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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 17:16
Un refuge où s’appartenir

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

 

                                                       Le 9 Avril 2018

 

 

 

 

              A toi qui sors de la nuit.

 

 

   Sans doute tes rives nordiques commencent-elles à s’orner des premières lueurs du printemps. Ici la saison se fait attendre et les giboulées sont sorties de Mars pour entrer en Avril. Voilà pour les nouvelles climatiques.

   Je t’ai souvent parlé de l’attirance qu’exercent sur moi les grandes étendues, surtout les déserts avec leur belle austérité. Jamais je n’en ai foulé l’immense solitude. Jamais je n’en parcourrai les vastes étendues. Je suis bien trop sédentaire pour envisager une telle transhumance. Alors que me reste-t-il, sinon à feuilleter les pages d’un livre, à regarder les images sur un écran et, surtout, à rêver. Il y a peu, pris de cette vague nostalgie qui affecte les voyageurs en chambre, j’ai regardé un reportage sur la Mongolie et le Désert de Gobi. Le documentaire était un peu daté, si bien qu’il présentait plutôt l’aspect d’une découverte archéologique ancienne que d’un réel saisi sur le vif. Peut-être était-ce mieux ainsi. Tu sais comme moi combien tous ces documentaires sont conventionnels, manières de bréviaires pour touristes où se mêlent, pêle-mêle, ces longs paysages de steppe herbeuse, ces yourtes grossières revêtues de peau, ces beaux chevaux mongols harnachés de selles colorées, ces lutteurs, genres de sumos portant bottes, ces familles de nomades qui se prêtent au jeu d’une intrusion dans leur intimité, montrant ici leurs derniers nés, là les peaux qui leur servent de couche, leurs ustensiles de cuisine, leur poêle rempli de bouses de yack dont l’épaisse fumée ressort par un oculus percé dans le toit. Mais encore tout ceci aurait été acceptable si la caméra ne s’était ingéniée à filmer le « progrès », lequel consistait en quantité de chantiers hideux où d’immenses excavatrices éventraient le sol afin d’en extraire l’or. La cupidité des hommes est sans limite, raison de plus pour s’en détourner. J’ai renoncé à voir le mot « fin » s’inscrire sur l’écran. De la Mongolie, du Gobi, je préférais conserver un souvenir qui ne soit celui de cette désolation.

   Alors, vois-tu, combien il est plus heureux de poser devant soi le désert en sa pureté. Mais regardons ensemble cette très belle photographie d’Hervé Baïs et tâchons d’y voir les phénomènes essentiels qui l’animent. En sa plus haute décision le ciel est ce drap noir qui paraît fixer aux destinataires de ces lieux un cadre à ne pas dépasser comme si, en sortir, constituait une coupable effraction. Aperçois-tu cette pure exigence de ces microcosmes qui n’ont de raison d’être qu’à la dimension de leur propre présence ? C’est bien là la vérité du subtil et de l’aérien, le point nodal de leur unique beauté. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à renoncer, en lui, à cette voix de source qui coule infiniment pour témoigner de l’unique persistance des choses, de leur dimension d’éternité. Mais seulement pour qui sait sentir au-delà de la vision bornée d’une rationalité, la poétique de l’apparaître selon sa pente la plus révélatrice.

   Juste au-dessous c’est une belle lueur gris-blanc qui est l’épure de ce qui se donne sans retrait. Là pourrait avoir lieu tout surgissement, du nuage, de l’oiseau, de la fumée. Mais en réalité rien ne saurait  entacher cette manière de vide qui n’est, à bien en méditer le sens, que la libre venue à soi de la plénitude. Combien de saints, d’anachorètes, d’ermites aux vœux absolutistes réfugiés dans des cabanes de pierre avec le sable pour seul horizon ont vraisemblablement connu ces états transcendants si proches de la fascination éprouvée auprès des œuvres d’art par les esthètes. Ceci, j’en suis sûr, tu en constates comme moi l’intuition certaine : toute élévation de l’âme est à soi la profération de l’unique, qu’elle provienne de ceci ou bien cela, du paysage sublime, de la prière fervente du religieux, de l’accroissement d’être de l’artiste voyant s’éployer son œuvre en tant que son propre soi trouvant le site de son effectuation. Il y a tellement de manières dont une faveur, un don, un prodige peuvent venir à notre rencontre et y faire lever les jaillissements de la joie. Je ne parle même pas de l’amour qui, dans toutes les manifestations, est la résille commune des emplissements de tous ces affects.

   Et que dire alors du sentiment immédiat de la proximité. Être le regardeur privilégié nous installe au centre de l’image, au foyer de ses ondes multiples qui ne sont plus mouvantes, étrangement, mais infiniment immobiles comme si une halte était toujours nécessaire à la saisie intime des choses. Oui le temps se métamorphose. Oui l’espace modifie sa topologie. Oui notre être se donne tout entier au procès de la manifestation. La solitude en est la médiatrice essentielle. Rien ne doit distraire. Rien ne doit séparer. Rien déporter en-dehors de soi. Être-de-la-dune en constante osmose avec l’être-que-l’on-est en attente de sa propre complétude. Nous, hommes aux mains vides, aux yeux souvent infertiles, à la peau éblouie par l’incandescence du jour, il faut le face à face, l’événement, le point de fusion qui nous portera dans ces régions de certitude que rien ne saurait dépasser.

   Etrange fascination pareille à un mirage au loin qui aurait retourné son signe afin que, nous l’appropriant, toute chose recouvre son ordre en même temps que l’impression de félicité qui lui est attachée. Là dans les plis et les orbes des collines de sable, dans leurs subtils ondoiements, leurs formes si étonnamment parfaites, leurs rides éoliennes parcourues de douleurs anciennes, là dans les sillons et les creux où glisse l’ombre en son mystère, là à la limite de soi où le flottement du palmier nous rappellerait à la partition lointaine du monde, il est un refuge pour s’appartenir sans partage, telle la pierre de la météorite tombée en un point caché où nul n’en pourra surprendre le secret.

   Tu le sais bien, Solveig, nous sommes ces brillants sémaphores qui s’agitent sur d’innombrables crêtes dont nos corps ouvrent le tombeau à d’illisibles pensées, y compris aux nôtres. Seul le paysage sublime, seule l’œuvre d’art en sa singularité, l’émergence de l’altérité proche peuvent en déchiffrer l’alphabet crypté. Là, en cette essence qui toujours réclame sa complétude, réside le « bonheur-malheur » de la condition humaine. Oui, ce visage à double face, cette éternelle ambiguïté qui tel jour montre la figure du rayonnement, tel autre jour la face d’ombre. L’on pourrait demeurer des heures entières dans la contemplation d’une œuvre belle. Seulement le réel toujours nous rattrape, seulement le gardien vient annoncer la fermeture du musée, seulement l’aimée nous adresse un signe de la main lorsque, la coupée relevée, le bateau s’éloigne du rivage. Il faut cette distance de soi à soi, cette perte des choses afin que notre désir de nous retrouver, fouetté à vif, nous incite à nous ancrer, tels ces sauvages chevaux mongols à la crinière flottante, dans un lieu de renaissance. Puissent-ils trouver, ces chevaux,  la liberté qui n’est que l’autre nom de la beauté. Puissent-ils !

 

 

 

 

 

 

  

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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 09:21
Du plus Haut du Ciel

Roadtrip Iberico…

Fortaleza de Sagres…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Située dans le « Journal de Voyage » d’Hervé Baïs en Terre Ibérique, « Fortaleza de Sagres » est l’image d’une construction militaire sise près du cap Saint-Vincent, le point le plus au sud-ouest du Portugal. Mais cette précision est de surcroît au motif qu’il s’agit moins de préciser les coordonnées géographiques de ce lieu que d’en tirer quelque enseignement symbolique. Autrement dit, substituer au premier plan de vision, un autre dont nous pensons qu’il sera plus riche d’enseignements. Habituellement, nous les Hommes d’humble destinée, avons-nous pour habitude d’avancer les yeux fixés sur l’horizon et singulièrement sur cette Terre que nos pieds foulent à la façon d’un remerciement. Comme si un rituel dédié au sol excluait, de par sa position, toute mesure qui serait placée hors du terrestre, de la glaise, de l’humus. Le limon en lieu et place de l’éther. Observez donc les Passants au hasard des rues, vous apercevrez leur attitude soucieuse, regard rivé aux pavés, peu d’entre eux, visages orientés vers le ciel, se présenteront à vous comme des explorateurs d’Infini, des aventuriers de l’Absolu. Certes « Infini », « Absolu » sont de Grands Mots qui nous toisent de toute leur hauteur mais, pour autant, ne doivent nullement nous réduire à n’être que de minces fourmis transportant leurs brindilles d’un coin du territoire à un autre. Ce préambule n’a pour but que d’attirer le regard en d’autres lieux que ceux, conventionnels qui, au compte de leur routine, ne font que nous aliéner à une lourde et immobile matière.

   Donc cette exigeante photographie, il faut la faire nôtre, degré par degré, tout comme l’on se hisserait depuis les profondeurs de la Caverne Platonicienne jusqu’aux altitudes célestes, là où le Soleil diffuse sa brillante et immortelle Lumière. Tout en bas, dans les profondeurs du Sensible, enveloppés d’ombres, nous nous confortons de cette manière de demi-cécité. Nous y sommes bien au motif que, toujours, nous en avons connu les voiles familiers, les attouchements quasi-maternels. Voir dans la clarté serait une trop vive blessure. De quoi nous satisfaisons-nous ? De ces silhouettes fuligineuses qui s’animent sur les parois de pierre. Puis, quelqu’un que nous appellerons « L’Innommé », vient saisir notre main, nous encourageant à quitter notre cocon. Au début, nous regimbons puis, petit à petit, nous gravissons la pente, distinguant dans la ténèbre un lac aux reflets d’étain, des Formes animant d’autres formes, le brasillement d’un feu au plein de la nuit. Toujours la main de l’Innommé nous invite à nous hausser au-delà de qui-nous-sommes afin de connaître une autre condition que celle d’Enchaînés. Bientôt l’air libre. Bientôt la douce caresse du vent sur notre peau. Bientôt l’Illumination Solaire, l’éclat à nul autre pareil. Soudain des Mots de pure essence s’inscrivent au fronton du Ciel :

 

Vérité – Justice – Beauté,

 

mots que féconde et porte à leur accomplissement le Souverain Bien.

  

   Voici le terme du voyage. Par contraste avec l’Allégorie Platonicienne, nous ne regagnerons nullement l’antre ombreux mais demeurerons en l’entière clarté de ce qui vient à nous. Maintenant nos yeux voient l’Invisible, maintenant nos yeux sont pénétrés de cette joie de l’Intelligible. Maintenant les Choses, le Monde nous dévoilent leur envers, nous gratifient de ce Chiffre mystérieux, de ce Secret qui les rend si essentiels aux yeux de Ceux qui veulent connaître et aller de l’avant avec, dans le regard, cette pierre de cristal, cette gemme transparente, ce rubis étincelant des énigmes révélées, des arcanes ouverts à la limpidité, à la simplicité du Jour. Toute Nuit est mise à l’écart qui obombrait, scellait nos paupières.

Quiconque lira, se posera la question de l’utilité de ces prémisses philosophiques, avec raison.

 

Le mobile invoqué pourrait se résumer à cette unique interrogation :

 

nos yeux nous dévoilent-ils l’entièreté du réel ?

 

   Chacun répondra à sa manière. Cependant, pour notre part, munis du viatique platonicien, nous gravirons les strates de l’image avec l’émerveillement qui sied aux Enfants dont chacun sait, qu’étant plus près de l’Origine, corrélativement, ils sont plus près de la Vérité. Ce que nous voyons là, posée devant nous, cette inexpugnable forteresse, ne serait-il préférable de la lire telle ces merveilleuses Ziggurats Mésopotamiennes, celles que l’on nommait « élevées », « construites en hauteur », ou encore les « très hautes », ce lexique si particulier méritant d’être rencontré à l’altitude qu’il mérite qui n’est autre que l’élévation babélienne du Monde, un Logos rayonne qui porte au-delà de sa propre présence l’entièreté, la totalité de ce qui vient nous visiter sous les traits du phénomène. Et, derrière le phénomène, la dissimulée mais très précieuse luminescence de l’Être, cet Indéfinissable qui pour n’être jamais circonscrit n’en détermine pas moins le tout de ce qui vient en Présence. Mais de l’Être, nous ne dirons davantage, cependant du Langage qui est la voie par laquelle il se signale, se manifeste selon son essentielle médiation, nous dirons un peu plus

 

car c’est bien en Hommes de Langage que nous

pouvons approcher d’un iota la nature de l’Être.

