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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 11:12

     

 VOYAGE EN EXUVIE

 

 

 

 

           Prologue.

 

    1)       Terre Blanche.

 

                   2)       Comme un lézard.

 

                   3)       Le Chemin du Ciel.

 

                   4)       Dionysos.

 

                   5)       Exuvie ?  Exuvie !

 

                   6)       Apollon.

 

                   7)       Adret et Ubac.

 

                   8)       La Voie Royale.

                  

                   9)       Epilogue.

 

 

******************

 

 

 

 

 

                                    « Tout était écrit. Tout était lisible, là, sur

                                   cette peau, comme sur la peau du monde ! »

                                                  J.M.G. Le Clézio . « Terra Amata »

 

 

PROLOGUE

 

 

 

  Le Passager s’assit, regarda l’immense plaine qui s’étendait à ses pieds. Une sorte de poudroiement lui fit cligner les yeux. Il porta sa main en visière au-dessus de son front. La lumière trop vive l’obligea à fermer les paupières. Il essaya, par la pensée, de reconstituer les détails du paysage, les lignes de fuite, la perspective. Rien ne s’imprimait sur le fond de sa conscience.

  Il rouvrit les yeux, pivota sur lui-même. La lumière, maintenant, était latérale, basse. Elle faisait apparaître les sillons de la terre, les rides de poussière, les crevasses, les fissures qui entaillaient la mesa de terre rouge. Un sourire éclaira le visage de l’homme qui, lui aussi, était marqué de lignes, de coupures, d’anciennes cicatrices. Il promena ses doigts sur sa peau meurtrie, sur les picots de barbe qui commençaient à hérisser ses joues. Il fut heureux de reconnaître les stigmates qui faisaient comme une signature à la surface de son épiderme.

  Tout au bout de la mesa, des arbres griffaient le ciel de leurs branches aiguës. Il se leva, se dirigea vers eux. Il n’en voyait que les silhouettes, semblables à des personnages hagards sur une scène de théâtre.

  C’étaient des baobabs, immenses, accrochés au ciel par des branches pareilles à des racines, arrimés à la terre par leurs énormes fûts. Sorte de pachydermes antédiluviens. Il palpa leurs troncs, leurs rugosités, leurs callosités, - il pensa à ses propres mains meurtries par les outils -, il effleura des plaies remplies de sève, il souleva des écailles, contourna des tavelures, découvrit des fentes, des meurtrissures, des trous d’insectes.

  Le Passager s’assit, s’appuya au tronc d’un baobab. La lumière déclina. Il fut soudain enveloppé d’une nuit fraîche, obscure. La faible clarté des étoiles ne lui permettait plus de voir l’étendue plate de la mesa, l’architecture immobile des baobabs. Il passa à nouveau la main sur son visage, en éprouva la rugosité, les fractures, le discontinu. Il s’aperçut que ses doigts avaient, en même temps, conservé la mémoire des empreintes du sol d’argile, des scarifications de l’arbre géant.

  La certitude fut en lui que tout cela était identique : sa peau, la terre, l’arbre. Ils étaient faits de la même chair vivante sur laquelle s’étaient imprimées les lignes de l’existence comme autant de marques uniques et indélébiles. Une sorte de cartographie, semblable à des empreintes digitales, à des parchemins portant des signes, à des tablettes d’argile incisées au calame.

  Lui, le Passager, était donc une écriture qui témoignait, par sa conscience, d’une grande calligraphie terrestre et universelle. Celle portée par la glaise, les arbres, les frontons des temples, les livres, les graffiti des murs, les pierres tombales, les actes de naissance, les lézardes des trottoirs, les fissures des routes, les failles des carrières, les fêlures sous-marines, les tatouages, les gribouillis des enfants, le dessin du givre sur les vitres, la fumée des feux de camps, le clignotements des fanaux, les sillages des cargos, le vol rapide des mouettes, les écharpes de brume, les sillons des vallées, les éclats de silex, les pierres levées, les zigzags des frontières, l’empreinte des pneus, les traces dans la neige, la buée dans le froid de l’hiver, le rythme des moraines, la dérive des glaciers, la braise des cigarettes, les fards à paupières, le rouge des lèvres, la blancheur des os, les nervures des feuilles, le déplacement des voitures, les pensées, les rêves, la fuite des jours…

