores d’une félicité. Ainsi aurait-on pu décliner à l’envi l’étonnante rencontre du cercopithèque de l’Hoest avec le chat angora domestique, contempler le surprenant commerce des Hommes en cols blancs avec l’orang-outang de Bornéo, se laisser surprendre par tous ces rapprochements qui étaient la vivante traduction de l’arc-en-ciel des affinités, des genres et des espèces diverses qui peuplent la terre.

   Mais maintenant, il s’agit de franchir un grand pas en avant, de découvrir ensemble combien cette fin d’un monde était tout à la fois tissée des plus belles surprises, ouvragée des plus beaux projets dont l’imaginaire humain eût bien été en peine de dresser le tout début d’un inventaire. Là où les choses prenaient une singulière ampleur, nous n’allons guère tarder à en découvrir les mystérieux arcanes. Mais, tout d’abord, ayez présente à l’esprit la majestueuse Cathédrale Notre-Dame de Paris avec sa large esplanade qui s’ouvre devant l’édifice. Représentez-vous ses deux tours carrées puissantes comme des rocs lancés en plein ciel, ayez en vous, en pleine présence, les trois portails du soubassement, faites venir, tout contre l’étrave de vos yeux, l’immense rosace portant la statue de la Vierge à l’Enfant, entourée de ses belles fenêtres géminées. Puis, soudain, à la façon d’une trombe d’orage, de la survenue d’un cataclysme, que vos yeux s’emplissent de l’embrasement de la flèche lors de l’incendie survenu en avril 2019. Vous assistez, avec stupéfaction, à son écroulement, à la chute des toitures de la nef qui entraîne la chute de la croisée du transept. Vous êtes sidérés comme le sont tous les amateurs d’art religieux, tous les connaisseurs d’architecture, tous les gens, croyants ou bien athées, il n’y a nulle différence devant l’atteinte mortelle d’un immémorial patrimoine. Puis, grâce à un saut dans le temps, retrouvez Notre-Dame totalement rénovée, sa belle flèche neuve trouant de nouveau le ciel gris de Paris. Voilà, vous y êtes entièrement, mais pour autant, vous n’êtes nullement au bout de vos peines, loin s’en faut !

   Avril 2025. Les travaux ont été terminés à temps. Sur le parvis se tient la foule des Notables que la foule entoure, située derrière des barrières. C’est le jour tant attendu de l’inauguration. Le parvis est constellé des robes pourpres des Hauts Magistrats, les Dignitaires de l’Eglise ont revêtu leurs vêtures d’apparat, les Corps Constitués s’échelonnent en grappes compactes. Chacun veut voir le spectacle en son entier, personne ne veut se distraire du moindre détail. Les yeux sont fixés, attentifs. A 18 heures 20, en souvenir de l’incendie meurtrier, au moment où le Président de la République, assisté de l’Archevêque de Paris, s’apprête à couper le ruban tricolore, doublé d’insignes religieux éminents, un grand bruit se fait entendre. Aussitôt les yeux des Curieux se portent sur Notre-Dame : l’incroyable, l’inimaginable se produit, la flèche que des armées de Compagnons du Devoir ont mis des années à édifier, la flèche qui porte tous les vœux des gouvernants, des ecclésiastiques, des passionnés d’Histoire et de Patrimoine, la flèche s’écroule sur elle-même à la manière d’un château de cartes, entraînant avec elle la presque totalité du bâti. Les lourdes pierres de la façade volent en éclat, rejointes par les arcs-boutants, les débris de la rosace, les éclats colorés des vitraux. Je vous fais grâce de tous les détails qui suivent cette Nouvelle Tragédie. Nombreux sont les inconsolables, les affligés, les désespérés. Mais inutile d’insister sur ce lourd pathos, il ne nous apportera guère qu’une ineffaçable mélancolie.

   Avril 2026 - Notre-Dame n’existe plus que dans le souvenir, dans les cœurs. Une armée mondiale d’Experts de tous ordres a décrété la fin de l’édifice religieux. Sur le plan de la réhabilitation de l’ancien monument, rien d’autre n’est possible que de procéder à son entière démolition. Durant une année entière, bulldozers, scrapers, excavatrices et autres grues travaillent sans arrêt. A l’issue du chantier, ne demeure qu’un trou béant, un large cratère qui fait penser à celui laissé vacant par la destruction des Halles en 1972-1973. Bien évidemment un Concours International d’Architecture est lancé simultanément afin que ne demeure visible cette immense cicatrice laissée dans le sol, en même temps que dans la psyché des Hommes et des Femmes de ce temps. A l’issue du Concours et bien que les Sommités Mondiales aient planché sur le projet, rien ne sort des plans que du conventionnel, des plats réchauffés : de hautes cathédrales néo-gothiques, des édifices étranges surmontée de bulbes colorés, pourvus de tours semblables à celles des minarets, de hautes élévations qui font penser au débridement architectural d’un Gaudi édifiant le monde imaginaire de la Sagrada Familia avec ses gargouilles en forme de bestiaire, escargots, grenouilles, salamandres, lézards, caméléons, enfin tout un musée surréaliste dont la rhétorique paraît inépuisable. Donc, au grand dam de ces peigneurs de comètes éteintes, seule demeurait la cendre poussiéreuse du passé, on lança un Nouveau Concours destiné aux enfants âgés de huit à treize ans dont on supputait que l’imagination ferait merveille alors que la tête des ci-devant Constructeurs n’avait accouché que de bien tristes projets. Comme l’on peut s’en douter, nombreuses furent les propositions des Jeunes Impétrants et le choix se fût révélé délicat, si au milieu de tout ce fatras de signes embrouillés, un plan ne s’était nettement détaché de la masse.

   Bientôt les savants experts furent unanimes à désigner le projet d’un enfant de dix ans, nommé Thávma (Θαύμα), nom qui, traduit du grec, signifie « Prodige ». Oui, Thávma était l’un de ces rares enfants qui essaimaient la planète, une manière d’enfant-fée si l’on peut s’exprimer ainsi, une fleur précocement ouverte d’où surgissait, à foison, le pollen luxuriant du génie. A son âge si près de sa propre origine, le Jeune Prodige avait lu la plupart des Grands Traités Philosophiques et les autres disciplines n’en étaient pour autant nullement négligées. Pour lui l’astronomie, la chimie, la physique, les mathématiques n’avaient plus guère de secret et il ne se passait de jours qu’il ne fit quelque découverte majeure. Ses interprétations, au piano, des oeuvres musicales classiques se donnaient dans la joie et les moins mélomanes des humains eussent été totalement conquis d’entendre une si sublime maîtrise des notes et des rythmes. Oui, je sais combien vous serez étonnés de découvrir cette Jeune Vie, un genre de mirage flottant au-dessus des dunes du Désert ! Parfois est-il urgent, parmi toutes les apories distillées par notre civilisation technique, de se laisser emporter par de tels surgissements, ils donnent à quelques uns le privilège de relever le socle de la condition humaine dont le marbre est singulièrement lézardé.

   Maintenant, sans délai, venons-en à l’exposé de la sublime nouveauté architecturale mise à jour par le très inventif Thávma. Donc il y avait, en lieu et place de l’ancien parvis, un immense trou dont il fallait combler l’insupportable vide. C’est ainsi, l’homme supporte le plein mais guère son contraire. Si, à partir d’ici, votre imaginaire peut suffisamment se déployer, alors vous allez vivre l’un des moments les plus intenses de votre existence. Pouvez-vous installer, au centre de votre psyché, une forme en tout point semblable à un obélisque ? Dans l’affirmative, nul doute qu’il s’agisse d’un facsimilé de l’Obélisque de la Concorde, ce pur chef-d’œuvre taillé dans un bloc de syénite, cette roche rose cousine des granits, dans laquelle sont gravés les merveilleux hiéroglyphes dont ceux, admirables, de Ramsès II faisant une offrande au dieu Amon-Rê. Mais ce qui devient aussitôt indispensable, vous détacher de cette image de pierre qui, malgré la finesse de l’ouvrage, lui donne encore trop de pesanteur. C’est en direction de la légèreté qu’il nous faut aller, en direction de la transparence, en direction de la diaphanéité. Car notre Constructeur de génie, en plus de posséder d’une manière innée, en soi, les clés de l’architectonique, est doué d’une conscience éveillée à la beauté de toute esthétique pourvu qu’elle soit conduite avec toute la finesse requise. Imaginez donc un Obélisque taillé dans le plus pur cristal, seulement parcouru de quelques lignes d’acier qui en nervurent la forme. La base de l’Obélisque repose tout au fond de la cavité laissée vacante par la disparition de Notre-Dame. Les premiers travaux dirigés par Thávma ont consisté à draguer le lit de la Seine, à disposer sur son fond des strates successives de pierres de granit et de treillages d’acier finement torsadés, de manière à ce que la structure dispose d’appuis suffisamment stables. Donc la base de l’édifice est entourée de larges plaines d’eau, une eau filtrée à la clarté étonnante. Y évoluent, en toute tranquillité, dauphins et autres cachalots ainsi que des poissons de toutes les sortes, si bien que les Visiteurs, lorsqu’ils gagnent le sous-sol de l’Obélisque de verre, peuvent s’installer tout à leur aise afin de voir les évolutions gracieuses et légères de cette belle faune fluviale.

   L’Obélisque (To vélos - Το βέλος -La Flèche) est incliné à quarante-cinq degrés, si bien que sa flèche se lance à l’assaut du ciel et que son extrémité, le plus souvent, se perd dans le ciel laiteux de Paris. Les nervures d’acier dont il a déjà été parlé, sont les liaisons qui assurent la jonction des pavés de verre. A la hauteur du Parvis (nommé présentement « Parvis de la Flèche »), situées de plain-pied, deux larges ouvertures permettent d’accéder à la colonne de verre translucide. La Porte Ouest est celle par laquelle les Visiteurs pénètrent à l’intérieur, la Porte Est étant celle que l’on emprunte pour sortir. Avant de poursuivre la description, il convient de faire entrer en scène les Protagonistes qui sont les acteurs de ce Nouveau Monde. La Porte Ouest est aussi nommée « La Porte Hespérique », celle qui se perd dans le labyrinthe touffu des ombres humaines qui envahissent les contrées occidentales.

   Ici, s’assemblent en masses compactes les Existants qui traînent derrière eux les boulets de l’existence. Il n’est pas rare de voir un Homme affublé de péchés qui altèrent son visage, ce dernier prenant l’allure de la suie. Il n’est pas rare de voir une Femme dont la vie dissolue lui confère des traits inquiétants. Ce qui est remarquable en tous points, c’est la longue patience dont les Ténébreux font preuve, attendant que leur tour vienne. C’est un peu une manière de pénitence avant l’heure. De part et d’autre de l’entrée, sur des tables juponnées de coutil neutre, sont posées d’amples chasubles blanches dont les Visiteurs doivent se vêtir avant de pénétrer dans l’enceinte inondée de lumière. Blancheur contre blancheur, pureté contre pureté. Mais ne voyez ici ni le clair-obscur de quelque mysticisme, ni l’ombre portée d’une religion. Mais il faut faire une parenthèse et préciser quels sont les concepts du jeune Prodige en la matière.

   La Flèche n’est nullement un édifice religieux. Bien plutôt elle est une synthèse de la beauté, une sorte de fusion en un seul lieu de ceci même qui élève les Hommes et métamorphose leur destin en un regard qui se hausse au-dessus du niveau de la triste factualité. Chacun, chacune s’interrogera à bon droit de savoir pour quelle raison s’est opérée la substitution du religieux en profane. Si Thávma connaît la valeur du fait religieux, pour autant il n’en tolère guère les excès. Tant que les religions vivent en mode unitaire, tant qu’elles demeurent en soi à l’intérieur de leur propre foi, rien n’est plus beau que cette pieuse ferveur, elle grandit les âmes et porte à la mansuétude. Seulement les religions sont rarement sages et le problème se pose dès l’instant où leur pluralité s’oppose, se confronte. Alors chacune revendique la justesse de ses propres vues. Alors chacun des Croyants prétend que sa religion est la seule voie d’accès à la Vérité. Ainsi naissent les dogmes, prolifèrent les intégrismes, se développe la figure insupportable de l’intolérance. Thávma a lu suffisamment sur les guerres de religion pour que son point de vue s’ancre à de plus objectives valeurs qu’à celles de l’opinion immédiate que l’on prend pour argent comptant. Non seulement la religion n’est pas à condamner mais elle doit occuper la place qui lui revient de droit. Hegel, en son temps, n’a-t-il postulé l’accès au Savoir Absolu après que la conscience a franchi les trois étapes ultimes de l’Art, de la Religion, de la Philosophie ? Thávma pense qu’il faut vivre en Esprit, aussi l’un de ses livres préférés est-il « La phénoménologie de l’esprit », cette immense œuvre hégélienne, sans doute l’un des sommets de la littérature philosophique mondiale. Parfois, dans le massif laborieux de sa tête, penché sur quelque plan complexe d’architecture, des phrases de « La phénoménologie » et quelques autres œuvres célèbres du Philosophe hantent-elles les coursives de son intellection. Par exemple ceci :

   « L'art, la religion et la philosophie ne diffèrent que par la forme ; leur objet est le même »

   Ou bien encore :

    « En disant que la beauté est idée, nous voulons dire par là que beauté et vérité sont une seule      et même chose. »

   Ou bien encore :

    « L'Art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous forme sensible. »

      Ce qu’il méditait le plus souvent, la césure qui plaçait d’un côté le Sacré, de l’autre le Profane. Thávma établissait nettement la différence entre l’Esprit chrétien éternel, infini et l’Esprit humain infiniment mortel. Parfois, une note de Hegel tirée d’une interprétation du mythe évangélique, traversait sa pensée sans pour autant le distraire de sa tâche :

   « Ce n’est pas cet homme-ci qui meurt, mais le divin en tant que tel ; c’est précisément à cause de cela que ce divin devient Homme. »

   Subitement l’on chutait de la Théologie pour rejoindre le sol concret de l’Anthropologie.

