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9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 13:35

   Lorsque l’avion avait atterri à Helsinki, en ce début d’été maussade qui ressemblait étrangement à une fin d’automne, le ciel était bas, gris, presque sans horizon. J’avais logé dans un hôtel de briques brunes, tout près du « Fredrik Stjernvalls Park », ma vue gagnant, depuis mon balcon, un large horizon semé d’eau et d’arbres qui s’y reflétaient comme dans un miroir. J’étais venu en Finlande dans le but de faire un reportage sur la Laponie, son célèbre plateau lacustre, ses légendaires forêts de pins, d’épicéas et de bouleaux aux troncs argentés. Le lendemain, à bord d’une voiture de location, j’effectuai un long voyage qui devait me conduire aux environs de Kajaani, j’y avais loué un de ces charmants chalets badigeonnés de rouge qui sont inséparables de l’âme finnoise, un peu leur ombre portée. Le temps s’était amélioré et il y avait maintenant une manière de brume légère posée sur les choses à la façon d’un voile.

   Tous les matins, muni de mon appareil photo et d’un carnet de notes, je parcourais ce beau paysage boréal, faisant ici une image d’une écorce cendrée, là celle d’un peuple de minuscules airelles, plus loin, quand la chance me souriait, je tirais le portrait d’une harde de rennes sauvages qui s’enfuyaient, disparaissant parmi le tremblement des bouleaux. L’après-midi, installé derrière ma table de travail, je triais les clichés, organisais mes notes et commençais à écrire les articles pour mon Journal. Si j’en jugeais par les premières impressions, le reportage promettait de belles surprises et je pensais à la satisfaction que Bergeret, mon Rédacteur en chef ne manquerait de manifester à mon retour. Il avait déjà effectué deux ou trois périples en Finlande et ne tarissait d’éloges sur cette belle terre nordique.

   Tout se déroulait donc comme je le souhaitais, les rouages étaient bien huilés et dans l’espace d’une semaine il me serait facile de boucler mon projet et de regagner Paris, un long travail de réécriture m’y attendait. Depuis quelques jours j’avais aperçu sur la rive opposée qui n’était guère éloignée, le lac en cet endroit amorçant une courbe serrée, une Fine Silhouette qu’il ne m’était guère facile d’identifier et dont, cependant, je souhaitais faire la découverte. Il y avait si peu de monde en cet endroit, aussi toute apparition était-elle mystérieuse, auréolée d’un charme désuet, comme une image brillant derrière la vitre d’un chromo, parsemée de taches et visible à demi. Je me promettais donc un soir de me lever le lendemain dès que le jour poindrait, d’observer aux jumelles cette Inconnue qui, non loin de mon chalet, mais tout de même suffisamment éloignée pour demeurer anonyme, paraissait se livrer à un rituel qui devait se révéler rien moins qu’étrange.

   Je me suis donc levé tôt, ai pris une collation frugale, me suis vêtu d’un blouson chaud, l’air est encore vif sous ces latitudes. Oui, je l’avoue bien volontiers, il ne me plaisait guère de me métamorphoser en voyeur mais la tentation était grande et ma volonté de m’y opposer quasiment nulle. Voici que Silhouette sort de son chalet, légèrement vêtue d’un fin chemisier, d’un simple jeans, pieds nus, un foulard enserrant une chevelure blond platine. A l’estime, je lui donne entre quinze et dix-sept ans, une toute jeune présence ici, seule, mais pour quelle étrange raison ? Je ne saurais rien en dire, sinon m’étonner et demeurer sur ce genre d’irrésolution manifeste. Maintenant Silhouette s’assoit sur ses talons, à la lisière de l’eau, ses pieds légèrement immergés. De ses deux mains assemblées elle cueille l’eau fraîche, la fait longuement couler sur son visage. Elle s’ébroue légèrement à la façon d’un petit animal sauvage puis incline son buste vers l’avant, si bien que l’eau ne peut que refléter son image à la façon d’un miroir.

   Longtemps, comme fascinée par sa propre image, Silhouette demeure immobile à fixer l’onde. Qu’attend-elle ici de cette confrontation avec la surface réfléchissante ? Une révélation de soi, un accroissement de sa propre image ? Ou bien cherche-t-elle à sonder son âme, puisque les yeux en sont les fenêtres ? Que croit-elle trouver dans cette contemplation dont, jamais, elle n’aurait éprouvé la sensation ? Peut-être est-elle de nature inquiète, ne cherchant qu’une manière de réassurance narcissique ? Ou bien interroge-t-elle sa propre beauté ? : « Miroir mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? ». Ou bien, encore cherche-t-elle à connaître sa propre identité, à se découvrir en tant que singulière ? A-t-elle brisé son vrai miroir et ne dispose-telle que de cette feuille d’eau pour se maquiller, mettre en ordre un visage que la nuit aurait fripé, simple acte cosmétique sans autre but que de présenter au monde un visage apaisé ? Est-ce une réverbération de sa conscience qui lui est donnée à l’aune de ce regard appuyé ?

   Inutile de préciser que les questions fusent dans ma tête comme des feux de Bengale, comme des braises sur lesquelles soufflerait la tyrannie de la curiosité. Mais à peine ai-je formulé en moi ces étranges questions que Silhouette disparaît de ma vue, aspirée par la porte d’ombre de son chalet. A peine une minute s’est-elle passée que je vois un filet de fumée grise sortir du tuyau de la cheminée. Puis rien ne se passe que le silence et les traits gris d’oiseaux fendant la vitre du ciel. Je m’apprête à abandonner mon poste d’observation lorsque la Jeune Apparition se montre à nouveau, dans le plus simple appareil, sa peau hâlée s’imprimant sur la trame libre de l’air. Alors il me semble comprendre. Ici les habitants ont l’habitude, sitôt après leur sauna, de prendre un bain revigorant, astringent, qui les réconcilie bien vite avec la vie.

   Silhouette a en effet plongé dans le lac dans un éblouissement de gouttes claires. Le spectacle est beau à voir et je prends à la hâte quelques photos qui témoigneront des belles coutumes boréales. Puis la Jeune Fille revient sur le rivage, passe longuement une éponge sur sa nuque alors que ses yeux semblent se perdre dans l’onde, attirés par quel mystérieux sortilège, quel souci à l’horizon de l’esprit ? Alors cette image me fait penser irrésistiblement à la peinture de Degas intitulée « Le tub », même posture, même abandon du corps à la joie de vivre, d’éprouver de sensuelles sensations. Oui, ce beau pastel joue en écho avec ce Nu Boréal, joue sur la même esthétique naturaliste qui souligne le trouble de la chair qu’une eau vient apaiser de son onction bienfaisante.

   Peut-être ne s’agit-il que de ceci, dans les deux cas de figure, esquisser la félicité d’une plénitude, ne s’en remettre qu’à soi, une sorte de « face à soi » se satisfaisant de sa propre ivresse. Oui, à ce moment précis où la lumière monte dans le ciel avec sa traînée de poudre cendrée, où Silhouette terminant ses ablutions, se dispose à s’absenter pour toujours, je prends conscience du fait que mes jugements hâtifs sont empreints certes de naïveté, mais qu’ils manquent le réel, la simple vérité qui le traverse en filigrane. Je ne suis nullement triste cependant. Tout comme Silhouette, je ne peux que faire face à qui je suis, ne sachant pas très bien pour autant à qui j’ai affaire puisque tout Existant est à lui-même son propre mystère.

   Soir. J’affiche sur l’écran de mon ordinateur les images de la journée : paysages lacustres avec leurs îles où tremblent les arbres aux feuilles légères, bois de rennes sculptés par le vent, débris de mousses étoilées, fragments de lichen à la belle teinte vert-de-gris. Puis je découvre, dans un ravissement non dissimulé, les plans rapprochés que j’ai pris de Silhouette. Que dire d’elle si ce n’est sa beauté nordique, simple et naturelle ? Son visage est lisse, candide, frais comme une eau de torrent. Ses yeux couleur noisette boivent l’existence avec douceur, confiance. Ses lèvres esquissent un sourire dans une teinte de Nacarat subtile, découvrent une belle rangée de dents blanches telle l’écume. Ses cheveux de paille et d’or entourent son visage d’une auréole heureuse et ceci suffit à me combler de joie.

   Mais que valaient donc mes interprétations d’il y a peu ? ne révélaient-elles plutôt une inquiétude intérieure qui m’est propre ? On ne projette jamais mieux ses propres fantasmes qu’à les prêter à autrui ! Qu’aurait eu donc à prouver cette Mince Concrétion Boréale qui n’aurait été elle-même en sa plus effective vérité ? Silhouette est Silhouette et ceci lui suffit. Foin des miroirs aux alouettes et autres pièges narcissiques, ils ne font que nous abuser et nous fournir des justifications qui s’annulent à même leur légèreté. « Insoutenable légèreté de l’être », disait le brillant Milan Kundera. Que reflètent donc les miroirs si ce n’est ceci ?

   Dans quelques jours je regagnerai Paris, la tête emplie d’images, le cœur parcouru de mille ressentis, l’âme envahie de mille reflets. Serai-je un miroir pour moi ? Les autres seront-ils un miroir pour ma conscience ? Une forêt de questions dont aucune ne saurait trouver de réponse, sinon dans l’intime conviction de soi. Oui, l’intime ! A Paris, parmi la brillance grise des toits de zinc, ces miroirs atténués de l’être, qu’y pourrais-je donc voir qui ne serait nullement moi, qui ne serait nullement elle ? Que quiconque possède la réponse me l’apporte. J’ai hâte de savoir, l’être-de-l’autre, l’être-mien, ces images qui font mon siège et me tendent parfois l’immarcescible miroir de la confusion, du doute, de la peur de différer de qui-je suis dans la nuit qui vient. L’encre est si dense, si illisible qui glace le ciel ! Oui, le glace !

 

 

 

 

 

  

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8 mai 2020 5 08 /05 /mai /2020 08:01
Rives songeuses du jour

Rivages incertains...02...Iftane...

Hervé Baïs

 

***

 

 

   Grand est le silence en cet endroit de la Terre. Seule, au loin, dans une brume diaphane, la sourde rumeur de l’Océan. Tout s’est retiré et plus rien ne fait saillie, plus rien ne s’exhausse de soi, tout demeure dans l’immatériel cocon du doute. En réalité, l’on ne sait plus très bien qui l’on est, où l’on va, s’il y a une autre destination possible que le bloc ombreux de sa propre chair. Iftane. Trois syllabes, trois minces détonations sous la voûte du crâne. Un reste de langage comme s’il n’y avait nul autre mot à prononcer. IF…TA…NE… et cette profération est hautement insulaire, elle trace son cercle d’eau claire à l’entour des consciences et y revient toujours, tel l’écho qui, de la falaise, rapporte le timbre de sa propre voix. L’on est saisi de cette immense solitude qui dit une fois le SOI, une fois la falaise et limite le monde à cette unique relation. Ma peau, celle de la roche : deux membranes de tamtam, genre de tambours océaniens qui portent de loin en loin les messages des hommes, le bruit du bois fendu en son milieu est une incision dans le derme de l’esseulement, enclave ultime d’une liberté qui, soudain, pourrait s’effacer pour ne plus paraître.

