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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 15:46
L'éternelle fuite du différent

Source : edensky.net.

 

*

 

    "Beau temps, mais à la façon d’août finissant.. le froid du matin est piquant.. la chaleur de l'après-midi mauvaise et sèche.. maladive.. Lumière du soir riche, colorée aux nuances vieillies.. au fond de la vallée, les panaches des peupliers ont commencé à jaunir.. parfois même à se dépouiller de leur masse foliaire.. et je les regarde frissonner sous le vent.. Chacun de nous est pareil à l’une quelconque de leurs feuilles.. Jeunesse.. ardeur pour conquérir un surcroît de sève et de lumière.. vie brève secouée par les tempêtes.. et puis, soudain, le détachement et la mort.."

                                                                         

Texte de Pierre-Henry Sander

  

 

     Pour consoner avec le texte

 

   La chaleur de l'été peu à peu se décolore, le feu s'assourdit, les tempes se libèrent d'une pression continue, la peau s'étoile de brume, le matin dès l'aurore, le soir au crépuscule. Les étoiles, la nuit, sont à nouveau visibles, faisant leur picotement d'insectes. On les entend chanter jusque sous les toits, au creux des mansardes. Tout décline lentement vers une silencieuse parole, tout s'amenuise vers la clarté d'une source. Les crues de l'été sont loin déjà, qui noyaient paysages et hommes dans une même indistinction. Dans les chambres alanguies les corps sont livrés à l'opalescence des nuits claires. Partout les ruissellements, les filets souples, les longues translations de l'air et les plaines des corps s'abandonnent comme les champs de blé agités sous de lentes ondulations. On dérive parmi le temps sans même s'en apercevoir.

  Le glissement vers l'hiver a ceci de particulier qu'il dispose les Existants à un abandon, une confiance, à la recherche attentive d'une vérité. Ce que la chaleur décuple, amplifie, dilate, l'apparition de l'automne le ramène à de plus modestes proportions, les choses deviennent assurées d'elles-mêmes, moins tentées de disparaître sous les masques habituels du doute, de l'ambiguïté. Les lignes s'éclairent, les nervures apparaissent, les formes se détourent de dessins exacts, alors que les corps repus de clarté se réfugient dans l'ombre souveraine. Il y a tant de choses à voir, de menus événements à comprendre. 

  Au plein de l'été, alors que l'étoile blanche diffuse dans l'éther ses millions de phosphènes éblouissants, que la garrigue brûle sous les assauts des rayons ignés, que les pierres de calcaire se dilatent et éclatent, que les pignes libèrent leurs milliers de graines huileuses, que l'écorce des pins se distend, que les élytres des cigales poussent devant elles leurs cymbalisations aiguës, les hommes se terrent dans leurs étroites termitières, replient leurs mandibules, éploient leurs pattes étiques afin de trouver un peu de repos. Les huttes de terre blanche, serrées en grappes compactes sur les collines de pierres, au-dessus de la mer, renvoient les éclats mortifères et les criques s'allument de sourdes réverbérations, et les galets des grèves se gonflent de chaleur. C'est l'heure de la pause méridienne, du bleu décoloré du ciel, de l'élongation des fissures de terre, du bouillonnement de l'eau, de l'abandon de toutes choses à leur destin cloué, scellé. Alors les consciences s'abîment dans le gel compact du temps, les pensées végètent, pareilles à des gemmes, des perles de résine soudées à leur propre viscosité, engluées dans les mailles serrées du sec et du tendu, espace étréci voué à la mesure étroite.

  C'est ainsi, plus le corps se dilate, plus l'esprit étrécit ; plus le soleil s'affirme, plus les pensées s'étiolent, peau de chagrin, cortex pareil à une noix antique, synapses soudées, sidérées, myéline en lambeaux. Idées de luciole à la lueur indécise avant que l'étincelle ne s'éteigne. Le déchaînement de Dionysos est de telle nature, que les bacchanales qui s'ensuivent vendangent les grappes de lucidité avant qu'elles ne soient arrivées à pleine maturité. Car alors, poussé par le Dieu viticole, il y a urgence à boire la vie jusqu'à la lie, à orner son front des pampres de la vigne, à lutiner les Nymphes à même le tonneau, à dégorger tout son jus afin de dire au monde, de sa voix mâle, l'impérieux amour sacrificiel, la nécessite de fouetter le sang des passions, d'éjaculer sa puissance parmi les égarements de la nature.

   C'est cela, l'été, cette folie qui s'empare de l'homme et, le privant de son libre arbitre - on peut le perdre pour si peu, le vol d'un papillon, la corolle blanche d'une jupe, la courbe prometteuse d'un sein -, donc, cette folie bienheureuse, avec ses vêtures de couleur, son bonnet à clochettes, sa gigue polyphonique, le place, l'homme, dans sa condition archaïque, primitive, manière d'épicurisme heureux, dont, plus tard, lorsque la fête ne battra plus son plein, il se remettra. Mais, d'abord, il faut cette ivresse, ce laisser-aller au profane, à l'immédiatement perceptible, cette manducation de la chair à pleine dents afin que tout s'inscrive dans une fastueuse arche de plaisir, de désir sans entraves.

  Puis voilà l'automne et alors, soudain, tout semble basculer dans le calme, la mesure, la tempérance apollinienne. Partout les feuilles mortes qui semblent témoigner d'un repliement de la nature sur son germe initial. Temps de repos, de ressourcement, d'intériorité. Temps de nostalgie et de réminiscence. Si le printemps était naissance, l'été maturité, voici venus les jours où la sève regagne l'enclos des branches, la lumière rentre dans de mystérieuses cryptes, les mouvements rétrocèdent vers une perte racinaire, un enfouissement. Métaphore facile, évidente, de l'âge dernier avant que les choses ne s'effacent du champ de vision. Cependant, ces feux ultimes brillent d'un singulier éclat. La pensée se pose, l'esprit s'ouvre en conque devant la connaissance, les affects se déplient, les percepts s'ordonnent à ce qui voudrait bien se montrer avant que la rétine devienne opaque, la méditation fait ses efflorescences, la contemplation s'ouvre à l'aune d'une longue patience.

  Les couleurs de l'automne sont si belles, chatoyantes, genre d'ode de la nature à la vie, appel de "l'éternel retour du même" dont le balancement du nycthémère, le rythme des saisons, l'enchaînement des années sont les déclinaisons les plus visibles. L'Existant, inclus dans ce rythme cosmique qui le traverse de part en part, microcosme inséré dans le macrocosme, fait avancer ses pas comme le font les laborieuses fourmis, poussant leurs brindilles devant elles sans bien connaître la finalité de leur longue procession. En prendraient-elles conscience avec acuité que les innocentes brindilles se métamorphoseraient aussitôt en rocher poussé par Sisyphe. Autrement dit la figure de l'absurde. Heureusement, pour nous, Marcheurs de l'infini, la beauté de cette saison finissante soustrait à nos yeux cette image tragique dont toute existence, par essence, est affectée.

  Car, en définitive, "l'éternel retour du même", s'il est avant tout un concept philosophique, nous le soupçonnons de cultiver, en sourdine, une singulière et confondante rhapsodie que nous pourrions nommer ainsi : "L'éternelle fuite du différent." Car tout procède de cette fuite en avant, mortifère, impérieuse, sans faille et l'on a beau tendre ses mains sur le silence, essayer de saisir les ombres, d'agripper les derniers feux de lumière, rien n'y fait, rien ne s'ouvre plus en définitive, rien ne parle plus. Mutité, cécité, morphologie tubéreuse, racinaire, rhizomatique, comme la tentation d'une ramure, d'une feuillaison voulant dire au monde des Vivants sa sève ultime, son bourgeonnement, sa possible éclosion et déjà l'écorce cède et déjà les termites et les insectes xylophages commencent leur patient travail de nettoyage. Car tout retourne à l'origine. Inéluctablement. Ceci, nous le savons, mais cette route fuyant dans la brume, alors que les arbres effeuillent leurs corolles de rouille et de feu, nous la poursuivons, tout entourés d'une ineffable beauté. Mais le silence s'impose car nous ne saurions mieux dire que la nature elle-même dans l'éblouissant spectacle dont elle nous fait constamment l'offrande. Nous sommes au monde comme le monde est à nous, le temps d'une parenthèse. Entre ses rives en forme de révérence, il est toujours temps d'exister. Cela nous le pouvons, fût-ce dans une dernière gloire de lumière. 

 

Car l'automne est une belle métaphore existentielle

qui s'habille de couleurs chatoyantes

avant que l'hiver ne vienne

la dépouiller.

Il est encore

temps.

 

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24 juin 2021 4 24 /06 /juin /2021 08:08
Androgynie formelle

Marcel Dupertuis, "Noces", bronze non patiné 1/3, Lugano 1993

Exposition "La sculpture suisse depuis 1945"

Kunsthaus de Aarau, du12/06/21 au 29/09/21

© dupertuis

 

***

 

   [Ce qui, ici, doit être mentionné en guise de préambule, c’est la position critique que nous adopterons par rapport à ce bronze de Marcel Dupertuis. Nous ne le viserons dans sa globalité qu’après en avoir suivi quelques étapes préliminaires que nous estimons nécessaires à la juste saisie de l’œuvre. Cci aura lieu en deux temps. Premier temps : considérer cette sculpture en son état initial, à savoir d’être Terre (la terre ici sera l’équivalent du plâtre en sa première venue à l’œuvre), avant même d’être bronze. Ce sera le niveau que nous nommons morpho-génétique. Le second temps sera celui de l’accès du bronze lui-même à son statut d’œuvre d’art, approche cosmopoétique de la Figure. Tout aura, pour arrière-fond, le mythe de l’Androgyne selon Platon.]

 

*

  

   Temps morpho-génétique ou temps de l’Abstraction

 

   Si, du bronze, nous rétrocédons en direction de sa forme primitive, nécessairement nous nous retrouverons face à face avec la terre comme terre. Ceci veut dire que la notion même d’art en sa singularité aura été évacuée de notre champ de vision et d’interprétation. Nous serons, d’emblée, dans un temps d’avant le temps de la nomination et les prédicats, en attente de déterminer la forme, seront à l’état de sèmes natifs non encore parvenus à l’éclosion. Un genre d’infra-germination ne se connaissant que de l’intérieur, laquelle ne ‘fera monde’ que bien plus tard, lorsque l’acte poïétique de l’Artiste aura fait sortir de sa torpeur archaïque une matière amorphe, sourde, compacte, opaque mais non privée pour autant d’une vie interne plurielle. Toute entité en sa genèse passe par cette élémentaire station qui constitue son essence même la plus intime.

La terre est la terre en tant que glaise.

La terre est la terre en tant que limon.

La terre est la terre en tant qu’humus.

 

   La terre, en son stade pré-cosmique, est traversée de mille mouvements qui sont autant de polémiques, de tensions entre ses contraires, ses contradictions.  Car l’on ne saurait venir à l’art à la guise d’un simple repos. Se disposer à devenir une œuvre, c’est chercher en soi, au plus abyssal de sa propre matière, les motifs dynamiques qui, bientôt, vont imprimer aux énergies en présence, des lignes de force, des levées, des surgissements qui seront les premiers mots prononcés du poème infini de la création.

   Au sein même de la terre, alors que les mains artisanales imprimeront à la substance mille torsions et contournements, mille façons de venir à la forme, ce ne seront que tellurismes, failles, avancées et reculs, assurances et contrariétés, exhaussements et renoncements, comme si, du sein de l’indéterminé, veillait une manière de proto-conscience, sorte de vitalisme en soi n’attendant que l’instant de sa propre révélation, sa sortie au plein jour. Un mystère nucléaire creusé dans le derme de l’être-terre en devenir. C’est bien cette phase initiale qui se donne sous la forme du chaos et c’est cette profusion hylétique qui embrouille nos perceptions et ne pose la terre devant nous que sous l’aspect d’une abstraction. Il faut croire l’abstraction première dans le processus de venue à l’être, la figuration n’en constituant que son aboutissement, son terme final, lequel accomplit en un cosmos ce qui n’était que l’indifférencié, le primitif, la mesure limbique, sorte de magma en attente de son repos.

