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18 juin 2021 5 18 /06 /juin /2021 16:59
Le continent invisible.

Photographie : Alain Beauvois

***

" La nuit est tombée sur le Cap Blanc Nez ". " La lumière existe dans l'obscurité : ne vois pas avec une vision obscure ".

Koan Zen

*

« Avant-hier soir, tard... En ces temps que certains voudraient obscurs, qu'il est bon, parfois, d'aller marcher, tard le soir et seul, sur les plages désertées, en quête de quelques lueurs... je n'ai croisé personne, même pas un kamikaze fou, désorienté ou amateur de goélands...Il m'a fallu rentrer dans le noir, je n'ai même pas glissé sur les galets, je n'ai gêné personne et j'ai même retrouvé ma vieille R21 Nevada. Personne n'avait songé à me la dégrader... Elle a même accepté de redémarrer...J'ai souhaité " bonne nuit " aux oiseaux de mer de votre part. »                                                                                                                                                                                                                              A.B.

*

   Rien d’autre à faire que ceci. Partir sous l’aile du jour au moment où les rémiges commencent leurs lents replis alors que la lumière filtre au travers des paupières, ne laissant des apparences qu’une nuée de grains invisibles. C’est tout juste si la conscience s’aperçoit qu’elle brille sur le bord de l’être. Si belle cette poudre bleue de l’indistinction, si fécondante cette clarté qui n’ose dire son nom. Les choses sont lovées en elles comme préparées à l’accueil de la nuit. Déjà le ciel s’emplit de cendre. Déjà les oiseaux demeurent en silence dans la ouate des arbres. Les ramures des chênes, les filaments des bouleaux lézardent la peau des nuages avec des insistances de brindilles, des rumeurs pareilles au grelot de la pluie sur le sol de poussière. Alors, tel le lézard au goitre d’émeraude, on glisse au ras du sol. Personne ne nous aperçoit. C’est si bien de n’être qu’une ombre parmi les ombres, un mot susurré à la face du jour. L’air, l’eau, le feu absent du soleil, les monceaux d’argile de la Terre on les sent en soi, on devine leurs écoulements, leurs longs méandres comme un poème dépliant ses rythmes, assemblant ses douces assonances. C’est un chant, une mélodie interne, un glissement de vent parmi l’herbe jaune des savanes. Tout autour, il y a si peu de différence, si peu d’entailles que tout semble uni dans une souple résille. Mailles infiniment protectrices, levée d’un sentiment intime de soi. Instant où il faudrait peu, un souvenir, une odeur, pour que les larmes ne fassent leurs perles de résine sur les yeux emplis d’humeurs tristes. Ou bien le contraire, une soudaine disposition à la joie, un peu à la manière du mystique qui rencontre son icône là où jamais il ne l’avait cherchée, à savoir dans le pli de ce qu’il est, ici et là dans les chemins ordinaires de l’exister. Car il n’est nullement utile de différer de soi longuement. Tout est recueilli dans la bogue que nous présentons au monde. Nos espérances, nos affinités, notre disposition à l’amour, notre ravissement lorsque la beauté rencontrée nous dépose là où toujours nous aurions dû être, sur notre continent de chair et de peau, ce continent invisible que nous révèle le face à face prodigieux avec ce qui se manifeste et rayonne d’un sens infini.

   Milliers de fragments qui vibrent dans le cristal de l’autre, du monde, de la rose, de son dépliement en tant que métaphore de ce qu’être veut dire. Une constante disposition à se situer à la lisière de soi, sur le cercle infini des rencontres. Aussi bien du paysage sublime, aussi bien de l’œuvre peinte ou bien du livre rare au cœur de la bibliothèque. Peau sensible à la manière d’une plaque photographique recevant du cosmos une nuée de phosphènes qui, bientôt, féconderont les sels d’argent, y imprimant courbes et déliés, linéaments, arabesques nous disant la merveille de marcher sur les chemins de la grande aventure anthropologique. Y aurait-il plus grand bonheur que d’apercevoir l’étoile piquée dans le firmament et d’en deviner la nécessité, le point lumineux qui nous interpelle et nous enjoint de vivre parmi les donations sans fin de l’univers ? Bien sûr il y a les grains de sable, les rouages de l’humain qui se grippent, la maladie, les crimes perpétrés, la mort. Oui mais tout ceci est gravé dans l’essence de l’exister comme le revers de la monnaie dont, le plus souvent, nous ne regardons que l’avers, la face compréhensible, le visage rayonnant.

   On est arrivé là où l’on devait s’atteindre, au lieu de la contemplation. Tout est si retiré dans l’obscur et le monde semble s’être évanoui dans quelque ornière, à l’abri des regards. Soir en majesté. Le crépuscule gagne son domaine, celui du doute et du sommeil précédant les songes, les longues flottaisons, les réminiscences, les espoirs, les projets insensés. Là, devant, Blanc-Nez est perdu dans son propre logis, paraissant même n’avoir plus de lieu où reposer. C’est une étrave à peine lisible, la proue d’un navire ensablé que des langues d’eau visitent depuis les rainures de sable. C’est presque irréel cette masse se distinguant à l’aune d’un murmure, de la mer, du nuage, du ciel qui pèse comme un couvercle de fonte. Tout mis au secret et les hommes dont nulle présence n’est visible. Ça bat longuement à l’intérieur de soi. Ça interroge. Ça lance ses gerbes d’étincelles. Dans le mystère même du promontoire que rien ne semble distraire de sa nature sourde, échouée en plein espace, c’est de sa propre énigme dont il est question. Avancée de rocher jouant en écho avec l’avancée de chair. Deux continents invisibles qui s’affrontent, se dissimulant à la vue de l’autre. Qu’a donc à cacher la falaise que l’homme ne pourrait connaître ? Qu’aurait donc à dissimuler l’Existant que le Cap ne pourrait saisir ? Nous participons de la même aventure : faire phénomène en un temps, un lieu déterminés, même si les mesures de l’homme, du rocher ne jouent pas sur le même registre. En vérité, présence face à une autre présence. Parole scellée du Vivant, parole mutique de la Pierre. Mais signes identiques. Qui disent la nécessité de paraître et d’échanger des messages. Minces sémaphores dans la nuit du monde. Blanc-Nez ne reposerait-il pas sur les fondements d’une possible connaissance ? A commencer par la sienne propre ?

   Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?, disait le Poète Lamartine dans sa merveilleuse entente de l’univers. Regardant la proue de calcaire faire son blanc suaire sur la découpe nocturne, déjà nous sommes gagnés à sa cause alors que nous accomplissons et agrandissons la nôtre. Chercher l’âme des choses c’est se mettre en quête de la sienne. C’est en sondant les choses, en interrogeant leur origine, en tâchant de lire leurs traces signifiantes que la lumière existe dans l'obscurité pour reprendre la belle assertion du koan. Les regarder simplement, en témoigner par un acte photographique, une peinture, un dessin, une estampe, c’est en dresser la carte sémantique par laquelle comprendre le monde, notre relation aux esquisses qu’il nous propose dans la profusion. Geste d’altérité s’il en est. Premier geste qui, s’il est authentique, transposé aux autres hommes sera le berceau d’une véritable transfiguration. C’est toujours dans le secret que ces sentiments s’éprouvent. Aussi bien celui du crépuscule. Aussi bien celui de l’aube. Ces moments privilégiés du passage, de la médiation, de la relation. Nous avons à entendre ceci et à le méditer afin que les mots rencontrés au hasard de nos cheminements se constituent en phrases, en texte disant l’unique de l’exister. Alors s’éclaire la nuit. Toujours suit une aurore.

 

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17 juin 2021 4 17 /06 /juin /2021 16:21
« Im Atelier ».

Œuvre : Barbara Kroll

***

   Au début, il n’y a rien. Le monde est vide. L’atelier n’existe pas. L’artiste est encore dans les limbes. Le ciel est vide, seulement traversé de grandes balafres blanches. Les blanches c’est le langage des hommes qui s’essaie à la profération mais, sur Terre, la mutité est grande qui scelle les destins et les reconduit à la nullité. Nul n’est pressé d’apparaître. Il y a tant de douceur à ne pas exister, à être une simple courbure au ciel des choses. A demeurer dans l’enceinte de peau. A ne pas faire effraction.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

  Au début rien. Une rumeur, parfois, qui s’estompe avant que de parvenir à être. Des traces. Infinitésimales. Une buée. La naissance de quelque chose. Le bourgeon replié sur son germe. Des gouttes qui scintillent sur la grande scène du Néant. On dirait que cela va venir. On dirait que cela s’étoile. Oui, des langues, oui des bouches. Oui des sexes. Qui se meuvent. Qui articulent. Qui jaillissent de l’antre primitif. Grande anémone aux infinis cils vibratiles. Qui disent le désir. Disent l’existence en sa plénitude. Si difficile de s’extraire de la poix, de la gangue de terre, de devenir étant au regard du monde. De donner naissance. Oui, naissance. Car, maintenant l’urgence. Oui, l’urgence de sortir de cette immense mer de la vacuité. De faire présence. D’agiter le sémaphore de ses mains, d’enduire les falaises du bitume du sens, de répandre les signes de l’humain. Ô pariétales perditions dans la nuit des grottes ! Ô sanguine ! Ô ocre ! O mains négatives plaquées sur la grande solitude des hommes ! Ô bison ! Ô pointe de flèche qui va clouer la peur à même l’instinct, dans la fourrure tachée de sang, dans la grande amygdale qui sécrète la mort. Alors on s’accouple. Alors on est animaux saisis d’angoisse et les vulves s’ouvrent afin que la semence fasse son office et remplisse le vide et comble la peur.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

   Après le début, après la grande prolifération des fourmis humaines, les premiers gestes oubliés. Les sèmes anticipateurs effacés. Anticipateurs de la verticalité à faire dresser, partout. Dans le menhir, la cathédrale, la pensée, le pieu du sexe et les femmes s’y empalent afin que quelque chose du passage perdure. Oui, la grande nuit s’achève. L’aube teinte de gris et bleu les margelles des puits. La grande peur ancestrale est bien dissimulée au creux du limbique, lovée dans les écailles du reptilien. C’est si loin. C’est si étouffé et les hommes ont oublié. Pas la bête, elle, qui sommeille et n’attend que de bondir. Là, dans l’ombre souveraine, là dans les interstices du sol, entre les murs de l’atelier. Oui, Présence est là. Présence est l’artiste. Celle dont le désir est de confondre la bête parmi les convulsions du monde. De la clouer dans la nullité blanche de la toile : Mise à mort afin que les hommes dorment et n’aient plus peur.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

   A la suite, il y a quelque chose. Quelques lignes de sanguine qui disent la certitude d’être de Présence. Une trace de corps, comme autrefois, dans la cendre de la grotte. Une à peine parution, une nervure levée contre l’angoisse. Assise, Présence. Assise et tendue, comme pour effacer l’éternel antagonisme, s’apprêter à danser, essaimer un rituel sur tous les subjectiles du monde. Sur les peaux rugueuses des hommes. Sur celles, infiniment accueillantes, des femmes. Inciser dans la chair de l’œuvre naissante la beauté et la gloire. Les stigmates sont là qui veillent dans l’ombre. Pourraient resurgir. Se lever et biffer ces silhouettes debout qui croient pouvoir s’exonérer de leur passé, solder la dette contractée depuis la nuit des temps, briller dans la lumière et demeurer, là, sur la proue hauturière et ne rien devoir à cela qui pourrait se produire comme, par exemple, l’effacement des âmes et le meurtre définitif de l’être.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

   Présence, soudain debout, sort de son esquisse, et son pinceau trace sur la grande toile blanche du jour les signes de l’art, les signes de la vie. Alors les hommes aux orbites de nuit n’ont plus peur. La lumière les habite comme la pluie tombe du ciel et, sur Terre, fleurissent les sublimes coraux qui font des océans un paradis. « Im Atelier » : « Dans l’atelier », c’est cela qui veut se dire, sortir de la sombre caverne et porter à l’humain les beautés de la blancheur, du silence. Toute parole ne naît que de cela - du dire en attente, du recueillement, de la longue patience enfin portée à son efflorescence -, afin que, jaillissant à l’infini, elle couvre les rumeurs ancestrales. Les premiers signes de l’homme étaient ces mêmes essais de se protéger d’un étourdissant bruit de fond. Prodige et ambiguïté de l’art qui, tout en ouvrant la lucidité, les yeux et les oreilles des hommes, les incline à la plus belle des surdi-mutité qui soit : coïncider avec son propre être !

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
15 juin 2021 2 15 /06 /juin /2021 14:56
Il pleuvait sans cesse sur Cambo ce jour-là…

   Il pleuvait sans cesse sur Cambo ce jour-là…

J’étais dans cette grande maison basque aux colombages de sang avec, sur la colline en face, la meute serrée des fougères et les touffes grises des moutons. Le ciel était si bas qui voilait les montagnes et l’herbe était phosphorescente avec, ici et là, des taches plus sombres. J’avais emporté ma boîte de couleurs et mes feuilles, mais rien ne s’imprimait dans l’évidence, simplement un fouillis coloré qui ne disait rien de l’instant présent. J’ai essayé de ruser, de tracer quelques lignes au fusain, de les user, d’évoquer avec quelques traits de graphite l’évanescence des choses. J’y parvenais si bien que rien ne figurait sauf l’absence et le vide. Certains jours il fallait se résoudre à ne pas exister. C’était douloureux de renoncer au langage des formes. Je crois plutôt que c’était elles, les formes, qui avaient renoncé à me visiter. Je suis sorti sur le balcon aux balustres ouvragés. J’ai fumé longuement, tâchant, par la pensée, de suivre les volutes d’air gris. Mais quel trajet faisait donc la création pour convoquer les muses ?