 

De l’Homme on pouvait être sûr.

De Dieu l’on ne pouvait que douter.

 

    En réalité, c’est ceci que disait « La Flèche » : elle ne se hissait du sol humain en direction du Ciel que pour mieux rejoindre cette Terre dont elle était un simple prolongement. Cependant, ce qu’il fallait c’était que cette surrection fût poinçonnée à l’aune de la Beauté. Et, assurément, elle l’était !  

   Maintenant le temps est venu d’accompagner les Nouveaux Elus en direction de ce qui se donne tel leur lumineux avenir. Ce qu’il faut savoir, c’est ceci. Ce que les Hommes Nouveaux, les Femmes Nouvelles vont entreprendre, c’est la plus étonnante des métamorphoses ontologiques qui se puisse imaginer. Partis de la Porte Occidentale-hespérique, celle qui les détermine en tant que les Ombreux, les Peccamineux, ces lourdes destinées plongées dans le déclin qui les désigne tels les Automnaux, voici qu’ils pénètrent dans le vaste atrium où la lumière les traverse comme elle le ferait d’une boule de cristal. Si bien que la clarté entrée en leur corps les rend semblables à des photophores.

Survenue d’un Nouveau Monde

Au centre de l’aire de haute vastitude, un Parallélépipède de Pierre Blanche, sans doute une Pierre de Lune sur laquelle semble flotter, tel un nuage, une Sphère, sans doute de pure Agate. La Sphère, dite « Sphère de l’Harmonie » est si fascinante en soi que tout regard qui s’y accorde ne parvient à s’en détacher qu’au prix d’un effort surhumain. Tantôt elle paraît affectée d’une densité incroyable, tantôt elle s’allège de soi et paraît flotter une coudée au-dessus de la Table d’Offrandes qui en constitue le support. Oui, nous avons dit « Table d’Offrandes » car l’unité assemblée Table/Sphère ne fait que chanter la belle fête de l’Être. Tout ici est doué des plus hautes valeurs. Tout ici conflue en direction de l’Infini, tout se donne selon la verticalité de l’Absolu. Bien entendu, les Lecteurs, les Lectrices éclairés auront deviné la liaison de cette Sphère avec le bel imaginaire du Philosophe présocratique, pythagoricien, natif d’Elée. Oui, ici, il y a référence à la cosmologie platonico-parménidienne où le monde est donné telle cette « sphère à la belle circularité, étant partout étendue à partir du centre ». Et la raison en est simple qui se résume en ces quelques mots : « figure qui entre toutes est la plus parfaite et la plus semblable à elle-même ». Alors, vous étonnerez-vous encore que le don purement visionnaire de Thávma se soit porté sur cette figure géométrique qui dit en son entier, la parfaite coalescence Monde/Être en sa « multiple splendeur » ?

   Vous étonnerez-vous que les Nouveaux Elus entreprennent, tout autour de la Table d’Offrandes où règne l’éclat souverain de la Sphère, une très lente et très respectueuse circumambulation, cette pratique magico-rituelle chargée d’un hiératisme qui demeure incompréhensible pour qui n’est Pèlerin assidu à accomplir le rite de sa foi. Comment comprendre en effet l’événement du Tawaf, ces sept tours que les Musulmans effectuent autour de la Kaaba, adorant la fameuse Pierre Noire dont on ne sait s’il s’agit d’une météorite tombée tout droit du Ciel, d’une simple pierre de verre, d’une gemme non identifiée ? Comment comprendre l’énergie inépuisable que manifestent les Bouddhistes, se prosternant de tous leur corps, tous les trois pas, en faisant le tour de la Montagne sacrée Kailash, pensant obtenir au terme de la Kora, ce nirvana qui brille tout au bout de leur conscience tel un névé inondé de soleil ?

   Thávma a une intuition aiguë de la valeur du symbolisme, de sa puissance, de sa force d’effectuation des tâches les plus harassantes qui soient, lesquelles reportées aux lumières de la Raison, ne se donnent que sous la figure de quelque égarement aux racines plongées dans les veines les plus diffuses des mystérieux archétypes. Le but de Thávma, édifiant cette Haute Tour de Verre en laquelle brillent quelques étranges épiphanies, son but donc ne consiste nullement à convoquer un mythe contemporain tissé de la présence cachée de dieux devant lesquels il faudrait se prosterner, effaçant de soi tout libre arbitre. Non, ce que vise Thávma au travers de cette Table, de cette Sphère, de cet Obélisque, lequel résonne en écho avec la Pyramide de verre du Louvre, c’est bien de se ressourcer à d’anciennes fontaines, de s’abreuver à l’eau d’une Sagesse Antique dont nos frères humains, à commencer par nous-mêmes, semblons avoir effacé le chemin, restant, si l’on peut dire, en rase campagne. Ici est un horizon à ouvrir, une Voie Nouvelle à tracer parmi l’échevèlement du monde et sa diaspora selon des milliers de sentiers qui se perdent en de confus et d’illisibles layons. Ce qui est en tant que possible effectuation de l’humain, s’y retrouver d’abord avec soi, ensuite avec les Autres, enfin avec le Monde.  Pour le Jeune Prodige, il n’y a d’autre solution que de se placer face à de hauts Signifiants, de manière à ce que, de cette confrontation, émergent ces Signifiés qui impriment sens et orientation à chaque vie.

   Ce que ce périple accomplit au sein de ce monde de cristal n’est rien de moins qu’une prise de conscience qui doit aboutir à un seul et unique résultat : gagner sa propre liberté et s’y maintenir au gré de cette giration infinie qui pourrait bien ressembler, en son contenu intime, à la danse des Derviches tourneurs, cette pratique soufie si étrange pour nous Occidentaux figés sur nos biens matériels, ces Hommes qui suivent la Tariqa, la Route, faisant vœu de pauvreté et d’ascétisme, de simplicité en sa mesure première. La finalité : parvenir à cet état de conscience modifiée, à cette extase qui, pure expansion de l’être, le porte au plus haut de soi, devant son Dieu même. Si la démarche de Thávma peut bien être qualifié, au sens strict, de « religieuse », ce n’est nullement en raison d’une quelconque dévotion devant une figure divine, mais au seul motif d’éprouver cette expérience unitive au terme de laquelle, l’individu recentré, rassemblé en soi, se trouve disponible pour accueillie le tout autre que soi. Ce qui veut dire : parvenir à la pointe extrême de son être.

   La circulation des Elus (entendez élus par la Vie, non par une divinité), s’accomplit selon le sens inverse des aiguilles d’une montre comme s’il s’agissait de vivre à rebours le phénomène du temps, d’éprouver au fond de soi les étapes existentielles en leur valeur essentielle. Après la Porte Occidentale-hespérique, voici venue la « Porte Nocturne » ou « Porte du Nadir ». Le déclin qu’avait entamé La Porte Occidentale  en son automnale saison, voici que cette Nouvelle Porte en accomplit la tâche, faisant du déclin des Vivants, le cœur de son jeu mortifère. Ce que les feuilles d’automne symbolisaient au titre d’une sorte de dénégation de l’existence, ici, les feuilles trouées hivernales en reprenaient le refrain d’une manière quasi lugubre. La lumière, la belle lumière fondatrice des plus beaux émois, baissait à tel point qu’elle n’était plus qu’un vague tison qu’éteindrait bientôt la première bourrasque venue. Tout s’abîmait dans une glu compacte et les Elus, frôlant de leurs aubes blanches cette Porte Maléfique, se trouvaient soudain bleuis, comme saisis d’un froid polaire et leurs yeux soudés de givre se perdaient dans d’étranges corridors émettant des plaintes pareilles aux « sanglots longs / Des violons / De l’automne » et alors la mélancolie verlainienne était dépassée et c’est le souffle acide de la Mort elle-même qui s’imprimait sur le limbe tremblant de l’âme. Heureusement pour tout ce Peuple parti à la recherche de sa complétude, chaque passage n’était qu’une réactualisation symbolique du sens inclus dans les choses. Nul ne doutait, qu’au terme du voyage, ce serait la Félicité elle-même qui se présenterait comme Don Ultime.

   Cependant, on entend l’eau de la Seine battre les flancs inférieurs de l’édifice et ce clapotis est, en quelque sorte, la juste mesure qui scande la marche en avant de ces Inquisiteurs de l’Inconnu. Et voici que s’annonce, dans un heureux nimbe de clarté, « La Porte Orientale-Aurorale », celle qui se donne en tant qu’Origine, Printemps, Naissance, Éclosion, Germination. Cette porte rayonne sous le régime de l’adret, elle est solaire en son ascension mais non encore parvenue à sa maturité. Tout au long de leur montée le long de la Flèche, les Elus découvrent avec ravissement l’ineffable beauté de la ville. Cette dernière ne les distrait nullement de leur tâche, bien au contraire elle en réalise la lustration comme si, chaque nouveau degré atteint, était accomplissement baptismal de l’Homme en tant qu’Homme, le Féminin y étant bien évidemment associé. Au travers de la pellicule cristalline des parois, « Les Pèlerins » emplissent leurs yeux des pures merveilles de la Ville Capitale, de la Ville Magique, de la Ville Maternelle.  Ce que voient les Visiteurs : les coupoles blanches comme neige de la Basilique du Sacré-Cœur ; les hautes tours de la Défense identiques à des vaisseaux d’acier hissés sur l’océan du ciel ; les toits vert-de-grisés de l’Opéra ; le dôme doré des Invalides : la dentelle de fer de la Tour Eiffel ; les quatre livres de verre de la Bibliothèque Nationale de France ; le génie ailé de la Bastille brandissant le flambeau de la Liberté. 

   Et c’est bien vers cette Liberté que se destine la marche des Elus, que se déploie circulairement la progression attentive de leur avancée. Avançant dans le temps et l’espace, ils ne ressentent nulle fatigue, ils n’endurent nulle douleur, comme si leur marche, elle aussi, était ailée, comme si leurs pieds étaient chaussés des sandales d’Hermès, ces magnifiques talaria dont le sublime Homère disait : « [Hermès] noua sous ses pieds ses divines sandales, qui brodées de bel or, le portent sur les ondes et la terre sans borne, vite comme le vent. » Oui, c’est bien cette impression quasiment éolienne que ressentent en eux ces « Bienheureux », cette exaltante sensation qui les transcende et les rend légers tel le nuage.  « Les Bienheureux », s’il nous est permis d’user de ce terme aux connotations fortement bibliques qui fait signe vers une possible rédemption des péchés dont nul ne pourrait s’exonérer qu’au titre du mensonge. Mais, peut-être, inconsciemment, ne sommes-nous que des pêcheurs devant l’Eternel Souci du Monde ?