   Certes, esprits pressés, nous eussions pu nous emparer de la forme venue à elle sans chercher aucunement à en connaître le processus interne, autrement dit à percevoir la figure en tant que figure telle qu’elle nous est donnée dans le bronze. Oui, mais alors nous ne l’aurions saisie qu’au gré de son existence, non de son essence. Exister ne peut s’envisager qu’à toujours partir de l’essence. C’est l’essence qui est première, qui détermine le temps qui va suivre, qui confère à la matière sa forme définitive, qui l’assure de sa nature particulière. Identiquement, nous ne nous comprendrons nous-mêmes que dans l’acte de notre propre genèse : remonter à la source, à la naissance et lire tout ce qui, en aval, provient nécessairement de l’amont. Nous sommes des êtres racinaires et si notre constitution présente déploie notre écorce, nos ramures anthropologiques, c’est bien au regard de qui nous avons été en notre première venue. L’estuaire n’est estuaire qu’à avoir trouvé le lieu de son émergence au profond du pli de la terre, dans l’eau nécessairement lustrale, là où se dit le chant originel du monde.

 

   Temps cosmo-poétique ou temps de la Figure

 

   Voici, les convulsions se sont apaisées, la tectonique a trouvé le site d’une accalmie, les tensions se sont résolues dans la permanence, les flux et reflux ne sont plus qu’une présence fixe dont le bronze a été le patient artisan. L’abstraction s’est résolue en une figuration. Mais il serait peut-être plus exact de dire qu’il s’agit d’une ‘figuration abstraite’ ou bien d’une ‘abstraction figurative’ selon le niveau de précellence que l’on donne à l’un ou l’autre des modes de venue à l’être. Quoi qu’il en soit, (choisissons par exemple ‘figuration abstraite’), cette formule, au visage oxymorique, présente l’avantage décisif de nommer, tout à la fois le versant génétique primaire de l’œuvre, en même temps que son versant secondaire, cosmo-poétique, (tout poème, par nature, est cosmos, l’harmonie y règne de la même façon qu’elle se lève de l’œuvre d’art en sa valeur essentielle), versant au gré duquel elle nous apparait comme une figure janusienne à deux faces sous les auspices doubles de la temporalité (ce qu’elle a été et ce qu’elle est) et de sa pluralité ontologique (terre (ou plâtre) devenue bronze, esquisse devenue œuvre, virtualité devenue acte).

    Et puisque, présentement, au terme de cette analyse, le bronze se donne en tant que bronze, il ne nous reste plus guère comme ressource que de décrire ce qui vient au regard, ce dévoilement qui abrite en retrait la forme voilée, laquelle transparaît si nous entraînons notre vision au jeu sublime du décryptage visuel : sous les apparences, tâcher de trouver les traces premières d’une vérité (qui ne pourra se définir que sous l’expression de ‘vérité à l’œuvre’), laquelle n’est autre que la donation première d’une forme en sa mesure destinale. Cette forme, de tous temps, avait à être la forme qu’elle est au motif que l’art court tout le long de la temporalité, depuis la naissance d’une œuvre jusqu’à sa possible éternité. Parcourons donc les belles qualités esthétiques de cette figure.

  Il faut partir du socle, ce fondement spatial aussi bien que symboliquement originel. Le socle est large, massif, lourdement assuré de son être. Le socle connaît le lieu de sa provenance, cette glaise dont il est la tardive déclinaison. Le bronze porte en sa mémoire d’airain tout ce qui, au travers de son être de métal, fut un jour cette forme indistincte à la recherche de son possible. S’arracher à la pesanteur, se défaire de sa gangue anonyme, commencer à proférer sur le bord attentif du monde. Deux cylindres-jambes s’élèvent du sol à la manière de menhirs se détachant à peine de la pierre-mère, fondatrice de leur émergence. Les jambes sont jambes à n’être encore guère assurées de pouvoir supporter l’humaine figure. Il y a de l’archaïque là-dedans, du pierreux, du racinaire, du tubercule, du tératologique qui appellent, en toute logique existentielle, l’avenant, l’ordonné, le mesuré, mais il y a tellement de chaos emmêlé, entrelacé au divin cosmos. Un peu comme une figure du Bien encore traversée des empreintes fuligineuses du Mal. Du Paradis espéré, mais de l’Enfer encore vécu en sa profondeur d’abîme.

    Cela commence à chanter du plein du bronze, cela commence à s’extraire du tubercule en direction de l’efflorescence, mais c’est si malhabile encore, les gestes sont ceux de l’homo faber qui couverait sous le sapiens sapiens. Mais le ‘savoir’ est encore sous l’emprise du ‘faire’. Mais l’art en son aérienne levée est encore sous la métallurgie méticuleuse de l’artisanat. Mais la parole est encore semée des scories du minéral, parcourue des entailles du silex.

Il y a comme une stupeur du bronze à être rivé à son origine.

Il y a comme une joie du bronze à se distraire de sa pure contingence.

   Il y a une étrange tension, un étonnant tiraillement entre les deux caractères opposés de l’immanence et de la transcendance. Comme si l’Esprit invaginant la Matière se trouvait arrimé à une force qui le retenait captif, en voie de venue à soi, mais encore arrivé trop tôt au site de sa destination.

    C’est ce qu’il y a de plus patent dans cette œuvre, c’est qu’elle contredit en permanence ce qu’elle ne cesse d’affirmer.

Non-être en voie de l’être ?

Être en voie du non-être ?

   Il semble bien qu’il s’agisse de la dialectique d’une présence/absence au terme de laquelle se dit le souci de l’homme d’être au monde. ‘De l’homme’ qui, selon la formule canonique se donne en tant que : ’animal raisonnable’, mais alors ici, qu’en est-il de l’animal, du raisonnable ? Chacun affirme-t-il l’autre ? Ou bien chacun est-il le prédateur de l’autre ? Lutte immémoriale de la raison pour s’arracher aux mors archaïques qui la retiennent dans les limbes obscurs de l’animalité.

   Ce bronze, ce qui fait sa force, c’est le maintien d’un primitivisme, c’est son attachement racinaire à la Mère-première, c’est en même temps, cette dette au sol du fondement et son essai d’arrachement, d’exhaussement, de libération. Mais se soustraire au lieu de sa naissance, déserter ses propres fonts baptismaux est toujours douleur, perte, deuil. Mais quitter sa terre, s’élancer vers le ciel de son devenir est toujours épreuve. Tout homme est en partage de son être, à la fois hélé par le futur, appelé par son passé. Or cette sculpture est du type de l’homme, donc reposent en elle les événements nécessairement contrariés de la sphère anthropologique. Qui tantôt s’assume en son entièreté, tantôt se soustrait aux lois de son essence.

   Etonnante projection de cette jambe phallique, rencontrant une vulve-jambe-tubercule. Les fonctions s’entremêlent, les désirs se croisent et se fondent, les mots du corps deviennent illisibles, les chairs se rencontrent et profèrent selon le mode du galimatias, de l’imbroglio lexical, chute de l’essence du langage dans le derme existentiel, seule mémoire du corps en tant que roc biologique. Au-dessus, une manière de soudure ombilicale des deux formes, comme si, chacune, par la médiation du geste symbolique, voulait s’immoler en l’autre, n’être soi qu’en l’autre advenu, primarité ontologique où plus rien ne paraît que le confusionnel et, sans doute, ce rien aperçu au travers de la puissance ombreuse de l’inconscient ne pourrait jamais signifier que la perte de soi en une bien étrange contrée. Laquelle aurait pour voisinage, sinon pour lieu ultime, la rencontre avec le Néant.

   Puis, de cette masse informe qui nous place brutalement face à nos assises indigentes, sauvages, archéennes, il nous est demandé de faire un saut final en direction de ce qui, en ce bronze, tient lieu de visages. C’est là où la mesure humaine apparaît comme poinçonnée en mode majeur d’une verticale aporie. Le visage, cette empreinte insigne du lieu de notre essence, voici qu’elle s’absente de nous jusqu’à devenir le simple effacement de notre condition. Emmêlement inextricable des règnes où le Vivant (mais l’est-il encore vraiment ?) se situe au carrefour du minéral-végétal-animal sans pouvoir en dépasser l’étroite mesure, sans pouvoir en transcender la fermeture à jamais. Ici, l’œuvre de Marcel Dupertuis s’affirme comme la mise en acte du nihilisme contemporain : plus rien ne devient connaissable, plus rien ne signifie vraiment, plus rien en direction de quoi lancer un grappin qui s’accrocherait à un possible salut. Concrétion de la finitude qui dit, en termes plastiques, les parois sourdes en lesquelles l’humain est enfermé dès l’instant où il pose l’exister en termes de finalité. Tragique lové au centre du corps humain, tout comme le ver logé dans le fruit le boulotte consciencieusement. Cette œuvre, aussi bien, pourrait porter le titre d’un ouvrage de Cioran : ’De l’inconvénient d’être né’,  ‘Ebauches de vertige’, ‘Ecartèlement’.

   Certes, présenter ‘Noces’ sous l’angle du désespoir paraît infirmer ce que le titre suppose, à savoir la nécessaire joie de la rencontre. Alors, faut-il lire ce bronze en mode inversé et trouver dans son possible contre-type la signification dont il est porteur, comme si, retournant la calotte disgracieuse du poulpe, se donnait à voir le luxe intime inouï de sa chair ? Bien évidemment, tout est toujours possible en matière d’interprétation. Cependant, ce que voudrait montrer la suite de cet article, en abordant le problème de l’androgynie et du désir, c’est que ‘Noces’, bien plutôt que de nous montrer la lumière de l’alliance, met en scène la figure de la séparation, de la division, de l’impossible rencontre. Ici ne se montreraient que deux termes d’un processus dialectique liaison/rupture au terme duquel la désunion serait la résultante de la polémique. Mais il faut aller voir plus loin, du côté du mythe platonicien.  

 

   Mythe de l’androgynie et indépassable solitude

 

   « Le premier mythe platonicien de l'androgyne est relaté par le personnage d'Aristophane, dans le Banquet (189c - 193e) au cours duquel plusieurs personnages décrivent leur conception de l'amour. » (Wikipédia)

   Après avoir évoqué la présence en des temps anciens, de l’espèce androgyne, cette espèce posant une énigme à Zeus, ce dernier se mit en devoir de la résoudre de la manière suivante : 

   « Enfin, Zeus ayant trouvé, non sans difficulté, une solution, […] il coupa les hommes en deux. Or, quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et s’embrassant et s’enlaçant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble […]

   C’est de ce moment que date l’amour inné des êtres humains les uns pour les autres : l’amour recompose l’ancienne nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. […] Notre espèce ne saurait être heureuse qu’à une condition, c’est de réaliser son désir amoureux, de rencontrer chacun l’être qui est notre moitié, et de revenir ainsi à notre nature première. »  (NB : C’est nous qui soulignons).

 

Androgynie formelle

  

   Le texte platonicien est plein d’enseignements dont le sens nous paraît clair. Que ces pensées résultent d’un mythe, peu importe et, dans l’antiquité grecque le mode de la connaissance était confié à la mythologie, non à la science, laquelle était, à cette époque, en voie de devenir. Plus que de simples formulations allusives, le propos du Maître de l’Académie ne demeure ambigu qu’aux yeux de ceux qui se réfugient dans la cécité de la Léthé, préférant le doux confort de l’oubli à la lumière de la réalité. Comment, en effet, ne pas saisir d’emblée, dans une manière de claire évidence, que l’Amour dont il est question dans le Banquet est purement et simplement Amour de soi ? Bien évidemment, il ne suffit pas d’affirmer mais de donner quelques arguments. Se mettre en quête de « sa moitié » (nous accentuerons le « SA »), « se fondre en un seul » (nous accentuerons « UN SEUL »). C’est le Sujet lui-même qui est au cœur de la recherche et non ‘l’objet’ de son amour. Et, du reste, ‘l’objet’ dont on doit la singulière nomination aux temps modernes inaugurés par le projet cartésien, place le Sujet d’une façon irréversible et radicale, au centre même de l’ego, dans son nucleus, cet ego qui, certes, pense, vit, aime et s’aime en Soi au travers de l’Autre (qu’il conviendrait mieux, dans ce contexte, d’orthographier avec une minuscule, ‘l’autre’). La revendication du « seul » suffirait à elle-même à clore le débat, tant la mesure du solipsisme y figure pleine et entière, ne laissant aucune chance à quiconque de pénétrer dans la citadelle.