  Tout cela était donc pareil : lui, la courbure du vent, la course des astres, le flux, le reflux des marées, les saignées de bitume à la face de la terre, la translation des fourmis, la lente dérive des péniches, l’irisation des arcs-en-ciel, la rotation des écluses, le clignotement des feux, les traits de vapeur des avions, l’éclat des barres de néon, la rumeur des affiches, la lueur bleue des postes de télévision, les carrés de lumière des immeubles, des tours, le sifflement des percolateurs, les mouvements des draisines, les torches des bateaux-mouches, les rires, les mots chuchotés, l’éclat des dents blanches, les gorges déployées. Tout était vraiment pareil. Des multitudes de signes qui témoignaient. Equivalents, interchangeables. Tous fuyants, intemporels, toujours renouvelés. Signes imprimés à la face de l’eau, mobiles, fragiles, fugaces, solubles. Infiniment solubles.

                                                                                                                                                                                                     Qu’avait-il, lui, l’anonyme Passager, à rajouter à cette marée, à ce trop-plein, à ce maelstrom qui s’enfuyait continuellement par le trou d’une bonde sans fin ? Quoi donc qui pût flotter à la surface des choses ? Un cri, des mots, une écriture, des gesticulations? Non, ceci était simplement dérisoire.

Qu’avait-il à dire qui lui permît de se distinguer de toutes ces manifestations mort-nées?

Une seule chose à confronter à son propre regard, à celui des autres : sa PEAU, avec ses blessures, ses entailles, ses traumatismes, ses excroissances, sa peau avec ses cicatrices, semblable à celle des lézards, à leurs fourreaux d’écailles qu’ils abandonnent lors de leurs mues successives. Seulement cela pour témoigner, pour dire les signes de la vie à même la chair vivante, le pathos épidermique.

Témoigner avec les marques visibles de sa souffrance, de sa douleur, tant qu’il est temps, tant que les vergetures, les incisions, les sutures, les excoriations, les meurtrissures n’ont pas basculé dans la poussière, dans l’ultime refuge du non-dit, du néant.

  Sur la mesa, le vent s’est levé. Le Passager s’est réfugié dans l’ombre des baobabs. Il s’est couvert d’une toile. Dans son sac il a pris un livre, a allumé son briquet. Il fume sous les étoiles, rejetant dans l’air pur de longs signaux de fumée. Il tourne les pages d’un livre qu’un aveugle inconnu lui a offert. De ses doigts il parcourt les picots de l’écriture Braille.

Sur le maroquin, d’abord, dont les stigmates sont comme les cicatrices de la peau. Il déchiffre le nom du poète : Hölderlin ; le titre de l’ouvrage « Pain et Vin ». Il tourne les pages, interroge le saillant des mots. Le poète y parle de l’homme en général, de la situation fondamentale qui est aujourd’hui la sienne. Il le définit, l'homme,  comme éloigné de sa propre essence, exilé dans un pays étranger, sans que cet exil apparaisse de façon claire à sa conscience :

 

« Un signe, nous sommes, mais privé du sens ».

 

L’homme referme le livre, parcourt songeusement la peau vivante du livre, le message des graphies en relief. Il pose l’ouvrage sur sa poitrine, sur des blessures anciennes, signes contre signes. Il s’endort sous les étoiles qui font, dans le ciel, des points de lumière semblables aux signes secrets du livre, au chant du poète dans le secret des pages.

 

 

                                                        **********

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4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:21

 

LETTRE II.
Lausanne, 9 juillet, I.

J’arrivai de nuit à Genève : j’y logeai dans une assez triste auberge, où mes fenêtres donnaient sur une cour ; je n’en fus point fâché. Entrant dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l’espèce de surprise d’un spectacle nouveau ; je la réservais pour la plus belle heure du jour ; je la voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir l’impression en l’éprouvant par degrés.

En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but déterminé, sans autre guide qu’une carte assez bonne, que je porte sur moi.