 

   Le bas de la Ziggurat se confond avec l’ombre dont elle provient. Le socle est ombre plus qu’ombre, c’est-à-dire mutité pleine et entière, occlusion des mots en leur gangue la plus primitive, la plus sourde.  Rien ne parle encore, ce qui veut dire que rien n’existe, que tout est immergé dans l’inextricable Chaos, que tout se mêle avec tout, que le Néant égale le Néant. C’est là le marais où s’emmêle le confus, où grouille le labyrinthique, où s’enracine le dédaléen. L’homme est encore en sa forme la plus archaïque, un simple tubercule en devenir, une racine noueuse non encore consciente de sa tumultueuse condition.

  Maintenant nous nous disposons à gravir les degrés de cette Babélienne Demeure, cette Demeure au sein de laquelle l’Homme, enfin venu à Lui, rencontrera les linéaments les plus assurés de son Essence selon le triptyque

 

Lire – Écrire – Parler,

 

   signes infimes au début, signes inscrits sur ces magnifiques tablettes sumériennes qui sont les orients qui le déterminent, l’Homme,  et l’installent en son Être. Gravir les degrés s’accomplira selon les Hymnes du Rig-Véda, ces paroles sacrées supposées avoir été révélées aux Rishis, ces Sages-Voyants à qui s’est donnée, un jour, l’entièreté, l’originarité d’une vision aurorale.

  

Premier degré – L’Origine du Monde

   

   « Å l’origine, enveloppé dans la nuit, cet univers n’était qu’une grande eau indistincte. L’UN formidable, du sein du vide, surgit alors par la puissance de son désir. »

  

   Et c’est bien nous, les êtres-en-devenir qui, aimantés par cette surabondance, cette sur-essentialité, gravirons le prochain degré qui, au sortir de la nuit, ne pourra être que pleinement auroral.

  

Second degré – Å l’Aurore

  

   « Dans les temps passés elle brillait splendide ; avec la même magnificence aujourd’hui elle éclaire le monde ; et dans l’avenir elle resplendira aussi belle. Elle ne connaît pas la vieillesse, immortelle, elle s’avance, toujours rayonnante de nouvelles beautés. »

 

    C’est bien parce que cette beauté nous aura atteints en plein cœur, Nous les appelés à être, que nous porterons nos yeux vers une lumière encore plus éblouissante, celle qui nous convoquera à notre horizon humain.

  

Troisième degré – Au Soleil

  

   « Il se lève du ciel, le Soleil brillant ; il va à sa tâche lointaine, éclatant de lumière ; - allons ! que les hommes aussi, réveillés et ranimés par lui, aillent à leur place et à leur tâche. »

  

   Voici, de l’Origine du Monde à la station finale de la vision du Soleil, après une initiation Aurorale, nous voilà enfin parvenus au sommet de la Ziggurat, au point le plus élevé de la Tour de Babel, là où notre regard enfin décillé peut voir les Choses en leur plus grande profondeur. Bien sûr cette pérégrination ressemble trait pour trait, à une Procession Mystique, à un Rite d’Initiation grâce auquel atteindre quelque Vérité cachée aux yeux des Mortels ordinaires. Certes. Parvenus à la plus grande hauteur, là où les mots vacillent, où la Matière se spiritualise, où les formes s’estompent, se fondent dans la nuit immensément ouverte du Ciel, où le regard s’allège, devient pareil à ces fins cirrus qui glissent, pareil à des voiles diaphanes, que dire, que prononcer qui ne soit consommé avant d’être produit, que penser qui déjà ne soit dissout dans une prochaine pensée, que méditer dont la consistance ne soit détruite à même la vacuité, la vanité des hypothèses ?  Nous sommes là, portés sur un si mince fil que, déjà, nous n’en percevons plus l’intime vibration.

 

Nous sommes en suspens

au-dessus de Nous-mêmes.

Nous ne nous abreuvons que de rosée,

ne nous sustentons que de brume,

n’avançons qu’au rythme d’une fugue.

Les Planètes font leur giration infinie.

Serons-nous au moins atteints

de cette « Musique des Sphères » ?

Elle seule pourrait nous dire

si notre quête d’Absolu présente encore

la forme de quelque nervure lisible

dans le lointain cosmos.

Le lointain !

 

 

 

 

 

 

 

 

   

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9 septembre 2023 6 09 /09 /septembre /2023 16:50
Ce vertige du jour

Photographie : Marie-Annick Guegan

   Septembre 2018

***

 

 Ce vertige du jour, est-ce toi qui en avais dessiné la forme, cette apparition sitôt désapprise que connue ? C’était comme d’être éveillé en plein songe avec une partie de soi absente, encore maculée des ombres nocturnes. Egarement que ceci, lorsque la vue du jour se trouble et menace de ne rien dire que sa nébuleuse empreinte. Alors, vois-tu, quelle autre ressource que de s’approcher du mur de plâtre - cette croûte du temps qui n’en finit de se dissoudre -, d’y planter les ongles afin que quelque chose de la réalité se montre qui ne mente pas. Quitte à ce que la cloison ne dise que sa consistance de rien - tu sais ces minces papiers huilés des maisons de thé -, sa transparence, le peu de son être, cette illisible fumée qui se dissipe dans l’aube naissante. Que sais-tu des choses que je n’aurai nullement saisi ? Sont-elles si mystérieuses que seuls des initiés pourraient en connaître la secrète aventure ? Non, ne parle pas. Toute profération serait entaille à la beauté. A ceci - cette profanation - nul ne peut se résoudre. Qui, une seule fois en a touché l’épiderme si délicat, s’arrime à des sommeils troublés mais tellement diaphanes. La pure vérité se donnant à voir, ici, près du vol blanc de l’oiseau, là, sur la frondaison chargée de ce blanc si vaporeux, une dentelle.

   Non, ne bouge pas. Demeure en toi comme la divine abeille sécrète son miel, en silence, sans que rien ne fasse signe d’une utilité, d’une fin qui pourrait la distraire de sa tâche. Seulement le geste pour le geste. Ainsi sera la plus belle apostrophe que tu adresseras au monde, le vœu d’être conforme à ce que la Nature, un jour, voulut pour toi. Et que désira-t-elle, si ce n’est de te confier à la multitude dans cette touchante et irréprochable image ? Etonnant, tout de même, cette confluence d’une vision trouble et du visage de la vérité, cette exactitude ! Peut-être ton irrésistible attrait vient-il de cette source un brin confuse dont tu joues tel un enfant faisant claquer la toile de son cerf-volant dans l’aire libre du ciel, sans que rien de son jeu ne soit trahi ?

   Ni ne parle, ni ne bouge. Vibre seulement. Vibre d’un amour pour toi, allume cette belle flamme de ton corps - bien des papillons pourraient s’y brûler les ailes -, fais-là étendard, fanal dans le soir qui décline, emblème dont le temps consumera les étincelles de l’instant, ces minces braséros qui s’allument au cœur des hommes et les rivent à demeure. Et cette pluie de cheveux, cette noire résille qui efface ton visage, laisse-là flotter pareille à la nuit qui réunit les amants et libère les passions. Elle est ton refuge le plus sûr. Tout est si emmêlé dans les joutes intestines ! Tout si dense qui trouble et fait perdre ses amers !

   Et cette chair vacante, ce luxe inouï, ce fruit à la douceur de conque, cette pulpe dont seul les dieux connaissent l’ivresse du haut de leur immense sapience, cette chair, que ne connût-elle son retrait dans quelque abri où, demeurant en sûreté, elle pût apprendre ses plus manifestes vertus ? Là serait sa présence la plus sûre, une musique si légère, les premières notes d’une fugue, les larmes douces d’un adagio, la plainte d’un violon dans le ciel d’une mansarde. Entends-tu, au moins, les mots que je t’adresse ? Ils sont des grains de sable dans le vent qui court et, jamais, n’a de halte. Une manière d’Harmattan s’emparant des âmes sans que nul ne s’en aperçoive. Et cette lumière, cette onde colorée au-dessus de ta tête, est-elle l’aura dont tu entoures ta légère venue ? Est-elle dissipation de ton esprit voulant féconder des objets aimables, une fable, la courbe d’une poésie, la naïveté d’une cantilène habitant les plis d’ombre ?

   Oui, je sais. Tu ne donneras suite à mes divagations. Comment le pourrais-tu ? Une chimère a-t-elle jamais tenu aux hommes - fussent-ils les plus attentifs à débusquer le rare -, un autre discours que celui d’un éternel mutisme ? Rien n’est à dire qui ne peut se dire en mots. Juste une irisation, un saut de ballerine, une poussière d’or au crépuscule, un nuage dans l’air printanier, des effluves poivrés sur le dos de la garrigue. Oui, demeure en toi dans cette indécision. Nulle autre manière de paraître. Oui. De paraître !

 

 

 

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7 septembre 2023 4 07 /09 /septembre /2023 10:25
Vision médiane

Edward Hopper, Cape Cod Morning

(détail), 1950

 

Source : Fondation Beyeler

 

***

 

   Apercevant « Étrange-au-bow-window », nous ne pouvons que nous interroger à son sujet. Que fait-elle, là, à cette heure matinale, à la lisière du jour ? Est-elle la Sentinelle de Cape Cod, cet étonnant pays de dunes et de marais ? Cherche-t-elle à apercevoir ces quelques prodiges de la Nature que sont baleines à bosse et baleines franches, tortues à la carapace brillante ? Cherche-t-elle à entendre, sur le fil de l’aube, le cri plaintif du pluvier siffleur, ou bien à percevoir le glissement des phoques gris sur la dalle de sable ? Est-elle attentive à surprendre le passage d’un Quidam, à déchiffrer le cheminement de quelque Habitué des lieux ? Ou bien est-elle, comme ceci, tendue en avant d’elle, jetant au loin la double meute de son regard, en escomptant un immédiat retour après qu’une boucle a été amorcée, une manière de renversement de la vision qui la poserait, elle, comme la chose à observer, certes la plus singulière du Monde ? Au motif que, toujours dans l’entrelacement de son propre Soi, jamais l’on n’en surprend les contours, jamais on n’en lit le chiffre secret, sauf celui de ses propres illusions, de la comédie que l’on se joue à Soi-même, feignant de connaître jusqu’à l’intime, le moindre des plis dont notre conscience est tissée. Mais l’incontournable Principe de Réalité ne devrait-il, bien plutôt, nous arracher l’aveu de notre propre inconnaissance, ce genre de désolation totalement désertique qui s’empare de notre psyché lorsque, souhaitant en sonder le sol, tout se dérobe et qu’un vertige abyssal se creuse sous la plante de nos pieds ?

   Mais, tout individu qui, au hasard de sa marche, rencontrerait cette Inconnue arrimée à son propre Être et ne se questionnerait à son sujet, serait soit un Inconscient, soit d’une nature étrangère à la communauté des Humains. Car, jamais on ne peut tutoyer la posture d’une conscience torturée sans en prendre la mesure, sans la rapporter à Soi en tant qu’objet de profonde méditation. C’est une simple question d’éthique. Toute altérité est le lieu d’un bouleversement. Ici, de Celle-qui-est-observée, de Celui-qui-observe. Et si nous revenons à l’image, à la vive inquiétude qu’elle ne manquera de susciter en nos âmes, nous nous apercevrons vite que, plutôt que de nous montrer l’ordinaire, le commun, le quotidiennement rencontrés, elle nous plongera, irrémédiablement, dans un bain métaphysique nous ôtant toute possibilité d’être nous-mêmes le temps que nous n’aurons au moins tenté d’en résoudre l’énigme.

   Si cette peinture recèle en soi quelque perspective symbolique - et gageons qu’il en est ainsi -, nous dirons que la façade de bois blanc, de lattes superposées, est l’unique réceptacle d’une lumière franche, ouverte, sans quelque zone d’ombre dissimulée en elle. Un genre de félicité, certes modeste mais bien présente. Un écho de cette clarté se diffuse encore, mais dans un genre d’économie, d’atténuation, dans la cage de verre du bow-window, colorant son intérieur d’un jaune éteint. Certes, l’Attentive est, elle aussi, atteinte de cette lumière, mais d’une façon indirecte, sans doute ce frémissement, cette faible lueur aurorale qui la font émerger, elle, l’Attentive, de la demi obscurité dont elle est entourée. Cependant l’on notera, et ceci n’est nullement un détail, qu’Attentive est simple Réceptrice de lumière, nullement Émettrice, comme si sa manière d’exister se donnait dans une entière passivité.