   Essaouira : quatre syllabes qui répondent à Iftane, jouent en mode approché, mais une curieuse approche, dans la distance, dans l’éloignement, la perte, peut-être, de ces quelques vocalises qui pourraient se dissoudre dans l’infini et inquiétant moutonnement des dunes. Quelque part, entre deux meutes de vent, d’illisibles caravanes étirent leurs maigres silhouettes sur une crête de sable, elles paraissent s’enfoncer dans le rien, ne vivre que du mirage qui en supporte la tremblante image. A vouloir les apercevoir la vue se trouble, manque d’assurance. On frotte ses yeux des paumes des mains, on les retire dans l’éblouissement blanc des maisons, on dirait des habitats troglodytes creusés dans la roche claire, des remparts couleur d’argile courent devant, des vols de goélands girent au-dessus des barques bleues, leurs cris étonnamment voilés par les battements de l’eau, si proche, si azuréenne, on croirait un chromo sous son globe de verre.

    Les rues ne sont plus rues que dans leur tracé, les couleurs des façades, portes d’un bleu lumineux, électrique, encadrements peints en ocre, étals vides que n’égaient plus ni tapis, ni monceaux d’épices odorantes. Dans les ruelles étroites et sinueuses de la Médina quelques chats en maraude qui glissent le long de leur ombre, bien vite aspirés par quelque soupirail ou se confondant avec l’anonymat du sol. Etrangeté de l’étrange qui surgit ici en mode d’absence, de possible non-retour.

   Les nouvelles du monde sont ternes et un nuage d’immense lassitude recouvre les continents, les plonge dans un ubac dont chacun se demande si, un jour, un adret brillant en ressortira, quelle sera sa teinte, si sa climatique n’inclinera à une ténébreuse mélancolie. Dans les maisons aux murs épais, l’on visse ses oreilles à la radio, on écoute les nouvelles, on attend quelque miracle qui surgirait de la terre, pourrait sourdre d’une tête de palmier, se hisserait de l’ondulation d’une dune. On est à l’intérieur de soi plus que jamais. On demande à son corps la prouesse de vivre, le luxe immémorial d’exister, de boire à la source fraîche, de rencontrer l’Ami, de fêter l’Amante, de rire du jeu des enfants dans les cours d’école, de boire un thé brûlant à la terrasse d’un café, près du port qui est le symbole de ce qui se donne avec générosité et, jamais, ne s’épuise.

   Ils sont trois à Iftane. Trois comme les trois syllabes de ce beau mot. Trois comme les trois lettres du mot VIE. En quelque sorte ils sont EUX et ils sont NOUS en même temps, en un identique endroit assemblés. Fraternité humaine, creuset où faire se fondre toutes les divergences, où assembler ce qui d’ordinaire paraît si dissemblable : les couleurs et les races, les riches et les pauvres, les éphèbes et les Quasimodo, les forts et les faibles, les généreux et les cupides, les élus et les laissés-pour-compte. Ils sont trois et nous sommes en eux. Ils sont notre conscience qui s’est vêtue d’un voile, qui ne voit plus les choses qu’au travers d’un verre dépoli.

   Mais ce trouble de la vision est peut-être une chance, celle d’apercevoir un fragment de réalité, une bribe de vérité. Combien ces formes humaines, qui semblent si fragiles, prises dans une brume à la Turner, dans une marine qui ne sait plus ni son origine, ni son nom, ni le site de sa destination, combien ces formes devraient nous interroger, nous les Hommes et relativiser nos jugements qui, le plus souvent, ne sont que des opinions, des ersatz de pensée, de creuses hypothèses « faisant feu de tout bois », prenant la première impression qui passe pour une certitude absolue. Trop souvent nous nous contentons de ces approximations, de ces conduites « au doigt mouillé », genres de girouettes agitées par les caprices des vents.

   Ces trois silhouettes puissent-elles se donner telle une triade fondatrice de l’être-au-monde, Réalité, Vérité, Conscience, laquelle triade réduirait à néant les prétentions des avoirs du monde, les comportements basés sur le crédo de l’ego, les désirs uniquement consuméristes, les agressions faites à la Nature, la cécité de l’Histoire à reconnaître ses propres erreurs et à amender ses actions futures. Oui, le séisme actuel qui ébranle la Terre entière sera suivi de vœux pieux, d’injonctions personnelles du type « plus jamais ça », ne précisant nullement en quoi peut bien consister ce mystérieux « ça », de quelle manière l’on si prendra pour métamorphoser ses propres erreurs en une éthique qui ne soit seulement un faux-semblant.

   Petit à petit nos idoles s’écroulent, les temples que nous avions bâtis à la gloire de la consommation, de la mondialisation galopante, des périples intercontinentaux, cèdent de toutes parts. Tous, nous sommes embarqués sur un immense « Radeau de la Méduse » qui prend l’eau à bâbord et tribord et nous avons beau écoper, le Déluge est là qui va bien vite « apurer les comptes ». Tels des naufragés nous nous raccrochons à la première épave qui flotte à l’horizon de nos mains, nous voulons croire à notre salut, certains prient, d’autres boivent, d’autres encore font l’amour et la Planète continue de tourner et tournera encore bien après que nous serons tous morts, de maladie ou bien de mort naturelle. Un texte de Paul Valéry, tiré de « La crise de l’esprit, première lettre, 1919 » que j’ai souvent cité, est celui-ci qui « donne à penser » selon la belle expression de Paul Ricoeur et « penser » est toujours une épreuve, non un confort douillet dans lequel se reposer et trouver la paix : 

   « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »

   Quoi donc ajouter après ces remarques si brillantes du Poète ? « Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. » Voilà bien, sans doute, la phrase décisive, la plus lourde de sens, celle qui recèle la lucidité mise à l’épreuve, qui exige un regard droit qui ne tremble ni ne faillit à sa tâche. Il est bien à craindre qu’aujourd’hui ces naufrages soient en effet « notre affaire », en propre, sans détour, sans possible échappatoire. Bien entendu de telles remarques seront sans doute versées au compte d’un moralisme. Et quand bien même ! Mieux vaut un moralisme que cette vénéneuse « moraline » bourgeoise satisfaite de soi, selon le mot de Nietzsche, laquelle moraline est le lit sur lequel se fonde l’absurde et croît le nihilisme.

   A ces Trois Silhouettes perdues dans le vaste monde, qui ne sont que nos propres reflets, nous souhaitons un avenir radieux. Peut-être est-il, tout simplement, entre nos mains, mais nous ne le savons pas ! « Rives songeuses du jour » voulait seulement faire entendre sa voix dans la modestie, le simple et le clair. Nul autre espoir que celui-ci. L’adret est au loin qui fait sa sourde phosphorescence. Nos yeux en subiront l’épreuve. Oui, car toute lumière exige de nous que notre vue soit adéquate. Nous ne pouvons plus nous permettre de ciller des yeux. Le jeu du Monde est à ce prix. Nulle prophétie cependant, VOIR seulement !

 

   

 

 

  

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

 

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7 mai 2020 4 07 /05 /mai /2020 08:16
Automnales.

 

                       "Morte saison".

                 Œuvre : André Maynet.

 

***

 

 

« La teinte automnale des feuilles jaunies,

et ce vêtement de la nature déjà flétrie,

convient mieux à l'habitude des rêveries profondes

et des pensers amers ».

 

Senancour, Rêveries.

 

 

***

 

 

Souvent lorsque les feuilles tombaient

Longues et infinies chutes

Dans la décroissance du jour

 

Tu me disais

Morte saison

 

Et demeurais en silence

Comme si

Après cette parole

Rien ne pouvait advenir

Que néant

Et perdition

Dans la faille

Immensément ouverte

Du Temps

 

Je te disais alors le luxe

A proprement parler inouï

Inentendu

A peine frôlé

Que ta méprise

Des choses muettes

Laissait dans l’ombre

De l’oubli

 

***

 

Ainsi, parfois nous passions de longues heures devant la lumière de l’âtre

Perdus dans nos pensées et rien ne s’annonçait que cet étrange ennui

Qui crépitait parmi le rougeoiement des braises

Dans l’entrecroisement des heures

Dans la scission qui s’immisçait

Entre nous

Comme si nos pensées

Soudain distraites

Subissaient l’outrage incompréhensible

D’une diaspora

Et nous errions, alors, illisibles

L’Un

À

L’autre

Dans cette impermanence des choses qui nous tirait

A hue

Et à dia

Intime déchirure dont nos âmes souffraient

À seulement entendre ce vent de déraison

Cette sombre pliure qui faisait de nos destins

Des feuilles mortes envolées par le vent

 

Tu me disais

Morte saison

 

Je te répondais

Belle saison

 

Et ici combien nous sentions la brusque dérive de nos vies

Nos avancées en forme de fétu de paille que de sombres flots auraient balloté

A l’unisson de vents et marées dans l’indécision à être qui nous faisait

Etrangement penser à l’hibernation de la chrysalide

Emmurée

Dans son cocon de soie

Jamais sûre de pouvoir un jour franchir les parois

De cette geôle de carton gravée des illisibles signes de l’absence.

 

Tu me disais

Morte saison

 

Et je voyais la justesse de tes yeux plier dans le vague

Leur surface s’iriser de bien étranges lueurs

Ce que tu aimais

Sans doute une projection de ton tempérament fantasque

Jamais réconcilié avec lui-même

Ce que tu aimais

Te presque entièrement dénuder

Une buée blanche

Un léger frimas

La touche d’une aquarelle

Nimbant le précieux de ta chair

Le reflet d’un fruit sur le vernis d’une coupe

Te disais-je

A quoi tu répliquais

D’une Nature Morte

Ta voix s’infléchissait

Dans la texture libre du monde

Cette Majuscule double

Nature

Morte

Par laquelle te donner à voir dans

 

ce vêtement de la nature déjà flétrie

 

Tu te plaisais à citer cette phrase si juste de Senancour

L’un de tes auteurs préférés

 Cette prose qui semblait ne devoir jamais

Toucher terre

Tellement l’espace de la mélancolie est cet impalpable

Toujours

En suspens

Après lequel tu courais

Tel un enfant chassant l’invisible papillon

Qui toujours se dérobe

Relançant ainsi au centuple l’immarcescible flamme

Du

Désir

 

***

C’était bien cela tu te vêtais de ce rien à seulement attirer mon attention

A poser mon propre corps dans l’orbe inatteignable du tien

Cette fuite à jamais

Cette perte

Oui

Cette perte

 

Je te répondais

Belle saison

 

Et, cependant en pensais-je le moindre mot

En éprouvais-je la sensation épicée

D’un épicurisme

Ou bien alors n’avais-je le choix que d’un refuge

Dans un vertical stoïcisme

Jouer les Héros, scintiller d’une dernière braise

Avant que ses escarbilles ne s’effacent dans la nuit 

 

***

 

Mais, maintenant, il me faut parler du haut de ton corps

 Cette si tentante effigie

Que tu dresses et tresses pareille à une vannerie dont jamais on ne viendrait à bout