J’entrais dans l’indépendance. J’allais vivre dans le seul pays peut-être de l’Europe où, dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l’effet même de l’énergie que les circonstances de mon départ avaient éveillée en moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l’avidité d’un cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs ennuis, j’étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de Genève (B), lorsque le soleil, paraissant au-dessus des hautes neiges, éclaira à mes yeux cette terre admirable. C’est près de Coppet que je vis l’aurore, non pas inutilement belle comme je l’avais vue tant de fois, mais d’une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des illusions sur mes yeux découragés.

Vous n’avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait comparable qu’un seul lieu dans l’Orient. Vous ne vous en ferez pas une idée juste ; les grands effets de la nature ne s’imaginent point tels qu’ils sont. Si j’avais moins senti la grandeur et l’harmonie de l’ensemble, si la pureté de l’air n’y ajoutait pas une expression que les mots ne sauraient rendre, si j’étais un autre, j’essayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses ; les noirs escarpements de la côte de Savoie ; les collines de la Vaux et du Jorat[1] peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de Gruyère et d’Ormont ; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au prestige de ces lieux ; peut-être nul homme n’a-t-il éprouvé à leur aspect tout ce que j’ai senti[2].

C’est le propre d’une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l’opinion d’elle-même que de ses jouissances positives : celles-ci laissent apercevoir leurs bornes ; mais celles que promettent ce sentiment d’une puissance illimitée sont immenses comme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je n’oserais décider que l’homme dont l’habitude des douleurs a navré le cœur n’ait point reçu  de ses misères mêmes une aptitude à des plaisirs inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l’avantage d’une plus grande indépendance et d’une durée qui soutient la vieillesse elle-même. Pour moi, j’ai éprouvé, dans ce moment auquel il n’a manqué qu’un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut valoir une année d’existence, combien tout est relatif dans nous et hors de nous, et comment nos misères viennent surtout de notre déplacement dans l’ordre des choses.

La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable ; elle suit généralement les rives du lac, et elle me conduisait vers les montagnes : je ne pensai point à la quitter. Je ne m’arrêtai qu’auprès de Lausanne, sur une pente d’où l’on n’apercevait pas la ville, et où j’attendis la fin du jour.

Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut éviter cette heure d’ennui qu’en évitant aussi de voyager pendant la chaleur : c’est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses au Forez, j’ai pris l’usage d’aller à pied si la campagne est intéressante ; et quand je marche, une sorte d’impatience ne me permet de m’arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes routes et des ornières boueuses des plaines, mais, lorsqu’on est sans affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouve qu’on est trop dépendant si l’on va avec ses chevaux. J’avoue qu’en arrivant à pied l’on est moins bien reçu d’abord dans les auberges ; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste qui sait son métier pour s’apercevoir que, s’il y a de la poussière sur les souliers, il n’y a pas de paquet sur l’épaule, et qu’ainsi l’on peut être en état de le faire gagner assez pour qu’il ôte son chapeau d’une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous dire tout comme à un autre : Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres ?

J’étais sous les pins du Jorat : la soirée était belle, les bois silencieux, l’air calme, le couchant vaporeux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile ; et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j’eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s’étendait jusqu’au lac se trouvait cachée pour moi sur le tertre où j’étais assis ; et la surface du lac très-inclinée semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoie confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes. La lumière du couchant et le vague de l’air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables ; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu’un amas de nuées orageuses suspendues dans l’espace : il n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité.

Ce moment-là fut digne de la première journée d’une vie nouvelle : j’en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main : les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l’éloigner ; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j’ai mieux senti.

Près de Nyon j’ai vu le mont Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes ; mais l’heure n’était point favorable, il était mal éclairé.

 

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4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:17

 

 

LETTRE XXII.
Fontainebleau, 12 octobre, II.

Il fallait bien revoir une fois tous les sites que j’aimais à fréquenter. Je parcours les plus éloignés, avant que les nuits soient froides, que les arbres se dépouillent, que les oiseaux s’éloignent.

Hier je me mis en chemin avant le jour ; la lune éclairait encore, et malgré l’aurore on pouvait discerner les ombres. Le vallon de Changy restait dans la nuit ; déjà j’étais sur les sommités d’Avon. Je descendis aux Basses-Loges, et j’arrivais à Valvin, lorsque le soleil,  s’élevant derrière Samoreau, colora les rochers de Samois.