   On la penserait qui-elle-est, presque par défaut, partiellement accomplie, en manque d’être, en attente de devenir. Cette impression de non-venue à Soi qui, toujours fait le lit de quelque désespoir, est vivement accentuée par la double surface des volets noirs rabattus sur le pan coupé du bow-window, genre d’affirmation d’un deuil ontologique, d’une fragmentation du Soi, d’une captation de son exister hors de Soi, possiblement hors d’atteinte. Alors nous n’avons guère à méditer longuement pour saisir le motif de l’étrange inclinaison de son buste qui ne peut consister qu’en la quête de cette partie de Soi inaccessible, peut-être cet iceberg immergé de l’inconscient, peut-être la perte d’une mémoire ancienne amputant le fleurissement d’une réminiscence. Quant à l’horizon de son regard, dans un premier empan de l’espace, il bute sur les ramures noires des arbres, s’éclaircissant peu à peu, à mesure de son éloignement du Sujet méditant. C’est au loin d’elle que le paysage se désobscurcit, que les choses redeviennent visibles, qu’elle peut, Elle-qui-scrute, apercevoir le possible sens des choses, au moins sa pellicule, si leur profondeur demeure hors d’atteinte.

   Ici, succédant à ce court inventaire du visible-préhensible, nous sommes requis à une tâche bien plus essentielle. Tâche se portant sur l’acte de vision en trois paradigmes qui, loin d’être complémentaires, s’excluent l’un l’autre au motif que leur essence respective n’est nullement miscible, qu’il s’agit même d’antinomies, d’oppositions de nature. Mais partons du réel tel qu’il nous apparaît dans le cadre de la représentation. Cette première vision, attribuons-lui le prédicat « d’entre-deux », de « moyen terme » si l’on veut. Ce qui correspondra au titre « Vision médiane » et interrogeons-nous à son sujet. Le regard part, droit devant lui, pareil à un rayon qui ne s’intéresserait ni à la hauteur du Ciel, ni à la superficie de la Terre. Un regard se propageant selon la figure de la ligne droite. L’acte de scruter, limité au plus simple de son effectuation. Une vision à elle seule son explication. Un jet en direction de l’horizon dont le retour au Sujet ne le transforme en rien, ce Sujet, un simple miroir reflétant l’image originelle. Le constat d’un réel collé à son être propre, sans accroissement, ni diminution qui en affecteraient la valeur. Un aller-retour de pure gratuité, un geste annulant toute greffe possible, un geste de pur dénuement.

   Pour être significatif, pour constituer le début d’une fable existentielle s’augmentant d’une expérience plus riche, la vision eût gagné à se dilater, à emprunter, plutôt qu’un chemin en ligne droite, une courbe sinueuse, une onde flexueuse qui l’eût métamorphosée en raison même de son continuel trajet entre la légèreté Céleste et la pesanteur Terrestre. Donc un regard alternativement lesté de la lourde gravité du Sol, puis de la diaphanéité de l’Éther.

 

C’est ainsi que se configure tout Sens :

passage d’une chose à une autre,

fluctuation dialectique,

oscillation permanente

d’une réalité à une autre.

  

   Et, afin de donner corps et consistance à notre propos, il devient maintenant essentiel que, de part et d’autre de ce regard linéaire, de ce « moyen terme », nous installions deux autres modes de vision que, pour l’instant, nous qualifierons de « Terrestre » et de « Céleste ». C’est le recours aux grands Mythes Fondateurs de notre culture qui nous aidera à pénétrer plus avant dans ces deux manières d’envisager le Monde et de nous le rendre un peu plus familier.

   Celle-qui-regarde-vers-la-Terre, nommons-là « Vénus Pandémos », cette partie de l’Âme attirée vers le corporel, immergée dans le sensible, cette vision de basse destinée qui se satisfait des illusions de toutes sortes, se nourrit d’images les plus approximatives, se sustente de simples traces, s’entoure d’ombres, vêt son anatomie d’uniques reflets. La Vérité ne lui importe guère. L’opinion sans grand fondement la satisfait. Elle vit d’immédiates sensations et tel Narcisse se mirant dans l’onde, elle est toujours en danger de se noyer dans la fascination de sa propre réverbération. On aura compris que cette vue prise sous le joug de l’immanence sera encore bien inférieure à celle qui, en ligne droite, certes ne moissonnait rien, mais au moins ignorait ce qui, plongé dans l’inférieur, n’aurait pu que l’amoindrir, en hypothéquer le trajet.

      Celle-qui-regarde-vers-le-Ciel, nommons-là « Vénus Ouranienne », cette partie de l’Âme qui ne vit qu’à s’élever, à connaître le vertige des Grandes Hauteurs, des plus Hauts Sommets. Ce geste éminemment ouranien, cette remontée vers la pureté de l’Origine, cette quête d’un Soi plus que Soi s’irrigue de tant de vertus, se dilate de tant de Joie assemblée que plus rien ne la rattache aux visions antécédentes, à cette vision qui était sans motif, glissant vers la fente de l’horizon sans y rien prélever de positif ; de l’autre vision qui se fourvoyait dans d’illisibles marécages limoneux. Ici, dans la plus efficiente des valeurs qui se puisse imaginer, le Narcisse que l’onde plongeait en son sein, le conduisant à une irrémédiable mort, Narcisse donc a laissé la place au valeureux Ulysse, lui qui après avoir surmonté tant d’obstacles retourne à Ithaque, la seule patrie possible pour un Héros en quête d’une Âme juste et sincère, d’une Âme qui a trouvé le foyer de son repos en même temps que de son rayonnement.

   Dans cette courte fiction, tout s’est joué parmi les Figures Mythologiques (Narcisse – Ulysse – Vénus Pandémos – Vénus Ouranienne) qui, en réalité, sont les paradigmes à nous adressés afin que, nous identifiant à qui il sont, nous puissions orienter l’aiguille de notre boussole en direction de ce Nord Magnétique, de ces lignes de pur cristal que dessine la rigueur des icebergs, cette Vérité opposée à la luxuriance et aux touffeurs équatoriales, ces reflets, ces mensonges qui ne font que nous leurrer, nous égarer, nous désaxer de ce Soi qui est le seul Centre sur lequel nous pouvons prendre appui, tel Ulysse échappant aux pièges de Circé, aux intrigues de Calypso, pressé de rejoindre la Terre d’Ithaque où l’attend l’amour de Pénélope, à savoir le point le plus admirable sur lequel amarrer sa vision.

    Alors que dire en épilogue de cette fable ? Qu’il est bien plus facile aux Approximatifs que nous sommes de pratiquer le Vice plutôt que la Vertu. Que, pour la plupart, sinon tous, nous rendons un vibrant hommage à l’image de qui-nous-sommes que nous revoie la psyché, Narcisses-en-puissance au regard « ondoyant ». Que le regard linéaire, n’accrochant rien que le commun, le banal, est notre lot commun. Que l’image d’Ulysse, si elle hante nos consciences, ne le fait que de façon fictionnelle pour le simple fait que son courage nous est inaccessible, sa volonté, un feu qui brille au-delà même de notre vision ordinaire. Que Vénus Pandémos est celle que nous fréquentons avec assiduité, pliés que nous sommes dans ses voiles de ténèbres et d’aveuglants reflets. Que Vénus Ouranienne serait bien une des possibles finalités de notre terrestre parcours, mais, qu’enchâssée, telle l’icône dans sa cage de verre, telle « Étrange » dans l’étui de son bow-window, nous cymbalisons telles les cigales au plein de l’été, oubliant le laborieux travail de la fourmi occupée à élever et élever encore son tas de brindilles. Nous sommes de prosaïques natures qui ne rêvons que d’Éther, seulement l’Éther vole haut, en d’olympiennes altitudes et nos bras sont courts qui n’étreignent jamais que le Vide ! Å défaut d’être dans la plénitude de qui nous devrions être, nous TENDONS VERS…

 

Tendre est peut-être le seul Jeu auquel

l’Humaine Condition nous convie

le temps qui nous est alloué.

Un simple battement de paupières

que précèdent et suivent d’autres

 battements de paupière.

Une vision captive !

 

 

 

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6 septembre 2023 3 06 /09 /septembre /2023 07:22
Diaphane et au-delà

« Avec Esther »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Il faut partir du réel le plus concret, le tutoyer longuement, s’y frotter, peut-être même y abîmer la pulpe de ses doigts, le griffer de ses ongles, en éprouver la texture têtue, obstinée, la résistance existentielle, celle au gré de laquelle pouvoir se nommer « Vivant », cette bien étrange aventure, ce flottement éternel, cette inextinguible joute, ce pugilat de tous les instants, la remise de notre chair aux assauts infinis de la corruption. Certes reconnaître le réel pour tel qu’il est, en accepter le Principe, ce Destin pareil à une chape de plomb est une épreuve redoutable, la source d’une angoisse, le motif, parfois, d’une urticante mélancolie. Mais avons-nous le choix d’être différents de qui-nous-sommes, de nous exonérer de la part qui est la nôtre, de rêver longuement puis de dire de ce songe :

 

« Ceci est ma Vie, le sillon

dans lequel je veux inscrire

le moindre de mes actes,

la règle qui dictera

chacun de mes pas ».

 

   Non, l’on sent bien l’obsolescence en même temps que la vanité de cette pensée, le fait qu’elle tourne à vide dans le lieu désert d’une utopie.

    Certes, ceci nous l’éprouvons, mais malgré la mesure indépassable de cette vérité, nous glissons une écharde, nous introduisons un coin d’acier dans le tissu de l’exister, cultivant en secret le souhait d’en métamorphoser, à notre avantage, la pente déclive originelle. Encore, enfouie au plus profond, notre âme resurgit par instants, se révolte, se cabre et tente d’inverser le cours des choses. Qui n’a jamais tenté ceci est humain à l’économie, se réconfortant d’une illucidité qui le protège, pense-t-il, des avanies de toutes sortes. Combien cette attitude est approximative qui prend la crue invasive pour un simple chapelet de gouttes d’eau !

   Mais nous mettrons un terme à cette courte métaphore. Ne le ferions-nous et la menace de retomber en enfance ne ferait que rougeoyer tout au bout de notre nez. Il est des évidences qu’il faut savoir accepter. Cependant, rien ne nous empêche, du plein même de notre imaginaire, de dresser les tréteaux sur lesquels nous jouerons une scène à notre convenance. Ceci se nomme essor en direction d’un Idéal. Mais qui donc et au nom de quoi pourrait mettre à mal une telle inclination de notre âme ? Et, du reste, le vrai dialogue, le plus efficient, le plus vrai, n’est-il celui de notre âme avec elle-même dans la perspective d’une éthique bien comprise ? Mais refermons ici une parenthèse qui, bientôt, apparaîtrait à la manière d’un précepte moral. Nous ne sommes plus au temps antique des Stoïciens !

   Comme à l’accoutumée, notre pensée part d’une image dont elle se nourrit, souhaitant trouver en sa forme les provendes essentielles dont tirer quelque enseignement ou, d’une manière bien plus ordinaire, tâcher de percevoir une perspective esthétique. C’est toujours à un acte descriptif qu’il nous faut nous livrer, cherchant, au travers de ce balisage du réel, du positionnement de ses limites, des structures qui en déterminent le phénomène, à percevoir, sous la surface, quelque humus qui en assure la croissance. Car ce qui est essentiel dans ce geste de connaître, c’est bien de traverser ce réel, de rencontrer le pur diaphane, de saisir la transparence, de faire effraction au plein de l’opalescence, là où l’Être, diffusant sa sublime Essence, se livre en l’entièreté de sa Forme. Bien évidemment, ici, l’emploi des lettres Majuscules pour Être, Essence, Forme n’est nullement le résultat de quelque caprice, simplement un essai de dévoilement de ce qui, essentiel chez une Personne, une Chose, dit la totalité de sa Présence, ici et maintenant, sur cette Terre qui lui sert provisoirement d’écrin. L’on passe trop souvent près d’objets de méditation sans même remarquer la nécessité qu’il y a à faire halte, à regarder avec précision, à interroger, à faire de son propre Soi le point lumineux à partir duquel désobstruer ce qui vient à notre encontre sous le signe du ténébreux, de l’incompréhensible. Toujours il s’agit d’être en chemin, en avant de Soi, vers cet horizon qui nous met en demeure de le percevoir, d’en pénétrer les sibyllins arcanes.