   Une fine bruine semait sa cendre sur les arbres et le vaste ciel océanique semblait, soudain, avoir étréci à la taille d’un péché véniel. La rue était envahie de longues traînées fuligineuses, les voitures étaient rares, les passants glissaient le long de leurs ombres avec l’air distrait de quelqu’un qui vient de commettre un larcin. Les corolles des parapluies, colorées pourtant, semblaient des épouvantails que les intempéries auraient ternies. Le deuil s’emparait des choses à mesure qu’elles paraissaient. Partout, sur les allées, dans les rues, était la désolation. Les arbres se dépouillaient de leurs feuilles et les bogues des marrons regardaient le ciel vide où couraient les nuées. Tout était dans la perte, le non-savoir. Le rouge et le bleu des maisons se diluaient dans l’air chargé de brume. Loin, là-bas, sur la côte, soufflait le vent en longues rafales, se dressaient les vagues de schiste, se perdaient les songes des poètes. Il y avait tellement à saisir qui glissait entre les doigts. Nuées de sable que même la pensée ne pouvait faire siennes. Aux terrasses battaient les parasols qu’un lien tentait de retenir. Parfois un chien perdu arpentait le trottoir avec la truffe au ras du sol, les oreilles hurlant à la mort. On aurait dit qu’il pressentait quelque tragédie. Ou bien la perte était pour bientôt qui dissoudrait jusqu’aux nervures des feuilles.

   Longtemps j’ai marché au hasard des rues, n’apercevant guère ce qui s’y inscrivait de la vie des hommes. La mienne, dans cette étonnante léthargie, suffisait à occuper le haut du pavé. Fallait-il que je sois soucieux pour n’observer que les remous de mon âme alors que la ville était belle dans son linceul de pluie ! J’ai longé un antique lavoir où, depuis longtemps, ne résonnait plus le battoir de bois qui usait le linge. Une rue d’escaliers descendait vers la vallée, bordée d’un caniveau qui dégorgeait et cascadait avec un bruit de ruisseau. Plus haut, dans le ciel perdu, quelques palmiers faisaient bouger leurs lames. J’entendais la Nive clapoter parmi les dalles de rochers. Je me souvenais d’autres automnes, radieux, lumineux avec la coupole du ciel incendiée et les feuilles des érables telles des torches. Plusieurs fois je m’étais assis sur la roche, regard tourné vers l’estuaire, vers l’océan où voguent les coques blanches des navires. Vers Bayonne la belle et ses quais aux hautes maisons ouvertes sur l’Adour. Mais Bayonne existait-elle encore ? Quels navires cinglaient vers quelles étranges destinations ? J’ai remonté la rue en pente, dépassé par de rares voitures aux passagers anonymes. Bientôt le Parc des Thermes, ses massifs, ses gloriettes, ses allées de tuileaux architecturés, sa chapelle aux ferrures ouvragées. La pluie, le gris, allaient si bien à cette ambiance Belle Epoque, au charme désuet et un rien prétentieux de la ville d’eau. Oui, d’eau.

   Le Pavillon Bleu m’attendait avec ses tuiles vernissées couleur pervenche, sa rotonde blanche, sa forêt de palmiers comme une oasis. Je suis entré. La grande salle était vide. Une musique discrète planait avec la discrétion d’un vol de libellule. Je me suis assis sur un fauteuil de rotin, face à la Nive. Sur les tables de bois brut couraient des longères basques rayées de bleu et de blanc. Un serveur vêtu de noir est venu prendre ma commande. La pluie tombait sans discontinuer, pareille à un voile, à une vitre qui serait venue du ciel à la rencontre de la terre. Le thé était chaud, légèrement parfumé à la bergamote. Un gâteau du pays, doré comme du miel, l’accompagnait. J’étais bien, là, au creux de mes pensées. J’ai sorti de ma poche un crayon et un carnet de croquis. J’ai dessiné. Les traits se posaient dans une manière d’évidence sur la surface blanche. Parfois, entre deux bouchées, j’estompais du doigt les hachures ou bien quelque volute qui me paraissait trop affirmée. Le garçon est venu m’apporter la note. Je le voyais, intrigué, essayant de deviner au-dessus de mon épaule l’objet de ma passion. Gêné mais heureux il a longuement observé l’évolution de mon œuvre. Puis il a paru confus : « Mais, il n’y a rien, sur votre feuille ! »

   J’ai fait mine de ne pas comprendre, j’ai bu ma dernière gorgée de thé, ai réglé ma note. La pluie, dehors, avait cessé. De grands lambeaux de toile grise s’effilochaient devant les bâtiments des soins. Sur les balcons, quelques personnes bavardaient. Parfois des éclats de rire. Je suis passé devant le kiosque à musique. Il y avait, dans l’air, comme une saveur nouvelle, la dernière lueur avant que le soleil ne s’efface. J’ai poussé la porte de la maison. J’ai jeté mon carnet sur le bureau. La nature respirait après ce déluge. Les arbres étiraient leurs branches à la manière d’ombres chinoises sur un fond parme. Subitement je me sentais heureux, envahi d’une plénitude dont je connaissais la cause mais différais le moment de sa révélation. Il y a des instants dont la valeur est, essentiellement, de durer. Ils ressemblent alors à une éternité. Dans le réfrigérateur dormait une bouteille d’Irouléguy. Le vin blanc était presque doré derrière son verre teinté. J’ai bu, à petite gorgées cette manière de nectar des dieux. La boisson collait au palais avec une belle ardeur. Je me suis assis sur le balcon face aux montagnes. Elles étaient maintenant dans une belle lumière pareille à la croûte de pain avec une frange légèrement plus claire à la limite du ciel. J’ai allumé une cigarette. La fumée montait droit dans la fraîcheur qui gagnait. J’ai feuilleté les pages de mon carnet de croquis. C’était écume et blancheur virginale. Observant des oiseaux décrivant dans le ciel leurs frêles arabesques, j’ai esquissé un franc sourire. Jamais je n’avais dessiné l’absence avec une telle maîtrise ! Jamais.

   Il pleuvait sans cesse sur Cambo ce jour-là…

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15 juin 2021 2 15 /06 /juin /2021 07:54
Infinie polysémie de l’image

"Entrée en matière"

Lugano 2015

© Dupertuis

***

 Prenant acte de l’image, nous sommes immédiatement auprès d’elle, au lieu même de sa signification la plus pertinente. Certes le cadrage est resserré qui ne nous propose que ce fragment de trottoir, cette volée de marches, la silhouette d’ombre de cet homme. Sans doute n’est-il pas étonnant que nous portions notre regard sur la forme humaine, rien qu’humaine. Visuellement, nous ne pouvons guère avoir d’hésitation, d’autant plus que la ligne de partage entre ombre et lumière conduit notre attention sue ce point focal : cet Existant en son être même. Mais nous voudrions écarter toute tentation de croire que le choix de notre conscience ne se dirigerait sur cet Elu qu’au simple motif d’une logique des formes. Nous voudrions dire ici, combien la figure de l’anthropos est incontournable, gravée qu’elle est au creux de notre psyché, cette dernière s’abreuvant à la source vive des archétypes, aux images primordiales qui nous hantent, sans doute depuis l’immémorial du temps, force qui, sans nul doute, forait son abyssale présence dans le cerveau en devenir de l’homo sapiens sapiens.

   L’illustration ci-dessous, de l’oeuvre du peintre chinois Shitao, « Cascade sur le mont Lu », souhaiterait en faire la démonstration. Cette peinture tout en légèreté, en délicatesse, qui chuchote à demi-mots nous fascine certes au gré de sa parfaite esthétique. Nous admirons la touche filigranée du pinceau, nous accrochons notre vision au surgissement de ces hautes roches, à la cascade blanche qui s’en écoule, à ces autres éperons rocheux qui semblent constituer une concrétion minérale soudaine, nous nous immergeons en quelque manière dans l’eau écumante qui s’écoule entre les rives du cours d’eau, nous sommes comme happés par l’apparition de ces arbres magiques, ils ressemblent à des bonsaïs que la nature elle-même aurait façonnés pour nous les rendre plus perceptibles en même temps que plus précieux.

 

 

Infinie polysémie de l’image

Cascade sur le mont Lu

Shitao

Source : Wikipédia

***

   Mais, à l’évidence, ce qui devient infiniment visible, ce sont ces présences humaines, simples formes en méditation, uniques émergences d’une conscience à l’œuvre face au mystère du monde. Certes le titre ‘Cascade sur le mont Lu’ pourrait nous égarer, à la simple considération qu’il nomme la cascade, non l’homme qui y destine son regard. Certes, mais la conception chinoise de l’homme doit ici retenir notre attention. Ecoutons François Cheng dans son essai ‘Vide et plein’ :

   « Dans ce contexte [de la peinture paysagiste chinoise], peindre la Montagne et l’Eau, c’est faire le portrait de l’homme, non pas tant son portrait physique (…), mais plus encore celui de son esprit : son rythme, sa démarche, ses tourments, ses contradictions, ses frayeurs, sa joie paisible ou exubérante, ses désirs secrets, son rêve d’infini, etc. Ainsi la Montagne et l’Eau ne doivent pas être prises pour de simples termes de comparaison ou de pures métaphores ; elles incarnent les lois fondamentales de l’univers macrocosmique qui entretient des liens organiques avec le microcosme qu’est l’Homme. »

Infinie polysémie de l’image

   Entre la présence signalée par la belle photographie de Marcel Dupertuis et le lavis de Shitao, il n’y a nulle différence. Les deux représentations, leurs styles fussent-ils éloignés, ne vivent que d’un unique envoûtement, d’un identique enchantement : le jaillissement de l’existence humaine en sa plus effective nécessité. Oui, ‘nécessité’ car nous ne saurions envisager, sans sombrer dans un cruel nihilisme, le visage de la terre où ne figurerait plus aucune postérité des figures tutélaires d’Adam et Eve. Concevoir la vie hors l’homme, la femme, ne constitue que la trame d’une inconcevable aporie. C’est bien notre conscience humaine qui donne acte au monde, le dispose de telle ou de telle manière, lui affecte signification, lui attribue projet, le pose comme un vis-à-vis, une altérité qui est, en quelque sorte, le complément de notre ‘partie manquante’. Aussi bien le monde serait désert sans l’homme, aussi bien l’homme serait dépossédé de soi sans le monde. Il y a là une exigence première, une condition de possibilité originaire dont nul ne saurait faire l’économie. Et il s’agit bien d’un bonheur qu’il en soit ainsi.

   Mais revenons à ‘Entrée en matière’ puisque son titre est celui-ci. ‘Entrée’ : l’Existant entre en effet dans l’image tout comme l’être venant du néant qu’il transcende effectue sa venue au monde. Retenons ici le concept d’existence selon Heidegger : ‘ek-sister’, sortie de soi en direction du monde où il s’agira d’exister authentiquement. ‘En matière’ : bien évidemment, se hisser du néant revient à se doter d’une forme, à s’investir dans une matière, et ici nous pouvons rejoindre l’intuition hégélienne de l’Esprit faisant écho et trouvant l’essentiel de sa ressource dans son appropriation d’une substance mondaine. Mais, à présent, il nous faut entrer dans le concret de l’image et tâcher d’y discerner les lignes de force qui s’y dessinent comme ses racines essentielles. Si cette image nous parle fort et nous invite à en déceler les attendus, c’est bien parce que quelque chose s’y dissimule qui fouette notre curiosité. Analytiquement sa formulation est des plus simples, ce qui, entre parenthèses, n’est pas son moindre mérite, aussi bien sur le plan esthétique que sur celui des concepts sous-jacents qui en soutiennent la forme.

   D’un côté la lumière, de l’autre côté l’ombre, mais surtout, d’un côté cet escalier, cette chose muette, reposant en son essence éternelle, immuable, opaque ; de l’autre l’homme en son existence mobile, infiniment contingente, soumise au régime du facticiel. Il y a, dans cette rencontre des marches et de l’homme une tension qui s’instaure (entre essence et existence, entre intelligible et sensible, selon les formulations canoniques habituelles de la métaphysique) et c’est bien cette divergence qui, en même temps est de nature polémique, combat entre la vie et la mort, l’inerte et l’animé, toutes postures qui nous questionnent au plus vif de qui nous sommes. N’y aurait-il que la volée de marches, n’y aurait-il que l’homme et alors chacun en son être poursuivrait son chemin qui n’aurait nul souci de l’autre, à savoir de ce qui est étranger, de surcroît, et ne fait qu’animer en l’Existant le doute et l’angoisse quant à ce qui n’est pas lui. En quelque façon, ce qu’il s’agirait de savoir en son fond, le statut identitaire de l’intrus : s’agit-il d’abord de la Chose, s’agit-il d’abord du Passant ? Dès l’instant où deux ‘objets’ viennent en présence, se pose toujours la question de leur originarité, de leur utilité, de leur hiérarchie, de leur relation réciproque. Ceci se nomme : chercher le sens.