Seulement en apercevoir la complexité abritée en quelque lieu secret

Alors que ton en-dehors se donne à saisir comme cette lumière ineffable

Dont tu sembles tissée à ton insu

 Sans doute

Ce subtil rayonnement

De toi

Cette exacte évanescence de la peau en sa sourde rumeur

Comment en lire le chiffre subtil

En décrypter le message

En deviner la source faisant couler en mille ruisselets

L’urgence à être parmi les oscillations mondaines

Certaines choses ne peuvent être dites

Non en raison d’une impossibilité foncière

Seulement parce que le langage échoue parfois à faire venir

Devant soi

Une si impalpable réalité qu’elle s’oublie

À même son essai

De vouloir se donner

Dans la présence

 

***

 

Mais voilà je m’égare dans un labyrinthe

Alors qu’il ne s’agit que

De toi

Du silence dont il faut tâcher de te faire surgir

Aube montant de la nuit

Douceur d’une apparition dans la soie d’un songe

Tes bras si frêles qu’ils ont la vibration d’un cristal

Ton cou ce rameau sur lequel ta tête repose

Pareille à ces rêveries profondes

Dont tu t’entoures

Comme pour te sauver de toi

Le seul danger qui te menace

A tout jamais

 

Tu me disais

Morte saison

 

Tu me disais

pensers amers

 

Et tu semblais te fondre dans cette toile armoriée des murs

Dont on aurait volontiers pensé qu’elle était

Une allégorie de l’Automne

Un appel hivernal

Déjà le souffle de la bise aux angles vifs des rues

Et ce miroir

Qui était-il

Oui

QUI

Car il ne pouvait être simple chose dans l’éparpillement du temps

Simple remuement inaperçu de l’espace

Simple retrait en lui d’une chose banale

Il fallait qu’il eût une histoire

Un destin

Il fallait qu’il te retînt au monde dans la parole ineffable qu’il semblait t’adresser

Mais quelle aventure donc avais-tu été avant même que je te connaisse

 

***

 

Par un simple et facile essor de l’imaginaire

Voici que je te dessine sur cette feuille d’ennui qui te ressemble tant

Vêtue d’une longue robe blanche

Sur une infinie dalle de pierre qui fuit vers l’horizon

Sans doute de ces granits assourdis qui sont l’âme

Des terres du Septentrion

Où souffle le vent du Nord

En longues rafales

Ton haut est couvert d’une sorte de cardigan noir à l’aspect bien sévère

Tu sembles regarder comme dans un rêve cette sombre lande qui s’étend

Ensauvagée

Insoumise

Rebelle

Seule

Une

Au loin sont des nuages gris et blancs qui font leur étrange gonflement

T’atteignent-ils au moins du rêve dont ils paraissent habités

Et cette terre qui court au loin semant ses haillons dans l’invisible

T’invite-t-elle à penser la densité des choses

Leur esseulement parfois

Quand le givre est venu qui recouvre tout de son immense linceul

Blanc

 

***

 

Blanc

Cette teinte qui n’en est une

Cette page qui tremble au loin en attente de ton écriture

De l’empreinte de ton signe

De la trace de tes lèvres

Oui de tes lèvres

Ces portes par où passent ces mots du langage

Qui te définissent bien mieux que ton corps ne saurait le faire

Tes yeux le signifier

Ta main en saisir

L’évanescente feuillaison

 

***

Tout est en dette de soi

Dès l’instant où

Absents au réel

On n’en est plus que l’indésignable nervure

La perte du sens

Dans la faille

 Irrémédiable

De la saison

Sa décision de reprendre en son sein l’aventureuse marche qui nous affecte

Et nous plie souvent sous les fourches caudines

De quelque chose qui nous dépasse

Infiniment

Que nous ne pouvons nommer

Mutisme que la vacuité du présent ouvre sous les pas que nous voulons porter

Au-devant de nous

Qui parfois nous clouent au pur immobilisme

Alors l’angoisse fait son bruit de méticuleux bourdon

Et nous demeurons

Ici

Dans la confondante irrésolution de cet être

Dont nous croyons pouvoir jouir

Alors que c’est

Lui

Et uniquement

Lui

Qui mène la danse

Et nous conduit au bal du Néant

 

***

 

Vois-tu combien est étrange cette métamorphose

Dans laquelle ma longue patience t’a déposée

Je t’ai vêtue de mots plus que de linges

Et voici que ces feuilles qui étaient tombées de ton âme

J’en ai fait un bouquet

Afin qu’automnales elles se dotent d’un bel envol printanier

Celui-là même dont je voudrais te vêtir

Pour qu’enfin reconnue en ton

Unique

Pût se lever en toi

La phrase du Poète

Telle une lumière au bout du chemin

J’aimerais tant

Oui tant

Changer ces

 pensers amers 

En

rêveries profondes

M’en accorderas-tu la faveur

Oui la faveur

 

***

 

Deux lumières brillent encore

Que je n’avais nullement évoquées

Celle de ton avoir-été

Celle de ton avoir-à-être

Alors que sera ton présent

Que cette lumineuse présence

Dans la courbure automnale

Que sera donc ton présent

Je l’attends

 

Tu me disais

Morte saison

 

Je te répondais

Belle saison

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 mai 2020 3 06 /05 /mai /2020 08:05
Illisible souvenir

 

       « Souvenir illisible »

      Œuvre : Dongni Hou

 

 

***

 

 

Souvenir illisible disait-on de vous

Si bien que ma mémoire

N’en avait gardé nulle trace

Sauf cette vue paradoxale

D’un dos en partance

Pour je ne sais où

Etait-il au moins vrai

Je veux dire saisissable

Autrement que

Dans le voile du rêve

Avait-il une tenue

Une adresse

Un lieu où se montrer

Une peau qu’on eût dite

De pêche ou bien de nacre

 

*

 

J’inclinais pour la nacre

Son air de nuage

Sa consistance de brume

Ce genre de perdition

Que connaissent les amants

Du haut de leur vertige

Les poètes

Du fond de leur absinthe

 

*

 

Il est vrai j’étais un peu naïf

Sans doute attardé

Dans mes habits d’adolescent

Croyant à la force des mots

Aux pouvoirs des rêves

Aux séductions de l’esprit

Pour moi simplement

Prononcer votre nom

Vous n’en aviez pas

N’en auriez jamais

C’était convoquer le silence

Or je parais le silence

Des plus hautes vertus

Qui pouvaient échoir

A un gamin de mon âge

Faire surgir l’impossible

Guérir les lépreux

Mettre fin aux guerres

Multiplier les pains

Réduire la misère

Porter une femme

Plus haut que moi

Dans la beauté

Dans l’esprit

Dans le luxe

D’aimer

 

*

 

Voici j’ai bien vieilli

Mes tempes sont chenues

Des rides apparaissent

Ma marche est plus lente

Mon destin bien avancé

Et pourtant

En un recoin de mon âme

Ce mystère

Cet insondable

S’animent toujours

Les ondes qui parlent

De vous

Me ferez-vous face un jour

Enfin

Que je connaisse

Votre beau visage

Il ne peut être que celui

De la pure grâce

Comment pourrait-il

En être autrement

On n’a si joli dos

Qu’à fonder une énigme

L’ouvrir un jour

Aux chercheurs de beauté

Vous ne pouvez exister

À seulement offrir

Votre envers

Ce mutisme

Qui met à la torture

Vos voyeurs

Les mieux intentionnés

Ils meurent de vous connaître

Ne les laissez donc au supplice

Moi en premier dont la vie

N’a été que suspens

Longue parenthèse

Attente infinie

 

*

 

Mais peut-être est-il mieux ainsi

Demeurer

Sur le bord d’une joie

Inentamée elle peut encore

Fleurir

Epanouie elle est déjà

Un souvenir illisible

Ne croyez-vous pas à ceci

Jamais l’eau de la source

N’est meilleure

Qu’à être longuement attendue

Demeurant dans l’ombre

De la terre

 

*

 

Nous sommes déjà

Dans sa juvénile présence

Nubile elle se prépare

Aux noces qui feront

De deux chemins

Un unique sentier

Oui je me destine encore

 À vous

Dans la pliure pensive du jour

Cette pliure comme titre

D’un ancien texte

Avant même

Que je ne vous connaisse

Je vous l’offre du fond même

De qui je suis

Qui attend la lumière

L’instant de sa révélation

Oui les destins s’ouvrent

À qui sait attendre

 

*

 

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5 mai 2020 2 05 /05 /mai /2020 08:08
Fleurissement du jour

                                                             Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

                                                                 Le 25 Février 2019

 

 

                   Chère Sol

 

 

   Sais-tu, ma Nordique, combien il est heureux de voir enfin le soleil briller à la pointe des arbres, sur le revers des herbes, dans l’eau qui court et bruisse comme si la sève printanière en taillait le sublime diamant ? Mais je n’aurai l’effronterie de t’apprendre le bonheur du jour qui succède à la tristesse de la longue nuit. Partout où mes pas dessinent le site de ma présence, dans le frais d’une combe, sur le peuple des cailloux, tout crépite et dit l’urgence de vivre en ce lieu, en cette heure. C’est d’un luxe immédiat dont il s’agit, tout se donne avec calme et naturel si bien qu’exister ne nécessite nul effort, seulement une disposition à être selon la première fleur venue, le dépliement du bourgeon (déjà !), la rencontre fortuite qui place, devant le globe des yeux, la fuite de la huppe ou l’indécision de la belle égarée qui cherche le chemin la conduisant à elle-même, cette singularité dont nul écho ne pourrait jamais reproduire la forme. Mais sans doute connais-tu cette ivresse d’exister qui te distancie de ton propre corps et te dépose auprès du monde sans même que tu te sois aperçue de cette sortie au grand jour ? Alors, devient-on transparent aux autres ? Est-on pareil à l’éphémère dans sa fragile tunique de verre ? Ou bien, renforcé par tant d’éclatante présence, est-on assuré de soi comme jamais ?

   Je me souviens d’un jour identique à celui-ci où, libre de moi, je marchais sur un sentier à l’abri de deux collines. L’air avait la consistance du satin et j’avançais dans une manière de flottement sans doute comparable au vol de l’oiseau. Nul vent mais une brise légère qui avait plutôt le goût d’une caresse et d’une invite à musarder infiniment, confié à cette nature généreuse qui dépasse souvent en mérites le logis le plus digne d’intérêt. Ce jour, déjà lointain, ne fait résurgence qu’à la mesure de l’unicité qu’il avait imprimée au pli même de ma conscience qui, aujourd’hui, brille à la façon d’un précieux souvenir. Sais-tu, Sol, rien ne serait plus orienté vers une constante plénitude que ce travail de mémoire hissant, du divers, ce qui s’y logeait, qu’on avait oublié au motif que la souvenance est le plus souvent sédimentée ? Nous sommes de vrais tissus où s’impriment des motifs que nous finissons par ne plus apercevoir. Cette jeune fille dont je t’adresse la toile qui la met en exergue, n’est-elle le symbole de qui détourne son regard du passé ? Est-ce pure insouciance ? Désir de projection dans un présent qui rutile, un avenir qui bourdonne, au loin, et lui tend le miroir de sa propre satisfaction ? C’est étrange cette relation à la temporalité : elle nous consigne à demeurer dans notre enceinte de peau et à n’en nullement sortir, sauf au terme d’une métamorphose qui ouvrira, pour nous, les portes de demain dont nous pensons qu’elles nous seront favorables.