   L’Endormie est troublante en raison même de ce mystère dont elle est porteuse, consciente ou à son insu. Nous opterons volontiers pour la seconde hypothèse car le sommeil ne prémédite nullement le contenu de ses positions, bien plutôt il les dispose à une libre venue de ce qui pourrait se produire ici et là, au hasard des configurations étoilées, des rencontres adventices, des brusques condensations qui mêlent, en un tout indistinct, la pluralité des êtres, des superpositions spatiales, des empiètements temporels. Donc l’Endormie est livrée à Soi, rien qu’à Soi, dans le plus grand danger de ne nullement coïncider avec qui elle est, de se dissoudre dans les inextricables mailles de l’altérité : celles du monde, des choses, des Existants entrés par effraction dans la cellule du songe. Cependant, son calme, sa supposée sérénité, font signe vers l’atteinte d’une quiétude intérieure dont, nous les Voyeurs, serions bien en peine d’atteindre les rives, de bourgeonner au seuil, peut-être, d’une révélation. Car, de toute évidence, Celle que nous observons connaît quelque lieu de sublime polarité : la rencontre d’une œuvre d’art, l’admiration d’un paysage sublime, la grâce d’un amour venu du fond des âges avec sa pure fragrance d’origine ?

   De l’image même, de sa lumière doucement inactinique, telle celle des anciens laboratoires où, dans un bain révélateur, se dévoilaient les grains d’argent du cliché, le visage émerge comme d’une brume légère posée au-dessus de quelque colline automnale. La chute des cheveux est un mince ruissellement, le front est lisse comme sous l’action d’un baume, les yeux clos sur une lumière intérieure, le gonflement des joues adouci de la brise du souffle, lèvres refermées sur les plis d’un long secret. Un bras est relevé qui soutient la tête, alors que l’autre bras échappe à notre curiosité, la fuite du cou puis l’invisible gorge que dissimule une vêture à minces bretelles. Nous sommes dans le partage de qui-nous-sommes, certes dans l’inquiétude légère, mais tout de même une question s’agite derrière le massif de notre front : cette étrange clarté couleur de miel et de safran, ce poudroiement de nectar, ce voile qui, posé sur l’Endormie, nous sépare d’elle tout autant qu’il nous convoque à son chevet, qui est-il pour instiller en notre âme, fascination et retrait, intérêt et détachement, enfin un sentiment aussi complexe que difficile à définir ? En tout cas il ne saurait nous laisser au repos. Quelque chose d’intérieur, à la manière d’une nécessité, nous intime l’ordre d’entrer dans la cité étrangère par quelque faille laissée vacante, par une étroite meurtrière, comme le ferait notre propre daimôn, cette voix indéfinissable, ce conseiller intime perçu comme « empêchement mystérieux », guide prudent d’un Destin toujours en avant de notre esquisse, de nos résolutions, de nos désirs les plus dissimulés.

   Et c’est bien ce daimôn qui a attiré notre attention sur ce fin nuage couleur de soufre, sur cette sorte de vitre qui nous sépare de Celle dont nous voudrions connaître le sort, percer jusqu’au moindre de ses souhaits. Alors, depuis le lieu qui se dit comme séparation, que nous reste-t-il, sinon le flou des hypothèses, leur fondation sur la fragilité d’un sable mouvant ? Mais plutôt nous projeter en quelque pays d’Utopie, ne nullement demeurer dans la mutité, dans l’incapacité d’articuler quelque discours intérieur, cette eau de fontaine qui s’écoule en nous pareil à un infini chapelet de gouttes. Ce que nous avons à dire, ceci : Endormie, jusqu’alors, se situait au-delà de cet écran de verre dépoli, face uniquement tournée vers ses satisfactions immédiates, vers l’accomplissement de ses désirs, vers ses hâtes existentielles, vers ses pulsions de vie, vers ses résolutions passionnelles, vers ses irrépressibles volontés, vers ses fulgurations réalisées à l’instant même de leur émission. Par rapport à Soi, elle était sans distance, mêlée au feu de ses désirs, immolée à l’urgence plénière de ses sensations. Elle vivait à l’intérieur même de sa gangue, soumise à la sombre vivacité de ses déterminations, tout comme la phalène collée à la cheminée de verre de la lampe ne vit qu’au rythme de la flamme qui la fascine et la soumet à la tyrannie de sa combustion. La mort de la flamme est l’équivalent de la mort de la phalène.

    Mais ici, il ne s’agit nullement de poursuivre cette métaphore mortifère, plutôt tirer du positif de ce qui se donne, au premier regard, comme du négatif. Endormie donc, si sa position actuelle ne semble en faire qu’une Soumise, une Abandonnée à la curiosité des regards, il faut l’envisager, bien au contraire, sous la forme de l’Éveillée la plus parfaite, d’une conscience portée au plus haut de ses possibilités. Et ceci pour la simple raison que cette léthargie n’est que de façade, en réalité reflet d’une atteinte de l’acmé de Soi. Un peu comme ces Sages hindous immobiles, drapés dans leur linge à plis, ces Sādhus libérés de la māyā, de l’illusion permanente du réel, parvenus au sommet de leur libération, fusion avec l’infini cosmique. Oui, l’évocation de cette Sagesse orientale convoque, le plus souvent, le sourire des Occidentaux que nous sommes, soi-disant imprégnés de Raison et saisis d’un esprit cartésien mettant en doute tout ce qui, hors de sa sphère d’intérêt, apparaît comme pure affabulation, sinon étrange fantaisie.

   Mais laissons sourire les Naïfs et portons notre regard en direction de ce qui est essentiel à comprendre. C’est à l’aune d’une conversion de sa vision qu’Endormie s’est révélée en sa singulière métamorphose. Lassée des voyages au long cours, des agapes multiples, des spectacles vides telle une coquille, fatiguée des discours des Sophistes, usée des canons de la mode et des miracles de la technologie, devenue rétive aux écrans de toutes sortes, devenue hostile aux argumentaires des Camelots et autres Bonimenteurs, irritée par les mouvements de moutons de Panurge de la foule, peu à peu elle était devenue Presqu’île, puis Insulaire, Robinson en son île, loin des bruits et des agitations du Monde.

   Petit à petit un long silence propice au recueil, à la méditation des Choses Simples s’était installé au centre de qui elle était, et cela faisait comme une sorte de sphère lumineuse en elle, de mince Soleil diffusant ses rayons bienfaisants dans sa chair, ses rapides météores et ce Nouveau Monde illuminait la moindre de ses secondes, la plus petite parcelle de son expérience intime. Ainsi était-elle parvenue, au fil du temps, à cette jouissance intérieure, à cette impassibilité, à cette équanimité de l’âme que les Philosophes nomment « ataraxie », que beaucoup cherchent, que peu atteignent. Ce détachement des Choses était devenu son bien le plus précieux et elle flottait en elle-même comme le futur petit Enfant dans l’océan amniotique maternel. Les seules paroles qui lui parvenaient, au travers de cette membrane originelle, une sorte de chant des étoiles, une manière de grande comptine universelle au sein de laquelle, immergée en la plus pure des félicités, elle arrivait à être qui-elle-était jusqu’au sentiment prodigieux d’une UNITÉ insécable. Et pendant ce temps, la Terre, imperturbable, continuait à girer avec, accrochées à ses basques, ses cohortes de Joyeux Officiant d’une Religion Mondialisée, laquelle portait, au plus profond de sa chair, le germe de sa propre destruction.

   Alors, combien cette image de calme et de repos infinis nous atteint en plein cœur. Heureusement, encore, en d’invisibles et inatteignables lieux, quelques motifs d’espérer. Leur rareté en fait le don le plus précieux. Saurons-nous le porter en nous comme cet événement à entretenir au-delà de qui nous sommes ?

 

Soufflons sur les braises avant

que le feu ne s’éteigne !

 

 

 

 

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3 septembre 2023 7 03 /09 /septembre /2023 10:16

 

Tout visage est le lieu d'une vérité.

 

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 Sur l'album de Magda Manser

***

 L'apparition d'un visage est toujours un mystère. A peine l'apercevons-nous et, déjà, nous sommes conscients d'avoir franchi une limite, de nous situer dans un territoire d'une autre nature que celle du réel qui nous affecte quotidiennement. Le visage est ce miroir qui reflète le monde en même temps qu'il reflète l'essence de Celui, Celle qui en sont les sublimes porteurs. Oui, "sublimes" car cette effigie qui dresse devant nous sa singulière forme ne le fait qu'à l'aune d'un principe originaire, d'un temps suspendu. Car la durée ne saurait avoir de prise sur le visage. Seulement l'étincelle de l'instant s'y imprime avec la précision des choses simples. On évoquera, cependant, les rides témoignant d'une temporalité gravée dans la chair. Certes, mais ce sont seulement les nervures de l'être qui y figurent afin que l'Existant qui fait face puisse y lire la nature d'une âme, la quintessence par laquelle un Présent-sur-Terre signale sa silhouette anthropologique. Voyant le visage de l'Autre, ce n'est pas d'une simple géométrie dont il s'agit, d'une topologie qui aurait modelé la chair afin d'en préciser le commerce avec ses semblables. Ici, il est question d'un phénomène principiel s'annonçant, à chaque fois, comme unique, non reproductible. Le lexique facial est d'une telle complexité que, jamais, il ne peut renouveler sa propre épiphanie.

 Il en est ainsi de la Vérité qui ne surgit toujours qu'à assumer son essentielle singularité. Si la Vérité est l'adéquation de l'homme à cette profonde affinité qui le lie d'une manière exacte aux choses élues - on parlera "d'affinités électives", comme le faisait Goethe -, et gageons qu'il en soit ainsi, alors chaque instant d'une révélation ne peut faire sens qu'à être l'unique rencontre d'un FACE à FACE. On entendra par là la fusion de deux visages dans une commune osmose. C'est de l'être dont il s'agit, c'est-à-dire que la contemplation du visage de l'autre se révèle comme ontophanie, soit la pure décision de l'être de se donner à voir. On objectera peut-être que le corps dans sa totalité est également porteur d'une infinité de sèmes, d'une mise à jour d'une multiplicité de signifiants. Sans doute l'argument est-il recevable mais à condition que s'installe une rigueur perceptive de ce qui se montre. Si le corps signifie, et bien évidemment il le fait, il ne délivre du sens qu'à titre de sémaphore. Souvent les mains viennent confirmer ce que le langage finit  d'énoncer  et d'autres territoires corporels, chacun à leur manière, se manifestent comme porteurs d'informations. Seulement le corps dont on excepte le visage s'anime en tant que territoire ontique destiné à faire apparaître les esquisses successives de l'exister : nous sommes dans l'existence concrète, palpable, directement observable. De cette disposition du corps-parlant, il faut rapprocher  la dimension du visage en tant que pure grâce événementielle. Ici est le domaine ontologique par excellence, à savoir le lieu par lequel la conscience se livre, l'âme se dévoile, l'être surgit comme étrave singulière. Une apodicticité qui n'aurait besoin d'aucune explication si la nature de l'essence s'illustrait avec assez de cohérence aux yeux de ceux qui la reçoivent.

  Livrer, d'un seul et même empan de l'écriture, aussi bien la conscience que l'âme et proférer la survenue de l'être pourrait apparaître comme une décision purement arbitraire. Il s'agit donc de se défaire de ces abstractions pour se diriger vers ce qui, dans le visage, plonge ses assises dans le domaine de la concrétude, sans cependant oublier d'en préserver, comme en filigrane, les attaches ontologiques. L'on dit communément que "les yeux sont les fenêtres de l'âme" et chacun aura éprouvé combien il est troublant de se perdre dans le regard de l'Autre. Donc, si les yeux sont les fenêtres, par simple voie de conséquence le visage est la maison de l'âme de la même façon que Heidegger précisait que "le langage est la maison de l'être". Aussi bien langage et être sont indissociables, aussi bien âme et visage vivent en écho. En effet, si le langage dit l'être, le visage dit l'âme. Il n'y a pas de rupture sémantique, il y a simplement homologie ontologique. Mais évoquons maintenant quelques situations épiphaniques par lesquelles s'immiscer au plus près d'une possible réalité de l'âme, donc de l'être qui en assure l'essor.