   Sans doute le Lecteur, la Lectrice s’étonneront-ils de cette référence constante à la sphère de la Grèce Antique. Le génie de l’Enfant Prodige s’y abreuve en permanence, s’y nourrit et c’est cette provende qui constitue, sans doute, le mystère le plus constant dont cette Jeune Existence est tissée. Thávma, en quelque sorte, est un Exilé. Il est foncièrement Grec et ce sont les linéaments de sa propre grécité qui infusent son âme et lui procurent de si belles réverbérations. Que Thávma médite, lise, écrive, trace des plans sur une feuille de papier et ce sont de Hautes Figures Grecques qui se profilent à l’arrière-plan de sa pensée. Avec Thalès de Millet il pense que l’eau est à l’origine de toute chose, avec Héraclite que le temps s’écoule sans fin, avec Parménide que tout a toujours déjà existé, avec Socrate que la maïeutique est la façon la plus adéquate de connaître, avec Platon que seules les Idées sont Réelles, avec Aristote que l’intellect s’organise selon le paradigme des catégories. Et pour tenter de cerner d’un peu plus près les traits essentiels de ce Virtuose, il faudrait encore citer les grandes prouesses artistiques et architecturales, faire venir à nous les superbes amphores à figures noires, évoquer la Terrasse des Lions à Délos, faire s’élever le Temple d’Artémis à Corfou avec son chapiteau richement orné, imaginer les hauts fûts de pierre du Temple d’Apollon à Corinthe. Et puis faire venir la divine Mythologie, parler d’Héra et du Mariage, d’Aphrodite et de l’Amour, d’Hermès et des Voyages, d’Apollon et de la Lumière (c’est à ce dieu solaire que Thávma vouait un véritable culte, il en était lui-même, tout illuminé), enfin d’Héphaïstos et du Feu.

   Bien évidemment, chacun aura compris que la littérature n’aurait pu être passée sous silence et que les Tragédies, ces assises fondatrices de la psyché humaine, devaient trouver leur place dans son panthéon : Sophocle et son Antigone, Euripide et son Andromaque, Eschyle et son Prométhée enchaîné. Et que, faire l’impasse sur les merveilles d’Homère, eût constitué un « péché » impardonnable. Sur sa table de chevet se tenaient, telles des figures tutélaires les deux volumes de « L’Iliade » et de « L’Odyssée » dont il eût pu déclamer de nombreux vers sans se référer à quelque autre source que ce soit qu’à la fidélité de sa mémoire toujours en dette de la période Classique. Ainsi pouvait-il évoquer sans peine quelques phrases issues de de la Rhapsodie XIII de L’Iliade, où il était question des aventures de Poseidaôn :

   « Et là, il attacha au char ses chevaux rapides, dont les pieds étaient d’airain et les crinières d’or. Et il se revêtit d’or lui-même, saisit le fouet d’or habilement travaillé, et monta sur son char. Et il allait sur les eaux, et, de toutes parts, les cétacés, émergeant de l’abîme, bondissaient, joyeux, et reconnaissaient leur roi. Et la mer s’ouvrait avec allégresse, et les chevaux volaient rapidement sans que l’écume mouillât l’essieu d’airain. Et les chevaux agiles le portèrent jusqu’aux nefs. »

   Mais aussi bien se fût-il empressé d’enchaîner avec un bel extrait tiré de L’odyssée, Rhapsodie III :

   « Hèlios, quittant son beau lac, monta dans l’Ouranos d’airain, afin de porter la lumière aux Immortels et aux hommes mortels sur la terre féconde. Et ils arrivèrent à Pylos, la citadelle bien bâtie de Nèleus. Et les Pyliens, sur le rivage de la mer, faisaient des sacrifices de taureaux entièrement noirs à Poseidaôn aux cheveux bleus. Et il y avait neuf rangs de sièges, et sur chaque rang cinq cents hommes étaient assis, et devant chaque rang il y avait neuf taureaux égorgés. »

    Chacun, ici, aura compris combien le Jeune Thávma vivait dans un culte permanent des Anciens, combien il cultivait les germes d’une obsession de tous les instants. Mais vous n’êtes pas sans savoir combien l’obsession nervure le trait distinctif essentiel du génie, combien sa fulguration lui est redevable de ses plus belles efflorescences.

   Cependant que nous devisions gentiment sur les mérites les plus apparents de l’antique civilisation grecque, les Elus poursuivaient leur hiératique cheminement. Les voici maintenant parvenus tout au sommet de La Flèche, à « La Porte Zénithale », celle qui trace la voie de la maturité, celle qui exulte au plein de l’été, celle qui, à l’acmé de toutes choses, se sent en soi comme l’un des rayons de l’Eternité, comme la force surpuissante, « L’Heure du Grand Midi », l’heure nietzschéenne portée à son absolu éblouissement mais il faut faire ici amende honorable et laisser la parole au Grand Zarathoustra :

    « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhomme, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin. »

   Oui, combien il est étonnant de constater que la route tracée par Thávma semble se superposer, à un iota près, à celle définie par le génie de Nietzsche. Rencontre des génies en un même point ultime ? Sans doute ce genre de coïncidence existe-t-elle. Toujours les hautes pensées rejoignent les hautes pensées, ce qui explique que le langage du génie soit si peu accessible au commun des mortels. C’est une manière de sémantique hiéroglyphique, laquelle demande une initiation suivie d’une longue maturation. S’exposer sans précaution aucune aux idées du génie, c’est prendre le risque de se confronter à la déflagration du tonnerre, à la brusque fulguration de l’éclair. Le génie, tout génie est de nature céleste et, peut-être, seul Zeus pourrait-il en faire l’épreuve sans dommage ?  Le livre « Zarathoustra » est de cette nature qu’il frappe en plein cœur et foudroie les âmes trop sensibles, cloue au pilori ceux dont la spéculation est trop courte.

   « Un livre pour tous et pour personne », est-il dit de cet ouvrage. Alors comment comprendre cette formule énigmatique qui sonne à la manière d’un oxymore ? Ce livre est en effet « pour tous », si « tous » l’abordent à la façon d’une simple narration, suivant Zarathoustra à la trace, éprouvant avec lui, au premier degré, la vie d’un ermite et sans doute d’un illuminé courant au hasard du monde. Mais ce livre n’est assurément « pour personne » tant qu’au Dernier Homme n’aura nullement succédé la haute figure du Surhomme, car c’est bien lui, le Surhomme, emblème de la surpuissance du génie, qui peut éprouver la totalité du réel et s’affranchir aussi bien des contraintes de la Morale que de la Religion, que de la Socialité ambiante. Être en tant que Surhomme c’est être libre, déterminé par son propre chemin, choisissant les voies autonomes au gré desquelles arriver à Soi par l’exercice de la Volonté de Puissance, laquelle a été définie, par Heidegger, comme « Volonté de Volonté ». Comment mieux dire ici l’effort « surhumain » d’autodépassement de Soi ? Véritable travail semblable à celui, mythologique, d’un Héphaïstos forgeant lui-même l’airain de sa propre sculpture ? Après avoir décrété la « mort de Dieu », véritable paradigme de la culture contemporaine, comment, en effet, ne pas s’en remettre à cet Homme du Devenir, s’affranchissant de toute contrainte, édifiant à « la force du poignet », les conditions d’une Vie Nouvelle ?

    Si les ambitions de Thávma ne s’abreuvent nullement aux sources nietzschéennes, cependant il convient de reconnaître une similitude des chemins empruntés. Il faut ci reprendre la phrase plus haut citée :

   « Et ce sera le grand midi, quand l’homme sera au milieu de sa route entre la bête et le Surhomme, quand il fêtera, comme sa plus haute espérance, son chemin qui mène à un nouveau matin. »

       Ici, j’ai évité de reproduire l’un des premiers brouillons de Thávma, pour la simple raison que le Jeune prodige, le plus souvent emporté par son enthousiasme, dont chacun connaît la belle étymologie : « avoir Dien en soi », délivre un travail qui souffre de bien trop de vivacité. Aussi, lui ai-je préféré un schéma clair (plus bas reproduit), dont j’espère que les Lecteurs, l’abordant en une manière de synthèse, parviennent à y voir plus clair dans l’étonnante perspective de ce Nouveau Monde.

   Mais mainenant, reprenons mot à mot l’énoncé nietzschéen, le reportant au schéma qui trace la progression dans le temps et l’espace spirituels de la quête des Elus. « le grand midi » évoque bien évidemment, sans l’ombre d’un doute, la Porte Zénithale qui est bien le « milieu de sa route », puisque nos Elus n’ont encore terminé les quatre trajets de leur circumambulation. Pour ce qui concerne la position « entre la bête et le Surhomme », comment ne pas la référer, quant à la bête, au chaos nocturne de la Porte du Nadir, quant au Surhomme à la transcendance qui se dévoile tout en haut de la Flèche sous les auspices de la Plénitude, du Déploiement, autres noms pour l’actualisation de la Volonté de Puissance ? Une Volonté de Puissance succède à une autre. Notre-Dame qui paraît maintenant si loin dans l’ordre de nos préoccupations, n’était-elle la mise en œuvre de la Volonté de Puissance des hommes qui, du reste, culminait symboliquement dans l’érection de la Flèche de Viollet-le-Duc ? Etranges polarisations. Etranges confluences. Jamais l’Homme ne sort du sillon de l’Homme. Telle est sa destinée. « son chemin qui mène à un nouveau matin »,  nous en suivrons maintenant les dernières sinuosités, parvenus au terme de notre recherche lorsque les derniers Elus, allégés de leur poids initial, franchiront la Porte Orientale-Aurorale pour connaître un Nouveau Jour, celui qui les arrachera aux lourdeurs de la Terre pour les remettre aux nuées légères du Ciel. Cependant il n’y aura eu dans la démarche des ci-devant, ni allégeance à quelque dogme que ce soit, aliénation à quelque religion, remise aux injonctions de quelque régime politique. Non, seulement une libre Venue de Soi à Soi sous l’effet d’une bienveillante volonté dont le caractère de puissance n’était relatif qu’à assurer son propre être de plus hautes valeurs ontologiques.

Survenue d’un Nouveau Monde

(NB : Pour des commodités de lecture du schéma,

celui-ci ne tient pas compte de l’inclinaison à 45 °

de La Flèche.)

 

***

 

   Alors que les Elus parcourent dans leur robes blanches telles des corolles leur pèlerinage circulaire, une haute lumière venue à la fois du Ciel, à la fois de la Ville, rend La Flèche aussi brillante, aussi phosphorescente qu’un vaisseau posé sur un océan d’argent, sous les traits d’une Lune bienveillante, sous les milliers d’yeux aiguisés des étoiles. Certes, les Urbains ont été décontenancés lorsque, pour la première fois, ils ont vu, surgissant de la terre, en lieu et place de Notre-Dame, ce pur cristal dressé au plus haut de l’espace. Puis, graduellement, leur vue s’était accommodée à cette nouveauté, tout comme ils avaient faite leur, en son temps, la Pyramide édifiée par Ieoh Ming Pei. En ce temps présent, beaucoup qui la critiquaient, se fussent offusquées si, du jour au lendemain, on les en avait privés. C’est ainsi, la pâte humaine est une pâte infiniment ductile, sujette à tous les changements, une nature-caméléon si l’on veut, c’est elle qui explique la multiplicité des idées et des formes, les périodes de l’Art, la mutation des Civilisations.

   La flèche d’argent on la voit de partout à la fois. Depuis les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, depuis le Mont-Souris, la Butte-aux-Cailles, Ménilmontant, Belleville, Montmartre, la Colline de Chaillot, la Butte Bergeyre, depuis Passy, Charonne, les Buttes Chaumont et Montparnasse. Mais on la voit aussi depuis les rives de la Seine, depuis le Jardin des Tuileries car la Flèche est partout présente et elle illumine la nuit de son index levé en direction de Sirius, d’Andromède ou d’Arcturus. Mais elle est aussi présente au creux des rêves des dormeurs, dans l’imaginaire des Artistes, dans les dessins d’enfants, dans les songes fous des Amoureux.

   Mais suivons la dernière ronde des Elus. Une ultime fois, ils ont dépassé la pointe de la Porte Zénithale, en ont perçu la totale plénitude. Une dernière fois ils ont descendu les degrés de verre qui conduisent à la Porte Occidentale-Hespérique (celle par laquelle entrent les Nouveaux Impétrants), ils ont écarté des ombres mais pour en retrouver la cruelle densité lorsque, parvenus au niveau le plus bas, ils tutoient la Porte du Nadir, y éprouvent un long frisson qui glace leur dos, le souffle mortel de l’Hadès est si proche, la Mort si incarnée qu’on pourrait la toucher du bout de ses doigts révulsés. Une dernière fois ils progressent le long du plan incliné qui conduit à la Dernière Porte, la dernière avant la Grande Délivrance, avant la Grande Joie Libre de toute attache. La joie en son absoluité. Chaque passage jusqu’ici réalisé les a métamorphosés en des manières d’entités si légères, c’est à peine si la plante de leurs pieds effleure les pavés de cristal. Ils ont acquis la consistance des éphémères, ces étonnants insectes qui viennent à la mort avant même d’avoir vécu. Mais regardez-les donc ces Elus franchir la Porte Essentielle, la Porte Orientale-Aurorale, celle qui préside à leur re-naissance, celle qui se donne dans la belle clarté de l’adret, celle qui dit la croissance de chaque existant sur Terre, aussi bien la végétale, que l’animale ou l’humaine, celle qui, en même temps, vous ôte à qui-vous-êtes et vous y reconduit mais avec l’assurance dédiée aux Belles Âmes.