Valvin n’est point un village, et n’a pas de terres labourées. L’auberge est isolée, au pied d’une éminence, sur une petite plage facile, entre la rivière et les bois. Il faudrait supporter l’ennui du coche, voiture très-désagréable, et arriver à Valvin ou à Thomery par eau, le soir, quand la côte est sombre et que les cerfs brament dans la forêt ; ou bien, au lever du soleil, quand tout repose encore, quand le cri du batelier fait fuir les biches, quand il retentit sous les hauts peupliers et dans les collines de bruyère toutes fumantes sous les premiers feux du jour.

C’est beaucoup si l’on peut, dans un pays plat, rencontrer ces faibles effets, qui du moins sont intéressants à certaines heures. Mais le moindre changement les détruit : dépeuplez de bêtes fauves les bois voisins, ou coupez ceux qui couvrent le coteau, Valvin ne sera plus rien. Tel qu’il est même, je ne me soucierais pas de m’y arrêter : dans le jour, c’est un lieu très-ordinaire ; de plus, l’auberge n’est pas logeable.

En quittant Valvin je montai vers le nord ; je passai près d’un amas de grès dont la situation, dans une terre unie et découverte, entourée de bois et inclinée vers le couchant d’été, donne un sentiment d’abandon mêlé de quelque tristesse. En m’éloignant, je comparais ce lieu à un autre qui m’avait fait une impression opposée près de Bourron. Trouvant ces deux lieux fort semblables, excepté sous le rapport de l’exposition, j’entrevis enfin la raison de ces effets contraires que j’avais éprouvés, vers les Alpes, dans des lieux en apparence les mêmes. Ainsi m’ont attristé Bulle et Planfayon, quoique leurs pâturages, sur les limites de la Gruyère, en portent le caractère, et qu’on reconnaisse aussitôt dans leurs sites les habitudes et le ton de la montagne. Ainsi j’ai regretté, jadis, de ne  pouvoir rester dans une gorge perdue et stérile de la Dent du Midi. Ainsi je trouvai l’ennui à Iverdun ; et, sur le même lac, à Neuchâtel, un bien-être remarquable : ainsi s’expliqueront la douceur de Vevay, la mélancolie de l’Underwalden ; et, par des raisons semblables peut-être, les divers caractères de tous les peuples. Ils sont modifiés par les différences des expositions, des climats, des vapeurs, autant et plus encore que par celles des lois et des habitudes. En effet, ces dernières oppositions ont eu elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.

Ensuite je tournai vers le couchant, et je cherchai la fontaine du mont Chauvet. On a pratiqué, avec les grès dont tout cet endroit est couvert, un abri qui protège la source contre le soleil et l’éboulement du sable, ainsi qu’un banc circulaire, où l’on vient déjeuner en puisant de son eau. L’on y rencontre quelquefois des chasseurs, des promeneurs, des ouvriers ; mais quelquefois aussi une triste société de valets de Paris et de marchands du quartier Saint-Martin ou de la rue Saint-Jacques, retirés dans une ville où le roi fait des voyages. Ils sont attirés de ce côté par l’eau, qu’il est commode de trouver quand on veut manger entre voisins un pâté froid, et par un certain grès creusé naturellement, qu’on rencontre sur le chemin, et qu’ils s’amusent beaucoup à voir. Ils le vénèrent, ils le nommentconfessionnal ; ils y reconnaissent avec attendrissement ces jeux de la naturequi imitent les choses saintes, et qui attestent que la religion du pays est la fin de toutes choses.

Pour moi je descendis dans le vallon retiré où cette eau trop faible se perd sans former de ruisseau. En tournant vers la croix du Grand-Veneur, je trouvai une solitude austère comme l’abandon que je cherche. Je passai derrière les rochers de Cuvier ; j’étais plein de tristesse :  je m’arrêtai longtemps dans les gorges d’Aspremont. Vers le soir, je m’approchai des solitudes du Grand-Franchart, ancien monastère isolé dans les collines et les sables ; ruines abandonnées que, même loin des hommes, les vanités humaines consacrèrent au fanatisme de l’humilité, à la passion d’étonner le peuple. Depuis ce temps, des brigands y remplacèrent, dit-on, les moines ; ils y ramenèrent des principes de liberté, mais pour le malheur de ce qui n’était pas libre avec eux. La nuit approchait ; je me choisis une retraite dans une sorte de parloir dont j’enfonçai la porte antique, et où je rassemblai quelques débris de bois avec de la fougère et d’autres herbes, afin de ne point passer la nuit sur la pierre. Alors je m’éloignai pour quelques heures encore : la lune devait éclairer.