   Toujours nous avons du mal à nous retourner (sauf Proust à la recherche de ses petites madeleines !), à devenir les archéologues de qui nous avons été, à extraire des jours enfuis quelque pépite qui dort dans le recoin d’un événement qui fut et ne se relie plus au présent faute d’être suffisamment convoqué. Ainsi pour nous, autrefois, le temps d’un rapide voyage et de non moins brefs baisers. J’en porte encore la trace ineffable en quelque endroit du corps et de l’âme et il n’est pas rare que mes nuits n’en délivrent le brûlant témoignage, le jour me trouvant désorienté, si loin de tes aurores boréales. Elles dessinent en moi une promenade dans les vastes forêts plantées d’épicéas, près d’un lac aux eaux miroitantes, sur le rivage de la mer que fouettaient les brumes d’été. Ô combien il m’est doux, en cet avant-printemps, d’évoquer de si beaux instants ! Ils ruissellent en moi, ressourcés par toute cette belle lumière qui coule, tel un ambre, et semble n’avoir pas de fin.

   Après ceci, que dire de mon présent qui ne soit prosaïque et marqué au coin de la nécessité ? Tu le sais, vivre est parfois une tâche harassante, exister l’esquisse même de l’impossible, se dépasser un vœu pieux que nous enfouissons sous quantité de faux-prétextes car nous sommes des hommes et des femmes au désir imminent et, toujours, nous désespérons d’attendre. L’autre en son étrange venue. Nous-mêmes en notre plus sûre intimité. Parfois nous accomplissons des cercles, tel l’oiseau de proie, et ne nous saisissons même pas nous-mêmes dans la vue que nous avons des choses. Etrangers en notre terre nous errons indéfiniment  à nos propres confins, comme affectés d’une bizarre myopie. Mais me voici en train d’émettre des idées de penseurs tristes alors que la clarté, partout présente, efface jusqu’à la moindre écaille d’ombre ! Est-ce ceci que nous pourrions nommer « lyrisme mélancolique », au prix d’une nécessaire contradiction ? L’exaltation, l’effusion des sentiments que viendraient contredire une tristesse sans fond, un pessimisme de tous les instants. Sais-tu combien, cependant, tous autant que nous sommes, inclinons à ces insoutenables tensions ? Ce sont-elles qui nous étayent et nous donnent la force d’avancer. Une marche placée sous le sceau du paradoxe et du discord. Une scission lézardant notre être que nous portons telle la décision d’un impitoyable destin. Une belle aurore boréale qu’effacent de lourdes nuées à l’horizon. La nuit recouvrant le jour.

   Maintenant il faut que je te dise qui tu es par rapport à cette belle peinture. J’ai sitôt pensé à toi. Quels étaient les motifs secrets de mon choix ? Une forme commune ? Ces cheveux relevés en chignon dont, autrefois, tu aimais arborer ta belle toison châtain ? Ce cou si fragile, on dirait un cristal sur le point de se rompre ? Ce dos étrangement couleur de terre, j’en voyais parfois l’éclair dans ces chemisiers que tu portais telle une reine ? Ces motifs floraux qui sèment le voile du tissu et l’ornent d’une touche de printemps ? Comprends-tu l’embarras qui est le mien de relier quelque fragment que ce soit à la belle totalité dont, trop brièvement, tu me donnas l’aperçu en cet été qui brûlait et brûle parfois encore ? Mais c’est alors ma seule mémoire qui s’ouvre tel un calice et tu y figures à la manière d’un poudreux pollen. Je crains qu’une soudaine saute de vent ne vienne en corrompre la si fine texture. Toujours j’ai été sensible à l’art, à ses manifestations qui transcendent le quotidien, le transforment en pure joie dès l’instant où l’œuvre me parle et m’invite à pénétrer en elle et, assuré de sa beauté, pouvoir prendre essor pour plus loin qu’elle. Oui, Sol, c’est le prodige de toute œuvre hissée à sa plénitude que de t’exiler de ta propre finitude et de t’accorder un instant de pure éternité. Je ne sais si, comme moi, tu te souviens de nos mutuelles confidences au bord de ces paysages lacustres auxquels nous allions révéler notre douceur de vivre. Jeunes adultes à peine sortis de l’adolescence dont la nourriture terrestre se contentait d’une permanente songerie. Peux-tu considérer ceci : notre amour n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, après que tant d’années ont coulé et que ce qui demeure est le bien le plus admirable qui soit.

   Je me souviens (ah, terrible chose que le souvenir !) d’une journée de soleil pareille à aujourd’hui. Tu avais une jupe droite, un chemiser semé de fleurs et rien ne me retiendrait presque d’en éprouver la texture sur cette toile qui aurait besoin de si peu pour accomplir un saut dans le réel ! Nous nous étions assis sous la rumeur blanche des bouleaux. Nous devisions de tout et de rien, logés au plein de notre commune insouciance. Une fois, te penchant pour saisir une feuille ouvragée, j’en avais profité pour glisser une main innocente sur ta peau qui frissonnait. « Plus tard, m’avais-tu dit, ce territoire est secret ». Jamais il n’y eut de « plus tard », je veux dire pour un avenir de mon geste et si, en ce moment, j’en restitue la singulière qualité, c’est simplement parce que tu y mis un terme. Mon investigation eût-elle trouvé à s’accomplir qu’en ce jour du 25 Février, si loin de cet événement, rien ne me resterait qu’une réalité ayant trouvé le jeu de son effectuation. Autrement dit un si infime détail qu’il se noierait dans la trame complexe des jours. En conséquence, je suis toujours au bord du vide, fasciné par l’abîme. Puisse cette illusion durer le temps que durera mon innocence ! Oui, vieillir parfois, demande un long temps d’’incubation. Il est encore trop tôt pour renoncer.

   Sois en paix, Sol, et dis-moi si tu portes toujours des chemisiers à fleurs. Seulement à ce prix tu donneras à mon rêve la consistance dont il a besoin pour se confondre avec cette douce brume qui monte de la vallée.

                                                          

                                                      A toi, songeusement.      L’incorrigible potache !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 09:13
 Votre songeuse présence

 

Auguste Renoir – Alphonsine Fournaise,

1879, musée d’Orsay, Paris

Source : Si l’art était conté…

 

***

 

   Voyez-vous, parfois, on regarde une forme au loin, un oiseau au large du vent, une statue immergée dans un fin brouillard, une haute demeure à la façade usée et l’on ne sait vraiment ce qui vient à nous, ce que ces choses ont à nous dire, si du reste elles peuvent prétendre nous parler et, la plupart du temps, elles s’évanouissent et ne demeure dans notre mémoire qu’une vague trace que nulle volonté ne ranimera jamais. C’est là le sort du passager, du fuyant, de l’illisible s’écrivant en lettres de cendre tout contre l’évanescence d’un grésil. Une manière d’hiver arrive qui recouvre l’automne et n’annonce encore un timide printemps.

   Mais, plutôt que d’aller plus avant, que je vous dise ce qui motive ma lente dérive ici, dans la pente déclive de l’illusion. C’est bien vous, l’Inconnue, la Mystérieuse, qui m’avez cloué à cette place et nulle part ailleurs, genre de scarabée allongé pour l’éternité sur la plaque de liège de l’entomologiste. Savez-vous, écrivant ceci, me voici replongé dans mes souvenirs d’enfance. Je suis dans la grande pièce obscure et un brin désuète de ces salles de cinéma improvisées - l’arrière-boutique d’un café, un corridor entre deux portes faisaient autrefois l’affaire -, et je fixe de mes yeux curieux ce grand linge blanc où flottent des images, où grésillent les minuscules gribouillis de la pellicule. Ce que je vois, qui me fascine, c’est le film « Monsieur Fabre », cette vie passionnée d’un chercheur d’impossible.

Son impossible : découvrir toujours plus sur la vie de ses chers insectes.

Mon impossible : découvrir un peu de votre vie et la faire mienne

la grâce d’un instant, ne soit-il nullement reproductible.

   Je vous vois et ne me voyez pas. Combien ce trouble de l’observation discrète est délicieux. En quelque manière vous êtes ma proie et je suis votre prédateur. Oh, rassurez-vous, je suis tellement pris à votre charme, à l’aura que vous dégagez naturellement, que je ne vous ferai aucun mal. Comment pourrais-je en vouloir à ceci qui me tient en haleine et me laisse sur le bord d’un troublant vertige ?

A l’amour naissant, il faut toujours la distance.

A l’effusion des sentiments, une juste parenthèse.

A la déclaration, la pensée mille fois retournée

qui, peut-être, jamais ne verra le jour.

   Et, sans doute, est-ce mieux ainsi ! Se tenir au chevet de l’amour, en observer les mille voltes, en découvrir le charme de sous-bois et rester dans la clairière de son être afin de n’offusquer ce qui pourrait avoir lieu, qui ferait sombrer dans la plus concrète et éprouvante contingence une histoire en train de naître.

   N’est-ce pas sur le bord des choses que ces dernières nous paraissent les plus lumineuses, les plus tentantes ? Un instant nous cédons au caprice de tendre nos mains que nous replions l’instant d’après dans le secret de leur venue au monde. Être là, dans l’immobile attente et sonder son âme au feu de quelque inquiétude.

Soyez donc heureuse de me plaire,

je serai heureux de vous perdre.

  Certes mon énoncé sonne à la façon d’un bien étrange paradoxe : désirer et repousser à la fois. N’est-ce pas là sentiment de quelque dandy en mal de sensations narcissiques ? N’est-ce pas attitude infantile qui veut et ne veut plus le moment d’après ?

   Vous ferais-je une confidence, Vous l’Eloignée, Vous l’Immatérielle présence ? Je suis comme le peintre au bord de sa toile. Le blanc l’attire, le fascine et il se tient sur le bord du cadre pareil à un cumulus dérivant au ciel, qui n’aurait encore décidé de sa direction. Un flottement à l’infini et des heures grises qui n’en finissent d’égrener leurs pulsations, on dirait les grains serrés d’un chapelet et d’invisibles mains qui en voudraient connaître le sens intime.

   C’est le plus souvent l’avant-scène des choses qui nous attire, ce genre de coursive étroite avant que de rejoindre sa cabine. Le boudoir, que bientôt nous visiterons avec une sorte de recueillement, voici qu’il affalera son secret telles les voiles d’une frégate qui s’écroulent sur le bois du pont et la peine nous envahira de ne plus pouvoir les porter dans notre imaginaire, ce boudoir, cette chambre des secrets, cette pliure inégalable du mystère. Comprenez-vous combien il faut longuement savoir perdre avant que de posséder et même, ayons la certitude que ce qui s’annonce comme absence - ce que nous désirons -, n’est jamais mieux présent qu’au rythme de sa fuite, bien au-delà de qui nous sommes.