    Si nous faisons la thèse de l’empreinte incontournable et sans doute première de l’homme sur toute autre forme de manifestation, nous n’inventons rien, nous ne faisons que répéter un thème qui a toujours hanté la conscience humaine. Songeons à la citation de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose ». Certes cette assertion de sophiste est critiquable au motif qu’elle place le sujet connaissant face au problème de la vérité, vérité qu’elle attribue aux seules ressources humaines. Or il faut bien faire l’hypothèse qu’il y a aussi une vérité de l’Autre que soi, de la Nature, que la subjectivité limite singulièrement l’approche de l’authenticité des choses. Mais si cette remarque est logique et de bon sens, loin s’en faut qu’elle fasse l’unanimité, chacun, en son for intérieur, prétendant posséder, sinon l’entièreté de la vérité, du moins une partie non négligeable puisque ne font sens auprès  de soi que les intuitions qui s’y forment et y trouvent leur propre terreau. Ce qui importe pour l’homme : l’absolu d’une méditation métaphysique ou bien les impressions qui se lèvent des réalités quotidiennes ?

   Sans doute, dans l’esprit commun, l’image de l’homme est-elle le plus souvent confondue, sinon avec sa propre image, du moins avec celle qui nous est familière, que nous croisons dans notre rue, au cours d’une promenade, dont nous avons intégré en nous les phénomènes les plus évidents qu’elle nous adresse et qui, une fois encore, sont plus d’hâtives perceptions que des cogitations au long cours. Emboîtant le pas à Diogène, nous saisissant de sa lampe, la brandissant devant les visages des passants rencontrés au hasard, lançant aux quatre vents la formule célèbre « je cherche un homme », cette dernière serait-elle en quête de l’impératif philosophique se destinant à trouver ‘un homme vrai, bon et sage’ tel que défini par les penseurs de la Grèce antique ou bien ne s’agirait-il que de découvrir des ‘voyageurs de l’impériale’ que nous aurions hissés jusqu’à nous afin que, partageant nos sorts en commun, le périple existentiel se fît sans trop de dommages, tirant alors de cette fraternité une joie bénéfique au repos de nos âmes ?

   L’homme est toujours en quête de l’homme pour des raisons dont il ne pourrait toujours assurer qu’elles sont ouvertes, généreuses, centrées sur la notion du bien commun. C’est ainsi, parfois la notion de confort prime celle de morale et d’attention à l’Autre en son inaliénable identité. Manifestation de l’instinct grégaire, le mouton s’abrite au sein du troupeau, laine contre laine. En connaît-il le motif ? L’envie de se rapprocher du congénère ? Son désir de s’abriter ? De donner de l’aide ? De vivre simplement sans ‘autre forme de procès’ ? D’en tirer d’immédiats profits ? Toutes ces questions sont celles qui dressent le lit de l’éthique dont, nous tous, devrions éprouver continuellement la nécessité de nous y consacrer, bien autrement que d’une manière distraite. Mais le rythme temporo-existentiel est si vif, mais les désirs exaucés si vite qu’imaginés et nous avançons en direction de notre destin sans même prendre la peine de nous retourner sur le chemin accompli. ‘Se retourner’ ? : interroger le passé, lequel recèle l’empreinte de nos actes, c’est-à-dire la valeur que nous leur avons attribuée au titre de nos exigences morales, de notre façon d’habiter adéquatement la terre. Mais ceci est un fleuve au long cours, le suivre reviendrait à bâtir une thèse et nous souhaitons considérer, en une première visée, l’homme en son image, cerné de ses seuls contours  formels.

   Vision humaniste du monde

Cette image est, à l’évidence, à inscrire dans le trajet de la ‘photographie humaniste’, celle développée par quelques grands noms tels ceux d’Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Willy Ronis. Mais, sur ce sujet, reprenons l’article synthétique délivré par Wikipédia :

   « Les quartiers populaires de Paris et sa proche banlieue sont le cadre privilégié de la photographie humaniste. Les photographes y captent le quotidien des Parisiens dans leur travail aussi bien que leurs loisirs. Pour les photographes humanistes, l'environnement du sujet a autant d'importance que le sujet lui-même ; ce dernier est donc souvent photographié dans son cadre de vie intime ou en public. Certains lieux comme la rue ou le bistrot sont particulièrement exploités parce qu'ils sont des espaces de liberté et de convivialité. Selon Nori, les thèmes principaux de ce réalisme poétique sont la flânerie dans la grande ville, le goût pour les rues pavées, les personnages typés, l'idéalisation des bas-fonds et la quête des instants de grâce. »

   Si nous lisons correctement ce qui vient d’être affirmé, alors nous n’aurons guère de doute quant à l’inspiration humaniste du beau travail de Marcel Dupertuis. Il s’agit bien d’une réalité quotidienne, le cadre dans lequel le sujet évolue est intentionnellement mis en scène, le personnage est ‘typé’, quant à l’instantané, il saisit un ‘instant de grâce’.

 

Infinie polysémie de l’image

   Maintenant, si nous mettons en relation les deux photographies ci-dessus, celle de Sabine Weis et celle de Marcel Dupertuis, les analogies ne peuvent que sauter aux yeux. Identique traitement en noir et blanc mettant en jeu des valeurs contrastées, environnement strictement limité à sa brève énonciation, teintes de gris qui médiatisent et unifient l’ensemble du champ visuel, personnages stylisés, simplement silhouettés, qui marchent en direction de leur étrange destin, ombres portées qui peuvent être reconnues en tant que leur part d’énigme. Seulement, s’arrêter à ces catégories formelles ne nous permet guère de percer le sens de ces images. A partir d’ici nous allons nous focaliser sur ‘entrée en matière’ et tâcher d’y voir ce qui, nécessairement crypté, se dissimule à notre vue, dont cependant nous souhaiterions connaître plus avant quelques lignes de fuite.

   ‘Entrée en matière’, combien cette nomination de l’image nous interpelle ! Si nous nous reportons au vocabulaire de la phénoménologie, ‘entrée’ fait signe en direction de ‘la clairière de l’être’, aussi à écouter ce mot quasiment magique, sommes-nous portés hors de nous en direction de l’Idée platonicienne, de l’Esprit hégélien, autrement dit nous connaissons l’éclair d’une brève transcendance. Bref, l’éclair, au motif que ce qu’une main nous offre (l’entrée), l’autre nous l’ôte (la matière) celle-ci nous reconduisant à notre immanence la plus confondante. Un instant nous avions espéré le Ciel, ses hauturières altitudes, ses dentelles d’écume, ses séraphiques présences et voici que le réel têtu sous les espèces d’une Terre refermée sur elle-même, occluse, nous cloue au motif indépassable de notre humaine condition.

   Cette image dit-elle bien ceci, l’irrémédiable, le piège, la quasi-impossibilité de pousser notre nature jusqu’à la pointe extrême de son être ? Bien entendu ceci est un ‘point de vue’, une thèse particulière, le résultat d’une simple intuition. Si se comprendre, c’est se comprendre dans le monde, le concret et non seulement le théorique, le fantasmé, l’idéalisé, alors nous n’avons guère d’autre alternative que d’écouter la voix de notre propre conscience. Dit-elle vrai ? Dit-elle faux ? Ou bien un mixte des deux ? Bien malin serait celui qui clôturerait le débat au terme d’une réponse figée, unilatérale, imprescriptible. Le contenu de toute image n’est jamais que le contenu de l’imaginaire que nous projetons en elle. De là la parenté, le voisinage de l’image et de l’imaginaire. L’une, l’image, n’est jamais sans l’autre, l’imaginaire.

   Inextricable pliure des mailles de l’interprétation. Dans le tissu qui en résulte, selon chaque conscience qui s’applique à en viser la forme, nulle unité, mille couleurs chatoyantes, mille textures qui ne sont que le reflet de ce que, toujours, nous projetons sur les phénomènes du réel qui viennent à nous. Tel sera sensible aux critères esthétiques, tel au jeu des lumières et des ombres, tel autre encore aux concepts sous-jacents qui se glissent sous toute apparition. Apercevoir l’homme dans le monde à partir d’une vision ‘humaniste’, c’est ne nullement partir d’un homme abstrait, universel en lequel aurait été déposé une vérité acquise une fois pour toutes. Le vivant, l’existant sont les lieux d’infinies variations.

   Qui voit en cette photographie l’empreinte du nihilisme, tel autre n’y trouvera que motif à satisfaction et source d’une pure joie. Si nous voulions demeurer hors la décision orientée d’une subjectivité, il faudrait décrire au plus près le contenu de l’image. Dire les marches régulières que rythme le jeu alterné de l’ombre et de la lumière, dire la géométrie parfaite des lignes et de la composition, dire l’avancée décidée de l’homme vers son destin, dire le grand pan d’ombre qui semble résulter d’une lumière zénithale. Mais voici que le simple mot ‘semble’ introduit le doute. Infinie polysémie de l’image que redouble l’infinie polysémie du langage. Il n’y a pas de pure compréhension, seulement le jeu ouvert des interprétations infinies. Nous ne pouvons nullement regarder une image et faire taire en nous les choix esthétiques, les formules langagières, les dessins infiniment multiples de la pensée. Telle est notre liberté qu’elle puise à la source intarissable de ce qui se dessine à l’intérieur de nous et rencontre un univers infini de signes. Profusion est liberté !

 

 

 

 

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14 juin 2021 1 14 /06 /juin /2021 15:16
Perdue dans le miroir de soi.

Photographie : Katia Chausheva

***

   Tellement de choses à voir dans le creuset du jour, sous l'arborescence à peine visible de la lumière, dans les reflets blancs du vent. Et toujours ce ciel si bas, si près des hommes qu'il les recouvrait de sa taie d'ennui. Il y avait si peu d'espace et la conscience faisait son tintement de braise à l'abri des murs. L'horizon n'avait aucune ligne où reposer sa tremblante esquisse. Partout des meutes de brouillard, des cubes levés de tourbe, des arbres décharnés pliant leurs ramures dans le vide. Parfois, dans l'absence du jour, l'unique émergence d'un ilot au loin, derrière les tiges étiques des joncs. Un massif de plantes maigres, la silhouette de trois chevaux, le hasard de quelques pierres se hissant au-dessus de l'eau. C'était cela l'existence sur cette terre aux confins du monde. La laine grise des moutons derrière leurs enclos de branches, le vol de l'oiseau comme un long trait de plumes, le bruit de l'air dans l'élévation des cairns. Et presque pas de présence, presque pas d'hommes, sinon le soufflet d'un vieil accordéon faisant sa plainte dans la fumée d'une salle obscure, le cliquetis des verres, la rumeur de la bière et ses bulles éteintes. Le temps comme un écheveau déroulant ses fibres dans le rouet obséquieux des jours.

   La maison était basse, gris-blanc, au toit de d'herbe, dans laquelle tu avais trouvé abri. Un chemin de terre, quelques taches de clarté posées sur la poussière, la silhouette tremblante de deux collines, au loin, et le silence pareil à l'eau étale de la lagune. Ce miroir ancien, où donc l'avais-tu trouvé, toi la passante du rien, la recluse dans son linceul de peau ? C'était si étonnant de voir celle que tu étais - parfois ta porte demeurait entr'ouverte -, dans l'attitude du recueil, tête inclinée dans la perte de la mémoire, à moins que ce ne fût dans le doute d'exister. Quel souvenir te hantait donc ? A quelle feuillaison de tes fables intimes ton globe de chair était-il occupé ? Et ce haut dénudé de ton corps, était-il le signe d'une vérité à laquelle tu destinais ta quête ? Et cette indistincte lumière de l'ampoule voulait-elle s'approcher du clair-obscur d'une âme torturée ? A t'observer à la dérobée - parfois des gamins aux cheveux roux, aux visages tachés de son venaient se poster dans l'embrasure de tes volets -, à essayer de te cerner, ne risquait-on pas de se perdre soi-même ?

   Comment pouvais-tu demeurer ainsi, lovée en toi, alors que, tout autour, le ciel bougeait avec ses lourds nuages gris, que le fer des chevaux battait le pavé, les vagues s'enroulaient sur les galets avec des monceaux de gouttes blanches ? Des heures, ainsi, immobiles, à simplement te regarder, les hommes auraient pu rester dans le détachement du monde, dans la recherche de toi, levée comme l'énigme dans le froid du réel. Car tout semblait s'arrêter et demeurer dans ce vœu sédentaire, dans cette possible perdition aux limites de soi. C'est si fascinant de voir l'invisible, cette ligne sous les eaux et des flottements de glace bleue alors que tout s'agite alentour avec la force des passions. Mais, ici, les passions étaient de simples rumeurs géologiques, des glissements de terre brune dans les eaux sourdes des lacs, des accumulations de roches sous la poussée du vent. Cela, cette force minérale de la contrée, on la ressentait de l'intérieur, à la façon dont une lave fait avancer son fleuve lent, reptation sur le bord d'une parole. Proférer un langage audible, dialoguer sur les plaines lisses parmi l'agitation des herbes, héler celui, celle qui passaient dans les corridors de brume, combien ceci aurait été inconvenant, genre de mise à mort de cette méditation de neige qui recouvrait tout et ne laissait plus rien de vacant. Il fallait le retirement derrière les ogives d'un cloître, la presque disparition dans une cellule de pierre, la fuite longue parmi les racines des heures. Il n'y avait pas d'autre secret que ceci : respirer longuement face au miroir de l'eau, effleurer la pierre de ses doigts distraits, briser dans ses mains les mottes grasses de tourbe, lisser la crinière de vent du cheval, serrer dans ses poings la chope d'écume, demeurer dans la lumière grise, tresser les sons de l'accordéon dans l'antre de ses oreilles, guetter, au travers de la vitre dépolie, les nervures de l'être. Simplement ceci et, surtout, faire silence jusqu'à cette mutité qui était dans l'ordre des choses.