   Mais regardez donc ces Natures portées au plus haut degré du Simple, immergées dans le lac luxueux de la Vérité. Elles connaissent la plus belle des allégies qui soient. Elles sont de purs songes au large d’elles-mêmes, des pluies d’argent, de fins brouillards, des nuées si hautes, elles se confondent avec le gris du Ciel, cette teinte qui n’en est une, cette teinte qui est la couleur même de la mélancolie lorsque, portée à son incandescence, elle confine aux vertus de l’Esprit. Oui, Lecteurs, Lectrices, vous l’aurez compris, ce que les Elus auront réalisé au terme de ce Voyage, un vieux et immémorial rêve de l’humanité, transcender la douleur profuse du monde, traverser son propre corps de chair et se retrouver de l’autre côté des choses, là où la Matière devient Esprit, où le Fini se transforme en Infini, où le Relatif s’agrandit aux dimensions de l’Absolu. Oui, ils ont gagné l’Autre Rive, celle qui ne connaît ni les imprécations de la Nécessité, ni les lois inflexibles du Destin. Ici, tout s’élève de Soi, revient à Soi après avoir parcouru des infinités de temps, des lieues et des lieues d’espace. Ici est le silence qui retentit tel une parole. Ici est la Conscience qui se connaît en tant que Conscience. Ici est le Libre à lui-même identique. Ici est le sans-distance qui place toute mesure hors de soi, dans un inimaginable lointain. Ici est le repos infini, celui par lequel accéder à Soi dans le plus exact rayon de félicité. Combien il est substantiel de pouvoir faire l’épreuve d’un fondement qui n’a nul besoin de fondement. La pure gratuité d’être allouée à la manière d’une grâce remise par la Nature elle-même en son inépuisable ressource.

   Ainsi, sur la face de la Terre, vivons-nous pareils à des somnambules fildeféristes privés de leur perche, ne redoutant que de sombrer dans les plis vénéneux de l’abîme. Toujours nous cherchons une échappatoire, nous dissimulons derrière quelque subterfuge dont nous pensons qu’il nous dispensera de sonder plus avant l’inconsistance d’une condition toujours aporétique en son fond. Toujours nous évitons de nous confronter aux angles vifs du réel, lui préférant la douceur d’une fuite vers d’autres horizons plus accueillants. Toujours nous voulons nous dépasser et, d’un seul bond, d’un seul, franchir la distance qui nous sépare de notre essence. Toujours nous armons notre volonté, décuplons nos forces afin de franchir sans encombre cette Porte Orientale-Aurorale dont quelque chose dissimulé au plus profond de nous nous dit qu’il s’agit de la seule Porte de Salut. Toujours nous évitons l’effort qui, partant de cette Porte, nous intime l’ordre de nous confronter à la hauteur de la Porte Zénithale, puis, descendant par degrés successifs nous demande de visiter la Porte-Occidentale-Hespérique, puis au prix d’un effort encore plus grand, de nous plier aux exigences ténébreuses de la Porte du Nadir dont, à l’avance, nous nous effrayons à l’idée qu’elle pourrait nous conduire jusque devant le cruel Tartare. Alors nous tergiversons, nous négocions avec notre couardise, alors nous mouchons le lumignon de notre conscience de ce chapeau de métal qui, la faisant vaciller, nous octroie encore quelques minutes avant que le Bourreau ne dispose notre tête sur le billot. Et ceci, nous ne le faisons qu’au motif que notre vue est trop basse, que nous refusons de regarder au-dessus des herbes de la savane tels nos lointains ancêtres de la préhistoire, que nous demandons à la Terre et encore à la Terre de nous serrer dans ses sillons de glaise. Mais regardez donc Ceux qui ont franchi tous les obstacles, mais regardez donc la grande beauté de cette Flèche de Verre qui nous indique la direction à suivre : elle est fixée sur le Grand Nord, sur la lumière bleue des Grands Icebergs (ils sont nos dieux les plus immédiats), sur la lueur verte des Aurores Boréales. Là, seulement, dans ces Hautes Latitudes se trouve le germe de notre bonheur. Puissions-nous le faire éclore à la mesure de la beauté de la Terre, de la vastitude du Ciel. Nous ne possédons que ceci, mais ceci est IMMENSE !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

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15 décembre 2021 3 15 /12 /décembre /2021 09:24
Libre venue en présence

"Sibylle peut être..."

André Maynet

 

***

 

   Partout sont les grises venues du monde en leur patente douleur. Partout sont les crimes de sang, les cohortes des longues maladies, la pollution des fleuves, les myriades de comportements égarés à la hauteur de l’ensemble des continents. Partout la désespérance et ses mors mortifères. Alors on baisse la tête. Alors on courbe l’échine. Alors on évite que sa propre effigie ne soit la cible de quelque effacement. On se dresse contre tous les vents, contre toutes les scories qui nous atteignent en plein cœur et on lance au large de soi toutes les possibles clameurs d’un destin en voie d’être biffé.

 

Ô meutes d’incompréhension

qui lacérez l’enveloppe de notre corps !

Ö lames d’effroi qui, en nous,

semez le pli infernal du doute !

Ô apories multiformes,

vous essaimez en notre intime

les hordes de notre propre révolution !

Ô murs hauts et vides

contre lesquels nous lançons

les boulets inexaucés de nos têtes !

Ô cimaises de l’art, vous grimacez

 du plus haut de votre gloire

et nous réduisez

à la taille de la fourmi !

Ô peuple des faussetés,

vous lancez

parmi les sarments

de nos jambes

les faucilles de la peur !

Ô assemblée de bavards

des agoras humaines,

vous perforez la lentille

de nos tympans

et c’est alors le bruit

du vertigineux cosmos

qui enroule

 ses vrilles urticantes

tout autour

de nos misérables

existences !

 

   Et l’on n’est vivant qu’à éprouver en soi la stridence de la Mort en sa tragique venue. Oui, nous avions toujours rêvé de rejoindre l’Absolu, de nous fondre dans l’Universel, de ne faire qu’un avec l’Univers, mais voici que l’échéance approchant, nous devenons livide et ne s’égoutte de nos doigts qu’une peur verdâtre, elle fait penser à ces tapis d’algues des grands fonds qui ne peuvent jamais connaître que la lourde densité des eaux sans début, ni fin, un infini flottement hors de toute mesure.

   C’est ainsi, l’on s’était levé un jour au faîte de son désespoir et l’on ne reconnaissait même plus son image sur la face anonyme du miroir. On était un pitoyable Ravaillac cherchant désespérément à assembler les parties éparses de son corps. Mais dans le creux de nos mains abortives ne feulait que le néant en son abyssal vortex. Nous étions véritablement hors de nous, déporté de notre être, exilé dans un genre de pays inconnu aux frontières floues, dans une ville fantôme, au bord de quelque étang jouxtant la lumière grise d’une lagune.

   La lumière grise d’une lagune. Cette étrange phrase sonnait en nous à la façon d’un poème qui se lèverait et gagnerait les hauteurs de l’azur comme pour signifier notre possible résurrection, le regroupement de nos membres, l’unité de notre psyché lourdement grevée de non-sens. La lumière grise d’une lagune, oui la belle lumière grise fondatrice de l’exister, voici qu’elle surgissait du plus loin de l’espace, du plus mystérieux du temps. Toujours nous avions su la force médiatrice du gris, son pouvoir de porter au jour ce qui demeurait dissimulé dans les coulisses d’ombre. Mais notre vue était encore trouble de l’émotion qui en voilait l’acuité. Cependant, de la nasse productive du gris, se levait une Forme dont nous pensions qu’elle était humaine, admirablement humaine.

   Petit à petit le globe de nos yeux devenait lumineux, le puits de la lentille trouvait sa profondeur, les images commençaient à crépiter sur la toile ombreuse de notre cortex. L’émergence de toute chose est pur miracle et ce miracle s’accroît de sa charge d’énigme alors même que la Pure Beauté en constitue le point focal, le centre d’irradiation. Mais voyez ceci. Celle que, d’emblée, nous nommerons Libre-de-soi, nous la voulons surgissant, non d’un fond qui pourrait en justifier l’existence, mais de Soi uniquement en sa plus étonnante éclosion. Or, seule les Choses Grandes ont assez de force pour tirer leur propre substance d’elles-mêmes et non au motif de quelque action fabricatrice d’un possible démiurge. Seulement, provenir de-soi-en-soi-pour-soi et ne rien concéder de Soi à quelque phénomène d’altérité qui se puisse imaginer. Le Soi en tant que Soi en sa plus effective réalité. Et n’allez nullement penser que ceci est pure pétition de principe, plan tiré sur la comète, lubie de vieux savant perdu dans la contemplation de ses cornues de verre !

   Certaines existences, rares sans doute (ce qui en fait l’admirable parution), ne vivent que depuis l’unité de leur propre cosmos. Certes, beaucoup diront qu’il ne s’agit que d’une affabulation, mais alors, comment nommer le phénomène qui pose devant nous une Esquisse en sa plus radicale réalité ? Mais rien ne sert d’épiloguer, peut-être suffit-il de décrire avec suffisamment de conviction pour que le tableau s’éclaire. Nous souhaitons simplement montrer ce qu’a d’étonnant, mais aussi de beau, une éclosion à Soi advenue. Comme si la subtile manifestation de la métamorphose avait assemblé, en mode unitaire, l’ensemble de sa genèse, présence du présent et rien qui ne puisse excéder ceci. Libre-de-soi est à elle-même dans la posture la plus naturelle qui soit. Nullement une affèterie, une pose, une concession à quelque mode, non l’être-immédiat en son unique recueilli. Ceci est assez admirable pour que nous n’ayons nullement à en faire la démonstration. Moins on tisse de dentelles autour des évidences, mieux on s’en porte. Le réel est large qui mérite attention.

   Dire qui est Libre-de-soi ou bien tenter de le faire. Parfois la parole échoue sur le bord de quelque inaccessible pari. Mais en expérimenter l’épreuve est déjà pur prodige ou bien totale inconscience. La rivière des cheveux se situe entre acajou et auburn avec des rehauts de noir de fumée. Le visage (mais peut-on parler du visage, d’emblée, en toute impudeur, il est le lieu de tant de manifestations secrètes, Peut-on ?), le visage donc est entièrement blanc, mais un blanc qui se décline sous de multiples horizons : rutilance du blanc Argent, à peine coloration du blanc Argile, rusticité du blanc Écru, neutralité du blanc de Céruse, discrétion de l’Ivoire, éclat du blanc Neige, désert lisse du blanc Lunaire. Oui, tout ceci est entièrement contenu dans la belle physionomie de Libre-de-soi et ceci veut dire la pluralité de son être, la polyphonie de ses tons fondamentaux, la complexité, tout en nuances, de son âme. Le nez est délicatement retroussé comme pour saisir les subtiles fragrances du jour. Il est le signe d’une immédiate disponibilité aux choses, l’emblème vivant d’une disposition au frémissement, au tremblement. C’est étonnant tout ce que peut dévoiler un croquis humain dès l’instant où l’on prend le soin d’en décrypter toutes les valeurs, d’en sonder toutes les significations ! C’est un vertige qui s’empare de nous, le même qui nous visiterait si nous découvrions, en une terre lointaine de biblique figure, quelque parchemin nous disant le secret de la naissance du monde.

   La bouche est doucement purpurine, loin de la passion de la braise, près du murmure d’un feu éteint, quelque part dans un bivouac de bergers, dans l’illimité des sables et la stupeur de leurs frissonants mirages. Les lèvres sont tout juste entr’ouvertes. Que nous disent-elles du sein de cet étrange chuchotement dont nous voudrions capter toute la saveur, sentir en nous la délicatesse d’une fraise mûre, son ruissellement tout contre l’ogive éblouie du palais ? Oui, il nous faut demeurer sur le tremplin du désir en nous retenant de déclencher le saut qui, trop vite éclos, nous reconduirait à la nuit de notre native angoisse. Et le cou, cette tige si gracile, si fluette, cette illisible attache qui relie le bulbe des pensées à la pure germination du corps, ne doit-il nous éblouir au motif même de son ineffable présence ? C’est ainsi, parfois la réponse à nos questions se dissimule sous de l’inaudible, du passager, du fuyant et nous, êtres de frénétique impatience, nous nous précipitons déjà au loin, alors qu’une faveur nous attendait, là, à la pointe de l’herbe, dans ce diamant de rosée qui reflète l’entière beauté des choses !