   Mais à bien y réfléchir, l’acte d’amour est-il si désintéressé que nous le laisserait supposer, par exemple, l’amour courtois, avec l’exaltation d’une passion totale qui, en notre époque contemporaine, ne passerait que pour une ‘aimable bluette’ ?  Certes, le preux Chevalier entièrement occupé à satisfaire sa Belle, ne l’est-il qu’au regard du bonheur dont cette dernière sera, par-là, comblée jusqu’à l’excès ? Et quand bien même cette noble générosité, ce comblement de l’Autre seraient l’illustration de cette relation, l’Amant pourrait-il procéder à la quasi-nullité de Soi au point de s’oublier totalement en son Amante, renonçant à éprouver quelque plaisir ou jouissance des sens ? Non, bien évidemment, les choses ne sont nullement à sens unique. ‘Je M’aime en Toi’ est toujours la juste mesure d’un amour aussi bien consenti et éclairé des deux côtés. Ce JE que nous sommes, nous ne pouvons le jeter aux oubliettes au simple motif de ces assertions existentielles : ‘JE vis, JE pense, J’aime’. Par nécessité le JE est toujours prévalent pour la simple raison que MA façon d’être au monde, d’être à l’autre, sont toujours inscrits dans l’irrémissible et indépassable factualité du JE. Il est un fait que JE suis, que les sensations, les perceptions, les affinités sont MIENNES, que JE ne pourrais m’y soustraire qu’à perdre mon identité qui est aussi mon essence.

   Si le fameux ‘fin’amor’ suppose la soumission de l’Amant à son Amante dont il doit conquérir le cœur et, sans doute la chair, n’y a-t-il pas une manière d’injustice dans ce déséquilibre, un amour total ne recevant en contrepartie qu’un amour partiel ? Si l’amour est un absolu, et il faut en faire la thèse au moins théorique, contemplative, il ne peut qu’exister dans sa totalité sans réserve aucune qui privilégierait un Tel du couple au détriment de Tel autre. Si tel était le cas il ne s’agirait, en toute connaissance de cause, que d’un marché de dupes, du troc d’un amour contre des ‘commodités’. Ceci ne constituerait que le lieu d’une perversion et les sentiments éprouvés par la Belle ressembleraient fort aux basses œuvres d’un amour vénal dans quelque sombre boudoir capitonné de luxure et de vanité. L’amour exige l’amour en retour, non une vulgaire monnaie de singe. Mais si nous parlons d’amour à égalité de rétribution, alors ceci ferait pencher le trébuchet en faveur de l’idée que les amants, l’Un et l’Autre, payés à leur juste valeur, chacun y trouverait son compte, le sens d’une juste altérité pouvant ici s’écrire en exergue de la rencontre. Certes oui, mais cette position, nous devons le rappeler, ne résulte que du jeu de l’utopie qui consiste à réaliser une égalité des partages, à supposer que chaque ego ne vive qu’à faire apparaître l’Autre, à le faire briller au prix d’une abstraction du Soi.

   

   Epilogue

 

   Certes, le motif de l’Amour, figure solitaire promise à son propre effacement, est sans doute difficile à repérer dans ce long article qui s’essaie à emprunter quelques uns des multiples chemins du sens. Cependant le fil rouge qui en traverse l’épreuve est celui qui thématise l’Amour en son aporétique figure, comme si l’idée même d’amour ne pouvait s’inscrire qu’au fronton de quelque utopie, non figurer ici et là, s’incarner en tel ou tel Existant ou Existante. Peut-être l’Amour devrait-il perdre sa majuscule, s’orthographier avec une minuscule, ainsi, ‘amour’ et ne constituer que la figure allégorique posée par le divin Platon dans ‘Le Banquet’, comme l’on piquerait une fleur sur un chapeau afin de l’agrémenter, autrement dit en faire une simple apparence.

   Ici se donne à voir la problématique platonicienne au travers de laquelle l’amour-sensible ne serait qu’un reflet de l’Amour-Intelligible dont la lumière ne brille qu’aux yeux de ceux qui, sortis de la Caverne, sont capables de regarder la lumière du Soleil. Ils sont nommés tels ‘Les Rares’, sinon ‘Les Invisibles’ au motif que jamais personne n’a rencontré L’Homme, mais toujours cet homme-ci, cet homme-là, objet de chair en sa mortelle condition.

   Et si nous parlons de ‘mortel’, ceci n’a rien du hasard, on ne peut évoquer les choses de la Vie qu’en cette perspective Mortelle puisque, aussi bien, nous les hommes et femmes sommes des Dasein, à savoir des Passants qui ne s’inscrivent que dans la perspective de la finitude. Nous sommes « les seuls capables de la mort en tant que la mort », selon la formule célèbre heideggérienne. Tout, dans l’existence, se loge sous le sceau de cette empreinte indélébile. L’amour en particulier puisque

 

c’est par lui que nous venons au monde,

par lui que nous résistons à la finitude,

par lui enfin que se solde notre parcours humain,

dans notre étreinte finale avec la Camarde

dont Brassens chantait si joliment et avec humour la triste réalité :

 

« La Camarde qui ne m'a jamais pardonné

D'avoir semé des fleurs dans les trous de son nez

Me poursuit d'un zèle imbécile »

 

   Or c’est bien contre ce « zèle imbécile » que nous élevons lorsque ‘sacrifiant’ aux plaisirs charnels, nous ne cherchons jamais qu’à éprouver ‘La Petite Mort’, pensant qu’elle nous exonèrera, au moins provisoirement, de ‘La Grande Mort’, la faucheuse impitoyable qui moissonne nos têtes au mépris de toute convenance.

 

Qu’avons-nous à lui opposer ?

Des Noces ?

Un accouplement cathartique ?

Le cri d’une brève jouissance ?

  

  C’est Elle qui, ayant le dernier mot applique sur nos lèvres, autrefois gourmandes et désireuses, l’ultime baiser qui sera notre dernier acte d’amour. ‘Noces’, oui, mais ‘Noces barbares’ car l’idée même de liaison porte en elle les ferments de son propre nihilisme. Ce que ‘Noces’ est supposé dire en mode de joie, ‘barbares’ vient en décimer la fragile figure, autrement dit s’affirmer tel le cruel nihilisme. Afin de clore cet article, il nous suffira, une fois encore, de viser correctement la sémantique de cette Belle et Inquiétante Figure.

 

Androgynie formelle

   Ne sommes-nous saisis d’effroi au constat de ces yeux vides, de ces orbites creuses, signes avant-courriers de la Mort ? Ne sommes-nous reportés au plein de notre tragique condition à ne pouvoir déchiffrer le visage de ces Existants ? Ne percevons-nous, comme antinomiques de la relation, ce vide, cet abîme qui se glissent entre les supposés amants ? Ne sommes-nous directement confrontés à l’essence même du Néant à ne laisser venir à nous, tous ces trous, toutes ces failles, ces avens qui creusent les corps et les précipitent à trépas ? Et ici, il ne s’agit nullement d’un fondamental pessimisme ou d’une inclination à la noirceur entrenus par  quelque mal mystérieux. Nous ne faisons que traduire au plus près ce que la forme nous dicte au gré se son apparaître qui, déjà, n’est qu’un disparaître.

   Si nous visions cette œuvre à la manière d’une fable, alors la morale de l’histoire serait simplement celle-ci : toute altérité est pure invention de l’esprit, le tout-autre-que-soi n’est en définitive que notre ‘part manquante’, le creux qui s’est imprimé originellement en nous de cette moitié dont, jamais au grand jamais nous n’avons pu faire le deuil. Nous ne sommes des vivants qu’à l’être à demi. Si exister (‘eksister’) est sortir de soi en direction du monde, notre projet le plus secret serait uniquement un trajet de Soi à Soi, une plongée dans l’abysse de notre être propre qui porte pour l’éternité de notre vie les stigmates d’une brûlante incomplétude. Le voile dont l’Amour est la fragile dentelle consiste en ceci, à savoir que le simple terme de ‘noces’ dont nous pensons spontanément qu’il recèle toute source d’un possible bonheur, la réalité est bien plus verticale que ceci :

 

deux solitudes assemblées ne font pas un salut,

deux solitudes s’accroissent toujours de leur mutuelle tristesse.

 

   Nous sommes seuls à l’heure de notre Mort. Pourquoi ne le serions-nous à l’heure de notre Vie ? Quel prodige aurait donc métamorphosé notre essence ? Quelle soudaine braise surgirait donc des cendres ? L’androgynie a tracé en nous sa césure. Les bords de la plaie sont béants qui ne peuvent être recousus, sauf provisoirement, le temps d’une ambroisie, le temps d’un rapide acte d’amour.

 

‘Trois p’tits tours et puis s’en vont’ !

 

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23 juin 2021 3 23 /06 /juin /2021 17:13
Une esthétique de la disparition

‘L'homme-cible’ (1914)

 Giorgio de Chirico

*

   C'est comme cela, parfois, nous sommes en polémique avec nous-mêmes. Comme si nous avions, soudain, à regarder ce qui n'est peut-être pas montrable. En-dessous de la ligne de flottaison. La coque est de bois ancien, couverte de patelles gluantes et nous ne savons gère comment parler à ces cônes de chair molle. Y aurait-il, sous la coquille striée, quelque mystère dont nous n'aurions pas pris la mesure ? Ou bien s'agirait-il de nos actions mauvaises, de nos pensées délétères ramassées en forme de bubons ? Car, c'est bien vrai, nous les Hommes, les Femmes de bonne volonté, parfois nous ne sommes pas à la hauteur, parfois nous nous dérobons, parfois nous sommes humains à demi et encore !

"La barbarie à visage humain", disait le Philosophe.

"Humain trop humain", disait l'Autre.

"Humain pas encore humain",

disait un Dernier, pensant que l'humanisme était, toujours, une voie à construire, une citadelle à édifier, un Radeau de la Méduse dont, jamais, on ne pouvait anticiper la majestueuse dérive sur les flots badigeonnés de vert de la Métaphysique. Et notre étrave ourlée de mousse et de lichens, est-elle la métaphore d'un destin condamné avant que d'arriver au port ?

  Mais combien ces images indigentes sont loin de rendre compte de la réalité ! Mais il faudrait alors parler du bitume qui calfate la moindre de nos fissures, de la poix encore fumante qui s'immisce entre nos planches jointives. La poix, le bitume, comme autant de plaies vives, d'irrésolus enfantements de l'âme, d'éternelles perditions, de reniements sourds. Mais, aura-t-on, un jour, la force de se saisir d'un galet rond et compact et de le projeter dans le phare étroit qui nous fait nous diriger vers le fanal parmi les contractions blanches de la brume ? Car notre lucidité s'étiole, notre conscience pareille au lumignon dans le cachot, vacille, notre esprit se réfugie dans l'antre étroit d'une braise verte : à peine le souffle faiblement levé de la luciole. Et, pourtant nous nous contentons de ceci qui nous atterre, et pourtant nous godillons au milieu des flaques putrides, et pourtant nos bras étiques tiennent la barre avec l'audace d'un Capitaine fier de son embarcation. Ou presque, car nous sentons bien le naufrage proche, la quille grasse retournée dans une mare d'huile, pareillement à notre propre échouage sur les rives étroites de la finitude.