Elle éclaira en effet, et faiblement, comme pour ajouter à la solitude de ce monument désert. Pas un cri, pas un oiseau, pas un mouvement n’interrompit le silence durant la nuit entière. Mais, quand tout ce qui nous opprime est suspendu, quand tout dort et nous laisse au repos, les fantômes veillent dans notre propre cœur.

Le lendemain, je pris au midi. Pendant que j’étais entre les hauteurs, il se fit un orage que je vis se former avec beaucoup de plaisir. Je trouvai facilement un abri dans ces rocs presque partout creusés ou suspendus les uns sur les autres. J’aimais à voir, du fond de mon antre, les genévriers et les bouleaux résister à l’effort des vents, quoique privés d’une terre féconde et d’un sol commode, et conserver leur existence libre et pauvre, quoiqu’ils n’eussent d’autre soutien que les parois des roches entr’ouvertes entre lesquelles ils se balançaient, ni d’autre nourriture qu’une humidité terreuse amassée dans les fentes où leurs racines s’étaient introduites.

Dès que la pluie diminua, je m’enfonçai dans les bois humides et embellis. Je suivis les bords de la forêt vers  Reclose, la Vignette et Bourron. Me rapprochant ensuite du petit mont Chauvet jusqu’à la Croix-Hérant, je me dirigeai entre Malmontagne et la Route-aux-Nymphes. Je rentrai vers le soir avec quelque regret, et content de ma course ; si toutefois quelque chose peut me donner précisément du plaisir ou du regret.

Il y a dans moi un dérangement, une sorte de délire, qui n’est pas celui des passions, qui n’est pas non plus de la folie : c’est le désordre des ennuis ; c’est la discordance qu’ils ont commencée entre moi et les choses ; c’est l’inquiétude que des besoins longtemps comprimés ont mise à la place des désirs.

Je ne veux plus de désirs, ils ne me trompent point. Je ne veux pas qu’ils s’éteignent, ce silence absolu serait plus sinistre encore. Cependant c’est la vaine beauté d’une rose devant l’œil qui ne s’ouvre plus ; ils montrent ce que je ne saurais posséder, ce que je puis à peine voir. Si l’espérance semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m’environne, elle n’annonce rien que l’amertume qu’elle exhale en s’éclipsant ; elle n’éclaire que l’étendue de ce vide où je cherchais, et où je n’ai rien trouvé.

De doux climats, de beaux lieux, le ciel des nuits, des sons particuliers, d’anciens souvenirs ; les temps, l’occasion ; une nature belle, expressive, des affections sublimes, tout a passé devant moi ; tout m’appelle, et tout m’abandonne. Je suis seul ; les forces de mon cœur ne sont point communiquées, elles réagissent dans lui, elles attendent : me voilà dans le monde, errant, solitaire au milieu de la foule qui ne m’est rien ; comme l’homme frappé dès longtemps d’une surdité accidentelle, et dont l’œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s’agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé ; il devine les sons qu’il aime, il les cherche, et ne les entend pas ; il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Tout se montre à lui, il ne saurait rien saisir : l’harmonie universelle est dans les choses extérieures, elle est dans son imagination, elle n’est plus dans son cœur ; il est séparé de l’ensemble des êtres, il n’y a plus de contact : tout existe en vain devant lui, il vit seul, il est absent dans le monde vivant.