   Le buste est menu qui nous ferait volontiers penser à la fragilité de l’insecte, à la faible résistance du verre, sans doute au tintement d’un cristal. Un fin bustier relevé nous livre l’aube d’une poitrine juvénile que viennent clore, à la manière de deux boutons de rose, les doux affleurements des aréoles. Elles sont de la même consistance, de la même teinte que les lèvres. Elles  jouent, en mode unitaire, la belle partition musicale de la féminité, une manière de fugue qui déjà s’absente de nous, de nous qui nous distrayons au premier vol du papillon venu. Et pour quelle raison ceci ? Eh bien parce que nous n’osons regarder avec insistance Celle-qui-nous-fait-face avec tant de sensibilité. Notre regard se pose sur elle avec avec la retenue du songe, la délicatesse d’une brume aurorale.

   Et les bras, ces menues brindilles dont l’une est convoquée au soutien de la tête, l’autre longeant le corps dans un genre de voluptueuse félicité, ils nous émeuvent tant leur grâce est infinie, à la limite d’un évanouissement. Empreinte d’une pure joie sur le contour serein de l’anatomie. L’abdomen s’incurve vers la cendre, se dirige avec confiance en direction de ce nœud de tissu taché d’un rouge de Falun, on ne sait s’il est passion éteinte ou bien déjà image de la Souveraine Mort qui réclame son dû. Le nœud, en sa libre chute, dissimule à nos yeux la blessure du sexe dont l’on devine la teinte bistre, le velouté, la feuillaison pareille aux frondaisons d’automne. Lieu de Vie. Lieu de Mort. Vie en son essor. Petite Mort en sa déflagration, elle dissimule la Grande, la Majestueuse en laquelle seulement nous trouverons notre éternel repos. La courbure des reins est enchâssée dans un voile noir qui ôte à notre vue les harmoniques du désir tels que nous aurions souhaité les apercevoir, un frisson sur la peau et notre âme se trouve en peine de vouloir et de ne nullement posséder.

   Et cette jambe à la licencieuse posture (mais ne profèrent la « licence » que ceux qui ont insuffisamment regardé, dont les fantasmes ont précédé leurs jugements), cette jambe souplement exhibée dans ses bas rayés de rouge et de gris, combien elle fait se lever en nous une kyrielle de questions, combien elle nous conduit au bord de notre propre abîme ! Elle lacère le tissu de notre conscience. Elle fait trembler notre sculpture de stuc, elle y imprime des lézardes qui, longtemps, feront leur sombre tellurisme à l’abri des regards. Visant d’emblée ce bas rayé qui ne dissimule l’aire luxueuse de la cuisse qu’à en manifester le plein élan, qu’à en formuler le précieux et l’irreplaçable motif, nos yeux se troublent, notre esprit s’embue, notre chair s’allume de bien étonnantes étincelles.

   Ce que nous pensons alors, ceci : nulle beauté n’est obscène pour le simple motif que, paraissant, elle anesthésie tout le réel qui n’est pas elle. Nous pensons aussi que l’érotisme vrai consiste en ceci : donner à voir une Forme identique à celle de nos rêves, la porter au-devant de nous dans la plus effective innocence, dévoiler puis voiler des territoires du corps à la mystérieuse sémantique, laisser tout ceci en suspens et plonger le Voyeur en sa jouissive stupeur. L’érotisme trouve son équivalent symbolique dans la figure rhétorique de l’oxymore, une ombre recouvre une clarté dont chacune trouve, en cette conjonction, l’accomplissement même de son essence. Libre-de-soi ne l’est qu’à se manifester dans la retenue. Toute retenue n’est jamais que le premier mot du laisser-être-soi en direction du monde.

   Sans doute, avant que de nous retirer sur la pointe des pieds, laissant Libre-venue à sa méditation, convient-il de dire un mot sur l’étonnante présence de la paire de lunettes qui vient obturer son regard. Souhait d’une dissimultion ? Volonté de voir sans être vue ? Recul à l’abri d’une énigme ? Peut-être une clé précieuse nous est-elle fournie par le titre que l’Artiste a attribué à son œuvre : "Sibylle peut être..."

 

Mais alors, qui est-elle cette Prophétesse,

qui est-elle cette Visionnaire,

que lui manifestent ses dons d’Aruspice :

l’illusoire et toujours fuyante beauté du Monde ?

La fuite à jamais du temps ?

Notre impatience de la connaître plus avant ?

Elle seule pourrait le dire

mais la fraise carminée de sa bouche

repose dans le silence.

 

Oui, le SILENCE !

 

 

 

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11 décembre 2021 6 11 /12 /décembre /2021 10:11
L’été au coeur de l’hiver

Santo Stefano di Sessanio

Source : Italy This Way

 

***

 

                                                              Le 9 Décembre, depuis les hauteurs de mon Causse

 

            

                               Ma Chère Etoile du Nord

 

 

   Tu sais, il y a peu, j’ai vu un reportage sur ton beau pays de Suède. Laisse-moi te dire combien j’en conserve un souvenir franchement hivernal. Tout jute si, encore, je n’en ressens les frissons parcourir la plaine de mon dos. J’ai vu Stockholm, ses ruelles anciennes pavées, j’ai vu ses larges places où étaient installées des sculptures de rennes rythmées par les points brillants de milliers d’ampoules. J’ai vu, pour la Sainte Lucie, de toutes jeunes femmes arborant, tout en haut de leurs têtes, une couronne de métal surmontée de bougies allumées. Combien je comprends ce rituel de la lumière, il est une fête au milieu de la nuit, un appel de la joie, une torche bienveillante venant trouer la toile grise de la nostalgie. Dès trois heures de l’après-midi survient un crépuscule aux eaux stagnantes, un genre de lourde taie posée sur les choses, un éteignoir, en quelque sorte, qui annonce la nuit proche. En effet, à quinze heures trente la nuit est déjà installée, amarrée aux quatre coins du pays avec une obstination qui paraît sans borne. Ma chère Sol, tu as bien du mérite de vivre à de si septentrionales latitudes, pour ma part, tu t’en souviens, je n’en ai éprouvé que la traversée d’un rapide été, trop rapide sans doute pour toi et tes congénères.

   Et maintenant, voici le temps venu de faire surgir un peu de soleil dans toute cette grisaille. Aussi vais-je te raconter mon séjour automnal dans cette belle chaîne des Apennins, cette étonnante dorsale qui parcourt presque l’entièreté de la « botte italienne ». Comme à l’accoutumée, je m’étais rendu au-delà des Alpes à des fins de reportage. Je ne connaissais guère la région des Abruzzes et nombre de lecteurs de « Méridien », la revue pour laquelle je travaille actuellement, avaient formulé le souhait d’en apprendre un peu plus sur cette contrée qui, somme toute, n’est guère éloignée de la France. Mais je vais parler au présent, ceci rendra mon récit plus vivant, en même temps qu’il me permettra à nouveau, d’en parcourir les étapes essentielles.

   Octobre. Le ciel est haut, lumineux, étendu d’un horizon à l’autre sans quelque rupture que ce soit, un genre de lac immobile sous la douce insistance des yeux. L’air est si léger, à peine une buée et déjà il s’envole loin au-delà du paysage lissé de beauté. Le « Campo Imperatore » est un vaste haut plateau tel que je les aime, il me fait invariablement penser à l’Altiplano andain, aux vastes steppes de Mongolie. Il me faut cette étendue sans contrainte, cet espace illimité comme si mon inspiration était à ce prix. En ce moment, je poursuis de front plusieurs projets, dont un me tient particulièrement à cœur, un genre de roman-essai au foyer duquel se montrera l’un de mes thèmes de prédilection, la poésie des Romantiques lorsqu’elle se donne comme idéal de vie.

   Au cœur du village de pierres blanches de Santo Stefano di Sessanio (son nom est déjà prétexte au rêve), j’ai loué, pour une semaine, une petite maison à étage qui me fait penser à l’allure générale d’un pigeonnier de chez nous. La pièce dans laquelle je vis est pourvue d’une étroite porte-fenêtre qui donne sur un balcon en fer forgé. De là, s’ouvre une perspective (tu connais mon goût du simple et de l’authentique), qui vaut tous les sites touristiques dont la valeur, à mes yeux, est d’être de simples cartes postales, si ce n’est l’unique poudre d’une illusion. Ici, c’est une succession ininterrompue de collines apaisées au ton de miel et de feuilles mortes (ah, quelle saison luxuriante que l’automne, quel enchantement du ciel libre, quelle plénitude du regard au contact maternel de la terre, quelle effusion de la généreuse Nature qui vaut bien une Majuscule à l’initiale !), ici, c’est comme la condensation pastorale en sa plus exacte vérité.

   Tout en bas du village, dans une légère dépression que l’on croirait être une doline, un lac de modeste dimension, ses eaux bleues reflètent les motifs alentours, si bien qu’il se pare des couleurs de la noisette, de la consistance des glands, de l’adouci de la glaise qui l’entoure de toutes parts. Des collines plus hautes sont tapissées, sur la presque totalité de leurs flancs, d’une épaisse toison végétale, on dirait la laine des moutons revisitée par quelque Artiste au pinceau semant, ici et là, de discrètes fleurs équinoxiales. Plus haut encore, plus loin encore, la ligne parme de montagnes propose aux yeux une belle transition avec la batiste transparente du ciel. Sais-tu Solveig, toi l’habitante des forêts boréales, combien cette humilité, cette modicité du paysage sont un réconfort pour le cœur ? Il semblerait, qu’en ces contrées d’essence biblique, rien ne pourrait s’annoncer que sous la bannière d’une joie imminente. Tu connais mon attrait pour la Nature en ses plus belles présentations. Ici, mes yeux sont comblés de ce qui, depuis toujours, était en attente. Il n’est pas rare que, depuis mon refuge caussenard, je ne me laisse aller au songe, tissant sur la bannière de mon front mille lieux étoilés qui n’existent que pour moi, mais avec quelle amplitude, avec quel enthousiasme interne, un livre ne suffirait à lui seul à en rendre compte !

   Pas plus tard que ce matin, avec ma voiture de location (une antique Fiat qui peine dès la première côte !), j’ai parcouru le vaste plateau semé de courtes herbes jaunes. Un vent léger en couchait le tapis et tout ceci ressemblait à un lac presque immobile étendu sous la vitre aérienne du ciel. Il y avait là, dans ce sentiment d’immense solitude, comme une manière d’être pleinement à soi, de s’appartenir jusqu’au bout de son être. Sans doute connais-tu de telles émotions intimes lors de tes promenades dans la forêt boréale ? Après avoir parcouru quelques kilomètres, j’ai dû céder le passage à un long troupeau de moutons. Pour moi, l’occasion était rêvée de faire connaissance avec le Berger, de cheminer avec lui dans ce beau paysage tout empreint de la beauté simple d’une Arcadie. Dans le reportage sur la Suède, j’avais eu l’occasion de découvrir les moutons de chez toi, les moutons du Gotland avec leur robe anthracite et leur tête aussi noire que la suie. Les troupeaux des Abruzzes en sont presque l’exact contraire. Leur laine est si mousseuse, si tendrement onirique, qu’ils se confondent avec le sol dont ils sont issus. Une parfaite unité reliant les hommes, les bêtes, la terre sur laquelle ils vivent. C’est une étrange en même temps que rassurante sensation de voir, juste devant soi, un genre d’harmonie subtile réalisée dans ses moindres détails.

   Devisant avec le Berger, Alessandro D’Angelo (ces noms italiens sonnent d’une bien belle résonnance méditerranéenne !), cependant, je ne perdais pas un instant, photographiant à la volée tout ce qui voulait faire sens, le fleuve ininterrompu des moutons, les crètes parcourues d’une maigre végétation, le ciel décoloré à la limite des yeux, les chiens qu’on appelle ici Bergers de Maremme et des Abruzzes. Ils ressemblent étrangement au Patou des Pyrénées. Leur fourrure est épaisse, d’un blanc virginal, sur laquelle ressortent avec vivacité les yeux, la truffe, les babines noires. Ils ont un caractère bien trempé mais, pour autant, n’affirment leur autonomie que lorsqu’elle n’entrave pas leur fidélité à leur maître. Alessandro m’a raconté par le menu (je parle assez couramment l’italien, ce qui, bien évidemment, a facilité nos échanges), toutes les qualités de ces chiens, qui sont innombrables. Le troupeau n’est pas sans le Berger. Le Berger n’est pas sans ses chiens. Ils sont de généreux compagnons. Ils protègent les moutons des attaques des loups. Une meute vit sur les hauteurs, une cinquantaine d’individus en maraude que les Bergers des Abruzzes repoussent à la mesure de leur force de dissuasion. Ces gardiens portent en eux, depuis la nuit des temps, un instinct infaillible qui en fait de redoutables défenseurs. Alors que deux ou trois chiens se fondent au milieu du troupeau pour assurer leur protection, deux autres gagnent les hauteurs, l’œil constamment aux aguets, prêts à foncer sur le premier prédateur venu. Les loups, prévenus de l’audace des chiens, préfèrent se tenir sur leurs gardes et se rabattent, par dépit, sur quelque animal sauvage faible ou malade dont ils font leur ordinaire.