   Certes, je peux dire celle que vous êtes, le mode subtil de votre apparition. Vous êtes assise sur une chaise au bois blond, peut-être un bois fruitier encore odorant des fragrances qui furent les siennes. Votre tête est coiffée d’une sorte de canotier à la teinte de capucine. Votre teint est si frais ! On dirait la grâce d’une toute jeune fille et pourtant vous êtes une femme dans sa belle maturité, rayonnante, confiante, ouverte à demain. Votre robe est de myosotis et de pervenche, une touche discrète de couleur qui rehausse votre teint et vous pose dans un médaillon identique à celui des miniatures de la Renaissance.

   Dire que vous paraissez nonchalante, heureuse, serait trop vous reconduire à cette réalité à laquelle vous échappez à l’aune de votre grâce. Un vague sourire aux lèvres. Mais est-ce bien un sourire ? Ou bien plutôt l’esquisse d’une plénitude ? Oui, je pense encore à Jean-Henri Fabre en filigrane, à ses merveilleux insectes. Je vous vois abeille, non ouvrière, mais Reine dans l’intimité luxueuse de sa ruche. Comment votre destin pourrait-il différer de ceci ? Non, je n’invente rien. Non mon romantisme n’est nullement exacerbé. J’énonce simplement une réalité qui, en même temps, est vérité. Nul ne pourrait s’inscrire en faux contre ce rayonnement qui émane de vous : un miel, un nectar, un long poudroiement jaune qui n’en finissent de tomber, sans doute jamais ne toucheront-ils le sol.

   Me verriez-vous occupé à faire votre portrait avec tant d’émotion au bord de l’âme, probablement seriez-vous inquiète ou bien émue, ou bien troublée. La conscience des êtres est un tel kaléidoscope, une telle polyphonie et rien n’est jamais prévisible et ceci est heureux car il n’y a pire mal que l’ennui. Une carafe de cristal est posée à l’ombre de votre avant-bras. J’y devine une douce ambroisie, une liqueur divine que nous aurions pu boire pour fêter notre rencontre. Derrière vous une rivière parsemée de mousse verte, parcourue des larges feuilles des nymphéas, une lumière d’émeraude en frôle les arabesques endormies. Un canot sur l’eau qui eût pu nous emporter vers Cythère, rivage de la belle Aphrodite, ou plus prosaïquement vers la chambre mansardée que, sans doute, vous possédez, si près du ciel, sous le vol aigu des hirondelles, sous le murmure des étoiles la nuit venue. Sachez, Vous-la-Lointaine, que je vous y rejoindrai en pensée lors des jours venteux et de longue mélancolie.

Ma présence ne sera qu’absence.

Votre absence ne sera que présence.

   Soyez au moins informée que je vous aurai aimée l’intervalle d’une écriture. Oui, aimée ! Rien ne s’efface jamais qui, un jour, a été écrit !

  

 

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4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 08:39
Surgis du néant.

Photographie : Gilles Molinier.

 

 

 

L’angoissante opacité.

 

   Ce qu’il faut imaginer, ceci : c’est hors du temps, hors de l’espace, donc privé de réalité. Du moins pour nous humains qui, placés face à cette image, n’avons d’autre ressource que d’essayer d’en comprendre l’énigme, d’en traverser l’angoissante opacité. Certes angoissante, certes opacité puisque tout ce qui s’élève et résiste au saisissement que nous voulons en réaliser nous annule, d’une certaine manière, et nous rend illisibles à nous-mêmes. Ne pas comprendre l’altérité, c’est ne pas surgir soi-même dans sa propre histoire, c’est demeurer au seuil d’une rhétorique qui balbutie et fait du surplace. C’est notre point fixe, la marche dans nos propres traces, la réitération d’une question qui gire sans qu’aucune orbite ne puisse en écrire le destin. L’image est prise dans sa résine muette. Non seulement elle ne profère rien mais elle nous provoque, nous met en demeure de traverser notre gangue de peau, de nous disposer à être touchés, sinon par ses significations profondes, au moins par l’effleurement de sa surface. Seulement se laisser approcher par l’ordre esthétique et y trouver cette singulière beauté qui tient à son originalité, à son caractère exact, à son intrinsèque vérité. Nous sentons bien qu’une vérité est là qui bourgeonne et fait sa juste vibration. Nous en éprouvons la douloureuse joie tout contre la lame aiguisée de notre conscience.

 

Faire naître l’image.

 

   L’une des façons de s’approcher des intimes valeurs de l’image, c’est de ramener cette dernière, l’image à quelque chose comme son origine, savoir l’abstraire des catégories habituelles de l’entendement qui se déclinent sous les formes d’un lieu et d’un temps d’apparition. Donc biffer toute localité. Donc exclure toute présence. Donc faire naître la vision devant nos yeux, pareille à une pierre philosophale qui sortirait des cornues de quelque alchimiste. Tout est noir à l’horizon du monde. Humains en attente d’être, mais déjà préconscients, déjà préoccupés de cela qui va se passer et les entraîner à sa suite dans le grand jeu de l’exister. On est seuls, quelque part dans les limbes et les yeux sont seulement deux minces fentes au travers desquelles les pupilles s’exercent à voir. VOIR, cet inestimable don qui donne forme et contenu aux choses et nous les attribue comme les propres prolongements avec lesquels nous aurons affaire afin de ne nullement retomber dans l’abîme. Car l’on ne se sentira réellement concernés par le spectacle visuel, la grande parade, que si nous en devenons les protagonistes, si nous nous vêtons d’habits chamarrés et participons à la longue procession du vivant, du bariolé, si nous nous accordons aux hoquets des clignotements, aux brèves gesticulations des sémaphores qui, en tous sens, diffusent leurs signaux codés. Car, même depuis le retrait dans lequel on est, au fond des coulisses, la scène apparaît avec ses bruits et ses mouvements, ses changements de décors, ses projecteurs flamboyants qui laissent dans l’ombre tous ceux qui, encore dans le rêve et la torpeur, ne sont pas venus à la signification de l’être.

 

Ombre et lumière.

 

   Soudain ciel noir, terre blanche qui jouent la partition alternée de l’ombre et de la lumière. Tout là-haut est un goudron épais (on en sentirait presque l’entêtante odeur), tout là haut est le domaine de la nuit obscure, primitive, inatteignable, sauf avec les pouvoirs dissolvants de l’imaginaire. Meute dense d’incompréhension qui semblerait venir du plus lointain du cosmos où les étoiles, prises dans le givre de l’obscur, ne brillent même plus, leurs rayons poncés par l’intense froid sidéral. Rien n’existe vraiment, pas même les pensées et l’univers semble cette errance infinie aux confins de l’absurde. Imaginez donc cette nuit sans limites, cette occlusion, cet esseulement que rien ne viendrait distraire sauf, peut-être, l’éclatement d’une géante rouge au plein de l’étrange magma qui, soudain, rougeoierait en son centre, si près d’une déflagration, donc d’un possible non-sens. Puis plus rien ne ferait signe qu’un assourdissant silence.

 

Arbres, formes de passage.

 

   En bas, pareil à un champ de neige, une manière de généreuse savane qui ondule dans le flou, atteinte d’une telle plénitude qu’elle semblerait s’élever, envahir la totalité de l’espace disponible, régner sur le paysage avec une évidente majesté. Il y a alors tension de la photographie, affrontement de ses énergies, collisions de ses puissances. Or elle ne gagne son point d’équilibre qu’à instaurer sur la ligne de jonction de ses deux valeurs fortement antagonistes les immenses corolles des arbres. Elles sont une médiation, une forme de passage, un échange entre cette immense solitude noire privée de parole et cette présence blanche dont le langage déferle sur les choses afin qu’elles aient lieu et temps. Donc ces arbres situés au parfait ajointement d’un silence et d’une parole sont en réserve du dire en sa multiple splendeur. Ils sont une méditation. Ils sont une attente. Leur faîte dans le mutisme qui tutoie encore la probable origine, cette ombre d’où tout peut surgir avant que la clarté ne dissipe le doute, n’installe les premières prémices du sens. Car, au-delà de cette hypothétique réalité, tout est dans la nullité essentielle de ce qui se réserve et ne se dévoile jamais. Qu’en est-il du fond de l’univers, des limites du cosmos où ne règne que le vide initié à son propre mystère ? Qu’en est-il de ces immenses inerties de matière obscure qui maintiennent en leur sein quantité de sèmes prolixes qui, un jour, au hasard de quelque déflagration, essaimeront dans l’espace infini la galaxie des certitudes. C’est peut-être parce que nous ne savons pas regarder adéquatement ces profonds mystères qu’ils entretiennent à notre égard cette admirable suffisance de l’infiniment grand, de l’infiniment distant. La nuit est une géante qui nous toise de ses yeux d’encre afin, qu’en nous, s’inscrive comme sur la feuille de parchemin les secrets irrévélés qui ne sont jamais que nos propres incapacités à connaître, à interpréter, à débusquer ici, dans cette image, les signes latents qui n’attendent que de se lever et paraître.

 

Des dieux qui touchent le firmament.

 

   Et comme notre impéritie à percer la manifestation, celle-ci fût-elle cryptée, chiffrée, demeure notre principal talon d’Achille, alors nous inventons les arbres, ces génies tutélaires, (à moins qu’ils ne procèdent à leur propre invention) et nous les dotons de pouvoirs prestigieux. D’être des dieux qui touchent au firmament et dialoguent avec l’empyrée. D’être des hommes, des femmes, leurs troncs sont des formes si aisément compréhensibles, des silhouettes rassurantes, accessibles, avec leur peau de précieux reptiles, leurs branches aux bras protecteurs, leurs feuillages pareils à des voies lactées d’yeux veillant à notre bien, assurant notre protection. Avec leurs si nobles racines fouillant le sol d’argile tout comme le ferait notre esprit en quête de cet inconscient souterrain dont nous voudrions qu’il nous témoignât quelque réconfort, nous confiât quelque district de nous-mêmes resté jusqu’alors inaperçu. Oui, les arbres sont précieux. D’abord pour eux-mêmes, pour leur généreuse présence. Mais aussi en tant que symboles ascensionnels (toujours nous nous identifions à leur noble et hiératique mission), symboles qui transmuent la lourdeur terrestre en grâce céleste, qui métabolisent la matière pour la métamorphoser en esprit subtil. Oui, lorsque par la pensée et l’imagination, nous avons rejoint leur immense sagesse, alors nous n’avons de cesse de les imiter. Nous devenons ces larges parasols teintés de nuit qui projettent leur ombre bénéfique (car il ne saurait, maintenant, y avoir de peur) sur l’aire blanche qui bruisse de cette rumeur mondaine lointaine, mais peuplée, mais entourant l’âme du baume dont elle est toujours en attente : la beauté des hommes, la beauté des paysages, la beauté de l’univers, suite inépuisable de significations gigognes qui font leur cercle de lumière tout autour des choses.

 

Cet infini qui nous questionne.