  Mais on relève la visière en carton de sa casquette, mais on visse sa lunette de laiton au bout de son œil de poulpe et, que voit-on ? Mais on ne voit rien, si ce n'est sa propre effigie de cuir bouilli identique aux ombres chinoises et une vague brume dressée dans le noroît. Des formes, pourtant. On dirait une citadelle et des hommes placés en sentinelles. On dirait une vie emprisonnée dans un aquarium vert, un bocal de verre à la densité de plomb.  Ce sont peut-être des revenants, peut-être des rescapés d'un bien étrange au-delà qui nous hèlent afin que nous entendions leurs suppliques. Mais ils ne semblent pas avoir de bouches, ou alors ce ne sont qu'orifices béants pareils à la gueule des poissons, quelque baudroie abyssale cherchant à nous entraîner par le fond.

  Alors nous appelons mais nos cris sont devenus à peine plus conséquents que gonflements de bulles au-dessus des tourbières. Alors nous nous essayons aux déplacements mais nos jambes sont laineuses, effilochées, pareilles aux lianes. Alors nous prions mais nos mains sont trop éplorées pour pouvoir se recueillir dans un même geste de piété. Alors nous gémissons mais PERSONNE n'est là pour nous entendre. Un instant, à la vue de ces silhouettes perdues dans le brouillard, nous avions cru à quelque Farghestan sur le rivage duquel nous aurions pu jeter l'ancre. A condition, évidemment, d'éviter les projectiles de ce peuple étrange, sauvage sans doute, possiblement rompu à l'art de la guerre. Car, voyez-vous, même la sublime guerre possède son art ! Une esthétique de la disparition, si l'on peut prendre la liberté de s'exprimer ainsi.  Mais à côté de notre singulière désolation, la fureur des hommes du Rivage des Syrtes eût été une aimable palinodie, une sotie pour gueux égarés, une farce pour saltimbanques.

  Mais, c'est bien pire et nous n'y pouvons rien. Tout ce qui, jusqu'ici, nous a parlé en termes ombiliqués et en phrases occluses n'est qu'une piètre allégorie de notre errance sur les flaques de mercure qui gonflent sous les horizons. Nous sommes écartelés, un membre au septentrion, un autre en terre australe, un autre occidental, un autre enfin, oriental. Jamais de synthèse qui réunirait le tout en une harmonie vraisemblable. Cela nous le savons depuis au moins notre naissance et, malgré cela, nous continuons à nous accrocher à notre coquille de noix. Les battements sinistres de l'eau contre les flancs de la coque, les grincements des mâts, les déhanchements de la dunette sous les meutes des vagues, rien n'y fait et la cale est envahie d'eau que nous poursuivons notre route, en aveugles, comme si nous étions pris d'une cécité tenace, d'un tel engourdissement de l'esprit que ne persisteraient à l'horizon de notre conscience étroite que de sombres écumes, de pâles obstinations en quête d'elles-mêmes.

  Pareils à Apollinaire-le-trépané de Giorgio de Chirico, nous sombrons continuellement dans les flots glauques de l'absurde. Ceux-ci nous rappellent d'autres flots de notre enfance, lorsque, avec des camarades, les journées d'été au long cours, afin de tromper la langueur du temps, nous allions au moulin sur la rivière. Nous y actionnions une sorte de treuil afin de faire remonter la lourde plaque de fer qui retenait les eaux. Une cataracte de liquide lourd, sombre, aux reflets métalliques de cuivre éteint se mettait à bouillonner, emportant avec lui des poissons aux yeux globuleux, sans doute pris de cataracte. Cette image nous a toujours incliné à penser que le Néant avait cette couleur terrible, compassée, en quelque sorte innommable. Nous ne savions pas encore, dans la fleur de l'âge, que cette impression de basculer dans la chute sans moyen d'y pouvoir rien faire, plus tard nous la découvririons chez Camus, Sartre, Nietzsche. Nous vivions les premières atteintes du nihilisme par procuration. Sans doute cette introduction bien involontaire à un existentialisme abrupt nous orienta, très tôt, à faire de "La nausée" notre livre de chevet. Depuis, l'existentialisme - dont il est de bon ton de dire aujourd'hui qu'il est dépassé - n'a cessé de nous accompagner, nous aidant, souvent, à entretenir dans les moments inexacts, une juste rébellion.

  Cette belle œuvre de de Chirico en était le pendant violemment métaphysique. Elle contenait, en une économie de moyens, une palette étroite comme la tragédie peut l'être, dans une gamme chromatique à proprement parler ontologique - comment ne pas convoquer toutes les ressources de l'être lorsque celui-ci se cerne de si funestes projets ? - tout ce qui pouvait, déjà, chez un préadolescent, s'illustrer comme la figure de la disparition, de l'occultation de la mémoire, de la condamnation de l'essence de l'homme, à savoir le langage. Car si Guillaume Apollinaire payait de sa vie la folie meurtrière des hommes, en même temps que le Poète, c'était le Langage qui était mis en demeure de survivre, de réparer cette cicatrice faite à l'intelligence. Une double blessure, une double ignominie : celle du mépris de l'homme d'abord, celle de la relégation de la poésie à ce que, jamais elle ne saurait être, une cible dans laquelle précipiter la première mitraille.

  Mais, pour conclure la parole revient de droit au Poète Giuseppe Ungaretti qui écrivait dans "Innocence et mémoire", ces magnifiques phrases qui, bien évidemment, se passeront d'un long commentaire : "Le XIXe siècle, épuisé par son effort démesuré de mémoire (ici s’impose l’image du naufragé qui, sur le point d’être englouti, revoit toute sa vie en un éclair et, même athée, se recommande à Dieu), son illusion d’avoir embrassé le temps infini dissipée, s’est retrouvé devant le vide, avec le sentiment, puisque la Providence n’est pas une fable, que des ailes lui poussaient." (…) " L’horreur de l’éternité ne nous a pas été cachée. L’instinct seul régnait. La familiarité avec la mort était telle que le naufrage était sans fin. En réalité notre vie n’était plus rien qu’un objet. Le premier objet venu. "

  Ce, qu'évidemment la poésie ne saurait être. A moins qu'elle ne soit "l'objet par excellence" ! 

 

 

 

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22 juin 2021 2 22 /06 /juin /2021 16:33
Dans la rumeur de vous.

Photographie : Nadège Costa

Avril 2015

Tous droits réservés

*

   Dans la rumeur de vous

   C’est juste une lumière, l’aile d’un papillon, la visitation d’une soie et rien d’autre que vous ne se présente au monde. La nuit est à peine finie que le jour s’installe avec la paresse de l’aube. Tout dans la caresse, tout dans le retirement de soi. Croyez-vous donc que le temps pourrait s’inverser et nous reconduire aux premiers jours, aux premières rencontres ? Vous souvenez-vous, au moins, combien la brume était légère, les heures étales, pareilles à l’eau grise de la lagune ? Et ce fier campanile qui semblait ne se dresser qu’à fêter notre rencontre. Ce jour est si loin et c’est comme si, jamais, il n’avait été. La cendre envahit tout et l’horizon est une perdition, une fuite que jamais nul cercle ne referme.

   Dans la rumeur de vous

   Voici ce qui me reste et la vie demeure dans son insistance de glu. Mais comment donc saisir ce qui est rêve, cette aile translucide que l’air dissout et les doigts pleurent de leur soudaine vacuité ? De leur silence. C’est comme un vertige de se souvenir. C’est comme une plaie et les braises s’y abîment avec la densité d’un cri. Votre prénom, je ne l’ai même pas connu. Seulement un tourbillon au creux de l’oreille, des meutes de frissons, l’éclair d’un bas pointillé de blanc, un tapis frangé, une tenture faisant son clair-obscur sur la pente de la mémoire. Et pourtant les idées de vous sont si claires. Pareilles à la trajectoire parfaite de la flèche et la cible est trouée en plein cœur. Et la cible ne tient qu’à recevoir la prochaine pointe qui la déchirera. La laissera à demeure pour l’éternité.

   Dans la rumeur de vous

   Soudain il fait si froid dans le corridor des pensées. Le petit hôtel au bord du canal. L’escalier de pierre grise, les battements de l’eau. Et votre si légère vêture, à peine une buée, la stridulation d’un grillon. Mais pourquoi donc ceci a-t-il eu lieu qui n’aurait pu être que rêve ou bien fantaisie de l’imaginaire ? Qu’y avait-il d’urgent à habiter l’espace d’une étreinte cette fenêtre cernée d’étranges lueurs ? On entendait les noctambules, les claquements des escarpins sur le pavé. Nous avons vécu de ce rythme jusqu’à ce que la première clarté vienne vous ravir à moi. Vous êtes descendue fumer sur le quai de pierre. Vous étiez si peu vêtue mais à cette heure matinale, seuls les pigeons vous savaient démunie et fragile.

   Ce qui me reste, cette vision éphémère, ce bitume des bas sur le lisse de la peau, la perle de l’ombilic habitée d’ombre, la parenthèse d’une main sur la gorge nue, puis, soudain l’horizon, de vous, se dépeuple. On a démonté les gradins. Le spectacle est terminé. Les camelots et les bateleurs s’en vont dans un vol de libellule. Voyez-vous, je suis encore à cette fenêtre, les yeux fixés sur votre absence, rivés à la pierre insolente du quai. Elle est muette et je suis sourd au monde. Que votre ombre revienne. Seulement votre ombre. Je la retiendrai dans la geôle de mes bras. Oui, je la retiendrai et nous sombrerons, tous les deux dans l’oubli. Oui, dans l’oubli !

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
21 juin 2021 1 21 /06 /juin /2021 16:37
 Le poème est éternité.

Le cheval "chinois" - Grotte de Lascaux

Source : Arts du Monde

*

(Les premières représentations de la fable humaine)

   

   A l'orée de cette si belle poésie, il ne nous paraissait pas possible de lire et de laisser dans l'ombre ce qui, de soi, brille de l'éclat du silex. Toute œuvre de langage aboutie entraîne aussitôt dans son sillage une manière d'écume qu'il convient de ne pas laisser retomber. Le langage féconde le langage comme les gouttes font avancer la rivière. C'est de la source dont il faut partir, puis cheminer longuement de concert avec ce qui est promesse de beauté. Tout alors flamboie d'une singulière vie intérieure. Bientôt sera l'estuaire, mais rien n'aura été perdu, l'eau aura été fécondée et portée à son accomplissement. C'est de cette manière qu'il convient de cheminer à côté des œuvres, en ouvrant un dialogue avec elles, plutôt que de demeurer dans le silence ou l'accompagnement distrait. Écoutons donc ce que ce poème, entre les lignes, a à nous dire :

[NB : le court texte ci-dessous n'est pas à lire comme commentaire du poème,

mais seulement comme fable jouant en écho avec ce qui s'y dévoile et conduit

le lecteur dans une contrée où il n'y a plus de repères logiquement assignables.]

*

'Enfantée d'éternité'

 

"Lorsque je te vois

Attentif

A l’orée de ta forêt,

Tu portes en ta veste de feuilles

Des fragments de rouleaux verts,

Et au poignet

Cette liane de pervenches.

Je ne sais d’où tu surgis

Toi qui désarticules

Les marionnettes de la mémoire.

Je t’entends faire trembler la porte de la chapelle,

Allumer une à une les bougies

Aux yeux étincelants.

Tu prépares un coin de sol,

Un tapis de sable

Et

Ce que tu me tends à boire,

Dans ta paume ouverte,

A la couleur de l’ambre fondue.

Je m’y brûle les lèvres

Dans la fraîcheur de tes yeux de nacre.

Nous parlons

Le langage du silence

Car

Ni ta voix

Ni la mienne

Ne peuvent se trouver.

Et de ces paroles

Qui s’échangent sans syllabes

Naissent

L’or et le pourpre

D’une chorale d’ oiseaux invisibles.