   Le soir, après avoir pris un repas frugal, je m’assois à califourchon sur une chaise, sur le balcon, laissant mon esprit aller là où il veut, une sorte de douce rêverie à la Rousseau qui m’isole du monde environnant et ne me place plus que face à ma conscience, sans doute aux problèmes qu’elle n’a nullement résolus, aux souhaits qui n’ont pas été exaucés, aux projets qui n’ont pas abouti. C’est un peu l’attitude du Marin qui vient de regagner son port, qui refait, par la pensée, sa journée en mer, ses joies et ses peines, ses dangers et sa certitude d’y avoir échappé encore une fois. Ma station face au paysage, face aux rues du village qui descendent doucement en pente vers le lac, ne trouve sa justification au seul motif du songe, de la contemplation. Figure-toi, qu’en ces contrées sauvages que parcourent les meutes de loups, vient s’ajouter, pour le plus grand plaisir des autochtones, la présence maintenant devenue familière d’une femelle ours accompagnée de ses quatre oursons. C’est eux que j’essaie d’apercevoir lors de leurs excursions crépusculaires dans les rues de Santo Stefano.

   Maintenant, ce que je vais te raconter là, ce sont les vieux hommes des Abruzzes qui m’en ont fait part, eux qui sommeillent sur quelque banc du village, leur attention cependant aux aguets afin d’espérer réactualiser un spectacle quasi quotidien dont ils sont friands. Lorsque la lumière faiblit, qu’une vague lueur habite encore les sommets environnants, que les rues commencent leur voyage en direction des ombres nocturnes, venant toujours du même endroit, la famille ours fait son apparition, sans peur apparente de rencontrer des hommes, seulement préoccupés d’assurer leur sustentation. La plupart du temps, les oursons curieux se dressent sur leurs pattes de derrière, titubant à la manière de risibles culbutos, bientôt invités par leur mère à poursuivre le but de leur quête. Habituellement ils escaladent les clôtures grillagées des parcelles de terre des Villageois, lesquels espéraient naïvement qu’elles les protègeraient des incursions des ursidés. Ceux-ci, attirés par l’odeur des cerises, n’ont de cesse de parcourir le jardin et de chiper des grappes dont ils font leur repas. Les agapes terminées, il ne demeure sur place que quelques branches lacérées, des troncs griffés, des clôtures affaissées que leurs propriétaires, pestant, devront réhabiliter jusqu’à la prochaine visite. Muni de bonnes jumelles, je n’ai pu, tout au plus, saisir que quelques ombres fantomatiques s’extrayant du tissu déjà serré de la nuit. Mon imaginaire, au seuil du sommeil, prendra la relève.

   Tu connais mon improvisation en ce qui concerne l’organisation (j’aurais plutôt dû dire « l’inorganisation »), de mon travail. Me levant le matin, j’ai déjà assez de difficultés à assembler mon propre divers, à tâcher de parvenir à un semblant d’unité, aussi la perspective d’un reportage structuré dans l’espace et le temps ne se propose-t-il à moi que sur le mode d’une hypothèse floue qui, le plus souvent, échoue à me rejoindre. C’est bien l’intuition, sinon l’attente pure et simple de ce qui pourrait survenir, qui me mettent en marche, pareil au somnambule qui cherche avec hésitation son équilibre, sans jamais le trouver vraiment. C’est en feuilletant une revue d’ici, que j’ai extraite d’un antique tiroir de ma maison de location, que j’ai découvert, au hasard des pages jaunies, essaimées de chiures de mouches et de traces de doigts, ce document faisant état d’un séisme déjà ancien, aux environs des années quatre-vingt du siècle précédent (les années refluent si vite en direction du passé !), livrant à mes yeux étonnés l’ancien village de Rovina abandonné aux morsures de la disparition. Je me suis mis en marche en direction de ce lieu hallucinant, de cette marée de pierres arrêtée en plein ciel, livrée à la violence du vent, aux criailleries lancinantes des meutes de corneilles. Tu comprendras, qu’approchant de ce village-fantôme, des images fortes aient surgi en moi, extraites du plus profond de ma mémoire. Alternativement se donnaient devant moi des scènes du film d’Hitchcock « Les Oiseaux », avec ses théories de volatiles dessinant d’inquiétantes portées musicales sur les fils télégraphiques, avec ses hordes de noirs corbeaux buvant toute la lumière du soleil. Et, parmi ces vols inquiétants et désordonnés, c’étaient « Les Prisons imaginaires » de Piranèse qui dressaient dans l’air gris leurs étiques volées d’escaliers, leurs lourdes passerelles de bois, leurs arcs de pierre en plein cintre, les lianes des cordes venant d’on ne sait où, leurs balcons suspendus sur le néant.

   Et cet étonnant mystère du lieu, cet improbable abri pour populations inapparentes se renforçaient de la position de Rovina perchée tout en haut d’une colline de pierres et de terre, visible de loin, émergeant tel un Radeau de la Méduse, au-dessus d’une plaine habitée d’infini, parcourue de quelques sillons poudreux se confondant avec l’air ambiant. A ma place, Solveig, qu’aurais-tu fait, sinon marcher au hasard des rues jonchées de débris, sinon progresser dans le lacis labyrinthique d’une immédiate et saisissante pauvreté, sinon t’étonner de ce « no man’s land » et imprimer dans les circuits de ton appareil photographique quelques témoignages d’un désastre déjà ancien ? C’est bien ceci que j’ai fait : rôder des heures durant, tel « Simon du désert » en quête de sa propre conscience. Oh, je n’ai nullement été dérangé par quelque importun. Plus personne ne s’intéresse à ce tas de vieilles pierres, à ces portes éventrées, à ces pièces fossilisées au-dessus du vide, à ces témoignages archéologiques d’un autre temps.

   Plus personne, aujourd’hui, n’attache d’importance à l’histoire qui se dissimule au cœur même de ces ruines, aux vies qui s’y sont déroulées, aux drames et aux courts bonheurs qui ont émaillé le cours, sans doute chaotique, de l’aventure du village. A présent, ce que cherchent les voyageurs pressés, ce sont de vivants tableaux hauts en couleurs, ce que cherchent les curieux, des terrasses bondées où il fait bon s’assembler pareils à des abeilles dans la ruche, ce que cherchent les impatients, de rapides clichés qui leur disent la félicité immédiate de vivre, en ce lieu, en ce temps, et la hâte d’oublier ce qui n’est pas le présent, d’ensevelir le passé dans des linceuls de pourpre aux plis immobiles. Oui, Sol, je ne sais si cela tient à ma progression dans l’âge, au grisonnement de mes tempes, à ma mémoire déjà ancienne des choses mais, souvent, l’existence ne paraît me rejoindre qu’au travers d’un étonnant labyrinthe de verre aux parois déformantes. Mais rien ne sert de rebâtir le présent à l’aune du passé, le temps en son essence est si fugitif, qu’à peine avons-nous posé une pensée, qu’une autre survient dont la nouveauté gomme la précédente.

   Que te dire de plus sur mon périple italien, sinon que les intervalles ménagés entre mes visites aux Abruzzes, aux moutons, aux villages, était empli d’un travail de classement de mes notes manuscrites, du visionnage des photographies, parfois à l’écriture, sur des feuilles de papier maculées d’encre, de quelques méditations sur le roman-essai dont je t’ai déjà parlé. Rien que de bien quotidien. Rien que de bien familier mais la vie est tissée de ces mille riens qui nous traversent à bas bruit, auxquels nous ne prêtons guère attention. Pourtant, ce sont eux, bien plus que les grands événements qui nous structurent et nous portent en avant. Je te sais attentive à ces fins tropismes que ne perçoivent que les attentifs, les inquiets, les éternels poseurs d’interrogations.

   Mais il est grand temps maintenant de revenir à mon Causse qui est comme un écho de ma propre nature, de revenir à ta Suède logée au cœur même de l’hiver en son blanc silence. De la pièce où j’écris ma missive, je vois les têtes des chênes immobiles dans l’air qui fraîchit et alors je pense à tes forêts boréales, à la beauté des grands bouleaux clairs figés dans la nuit polaire. Oui, je pense à tout ceci et un long frisson glisse le long de ma peau.

 

                                                     Amitiés amoureuses du Sud

 

                                                        Ton prolixe diariste  

 

   

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 décembre 2021 2 07 /12 /décembre /2021 10:05
Immédiateté  discriminante du Simple

Anonyme

 

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   Il est des images dont on se demande si elles sont vraiment des images. Cette photographie à l’initiale de ce texte ne manquera d’interroger ceux qui en feront la rapide expérience. En effet, quoi de plus usuel qu’une bobine avec l’entrecroisement de son fil enroulé, lequel semblerait n’avoir nulle fin ? « Fin », en ce cas-ci, ne ferait-il signe en direction de quelque « finalité » ? Mais que poursuit donc cette représentation ? Quel intérêt peut-il se faire jour sous l’exposition d’une chose si simple ? Il y a, à défaut d’un réel étonnement (celui-ci rémunèrerait cette image à sa juste valeur), une manière de désenchantement provenant tout droit du fait que nulle magie ne visite le Voyeur, que nulle esthétique ne le convoque à la fête des yeux, nulle émotion n’empreint son front d’une bienveillante rosée. Quel intérêt ? Nous posons à nouveau la question de façon à faire émerger ce qui en constitue la trame. Celui qui observe veut donner à sa tâche un contenu qu’il puisse aisément justifier : plaisir, volonté d’en connaître plus, stimulation heureuse de quelque zone corticale dont il attend un bonheur simple, une juste rétribution. Mais poser la question en terme « d’intérêt » est déjà dévoyer le sens interne de l’image, la reporter à une notion de valeur, sinon de quantification, de mesure qui calcule et édifie ses plans sur le registre d’une « économie ». Ceci est, à l’évidence, la façon la plus inadéquate de regarder cette image. Cette dernière ne se veut nullement monétisable, seulement apparaître telle qu’elle est en son indispensable coefficient de présence.

   Mais disserter sur cette proposition plastique élémentaire ne prendra jamais sens qu’à la reporter à un cadre plus général du statut social des images dans notre société contemporaine. C’est l’ordre du contraste uniquement qui permettra de placer dans une perspective comparative le Simple par rapport au Multiple. Aujourd’hui, les images sont foison si bien que l’image détruisant l’image, on est en droit de se demander ce qui peut bien surnager de cette marée invasive qui paraît une manière de vortex auto-destructif de son propre édifice. A peine une nouvelle représentation s’annonce-t-elle à l’horizon du monde, qu’une autre vient la recouvrir de sa surface glacée, si bien, qu’au bout du compte, il ne demeure qu’un vague fourmillement qui égare les yeux, noie la conscience sous des flots de signaux divers ininterrompus. Si, jusqu’ici, notre mode de vie médiatique (« la Galaxie Marconi » décrite par  Mc Luhan venant se substituer à la galaxie des signes imprimés de  Gutenberg), nous plongeait dans un univers d’apparences multiples, la logique exubérante du « poly » (polychrome, polyphonique, polysémique) s’est métamorphosée en un véritable raz-de-marée dont témoigne à l’excès la mode devenue invasive, sur les Réseaux Sociaux, de rattacher le moindre de ses propres faits et gestes à l’exhibition photographique de l’événement le plus particulier et insignifiant soit-il. Cette prolifération de l’égôlatrie sur le mode du « On » a si bien envahi le champ de la conscience que s’estimeraient hors du monde ceux qui ne sacrifieraient nullement à ce rituel monstratif de qui-l’on-est en son irremplaçable singularité.

   Toute cette joyeuse mascarade jointe à l’usage intensif du bien nommé « selfie », ne fait que produire un concours permanent de beauté où il devient urgent de se montrer sous son jour le plus flatteur, application cosmétique continue qui, à défaut de nous délivrer la vérité d’une personne, ne nous fait le don que d’une apparence en attente d’une autre apparence. Le pur, le simple, l’immédiat ont troqué les vêtures d’un originel dénuement pour s’affubler des habits d’Arlequin aux mille pièces dont chacune le dispute à l’autre, l’éblouissement de soi est à ce prix qu’il ne saurait supporter de présence adverse plus chatoyante que sa propre présence. « Miroir, miroir en bois d'ébène, dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle », est devenu le leitmotiv irremplaçable d’une foule d’individus qui, croyant se distinguer de la masse confuse alentour, ne fait en permanence que s’y mieux immerger. Mais il semblerait que la logique abrasive de la mondialisation, dont le motif le plus urgent consiste à ce que nulle tête ne dépasse nulle tête, où l’uniformisation des masses s’accomplit au titre d’une mode tyrannique, cette logique donc conduirait tout droit à une dépersonnalisation dont la tragédie indique que ceux qui y sont soumis ne font que s’aliéner davantage alors même qu’ils se croient suprêmement libres. Une façon de « servitude volontaire » inconsciente des enjeux qui la dominent et la contraignent à emprunter d’identiques ornières, nantis comme laissés-pour-compte, le programme est unique dont chacun paraît se réjouir à l’excès.