 

   Oui, cette photographie est belle, d’abord dans sa déclinaison plastique, dans son jeu alterné de contrastes, dans sa facture formelle qui résulte d’un juste équilibre dont une harmonie se dégage avec un exact bonheur. Oui, cette photographie est belle parce que, en arrière-plan, dans sa profondeur, se révèlent des latitudes de sens insoupçonnées. Elles ont à voir avec cet infini qui nous questionne de sa nébuleuse empreinte, avec le langage qui est le médiateur entre l’invisible et le visible, avec ces valeurs fondatrices que sont le NOIR et le BLANC qui entraînent avec elles l’immense polysémie des oppositions signifiantes (matière/esprit ; corps/âme ; sensible/intelligible ; fini/infini ; relatif/absolu ; immanent/transcendant ; réel/idéal ; singulier/universel ; raison/sentiment…) car ces principes originaires de l’entendement nous les portons en nous, ils irriguent notre façon d’être et de comprendre à bas bruit, n’attendant que l’occasion de résurgences pour faire phénomène. Surgis du néant est précisément cette manière de résurgence par laquelle accéder à ce que nous sommes, que souvent nous cherchons loin de nous alors que les signes en sont apparents, ici sous l’espèce de l’arbre, là sous la forme de la beauté d’un individu, là encore dans l’irisation d’une feuille sous la vitre du ciel, enfin dans toute œuvre qui porte en elle les germes de l’art. Plus jamais nous ne regarderons la nuit avec des yeux vides, ne pendrons acte de la clarté dans l’égarement des sens, n’apercevrons l’arbre dans l’aimable distraction, ne contemplerons la savane blanche comme ce qu’elle n’est pas, à savoir l’ondulation d’une simple contingence mais la nécessité de faire signe en direction de ce qui EST ! Oui, car la vérité du réel est toujours ce signe que nous portons en nous, qui n’est que l’exacte réverbération du monde en son inestimable présence. L’arbre en constitue l’une de ses plus prestigieuses apparitions.

 

 

 

 

 

 

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4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 08:38
En chemin.

LA ROUTE

(Arlequin)

Œuvre : Livia Alessandrini

Villeneuve 2010

***

 

 Des lèvres d’enfant

 

   Il y a si peu de bruit et les mouvements sont tissés dans la tunique de leur mince chorégraphie. C’est un peu comme si la Terre s’était débarrassée de ses entours, s’était dépouillée de ses artifices et avait reflué dans une sorte de douce euphorie, de progression sur la pointe des pieds, de marche à l’aveugle le long de ses multiples avenues, de ses bosses et de ses creux, de ses failles ouvertes et de ses floraisons multiples. Ici des collines qui glissent sous le fil de l’horizon, là des vallées avec leurs réseaux de feuilles couleur de menthe, leurs eaux pareilles à une comptine susurrée entre des lèvres d’enfants.

 

   Voyage en utopie

 

   On ne sait pourquoi mais on croirait à un poème levé dans l’éther qui aurait arrêté sa course parmi les hommes au sommeil douloureux, là au sein d’un questionnement en suspens. Où sont-ils les Vivants, ces fétus de paille qui dérivent sur les vagues hauturières d’un romantisme échevelé, qui s’immolent à même l’ambroisie d’une surréalité, qui plongent avec délices dans un rêve sans fin, ce doux ensommeillement qui les gagne et les absente d’eux-mêmes le temps d’un voyage en utopie ?

  

   Ce ruban de bitume

 

   Où sont-ils eux que l’on ne voit pas ?  Sont-ils la métaphore de ce cheminement hasardeux, cette route, ce ruban de bitume qui file droit vers l’à-venir, ce projet qui les rend fous et les cloue en même temps sur la planche de liège de leurs illusions ? Fixation à un illisible présent. Le plus souvent ils sont d’inutiles scarabées à la tunique sombre que traverse l’aiguille de l’entomologiste. Une simple aporie biffée par la lame d’une impalpable inconséquence. Ils vivent et meurent dans le temps de leur irrémédiable angoisse. Ils sont là et n’y sont pas. Ils s’absentent tout en se présentant. Ils s’annulent à ne rien proférer, à se dissimuler dans une ornière de silence. Et pourtant c’est comme si l’on entendait leur voix résonner à l’intérieur de la barbacane de leurs corps.

 

   « On dirait…»

  

   Alors, faute de comprendre leur sombre et impalpable condition, il nous reste, à nous les Voyeurs, à nous métamorphoser en ces puérils enfants qui posent des questions sans importance ou bien qui créent une fable de toutes pièces afin de nourrir leur insatiable curiosité. Nous nous en remettons à l’hypothétique formule du « On dirait » et on avance, à tâtons, les mains en avant de nous, fouillant tous les recoins de la déraison, détricotant les mailles serrées de la logique. Le pèlerinage des humains est si incompréhensible qu’il devient nécessaire de se doter de ce comportement magique qui nous soustrait au réel tout en nous y réinscrivant dans l’ordre d’un imaginaire, d’une fantaisie, d’une broderie onirique, sans doute la meilleure façon de s’y prendre avec ce qui ne reçoit de prédicats que d’un nihilisme faisant rouler continuellement sa pierre de Sisyphe.

 

   Cela endure la présence   

 

   « On dirait » une longue plaque de marbre qui file à l’horizon des choses, une lanière d’étrange matière où ne paraît rien d’autre que sa propre énigme. La Chose avance au mépris de toute loi. Impalpable progression à la rencontre de son destin. Cela ne dit rien, cela endure la présence avec une douce volonté. Qui n’a rien à voir avec une volonté de puissance, un instinct de domination, une soumission de l’étant à une autorité en surplomb, une énergie qui contraindrait et exposerait le monde au feu de son infrangible loi. Cependant ce n’est pas sans ressenti, sans réaction épidermique envers ce qui est lisible en tant que parution. La Route (autre nom de la Chose, autre nom de l’errance humaine) n’est pas un « long fleuve tranquille », une simple voie qui conduirait à la sérénité, au sentiment d’une plénitude, à une méditation pareille au dépliement d’une soie.

 

   L’invisible figure

 

   « On dirait » la fin d’une aventure, l’écroulement d’un château de sable parmi les flux et reflux d’une marée à l’immémoriale généalogie. Comme si, de tous temps, cette obscure mission de destruction était inscrite dans le mystérieux chiffre du monde. « Détruire », disait-elle. La puissance du désir en acte faisant chuter l’homme dans l’éclair de sa hâte à manifester le jaillissement de son être. L’être, cet illimité, cet inapprochable, cet inconcevable qui, pourtant, est le foyer qui nous anime et créée les conditions de notre habitat sue terre. Il est là, à portée de main, on en sent l’attirante mélodie, la force d’aimantation. Il imprime en nous une lézarde qui nous travaille en notre fond, dont nous savons le trajet, mais qui s’écarte toujours de nous au cas où nous en surprendrions l’invisible figure. Nulle épiphanie de l’être, seulement une vibration, une trémulation, une fièvre qui couve sous la cendre grise des jours.

  

   Effacement de soi

 

   « On dirait » la perte, là-bas, dans le tissu entrelacé d’une mangrove (ce monde de l’inapprochable fourmillement, de la claire obscurité du néant) l’effacement de soi dans la griffure de ces arbres qui semblent indiquer une limite à ne pas franchir. Ils sont des pierres levées, des manières de simulacres ôtant de notre vue la possibilité d’une vérité (d’une brûlure car toute vérité est de cette nature qui déchire le tissu flamboyant de l’être pour mieux le dissimuler à notre vue tachée d’impéritie), ils sont des sortes de fantasmagories, d’agitations de carnaval, de tours de passe-passe d’une commedia dell’arte destinée à clouer notre âme dans de terrestres ornières. Alors la Chose (Nous en termes clairs), la Chose donc fait demi-tour, disparaît pour apparaître à nouveau dans la seule dimension humaine qui nous soit assignée (les dieux sont loin qui font leur musique d’empyrée), dimension dont nous devons consentir à faire notre vêture et lorsque notre volte aura été fécondée par cet étrange anneau de Moëbius de l’exister qui fait de nous des Arlequins nous saurons, alors, que nous aurons trouvé notre demeure la plus juste, celle qui coïncide avec notre essence.

 

   Remous illisibles du ciel

 

   Nous sommes des êtres fragmentés, une multitude de pièces cousues sur lesquelles s’inscrit le lexique de notre chemin de vie. Une pièce pour la mémoire, une autre pour les sentiments, une autre pour la rencontre, pour le deuil, l’évènement enfoui dans sa gangue d’oubli, ce Vivant qui nous traversa à la manière d’une pluie d’orage, cette ombre qui glissa le long de notre esquisse pareille à une étrave scintillante dans la nuit du doute, cette amante qui ne dura que l’espace d’une rapide étreinte, cette œuvre qui fit sa flamme dans le clair-obscur d’un musée, ce livre aux caractères serrés qui illumina la coursive de notre esprit, cette vision d’une aigrette blanche dans la confusion nébuleuse de la lagune, cette montagne perdant dans les nuages sa transcendance de basalte, ce rivage qui courait au loin dans le jour qui déclinait, cette tonnelle mauve irriguée de lumière pour un ultime libation au bord de la mer, cette musique qui flottait dans l’air, pareille à l’oiseau gris se perdant dans les remous illisibles du ciel.

  

    Ëtres de tout et de rien

 

    C’est ainsi, nous flottons indéfiniment, nous sommes des êtres d’oubli et de remémoration, des rumeurs que traverse la pluie continue des jours, la foudre du silence, la flèche de l’incantation, l’étincelle de la prière, la fièvre de l’amour, la modestie du repentir, le fléau de la faute, la vrille de la culpabilité, les émois de la relation, l’ivresse de l’amitié, la liqueur claire de la communion, la force de l’esprit, les élans de l’âme, nous sommes ces êtres de tout et de rien, ces feuilles envolées par le vent, ces fontaines qui, parfois tarissent, ces verbes qui chutent, ces flammes qui s’éteignent à l’orée du crépuscule, ces lucioles qui trouent les rêves de leur lexique d’ennui, ces rémissions, ces bondissements, ces résolutions qui meurent sur le bord du jour à l’heure où l’heure teinte de bleu le dernier sommeil des hommes.

 

   Dans l’esquive, souvent

 

    Nous sommes ces fleuves étincelants qui coulent vers l’aval, ces estuaires où brille la joie de demain, ces rivières souterraines que longe l’ombre duveteuse des indécisions. Nous savons tout ceci du centre même de notre demeure mais nous feignons de ne rien apercevoir qui nous affecterait dans notre sempiternelle recherche de cet absolu qui nous nargue, nous convoque sans cesse et disparaît sitôt qu’aperçu. Nous vivons dans l’approche, dans l’esquive souvent, dans le relatif toujours qui nous ramène à notre condition contingente, à la déréliction qui est la dentelle des habits d’Arlequin dont nous sommes vêtus. Alors, tout en haut du chemin qui a retourné sa peau, tel un reptile assumant son exuvie, nous nous disposons à sommeiller pour l’éternité, cette absence du monde qui se rend supportable à force d’évanouissement. Toujours il sera temps de s’éveiller, de recommencer le chemin mille fois parcouru. Car, à l’évidence, nous ne faisons, tels les mimes marchant, qu’un surplace éternel. Vivre est cela, reproduire, tant qu’il est temps, une libation, un geste d’amour, proférer une parole, chanter une comptine, demeurer dans son innocence d’enfant. « On dirait », c’était juste pour jouer !