  Mais, avant de pénétrer l'essence du visage, ce qui est important à saisir c'est le principe par lequel nous apparaît cette mesure d'invisibilité, d'indicible ou, à tout le moins, d'imperceptible manifestation. Car si nous percevons l'âme qui nous fait FACE, par le truchement des attitudes et mimiques qui s'impriment sur le visage de l'Autre, c'est bien que nous disposons d'une clé donnant accès à son être intime, à son essence même. Or Regardant et Regardé ne s'observent pas à la dérobée de la même façon que l'on s'appliquerait à détailler les esquisses d'un objet. Regardant-Regardé sont inclus dans un même geste ontologique dont la mesure est celle d'un regard contemplatif. Or la contemplation a ceci de particulier qu'elle gomme les aspérités existentielles pour nous situer, d'emblée, auprès des fondements. Toute anecdote se dissout dans la profondeur de l'acte de vision. Le Regardeur devient Voyant. Le Regardé devient Vu. "Vision" dans son sens étymologique de : « perception d'une réalité surnaturelle ». La nature s'effaçant donc pour nous livrer une compréhension toute  métaphysique du réel.  Toute la gamme des expressions faciales replacée dans ce contexte interprétatif ne s'inaugure alors que comme ces états d'âme impalpables d'ordinaire mais qui se manifestent au monde dans une immédiateté directement observable. Ainsi se font jour, dans leur plus pure "représentation" ces évanescences, ces insaisissables qui se nomment joie, bonheur, tristesse, douleur, extase, ravissement. L'on pourrait décliner à l'infini l'immense et prodigieux chromatisme selon lequel la psyché humaine - on l'entendra comme « partie de la philosophie qui traite de l'âme, de ses facultés et de ses opérations » - se révèle comme une source inépuisable d'émotions, de sensations, d'inclinations à être. Observateur et Observé se reflètent à l'infini, dans une immense "psyché", ce miroir où les âmes ne révèlent que leurs subtiles transparences. Il en est ainsi d'un principe pensant qui ne consent à s'actualiser qu'à l'aune d'une impalpable intellection ou bien, aux yeux de Ceux, Celles qui en sont suffisamment avertis pour lire dans les métamorphoses du visage la touche instantanée de l'être. C'est bien cette fugacité, cette étincelle aussi vite occultée qu'apparue qu'il s'agit de percevoir dans ce mystère que l'Autre demeure toujours, quand bien même il nous livrerait son âme à la lumière de notre raison, à la profondeur de notre intuition. Mais parvenus à ce point sans doute indépassable d'une rationalité en acte, convient-il de faire la place à quelques visages tenant le discours discret mais apparent de l'âme. Quelques portraits significatifs nous aideront à saisir par l'image et l'art ce que la parole peine à nous dire, que la réalité excède toujours comme pour nous disposer à forer plus avant ce domaine infini de la sémantique existentielle dont nous nous abreuvons souvent à défaut d'en bien saisir les si belles nuances.

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  Visage inconnu

 "Au seuil d'une parole"

***

 Mystère - Réserve en soi des sentiments qui pourraient faire effraction et mettre en danger. Le visage se dérobe à demi comme pour mieux laisser paraître une manière d'ambiguïté, de difficulté à se dire. Langage sur le point d'une profération mais qui laisse au silence, à son suspens peut-être plus révélateur qu'aucune parole, le soin de retenir l'instant. Rien ne nous est soustrait de L'inconnue puisqu'à être dissimulée semble correspondre sa nature. Nous sommes comme à l'orée d'une demeure secrète, dans cette sorte de rite de passage dont tout seuil porte le message. 

*****

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Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871
(photographie : Étienne Carjat)

"Le Bateau ivre"

***

  Ce portrait de Rimbaud, contemporain de l'écriture du "Bateau ivre", semble être la transposition allégorique des visées rimbaldiennes quant à la poésie.

  "Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens".

  Or "Le Bateau ivre" est la mise en scène de ce sublime "dérèglement". Mais, bientôt le Poète est contraint de se résigner à "crever", à abandonner ses visions pour se réfugier "dans la plénitude du grand songe".

 Ce portrait raconte ce songe inaccessible où la nostalgie le dispute à la tristesse et s'abîme dans la révolte de n'avoir pu demeurer dans les rives de "l'inconnu", de n'avoir pu habiter  que cette destinée d' "un noyé pensif" reconduit à ne fréquenter  que le vieux monde d'où les Voyants s'absentent. Plus que le portrait de Rimbaud, cette photographie est le symbole même de la Poésie, de sa tentation permanente de ne tutoyer que les sphères élevées de la transcendance.

 "Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !"

 ***** 

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Charles Baudelaire

Source : Wikipédia

***

 "Le sentiment tragique de la vie".

 Le titre de l'ouvrage de Cioran cité ci-dessus est celui qui semble le mieux correspondre aux sombres états d'âme du Poète que de vénéneuses "Fleurs du mal" semblent avoir promis, son existence entière, aux pires apories qui se puissent imaginer. Témoin cette phrase  écrite dans : "Mon cœur mis à nu" :

 «Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l'horreur de la vie et l'extase de la vie.» 

 Et, aussi, le dernier quatrain  de "L'Albatros" où est dite avec le désespoir de l'énergie, la condition tragique du Poète :

"Le Poète est semblable au princes des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."

 Ici, l'albatros symbolise cette dualité de l'homme - l'horreur et l'extase -, l'homme rivé au sol alors qu'il est toujours en quête d'infini.

 *****

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 Antonin Artaud.

Source : Regard Éloigné.

***

 « Artaud le Momo »  : la folie perce sous le génie

 Ce portrait est pathétiquement beau. Et, d'ailleurs comment la beauté pourrait-elle s'actualiser autrement que sous les traits du drame, de la perdition, du néant faisant déjà ses mortelles abstractions ? Car la beauté "vraie" n'est jamais éloignée de ce qui la fait vibrer et la tient en équilibre, à savoir sa proximité avec la disgrâce qui joue en contrepoint et s'essaie, toujours, à lancer ses assauts. La beauté est un tel miracle ! Beauté et disgrâce entrelacées, comme peuvent l'être chez le grand créateur, génie et folie. La folie d'Artaud est belle parce qu'elle est l'incandescence de son génie, de sa démesure. L'art n'a pas de limites, son Serviteur non plus. Seulement il y a danger permanent à marcher sur le fil infiniment tendu au-dessus de l'abîme. Le funambule est si près de la chute ! Mais quelle audace, quelle beauté !

  Quand le 13 janvier 1947 « Artaud le Momo »  sur scène pendant trois heures au Théâtre du Vieux Colombier, donne sa représentation, le public est comme hypnotisé. André Gide en fera un somptueux compte-rendu :

 « Jamais encore Antonin Artaud m'avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d'expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie. »

 Oui, ô combien Gide avait pressenti avec justesse et évoqué en mots admirables cette "flamme intérieure" qui n'était en réalité que la confluence du génie confronté à la folie. Jamais, peut-être aucun Acteur n'avait porté si haut son art, jusqu'à parvenir à sa propre combustion. Admirable était Artaud. Admirable était Gide qui, en une formule quasiment elliptique disait le tout de l'âme du créateur, le tout de l'âme de ce magicien de la "poésie-littérature-cinéma-théâtre", à savoir d'un art complet que ne pouvait maîtriser qu'un inventeur de haute volée. Le "théâtre de la cruauté", cette belle création d'Artaud avait finalement eu raison de sa raison, mais au prix d'une œuvre incroyablement exaltante. Artaud-le-supplicié avait donc péri sous les coups de boutoir de son art. Ce portrait nous en livre une perspective saisissante. A elle seule, cette photographie, est la figure de l'Acteur quand le spectacle vient de se terminer : un sublime don de soi !

 *****

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 Autoportrait de Léonard de Vinci

Bibliothèque royale de Turin

***

  "L'archétype de la connaissance." 

  Personnalité complexe que celle de Léonard, génie universel, archétype de l'humaniste de la Renaissance, savant voué, par essence, à la connaissance infinie, il ne cesse, par-delà le temps de nous interroger. Mais d'abord, écoutons ce qu'en disait Goethe :

 « Bien fait, les traits réguliers, il était comme un modèle d'humanité et comme la perspicacité et la clarté du regard appartiennent au fond à l'intelligence, notre artiste possédait une clarté et une perfection accomplie. » 

 Intérêt majeur que cet autoportrait qui, dans une même œuvre réalise la confrontation du Voyant et de celui qui est Vu. Ou la coïncidence de l'âme se retournant sur son propre destin. Bien évidemment, cet autoportrait réalisé à la fin de sa vie, s'il reflète encore ce que fut Léonard plus jeune, paraît en avoir épuisé quelques lignes signifiantes. Cependant, l'âme réputée immortelle, ne saurait amputer sa réalité sous le seul prétexte d'une temporalité à l'œuvre. Regardant le dessin exécuté à la sanguine, nous y devinons encore la marque du génie dans ce front à l'immense courbure, l'empreinte du regard commis au savoir sous les sourcils ombreux, la détermination à s'emparer des secrets de l'univers dans la rectitude du nezLes cheveux font penser à quelque savant préoccupé de sa tâche plutôt que des succès mondains. Les ondulations d'une barbe généreuse s'inscrivent comme le naturel prolongement d'un prodigieux intérêt pour les mouvements de l'eau, ses tourbillons infinis. Seule la bouche dont les commissures s'affaissent, témoignent sinon d'une amertume, du moins d'une inclination à quelque résignation.

  Mais, pour mieux cerner ce qui de Léonard nous parvient au travers de ce portrait, lisons ce que Rudolf Steiner écrit dans "La grandeur spirituelle de Léonard au tournant des temps modernes" :

 "Contemplons ce visage et ressentons le génie même de l'humanité qui, à travers ces yeux, nous regarde." 

 Puis, plus loin, sur la façon de travailler de l'Homme de Vinci :

  "Il vit dans son âme un besoin scrupuleux de ne jamais attenter, fût-ce dans le détail le plus minime, à ce qu'il considère comme la vérité. C'est ce qui pénètre toute son œuvre : ne jamais altérer la vérité de l'impression et de telle sorte que cette impression soit absolument juste, exacte, conforme aux secrets intérieurs des choses."  (On ne pourrait guère mieux définir le travail de l'essence à l'intérieur d'une âme !).

 Or, si nous en croyons Steiner dont la probité intellectuelle est incontestable, ce que Léonard a appliqué à l'ensemble de son œuvre avec une méticuleuse conscience, il parait infiniment normal qu'il s'en soit inspiré dans la réalisation de son propre portrait. Ce qui veut simplement dire que la représentation qu'il nous offre de sa silhouette, de son visage, est conforme à la véritédonc révèle bien son essence. Il y a parfaite adéquation entre la réalité de l'homme, sa nature profonde,  et sa représentation. Cette conclusion, somme toute empreinte d'une juste logique, confirme bien l'intuition de départ, laquelle postule en une forme assertive que "Tout visage est le lieu d'une vérité".

   Ainsi, parcourant les différentes figures évoquées, c'est bien d'une vérité dont nous faisons l'expérience lorsque nous regardons "Au seuil d'une parole",  le "Visage inconnu" placé à l'incipit de l'article, jusqu'à "L'archétype de la connaissance" que nous offre le  portrait de Léonard de Vinci, en passant par le "Bateau ivre" de Rimbaud"Le sentiment tragique de la vie" baudelairien; le "génie-folie" "d'Artaud le Momo" et, ainsi, déchiffrant les hiéroglyphes de la vérité parmi ces hautes figures de l'art, c'est à notre propre connaissance que nous travaillons afin que, rendus disponibles à notre essence, nous puissions nous présenter au monde sous les traits d'une authenticité, laquelle est requise dès lors que nous prétendons à l'existence. Tout autour de nous, chaque jour, s'illustrent des portraits, s'impriment des visages qui sont en attente de recevoir un supplément d'âme. Il ne tient qu'à nous de le leur fournir ! En même temps que nous en prenons acte. Ceci est de l'ordre de ce ravissement que l'on sent poindre sur le visage exalté de Marie-Madeleine. Toute prise de conscience d'une altérité par le biais de son visage est, au sens strict, une épiphanie, donc un acte de piété, au sens originel du terme de "passion". Tout visage se doit d'être saisi d'une telle amplitude ou bien n'est pas. Par avance, non seulement nous y consentons, mais nous nous efforçons toujours d'en assurer le digne recueil. Ceci est un simple devoir d'humanité dont les Artistes connaissent si bien le secret. Accordons-leur le crédit qu'ils méritent !

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 Visage de Sainte Marie-Madeleine

Musée du Louvre

Source : LES PETITES CASES.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

  

 

  

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2 septembre 2023 6 02 /09 /septembre /2023 16:47
Sur quelle scène jouons-nous ?