Après

Que nos tempes se soient

Adoucies l’une à l’autre

Que ma main

Redevienne fragile

Je me relève,

Etrangère au monde

Enfantée d’Eternité."

 

Nathalie Bardou

"Enfantée d’Eternité"

*

(Quelques variations sur cela qui s'énonce dans la rareté.)

   

   Voilà ce à quoi nous conduit le poème. Nous nous absentons du monde. De nous-mêmes aussi. Comment dire cette étrangeté qui s'empare de nous et nous dévoile un rayon d'infini ? Car, sur la terre, tout s'évanouit dans un lumineux poudroiement. Car, dans le ciel, tout se déploie et s'élance bien au-delà du vibrant arc-en-ciel. Car l'eau frissonne de milliers d'yeux qui sont comme de rapides comètes. Car le feu inonde les regards et se répand en nappes rubescentes partout où une once d'esprit se dérobe à la curiosité mondaine. Car nous sommes nous-mêmes en même temps que nous ne le sommes plus ou bien ne le sommes encore. Car tout s'étoile et signifie jusqu'aux limites de l'absolu.

   Les mots ne sont plus des mots qu'à retourner l'écran de notre peau de manière à en faire une voile tendue au souffle de la déraison. Notre vue se brouille, notre vue se rétracte, l'étrave de notre chiasma, bombardée de millions de phosphènes, rutile dans le blanc. Nos dendrites dansent dans les gangues de grise myéline, notre aire occipitale ploie sous les meutes d'images polychromes. Et notre cochlée, somptueux limaçon empli de toutes les rumeurs du monde, jongle avec les spirales des sons multiples.

   Nous sommes au creux même de notre ressourcement, nous sommes redevenus ce que nous n'avons cessé d'être, de simples remuements aquatiques abrités sous l'arche polychrome. Notre fontanelle souple, ludique, translucide, tutoie le merveilleux dôme par lequel, bientôt, nous serons au monde, dans le plus complet éblouissement. Cela fuse, cela fait ses paysages oniriques, cela déplie les infinis fragments du kaléidoscope interne. Traits, pointillés, courbes, parenthèses du jour, orbe abritant de la nuit, nuages d'ébène, soie de la peau d'amour, lèvres ourlées du carmin désir, froissements d'eau, enlacements de doigts, pliure du poème en ses tintements d'abeilles, ruche dorée par où s'écoule le miel de la pure donation, vibrance du nectar, élancements du pollen dans toutes les dimensions de l'espace.

   Nous sommes visités, nous voyons l'invisible, le sublime peyotl allume ne nous sa dimension artaudienne, nous volons au-dessus du pays rouge des Tarahumaras, nous entrons dans les cercles labyrinthiques da la pensée, nous nichons au creux de la termitière du langage parmi les grappes d'œufs et les multiples galeries des songes habités. Nous nous saisissons d'une brindille et, sur les murs de bave et de terre, nous dessinons les dessins d'ocre et de sanguine des peuples pariétaux, nous gravons les signes des hordes primitives, les flèches, les pointes, les cercles, les glaives, les vulves, les femmes aux seins pléthoriques, leur laitance est notre essentielle nourriture, nous nous roulons à terre, le corps possédé d'argile rouge, des lianes entourent nos chevilles, nous dressons notre étui pénien vers le dieu-fécondant, le dieu de la pluie, celui qui nous dit en larmes claires la fable de notre présence dans les ornières ouvertes du sens.

   Nous fumons le chanvre, nous buvons le kava, nous enduisons notre tunique de peau de cendre, nous mangeons les braises, nous sommes volcans, nous sommes rivières bondissant sur le bronze poli du basalte; nous sommes vent sifflant sur les cimaises de la canopée, nous sommes ruisseau sous les fuites vertes de la forêt primitive. Nous sommes les primitifs, les vrais hommes. Notre marche est langage. Nos gestes sont langage : ils disent la cueillette du fruit sauvage, la hâte de la manducation, le saut hors de la mort; ils disent l'aurochs à abattre, ils disent le feu à allumer, ils disent le sexe à posséder, le glaive enduit de résine dans la lézarde du néant, car nous ne savons plus qui nous sommes parmi le rut et le jaillissement par lequel nous échappons aux griffes de l'inconnaissance.

   Nos gestes équarrissent le monde, le sculptent à coups de haine, à coups de boutoir. Notre sommeil est lourd comme les nuages qui pèsent sur nous de tout leur poids d'inconséquence. Notre faim est immense dont nous ne savons ni le commencement, ni la fin. Depuis toujours nous voulons posséder ce qui nous fait face : la femme aux hanches en amphores, la vallée et son foisonnement d'arbres, le renne aux bois s dressés, la montagne où se cache l'éclair, la terre et ses vases cuisant dans le feu. Nous voulons tout ce que nos yeux dévoilent, tout ce que nos mains touchent, tout ce que nos oreilles entendent. Nous voulons ce qui n'est pas nous, qui nous résiste, nous oppose sa volonté. Nous voulons l'eau pour étancher notre soif, le feu pour aiguiser nos pieux, le limon pour faire pousser nos graines. Nous voulons tout ce qui n'est pas nous.

   Mais il y a une chose que nous ne pouvons pas vouloir, chose qui, elle, nous veut comme sa possession la plus intime : le langage. Le langage est partout. Dans les zébrures du ciel, dans la marche de la gazelle, dans le bondissement de la source, dans la brume qui plane au-dessus de l'étang. Le langage, nous ne le voulons pas puisqu'il est ce que nous sommes en propre. Le langage et nous : deux gouttes d'eau; deux vibrations qui se font face, deux miroirs reflétant une identique image. Dites "Homme" , et vous avez le langage. Dites "Femme", et vous avez encore le langage. Dites "Langage" et vous avez l'infini poème du monde, la course circulaire des étoiles, la nuit d'obsidienne, le silence des yeux, le dépliement de la crosse de fougère.

   Le langage est totalité qui rassemble tout dans un même creuset. Ôtez le langage et alors, vous n'avez plus ni pensée, ni mots pour dire l'amour, ni mots pour dire la haine. Plus rien qu'une plaine livide parcourue de blizzard. C'est pour cette raison qu'Hommes, Femmes, nous parlons sans arrêt, depuis notre premier souffle jusqu'au dernier. Nous parlons le jour, disant la générosité du ciel éclairé par l'étoile blanche dispensatrice de beauté. Nous parlons la nuit sur l'immense agora de nos rêves. Nous parlons dans le silence les mots de la méditation, de la prière, du recueillement, de la supplique d'amour. Cela parle en nous à notre insu, depuis nos rivières de sang, nos chutes de larmes, nos éclaboussures de rires, nos liqueurs intimes, le crissement de nos aponévroses, la petite musique de nos ligaments, la plainte suppliciée de nos sexes.

   Nous jouissons et nous parlons. Nous souffrons et nous parlons. Nous désirons et nous parlons. Nous ne sommes que cela, des machines parlantes-désirantes qui jetons dans l'espace les longs rhizomes de l'exister. Cependant, parfois, nous peignons, dessinons, faisons de la course à pied, taillons un bout de bois. Mais jamais dans le silence. Toujours un bruit de fond qui coule en sourdine et fait son bruit de crécelle. Comme les lépreux, nous avançons sur terre en faisant tourner notre petit tourniquet bavard afin de signaler notre présence, afin de prouver notre être, de tendre au-devant de nous nos mains en forme de suppliques. Infinie beauté du langage qui n'a besoin rien pour se dire alors que nous, les hommes, avons besoin de lui pour continuer à tracer notre chemin. Il nous reste la voie du poème pour nous retrouver nous-mêmes. Il n'y a guère d'autre vérité à dévoiler que celle-ci. Que ceux, celles qui ne le croiraient pas commencent à renoncer au langage. Ils feront alors l'épreuve de l'immédiate finitude. Sans doute nul ne le souhaite !

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20 juin 2021 7 20 /06 /juin /2021 08:33
PASSAGES

Le pont japonais sur le bassin aux nymphéas à Giverny

Claude Monet

Source : Wikipédia

 

***

 

PASSAGES

Il faut trouver l’Unité

dans la Jonction des Deux,

il faut le Rassemblement

à partir de la Différence,

il faut l’Amour

à partir du Combat,

il faut à l’Ombre la Lumière,

à la Lumière l’Ombre.

 

Ici on a la Terre.

Ici on a le Ciel.

La Terre n’est rien sans le Ciel.

Le Ciel n’est rien sans la Terre.

Chacun en sa propre clôture.

Chacun en son propre secret.

 

Ce qu’il faut, c’est l’ajointent des Deux.

Ce qu’il faut, c’est Terre-Ciel,

Ciel-Terre.

C’est le trait d’union

qui est leur rassemblement,

c’est leur alliance

qui est Chant du Monde,

c’est leur voisinage

qui dit la mesure

de tout exister.

La Génitrice,

La Matrice originelle

se dispose à la puissance ouranienne.

Elle est ensemencée

et portée

à sa dimension germinatrice

 

Ce qu’il faut dire :

La Terre & le Ciel,

Le Ciel & la Terre.

C’est le &

Qui est l’opérateur

Du SENS

C’est le &

Qui accorde

Et

Assemble

 

C’est le & qui médiatise

et rapproche les principes

en le creuset des Affinités

 

Le & signifie

parce qu’il fait communiquer

les deux êtres

de la Terre

Et

du ciel,

Les versant l’un en l’autre,

en une manière d’Offrande.

 

La Terre est donatrice pour le Ciel.

Le Ciel est oblativité pour la Terre.

 

Jamais la Terre ne peut être sans le Ciel.

Jamais le Ciel ne peut être sans la Terre.

Entre Ciel et Terre,

une Parole.

Entre Terre et Ciel,

un Souffle unique.

Il est la prière des Mortels

en direction des Dieux

 

Les Mortels ne sont

que par le Passage,

Les Dieux ne sont

que par le Passage.

 

Passage est le chemin

par lequel tout se donne

eu égard à l’Entièreté

de Tout ce qui Est.

 

Passage est la Voie

d’un Mot à l’Autre,

d’une Présence à l’Autre,

d’une Forme à l’Autre

 

N’y aurait-il

le Passage

et le Monde serait vide,

et les Choses demeureraient

en leur bogue

sans possibilité aucune

d’en sortir.

 

Passage se dit en mode multiple.

Il faut s’en approcher.

 

PASSAGES

 des villes,

ils font communiquer

un Espace et un Autre,

un Temps et un Autre.

Il y a un avant du Passage

et un après du Passage.

La force du Passage

est d’accomplir l’Être

qui s’y engage

jusqu’à le sublimer.

L’être-après prend conscience

de ne plus être l’être-avant,

et ceci est particulier au Passage,

à sa forme propre qui est symbolique

du partage des Mondes.

Monde d’hier, en arrière de soi.

Monde de demain, en avant de soi.

Monde du présent qu’égrènent,

A la manière d’un sablier,

les dalles Noires

et

Blanches

du sol.

Le Sol est un damier

sur lequel se joue

le Destin des Hommes

 

PASSAGES,

Passages fabuleux.

Ils nous disent la faveur

extrême de notre temporalité.

Nous ne sommes ce que nous sommes

qu’à l’aune de cette Ouverture :

Avoir-été, être, devenir.

 

Ceci, nous n’en saisissons

nullement la fuyante texture,

nous en éprouvons seulement

l’irrépressible fuite.

Mais comment se rendre

le Temps perceptible ?

Il est si près-si-loin-de-nous,

en nous et ailleurs qui avance

et jamais ne fait halte

 

Le jour est le Jour.

La Nuit est la Nuit.

Comment sortir de cette aporie ?

Toute tautologie est renoncement,

ou bien alors signification ultime.

Mais nous sommes les Tard-Venus

et ne parvenons encore

qu’à l’aurore du sens

 

Le Jour n’est pas sans la Nuit.