 

 

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4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:06

Chaque nuit, plongeant l’envergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, j’évoquais le souvenir de Falmer… chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination… destructiblement… surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n’avais qu’un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ? Mais c’est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je m’aperçois que mes lèvres remuent, et que c’est moi-même qui parle. Et,  c’est moi-même qui, racontant une histoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon cœur… c’est moi-même, à moins que je ne me trompe… c’est moi-même qui parle. Je n’avais qu’un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion ? C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle… je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non, non. Il n’est pas utile non plus de répéter que j’avais un an de plus. Qui le sait ? Répétons-le, cependant, mais, avec un pénible murmure : je n’avais qu’un an de plus. Même alors, la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir, à travers le rude sentier de la vie, celui qui s’était donné à moi, que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois en effet qu’il était plus faible… Même alors. C’est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de ma force physique… chaque nuit… Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d’un être humain qui a vu des têtes chauves : la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène négatif d’une manière satisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je l’interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur. Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’un jour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour  percer le sein d’une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l’air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un chêne… Je n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me resta dans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai déjà dit comment il s’appelle. Je n’ignore pas qu’un jour j’accomplis un acte infâme, tandis que son corps était lancé par la force centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès d’aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant, pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui me poursuivent… les petits enfants et les vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissements lamentables : « Voilà la chevelure de Falmer. » Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapace de la tortue… Une chose sanglante. Mais c’est moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’il était plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet… qu’est-ce que je voulais dire ?… or, je crois en effet qu’il était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc l’a-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contre l’arbre… irréparablement ? L’a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur d’un athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient irréparablement brisés… irréparablement ? Ce choc l’a-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas témoins. En effet… Surtout ses cheveux blonds. En effet, je m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il avait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable. Chaque nuit. Lorsqu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à l’heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu’il entend si faiblement, quoique cependant il l’entende. Il s’aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l’air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d’une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu’il ne sait à quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui prononce à mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant de mettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d’un moustique… penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêve pas ; qu’importe que je sois étendu sur mon lit de satin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j’ai les yeux ouverts, quoiqu’il soit l’heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais… oh ! non, jamais !… une voix mortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom ! Les ailes d’un moustique… Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-il donc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc d’un chêne… « Maldoror ! »

 

FIN DU QUATRIÈME CHANT

 

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4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 17:02

Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles.  Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules : l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui… je n’y faisais pas attention… votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins ? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme, quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortementau corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire ! J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot de consolation : tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t’en… que je ne t’inspire aucune piété. La haine est plus bizarre que tu ne le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparence brisée d’un bâton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu’aux murailles du ciel, à la tête d’une légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu, je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte, quand peut-être j’étais né bon ! Tu raconteras à ton fils ce que tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid du rouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras par un sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé,jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la race humaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais ce qu’il deviendra. Ô père infortuné, prépare, pour accompagner les pas de ta vieillesse, l’échafaud ineffaçable qui tranchera la tête d’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin qui conduit à la tombe.

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4 décembre 2012 2 04 /12 /décembre /2012 16:53

 

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1 décembre 2012 6 01 /12 /décembre /2012 15:57

 

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VI - La chute

 

       Callonges. Automne 1980 

 

  Début octobre et déjà les premières morsures du froid. Venu des plaines, le vent glisse le long des berges du Dol, remonte la pente de Tertre Rouge, balaie les immeubles de béton, s’engouffre dans le goulet de la Combe Gignac puis ressort entre les lèvres blanches du causse en de longs tourbillons qui font voler les feuilles. Sur son lit, dans « La Maison Perdue », Marie-Odile ne dort pas. Les idées courent dans sa tête avec la même obstination que le noroît sur le granit usé. Entre deux accalmies elle entend, au fond de la pièce, le souffle rauque et irrégulier de Milien, ses rêves à voix haute, parfois ses délires qui ressemblent aux cris aigus des corneilles, à la course des rats dans les combles remplis de ténèbres.

  Elle remonte son plaid de laine, se tourne sur le côté. Elle sait que le sommeil ne viendra plus, qu’il lui faudra attendre la pointe du jour avant de se lever. Que les heures seront longues à user entre les quatre murs de pierre, dans le jardin envahi de lierre et de lichen, au milieu de la combe où jamais personne ne passe, sauf quelques animaux en maraude. Les tensions courent longtemps dans sa cage de chair, jusqu’à l’épuisement qui la fait sombrer un instant dans un état cotonneux dense comme la mousse.