 

« Le temps est un enfant qui joue », disait Héraclite l’Obscur.

 

Laissons-le jouer. Le jeu est à lui-même sa propre fin.

 

 

 

 

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4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 08:37
Qu’apprenait donc ton corps de la lumière ?

         Œuvre : Barbara Kroll

 

 

***

 

 

   « Les détails qui font « soir » sont les yeux très faits avec plusieurs couches de mascara. Beaucoup de brillant à lèvres par-dessus le rouge. Et des touches de fard « accroche-lumière » sur le front, les pommettes et l'arcade sourcilière.»

 

Le Point - 18 oct. 1976

 

**

 

   Toi que je vois dans la levée du jour. Toi dont je perçois une manière d’écho. Toi qui ne me regardes point puisque privée de regard. Tu surgis, là, tout près de moi dans l’indécision de la saison. Eté se termine alors que, déjà, Automne est là avec sa belle parure prête à éclater, cette profusion de jaunes à l’infini. Soufre appelle sable qui ouvre la porte à auréolin, cette teinte plus affirmée avant que les frimas ne colorent de blanc les branches dépouillées. Oui, tu as bien entendu, j’ai dit « dépouillées », comme l’on dirait « modestes », « retirées », « dissimulées » à l’entaille de la curiosité humaine. Car je dois te dire le luxe que tu offres à ma vue : dépouillement, retirement, dissimulation, cette façon de triptyque dont tu fais le don à ceux qui « osent » t’approcher. « Osent » pour pointer la détermination dont il faut se saisir afin de t’estimer dans tes plus hauts mérites.

   Vois-tu, parfois, lorsque lassé de trop d’écriture - cette lassitude qui sonne comme un reniement -, je décide d’aller faire un tour dans les magasins - ces univers de la dérobade et de la supercherie -, eh bien je me poste à l’angle d’une coursive et observe les allées et venues de ces femmes de la bourgeoisie - elles ressemblent à des mannequins avec leur taille fine, leurs hauts talons, leurs cils pareils à des ailes d’insectes -, et je n’y vois que des ombres humaines, du clinquant, de l’apprêté, du sur-mesure à offrir aux regards qui se voudraient inquisiteurs. Ou même seulement désireux d’approcher qui n’est pas eux, dont beaucoup sont en quête comme de leur part manquante. Cette mince fable de la mondanité, que je viens de tracer, a simplement lieu à poser un contraste, à initier l’aube d’une comparaison. Tu es, toi, la Dénudée, l’opposée de ces phénomènes consuméristes qui ne sont jamais que des miroirs aux alouettes, des conventions du paraître, des déclinaisons serviles de la mode.

   Mais il me faut sortir de ce constat qui sonne à la manière d’un compte-rendu d’entomologiste penché sur le sexe des insectes, décrivant leurs mœurs avec un bel instinct clinique. Mais, sais-tu, toi la Sincère, d’autre approche plus poétique de cette réalité qui nous environne et nous prend dans les mailles communes d’heures si contingentes qu’elles semblent n’avoir nulle fin ? C’est de toi dont il va être question dans l’instant qui suit, délaissant ce vaudeville, ces jeux de dupes dont on nous promet qu’ils sont confectionnés à la mesure de notre bonheur.

   Alors, comment dire le germe d’une beauté simple lorsque celle-ci s’abreuve à une eau si limpide qu’on n’en perçoit plus l’écoulement ? Parfois un jaillissement de pluie dans l’air de cristal. Certes l’ovale de ton visage est tronqué mais j’imagine ce qui, ôté à ma vue, n’en revêt que les plus belles significations. Oui, tes lèvres sont peintes, non dans la provocation ou l’exaltation d’une sensualité, juste le débordement de la vie mais retenu, esquissé, pareil au rougeoiement  d’un fruit dans le secret du feuillage. Et tes bras levés comme pour recevoir l’ablution du jour, à moins qu’il ne s’agisse simplement d’une imitation christique, ne disent-ils ta disposition à l’ouverture, à la révélation d’une réalité sans fard, sans duplicité, tout comme le ciel est bleu, l’eau transparente, le sourire des enfants gracieux ? Aperçois-tu combien il m’est précieux de décrypter en toi ce que d’aucuns considèrent tels de laborieux détails, sinon des faiblesses affirmées ?

   Toujours il est requis, pour être dans l’exactitude d’une visée, de débusquer ce qui, sous l’artifice, résiste et ne se donne, en définitive, qu’à l’examen réfléchi, à la patiente prospection, à l’élaboration alchimique de phénomènes si inapparents, cependant les seuls à constituer un inventaire de ce qui, nécessaire, édifie le socle indéfectible de toute présence humaine. Comme moi, sans doute, as-tu blêmi souvent de n’apercevoir chez les autres que des desseins fortuits qui privilégient l’accident au détriment de la substance pure. Je reconnais, toute exigence d’existence droite est redevable d’une éthique, ce qui suppose volonté et affermissement de l’âme. Et, sans être stoïcien ou bien casuiste, il nous arrive parfois de tutoyer cet espace libre qui nous appelle en tant que lieu de notre propre vérité. Alors plus besoin d’intermédiaires, d’images sophistiquées, de « couches de mascara », d’empreintes de khôl, de rouge cinabre ou bien rubis pour faire briller ses lèvres, tout s’annonce de soi dans l’indicible de l’être.

   Toi dont je ne verrai jamais que l’esquisse colorée sur une toile de lin, toi l’Inaccessible devenue soudain la seule réalité qui m’importe dans cette durée sans nom qui fond sur moi comme la seule perspective possible, voici que tu es en moi, pareille à mon souffle, à mes battements de cœur, à mes sensations les plus intimes. De distante que, logiquement, tu aurais dû demeurer, te voici plus vivante que ma mémoire, plus animée que ma songerie, plus manifeste que le moindre de mes gestes ne pourrait l’être dans le recueil du présent. Ta chevelure noire, cette longue tresse d’eau, cet écoulement vers l’aval de ton corps dont je n’avais guère aperçu l’énigmatique trajet, voici qu’ils m’apparaissent à la façon de la Toison d’Or, et, pareil à Jason, je voyage dans un au-delà empli de mystère qui n’est que le lieu de ma métamorphose dont, peut-être, je rapporterai la vision d’une immortalité.

   Ce que tu m’as apporté, cette dimension d’utopie qui manquait à ma vie afin qu’elle devienne une sorte de mythe - l’homme est toujours en recherche de ceci, n’en discernât-il les lignes de force sous-jacentes à son vécu -, mythe en raison même de notre essence fictionnelle dont le langage est la forme la plus visible. Avançant de concert avec toi - autre mythologie -, je serai devenu, l’espace d’une brève éternité, ce flottement du temps désarrimé de toute servitude. Ainsi dérivent les songes les plus fous, parce que les plus beaux, dans la vacuité  entre  Ciel et Terre, dans la fente prolixe de l’innommé, dans l’intervalle de silence qui sépare deux mots. Demeure en cette viduité qui ne procède encore à ta forme accomplie. Le temps est en toi, hors toute compromission, et s’il devient cet « accroche-lumière » qui fascine tant tes aimables congénères, modèle-le selon les vertus de ton âme, elle seule connaît le chemin de la vérité. Tout autre parcours est d’avance condamné à l’errance. Ce que ton corps apprenait de la lumière : la clairvoyance qui, elle seule, te dispensait de faire la cruelle épreuve de l’in-signifié. Cette chute à jamais !

    

 

 

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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1 mai 2020 5 01 /05 /mai /2020 07:17
Demeure ouverte de l'imaginaire.

" Paysage absurde de la mémoire ".

Photographie : Katia Chausheva.

[NB : Ceci doit être essentiellement lu comme une fable onto-métaphysique se construisant sur le mode d'une narration fantastique. Cependant, malgré son caractère fictionnel, certaines vérités pourraient bien y apparaître en filigrane. C'est, du moins, ce que nous croyons.]

C'était la nuit, c'était le jour, c'était l'aube, c'était le crépuscule. C'était l'être et le néant. Mais comment donc avancer dans ce paysage lunaire autrement qu'à tâtons, les mains au-devant de soi avec le pas peu assuré du funambule ? On progressait, les jambes prises dans une gelée verte, une sorte de résine glauque qui naissait de la terre. Les silhouettes homologues perdues dans la brume du rien, on les hélait mais les mots cognaient sur la ouate, rebondissaient comme des balles et revenaient heurter le front avec la consistance du doute. C'était une longue nage vers soi, une brasse coulée, c'était un langage de bègue qui mitraillait ses phrases et puis demeurait coi. Du sol montaient une visqueuse irrésolution, de ténébreuses fibres s'invaginant dans l'antre étroit du sexe ou bien s'enroulant autour de sa hampe dressée comme pour une ultime érection. Les yeux étaient cadenassés et la proche perdition de l'homme sifflait aux oreilles avec son bruit de rhombe. Des silex, parfois, entaillaient les lèvres et du sang bleu coulait, longues larmes suspendues dans la résille du temps. L'air, autour, était si étroit, collé aux narines avec la hargne de bourgeons poisseux. Le plancher sur lequel on progressait avec des allures de mimes blafards était une tourbe spongieuse qui attirait et les sphaignes adhéraient comme pour vous réduire à l'état de végétal. Tout cela, ce ressourcement dans une nature primitive, était si proche et, déjà, l'on sentait contre la plante révulsée de ses pieds l'agitation des cils vibratiles de la paramécie, les mouvements de miroir de la diatomée. Constamment pris entre la roche en fusion et l'être unicellulaire. Constamment perdus dans l'abîme de soi. On marchait. Les failles s'ouvraient et se refermaient avec la régularité d'un métronome. Parfois, on perdait quelque fragment de corps, mais c'était vraiment sans conséquence. Juste un avant-goût de la disparition, de la danse terminale, de l'ouverture de la bonde suceuse. C'était cela qui se passait : le monde nous manduquait, nous déglutissait et tout refluait vers l'origine.