La Nuit n’est pas sans le Jour.

La Nuit est immobile.

Le Jour est immobile.

Seuls sont mobiles

donc signifiants

leur entre-deux :

L’Aube divine

avant le grand déchirement

de la Lumière,

Le Crépuscule magique

avant le grand envahissement

du pli d’Ombre

 

Le Clair est toujours ce qui nous attire.

L’Obscur toujours ce qui nous repousse.

Cependant le Clair ne peut s’absenter de l’Obscur,

l’Obscur ne peut s’absenter du Clair

 

La chair du Clair

demande

la chair de l’Obscur.

Le Clair ne serait nullement le Clair

s’il ne naissait de l’Obscur.

L’Obscur ne serait nullement l’Obscur

s’il ne faisait saillie sur le Clair.

 

C’est pourquoi le Clair-Obscur

se donne en tant que nécessité.

Il est la sémantique qui se lève

de la fraternelle opposition des deux,

de leur joute amoureuse.

Il y a entrelacement du Clair et de L’Obscur.

L’Amour ne peut vivre sans l’Amour.

Chaque Amour a son nom :

Clair pour l’un,

Obscur pour l’autre

Mais les deux noms mis à part

ne peuvent parvenir au bout de leur être.

Il leur faut la puissance de la Copule

Le Clair EST l’Obscur,

L’Obscur EST le Clair.

Donation de l’Un en l’Autre,

Réception de l’Autre en l’Un.

 

PASSAGES

Seuil de la Maison

qui délimite,

qui dit hors de lui l’Etranger,

qui dit en lui le Familier.

Seuil qui abrite et se réserve.

Seuil qui appelle l’Ami,

le met en sécurité

près du Foyer.

Là, dans la demeure hestiologique

où tout rayonne à partir du Feu,

où la chaleur de l’intime

s’oppose

à la froidure du non-connu,

aux hiéroglyphes de l’Invisible.

Seuil, d’un côté le Jour.

Seuil, de l’autre l’Ombre

propice, accueillante,

l’Ombre qui ménage une place

pour l’habitat serein.

 

PASSAGES

Des deux côtés sont les rives,

au milieu est le Fleuve

de haute destinée.

D’un côté : un Peuple.

De l’autre côté : un autre Peuple.

Les langues diffèrent,

les dialectes partagent,

les us et coutumes séparent.

Les cultures, ici et là

sont pareilles à des champs semés

de graines singulières,

non miscibles.

Le Pont

unit, assemble

en un lieu identique

ce qui, par nature,

 s’éloigne l’un de l’autre.

Le Pont est l’Amitié.

Le Pont est le recueil en soi

du Proche et du Distant.

Le Pont est ce par quoi

les Peuples fraternisent,

les Langues s’unissent,

les Corps se rejoignent

bien au-delà des distinctions,

des lignes de faille,

des césures

 

PASSAGES

en la sublime Métamorphose.

Le Temps, le merveilleux Temps

s’y inscrit à même

son étonnant principe.

Je suis Moi qui deviens Autre,

et encore Autre,

et ainsi de suite

jusqu’à épuisement

des Formes.

En moi, le chant premier de la Larve.

En moi, le chant second de la Chrysalide.

En moi, le chant troisième de l’Imago.

En moi, du-dedans même de ma conscience

éprouvée telle une Chair,

se déploie la symphonie de la Vie.

Réalité polymorphe.

Réalité polyphonique.

Réalité poly-sensorielle.

Tout se dit en mode

de croissance.

Tout se dit en mode

d’effectuation de soi.

Temps à l’œuvre,

lequel me façonne.

Moi à l’œuvre,

en lequel le Temps

a semé le vent

de l’accord et du discord.

Chaque jour qui passe,

je m’accrois de ce qui vient.

Chaque jour qui passe,

je me déleste de ce qui chute

et fait son murmure

de fugue depuis les lointains.

Ainsi se dit l’étonnement

qui nous saisit à la jointure exacte

de la pluralité des mondes.

J’étais illisible

dans le germe initial,

à peine apparaissant

dans le motif second,

jaillissement soudain

dans la robe arc-en-ciel,

ailes éployées de Belle-Dame

ou de Robert-le-Diable.

Ainsi s’énonce,

dans l’infinie mobilité,

la façon d’être sur la Terre.

 

 

PASSAGES

D’abord il n’y a rien

que le Vide et le Néant.

D’abord je ne suis pas même

une étincelle

au fin fond de la galaxie.

Puis l’Eclair,

Le Tonnant,

L’Archétype Paternel

pareil à un Dieu

qui dicte sa Loi

et assure son Règne.

Et le recueil en la Féminine beauté,

en la Déesse sans qui rien ne serait

que perte et dévastation.

Assentiment au devoir de créer,

de poursuivre l’œuvre

de la Sublime Nature.

Je suis celui-qui-commence-à-être.

Je suis au tout début du Temps,

à l’orée de l’Espace.

Mon premier monde est doux,

chaud, liquide, enveloppant.

Puis l’Eclair, à nouveau.

Les cataractes

de lumière blanche.

Les nuées de sons

qui percutent la cochlée.

Les pluies de frissons

qui se lèvent sur la peau.

Les premiers mots font

leur bruissement si doux,

tellement signifiants.

Puis je reçois un Nom

qui m’installe parmi

le Peuple des Hommes.

Etant nommé, j’existe

en tant que singulier.

Etant nommé,

je nommerai à mon tour.

J’entrerai par la porte fastueuse

de l’immense Babel,

et ceci sera ma plus grande joie :

que le langage soit !

Passage d’un mot à l’autre,

d’une Pensée à l’autre,

d’une Méditation à l’autre,

d’une Prose à l’autre,

d’un Poème à l’autre.

 

Ainsi s’écrit,

sous la haute bannière

du Verbe déployé

d’un horizon à l’autre,

le lieu du terrestre passage.

Ainsi se trace,

dans la belle glaise humaine,

les Signes de notre Essence

 

PASSAGES

PASSAGES

PASSAGES

 

 

 

 

 

 

 

 

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19 juin 2021 6 19 /06 /juin /2021 15:27
Ce qui, d’elle, est invisible.

"Physiognomonie partisane"

avec Kimberley Sommer

Œuvre : André Maynet

*

   « Elles sont belles, les fumées. Du haut d’une montagne, je vois les fumées qui s’élèvent au-dessus des plaines et des vallées. Elles montent dans l’air calme, pendant des heures, s’étalent, puis disparaissent à une certaine hauteur, sans qu’on puisse voir comment.

   Elles forment des colonnes bien droites qui montent au-dessus des toits des maisons. Grises, légères, les fumées qui savent parler des choses douces et tranquilles, d’âtre, de repas en train de cuire, de sarments, de branches sèches qui crépitent, les fumées de la paix.

   Elles disent des choses émouvantes, des choses humaines. Les montagnes sont dures et magnifiques, la mer est vaste, les fleuves sont pleins de puissance. Mais les petites fumées pâles témoignent simplement que ces lieux sont habités, qu’il y a ici des familles, des enfants, de la douceur ».

JMG. Le Clézio – L’inconnu sur la terre

*

   Comment mieux introduire à une lecture de cette image d’André Maynet qu’en citant la très belle et limpide prose de Le Clézio ? Très simple aussi, telle cette fumée qui s’élève dans le ciel avec l’à-peine insistance des choses précieuses, élégantes, qui nous disent la beauté du monde en même temps que celle des hommes qui, la contemplant, se penchent aussi sur la leur et la portent au-devant d’eux dans une manière de certitude. Il en est ainsi de toute vérité qui brille comme la flamme, crépite comme l’étincelle et contient dans son germe la totalité de ce qu’elle est, à savoir l’évidence, l’amplitude d’une justesse du regard visant le réel. Comment pourrions faire l’économie de la présence de la source, du ruisseau sous la fraîcheur des ombrages, de la crête des montagnes qui se teinte de pourpre, des feux de Bengale qui s’allument sur le dos des vagues dans l’aube saisie de blancheur ?

   Et, si nous évoquons la fumée, si nous célébrons sa joie en même temps que le signal qu’elle nous adresse, c’est en raison du célèbre sfumato dont Léonard de Vinci fut l’initiateur avec le bonheur esthétique que l’on sait. Avant d’être une technique, celle du glacis et de la superposition patiente des couches sur le subjectile, le sfumato est, avant tout, une poétique qui entraîne avec elle la connaissance de la forme ou l’essence des choses car, voyant une œuvre dans son bel accomplissement, nous nous disons, à l’instar d’Aristote : « tiens, c'est exactement ainsi qu'est la chose », autrement dit nous pénétrons son être en son intime signification.

   Mais écoutons Léonard théoriser dans son « Traité de la peinture » cet effet canonique de la Renaissance : « Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes comme une fumée». Or, cette manière d’envisager la maîtrise de la matière picturale est le plus souvent associée à l’usage du clair-obscur (chiaroscuro), ceci renforçant un volume que ne cerne aucune ligne, lequel est sujet à constante métamorphose selon telle ou telle visée du Voyeur de l’œuvre, selon les déplacements successifs donnant lieu à ses différents points de vue. La Joconde en est la plus célèbre dépositaire, elle dont jamais on ne cerne les traits qu’à éternellement les placer dans une perspective renouvelée et c’est cette fuite, cet insaisissable dont Mona Lisa tisse la toile de son mystère.

   Un autre exemple de ce flou, de cette approximation de la vision qui agrandissent le champ de nos perceptions, inclinent à forer l’image en-deçà et au-delà de la surface réfléchissante, à faire du glacis cette vitre transparente douée de multiples virtualités, de sèmes infinis, se trouve également dans l’œuvre de Vermeer sur laquelle le regard ricoche comme pour nous dire, dans une sorte de bel oxymore l’impossibilité de pénétrer à l’intérieur du Sujet, en même temps que notre tentation permanente de nous y entendre avec ce qu’il donne à connaître, peut-être à son insu, à moins qu’il ne s’agisse d’une secrète complicité !

Ce qui, d’elle, est invisible.

Une femme jouant de la guitare

Johannes Vermeer – 1672

Source : Wikipédia

*

   Ce que nous voyons, essentiellement, dans ce travail du sfumato, c’est d’abord une amplification de l’espace qui résulte de cette indistinction relative des formes, de leur glissement permanent, fuyant, comme si une dynamique à l’œuvre continuait à les animer depuis leur intérieur, telles des esquisses inachevées voulant éviter de fixer définitivement leur rhétorique, préférant à une conception figée des choses l’aire ouverte d’un déploiement, d’un surgissement renouvelé à même les jeux de lumière, l’évanescence des ombres. Mais aussi une dilatation du temps car rien ne semble jamais achevé parmi ce fourmillement, cette polyphonie de sensations qu’une forme cernée de près, contenue dans la demeure de sa limite, eût conduite à une clôture définitive, à une durée sans avenir.

   La très belle image d’André Maynet met en scène une posture identique à celle du sfumato, elle est un sfumato, mais aussi un vibrato, une « écriture de la lumière » qui s’affirme en se retirant, une illusion, une « phantasia » qui ouvre notre imaginaire et le laisse en suspens. Ainsi sont les œuvres lorsqu’elles nous installent hors de nous, dans une énigme qui nous tient en émoi. C’est une vapeur qui monte de la Muse, une dentelle de clarté, un rayonnement si proche d’une pierre d’albâtre qui serait illuminée de l’intérieur, un gonflement de phosphènes, une parole venue du plus loin du temps qui échouerait au rivage de l’être, une douce feuillaison des choses en leur immobile et silencieuse supplique, l’apparition d’une Lune gibbeuse au-dessus de l’inquiétude des hommes, l’émergence d’un corps antique dans le luxe d’un marbre, l’à-peine persistance d’un Pierrot dans son habit de rêve, le poudroiement d’un talc dans la levée de l’heure, la chute souple d’une cascade dans un inaccessible lieu, l’onde se réverbérant sur la hanche d’une amphore, la pliure du vent océanique dans le brouillard d’une dune, la vibration claire d’un colibri à contre-jour du ciel, l’eau phosphoreuse de la lagune pareille à un étain, le glissement d’un feu assourdi sur la gemme de jade, la caresse du jour sur la pierre d’un sanctuaire, le tournoiement éternel de la corolle du derviche, l’empreinte originelle posée sur une toile d’un Puvis de Chavannes, un séraphin en pleurs dans le doute mallarméen, l’arrondi crépusculaire d’un galet, le pli de la couleur dans la coulure de lave, la nuée de cendre qu’un ciel efface, la gorge d’ardoise d’un pigeon ramier, les toits de Paris sous une cimaise de plomb, les lignes grises des cairns couchés sous le vent d’Irlande, l’ovale d’un lac sur un plateau d’Ecosse.