  Alors elle revoit en rêve son long périple à Callonges, ses jours de couture sous la lumière grise, l’incapacité de Milien à se fixer sur une tâche précise, son obstination à jouer de l’accordéon dans les rues étroites, du côté de la cathédrale, sur la Place du Marché ; elle revoit les ensembles, les tailleurs qu’elle apporte à son oncle Gary dans de grands papiers de soie beige, leurs repas dans la salle basse et enfumée de La Table d’Epicure ; elle entend les rires qui fusent, une joie tout innocente, simple, où chaque jour est un accomplissement, un cercle parfait qui se suffit à lui-même.

  Puis une brusque déchirure, les longs couloirs blancs de l'hôpital, le ballet des infirmières, des médecins, le diagnostic sans appel, la mort de Gary il y a dix ans, à la suite d’une pneumonie aiguë ; la douleur, le travail qui vient à manquer, les petits travaux de ménage, parfois quelques retouches pour les magasins de prêt-à-porter ; enfin la longue descente vers les franges, les marges, le côté ombreux des rues, la vie recluse dans « La Maison Perdue », le glissement de Milien dans la déraison, les yeux dans le vague, le langage à la dérive.

  Le vent a forci, cinglant les angles de pierre, lacérant les ronces et les genévriers, usant les moignons de calcaire, les tubercules des souches, les racines noires qui courent sur le sol. Pour Marie-Odile le réveil est long, douloureux, les muscles noués, les os perclus d’humidité. Sur le réchaud émaillé elle met de l’eau à chauffer pour le café. Elle en boit quelques gorgées lentement, laissant ses mains se réchauffer au contact du bol. Mélangé à la chicorée, le maigre fumet s’est répandu dans la pièce, a réveillé Milien qui réclame sa boisson chaude comme le ferait un enfant capricieux. Marie-Odile cale son dos avec un coussin, l’aide à laper un peu de liquide, prenant soin de ne pas trop incliner la tasse pour éviter l’engouement, faciliter la déglutition.

  Milien est si fragile, juste la transparence d’une porcelaine. Alors, avant de le quitter, elle prend mille précautions. Elle l’assoit sur son fauteuil d’osier, tout près du poêle où rougeoient quelques braises, elle le couvre de son plaid, glisse entre ses mains une vieille revue de L’Illustration qu’il consulte compulsivement, émettant parfois de petits grognements de contentement, parfois des plaintes, des soupirs de désapprobation. Marie-Odile prend son cabas de toile cirée, tire la porte sur elle sans la fermer complètement. L’air, venu du nord, est sec, coupant. Elle descend le long de la combe sur le chemin de gravier envahi de lianes d’églantiers, de bouquets d’orties, des maigres tiges des bouillons-blancs. 

 

 

 

VII - Une lumière en hiver

 

 

 

  Dans la côte de Tertre Rouge, quelques voitures la dépassent, chargées de fruits et de légumes. Puis les premiers immeubles de la cité, le Centre communautaire avec son grand toit de tuiles rouges, ses piliers de bois vernissés, ses immenses verrières, son jardin clôturé où jouent de tout jeunes enfants. Parfois elle en franchit le seuil, avec hésitation,                        retenue, mais le désir est plus fort. Ce qu’elle aime surtout, c’est parler avec Angèle David, l’assistante sociale, lui raconter sa vie d’autrefois, Boulevard du Temple. Alors, au fond de son sac, elle a toujours avec elle de vieilles photographies qu’elle montre avec fierté et nostalgie : son père en costume de golf, prince de Galles ; sa mère en robe noire et chapeau façon Coco Chanel, une rivière de perles autour du cou ; elle, Marie-Odile, à l’âge de huit ans, vêtue d’une robe courte qui dévoile ses genoux, un empiècement de toile plissée sur les épaules ; un vieux catalogue du Cirque d’Hiver ; une vue du Canal Saint-Martin au Square des Récollets ; son oncle en 1910, en habit de fantassin et, pêle-mêle, quelques tickets de métro, de cinéma, des bouts d’agendas avec des notes manuscrites, des bons de livraison du Sentier, des feuilles séchées du Square Pasdeloup. A peu près tout ce qui lui reste de son enfance, de sa jeunesse avant sa fugue avec Milien pour rejoindre Callonges, la suite des jours heureux puis la brusque plongée, la descente dans une spirale sans fin après la disparition de son oncle.

 

 

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