   Ici, il fallait apprendre à demeurer dans sa propre enceinte, à faire de ses pensées des manières de feux-follets inquiets, à étoiler son imaginaire de la pureté du cristal, à livrer sa mémoire à une immédiate réclusion dans les limbes du présent. Si le pays avait la longue réminiscence des pierres, les hommes étaient assignés à ne voir que l'instant présent, comme une flamme vacillante derrière son écran de verre. C'était si étroit, ce refuge de l'exister dans les mailles de la nécessité. L'on était constamment livrés à la démesure, au vent possible de la folie, aux meutes incessantes des lames d'air, au vertige de vivre. Il fallait s'amarrer à la certitude du sol, enfoncer le pieu de sa volonté dans la faille de la roche, s'agripper aux racines des bruyères, coller son anatomie à la plaine lisse de l'eau, à l'exactitude des glaces. C'était cela que tu étais venue dire à ce peuple égaré : l'urgence à s'immoler et disparaître dans les plis de la terre, à faire de son corps le lieu d'un sacrifice. Car l'on ne lutte ni contre le vent, ni contre l'eau pas plus qu'on ne se dresse contre soi. Soi, on ne l'est qu'à se hisser du sol et à élever dans l'espace son menhir de chair. Et à le maintenir comme l'effigie la plus haute. Cela, cette empreinte du paysage faisant sa flamme à l'encontre du ciel, c'était la raison de ta présence parmi nous. Afin que ce génie du lieu nous pénétrant nous pussions demeurer et habiter. Au revers de ta maison blanche, sur le mur teinté de chaux, les quatre lettres de la quadrature qui te fixaient parmi la cohorte des existants :

Perdue dans le miroir de soi.

   Il n'y avait pas d'autre continent où habiter que cette demeure étroite du temps, que cette féérie de brume de l'espace. Nos corps le savaient mais nos esprits l'avaient oublié, alors que nos âmes flottaient infiniment à la recherche de ce qui nous ressourcerait. Nous étions enfin parvenus au foyer de ce qui nous hantait depuis notre lointaine enfance. Nous pouvions faire halte ! Pour toujours.

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11 juin 2021 5 11 /06 /juin /2021 09:10
Les Hautes Terres

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

     

                                                                                             Ma chère Sol,

 

                                       

                         Depuis le pays des ‘Hautes Terres’

 

 

   On m’avait dit : « Allez donc voir les ‘Hautes Terres’, vous qui aimez les grands espaces, vous n’en reviendrez pas ! » Je m’amusais de ces énonciations en forme de lieu commun : « Vous n’en reviendrez pas ». Ce que je ne savais nullement alors, c’était qu’une telle formulation pouvait être, à la lettre, ‘performative’, à savoir qu’elle accomplissait ce qu’elle disait. En effet j’étais arrivé au Pays de Najac et j’y étais resté. Parfois son propre destin est-il tracé à l’aune de quelque propos badin : une seule phrase somme toute banale et voici qu’un nouveau cheminement se dessine à l’horizon de votre parcours. Cependant j’avais conservé mon appartement parisien, ‘Quai aux fleurs’, pour des raisons de commodité mais séjournais, la plupart du temps, dans ce nouveau ‘havre de paix’ (puisqu’il faut bien consentir à l’usage de ces clichés dont on a vu précédemment qu’ils pouvaient être rien moins qu’étonnants), j’y trouvais à la fois le calme, la vastitude du paysage, le motif d’un repos, le prétexte aux rêveries et mon métier de traducteur des Romantiques allemands pouvait s’exercer ici aussi bien qu’ailleurs. Du reste le paysage était de type arcadien, supposant qu’une idylle romantique eût pu y trouver sa place sans délai.

   Sans doute, Solveig, t’étonneras-tu de ces précisions biographiques, toi qui connais parfaitement les méandres de mon existence. Mais, vois-tu, c’est un travers récent, j’imagine toujours un vaste public de lecteurs auxquels j’adresse ma missive. Peut-être ne s’agit-il là que de fouetter ma motivation, d’inventer mille paire d’yeux qui vont parcourir avec intérêt les infinies sinuosités de ma prose. Mais, plutôt que de me perdre plus avant dans mille détails inopportuns, que je te décrive le lieu qui abrite ma vie, fouette ma curiosité, donne parfois des ailes à mon écriture. Tu sais, il est toujours difficile de parler d’un paysage, une simple photographie y suppléerait bien mieux, mais lorsque, comme moi, l’écriture est pareille à un souffle, comment pourrais-je faire l’économie des mots ? Mais, bien plutôt que de me livrer à une simple description, laisse-moi le loisir de t’emmener avec moi dans une longue promenade qui se fera au présent.

   Promenade sur les Hautes Terres - Le jour est une simple buée à l’horizon. L’air est bleu, légèrement poudré de blanc. Un reste d’humidité de la nuit flotte en d’étranges dentelles, s’accroche aux ramures des arbres, aux buissons des haies, ricoche jusqu’à la dalle claire du ciel. Nous nous sommes vêtus de chaudes laines en cet automne si lumineux mais si frais lors des premières heures du jour. Oui, je reconnais bien là ta belle spontanéité. Tu t’étonnes de tout, de la fuite soudaine d’un roitelet huppé dans sa parure élégante, sa crête jaune pareille à une tache de pollen, le noir profond de sa pupille, l’irisation cendrée de ses rémiges ; tu t’étonnes de ces baies rouges piquées telles des étincelles dans le fourré encore pris de teintes nocturnes ; tu t’étonnes du fin brouillard, là-bas au loin, vers la nappe d’eau de la mer, son archipel d’îles noires aux confins de la sombre et énigmatique Espagne.

   Nous progressons lentement sur le sentier qui conduit à la Croix de Seilhan, cette immense carrière ouverte sur le ciel, ce refuge pour rapaces libres de leur vol, ce belvédère pour rêveurs des lointains, cette halte pour amants, ils disent en secret la promesse d’éternité de leur amour. Souvent nous nous retournons pour voir le chemin parcouru. Tout en bas du sentier de pierres grises, les premières maisons du hameau. Elles sont bâties de gros moellons semblables à du granit, leurs murs sont épais, leurs fenêtres étroites ; il faut se protéger des ardeurs du soleil en été, des morsures du froid en hiver. Sur la plaine de ta peau j’ai deviné un long frisson : inquiétude, contentement, émotion ? Les signes, fussent-ils visibles, sont parfois si difficiles à interpréter. Ils me font infailliblement penser aux complexités de la traduction. Quel mot choisir pour communiquer un état d’âme, c’est si fragile l’âme, à peine un cristal qu’un rien peut briser ? Quelle différence établir entre un sentiment de bonheur, la plénitude d’une joie ? Y est-il question de degré uniquement, ou bien s’agit-il plutôt du sens intime de chaque sensation dont chacun est affecté à sa manière, laquelle, par principe, est indéfinissable ? 

   Dans la vallée, où s’agitent les feuilles jaune-argenté des peupliers sous la poussée d’un premier vent, la vie commence à se manifester. Nous percevons, entre chaque respiration de l’air, la voix rauque des bergers. Eux aussi, en quelque manière, sont de terre et de pierre, immergés profondément dans les plis de leur terroir. Etrange conjonction des présences, étrange mimétisme des êtres qui confluent, se rassemblent dans le même creuset. Les hommes sont semblables au sol, le sol est identique au teint des hommes, au hale qui couvre leurs visages, les rend comparables à d’anciens tubercules.

   Tu me confies ta certitude d’être ici dans la vérité même des choses. J’acquiesce à ton sentiment pour la simple raison que je n’ai choisi ce lieu qu’à des fins d’authenticité. Comment aurais-je pu traduire dans l’exactitude si j’avais élu domicile dans une de ces villes de carton-pâte où déambulent des milliers de touristes ? Ceci, tu le sais, Sol, il faut arrimer ses convictions à quelque chose qui te ressemble. Toi, la Scandinave, toi qui aimes les belles lettres, toi qui rends un hommage quotidien aux grands auteurs français, tu vis près du Lac Roxen, dans le frissonnement blanc des bouleaux, la palpitation de l’eau claire, le pépiement des oiseaux des latitudes boréales. Indispensable harmonie entre ce que l’on est, ce que l’on fait et cette nature généreuse et simple qui est ressourcement, unité, miroir de sa propre climatique.

   Maintenant nous avons pris de la hauteur, maintenant le paysage se livre en son entièreté. Il vient à nous tout comme nous venons à lui. Entre ce cirque de larges collines et nous, pas la moindre distance, pas la moindre incertitude. Une confiance réciproque, une entente, un chant commun. En cet instant de la rencontre nous ne sommes que cette nature qui vient à nous dans la confiance, dans la plus exacte donation qui soit. Oui, Sol, c’est bien une faveur qui nous est remise, c’est bien une grâce qui nous visite. Comment pourrions-nous éprouver cette soudaine complétude autrement qu’à la mesure de cette générosité, de cette prodigalité qui paraît sans limite ? Immense bonheur que de regarder et d’être aussitôt comblé au plus secret de sa chair. Chair du paysage, sa propre chair, c’est tissé des mêmes fibres, c’est traversé de la même joie, c’est habité d’identiques beautés.

   C’est bien parce que, en nous, nous avons reconnu la beauté, que nous pouvons la saisir, ici et maintenant, dans le luxe éblouissant de l’instant. Elle fait ses voltes multiples, elle nous invite à un pas de deux dont nous ne saurions nous soustraire qu’à ôter immédiatement la plénitude de sens dont nous venons de faire l’expérience, qui durera le temps que s’épanouira notre disposition ouverte à ce qui vient, nous accomplit bien au-delà des quotidiennes et parfois harassantes entrevues. C’est ceci le ‘sublime’ du paysage, nous fondre en lui, nous y reconnaître, le fonder telle la chose qui fouette notre désir, que, le plus souvent, nous ne savons nullement reconnaître.

   Au loin, dans un horizon semé de rose et de parme, la belle silhouette du massif des Corbières. Il sert de toile de fond sur laquelle s’enlève le moutonnement des douces collines à l’infini, genre de vertige pastoral dont jamais l’on ne peut revenir. Toujours un fragment de l’âme s’y attache tout comme un amoureux à sa belle. Oui, chère Solveig, c’est bien d’un acte d’amour dont il s’agit, d’une sourde passion qui agit à bas bruit, fait son murmure en quelque partie de la conscience. Les collines sont le plus souvent dénudées avec une allure de steppe mongole ou de haut plateau andin. L’herbe y est rase, couleur de paille et de terre. Parfois rehaussée en des touches appuyées, parfois estompée comme sur les tableaux des peintres impressionnistes. C’est cette variété qui est belle, cette souple liaison des éléments, comme si une parcelle appelait sa complémentarité, genre de gémellité, de fraternité siamoise. Tout se joue dans l’unité. Rien qui disperserait, s’isolerait et romprait l’équilibre de l’ensemble. C’est sans doute le motif de tout pastoralisme que de se donner dans cette continuité, de solliciter la vision dans l’apaisement, le bien-être, c’est pareil à un baume, à une onction.

   Des massifs de bosquets à la teinte vert amande rythment les pâturages. Les robes blanches et fauves des vaches, les fourrures neigeuses des moutons y dessinent une étonnante fraîcheur, y tracent des parcours immobiles qui paraissent immémoriaux. On penserait le temps arrêté pour toujours. On croirait le cadran solaire sans ombre, seulement planté dans les vagues figées de lumière. Tout est si alangui et l’on pourrait croire à une sorte de paysage biblique venu du plus originel du temps. Là est le domaine sans partage des animaux sauvages et libres, des plantes hirsutes, des coussins de tiges grasses des orpins, des tapis de feuilles cotonneuses des cistes, des bulbes mauves des églantiers, des tiges folles des graminées qui craquent sous la semelle des chaussures.

   L’on pourrait passer des journées, ici, à regarder, humer les fragrances du jour, à sentir la course alanguie des secondes butiner sa peau, à éprouver la souple densité du cours de l’existence, à méditer sur tout et sur rien, à faire du brin d’herbe sa philosophie, de l’oiseau qui passe son rêve de voyage, du silence, le lit sur lequel se reposer. Oui, Sol, je te vois si pleinement existante, si reliée à ce beau poème de la vie. J’en sens les harmoniques dans tes yeux couleur noisette. Non, ils ne rivalisent nullement avec la palette d’ici, ils en sont les efflorescences, les subtiles correspondances. Sur la colline de tes joues, je vois luire la même lueur que celle qui anime la robe des troupeaux, qui accompagne leur lente transhumance sur les pâtures qui se confondent avec la marée discrète du ciel. Parfois de longs filaments de nuages y impriment leur course lente, ils viennent de loin, ils vont loin mais ils sont l’esprit de ce lieu en partance pour lui-même. Ne souhaiterais-tu, Sol, que ce calme infini puisse venir apaiser les douleurs du monde, panser ses plaies, cautériser ses déchirures, il y a tant de souffrances partout répandues ?