    Mais après la figue diaprée, ondoyante, pléthorique du réel en sa marche aveugle en avant, il convient de procéder à un pas inverse qui nous ramènera à l’examen de conduites bien plus apaisées, méditatives, contemplatives car, elles seules, peuvent nous permettre d’affirmer notre individualité, de lui attribuer des prédicats situés dans la proxémie, de faire à nouveau l’épreuve d’une façon juste d’habiter notre corps, notre espace, notre terre.

 

Immédiateté  discriminante du Simple

Anonyme

  

   Et puisque cet article a débuté sur l’image d’une bobine de fil, nous allons pouvoir « filer la métaphore » plus avant au motif que notre regard se portera sur une pelote de ficelle à laquelle nous demanderons qu’elle nous éclaire quant à notre progression sur notre chemin existentiel. Si nous prenons cette pelote dans sa fonction même, si nous la considérons selon sa nature, nous dirons bien vite qu’elle sert, essentiellement, à attacher les parties éparses d’un objet, à lier du disséminé pour le rassembler en mode unitaire. Le simple exemple du fagot est éclairant à ce titre. Lui qui, avant de connaître l’événement de la liaison, n’était que rameaux dispersés, le voici maintenant en mode assemblé, comme si son être épars avait trouvé le lieu de sa confluence, le site de son accomplissement. Nous pourrions aussi bien dire son « destin » car, depuis toujours, il était déjà ce qu’il avait à être, conformément à son essence.  De l’être-éparpillé à l’être-rassemblé, il y a eu la force attachante du lien, non seulement symbolique mais bien réelle. C’est la main de l’homme qui aura été la médiatrice de la relation, insufflant en la chose assemblée une signification latente qui, un jour, devait s’actualiser. Le génie humain rejoignant la disposition de la chose à être ceci plutôt que cela. La belle et inventive praxis anthropologique s’appliquant au chaos primitif pour en faire un cosmos habitable pour tous.

  

 

Immédiateté  discriminante du Simple

Anonyme

 

 

   Par homologie signifiante, pelote de fil, ficelle, regardent en direction de toutes ces traces infimes, infinitésimales qui parsèment le monde de leur discrète rhétorique. C’est le peuple du menu et de l’inapparent, c’est le peuple qui, ne disant rien, profère beaucoup. Et ceci n’est nullement un paradoxe, tout discours n’est lisible que sur fond de silence. Combien heureuses sont ces empreintes posées sur la cendre du jour ! Comme un poème du Simple, une parole fondatrice de la justesse d’être au monde. Ce graphisme de pattes d’oiseaux, cette légèreté de la plume, cette souple ondulation du sable viennent nous confirmer dans notre être, tout comme ils posent devant nous la figure exacte du monde. De nous qui regardons à ceci qui est regardé, rien ne trouble, rien ne disperse, c’est un chant subtil qui s’élève des choses, vient à notre rencontre dans la sérénité. Plus d’incompréhension alors, plus de questionnement. Un motif nous relie à une manière de donation originaire de ce qui est, nous installant en un regard clair que nul trouble ne vient altérer.

   C’est bien en ceci que consiste la force du simple, du pur, de l’immédiatement saisissable, nous placer face à toute chose, mais dans la joyeuse acceptation, mais dans la liberté ouverte de l’instant de la contemplation. Le simple nous reconduit à notre propre simple, autrement dit il nous dispose à ne recevoir que l’essentiel, à écarter de notre regard ce qui pourrait en faire dévier la justesse car, toujours, en sa foncière présence, l’acte de vision veut le regard en tant que regard, effusion d’une vérité dont notre conscience s’empare avec le plus vif des plaisirs. Voir en sa plus directe efficience est un baume pour le cœur, une ambroisie pour l’âme, assurance que ce qui vient à nous le fait sur le mode du dévoilement, non sur celui d’une duperie, d’une figure dévoyée de sa propre réalité. Car le réel, dans son chemin d’approche de qui nous sommes, ne peut jamais le faire que sur le mode de la clarté, toute déviation est déjà mensonge, toute affèterie nous renvoyant, de facto, aux ténèbres d’une inconnaissance.

   Alors que nous visons dans un souci de clarté, cette pelote de fil, ce lacis de ficelle, ces empreintes de pattes d’oiseaux, partout, dans le vaste monde, les formes, les images, les signes pullulent, croissent et essaiment sur l’ensemble du visible leur chape d’incompréhensible multiplicité, diffusent à l’envi leurs déflagrations hautement colorées. Partout, d’Honolulu à Vancouver, de Hong-Kong au Cap, de Valparaiso à Santiago, des torrents de lumières tapissent les hautes tours de verre et d’acier, partout les foules diaprées tracent leur chemin de laborieuses fourmis, partout les allées et venues épileptiques tissent la toile invasive du paradigme contemporain qui ne paraît plus devoir s’énoncer que sous la figure du démesuré, du pluriel, du tissé serré en ses plus intimes recoins.

   Partout, y compris dans les parties les plus reculées de la planète, les Existants actionnent leurs obturateurs photographiques de manière à ce que rien du réel en sa polyphonie ne leur échappe. Des milliards d’images à la seconde tracent leurs trajets de rapides comètes, entourant le globe d’un réseau dense, genre de cotte de mailles dont beaucoup pensent qu’ils tirent leur propre liberté alors que le rapport s’est depuis longtemps inversé, que l’homme devient le motif consentant de la sphère iconique. On n’a de cesse, tout au long du jour, de consigner ici tel anniversaire, là telle rencontre, encore plus loin ces paysages de carte postale, d’immortaliser ce menu exotique qui dira aux autres, l’exception d’une expérience, l’extase d’un goût, l’ivresse d’un voyage au centre de soi-même.

   Le monde s’est lui-même pris au jeu de la vitesse, du nombre, de l’infiniment calculable. La qualité l’a cédé à la quantité. Le beau a régressé devant le joli. L’essentiel s’est vu reléguer par le superficiel. Cet usage du pléthorique et de l’acquisition insensée des figures du monde a métamorphosé les individus en robots cybernétiques que les machines dominent bien plutôt qu’ils n’en maîtrisent le fonctionnement. La Divine Boîte Magique sur laquelle ils pianotent, des heures durant, des messages récurrents qui ne sont que les projections de leurs propres fantasmes, la Divine Boîte donc leur tient lieu de conscience et assure leur libre arbitre des décisions les plus sensées dont ils peuvent être visités. Ainsi la Vérité n’a-t-elle d’autre voie de manifestation que celle en direction de cet étrange Objet Transitionnel qui les revoie à l’image d’une Mère protectrice dont ils sont les rejetons extasiés, infiniment reconnaissants.

   Depuis l’invention des machines, jamais l’imaginaire humain n’était allé aussi loin dans le domaine d’une réponse aux insatiables désirs humains, à leur immense appétit de jouissance. Désirs pris à leur propre piège. Jouissances abortives. Manière de retournement de la calotte du poulpe qui n’a plus guère qu’une encre noire à jeter dans tous les océans médiatiques et infiniment narcissiques du monde. L’idée de « modernité », n’a plus de limite. De modernité frelatée voulons-nous dire.

 

Où sont les Baudelaire, les Picasso, les Le Corbusier ?

Où sont les Rilke, les Novalis, les Hölderlin ?

L’horizon est vide qui interroge

et les abysses grondent de bien étranges rumeurs !

 

   Que dire, parmi toutes ces rumeurs, qui ne serait qu’une rumeur supplémentaire ? Dire dans la retenue, dans le souffle inaperçu, dans la douce incantation qui ne dit jamais que pour elle, afin que cette supplique lovée en son être-même ne subisse nulle altération, une éclosion sur le bord de l’éclosion. Ou bien alors, en sourdine, méditer ceci, tiré du poème de Hölderlin, « Mnémosyne » :

 

« Mais ce qu’on aime ! Un éclat de soleil

Que nous voyons au sol et la poussière aride

Et les ombres de nos forêts, et sur les toits s’épanouit

Paisible la fumée, tout près de la couronne antique

De hautes tours (…)

Les signes quotidiens

Car la neige comme les fleurs de mai

C’est noblesse du cœur,

Où qu’elle soit, son sens,

Luit avec les prairies

Verte des Alpes, tout là-haut. »

 

   Ce haut poème de Hölderlin (mais tous ses poèmes chantent la hauteur), pose en exergue ce que le titre de cet article nommait « Immédiateté discriminante du Simple ». En effet le Simple se donne d’emblée en tant que discrimination, limite, trait. En-deçà rien n’est encore apparu, rien n’est encore visible. Au-delà, tout s’englue dans une matière opaque dont le fourmillement constitue le signe d’un désarroi dont ceux qui en sont affectés ne prennent nullement la mesure. « L’éclat de soleil », « la poussière », « les ombres », « la fumée », ce sont là des signes immédiatement perceptibles dont notre vision s’abreuve comme notre bouche le ferait à la source limpide. Avec eux, nous sommes en confiance. Avec eux nous nous y retrouvons et la place que nous occupons dans le monde peut aisément se doter de prédicats si précis, dont le contour exact nous rassure et contribue à délimiter et poser nos propres assises.

   Quant à « la couronne antique des hautes tours », elle n’est là qu’à la mesure de sa prestigieuse présence, laquelle joue en mode contrasté avec la modestie des parutions contiguës. Toujours un mouvement dialectique s’empare des choses afin que, de leurs naturels contrastes, se dégage l’empan d’un sens. Mais c’est à nous, les hommes, de deviner le sens, nullement de l’attendre du réel comme si ce dernier nous en faisait l’offrande sans reste. C’est bien pour cette raison du Simple dont, constamment, nous devons analyser la nature, estimer la profondeur, juger la signification, que les hommes, par lassitude, s’en détournent, lui préférant le multiple, le polychrome, attendant de ces derniers une explication de texte qu’eux n’auraient nullement à fournir. Mais c’est exactement l’inverse qui est vrai, toute sémantique ne délivre son fruit, ne communique sa pulpe, n’ouvre sa chair qu’aux chercheurs infatigables d’essences.

   « Les signes quotidiens », les formes élémentaires de la présence, « la neige » en sa virginité, « les fleurs de mai » en leur éclosion, tout ceci emplit le « cœur » d’une félicité spontanée, laquelle trouve son « sens » à s’envoler au plus haut de la destinée humaine, là où « les prairies vertes des Alpes » ne tutoient que l’air de cristal, n’admirent que les edelweiss, ces fleurs éternelles symbolisant la pureté et l'amour, autrement dit la spontanéité de toute Vérité. Ici doivent s’illustrer, en leur plus exacte illumination, les yeux des Regardeurs, ceux qui pour qui « regarder » veut dire :

 

entrer dans le cœur vivant des choses.

 

 

 

 

 

 

 

 

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30 novembre 2021 2 30 /11 /novembre /2021 10:16
Regarder, ouvrir le monde

"REGARD 9"

 

Photographie  :  Patrick Geffroy Yorffeg

 

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   Il faut partir du particulier, aller à l’universel, puis revenir au particulier afin que celui-ci, fécondé en son être par l’éloigné et l’essentiel, puisse se connaître en tant que cette singularité qui est le signe le plus patent de la personne humaine. « Regard », déjà le mot est beau en lui-même, selon la frappe distincte et claire de ses deux syllabes. Elles disent bien plus que leur simple phonétique. [Re] et c’est un geste de retour qui est initié. [Gard], et c’est l’acte de garder qui est évoqué. Mon regard est, en quelque sorte, le gardien de ce qui m’échoit comme mon lot unique, celui avec lequel je dois édifier qui-je-suis dans la plus grande des solitudes puisque mon parcours ne ressemble à nul autre, que mon Destin en a déterminé l’infrangible voie. Nous ne sommes libres qu’à nous inscrire dans la trace de nos propres pas !