C'était comme de rétrocéder vers le lieu de sa très ancienne mémoire, cette lueur de lampyre perdue dans les arcanes des jours. Les arbres envoyaient leurs lianes flexibles et l'on en sentait les fouets cinglants sur l'aire dévastée du visage, longues scarifications nous disant la fin du jeu. Ce que l'on prenait pour du lierre invasif, ces glissements ophidiens enserrant nos hanches, nos bassins, c'était seulement notre cordon ombilical qui se rappelait à nous avec l'urgence d'un désir à satisfaire. Immédiat. On n'était plus que cette boule de chair diaphane, parcourue de ruisseaux de sang, flottant dans la mer amniotique avec, tout autour de soi, des clignotements de comètes. On était parvenus au socle de toute chose, là, dans cet espace sidéré qui était tous les espaces, dans ce temps de glu qui était tous les temps. Cela flottait infiniment, cela tenait un discours aquatique, cela berçait comme sous l'effet d'une comptine. Avec soi, on avait emporté ses joies et ses peines, ses anciens actes d'amour, ses promesses occluses, ses inclinations humanitaires, ses empilements de culture, ses besaces d'états d'âme. On était ici, dans la jarre prolixe, dans la chôra plurielle, dans l'instance du devenir. Et, en même temps, on était dans le siècle, dans la nasse des comportements stéréotypés, dans le goulet du conformisme, dans les mailles destinales de la condition humaine. Une ubiquité de tous les instants, un constant tiraillement entre l'hypothèse d'être et la réalité d'exister. Aussi, cela craquait aux jointures. Aussi cela faisait mal à la nostalgie. Aussi cela posait un problème éthique : être ici et ailleurs et demeurer hommes, femmes. Et demeurer dans l'authentique pouvoir de soi. Ne pas s'en remettre, seulement, au végétatif, à l'impulsif, à la simple décision d'abriter ses actes dans la gangue de pierre, dans la volonté tératologique, dans l'inconséquence originaire. Il était si facile de dissimuler ses instincts pléthoriques sous la figure de quelque racine à la vague forme anthropoïde, sous la perspective du tubercule tellement incliné au primordial que l'on n'en pouvait deviner la forme aboutie, pas plus que la nature des mouvements qui l'animaient. Existait-il un projet déterminé, une vague conscience fomentant un plan, s'inscrivant dans l'histoire de l'humain ? En un mot, empruntant à l'informel dans son apparition première, en même temps qu'alloués au souvenir de celui, celle qu'on avait été ? Etions-nous en quelque sorte lisibles, interprétables pour ceux qui, non encore entrés dans le domaine de la métamorphose, n'apercevaient de nos anatomies, de nos esprits, de nos âmes, que cette gelée indistincte faisant son apparition de chrysalide commise à s'éployer sous une forme qui, encore, ne disait son nom ? Etions-nous au moins dotés d'un langage élémentaire, émettions-nous des balbutiements auxquels se puisse attacher quelque compréhension ? La vrille de notre présence s'élevait-elle dans quelque verticalité suffisante dont on pût tirer une estimation, élever une possible thèse ? Ou bien n'étions-nous que ce rébus, cette énigme en forme de spirale, de colimaçon - nous étions si près de la position fœtale, sinon fatale -, portant en son intime le secret refermé sur son propre repliement ? Donc inaccessible à jamais, simplement allongés dans une glaise sourde, horizontale, infiniment livrée à la mutité, à la cécité ?

Et alors, dans cette figure nuitamment aporétique - on ne percevait quasiment rien du paysage humain -, pouvait-on, réellement, être au passé et au présent autrement qu'à l'aune de l'imaginaire ? Nous étions si loin de la raison humaine, de l'intuition poétique, de la sensibilité artistique. Que dirait un individu sain d'esprit, n'ayant pas encore sombré dans les fosses de la folie limoneuse, de ces brumes perdues dans leur propre complexité, de ces silhouettes fantomatiques, de ces ectoplasmes entourés du même coton qu'ils déglutissent autour d'eux comme un miel délétère ?

Marchant, ou plutôt claudiquant dans l'herbe zoo-anthropologique - l'on ne savait plus rien de ses propres limites, de l'endroit pour l'homme, de celui pour la bête -, faisant plutôt du surplace, on inventait une manière d'éternité dont cette lumière vert-de-grisée semblait être la métaphore colorée. Jamais, vraiment, l'on n'avait su où commençaient les registres sous lesquels on fonctionnait - réel, symbolique, imaginaire -, où ils s'arrêtaient, auquel on devait s'affilier en priorité. Cependant ceci, cette bien compréhensible irrésolution de l'homme face au triptyque de la parution et de sa mise en musique se résolvait dans l'instant où apparaissait leur confondante synthèse. Ici et maintenant, ici et ailleurs, ici et nulle part la quadrature du cercle ne recevait sa réponse définitive. On participait aux trois règnes - le végétal, l'animal, l'humain - on participait aux trois registres, aux trois extases du temps - passé, présent, avenir. C'était étrange tout de même cette teinte d'aquarium que prenait le monde. C'était étrange ce sentiment d'une mobilité immobile. C'était étrange d'être, en un seul empan de réalité, présence fœtale en devenir, naissance à paraître, existence en partie réalisée, mémoire ayant engrangé une séquence de l'univers visible. Sublime métamorphose de la catégorie spatio-temporelle, mais aussi de la genèse des corps, mais aussi rétroversion de la conscience en sa germination première, mais aussi reconduction de la mémoire à son lieu primitif, à l'engrangement des impressions formatrices, fondement de cela qui serait plus tard.

Ce " Paysage absurde de la mémoire ", ce bien nommé, est le seul recours de l'homme pour s'essayer à saisir cette entièreté, cette totalité dont il désespère de pouvoir la connaître un jour. Il lui faut consentir à abandonner ce coefficient de réalité auquel il s'adonne avec la démesure de celui qui a saisi une certitude et ne veut pas renoncer. La vérité n'est jamais la mise en œuvre de la seule présence qui se manifeste à nous avec la nécessité de cela qui nous fait face. Il nous est enjoint de voyager dans ce paysage "originel" qui nous dit l'absurde de la mémoire lorsqu'elle se circonscrit au site du visible. Plus que des hommes de la réalité, nous sommes des hommes du passé et du devenir dont les fondements s'originent aussi bien dans l'espace infini du symbole que dans celui du rêve ou bien de l'imaginaire aux fantastiques pouvoirs. La vision hypnotique que nous offre Katia Chausheva dans une réalisation éminemment esthétique ne doit pas dissimuler ce qui s'y inscrit en filigrane : une éthique par laquelle nous accédons au monde à la mesure de tout ce qui nous constitue et, le plus souvent, demeure dans l'occultation. Nous ne sommes ceux que nous sommes qu'à nous arracher à notre massif de chair afin que, le dominant, il nous dévoile les nervures essentielles de notre parution ontologique. Jamais nous ne pouvons nous circonscrire à l'apparence que le miroir nous renvoie, lequel miroir a été fait par des hommes pour faire paraître des hommes. Nous remontons si loin dans notre généalogie, jusqu'à l'origine du monde. Nous grattons notre peau, nous secouons notre sac d'os, nous frappons sur l'enclume de notre menton, nous pressons l'outre de nos viscères, nous répandons nos fleuves de sang et d'humeurs diverses et, comme dans la boule de cristal ou bien dans l'image holographique se mettent à vibrer une infinité de visions que nous ne soupçonnions pas. Il y a du rocher, de l'arbre, de la feuille; il y a du singe, du saurien, des griffes et des écailles; il y a des gerbes d'amour, des nuées de haine, les cimaises de l'art, les souillures des guerres; il y a tout ce qui fait sens et non-sens, jusqu'à la démesure. Nous sommes NOUS, bien en-deçà de nous, bien au-delà. C'est pour cette simple raison que rien ne peut dépasser en richesse de significations l'humaine condition. Celle par laquelle nous nous appartenons en même temps que nous appartenons au monde. Dans les replis de notre mémoire TOUT est archivé, depuis les premiers remuements de la lave jusqu'aux projets que nous lançons en direction des étoiles en passant par la kyrielle de menus événements qui nous traversent tous les jours à l'aune de leur imperceptible donation. Il est encore temps de nous retourner sur la demeure ouverte de l'imaginaire et d'y faire croître le beau poème dont la seule évocation nous porte dans la contrée où le réel s'ourlant de surréel œuvre à notre propre synthèse. Il n'y a pas plus beau destin que de s'ouvrir à ceci !

Demeure ouverte de l'imaginaire.

"La mémoire".

René Magritte.

Source : leblogdutempsperdu.

Ce tableau de Magritte joue en écho avec la photographie placée à l'incipit et l'article qui essaie d'en tracer la signification. La mémoire est cette merveilleuse faculté humaine qui nous relie au TOUT, grâce à son activité à visée holistique. Aussi bien spatio-temporelle - regroupant les lieux et la temporalité qui les a affectés en propre -, que symbolique - le langage proféré, lu, écrit -, qu'événementielle - les contingences traversées -, que spirituelles - les expériences en relation avec la religion et le sacré en général-, qu'universelle - la conscience que nous avons de la dimension cosmologique dans laquelle nous sommes nécessairement insérés - qu'esthétiques et éthiques et, bien évidemment biologique, puisque nous en sommes un roc sur lequel s'édifie l'architecture existentielle. Ce riche patrimoine ontologique, nous le portons en nous comme le bien le plus précieux, même si, souvent, nous en occultons le souvenir. Peu importe. Les significations déposées en nous au cours de notre vie, nous les métabolisons et elles continuent leur progression à bas bruit. Elles sont toujours présentes, y compris à notre insu. Tel fait que nous pensions avoir oublié ne demande qu'à resurgir au hasard d'une rencontre, d'une évocation, d'un travail de réminiscence.

Ce que nous dit le tableau de Magritte, d'une façon qui lui est propre, à savoir la peinture, c'est l'entièreté de notre présence au monde qui, toujours coule de la source à l'estuaire, quel que soit le lieu du parcours que nous avons atteint. Le ciel nous dit le projet et les nuages la contrariété qui peut survenir. La mer nous dit notre bain amniotique. La pierre du parapet, le minéral en nous. Le grelot, les bruits du langage, l'intégration du discours. La feuille symbolise notre appartenance au végétal, les nervures qui nous animent et notre affiliation au régime de la racine. La tête de la femme, la mère nourricière, la muse par laquelle naissent la poésie et les arts en général. Le sang sur la tempe est évocation de la douleur toujours possible et le deuil de la finitude. Le rideau est l'aire qui dissimule les choses invisibles de l'ordre de l'esprit, de l'âme, de la transcendance de toutes choses portées à leur essence, en même temps que le vaste domaine de notre inconnaissance. Le soleil nous rattache au souverain Bien en même temps qu'il nous dit la dette en regard de cette lumière qui éclaire le paysage, nourrit la terre et éclaire la raison de l'homme. L'ombre, enfin est la projection sur l'écran du réel de ces zones intermédiaires - le doute, l'inconscient, la puissance des archétypes - dont nous subodorons la présence à défaut de pouvoir la connaître.

Bien trop souvent, dans notre hâte de consommateurs médiatiques, nous survolons cela même qui constitue la nature profonde des choses et parle à notre oreille comme cet « homme qui murmure à l'oreille des chevaux » et établit la subtile communication dont on pensait qu'elle se limitait à l'immédiatement perceptible. Les montagnes, les dunes et les océans aux vagues immenses. Les chevaux, eux aussi, ont une vie cachée qui ne demande qu'à être découverte. Il ne tient qu'à nous les hommes de partir en quête de ces langages secrets. Ils nous habitent bien plus que nous ne pourrions l'imaginer ! Puisqu'aussi bien, en essence, nous sommes langage, rien que langage ! Et ne rêvons que de cela, demeurer fable aussi longtemps que des bouches seront là pour la proférer.

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