       « Derrière le rideau »

       Œuvre : André Maynet

 

***

 

 

                                                                                                                                     Le 29 Janvier 2018

 

 

 

   Solveig, certainement seras-tu étonnée de recevoir ma lettre avec cette photographie qui, je m’en doute, ne te parlera guère. Au moins aussi surprise que moi qui, ouvrant ma dernière missive, fis la découverte de cette belle image. Il n’y avait ni mot d’accompagnement, ni explication, seulement inscrite au dos, cette formule aussi étrange qu’elliptique : « Derrière le rideau ». Quant à identifier l’endroit de sa provenance, l’encre sur le timbre était si atténuée que même ma loupe de philatéliste ne parvint à bout d’en déchiffrer les illisibles signes. Voici, parfois il faut se livrer aux événements du hasard et ne point chercher au-delà de leur inapparente texture la raison de leur soudaine apparition. Je dois dire qu’à défaut d’en connaître l’expéditeur (l’expéditrice ?), force est de me résoudre à n’en appréhender que la belle esthétique. J’ai pensé, Sol, que ce mince événement te plairait, toi dont la fertile imagination laisse neiger derrière elle « de blancs bouquets d’étoiles parfumées », pour faire suite au Poète d’Apparition.

    Mais quittons le poème tout en le laissant à la tâche de ses rimes. Donc, « Derrière le rideau ». Comment ne pas évoquer la scène de théâtre, la présence de son rideau précisément, cette allégorie de l’existence, du destin qui s’y imprime comme si, au-delà, notre vie ne nous appartenait plus, que nous dussions errer longuement sur l’estrade de planches, sillonner en long et en large, au rythme de nos pathétiques répliques, un espace si restreint que notre liberté s’en trouverait affectée au plein de sa chair ? Oui, tu en conviendras, la cage au sein de laquelle nous semons nos errances est pleine de symboles et ce ne serait que frôler des lieux communs que d’évoquer le Souffleur et la voix de la conscience, les coulisses et les arrière-plans de notre visibilité, la herse et sa fonction d’épée de Damoclès.

   Mais, alors, sur quelle scène jouons-nous, nous les passagers du temps, les voyageurs de l’immobile ? Car nous pensons progresser vers un futur et notre plus lourd tribut est peut-être de demeurer enclos dans l’enceinte de notre corps, enceinte que redouble l’étroite architecture du théâtre sans que nous puissions échapper à sa magie concentrationnaire. Sans doute penseras-tu à la pièce de Sartre, « Les séquestrés d’Altona », à cet étrange personnage de Frantz qui rôde depuis une douzaine d’années dans cette chambre dont il fait le lieu d’un procès contre sa propre espèce : "L'homme est mort, et je suis son témoin".  Voici qu’après la mort de Dieu décrétée par Nietzsche, survient celle de l’humanité. Comment encore relever la tête après tant de constats aporétiques, comme si, depuis l’origine, l’homme n’avait jamais couru et concouru qu’à sa propre perte ? J’en conviens, le trait est noir, l’interprétation sombre, le néant si proche qu’on en sentirait presque le souffle acide.

   Maintenant il nous faut parler de l’Absente, comment la nommer autrement, elle qui semble perdue dans ses pensées, ou bien enclose dans une insondable intériorité, ou bien expulsée d’elle-même au point que son être ne serait plus qu’un lointain satellite observant une esquisse de chair et de peau à la limite d’une présence ? Elle si mystérieuse dont on se demande où peut bien siéger sa conscience, se situer les membrures de sa mémoire. Ici, ailleurs, en un temps révolu, en un temps à venir ? Regarde donc cet air de doux désarroi dont son front est illuminé, une touche si légère, pourtant, qu’un instant on se met à douter qu’une affliction puisse se dessiner sur un si beau visage. Et le feu de ses cheveux que semble visiter plutôt un zéphyr qu’un vent impétueux, comment en rendre compte autrement qu’à l’aune d’une interrogation ?

   Vois-tu, à évoquer ceci, me voici transporté sans délai à mes lectures enfantines, sur ces pages tachées d’encre, des bouts de fibres y transparaissaient, qui tissaient, autrefois, le bonheur du jour. Approche donc, ne vois-tu pas un double de François Lepic, surnommé « Poil de carotte », ce garçon à la tignasse de rouille, aux taches de rousseur, cette malheureuse destinée prise entre une mère malveillante, un père indifférent, autrement dit une réalité à la dérive, un statut d’existant perverti à même son premier bourgeonnement ? Y aurait-il une malédiction des enfants roux, une tristesse endémique, un vague à l’âme qui, jamais, ne pourrait trouver de repos ? Imagine, Sol, je n’ai nullement oublié le cuivre éteint de tes cheveux, leur chute vers la teinte auburn, ceci incline davantage vers la touffeur de la terre, le repos, l’entaille du labour, non pour réduire à merci, mais pour ensemencer, faire se lever des épis, moissonner. Combien est éloigné l’air triste, résigné du petit Lepic, cette blessure du jour qui suinte et ne vit que de sa propre faille !

   Connaissant ton goût pour les choses belles, ton attrait pour la délicatesse, je sais que ta vue sera une simple euphémisation de la mienne, cette naturelle tendance qui m’est habituelle de  vêtir les choses du masque vertical du tragique. Tu sais combien j’ai passé de veillées à lire scrupuleusement, ligne à ligne, mot à mot, jusqu’en leur substance la plus affairée, intranquille, les milliers de signes serrés des livres de Cioran, « Le Crépuscule des pensées », les « Syllogismes de l'amertume », « Écartèlement », oui, j’en conviens, un certain goût pour le vertige, une manière de jouissance au seul fait d’évoquer le néant, d’en approcher les membranes de brume. Est-on, en ta Nordique Contrée, tellement sous l’influence de la rigueur climatique, sous le dais obscurci de la lumière, sa rareté, d’une humeur si affligée que même le solstice d’été ne parviendrait à en dissiper les maléfiques attaques ? 

   Tu en conviendras, il y a un inévitable hiatus naissant de la rencontre d’une humeur qui paraît chagrine et cette lumière, cette auréole de clarté qui diffuse son incroyable baume sur la géographie d’un visage innocent, on le croirait premier, à l’abri des vicissitudes du monde. Sur quelle scène joue-t-elle donc cette Inconnue qui, à force d’être regardée, finirait par nous devenir familière ? Il en est toujours ainsi des êtres de soudaine rencontre qu’ils nous ravissent dans l’instant de notre découverte et, déjà, fuient dans un imperceptible ailleurs dont nous constatons l’irréfragable perte. Peut-être la nuit est-elle au bout qui effacera tout ? Et rien ne nous assure que cette ombre ne recouvrira nos yeux de la pierre d’une cataracte tant nous demeurons démunis de ne les plus distinguer, ces surgis de nulle part,  dans la foule qui grossit et les absorbe tels les membres de leur étonnante assemblée.

   Nous ne pourrons guère distraire notre regard inquisiteur de la pulpe à peine carmin de ces lèvres qui semblent commises, soit à rester au silence, soit à prononcer les mots d’un secret, soit encore à dire les sentiments les plus subtils qui se puissent imaginer. Et admets, Sol, ma vision de l’altérité est bien pessimiste. Mes lectures de l’aube et du crépuscule, moments équivalents en raison même le leur transition du jour et de la nuit (toujours une lame nocturne s’y dissimule au plein de la lumière, de son fleurissement), ma constante immersion dans les textes « sérieux » (sans doute les appelles-tu ainsi ?), colore de gris, pour le moins, une vision qui, jamais, ne peut se détacher de cette empreinte de lourde mélancolie que je traîne à l’instar d’un boulet. Bagnard pour la vie avec seulement quelques rémissions, une décoloration des ténèbres qui mime l’espace d’une brève joie. Mais qui pourrait donc en être dupe, à commencer par moi ? Je suis un être des hautes terres du Nord, comme toi, ces tourbières gorgées d’eau qui boivent le jour, le restituent en épaisses fumées au sortir des cheminées juchées sur les toits de chaume et de bruyère. Mais je ne parle que de moi et j’en oublierais presque celle qui nous visite.

   Avoue, Sol, que ces teintes de la photographie sont belles, ces beiges adoucis, ces caresses de feuilles mortes, ces rose-thé dont l’affleurement est des plus retenus. Quant au corps, il joue sur une fugue si modeste qu’il en devient inapparent. Une cendre dans l’air, une plume sur le bord d’une lagune, une fumée qui se dissout à l’horizon. Certes la chair est absente mais combien renforcée par sa mutité. Tu le sais bien, Sol, ne point recevoir de courrier de l’aimé, de l’aimée (les sentiments sont exactement réversibles), et celui, celle qui se taisent hantent nos nuits bien plus qu’ils ne l’auraient fait à se hâter de répondre. Eternel jeu du chat et de la souris. Dans le pli de l’attente nous ne sommes que ce touchant rongeur que le félin tient à distance, jouant sur le clavier exacerbé de ses sensations. Ce geste est la touche même de l’érotisme lequel, se faisant attendre, allume au centuple les feux de notre désir.

   Aussi, toi en ta forêt boréale, moi en mon austère pays de cailloux, nous tenons-nous au bord d’une ravine avec le risque d’y tomber toujours. Retenons-nous tant qu’il est encore temps. Rien n’est plus stimulant que de faire halte, de regarder venir à soi toute manifestation possible. Une vérité se dévoilant, déchirant brusquement la dalle têtue de nos fronts ? Une subite intuition faisant son rapide feu-follet sur le seuil illuminé de la conscience ? Une connaissance et sa gerbe d’étincelles dans la nuit de notre doute ? Sur quelle scène jouons-nous ? Sur quelle scène l’Absente joue-t-elle ?  L’éternité, oui nous avons l’éternité pour faire taire notre angoisse. Notre souci pût-il durer aussi longtemps que la brillance de l’étoile ! Aussi longtemps. Sol, tu auras remarqué ma dévotion pour l’anaphore. Souvent celle-ci clôture-t-elle ma correspondance. Souhait de prolonger par-delà l’inévitable douleur du temps, cet inavoué instant de bonheur qui me conduit à tes côtés, comme il me guide parmi la complexité des choses. La complexité. Des choses. Tu vois je suis fidèle à mes rituels. Fidèle !

 

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2 septembre 2023 6 02 /09 /septembre /2023 08:13
Être-Soi, simplement Soi en ce Finistère

 

Cabo de São Vicente.

Vila do Bispo,

Faro, Portugal 

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Voir le Cabo de São Vicente, c’est, tout à la fois, voir le Cap des Aiguilles à l’extrémité sud du continent Africain ; c’est voir le Cap Leewin au sud de l’Australie ; voir le Cap Horn tout au bout de l’archipel de la Terre de Feu ; voir le Cap Nord, point le plus septentrional de l’Europe. Tous ces caps sont, à proprement parler, des « finistères », étymologiquement : « là où se finit la Terre », autrement dit, en quelque façon, « Le Bout du Monde », comme si, arrivés en ces lieux de « haute solitude », il ne demeurerait que la vaste étendue océanique puis, peut-être, le vide qui clôturerait la grande aventure des Continents. Le cap Saint-Vincent ici présenté est lui aussi de cette nature, une terre qui s’achève à l’extrême sud-ouest de la péninsule Ibérique, comme pour dire aux Hommes le terme de leur aventure humaine. Ces lieux d’exception (comment ne le seraient-ils, eux qui se donnent à la manière de la fin du parcours terrestre ?), ces lieux donc sont ouverts à toutes les fascinations, aux délires imaginaires, à l’édification de quelque mythologie s’abreuvant à la source même dont Poséidon est le gardien, et c’est aussi le point de départ d’une aventure « géopoétique » telle que définie par Kenneth White, ce sculpteur infatigable de Poèmes atteints de blancheur et de pureté, tout comme ces oiseaux de mer à la large voilure, qui cinglent le ciel de leur faucille de craie et se fondent dans l’immense avant même que notre vue en soit comblée.

 

Ces Terres du Bout du Monde sont aussi,

au moins dans l’ordre symbolique,

des refuges, des niches de l’exil,

des promontoires pour Rêveurs et Solitaires,

des concrétions à partir desquelles

faire s’élever une utopie, ce lieu unique

d’une Liberté possible en nos terrestres contrées.

  

   Alors, comment ne pas se poster, telle l’infatigable Vigie, tout en haut de sa dunette, porter ses mains en visière afin d’abriter ses yeux et regarder cette mesure sans limite de l’Infini ? Oui, car ici, c’est bien l’Infini avec toutes ses cohortes de pensées irisées, spatiales, déployées, largement donatrices de joie, c’est bien cette Illimitation qui nous atteint en plein cœur, en dilate les parois, le fait le contemporain et l’égal de cette vastitude, de cette dimension cosmologique qui ne nous rencontrent qu’en des endroits de pure venue, d’exceptionnelle expansion, des endroits ne connaissant ni leur début, ni leur fin, car il en est de ces Insaisissables comme des merveilleux cerfs-volants, ils flottent tout en haut de l’éther et l’on ne sait plus bientôt, qui est cerf-volant, qui est ciel, l’ivresse s’empare de nous et nous voguons longuement entre argile et nuage sans vraiment savoir le lieu de notre Être.