   Autrement dit, « regarder » est porter sa vue au loin et faire retour au plein de son être, en son intime, de manière à ce que le travail de la conscience, au terme de la dialectique du proche et du lointain, s’empare du monde avec suffisamment de bonheur et y dépose son empreinte qui ne peut jamais être que cette esquisse de Soi et non d’un Autre. Tout signe du regard se dispose, par essence, à une confrontation avec l’altérité. Et l’altérité est le tremplin par lequel j’arrive à ma posture de Sujet. Ce qui se montre à mon regard est la différence même, ce par quoi je me dispose par rapport à ce qui me fait face et m’intime l’ordre de m’y reconnaître avec moi-même. Le regard est ce rayon sensitif qui part de qui-je-suis, mesure l’espace tout autour, y prélève maints indices qui seront les médiateurs d’un sens interne, non partageable, jamais identique aux expériences de vision de mes alter egos. Tout regard ne prend sens qu’à retourner en Soi, au cœur de la citadelle, là où il pourra être décrypté selon l’originalité qu’il est, sinon son étrangeté.

   Chacun s’accordera à reconnaître la prééminence du regard sur tout autre mode de donation de la présence. Ce que chaque sens sépare, analyse, décrypte selon le mode des catégories, la vision le synthétise en une manière de totalité qui, seule, peut satisfaire le large empan dont nous voulons qu’il nous délivre bien plutôt le vase archéologique en son ensemble, nullement les tessons épars qui nous égarent et participent à notre propre éparpillement, à notre fragmentation, elle nous porte sur les rivages insoutenables de la schizophrénie. Le toucher touche chaque chose l’une après l’autre. L’ouïe ne perçoit les sons que dans la succession, non dans la simultanéité, laquelle ne serait, si elle devait jamais s’actualiser, que l’incompréhensible bruit de fond du monde. Le goût procède par division des saveurs. L’odorat établit une hiérarchie des fragrances. Seul le pouvoir de voir est panoptique, polyvalent, polychrome, polyphonique (et toute la kyrielle des « poly » imaginables) et les yeux qui explorent sont portés bien au-delà d’eux-mêmes dans chaque geste de la vision. Cette dernière, la vision, est le mode du connaître par excellence, le mode au gré duquel peut se lever le déploiement du concept, s’élargir notre préhension des choses. Tragédie de l’aveugle : il ne possède ce qui apparaît qu’à la mesure d’une sommation des sens dont le principal, le principe unificateur, lui échappe totalement. S’est-on déjà interrogé sur le paysage que l’aveugle « voit » ? Pour un Voyant, ceci est pur mystère qui frôle l’aporie. Peut-être est-ce ceci le tissu de toute aporie : se pencher sur le monde depuis son immense margelle et n’apercevoir jamais qu’un vaste océan noir parcouru du vent incalculable des abysses.

   Mais il faut laisser là la théorie et aller voir de plus près ce prodige de la vue, en citer quelques déclinaisons humaines. Ainsi nous approcherons-nous de l’âme dont on dit que les yeux sont le miroir. Cependant affirmer ceci est n’encourir aucun risque au simple motif que nul ne sait ce qu’est l’âme et donc proférer dans le vide revient à peu près à ceci, se réfugier sur de hautes cimes que le brouillard occulte aux yeux des Vivants. Je ne sais si l’âme existe, si les yeux en sont la porte d’entrée. Mais, en tout cas, il est une expérience existentielle des plus douloureuses qui soient, elle consiste en une radicale impossibilité : nul ne peut confronter bien longtemps le regard d’un Autre que soi, pas plus que sonder son propre regard dans le miroir n’est un acte sans danger.

   Mais d’où vient donc cette étonnante étrangeté ? Est-on, soudain, en vue directe de l’Être, ce Rien, ce Néant dont la seule évocation est vectrice d’une angoisse sans fond ? Où bien est-ce notre Esprit qui nous toise et nous met en demeure d’être conforme à une éthique ? Ou bien encore notre Conscience dont « l’instinct divin » nous effraie et nous renvoie dans le corridor le plus sombre de qui-nous-sommes ? Oui, les yeux sont un pur mystère. Oui, les yeux, nos propres yeux nous mettent au défi d’exister, hommes en tant qu’hommes. Oui nos yeux s’érigent en juges suprêmes, nous ne pouvons en soutenir bien longtemps la manifestation. Non seulement nos yeux dits « normaux », mais aussi bien les yeux des Autistes, ils sont vides et sondent le froid et lointain cosmos, pareils à ces Moais de l’Île de Pâques que l’Ether semble avoir soustraits à leur pesanteur de pierre. Ils sont là et irrémédiablement ailleurs. Or l’ailleurs n’a ni forme, ni contours, si bien que l’on peut s’y réfugier et longuement disserter à son sujet.

   Yeux des Existants, ils sont les perles translucides où s’illustre, de la plus belle manière, la vérité. Un regard de vérité est droit, non troublé et les paupières ne cillent nullement d’être confrontées à quiconque. Yeux des Existants, ils sont des lacs d’altitude, de claires ondes dans lesquelles se reflètent les nuages, parfois légers, heureux, parfois sombres, ils infusent en eux toute la tristesse du monde. Yeux des Existants, ils sont le prodige de la conscience, le feu de la lucidité, rien ne leur chappe qui fait sens et ouvre la marche de l’univers en son inégalable faveur. Yeux des Existants, ils sont les portes closes/décloses, elles nous disent l’épiphanie de l’Être mais aussi sa réserve, son refuge en des fonds inconnaissables. Yeux des Existants, ils sont le Chiffre Majuscule, celui de la centralité du regard qui efface toute autre présence, le reste du visage s’y abîme dans l’unique d’une simple joie. Yeux des Existants, ils sont l’aimantation suprême, le Dire en sa constante beauté, ils profèrent le langage le plus subtil qui se puisse imaginer. Yeux des Existants, ils sont à la confluence des signes, ils les fécondent, ils leur donnent espace et vie. Yeux des Existants, ils sont les braises vives au motif desquelles l’intelligence vient à affleurer, se révéler sur le mode de la discrétion. Yeux des Existants, ils sont le Tout de l’Être. Qui donc pourrait dire mieux que cette Parole silencieuse, elle est notre supplique la plus patente, celle que nous adressons à l’Aimée, à la fleur, au rivage de la mer, aux collines qui tremblent sous le vent ?

   Yeux de l’Art en sa plus belle cimaise. Yeux apaisés à la belle teinte cuivrée de Marie de Médicis peinte par Agnolo Bronzino. Yeux exorbités, terrifiés du personnage du tableau « Tête de méduse » du Caravage. Yeux vides qui sondent l’innommable de « Tête aux tresses », dite « La Nymphe », dans un grès mésolithique-néolithique de Belgrade. Yeux qui visent l’extérieur mais aussi retournent à l’intérieur du massif de chair chez « Homme et Femme enlacés », pierre et plâtre de l’art suméro-akkadien. Yeux doux, attentifs, altruistes tels que figurés dans « Deux époux de Pompéi », au temps de la Rome Antique.  Yeux clos soumis à une impérative rétroversion, ardente méditation du « Prêtre de Xipe Totec » au Mexique. Yeux de pure intelligence du portrait de Diderot par Charles-André dit Carle Vanloo. Yeux de Vincent Van Gogh où percent, en un seul et même élan, génie et folie, « Autoportrait de 1889 ».

   Nul ne peint mieux la climatique des sentiments internes que les globes des yeux, ils sont une sémantique anatomo-physiologique que redouble le ton fondamental de l’individu, la marque insigne qu’il attribue aux choses qui se posent devant sa conscience. Quiconque a vu le regard bouleversé d’une enfant triste, quiconque a vu le regard passionné d’une amante, quiconque a vu le regard plein de pénétration du savant, quiconque a vu le regard suppliant et vide du condamné à mort, rien de ceci ne saurait être oublié qu’à accepter sa propre perte dans les fosses carolines de l’indifférence, dans les douves sans fond d’une inhumaine condition. On pourrait longuement épiloguer sur les vertus des yeux, s’entraîner à interpréter leur taille, leur couleur, les signes qu’ils profèrent comme on le ferait des hiéroglyphes d’un Test de Rorschach et encore se présenteraient à nous mille détails dont nous n’aurions immédiatement aperçu la richesse.

   A vrai dire, tout regard est insondable en raison même du fait que, jamais, nous ne possèderons la clé qui nous permettrait d’en saisir l’ultime signification. Et il est heureux qu’il en soit ainsi, qu’une part de mystère demeure en ce siècle de technoscience où tout est étalonné à la mesure du calculable, de la précision arithmétique. Toujours, aux objets qui méritent notre plus grande attention, il faut ce halo de secret, ce coefficient d’énigme, cette ombre portée du silence. C’est ceci, cette marge d’incertitude qui fait de l’humain aussi bien sa grandeur que son exception. Devant l’inaccessible et l’abyssal des yeux, demeurons humbles et adoptons la seule attitude possible, celle de l’étonnement, ferment de tout questionnement. Regarder est ouvrir le monde à condition cependant que le regard soit droit et dénué de quelque intention que ce soit. Sans doute le motif des yeux est cela même qui se prête le plus à la marche souple de l’intuition. Ce qui est précieux ne se peut saisir que dans l’effleurement.

   L’image que Patrick-Geffroy Yorffeg a choisi de soumettre à notre entendement sur ce thème de la vision est une image tout à fait significative des nombreux sèmes qui s’y impriment dans la discrétion d’un soupir. La coiffe qui se confond avec le ciel de l’image nous dit, en termes retenus, l’abri nécessaire à apporter au regard. Tout regard, par nature, est fragile. Au simple motif que, confronté à l’extérieur, sous ses modes divers, grâce, amour, violence, haine, générosité, retournant en lui, il est chargé de ces lourds contenus qu’il lui est intimé de métaboliser car, jamais, l’on ne peut amener le réel en-soi, dans la violence ou la finesse de son dire. Constamment, il nous faut réaménager ce que nous saisissons du tangible qui nous fait face pour l’accorder à nos plus exactes affinités. Ce sont bien nos propres affinités, ces miroirs de-qui-nous-sommes qui nous déterminent en propre et nous livrent au monde dans la dimension de notre singularité. Nous sommes un particulier dans l’universel et ce n’est qu’ainsi, de cette manière souple, fluente, que nous pouvons nous inscrire dans le cours des choses : il est le nôtre toujours en partage avec la grande marée des flux du vivant.

   Le front est large, dégagé, lumineux. Il est le site dans lequel le regard s’inscrit. Il est, en quelque manière, prélude à la vision et c’est pour ceci qu’il lui est demandé de venir à nous dans la plus grande pureté, pareil à une neige qui effacerait toutes les imperfections du paysage. Les deux traits des sourcils, semblables à un signal, à un sémaphore, déjà attirent notre regard sur ce qu’il y a à voir : ces yeux homologues qui reflètent nos propres yeux. Deux consciences se rencontrent dans un colloque singulier qui ne peut être qu’émotion, saisie de l’être-présent au foyer même de sa présence. Notre propre présence s’accroît de celle de l’Autre et c’est cette fécondation qui se donne sous le beau nom « d’humanisme ». C’est bien notre caractère humain fondamental que de reconnaître l’Autre, de lui donner assise, de l’exposer comme ce qui, en soi, est le signe le plus haut. Or seul le regard peut ce prodige à la mesure de la lueur transcendante qui en traverse l’aire donatrice de sens. Voir est signifier en sa guise la plus élevée. Pour cette raison et pour nulle autre, il nous est imposé, en tant qu’hommes et femmes, d’apprendre à voir, de doter notre vue des qualités du cristal de diamant. Vue, sous mille facettes, qui déploie le tout de ce qui vient à notre rencontre comme la faveur à nulle autre pareille de l’exister en sa mission la plus essentielle.

   L’arête polie du nez, l’amorce de la plaine des joues, tout ceci apparaît sous ce même jour lisse, tranquille, sous cette lumière diaphane qui est l’émergence de l’âme en son image éphémère. Deux larges cernes gris entourent les yeux. Deux zones de transition entre le blanc immaculé où rien ne se dit et la tache sombre des yeux où tout se dit et se retient cependant sur le bord d’une parole. Car les yeux, au sens strict, n’articulent rien, demeurent dans une sorte de mutité. D’où leur force, leur puissance. Ce n’est nullement le bavard qui retient notre attention, bien plutôt le discret, celui qui, depuis la pupille de ses yeux, dit en mode crypté le souci de son être. C’est à nous, qui faisons face, de lire, d’interpréter au plus près ce langage tranquille, feutré, il est le gage le plus sûr de la personne en sa vérité. Ces yeux de l’image sont si doux, si rêveurs, empreints d’une généreuse sensibilité, aussi, d’emblée, sommes-nous enclins à penser celle qui en est la source à la manière d’une porcelaine rare brillant sur fond d’un rassurant clair-obscur. En tout clair-obscur, par essence, se donne la lumière, se réserve l’ombre. A nous d’avancer à la rencontre. C’est le mode même de notre avancée qui nous mettra en rapport le plus étroit avec la magie incarnée qu’est toute personne humaine.

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