   Oui, le sfumato et le glacis qui le nervure, c’est tout ceci à la fois, un paysage avec sa teinte d’inimitable mélancolie, un univers mental où flotte la réminiscence telle l’aile blanche de l’oiseau que gomme la brume, la pente de l’âme se reconnaissant dans une longue contemplation romantique, celle du « Voyageur au-dessus de la mer de nuages » de Caspar David Friedrich, cette posture hautement significative de l’essence humaine confrontée aux éléments qui la dépassent et la mettent en demeure de l’interpréter, d’y tailler son abri en même temps que d’en être un acteur immédiat, partie prenante du jeu du monde. Oui, nous avons à creuser, toujours, ce qui nous fait face et se dresse comme une Pierre de Rosette dont les hiéroglyphes ne sont que les nôtres, que notre image portée sur les choses, dont nous devons nous saisir faute de disparaître dans le motif des phénomènes sans même les avoir interrogés, en avoir fait l’inventaire et pris possession du langage qu’ils nous tendent comme notre propre miroir.

   Ce que nous apportent, telle une sublime révélation, les toiles de Léonard et de Vermeer, ce que dévoile dans une esthétique heureuse la photographie d’André Maynet c’est essentiellement un regard dilaté au terme duquel, au lieu de nous limiter à la meurtrière d’une vision étroite, nous aurons offert au luxe de nos pupilles une dimension agrandie des œuvres comme si, dictés par la nécessité d’une archéologie, et remontant jusqu’à l’origine des choses, nous soyons enfin en mesure de découvrir un peu de leur mystère. La transparence du glacis n’est autre que la transparence du monde qui s’offre à nous en mode crypté. Chaque pellicule de peinture est un feuillet de ce grand livre dont nous n’avons de cesse de tourner les pages sans même apercevoir le foisonnement des réalités qui y sont à l’œuvre.

   Dans la superposition patiente des strates, c’est la fluidité du regard du peintre qui s’adresse à nous, chaque coup de brosse est le dépositaire de sa conscience, la pointe avancée de sa lucidité qui nous livre quantité d’esquisses et de postures esthétiques, chaque nouvelle application est comme la lente respiration de l’œuvre, la marque insigne de sa polysémie. C’est à cela même qui le confronte à son propre destin que le peintre travaille sans relâche, tout comme il nous invite à le rejoindre dans cette passionnante tâche herméneutique sans début ni fin puisque l’art lui-même ne saurait avoir de limites. C’est le sort de toute transcendance que de poser la thèse de l’infini, de nous inviter à la considérer avec humilité, mais aussi sans crainte. C’est tout d’abord et définitivement de l’être qui s’inscrit en filigrane dans ces sédiments qui constituent le socle de toute réalité. Aussi bien de celle qui élève dans l’éther les hauts édifices des Babel du monde, aussi bien la modestie d’une fumée tissant la vrille inaperçue de l’air qui l’absorbe. C’est pourquoi avec Le Clézio, nous disons :

« Mais les petites fumées pâles témoignent simplement que ces lieux sont habités, qu’il y a ici des familles, des enfants, de la douceur ».

Ce qui, d’elle, est invisible : le sfumato de son âme.

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18 juin 2021 5 18 /06 /juin /2021 16:59
Le continent invisible.

Photographie : Alain Beauvois

***

" La nuit est tombée sur le Cap Blanc Nez ". " La lumière existe dans l'obscurité : ne vois pas avec une vision obscure ".

Koan Zen

*

« Avant-hier soir, tard... En ces temps que certains voudraient obscurs, qu'il est bon, parfois, d'aller marcher, tard le soir et seul, sur les plages désertées, en quête de quelques lueurs... je n'ai croisé personne, même pas un kamikaze fou, désorienté ou amateur de goélands...Il m'a fallu rentrer dans le noir, je n'ai même pas glissé sur les galets, je n'ai gêné personne et j'ai même retrouvé ma vieille R21 Nevada. Personne n'avait songé à me la dégrader... Elle a même accepté de redémarrer...J'ai souhaité " bonne nuit " aux oiseaux de mer de votre part. »                                                                                                                                                                                                                              A.B.

*

   Rien d’autre à faire que ceci. Partir sous l’aile du jour au moment où les rémiges commencent leurs lents replis alors que la lumière filtre au travers des paupières, ne laissant des apparences qu’une nuée de grains invisibles. C’est tout juste si la conscience s’aperçoit qu’elle brille sur le bord de l’être. Si belle cette poudre bleue de l’indistinction, si fécondante cette clarté qui n’ose dire son nom. Les choses sont lovées en elles comme préparées à l’accueil de la nuit. Déjà le ciel s’emplit de cendre. Déjà les oiseaux demeurent en silence dans la ouate des arbres. Les ramures des chênes, les filaments des bouleaux lézardent la peau des nuages avec des insistances de brindilles, des rumeurs pareilles au grelot de la pluie sur le sol de poussière. Alors, tel le lézard au goitre d’émeraude, on glisse au ras du sol. Personne ne nous aperçoit. C’est si bien de n’être qu’une ombre parmi les ombres, un mot susurré à la face du jour. L’air, l’eau, le feu absent du soleil, les monceaux d’argile de la Terre on les sent en soi, on devine leurs écoulements, leurs longs méandres comme un poème dépliant ses rythmes, assemblant ses douces assonances. C’est un chant, une mélodie interne, un glissement de vent parmi l’herbe jaune des savanes. Tout autour, il y a si peu de différence, si peu d’entailles que tout semble uni dans une souple résille. Mailles infiniment protectrices, levée d’un sentiment intime de soi. Instant où il faudrait peu, un souvenir, une odeur, pour que les larmes ne fassent leurs perles de résine sur les yeux emplis d’humeurs tristes. Ou bien le contraire, une soudaine disposition à la joie, un peu à la manière du mystique qui rencontre son icône là où jamais il ne l’avait cherchée, à savoir dans le pli de ce qu’il est, ici et là dans les chemins ordinaires de l’exister. Car il n’est nullement utile de différer de soi longuement. Tout est recueilli dans la bogue que nous présentons au monde. Nos espérances, nos affinités, notre disposition à l’amour, notre ravissement lorsque la beauté rencontrée nous dépose là où toujours nous aurions dû être, sur notre continent de chair et de peau, ce continent invisible que nous révèle le face à face prodigieux avec ce qui se manifeste et rayonne d’un sens infini.

   Milliers de fragments qui vibrent dans le cristal de l’autre, du monde, de la rose, de son dépliement en tant que métaphore de ce qu’être veut dire. Une constante disposition à se situer à la lisière de soi, sur le cercle infini des rencontres. Aussi bien du paysage sublime, aussi bien de l’œuvre peinte ou bien du livre rare au cœur de la bibliothèque. Peau sensible à la manière d’une plaque photographique recevant du cosmos une nuée de phosphènes qui, bientôt, féconderont les sels d’argent, y imprimant courbes et déliés, linéaments, arabesques nous disant la merveille de marcher sur les chemins de la grande aventure anthropologique. Y aurait-il plus grand bonheur que d’apercevoir l’étoile piquée dans le firmament et d’en deviner la nécessité, le point lumineux qui nous interpelle et nous enjoint de vivre parmi les donations sans fin de l’univers ? Bien sûr il y a les grains de sable, les rouages de l’humain qui se grippent, la maladie, les crimes perpétrés, la mort. Oui mais tout ceci est gravé dans l’essence de l’exister comme le revers de la monnaie dont, le plus souvent, nous ne regardons que l’avers, la face compréhensible, le visage rayonnant.

   On est arrivé là où l’on devait s’atteindre, au lieu de la contemplation. Tout est si retiré dans l’obscur et le monde semble s’être évanoui dans quelque ornière, à l’abri des regards. Soir en majesté. Le crépuscule gagne son domaine, celui du doute et du sommeil précédant les songes, les longues flottaisons, les réminiscences, les espoirs, les projets insensés. Là, devant, Blanc-Nez est perdu dans son propre logis, paraissant même n’avoir plus de lieu où reposer. C’est une étrave à peine lisible, la proue d’un navire ensablé que des langues d’eau visitent depuis les rainures de sable. C’est presque irréel cette masse se distinguant à l’aune d’un murmure, de la mer, du nuage, du ciel qui pèse comme un couvercle de fonte. Tout mis au secret et les hommes dont nulle présence n’est visible. Ça bat longuement à l’intérieur de soi. Ça interroge. Ça lance ses gerbes d’étincelles. Dans le mystère même du promontoire que rien ne semble distraire de sa nature sourde, échouée en plein espace, c’est de sa propre énigme dont il est question. Avancée de rocher jouant en écho avec l’avancée de chair. Deux continents invisibles qui s’affrontent, se dissimulant à la vue de l’autre. Qu’a donc à cacher la falaise que l’homme ne pourrait connaître ? Qu’aurait donc à dissimuler l’Existant que le Cap ne pourrait saisir ? Nous participons de la même aventure : faire phénomène en un temps, un lieu déterminés, même si les mesures de l’homme, du rocher ne jouent pas sur le même registre. En vérité, présence face à une autre présence. Parole scellée du Vivant, parole mutique de la Pierre. Mais signes identiques. Qui disent la nécessité de paraître et d’échanger des messages. Minces sémaphores dans la nuit du monde. Blanc-Nez ne reposerait-il pas sur les fondements d’une possible connaissance ? A commencer par la sienne propre ?

   Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?, disait le Poète Lamartine dans sa merveilleuse entente de l’univers. Regardant la proue de calcaire faire son blanc suaire sur la découpe nocturne, déjà nous sommes gagnés à sa cause alors que nous accomplissons et agrandissons la nôtre. Chercher l’âme des choses c’est se mettre en quête de la sienne. C’est en sondant les choses, en interrogeant leur origine, en tâchant de lire leurs traces signifiantes que la lumière existe dans l'obscurité pour reprendre la belle assertion du koan. Les regarder simplement, en témoigner par un acte photographique, une peinture, un dessin, une estampe, c’est en dresser la carte sémantique par laquelle comprendre le monde, notre relation aux esquisses qu’il nous propose dans la profusion. Geste d’altérité s’il en est. Premier geste qui, s’il est authentique, transposé aux autres hommes sera le berceau d’une véritable transfiguration. C’est toujours dans le secret que ces sentiments s’éprouvent. Aussi bien celui du crépuscule. Aussi bien celui de l’aube. Ces moments privilégiés du passage, de la médiation, de la relation. Nous avons à entendre ceci et à le méditer afin que les mots rencontrés au hasard de nos cheminements se constituent en phrases, en texte disant l’unique de l’exister. Alors s’éclaire la nuit. Toujours suit une aurore.

 

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17 juin 2021 4 17 /06 /juin /2021 16:21
« Im Atelier ».

