Honnies soient qui mâles y pensent (25)
Monsieur le Comte, pensant la représentation terminée, se disposait, à regret, est-il nécessaire de le préciser, à repousser le petit volet de bois qui lui avait
livré tant de facettes inconnues du boudoir de La Marline, lorsqu’il perçut, de l’autre côté des portes damasquinées faisant face au petit salon bleu, une étrange agitation qu’il attribua, en
premier lieu, au rhabillage de ces dames, lequel lui paraissait l’étape logique précédent la confection du thé et sa dégustation, accompagnée des petits biscuits d’Anselme Gindron, avant
que la table, débarrassée de ses tasses, ne servît à y déposer le jeu de bridge.
Fénelon, ayant pour un instant déserté le judas, afin de reposer autant sa vue que ses jambes et son esprit, ne pouvait qu’émettre hypothèses et supputations
quant à ce qui, présentement, se déroulait sous les lambris antiques de la petite pièce bleue. De nature concrète et ne doutant pas un seul instant de la vérité du spectacle qui, à son insu,
venait de lui être offert, il ne chercha pas à ruser, à feindre, à croire à une illusion. Il se contenta d’habiller le réel de circonstances atténuantes, pensant que les quatre facs-similés de
Fanny Hill, qu’il venait de voir, en chair et en os, occupées à de si voluptueuses facéties, s’étaient laissé aller, par pur désœuvrement, à une petite comédie, somme toute innocente, les époux
respectifs de ces comédiennes improvisées portant, eux aussi, eux surtout, le Comte le premier, qui ne faisait plus guère la cour à Yvette-Charline, une éminente responsabilité, et qu’une fois
passé l’orage, le dévergondage les quitterait plus vite qu’il n’était venu, heureuses de retrouver dans leurs couples respectifs, bien davantage que les piètres consolations qu’elles étaient
allées chercher dans les livres qui, somme toute, eux aussi, méritaient un bien meilleur traitement.
Sur cette rassurante méditation, Monsieur le Comte défroissa ses basques, alors que des bruits de nature différente naissaient maintenant de l’autre côté de
l’huis de chêne, semblables à des plaintes, à des soupirs, à des chuchotements, se releva, s’appuyant à nouveau au chambranle pour y assurer ses reins, poussant doucement le guichet de bois pour
qu’il lui permît d’embrasser un horizon plus vaste, la lumière baissait dans la pièce mais le lustre avait été allumé et des bougies disposées sur la table de bridge, jetaient aux murs des ombres
chinoises que le Comte se plut d’abord à observer - il pensa à Platon et à sa caverne - sans qu’il cherchât, dans un premier temps à scruter
l’origine des ombres, il leur prêterait attention plus tard, se prenant au spectacle charmant et subtil, sur fond de chants pareils à ceux des sirènes - il pensa à Ulysse - qui provenaient, lui semblait-il, du sofa et des bergères, et qui accompagnaient d’une façon mélodieuse une sorte de chorégraphie se déployant au plafond,
faite de mouvements, tels ceux de tentacules emmêlés, s’effleurant, se nouant, s’enlaçant, se défaisant, dans un rythme lent, mouvements continus que les chants rythmaient, la cadence
s’amplifiant parfois, puis revenant à son tempo antérieur, tout ceci évoquant les déplacements d’une pieuvre dans les profondeurs marines - il pensa à Gilliat dans Les Travailleurs de la mer - , ce que confirmait le va-et-vient de multiples ventouses, de tailles différentes, certaines légères, d’autres plus
lourdes, plus lentes à se mouvoir, quelques formes plus complexes à identifier, plus rondes, plus volumineuses, orientées vers le bas - sans doute la tête attirée par les profondeurs marines - ,
puis des formes ovales, dont les filaments flottaient, pareils à des anémones de mer, tout ceci dans un perpétuel remuement, un réaménagement permanent des créatures des abysses, sortes d’hydres
à mille têtes, enlacées, lovées les unes dans les autres, toujours portées par les chants semblant venir de conques liquides.
Monsieur le Comte, au bord de la fascination, n’avait point vu de spectacle semblable, priant le ciel qu’il continuât assez longtemps, au moins le temps que
les bougies mettraient à se consumer, lorsqu’un mouvement involontaire de ses globes oculaires, la fatigue les expliquant, porta son regard vers la lumière, à l’entour des bougies qui révélèrent,
dans leur orbe de clarté, l’origine des formes, celles projetées au plafond n’étant que leurs copies. L’imagination du Comte, tout comme dans l’allégorie de la
Caverne, ne s’était exercée que sur des illusions.
Cependant, d’illusions, il ne vécut que l’espace d’un éclair, sa conscience brusquement illuminée découvrait, sans transition aucune, ce que ses sens abusés
n’avaient pu qu’effleurer, dans une candeur une fois de plus manifeste.
Eh bien, Lecteurs, au risque de choquer votre pudeur et votre morale, ce que vit Monsieur le Comte, sous la forme de l’hydre aux mille têtes et qu’il
entendit à la manière de chants polyphoniques venus des fonds marins, mais, je suis sûr, votre sagacité aura pris les devants, était simplement le reflet de Fanny Hill, la quadruple fille de joie qui, sous les traits charmants des quatre comédiennes qui servaient précédemment sa
cause, avaient repris la lecture, à quatre mains cette fois, du livret érotique, où tour à tour, se confondaient les différents rôles en un maelstrom qui mêlait les parties intimes de leurs
anatomies respectives. Gestes experts et lascifs, chuchotements, désirs, assiduité à servir la cause d’Eros tout puissant qui, depuis des mois déjà, peut être des années, fouettait leur sang à
vif, les écartelait, les démembrait, les livrait entières et consentantes au plaisir que le bridge, le thé, les petits gâteaux et les mollesses conjugales ne parvenaient plus à combler.
Monsieur le Comte, refermant le petit judas dans la plus grande discrétion, s’éloigna à pas de loup sur le palier, descendit les marches sur des semelles de
velours, prenant conscience qu’il venait, l’espace d’un instant, de sonder l’âme humaine selon des profondeurs qu’il n’aurait pu imaginer. Il n’en fut ni bouleversé ni attristé, se promettant
simplement, dès qu’il serait de retour dans sa Librairie, de vérifier s’il pouvait apposer aux praticiennes du boudoir, l’étiquette
d’« épicuriennes ». Il croyait se souvenir que le but des disciples d’Epicure, était d’atteindre la plus grande jouissance possible. L’idée l’effleura un instant que cette école de
pensée le tentait et qu’il s’y convertirait volontiers. Se souvenant de la devise gravée dans le Jardin du philosophe, il se promit de la rajouter aux
sentences des poutres de sa Librairie :
« Etranger, ici tu seras bien traité.
Ici, le plaisir est le bien suprême. »
Le Comte de Lamothe-Najac, satisfait de la devise qui venait d’enrichir sa collection, persuadé qu’il était, ce faisant, de cerner au plus près
la nouvelle ambiance de La Marline de Clairvaux, de définir son essence même, et ceci bien au-delà de La Marline, jusqu’à la Capitale où il ne doutait point que se fussent reconnus, sous la
figure d’Epicure, le Grand Hôtel, le quartier des Halles,
lePied de Cochon, la Ruedu Pélican et, selon son intention, d’autres lieux
de plaisir qui ne tarderaient pas, dans un proche avenir, à se révéler à son insatiable curiosité.