   Nous sortons tout juste d’un long tunnel végétal, chemin pierreux traversant les haies de noisetiers. La lumière est plus vive, elle vibre au plus haut du ciel mais dans un étrange voile diaphane, si bien que le soleil est cette boule blanche semblable à la lune gibbeuse. C’est un peu comme si nous avancions dans un songe. Et, du reste, Solveig, sommes-nous si assurés du réel que nous puissions en faire notre unique préoccupation, l’amer sur lequel fixer notre regard afin de progresser dans notre destin ? Je crois que nous sommes tout autant, sinon plus, des êtres de rêve, des passants de l’imaginaire. Parvenu au bout de sa lancée, le sentier amorce un brusque virage. Nous entamons l’ascension d’une autre face, celle qui regarde la chaîne des Corbières. Le hameau est si loin, il ressemble à un jouet d’enfant et les bergers, les troupeaux, n’ont guère plus de présence que les Rois Mages dans la scène de la Nativité, un recueil au plus loin du temps, à l’infini de l’espace.

   Nous marchons sur une crête étroite semée de gros cailloux. Je te sens attentive à ne pas trébucher, mais aussi à ne pas perdre une miette du spectacle qui nous est offert. La croix de fer rouillé de Seilhan est maintenant face à nous, perchée tout en haut de son monticule de terre et de pierres. Ses grands bras christiques embrassent l’air comme s’ils voulaient saisir la totalité de l’univers, dire l’impossibilité qu’il y a à tout étreindre, à tout posséder. Toujours un manque, une maille qui échappe et le tissage ne parvient jamais à sa fin et Pénélope est condamnée à toujours recommencer son geste sans quelque assurance de parvenir à clore sa tâche, à lui donner un sens ultime.

   D’ici, la vue porte loin, rien ne la limite. C’est pareil à une immense clairière ouverte parmi la touffeur et le tumulte des arbres. L’air s’est soudain distendu, la nébulosité a laissé la place à une sensation de pureté, de limpidité. C’est comme si nos yeux tachés de cataracte s’étaient soudain débarrassés de leur dure membrane et, que de cette brusque incision, se produise un jaillissement de clarté. Nous sommes obligés de porter nos mains en visière au-dessus de nos fronts afin de n’être nullement éblouis. Ici, au plus haut de nos espérances, au plus plein de nos certitudes, nous vivons à l’unisson. Nos cœurs battent un rythme semblable, nos respirations se coordonnent, nos passions confluent et se perdent dans un unique estuaire, celui d’un bonheur à portée de la main. Tout en bas, parmi le semis des boqueteaux, les écorchures de la terre qui jouent toute la gamme des rouges depuis la clarté du nacarat jusqu’à l’ombre de l’amarante en passant par la teinte moyenne du cardinal. Ce sont les oxydes de fer qui impriment cette touche sanguine aux strates qui émergent du sous-sol. Ici et là, la tache argentée de lacs où viennent s’abreuver les bêtes.

   Quelques bruits presque éteints parviennent jusqu’à nous, que nous ne savons guère identifier : signes humains, oiseaux de haut vol lançant leur cri, chant dissimulé de la nature ? Eprouves-tu à ta manière, Sol, cette joie immédiate dont je suis saisi à être ici dans la liberté la plus grande, la vision la plus épanouie des choses ? C’est tout de même une expérience si troublante de, tout à coup, ne vivre qu’au rythme des choses éternelles, d’en sentir l’exception, de découvrir en soi de pleines effusions, de vêtir ses bras de rémiges et de planer longuement, tel Icare au plus haut de son extase ? Oui, je sais, les mots sont bien malhabiles à ‘traduire’ les émotions. Vois-tu, encore le problème de la ‘traduction’, une manière de cercle herméneutique au sein duquel nous ne pourrions nous mouvoir qu’à ignorer la nature de ce qui gire à notre périphérie. Nous interrogerions en permanence le sens de notre exister sur terre et ne nous parviendraient que de minces lueurs, autrement dit nous demeurerions dans ce genre de clair-obscur qui, tout à la fois, serait notre félicité en même temps que notre perte. Clair, une espérance ; obscur, le doute d’exister et la crainte de la finitude.

    Nous nous sommes assis sur la plate-forme de ciment sur laquelle est arrimée la croix. Ici est le lieu du vent. Venu de la terre, il porte avec lui toutes les odeurs lourdes du sol, celles entêtantes du suint des moutons, les premières fragrances des feuilles mortes, les senteurs des herbes de la garrigue. Venu de la mer, il est le messager des hauts fonds, il se dote des touches iodées du varech, du poudroiement cristallin du sel, il amène avec lui une fine pluie d’embrun, quelques lambeaux de nuage, le bruit de fond du ressac. Nous n’avons de cesse d’emplir notre vision de tout ce prodige. Immense vision panoptique qui nous donne l’illusion d’être des conquérants de l’invisible, des sortes de messagers de l’absolu.

   Oui, Solveig, c’est ceci que je devine en toi, dans la prunelle même de tes yeux noisette, de rapides pailles mordorées s’y allument qui sont les signes de la joie. Ceci, cette plénitude, au moins une fois il faut l’avoir éprouvée dans le cours de sa vie. Plus jamais elle ne s’effacera, tapie en quelque recoin de la mémoire du corps. Plus tard, ce sera un long frisson, un soupir d’aise, une impression de multiple donation des choses. On n’en saura l’origine. Mais l’origine, elle, se saura comme celle qu’elle aura été l’espace d’un instant fécondé de la pure merveille d’être, ici, sur cette terre donatrice d’allégresse, de ravissement. Mais lorsqu’on est parvenu à l’acmé de soi, il faut en conserver la trace subtile et consentir à redescendre dans l’espace ordinaire de la quotidienneté. Sans nostalgie cependant, seulement avec l’assurance d’avoir atteint un point et de pouvoir en connaître à nouveau le rare et la fabuleuse saveur.

   Le soleil est au zénith, magique lampe d’Aladin suspendue au plus haut du ciel. C’est l’heure du repos des hommes qui reviennent des pâtures avec la tête semée d’étoiles et les corps roidis de fatigue. Ils regagnent leurs modestes logis, quelques pierres noires assemblées autour de l’âtre. Ils se sustentent de quelque provende rustique. Ils boivent de longs traits d’eau. Une sueur lente perle leurs fronts. Un genre de vertige se saisit de leurs membres. Ils savent le lourd tribut à payer au travail et l’assument cependant avec naturel. Tout au long du jour ils sont récompensés au titre d’un paysage généreux, d’une sévère beauté. Nul ne pourrait la gagner à l’aune de sa simple présence. Il faut œuvrer longuement, faire entrer en soi une exigence. Pour nous, Sol, voyageurs de passage, il nous aura fallu marcher de longues heures avant de cueillir cette fleur d’unique splendeur. A chacun selon ses possibilités et son mérite. Nous sommes revenus au hameau. Au hameau des hommes et des bêtes. Au hameau de solitude et de grande beauté. Que pourrions-nous ajouter d’autre qui pourrait nous grandir davantage ? Non, maintenant nous ferons silence. C’est en lui, le silence, que s’éploiera le manifeste et le toujours renouvelé.

   Voilà, à toi la Boréale, je dédicace ces quelques mots. Ensemble nous avons connu l’espace d’une rapide ivresse. A cette dernière il nous faut laisser un long temps d’incubation. Une boisson ne devient liqueur qu’à laisser passer beaucoup de temps. Que le temps, le tien, le mien, fasse ses multiples efflorescences. Pourrions-nous l’en empêcher ?

 

                                            Ton faiseur de ‘Hautes Terres’

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 juin 2021 4 10 /06 /juin /2021 16:24
Du dedans du langage, la littérature

 (Petit essai sur le livre de Catherine Ysmal

‘Irène, Nestor et la vérité’

Quidam Editeur)

***

 

     Présentation de l'Editeur

     L'Auteur

  Catherine Ysmal est né en 1969. Elle vit à Bruxelles. ‘Irène, Nestor et la Vérité’ est son premier roman.

    Le livre

   "Reclus à la campagne, un couple se défait peu à peu. Alors que Nestor s'interroge sans fin sur son sort, Irène se mure dans le silence. Pierrot  leur ami est impuissant face au drame qui se noue. En une langue magistrale et sans artifices, Irène, Nestor et la Vérité dit un amour qui finit mal." « Je n'ai pas grande pensée sur les choses mais il me semble me souvenir d'une gaieté jadis vécue et de ricochets qui ont bondi longtemps.»

    L'extrait

   IRÈNE

    "Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai senti du bois, plus loin la pierre. Le vert. La couleur est entrée comme une éclaircie du ciel. Je ne savais pas ce que je faisais ici, ni non plus comment j’y étais arrivée. Je ne me souvenais de rien. Et maintenant, peu de choses encore, juste le ciel qui est venu dans mes yeux et l’arrêt, la coupure de la lumière, le noir partout. Au loin, des voix timides. Surtout, j’entends celle d’une femme qui domine. Quelques pleurs. On s’étonne.

   Je porte une robe hideuse, quelle stupidité. Cela ne va pas du tout avec la couleur de mes cheveux. Cet endroit racorni, violet aux entournures dans lequel il fait une chaleur ahurissante, se dresse en paroi sur le cœur. Ma poitrine heurte du lourd, un corps posé de la densité d’un évanoui. Je me demande. Le lieu, cette place. D’où viennent ces voix que j’entends, assourdies et en même temps si gravées en moi que j’en reconnais le sens.

   Je me demande d’où viennent les couleurs, le vert jauni aux pointes, le gris qui s’y mélange et ces points blancs comme au fond d’une gorge piquée.

   Je suis là. Étendue peut-être et pourtant mes jambes remuent. L’une doucement tandis que l’autre s’énerve, choque le pied inverse, reconnaissant la rugosité des poils du mollet. Il remonte, descend jusqu’aux phalanges des orteils. Seule une lourdeur existe sur ma poitrine à cause de ce poids, si lourd, que je me demande comment l’écarter. Des kilos pesant au même endroit, immuables, qui m’ôtent toute force. De me lever sans doute. Je demeure là, étendue, à l’écart de ce que j’entends, vois, ressens, entière dans cette disposition que je ne choisis pas.

   Je vois en apparitions. Un chat traverse. Un oiseau bat de l’aile et je ne vois que l’aile, pas même d’ailleurs, plutôt le mouvement, le savoir de l’envol aux raies de lumière et au tracé qui change. Et l’oiseau plus loin qui vole encore. Cela vient toujours du coin de mes yeux. Sur la droite en particulier, un clignement et une chose furtive s’en écoule, floue de larmes, en tout cas noyée. Je ne suis capable d’aucune précision. J’ai beau ouvrir la bouche, il n’y a pas de son. J’entends l’intérieur. Et l’extérieur comme la voix de Jeanne – cette femme – mais pas la mienne, pas l’intermédiaire, pas le transfert. Muette et pleine de bruits. Fragments d’hypothèses jusqu’à l’irritation. Où suis-je ? (…)"

***

Brève thèse sur l'œuvre

 

 

Du dedans du langage, la littérature

     Source : pieuvre.ca

           

   Tout essai de compréhension passe nécessairement par un retour à l'origine, au début, au tout début, là où la matière pré-cosmique est une soupe primordiale, là où protons et neutrons font leur gigue mortelle, là où naît le langage du monde, la première écriture visible. Car c'est avant tout de cela dont il s'agit, de sortie du silence, de profération originelle, de voix primitive surgissant du néant et dont, nous les hommes d'aujourd'hui, sommes les porteurs. Sans doute lointain écho, étrange réverbération, mais notre parole, notre langage ne sont que les témoins de cet événement.

  Les premiers mots sont des gerbes de phosphènes, des bouillonnements d'hydrogène, des rivières de magma, des jets de bombes ignées, des effusions de solfatares, des trajets rubescents de lapillis. Toute une énergie diffusant dans l'espace cloué d'obsidienne son chant polyphonique, sa lumière coruscante, son pur jaillissement de queue de comète. Comme une soudaine et longue pluie de métaux lourds, sphériques, de fusions de platine, de combustions de mercure, de densités de cuivre, de boules de fer incandescentes. Tout gire infiniment dans l'espace noir, tout s'anime et repousse le silence infini, tout participe à disséminer l'antimatière dans un néant aux bornes inconnaissables. C'est de cette manière-là que l'univers est sorti de sa mutité, faisant aux humains l'offrande d'un sens à poursuivre par-delà l'espace, par-delà le temps. Et les Existants on reçu ce don comme un geste des dieux, avec respect et crainte à la fois.

  Mais cet orage magnétique du langage, sa grêle dense, sa profusion, sa plénitude sous l'espèce de comètes sidérant l'azur, les humains ne pouvaient longuement l'assumer. Alors on inventa des cosmogonies, on créa des systèmes ronds et fermés afin de contenir le trop plein d'énergie : comme chez Parménide et dans les textes orphiques ; chez Platon dans "Le Timée"; chez les néoplatoniciens de Perse où l'Eau, cet élément primordial, se présente sous la figure d'une perle blanche aux dimensions du ciel et de la terre.