   Et ceci, ce sentiment hauturier, ce « sentiment océanique », tel que décrit en son temps par Romain Rolland est un don précieux qui nous est remis l’espace de quelques instants :

 

un éblouissement,

une illumination,

 une aura détourent notre corps,

qui se mêle à la précieuse aura du Monde.

 

   Non l’immédiatement préhensible en sa confondante contingence. Bien plutôt l’illisible Figure, le Visage à lui-même sa propre absence, la géométrie de la ligne réduite à son point, le feu reconduit à sa propre étincelle. Tout ce qui, indicible, s’excipant de la parole ordinaire ne peut s’énoncer

 

qu’à la mesure du secret,

à l’insondable dimension du mystère.

 

   Car, si nous avons un daimôn (et présupposons que nous en avons un), ce merveilleux intermédiaire entre les Hommes et les dieux, force-nous est de nous arracher, périodiquement, aux môles étroits qui ligaturent notre corps, de le métamorphoser, ce corps de terrible densité,  en cette libre entité qui se rit des obstacles et des frontières et ondoie infiniment hors ses limites, tutoyant, de cette manière, des pensées, des idées, des concepts lesquels, au gré de leur force d’aimantation, nous arrachent aux mors étroits de la facticité.

   Ô combien ces lieux sont précieux, talqués du plus doux nectar qui se puisse imaginer, celui de vivre, non plus dans l’invagination étroite de sa chair,

 

mais en lisière de Soi, l

à où cela vibre et résonne

avec le chant discret des étoiles,

avec l’ardente couronne solaire,

 avec la frange opalescente de la lune !

 

   Oui, c’est bien cela, un lyrisme romantique nous atteints et nous déporte de nous jusqu’à nous rendre invisibles à nous-mêmes, transparent aux Autres, ôtés, au moins un temps, aux mors de la finitude.

   Le ciel n’a d’autre écho, en sa sombre parution, que la plaque de schiste de l’océan, la face identique à la nuit des abysses. Tout, ici, se dit dans le sombre et le ténébreux. Une manière d’espoir parvenu au comble de son épuisement. Au loin, juste au-dessus de la ligne d’horizon, une faible clarté se devine où bourgeonne une guirlande de fins nuages. Un simple ébruitement de l’azur, une tache de talc sur l’ardoise d’un écolier. L’eau, par endroits, laisse deviner des courants lents, une vague phosphorescence s’y devine identique aux sourdes intonations d’une voix voilée. Seuls, telle la proue d’une antique embarcation, de hauts rochers surgissent de la côte, se dressent, vigilantes sentinelles, au-dessus du tapis d’eau. Ici, le continent affirme ses ultimes prétentions à paraître avant même de s’effacer sous la vaste poussée océanique. Au-dessus des falaises, sur un plan incliné, une maigre végétation tapisse les flancs de la pierre. Un mur se fraie un chemin en diagonale jusqu’au niveau d’une plateforme. Presque au centre de l’image, en position de nervure essentielle, la bâtisse blanche, lumineuse, au sommet de laquelle, tel un point d’orgue, se donne à voir dans la plénitude de son être, la lanterne de verre d’un phare que surmonte un dôme terminal plus sombre, entre mer et ciel.

   Mais qui donc, apercevant ceci, ce haut belvédère d’où pouvoir embrasser un vaste horizon, d’où offrir à sa vue l’entièreté océanique, d’où inscrire en son imaginaire les lianes volubiles qui, largement épanouies, nous feront, en quelque manière, les possesseurs d’un infini regard, d’une contemplation aux confins des choses, qui donc n’a jamais rêvé de devenir ce Gardien de Phare, certes entièrement mythique, certes seulement tissé de brume, enveloppé de songes, qui donc n’a rêvé, au pli le plus secret de sa conscience, sis au centre géométrique d’une totale Solitude, de recomposer le Monde à sa façon, de l’élaborer à nouveau selon les pentes de ses affinités, de le pourvoir « d’êtres selon son cœur » selon la belle expression de Jean-Jacques Rousseau dans « La Nouvelle Héloïse » dont nous cèderons au plaisir de le citer une nouvelle fois :

 

    « Alors, dit-il, l’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur… »

  

   Certes la vision rousseauiste est sans doute empreinte d’un vivant et continuel solipsisme. Mais peu importe. Combien il est heureux de se projeter à même ce « pays des chimères », de se sentir pleinement exister dans ce « monde idéal », de faire de son « imagination créatrice » les fondements sur lesquels établir sa « profession de foi », comme si, à l’aune de notre seule et unique détermination, le Monde, le vaste Monde pluriel, polyphonique, pouvait s’ordonner à notre mince voix, laquelle, pour être discrète, n’en tracerait pas moins les contours de cette nouvelle « Arcadie » dont, tous, secrètement, nous édifions la belle topographie, n’en disant rien à personne, la creusant tout au fond de Soi, tout comme le petit enfant place au fond de sa cachette ce bout de caillou ou de bois qui, pour lui, sont les pépites qui brillent au fond de la nuit de l’aventure humaine. 

   Peut-être, son Soi véritable n’est-il jamais atteignable que dans la faible lumière d’un demi-jour, dans le rayon atténué d’un clair-obscur, comme si, Êtres du passage et de la temporalité, notre effigie humaine, ne pouvait s’inscrire que dans ce Statut intermédiaire entre ce qui brille et se retire au profond de la caverne, dans d’inaperçus plissements, dans d’étroites sinuosités, dans de tortueux sillons dont serait tissée notre vêture existentielle. Et c’est bien au motif de cette « Terre Finie », de ce « Finistère » que nous pouvons espérer la possibilité de quelque ressourcement. Nous sommes en attente !

 

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1 septembre 2023 5 01 /09 /septembre /2023 16:52
Fin de nuit.

« De la naissance des couleurs… »

« Fin de nuit

Quand le noir se dissipe

Quand on guette le Jour Nouveau

Et la naissance des couleurs… »

Bas Armagnac/Gers.

Ce mois de mai 2016.

Photographie : Alain Beauvois

***

  Fin de nuit

 La nuit a-t-elle une fin, une extrémité à la manière d’un cap ? La nuit, à partir d’un finistère, plongerait-elle dans un vaste océan où elle se perdrait telle une source gagnant la densité ombreuse des abîmes souterrains ? La nuit, un jour, s’arrête-t-elle pour ne plus jamais paraître et alors les Poètes seraient fous et les Astronomes livrés à la chute des étoiles ? La nuit existe-t-elle vraiment ou bien est-ce nous, les hommes, qui l’avons inventée pour donner espace à nos rêves, déplier un lit à nos fantasmes ? Nuit fugitive dissimulée dans les plis étroits de l’inconscient. Nuit aux voiles noirs dans lesquels nous glissons nos douleurs mais, aussi, arrimons nos songes si proches d’un simple vertige. Sur nos couches de toile nous déplions longuement nos désirs de possession. Telle Passante que nous avons aperçue à contre-jour du ciel, nous en faisons cette image infiniment mouvante, voluptueuse, qui glisse le long des parois de plâtre, que nous saisissons dans le clair-obscur de notre imaginaire. Ces mots que nous portons en nous, qui font leur gonflement, leurs longues irisations, nous les confions volontiers à la nasse blanche des draps. Là, dans cette liberté, dans ce domaine infiniment ouvert ils font leurs caravanes insolentes, ils grésillent à la manière des élytres des scarabées, lissent leurs tuniques mordorées et apparaissent dans la pure évidence d’être. C’est cela, la nuit, à la fois la grande peur qui glace la parole mais aussi la rend fluide dans le mouvement même qui l’anime depuis son secret. Tout peut se dire dans le corridor d’ombre, aussi bien l’aveu que, depuis longtemps l’on retenait en soi, aussi bien le projet lancé dans l’avenir à la manière d’une gerbe d’étincelles. Les idées sont blanches. La réalité est noire dans laquelle il faut creuser son tunnel. Exister c’est cela, donner des coups de pioche dans la matière sourde et, soudain, surgir au ciel du monde avec, dans les mains, encore un peu de ces miettes qui collent aux doigts et deviennent mémoire, souvenir nocturne par lequel s’attacher au passé.

 Quand le noir se dissipe

 Là est l’heure inquiète, celle qui, faisant notre deuil, nous remet à la peine, abandonnant l’antre chaud, la grotte native qui nous retenait en son sein. C’était si rassurant la pliure de cendre et d’encre qui nous attachait à la cellule avec laquelle nous faisions corps. Pouce-pied collé à son rocher avec la certitude d’y pouvoir demeurer toujours, d’y vivre sa symbiose comme l’on coule dans la fluidité de quelque symphonie sans même s’apercevoir que l’on fait partie d’elle comme elle se fond en nous dans la plus naturelle des évidences qui se puisse imaginer. Mais voici que nous sortons de la chambre avec des hésitations de marmottes, avec des ruses de renardeau que l’aube surprendrait dans le luxe de sa rosée matinale. Voici que nos yeux se décillent, que le globe de nos yeux se lustre. Sur l’infinie courbe de notre sclérotique, pareille à la lueur de quelque céladon dans le calme d’une alcôve, s’allume la première certitude du jour. Ce que nous voyons, là, dans cette sorte de temps suspendu, est-ce simplement le paysage de la réalité ou bien un aménagement que notre fantaisie y a glissé avec quelque malice ? Tout est si calme, léger, si proche d’une grâce que nous croirions avoir devant les yeux le poème réalisé, l’œuvre parfaite qu’une douce volonté aurait posée devant nous afin que nous en soyons le spectateur privilégié. L’eau, encore gonflée d’obscurité, est pareille à une nappe de mercure qui n’aurait nullement trouvé son rythme, seulement une dérive paresseuse si peu assurée de son être. Sans doute, en son sein, les carpes aux ventres lourds, les nœuds d’anguilles telles des cordes de bitume, le glissement inaperçu des loutres dans leur pelage gris. Le silence est si grand qu’il siffle aux oreilles et vrille la cochlée de mille notes cristallines. Il n’y a plus que cela, les reflets sur la nappe liquide, les massifs d’arbres indistincts pareils à de vaste territoires inconnus, encore impossibles à déchiffrer. Plus que ces griffures noires qui lacèrent la plaine du ciel et ces nuages lourds comme pour dire la persistance de la nuit, ce langage qui ne veut pas mourir avec la clarté et veut porter témoignage du rêve.

 Quand on guette le Jour Nouveau

 Alors s’allume un grand espoir en même temps que disparaît l’orbe des images silencieuses arrimées à nos silhouettes hésitantes comme le lierre se suspend aux branches qu’il enlace pour mieux les faire siennes, les mettre en son pouvoir. Les lianes du jour se déplient et la nuit s’y dissimule ne laissant plus paraître que quelques ramures, quelques nervures par lesquelles manifester ce qu’elle est, cette matrice originelle dont le jour s’est nourri pour se déployer et gagner la vision des hommes. Les hommes à la courte mémoire qui boivent le soleil, qui s’abreuvent à la nappe de clarté dont ils ont oublié l’origine, n’en gardant que quelques lambeaux de rêve, quelques copeaux de désirs, quelques limailles d’envie. Mais cela fourmille en eux, juste en dessous de la ligne de flottaison, comme des milliers de trous d’épingles invisibles qui, venant de l’obscurité du corps, voudraient témoigner encore de la densité du monde intérieur, de son urgence à regagner les mystérieuses ondes nocturnes. C’est pour cette unique raison de la persistance de l’ombre dans le territoire du jour que nous demeurons comme figés devant les représentations, telle cette photographie, qui jouent en mode dialectique, jeu alterné du mensonge et de la vérité, écho infini de ce qui parle et se tait, ricochets que la vie fait sur l’insoutenable réalité de la mort. Car tout ceci est présent dans l’image à titre de symboles latents, il suffit de se laisser aller aux significations secondes, à savoir contempler en silence et se laisser envahir par les pulsions fondatrices auxquelles notre être est, par essence, l’évident réceptacle, cette certitude fût-elle voilée.