Œuvre : Barbara Kroll

***

   Au début, il n’y a rien. Le monde est vide. L’atelier n’existe pas. L’artiste est encore dans les limbes. Le ciel est vide, seulement traversé de grandes balafres blanches. Les blanches c’est le langage des hommes qui s’essaie à la profération mais, sur Terre, la mutité est grande qui scelle les destins et les reconduit à la nullité. Nul n’est pressé d’apparaître. Il y a tant de douceur à ne pas exister, à être une simple courbure au ciel des choses. A demeurer dans l’enceinte de peau. A ne pas faire effraction.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

  Au début rien. Une rumeur, parfois, qui s’estompe avant que de parvenir à être. Des traces. Infinitésimales. Une buée. La naissance de quelque chose. Le bourgeon replié sur son germe. Des gouttes qui scintillent sur la grande scène du Néant. On dirait que cela va venir. On dirait que cela s’étoile. Oui, des langues, oui des bouches. Oui des sexes. Qui se meuvent. Qui articulent. Qui jaillissent de l’antre primitif. Grande anémone aux infinis cils vibratiles. Qui disent le désir. Disent l’existence en sa plénitude. Si difficile de s’extraire de la poix, de la gangue de terre, de devenir étant au regard du monde. De donner naissance. Oui, naissance. Car, maintenant l’urgence. Oui, l’urgence de sortir de cette immense mer de la vacuité. De faire présence. D’agiter le sémaphore de ses mains, d’enduire les falaises du bitume du sens, de répandre les signes de l’humain. Ô pariétales perditions dans la nuit des grottes ! Ô sanguine ! Ô ocre ! O mains négatives plaquées sur la grande solitude des hommes ! Ô bison ! Ô pointe de flèche qui va clouer la peur à même l’instinct, dans la fourrure tachée de sang, dans la grande amygdale qui sécrète la mort. Alors on s’accouple. Alors on est animaux saisis d’angoisse et les vulves s’ouvrent afin que la semence fasse son office et remplisse le vide et comble la peur.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

   Après le début, après la grande prolifération des fourmis humaines, les premiers gestes oubliés. Les sèmes anticipateurs effacés. Anticipateurs de la verticalité à faire dresser, partout. Dans le menhir, la cathédrale, la pensée, le pieu du sexe et les femmes s’y empalent afin que quelque chose du passage perdure. Oui, la grande nuit s’achève. L’aube teinte de gris et bleu les margelles des puits. La grande peur ancestrale est bien dissimulée au creux du limbique, lovée dans les écailles du reptilien. C’est si loin. C’est si étouffé et les hommes ont oublié. Pas la bête, elle, qui sommeille et n’attend que de bondir. Là, dans l’ombre souveraine, là dans les interstices du sol, entre les murs de l’atelier. Oui, Présence est là. Présence est l’artiste. Celle dont le désir est de confondre la bête parmi les convulsions du monde. De la clouer dans la nullité blanche de la toile : Mise à mort afin que les hommes dorment et n’aient plus peur.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

   A la suite, il y a quelque chose. Quelques lignes de sanguine qui disent la certitude d’être de Présence. Une trace de corps, comme autrefois, dans la cendre de la grotte. Une à peine parution, une nervure levée contre l’angoisse. Assise, Présence. Assise et tendue, comme pour effacer l’éternel antagonisme, s’apprêter à danser, essaimer un rituel sur tous les subjectiles du monde. Sur les peaux rugueuses des hommes. Sur celles, infiniment accueillantes, des femmes. Inciser dans la chair de l’œuvre naissante la beauté et la gloire. Les stigmates sont là qui veillent dans l’ombre. Pourraient resurgir. Se lever et biffer ces silhouettes debout qui croient pouvoir s’exonérer de leur passé, solder la dette contractée depuis la nuit des temps, briller dans la lumière et demeurer, là, sur la proue hauturière et ne rien devoir à cela qui pourrait se produire comme, par exemple, l’effacement des âmes et le meurtre définitif de l’être.

   Mais il y a la nuit tendue d’un bord à l’autre de l’horizon.

   Mais il y a la grande toile blanche qui attend dans l’ombre.

   Présence, soudain debout, sort de son esquisse, et son pinceau trace sur la grande toile blanche du jour les signes de l’art, les signes de la vie. Alors les hommes aux orbites de nuit n’ont plus peur. La lumière les habite comme la pluie tombe du ciel et, sur Terre, fleurissent les sublimes coraux qui font des océans un paradis. « Im Atelier » : « Dans l’atelier », c’est cela qui veut se dire, sortir de la sombre caverne et porter à l’humain les beautés de la blancheur, du silence. Toute parole ne naît que de cela - du dire en attente, du recueillement, de la longue patience enfin portée à son efflorescence -, afin que, jaillissant à l’infini, elle couvre les rumeurs ancestrales. Les premiers signes de l’homme étaient ces mêmes essais de se protéger d’un étourdissant bruit de fond. Prodige et ambiguïté de l’art qui, tout en ouvrant la lucidité, les yeux et les oreilles des hommes, les incline à la plus belle des surdi-mutité qui soit : coïncider avec son propre être !

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
15 juin 2021 2 15 /06 /juin /2021 14:56
Il pleuvait sans cesse sur Cambo ce jour-là…

   Il pleuvait sans cesse sur Cambo ce jour-là…

J’étais dans cette grande maison basque aux colombages de sang avec, sur la colline en face, la meute serrée des fougères et les touffes grises des moutons. Le ciel était si bas qui voilait les montagnes et l’herbe était phosphorescente avec, ici et là, des taches plus sombres. J’avais emporté ma boîte de couleurs et mes feuilles, mais rien ne s’imprimait dans l’évidence, simplement un fouillis coloré qui ne disait rien de l’instant présent. J’ai essayé de ruser, de tracer quelques lignes au fusain, de les user, d’évoquer avec quelques traits de graphite l’évanescence des choses. J’y parvenais si bien que rien ne figurait sauf l’absence et le vide. Certains jours il fallait se résoudre à ne pas exister. C’était douloureux de renoncer au langage des formes. Je crois plutôt que c’était elles, les formes, qui avaient renoncé à me visiter. Je suis sorti sur le balcon aux balustres ouvragés. J’ai fumé longuement, tâchant, par la pensée, de suivre les volutes d’air gris. Mais quel trajet faisait donc la création pour convoquer les muses ?

   Une fine bruine semait sa cendre sur les arbres et le vaste ciel océanique semblait, soudain, avoir étréci à la taille d’un péché véniel. La rue était envahie de longues traînées fuligineuses, les voitures étaient rares, les passants glissaient le long de leurs ombres avec l’air distrait de quelqu’un qui vient de commettre un larcin. Les corolles des parapluies, colorées pourtant, semblaient des épouvantails que les intempéries auraient ternies. Le deuil s’emparait des choses à mesure qu’elles paraissaient. Partout, sur les allées, dans les rues, était la désolation. Les arbres se dépouillaient de leurs feuilles et les bogues des marrons regardaient le ciel vide où couraient les nuées. Tout était dans la perte, le non-savoir. Le rouge et le bleu des maisons se diluaient dans l’air chargé de brume. Loin, là-bas, sur la côte, soufflait le vent en longues rafales, se dressaient les vagues de schiste, se perdaient les songes des poètes. Il y avait tellement à saisir qui glissait entre les doigts. Nuées de sable que même la pensée ne pouvait faire siennes. Aux terrasses battaient les parasols qu’un lien tentait de retenir. Parfois un chien perdu arpentait le trottoir avec la truffe au ras du sol, les oreilles hurlant à la mort. On aurait dit qu’il pressentait quelque tragédie. Ou bien la perte était pour bientôt qui dissoudrait jusqu’aux nervures des feuilles.

   Longtemps j’ai marché au hasard des rues, n’apercevant guère ce qui s’y inscrivait de la vie des hommes. La mienne, dans cette étonnante léthargie, suffisait à occuper le haut du pavé. Fallait-il que je sois soucieux pour n’observer que les remous de mon âme alors que la ville était belle dans son linceul de pluie ! J’ai longé un antique lavoir où, depuis longtemps, ne résonnait plus le battoir de bois qui usait le linge. Une rue d’escaliers descendait vers la vallée, bordée d’un caniveau qui dégorgeait et cascadait avec un bruit de ruisseau. Plus haut, dans le ciel perdu, quelques palmiers faisaient bouger leurs lames. J’entendais la Nive clapoter parmi les dalles de rochers. Je me souvenais d’autres automnes, radieux, lumineux avec la coupole du ciel incendiée et les feuilles des érables telles des torches. Plusieurs fois je m’étais assis sur la roche, regard tourné vers l’estuaire, vers l’océan où voguent les coques blanches des navires. Vers Bayonne la belle et ses quais aux hautes maisons ouvertes sur l’Adour. Mais Bayonne existait-elle encore ? Quels navires cinglaient vers quelles étranges destinations ? J’ai remonté la rue en pente, dépassé par de rares voitures aux passagers anonymes. Bientôt le Parc des Thermes, ses massifs, ses gloriettes, ses allées de tuileaux architecturés, sa chapelle aux ferrures ouvragées. La pluie, le gris, allaient si bien à cette ambiance Belle Epoque, au charme désuet et un rien prétentieux de la ville d’eau. Oui, d’eau.

   Le Pavillon Bleu m’attendait avec ses tuiles vernissées couleur pervenche, sa rotonde blanche, sa forêt de palmiers comme une oasis. Je suis entré. La grande salle était vide. Une musique discrète planait avec la discrétion d’un vol de libellule. Je me suis assis sur un fauteuil de rotin, face à la Nive. Sur les tables de bois brut couraient des longères basques rayées de bleu et de blanc. Un serveur vêtu de noir est venu prendre ma commande. La pluie tombait sans discontinuer, pareille à un voile, à une vitre qui serait venue du ciel à la rencontre de la terre. Le thé était chaud, légèrement parfumé à la bergamote. Un gâteau du pays, doré comme du miel, l’accompagnait. J’étais bien, là, au creux de mes pensées. J’ai sorti de ma poche un crayon et un carnet de croquis. J’ai dessiné. Les traits se posaient dans une manière d’évidence sur la surface blanche. Parfois, entre deux bouchées, j’estompais du doigt les hachures ou bien quelque volute qui me paraissait trop affirmée. Le garçon est venu m’apporter la note. Je le voyais, intrigué, essayant de deviner au-dessus de mon épaule l’objet de ma passion. Gêné mais heureux il a longuement observé l’évolution de mon œuvre. Puis il a paru confus : « Mais, il n’y a rien, sur votre feuille ! »

   J’ai fait mine de ne pas comprendre, j’ai bu ma dernière gorgée de thé, ai réglé ma note. La pluie, dehors, avait cessé. De grands lambeaux de toile grise s’effilochaient devant les bâtiments des soins. Sur les balcons, quelques personnes bavardaient. Parfois des éclats de rire. Je suis passé devant le kiosque à musique. Il y avait, dans l’air, comme une saveur nouvelle, la dernière lueur avant que le soleil ne s’efface. J’ai poussé la porte de la maison. J’ai jeté mon carnet sur le bureau. La nature respirait après ce déluge. Les arbres étiraient leurs branches à la manière d’ombres chinoises sur un fond parme. Subitement je me sentais heureux, envahi d’une plénitude dont je connaissais la cause mais différais le moment de sa révélation. Il y a des instants dont la valeur est, essentiellement, de durer. Ils ressemblent alors à une éternité. Dans le réfrigérateur dormait une bouteille d’Irouléguy. Le vin blanc était presque doré derrière son verre teinté. J’ai bu, à petite gorgées cette manière de nectar des dieux. La boisson collait au palais avec une belle ardeur. Je me suis assis sur le balcon face aux montagnes. Elles étaient maintenant dans une belle lumière pareille à la croûte de pain avec une frange légèrement plus claire à la limite du ciel. J’ai allumé une cigarette. La fumée montait droit dans la fraîcheur qui gagnait. J’ai feuilleté les pages de mon carnet de croquis. C’était écume et blancheur virginale. Observant des oiseaux décrivant dans le ciel leurs frêles arabesques, j’ai esquissé un franc sourire. Jamais je n’avais dessiné l’absence avec une telle maîtrise ! Jamais.

   Il pleuvait sans cesse sur Cambo ce jour-là…

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