  Tout ceci, cet enfermement dans un système doué d'unité et de cohésion ne suffisait pas à ramener la sérénité dans les consciences. Tout, à tout moment, menaçait d'exploser, le langage en premier, lequel aurait tôt fait de retourner au chaos originel. Alors commença la longue aventure humaine qui fixa les mots dans le cadre d'un cosmos satisfaisant : dans les tablettes d'argile en Mésopotamie ;  sur les rouleaux de papyrus en Egypte; sur les parchemins gravés au calame en Perse, enfin sur le papier imprimé avec Gutenberg. Puis la cohorte imprimée, on la confia au pavé du dictionnaire, à son épaisseur rassurante et les mots, contraints, s'y rangèrent selon l'ordre des lettres. Mais le langage a la mémoire longue et, malgré le rangement orthogonal, la minutieuse lexicographie, cela s'agitait de l'intérieur, cela menaçait constamment de surgir, de s'éployer dans l'espace.

   Et, parvenus à ce stade de la démonstration, il devient nécessaire de voir en quoi cette hypothèse cosmo-langagière aurait à voir, en quelque manière, avec le livre de Catherine Ysmal. Mais cela qui vient d'être énoncé est au cœur même du livre comme le corail est au milieu de l'oursin. C'est dans un genre de comportement symétrique mais totalement opposé que les deux principaux protagonistes se situent par rapport au dictionnaire, donc relativement au langage. Si la quête de Nestor se limite, d'une  manière quasi obsessionnelle, à essayer de trouver dans le dictionnaire les linéaments d'une vérité à l'œuvre, afin de se mieux connaître, mais aussi de percer le secret qui semble animer sa femme , Irène, bien au contraire, cherche dans ce même volumineux ouvrage les moyens de rejoindre ce langage qui, depuis toujours la hante, dont elle est habitée comme le bois où elle trouve refuge est parcouru de vent.

  Et l'écartèlement de cette quête n'est, en vérité, que  l'épilogue d'un couple isolé dans l'espace, privé de sentiments ancrés dans le réel, parti à la dérive et n'y pouvant rien. Le destin de Nestor semble rivé à une confondante quadrature existentielle dont la maison, le dictionnaire lassé d'avoir été trop consulté et quelques arpents de terre fixent les limites, alors qu'Irène rêve en plein ciel, comme aspirée, fascinée par ce langage dont elle sent la mystérieuse force d'attraction mais aussi l'irrépressible énergie battante, laquelle bouleverse son corps.

  Car, s'accorder à la plénitude des mots ne se fait jamais sans risques. En eux, encore cette force magnétique, pulsante, envahissante. Alors le corps n'est plus qu'une conque ouverte au bruit du monde. Les mots surgissent, bondissent, entaillent les chairs, lacèrent, gonflent le dôme du ventre, l'infinie courbure cicatricielle, le stigmate dont Irène, à son corps défendant, meurtri, est la détentrice. Poids du secret en même temps que charge symbolique gravant au stylet l'impossible création d'un enfant qui aurait pu venir dans le profond du derme. Echarde lourdement ontologique, comme si, quelque part l'être était biffé, interdit de manifestation, la création différée. Car porter un enfant en soi est la première création, le premier enfantement, l'orée d'une œuvre à ouvrir.

  Est-ce là, par cette faille première que s'inscrit en Irène, le désir fou d'être en elle, profondément, soudée de l'intérieur, mais également soumise à la tension du désir d'écrire, donc d'enfanter, donc de créer, donc d'exister ? Peut-être elle-même ne le sait-elle pas. L'appel de l'écriture est si fort, si impérieux. Ça parle en elle. Ça remue en elle. Ça s'agite autour d'elle. Mais pas seulement Alice, la mouette  avec laquelle elle entretient un étrange soliloque. Car à vouloir introjecter le langage, à désirer en faire sa nourriture essentielle, ce n'est plus la seule mouette de la falaise qui est convoquée, mais la noire corneille et Van Gogh, sa folie, ne sont pas si éloignés. Que l'on se souvienne donc d'une des dernières œuvres de Vincent, "Champ de blé aux corbeaux", et déjà l'aliénation est là qui fait ses funestes girations. C'est ainsi, le génie ne peut s'avouer vaincu. Il lui faut la totalité de la peinture ou rien. Nous connaissons la suite.

 

Du dedans du langage, la littérature

Source : L'Ogresse de Paris.

 

   Irène, petit à petit, se heurte de plein fouet au sens majuscule qu'elle cherche et consigne dans ses petits carnets. Le langage est dès lors sans limite, doué d'une folle inventivité, libre. Tout vient presque sans effort, tout rayonne. Le bois alentour est le seul témoin des amours délictueuses d'Irène. Car créer dans cette manière de démesure, c'est tout simplement s'abreuver à la source vive des mots, à leur sidérante puissance; c'est accepter d'entrer dans la folie première du cosmos alors que les phrases ne sont encore que de pures théories, le texte une hypothèse lointaine. Irène le sait-elle ? Sa fusion avec la densité langagière est telle qu'elle s'ouvre à la pure démence ( la simulation de cette dernière est une folie du même ordre), sans même s'en rendre bien compte. Les mots ruissellent, rebondissent sur sa peau tendue sous la beauté du jour; le sang est un battement, diastole-systole-diastole-systole, comme pour dire l'événement à nul autre pareil ; la lymphe est pure effervescence; les larmes des sécrétions de gemme pareilles à un poème. Car cette quête insensée ne semble pas avoir de limite et c'est le surgissement dans le foyer incandescent de la poésie, ce dire essentiel qui dissout tout et il ne reste plus qu'un tourbillon au centre du ciel et Celle qui s'y livre corps et âme. Poésie, langage, folie sont alors les équivalents qui disent le monde d'une seule et même voix. Il n'y a pas d'autre alternative que cela, cette incandescence, ce brasier, cette divine coruscation, cette gerbe infinie d'étincelles, ces météores faisant dans le ciel noir ses "aérolithes mentaux". Car alors, comment ne pas citer Artaud, ce génie brûlé par cela même qu'il poursuivait, à savoir cette alchimie intérieure qu'il chercha fébrilement aux quatre coins du monde, chez les Indiens Tarahumaras, jusque et y compris dans le majestueux peyotl :

    

   "Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d'un point qui est justement à trouver. Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée: CERTAINEMENT L'INSPIRATION EXISTE. Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ?? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles."

Antonin Artaud in "L'ombilic des Limbes" - Poésie - Gallimard

   

    Et, bien évidemment, la folie est au bout. L'internement aussi. Mais la pathologie, la clinique, tout ceci est tellement contingent, tellement loin dès l'instant où l'on a atteint le rivage à partir duquel se révèle l'infini, où s'ouvre l'absolu, où l'on est confondu avec cela même que, depuis toujours, l'on cherchait. Car ce qu'Irène cherchait et que Nestor ne pouvait comprendre c'était de devenir langage, d'habiller son corps de mots, de s'envelopper, comme la momie, de bandelettes certes embaumées, mais hautement signifiantes, de respirer les phrases come on le fait d'une subtile fragrance, de boire à même le chant infini du monde.

   Mais si Irène a pu faire tout cela, c'est parce qu'elle y a été conduite par une main habile, par un style aussi déroutant qu'inventif et novateur, par une profonde immersion de Catherine Ysmal dans les profondeurs, là où se tutoie la pureté de l'art. Car si œuvre il y a, c'est bien en raison d'une rare maîtrise du langage. A une époque où les têtes de gondoles ne délivrent qu'un pitoyable galimatias truffé de formules convenues et de thèmes à la mode - autrement dit de non-livres -, l'Auteur nous livre ici une œuvre rare, dense, pleine dont on ne peut sortir que "sonné" ou bien alors on n'a pas vraiment lu. Et si une vérité se dégage "d'Irène, Nestor et la Vérité", c'est bien celle du langage.

  C'est toujours du-dedans-du-langage que naît la littérature, or, ici, on est immédiatement conduits à l'épicentre, là où se perçoivent encore les pierres vives de l'origine. Toute œuvre vraie est une poétique. Cette oeuvre-ci est de cette nature. Nous sommes reconduits, comme par magie, au lieu même de nos origines, à cette pliure entre chaos et cosmos, alors que nos fragiles fontanelles vibraient déjà de cette belle polyphonie que l'on nomme littérature, dont jamais nous n'épuiserons le sens. Il est urgent de lire !

   

   Petit morceau d'anthologie

     

   "C'est en revenant de ces hautes pierres que l'on me dit folle la première fois : folle de parler à un oiseau, folle d'y voir mes espérances et leur chute comme un corps. Et puis il y en eut une deuxième et une troisième quand j'entrepris sans prudence, j'en conviens, de sortir de ma cage. Je marchais. A chaque pas, un mot déjà, à chaque pas la possibilité d'en trouver un autre, même hésitant, balbutié. J'étais debout dans l'éruption de la terre vers le ciel puis, en pluie contraire, une retombée de lave chaude qui me grillait. Je courbais bien le dos, animal flairant la terre dans l'espoir d'y trouver un os ou une étoile.

  "Folle à lier", qu'il répétait aussi bravement Nestor quand il venait de dompter de ses poing mes imaginations en les traitant de mensonges. Mon silence était brutal, têtu tandis que je me formais en monologue. L'écartèlement du mot ou plutôt un battement autre, une fréquence à laquelle je n'étais plus habituée, précipita cet instant-là. J'étais à la loterie des lettres ou bien, peut-être, au balancement imprévu des phrases. J'en piquais une et puis une autre et en recomposais de nouvelles. Je suis devenue silencieuse mais seule moi le savais. Une autre voix parlait, opiniâtre.  Ça passait plus par la tête. J'acceptais le devoir de choisir, de composer, d'être par-delà ce qu'on m'avait inculqué et ce à quoi j'avais tenté de me limiter pour ne faire de peine à personne. Les mots revenaient, fusaient, m'irriguaient, me tirant vers des audaces qui me faisaient rire ou peur. L'un, l'autre mais sans mesure.

  Je quittais ma région et mon sort. Je n'avais rien attendu, ignorant d'ailleurs ce qui pouvait arriver de cette langue qui m'enseignait pêle-mêle ses délices et rugosités, ouvrant une trappe semblable à celle d'un puits dans lequel je tombais. C'est dans cette nouvelle respiration que ma liberté fit jour. Et c'est ma liberté que Nestor frappa."

"Irène, Nestor et la Vérité". pp 31 - 32

 

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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 15:40

   C’était cela « la folie abrasive des mots » : la remise de l’homme à son destin en forme de crochet terminal, l’homme victime de son propre hara-kiri, l’homme-kamikaze fonçant à la vitesse d’un météore sur ce qu’il avait de plus intime, de plus singulier, de plus immatériellement précieux, dont il n’avait même pas eu l’intelligence de déchiffrer l’irremplaçable offrande. Car le langage était pure donation. Car le langage, il fallait le mettre à l’abri, dans le grenier plein de la fenaison poétique, immensément renouvelable, infiniment modelable tant qu’on demeurait son humble Serviteur. Mais « l’homme mesure de toute chose », selon le précepte du bon Protagoras n’avait eu de cesse de pratiquer un subtil jeu de massacre sur tout ce qui passait à sa portée, aussi bien l’écoulement du fleuve immémorial, la densité plénière de la glaise, la touffeur d’émeraude de l’arbre, la voilure grise de l’oiseau, la courbe asymétrique du vent, l’indolence nacrée du nuage, les rives bleues du chemin, les rectangles jaune-paille des chaumes, la pente d’opale de la colline, la crête éthérée de la montagne, la dentelle du flocon, la vitre inversée du lac sous la lumière du jour et, bien sûr, comme point d’orgue couronnant son savoir et son infinie sagesse, la mise au pilori de ce dont lui-même, l’homme est constitué jusqu’en la moindre de ses cellules, ces Mots qu’il devrait porter au-devant de lui comme sa gloire. L’homme, est-il seulement devenu ce Cannibale-inceste-mythomane qui, bien plutôt que de phagocyter le monde, ne joue qu’à sa propre dévoration. ? Peut-être s’est-il pris pour l’étonnant Phénix renaissant de ses cendres ? L’homme peut-il renaître ? Le langage peut-il renaître ? C’est cette question que nous devons méditer, nous les Hommes, nous les Femmes, avant que de nous emparer des outils commis à détruire la mythique Babel ! Il nous faut nous affilier aux mots sans l’ombre d’un remords, il nous faut faire du langage notre unique ambroisie, la seule façon de retrouver en nous, cette plénitude que toujours nous cherchons, alors que nous l’avons en nous. Il suffit de Dire !  

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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 15:34
Folie abrasive des mots

Photo © Maurice Tabard

***

 (Petite méditation métaphysique sur un texte de

 Pascal Sauvaire.)

*

Cannibalisme, inceste ou mytho...

Nos vies ici sont

D’images amplement saturées

Sans moi, ni moi, ni moi.

 Performance d’acteur

Se prenant pour flore

Et faune simultanément.

Pour prédateur

Et sa propre proie

Cannibalisme, inceste ou mytho….

Sans moi, ni moi, ni moi

 Mots encagés

Pour plaire ici

Des mots essaimant la nuit

De leurs cages d’escaliers préfabriqués,

Mots sur papier craché

Recopiés, déformés, réappropriés

Et prétendant être oeuvre neuve

Cannibalisme, inceste ou mytho….