  Et la naissance des couleurs

 C’est là, au ras de l’eau, à la limite du jour, cela fait ses touches de couleur. Modestes au début, estompées, de simple esquisses préparatoires à l’œuvre future. Il est si difficile de passer de l’inconnaissance nocturne à la révélation de l’heure nouvelle. On était dans les limbes il y a peu, les yeux soudés comme ceux des jeunes chiots et voici que cela demande le dépliement, l’ouverture, la dilatation du diaphragme afin que notre camera obscura, notre chambre noire, s’illumine des vives présentations du monde. Nous avons à révéler ce qui est, à la manière des sels d’argent qui, sous l’effet de la lumière, vont se métamorphoser d’abord en spectres, puis en halos perceptibles pour finir en significations. Bientôt les couleurs qui diront la beauté des choses, des paysages et des hommes, la belle efflorescence des femmes, le grain de la pierre, la courbe de la mer que parcourent les milliers d’étincelles de l’instant en train de naître. Alors nous ne verrons plus que cela, les couleurs, le luxe polychrome faisant ses multiples chatoiements. Sous les images, dans leur envers illisible se dissimuleront les notes fondamentales dont les rouges, les bleus, les outremers ne sont que les harmoniques, s’abriteront les notes du blanc et du noir par lesquelles sont aussi bien la nuit que le jour. Aussi bien les joies que les peines dont nous, les hommes, sommes les détenteurs à défaut, le plus souvent de le savoir. Oui, que vienne la nuit ! Oui que vienne le jour ! Nous ne sommes que l’intervalle entre les deux !

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30 août 2023 3 30 /08 /août /2023 17:04
Exactitude blanche

‘Pado-Modular 7’

bronze patiné

Pietrasanta 2016

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

   ‘Exactitude blanche’. Comment donner un autre titre à cette œuvre, infiniment présente, de Marcel Dupertuis ? ‘Exactitude’ en direction de cette Vérité qui l’habite. ‘Blanche’ au motif que la blancheur est le seul degré qui puisse, d’emblée, se porter vers une origine, tracer le signe d’une virginité, imprimer le chiffre d’une pureté. Nulle utilité de commenter l’exactitude-vérité, le sujet est trop ample, cette notion un absolu que le langage ne saurait atteindre qu’au gré de l’intuition. Mais la blancheur, ne la voyons-nous ruisseler depuis la crète enneigée des montagnes, surgir du miroir des rizières, venir à nous depuis les collines étincelantes des salins ? Certes, nous la voyons mais nous ne pouvons guère en fixer l’essence car, montagnes, rizières, salins nous échappent au moment même où nous les regardons. Déjà l’ombre les recouvre que la nuit enveloppe de son étole noire. Parlant de ‘Pado-Modular 7’, nous pouvons, par un simple jeu de métaphores, la dire de neige, d’écume, pareille aux plumes du cygne. Pour autant nous serons-nous approchés d’un iota de son être ? En connaîtrons-nous mieux la nature ? Apprendrons-nous les motifs au gré desquels cette œuvre vient à nous dans le tissu infiniment soyeux des affinités ? Certes non. Nous aurons raisonné par analogies, c'est-à-dire que nous serons restés à la périphérie de son être, sans parvenir à déceler le caractère qui la fonde et nous la présente en tant que remarquable. Il nous faut aller résolument du côté de sa signification interne, de sa plénitude. Là seulement est une possibilité de l’approcher.

   Alors il nous est demandé de procéder à une inversion du regard, de réaliser une manière de torsion de la perception, de passer par l’expérience du chiasme, ce retournement des choses qui n’est rien moins qu’une nouvelle optique, une nouvelle ouverture à ce qui se dit de l’être lorsque, exactement abordé, il consent, non à nous apparaître dans sa totale nudité (toujours l’être se voile derrière l’étant, disparaît derrière le phénomène), mais à nous livrer quelques lignes de son architecture secrète. Nous dirons ici, que, d’emblée, « Pado » parvient à sa forme idéale, accomplie, sans qu’il soit utile de chercher une complétude en un ailleurs du soi-de-l’oeuvre. Ce que nous voulons exprimer, c’est que cette forme est immédiatement douée d’autonomie, qu’elle manifeste, à même sa présence, ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer sa ‘conscience’, cette marge d’illimitée liberté dont nul ne pourrait la déposséder. Affirmant ceci, nous ne voulons pas signifier l’existence d’une pensée magique, naïve, qui métamorphoserait chaque chose du réel, la pure matière devenant douée de vie, habitée des processus qui y sont associés, un métabolisme, une croissance.  Mais, afin de mieux comprendre ce dont il s’agit dans cette remise d’une conscience à la chose, il est nécessaire de passer par un nécessaire détour. Et de considérer deux strates différenciées. A savoir, première strate, les choses ustensilaires à visée pratique : la table, la chaise, le bol. Nulle trace d’âme en leur simple et refermée contingence. Leur rôle est d’usage, non de représenter une idée, de servir de support à une pensée. La chose ainsi faite demeure dans l’opacité de sa matière. Elle est une réalité amorphe, un adjuvant des activités humaines. Elle n’en est nullement le moteur.

   La seconde classe d’objets, ceux en qui a été insufflé le motif de l’art, possèdent d’une façon évidente un statut totalement différent. Ils portent en eux, de manière d’abord morphologique (ils ont été informés, soumis à une volonté, inscrits dans un dessein porteur de sens), puis de manière symbolique, une intention, la trace du geste humain, l’empreinte d’une sensibilité, le signe d’une existence qui se projette dans la matière, terre puis bronze. Ces nœuds de ‘Pado’, ses creux, ses oscillations formelles sont le pur recueil d’une conscience à l’œuvre, celle de l’Artiste lequel, à l’instant de la création (ce geste éminemment démiurgique), a transmis un fragment de sa propre substance à celle qu’il modèle et remet au soin de montrer la vérité profonde d’une stance temporelle maintenant écoulée mais qui, si nous l’entendons bien, témoigne de cette fusion, de cette osmose, de cette rencontre singulière, rare.

   Observant ‘Pado’, nous sommes invités à instiller en nos consciences le geste primitif, fondateur, qui fut accompli, c'est-à-dire à nous livrer, nous-mêmes, à une sorte de ‘re-création’ car nous sommes les témoins de cette belle temporalité qui fut qui, ici, se présentifie à nouveau. Rien de l’esquisse originelle ne s’efface jamais. En elle se sont créées des tensions, se sont levées des énergies, se sont constituées des lignes de force. Elles ne pourraient être abolies qu’à la destruction physique de l’œuvre qui, en même temps, serait son annihilation ontologique. De l’être s’était dévoilé, s’était donné dont nous déciderions, par un quelconque caprice, la simple annulation. Mais même dans ce cas de figure extrême, rien n’aurait été dissous de la subtile alchimie, elle poursuivrait son chemin dans l’inapparent, elle aurait eu lieu et temps, elle témoignerait encore dans l’esprit de l’Artiste à titre de réminiscence. Mais aussi dans l’esprit des Voyeurs qui en auraient pris acte.

   Rien ne peut être gommé de ce qui, étendue simplement facticielle, hasard des apparitions/disparitions a été porté au-delà de sa propre occlusion, pour rayonner, se déployer, surgir de soi dans le domaine des objets transcendants. Peut-être faudrait-il préciser un contenu de pensée qui risquerait de demeurer flou. Le concept développé par Le Clézio dans son essai ‘L’Extase matérielle’, de « conscience nerveuse de la matière » nous paraît suffisamment explicatif de l’enjeu à proprement parler existentiel de ce qui nous questionne. L’objet d’art se met à exister, tout comme existe l’homme qui lui a donné naissance. Nécessaire coalescence du créateur et du créé. Fluence de l’un à l’autre. Réversibilité des systèmes, des forces en présence. Si l’œuvre s’est trouvée grandie du geste de l’Artiste, l’Artiste, identiquement, a puisé, dans son geste de création, la pâte même de l’œuvre, sa chair, ce par quoi il se fait Artiste. L’oeuvre vient à paraître et sera connue en tant que ce qu’elle est : le prolongement de la belle geste humaine, la parution d’un mot signifiant parmi l’inépuisable lexique du monde. Dans cet horizon de la signifiance ne peut se manifester aucun état de déshérence, comme si, une fois l’objet créé, nous pouvions le laisser à son sort et il retournerait aux choses purement matérielles, s’abîmant dans les rets de son propre dénuement.

   Les modules de cette série font toujours intervenir une forme qui est le tenseur entre un espace qui se développe autour d’elle, la forme, et un vide qui en constitue la figure opposée, en quelque manière la sensation d’un vertige néantisant jouant en contrepoint des cercles de signification. Il existe, ici, une réelle homologie du processus plastique avec le fonctionnement situé à l’intérieur d’un écrit. La forme (si tendanciellement proche de la ‘ligne flexueuse’ à la Léonard) constitue le motif d’une énonciation où elle tient lieu de relation entre mots (dilatations et contractions comme autant de valeurs lexicales différenciées), que sépare, tout  en les assemblant, le vide, l’espace, la césure, tous éléments constitutifs du sens total qui en résulte. Sans doute, dans ‘Pado-Modular 7’, l’écart supposé entre les mots (la forme et le champ spatial en lequel elle s’inscrit) se trouve-t-il augmenté de la blancheur comme silence, de la blancheur comme intervalle. Cette œuvre foncièrement ascétique s’élève de sa propre terre, de son socle de matérialité à l’aune de cette limpidité d’une vision pouvant, aussi bien, recevoir le prédicat de ‘hiératique’. Tout Voyeur de ‘Pado’ est conduit au recueillement, à la méditation, à la plongée en soi, tout comme le lecteur attentif d’un beau poème se retient sur le bord de l’hémistiche qui scinde en deux parties, devenant soudain abyssales, le désir dont il est envahi de connaître enfin la dimension d’une complétude, sinon d’une joie. C’est toujours l’attente de, le sur-le-point-d’arriver, la presqu’immédiate livraison des choses élues qui crée ce vide anticipateur autour duquel gravite la spirale du bonheur. Tout sens exacerbé s’organise, précisément autour d’un exil, d’une faille, d’une lézarde qui traverse notre psyché tout comme les raphés médians réunissent les deux parties complémentaires de notre anatomie, les suturent.

   Si nous faisons une lecture plus concrète de ‘Pado’, incontestablement nous lui trouverons de fermes correspondances avec le réel, puisque ce large pied qui le précède et semble en annoncer la forme à sa suite, nous dit quelques préoccupations terrestres, sinon terriennes. Ce pied dont la figure prosaïque n’est pas sans évoquer le destin irrévocable des lourdes attaches qui nous rivent, telles des racines, à la glaise donatrice de vie, ce pied donc ne s’en développe pas moins selon des arabesques, une spirale dont l’aérienne finesse, l’envol vers de plus satisfaisantes hauteurs nous récompense d’avoir plié la nuque sous le poids des ‘fourches caudines’ des événements ordinaires. Cependant, en Regardeurs conséquents, nous verrons bien là où s’articule ce que nous pourrions nommer ‘l’esprit de la forme’. Il est à la jonction de deux mondes : le chtonien empêtré dans ses contradictions, ses tellurismes, ses lignes de faille ; l’ouranien avec ses ascendances, ses trous d’air parfois, ses horizons bleus ouverts sur l’infini. Nous sommes à cette intersection, entièrement inscrits dans cette pliure même de l’exister. Une spiritualisation de la matière. Une matérialité de l’esprit. Nous ne sommes, en tout état de cause, que cette confluence qui est aussi partage. Nous sommes deux en un et souvent nous ne le savons pas !

   Qu’en serait-il si ce pied était ôté de l’œuvre, que nulle attache ne le reliât à la forme à lui soudée ? Verrions-nous l’esprit même sous sa forme lisible ? Et qu’adviendrait-il de nous, les Regardeurs ? Serions-nous purs esprits pareils au souffle des vents ? Serions-nous ? L’être nous serait-il dévoilé comme le serait le ciel vide de nuages ? Une transparence sans horizon. Un vide occupé de soi. La chute inaperçue d’une feuille sur la margelle du monde. Verrions-nous les belles volutes de l’Art en leur plus ample signification ? Enfin, serions-nous parvenus à la pleine conscience de qui nous sommes ? Aurions-nous troqué nos habits d’Errants pour de plus exactes vêtures ? Il y a tant de questions qui se posent, résonnent contre le socle sourd de la Terre, contre l’immense plaque vide du Ciel. Tant de questions ! Ce que nous voulons, en réalité, l’Exactitude Blanche. Tout le reste est rature, redondance, illusion. Vérité Pure s’énonce ainsi. Qui donc pour nous la révéler ? L’œuvre, elle seule, en sa muette supplication !

 

 

  

 

 

 

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