Sans moi, ni moi, ni moi

(Texte© Pascal Sauvaire)

***

    Longtemps les mots s’étaient dissimulés, avaient affûté leur silex, aiguisé leurs dents-incisives, portant leur dard à la pointe avancée des regards. Les mots-cannibales, on ne les reconnaissait pas, ils étaient arrimés au bord du monde, prêts à bondir, prêts au geste sacrificiel, de soi, de l’autre, de tout ce qui s’illustrait comme ultime épreuve d’une liberté. Libres, c’était cela la supplique dont les mots étaient porteurs et leurs langues de caméléons s’enroulaient autour des pensées délétères qu’ils manduquaient longuement, longs jets de salive rubescents où s’entendait encore la longue plainte des humains. Des mots-humains, des concrétions anthropologiques il ne demeurait que des murmures écrits sur des falaises-palimpsestes, hiéroglyphes, hiéroglyphes, perditions destinales en forme de bonde-finale, de cendre abortive.

  Les mots-incestes s’emboîtaient symboliquement avec leurs congénères homologues, mots de la même famille et il y avait de subtiles dégénérescences, des formes tuberculaires, racinaires, bulbaires, des moignons de mots, de simples éructations, des glaciations lexicales. Maelstrom, telle était la devise portée au fronton des temples-parlants, « Maelstrom et seras le bienvenu en notre aire pacificatrice ». Car les mots étaient devenus naïfs, privés de libre arbitre, à la dérive. Car les mots étaient pris de démence et leurs pathétiques gesticulations giraient infiniment autour de leurs têtes brachycéphales. Il y avait de longues turbulences qui couraient le long de leur dure-mère, puis mouraient dans une flaque ambiguë, genre de morve épidermique fatiguée d’elle-même.

  Il y avait aussi le Peuple-des-mots-mythomanes qui croyait à ses facéties en forme d’ubiquité, car ces mots étaient tantôt ici, tantôt nulle part, tantôt ailleurs en Île d’Utopie. Les mots étaient pris de vertige, d’absence et l’on pouvait voir en d’étranges asiles les mots-schizophrènes, scindés en deux, d’un côté le principe de plaisir du temps où ils portaient beau, où ils s’irisaient aux cimaises de l’art, disant le subtil poème, inventant la fable polyphonique, la période où s’épanouissait la belle voix du monde ; puis il y avait l’autre face, celle du principe de finitude, là où les mots basculaient cul par-dessus tête, un bonnet de fou sur la plus haute éminence pariétale, des grelots attachés à leurs sphénoïdes en forme de digression féline, des fientes blanches s’égouttant de leurs yeux verbeux. Car les mots, faute à l’incurie humaine - on les avait utilisés à tort et à travers, on les avait remisés dans de bien étranges salmigondis, on les avait fait s’absenter de leur propre essence -, les mots donc étaient comme perdus, genres d’agonies abandonniques, veufs, orphelins, désertant la conque articulatoire où, de toute éternité, ils avaient trouvé à occuper le site, l’aire accueillante à partir de laquelle pouvoir rayonner, essaimer, faire couler leur miel.

  Mais les hommes étaient fous, mais les hommes étaient aveuglés par leur propre irrésolution, leur côté immature - ils n’étaient guère que des enfants naïfs, à la conscience rongée par l’acide muriatique de l’envie, du désir polychrome, de l’orgueil pléthorique - et, cependant, ils croyaient encore à leur ‘volonté de puissance’, à l’arche fécondatrice de leur règne partout présent, partout dominant, partout aliénant le monde à leur empire infini. Ils se croyaient les maîtres de l’univers mais parvenaient à grand peine à circonscrire leur essentielle vacuité. Les mots - ces prodiges de l’exister -, ils les avaient sacrifiés à leur unique gloire de paraître. Ils en avaient fait des bannières portant d’inglorieuses effigies, de pathétiques objurgations, des slogans vindicatifs ; ils les avaient « encagés » dans de bien désobligeants culs-de-basse-fosse ; ils en avaient essaimé la précieuse semence aux quatre horizons sans se soucier de ce qu’il pourrait bien en advenir.

  Mais les hommes ne se doutaient pas de la capacité de nuisance des mots, dès qu’on les trahissait, qu’on les tournait en dérision, qu’on les plongeait dans de ruineuses contingences. Partout les mots s’assemblaient en forêts denses, pluviales, troncs serrés, lianes volubiles, mousses promptes à étouffer, lichens disposés à abraser, amas mycologiques condensant leur humeur vénéneuse pour un dernier assaut. Car les mots, mutilés par l’homme, broyés par leur inconséquence - on les commettait à n’importe quoi, à désigner l’emplacement étroit et cependant non bucolique des cabinets à la turque, à faire l’éloge d’une poudre à récurer les culs noirs des bassines, à injurier l’Autre, à le faire ramper sous les condiments étroits de fourches caudines, à le réduire à l’esclavage le plus humiliant, à lui inclure dans le mitan  du sexe les forceps de performances de tous ordres : le mot le plus long, le plus irrévérencieux, le plus en bouillie, le plus disjoint, le plus exhibitionniste et que sais-je encore, alors les mots avaient tiré leur révérence, avaient repris leurs vêtures d’apparat, se contentant de frusques hémiplégiques avant que de disparaître de l’horizon du monde.

   Et la communauté des humains en totalité, la merveilleuse aventure anthropologique, l’essence à nulle autre pareille, l’arche immense du langage, voici qu’elle était réduite à la consistance d’une peau de chagrin, à la déconvenue d’une résille soudain privée de ses mailles, à la dimension étroite d’une rustine racornie sous les assauts de la fournaise solaire. Vidée de ses entrailles, « l’homo sapiens sapiens » devenait « l’homo mutitus », « l’homo aphasibus », « l’homo nullitus » et il s’en fallait de peu qu’il ne se mît à striduler ou bien feuler afin que sa voix, en dernière instance, fût encore perceptible. Au début était le Verbe. A la fin était le Silence. Si pesant, si inconcevable à penser qu’il faisait son bruit de cataracte, son bruit de foudre, son bruit de tornade. Les hommes, privés de leurs nervures, tombaient au sol en de simples décadences de feuilles mortes, en catapultes légères, en harmoniques distraits. Cela finissait par la feuillaison d’une rumeur. Par une à-peine berceuse, pas plus haute que la prétention du ciron à exister. Puis tout se fondait dans une soupe floconneuse dont rien ne s’élevait plus que l’indigence de l’homme à endosser sa posture d’homme.

  Alors, en ces temps de glorieuse inconséquence, voici ce qu’était devenu le monde : une pièce vide, unique, voguant au centre du cosmos. Le Ciel se perdait au milieu d’un plafond uni à la rumeur blanchâtre. Le Passé était de fonte, arrimé à ses quatre pieds, alors que la mémoire l’avait déserté.  Le mur-Avenir opposait au regard sa consistance têtue. La porte-des-Projets semblait verrouillée, aucun sésame ne semblant en mesure d’en réaliser l’effraction. La cloison-Avenir s’immolait dans une sourde rusticité, un prosaïsme étroit, une mesure absolument énigmatique dont l’œil ouvert ne regardait rien d’autre que le néant. La Terre était cet assemblage de lames étroites commises à moissonner toute vie si, d’aventure, l’une d’entre elle se hasardait à paraître.

   C’était cela « la folie abrasive des mots » : la remise de l’homme à son destin en forme de crochet terminal, l’homme victime de son propre hara-kiri, l’homme-kamikaze fonçant à la vitesse d’un météore sur ce qu’il avait de plus intime, de plus singulier, de plus immatériellement précieux, dont il n’avait même pas eu l’intelligence de déchiffrer l’irremplaçable offrande. Car le langage était pure donation. Car le langage, il fallait le mettre à l’abri, dans le grenier plein de la fenaison poétique, immensément renouvelable, infiniment modelable tant qu’on demeurait son humble Serviteur. Mais « l’homme mesure de toute chose », selon le précepte du bon Protagoras n’avait eu de cesse de pratiquer un subtil jeu de massacre sur tout ce qui passait à sa portée, aussi bien l’écoulement du fleuve immémorial, la densité plénière de la glaise, la touffeur d’émeraude de l’arbre, la voilure grise de l’oiseau, la courbe asymétrique du vent, l’indolence nacrée du nuage, les rives bleues du chemin, les rectangles jaune-paille des chaumes, la pente d’opale de la colline, la crête éthérée de la montagne, la dentelle du flocon, la vitre inversée du lac sous la lumière du jour et, bien sûr, comme point d’orgue couronnant son savoir et son infinie sagesse, la mise au pilori de ce dont lui-même, l’homme est constitué jusqu’en la moindre de ses cellules, ces Mots qu’il devrait porter au-devant de lui comme sa gloire. L’homme, est-il seulement devenu ce Cannibale-inceste-mythomane qui, bien plutôt que de phagocyter le monde, ne joue qu’à sa propre dévoration. ? Peut-être s’est-il pris pour l’étonnant Phénix renaissant de ses cendres ? L’homme peut-il renaître ? Le langage peut-il renaître ? C’est cette question que nous devons méditer, nous les Hommes, nous les Femmes, avant que de nous emparer des outils commis à détruire la mythique Babel ! Il nous faut nous affilier aux mots sans l’ombre d’un remords, il nous faut faire du langage notre unique ambroisie, la seule façon de retrouver en nous, cette plénitude que toujours nous cherchons, alors que nous l’avons en nous. Il suffit de Dire !  

 

 

 

 

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8 juin 2021 2 08 /06 /juin /2021 08:15
La Beauté

En Lauragais 3 …

De Bram …vers Montréal d’Aude…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Pour trouver LA BEAUTE, il faut avoir parcouru beaucoup d’espace, avoir visité les pays les plus éloignés, la Namibie et son désert aride, être monté sur la grande dune à Sossusvlei éclairée par le soleil de l’aube, un arbre dépouillé se détache sur sa masse sombre, avoir franchi le canyon sculpté par la Rivière Sesriem. S’être posté en voyeur tout en haut des steppes d’Afghanistan, les collines vert amande moutonnent dans une lumière de résine, les terres sont semées d’une herbe folle, pareille à un chaume. Avoir empli ses yeux des belles silhouettes des Porteuses d’eau dans la Province de Koundouz. La beauté, l’avoir approchée avant même l’invasion de Venise-la-lagunaire, avant même les grandes migrations dans Dubrovnik-perle-de-l’Adriatique.

   Pour trouver la beauté, il faut avoir connu des femmes semblables aux reines noires de Méroé, leur teint de terre de Sienne, leur front doucement bombé, leurs yeux couleur noisette, leurs lèvres charnues, l’ovale parfait de leur visage. Pour trouver la beauté, il faut être entré dans des musées silencieux, parfois des toiles noires striées de clarté chuchotent la venue au jour de leur être, dans la plus pure des discrétions. Être entré dans les salles tapissées de maroquins fauves d’une grande bibliothèque, le temps y est suspendu comme des flocons à mi-hauteur du ciel. Il faut avoir rencontré des enfants aux yeux de lumière, aux mains ouvertes sur l’étrangeté du monde. Il faut avoir bu des liqueurs rares, elles tracent dans le corps leurs longs fleuves de félicité. Il faut avoir été le témoin d’un amour naissant, avoir surpris les liens d’une très ancienne amitié, le bonheur d’une rencontre, l’éblouissement d’une fascination, le surgissement d’une extase.

   Toutes ces beautés, il faut en avoir fait l’expérience au plein de soi et puis, étonnamment, les avoir oubliées, dissimulées qu’elles sont dans les très anciennes archives de la mémoire. Oui, car trouver la beauté, c’est approcher au plus près celle qui correspond à nos propres affinités, celle qui, en un certain sens, se donne en tant qu’originaire. Comme si notre rapport à sa forme devait résulter d’une ‘co-naissance’, ce qui veut dire d’une ‘naissance double’, d’elle, la beauté, et de qui nous sommes en notre nature unique, ce point de convergence avec le monde qui nous détermine comme nous singularise notre façon d’être, d’aimer, de découvrir, de porter sur les choses le climat qui est le nôtre dont, nulle part ailleurs, en quelque temps que ce soit, n’existe une manière d’écho ou de fac-similé.

   C’est ceci qui est extraordinaire, profondément troublant, immensément magique : il y a le vaste et polyphonique univers, il y a nous et notre chant intime qui est la marque originale de notre destin. Faire surgir la beauté, c’est la ressentir en soi à la façon d’une nervure sans pareille et la reporter sur l’image du paysage, de l’art, de l’Autre en son éthique donation, sur la page belle du livre, là où le langage parle le poème de notre essence, sur cette peinture qui est, en quelque manière, notre double, le creuset en lequel nous reconnaître et nous porter au-delà de notre propre histoire, en direction d’une toujours possible transcendance. Oui, la beauté, toute beauté est nécessairement de cette nature. Elle prend son envol d’un sol contingent, fortuit et elle ouvre le domaine immense de ce qui devient essentiel, dont toujours nous sommes en quête sans en bien savoir les ressources internes, le déploiement des lignes de force.

    ‘Vivre’, c’est seulement assumer son mécanisme biologique. ‘Exister’, c’est faire entrer dans le métabolisme vital le phénomène du sens, le seul à même de fonder notre projet sur autre chose que des sables mouvants et, à défaut de certitudes, du moins connaître l’exercice d’un bonheur suffisant. Or il y a un lien invisible entre beauté et joie, c’est tissé des mêmes fils, cela provient de la même source, cela s’éclaire avec une identique intensité. La beauté, toute beauté, il faut y insister, ne peut jamais être qu’un document natif, c’est-à-dire qu’une coalescence très ancienne (peut-être même à l’orée de notre naissance) entre une disposition intérieure et son efflorescence extérieure qui convoque et accomplit tel arbre majestueux, tel sourire ourlé de plaisir, telle émotion qui nous emplit d’une multiple reconnaissance, être soi plus que soi en l’altérité qui vient à nous et nous féconde. Nous ne sommes immédiatement au monde qu’à l’aune de cette relation, de ce lien qui, provisoirement, nous exonèrent de notre finitude, nous fait êtres éternels alors que nous nous pensions, à raison, mortels, infiniment.

   Le bien compris, ici, est donc ce tissage intime entre ce qui nous a toujours été proche au titre d’une beauté et la valeur fondamentale que nous lui attribuons. Tout amour est réactualisation d’un premier amour. Toute joie, d’une primitive joie. Toute beauté d’une épreuve archaïque, si l’on peut dire, qui en constitue l’archétype. Par exemple, cette beauté découverte un jour dans le parcours de l’enfance qui nous hante à bas bruit et jamais ne nous laisse quittes, indemnes. Toujours nous puisons à la source. Dès lors, nous ne pouvons faire l’économie de la thèse freudienne de l’Œdipe. Tout homme parvenu à l’âge adulte porte en soi ce motif de l’amour premier qu’il reporte inconsciemment sur le choix de telle compagne, sur le désir de telle ou telle amante.

   En ce domaine, comme en bien d’autres, nous sommes conditionnellement libres, nullement totalement comme si, à chaque instant, notre mémoire somatique abolie, nous pussions être cause de soi, entièrement autonomes dans la postulation de nos actes. L’épreuve faite de la dune du Désert de Namibie, trouve sans doute son écho dans cette colline aperçue autrefois dont la forme s’est abîmée dans l’épaisseur du temps. Ces Porteuses d’eau du Koundouz ne font-elles signe en direction d’une identique tâche accomplie jadis par un être aimé ? La Lagune de Venise ne trouve-t-elle sa correspondance dans une sorte d’eau originelle, mare, étang dont, enfant, nous aimions regarder l’aimable surface ? C’est ainsi, nous sommes pris dans les mailles inextricables de phénomènes anciens, dont les tenants et aboutissants ne nous sont plus accessibles.

   Mais où donc est passée la très belle photographie (une icône !) d’Hervé Baïs ? Ne l’avons-nous sacrifiée à un jeu intellectuel qui l’a éloignée du site de notre regard ? Nullement. Tout ce qui précède, afin de faire saisir le fait que cette image possède ses propres racines, ses propres esquisses, sans doute perdues dans la mangrove d’une immémoriale mémoire. Que le Photographe ait été imprégné de terres primitives, celles-ci ou bien d’autres, ceci est un énoncé de pure évidence. Tous, nous portons en nous les perspectives d’un sol qui nous habite, tous nos pas en conservent, les réactualisant, les empreintes, sinon toujours réelles, le plus souvent symboliques. Nous ne sommes pas des êtres hors sol, nos coordonnées existentielles se traduisent par une position exacte, la jonction d’une latitude et d’une longitude. Et nos voyages mondiaux n’y pourront rien changer pour la simple raison que nous ne pouvons tirer les fils de notre propre destin. Nous sommes de telle et de telle manière sur un chemin dont nous n’avons nullement tracé les berges, dessiné le sinueux parcours.

   Afin de corroborer ou d’infirmer ma thèse selon laquelle toute création s’affilie à un sol originaire qui la constitue, j’ai questionné l’Auteur de cette image. Français natif d’Afrique, de Bamako, au Mali puis, après avoir longuement résidé en Afrique Noire, il n’est revenu en France que très tardivement, dans cette belle région du Lauragais dont il décrit inlassablement et avec un réel talent, les simples et beaux paysages. Ici, ma thèse semblerait s’effondrer : il y a loin du Mali à Bram et Montréal d’Aude. Mais y a-t-il si loin qu’il y paraît ? Au terme de constants renvois, de jeux d’échos et de miroirs, d’emboîtements sémantiques, les terres du Proche et du Lointain jouent une identique partition. Si la distance géographique les sépare, les figures symboliques dont elles s’investissent les rapprochent et les unifient.

   Ce à quoi il convient de penser, en termes de création, bien plus qu’à un élément-terre anonyme et universel, c’est à la dimension du ‘terroir’ en lequel ensemencer, afin que naisse l’œuvre dont on est porteur. (‘Terroir’ au sens de « sentir le terroir », « un accent de terroir », toutes définitions qui placent l’homme au centre même de ce qui le constitue et le dote de ses prédicats essentiels). Or, ensemencer, ici ou ailleurs, ne présente nulle différence, une seule et même exigence : que la beauté surgisse de là où elle peut faire événement. Bamako, Bram : deux signifiants distincts, un seul signifié, celui d’un sens photographique vrai à faire s’élever du réel. Porter au jour une essence commune. L’art est le même, en sa signification, en Afrique, en Asie, en Europe, sur tous les continents, dans toutes les contrées.

    A l’initiale de cet article, nous sommes partis de Namibie, d’Afghanistan, nous avons évoqué Venise et Dubrovnik, autrement dit nous étions en quelque sorte dans un éloignement qui se référait à l’universel, au général. Maintenant il nous faut revenir au particulier, au singulier. Nous exiler d’une beauté abstraite, regagner une beauté concrète, immédiatement saisissable. Pour trouver la beauté, il nous faut nous éloigner des images hautes en couleurs des catalogues des voyagistes, il nous faut substituer à l’exubérance, le dénuement, il nous faut rétrocéder en direction du simple et du silencieux. Il nous faut déserter les Hautes Terres et orienter notre regard vers celles qui sont à notre mesure, à savoir ce ‘terroir’ dont nous parlions qui se décline sous le modeste, le presque inapparent, la seule climatique du Noir et du Blanc au travers de laquelle se disent le Jour et la Nuit, l’Ombre et la Lumière, l’Eclat et le Retrait.

   C’est dans l’économie des sèmes, dans le lexique premier que les choses se donnent à nous avec leur plus pur accent de vérité. Nul miroir aux alouettes d’une couleur flatteuse. Nulle tricherie d’une apparence, d’une flatterie. Nulle exagération d’une Nature qui ne peut être que la simplicité même. La nature se donne pleine et entière d’un seul et même geste de sa présence. Elle ne profère rien d’exceptionnel et le ‘sublime’ n’est jamais que l’invention héroïque d’un romantisme exacerbé. La nature n’est ni ‘généreuse’, ni ‘somptueuse’, ni ‘ingrate’. Seuls les hommes peuvent se doter de tels attributs au détour d’une conscience intentionnelle. La nature est simplement la nature, autrement dit la nature est l’être en sa plus exacte dimension. Rien à lui ajouter, rien à lui soustraire. Le grand mérité de la photographie d’Hervé Baïs est de se conformer à cette exigence de respect de ce qui est le plus essentiel pour nous, ce vis-à-vis d’une matière dont nous provenons, cette étonnante matrice, cette mère-nourricière qui ne peut recevoir que notre amour, connaître notre reconnaissance.

   Pour trouver la beauté, il ne suffit pas de voyager loin, de découvrir les ‘majestueux’ canyons et les paysages ‘à couper le souffle’ dont nous abreuvent généreusement les documentaires ‘technicolor’ en tous genres sur les écrans, grands ou petits. Pour trouver l’UNIQUE beauté, il faut par exemple, faire l’expérience du ‘terroir’ du Lauragais ou, à défaut, et c’est au moins aussi efficace, se laisser porter par cette photographie, laquelle sera le lieu d’une inévitable fascination. Mais ici le terme n’a nulle connotation péjorative. Bien au contraire, au sens premier de, « enchantement, charme », dont à l’évidence, si nous possédons quelque vertu d’esthéticien, nous aurons le plus grand mal à nous détacher. La chose belle en soi possède cette aimantation qui nous demande de nous fondre en elle, de ne plus faire qu’un avec ce qui se présente soudain telle une indépassable vérité. Nous savons que nous avons alors atteint la pointe d’une explication avec le monde, que cette occasion est aussi rare que l’est le trajet lumineux d’une comète dans le ciel nocturne.  

   

   Approche symbolique

 

   Il nous faut regarder et nous trouver, d’emblée, au centre de l’image, à son point focal, ce lieu unique à partir duquel se donne l’ensemble des significations. Notre regard est immédiatement capté par cette étrange présence, là au milieu de ces terres sans début ni fin, là sous le ciel dont l’éternel voyage semble ne jamais pouvoir s’interrompre. Sur un tumulus faiblement élevé, se confondant avec une courte végétation, est posé le cube blanc d’une tombe. Quatre cyprès en délimitent le site. Ils sont des genres de flammes noires dressées dans l’éther. Ils sont des manières de génies tutélaires tenant sous leur protection la mémoire de quelque mort anonyme. Ici donc, à la jonction de Gaïa-la-Terre, la matrice primordiale qui enfante Ouranos-le-Ciel, puis est fécondée incestueusement par son propre fils (ici se laisse voir le mythe d’Œdipe), à la jonction de ce par quoi la vie apparaît et fructifie, se montre le signe de la mort par quoi toute vie est abolie.

   Cette image reproduit donc une dimension hautement archétypale, geste essentiel, fondateur, originaire que ne pouvait traduire qu’un ‘polemos’, un combat entre deux principes premiers, une Mère, un Père ; la Nuit, le Jour ; l’Ombre, la Lumière ; l’Esprit, la Matière. Oppositions binaires fortement contrastées que la photographie en Noir et Blanc symbolise à l’aune de ses valeurs parfois conflictuelles. Certes cette explication mythologico-symbolique est lourde de tout ce Chaos s’extrayant du Néant pour y mieux retourner, mais pouvait-on la passer sous silence ? Que nous le voulions ou non, nous sommes reliés à ces massives entités au simple titre d’une généalogie, nous sommes traversés de ses tellurismes, de ses soubresauts. En nous encore, au plus profond de notre système limbique-reptilien, la pesante présence de la pierre, la compacité de la glaise, le sourd grondement du Déluge.

 

      Prolongement esthétique

 

      Le silence est partout répandu. Parfois se réveille-t-il avec son bruit d’étoupe. Il est ce murmure que l’on confond avec les battements de son propre corps, avec la circulation rouge de son sang, avec le souffle à peine perceptible de sa respiration. On est bien, là, comme penché sur le bord du monde. Tout naît de soi et se donne dans la pureté, dans la lumière native, aurorale. Peut-être n’y avait-il rien avant cette vision ? Peut-être est-ce la force de notre regard qui a fait surgir, dans la douceur, cette lente montée de terre, quelques vagues souples s’y dessinent, quelques sillons y jouent le motif premier de leur présence. Ici, tout fait phénomène comme sur la toile immaculée de l’Artiste dans le calme de son atelier. Ce ne sont d’abord que des traits au fusain, des estompes qui disent le trajet imperceptible de la clarté. Ce ne sont que des esquisses, de brefs essais de parution. Il faut marcher à pas de velours afin de ne nullement déchirer ce motif originel. C’est si fragile une venue au jour. C’est si précieux. Tout pourrait retourner à sa source et nous laisser démuni. La terre est belle au plein même de sa discrète existence. Elle chemine lentement. Elle n’est nullement pressée. Elle sait que le ciel est une longue patience, qu’elle est attendue, qu’elle connaîtra bientôt l’horizon, qu’il y aura liaison, fusion, deux êtres en un seul pli de leur mutuelle destinée. L’étendue du ciel est à proprement parler inimaginable, elle dépasse l’entendement, elle est cette immense arche cosmique qui boit notre vision et lui fait le don d’un prodigieux rêve éveillé. Tout en haut est le noir dense, celui qui recèle les mystères, celui qui, un instant, nous aveugle et borne notre vue, nous reconduit au centre de notre être.

   Puis les nuages, oui les nuages blancs pareils à une longue traînée d’écume tendue sur l’invisible. Ils nous parlent du temps, de sa fuite infinie, de ce temps qui nous fait être dans le réel aussi loin que nous pourrons en soutenir l’épreuve en même temps que l’indicible joie.

 

On est là, dans la dérive première du jour.

On est là, dans la solitude constitutionnelle de l’être.

On est là, dans le colloque singulier

qui nous fait citoyen de l’univers.

On est là dans la multitude joueuse de sa chair.

 

   On est soi et tout ce qui est autre, ce limon noir à perte de vue, cette course zénithale, cet horizon pareil au trajet d’une flèche. On est immergé dans la citadelle de son corps, mais aussi exilé de lui, disponible au voyage stellaire, à l’effusion plurielle des choses, à LA beauté, à l’UNIQUE beauté. L’image de la mort est là, fichée au milieu du paysage, avec son blanc tombeau et les javelots de ses quatre cyprès. Elle aussi est constitutive de la beauté. Elle aussi nous dit la quadrature de notre être, le clignotement en Noir et Blanc de l’existence :

 

une Ombre, une Lumière, une Ombre

 et le retour à ce sublime Néant

dont nous provenons.

Toujours il nous habite comme le revers

de qui nous sommes.

Ombre,

Lumière,

Ombre,

y aurait-il une autre Vérité

sur terre ?

 

 

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