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1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 15:35

 

   Où il est question, encore et toujours, du problème de la nomination. Mais, pourquoi nous a-t-on affublé de ce nom que nous portons devant nous à la manière d'un étendard ? Mais ce nom nous détermine bien plus que nous pouvons le penser. Et, pour ce qui est de l'adorable chaton Noiraud-Moïse, ce dernier aura à assumer ce nom biblique avec toutes ses implications historiques et aussi, à n'en pas douter, morales et philosophiques. Quant à Madame Wazy, avec son foulard planté sur ses bigoudis et ses charentaises à trous, il lui suffira, chaque jour, de vaquer à ses menues occupations sans se douter qu'en la "personne" de son adorable compagnon à quatre pattes, se dissimule une richesse de sens incomparable !

 

 

 

Moïse

 

 

  Par contre, imaginez, vous êtes Madame Wazysmicokiewicz elle-même en personne, vous sortez dans la rue avec votre foulard boudiné sur la tête et vos pantoufles à trous pour faire aérer vos oignons et, de votre voix flûtée et aiguë qui sent pas forcément la rose, vous gueulez juste ce qu'il faut pour que votre félin vous entende : "Moïse, Moïse, viens ici mon petit Moïse à sa Mami"...et après vous fermez votre gueule pour que je puisse expliquer la suite à mon Lecteur. Et maintenant, imaginez le Type qui est passé tout à l'heure dans la rue et qui repasse à nouveau, comme si on avait rembobiné le film. Entendant "Moïse", le Type il va d'abord ralentir cause au fait qu'il y a pas beaucoup de types qui s'appellent Moïse dans le coin d'Ouche et aux alentours.

  Au second "Moïse", il va rester un pied en l'air, à la façon d'un flamant rose, du fait que c'est "l'étonnement" qui va le saisir, vous savez, le fameux "taumazein" grec qui vous tient en suspens et, dans le suspens, c'est rien de moins que la Métaphysique et la Philosophie qui déboulent en jouant des coudes, juste pour savoir qui va gagner la partie même si, soit dit en passant, c'est du pareil au même la Philosophie et la Métaphysique, et le Type de la rue il va commencer à se poser rudement des questions, il va se demander si le Moïse de la Mère Wazy c'est quelqu'un qui crèche dans la rue, si des fois ce serait pas le boucher ou l'horloger ou celui qui distribue les prospectus et il verra, soudain, l'aimable chaton se faufiler entre les plis de la robe de chambre de Madame Wazy et au début il comprendra pas aussitôt que "Moïse" ça concerne l'insignifiante petite chose noire qui rapplique pour bouffer ses croquettes et puis Madame Wazy disant "viens Moïse, mon chaton, rentre que tu vas attraper froid", alors le Type il fait la relation entre "Moïse"  et le félin et le Type il repose sa patte de flamant rose et il continue à arpenter la rue et il se dit, "tiens, c'est pas courant comme nom Moïse pour un chat, c'est même plutôt marrant", et avant d'avoir atteint le square où y a des bancs peints en vert, il essaiera de comprendre pourquoi "Moïse" et pas "Noiraud" par exemple, et de fil en aiguille, quand il arrivera du côté de la Gare, il aura déjà pas mal gambergé et dans sa tête ça fera plein d'allées et venues cause au fait que le Quidam il a obtenu son Certificat d'Etudes avec les félicitations du Canton et qu'en plus il lui reste plein de remontées du temps du catéchisme et alors il fera des suppositions, il évaluera le bien-fondé de l'appellation, il bâtira des hypothèses, il se souviendra pas peut être que l'histoire du "vrai" Moïse était racontée dans le Pentateuque et plus particulièrement dans l'Exode, les Nombres et le Deutéronome; que les allusions à Moïse se trouvaient dans Josué, les Juges, Samuel, les Rois et les Chroniques, il s'en souviendra peut être pas, mais ce qu'il retrouvera c'est cette histoire si belle de l'enfance de Moïse, telle que l'Abbé Grindoirela racontait dans le petit presbytère attenant à l'église, où d'ailleurs on attrapait des engelures à cause du froid polaire et même l'onglée pour les plus fragiles et alors, peu à peu, comme un chant venu de très loin, qui aurait traversé des rideaux de roseaux, des voiles de brume, il entendrait la belle histoire de Moïse, venue du plus loin de son enfance, et petit à petit il tisserait à nouveau les fils de sa mémoire et, en arrière de son front, tout contre le jour et la lumière, il retrouverait l'image de Moïse, d'abord celle de la statue de Michel-Ange dans le mausolée de marbre du pape Jules II à l'église San Piétro in Vicoli, à Rome mais c'est pas cette image du Moïse adulte figé dans la pierre qui habiterait longtemps ses pensées et, alors qu'il arriverait près de la barrière du chemin de fer, c'est le vrai Moïse biblique, le petit enfant Moïse, si touchant et démuni face aux hostilités de la terre entière, c'est celui qui naît au moment le plus critique de la persécution des Hébreux en Egypte et le Quidam ralentit sa marche qui est un peu entravée par les souvenirs du temps du presbytère et il revoit sa propre révolte à lui, enfant, lorsqu'il apprit de la bouche du bon Abbé Grindoire que ledit Moïse était, par sa naissance, tout désigné comme prochaine victime des caprices du Pharaon qui faisait jeter dans le Nil les mâles nouveau-nés et il croit même se souvenir qu'il en avait souffert de cette barbarie qui faisait des puissants des sortes de démiurges, lesquels avaient droit de vie ou de mort sur de tous jeunes innocents que l'origine même de leur naissance condamnait par avance, et alors que le Quidam arrive près de l'Usine de briques et de tuiles, ça revient en lui au galop, ça s'éclaire et il entend, comme au travers d'une brume, la voix usée et aigrelette du bon vieux Curé qui parle de Yokebed, l'épouse du lévite Amram, la mère d'Aaron et de Myriam qui met au monde un garçon que l'on cache, dans une corbeille étanche, au milieu des roseaux qui bordent le Nil, puis la voix familière, un peu usée par le temps, lui parle de la fille du Pharaon qui découvre la corbeille, l'ouvre et y reconnaît un tout petit enfant hébreu, et comme la fille du Pharaon a le cœur plus ouvert et plus glorieux que celui de son père, elle décide d'élever l'enfant et Myriam, restée à côté du nouveau-né, indique à la fille du Roi, une nourrice en la personne de Yokebed et l'enfant sera sauvé et portera le nom de Moïse, qui vient d'un verbe hébreu signifiant "tirer des eaux", et il grandira au palais royal et le Quidam pense alors que le palais royal c'est la modeste maison de cette Madame Wazy dont il connaît vaguement le patronyme tronqué, et le modeste chaton lui semble alors paré d'une sorte de gloire divine et rien ne l'étonnerait plus, pas même que la haie de pyracantha - plus connue sous le nom de "buisson ardent" -, qui est dans l'angle du jardin ne se transforme subitement en une langue de feu, que l'espèce de tumulus de pierre et de terre où poussent des plantes de rocaille ne devienne, par la vertu du Ciel, le Mont Sinaï lui-même et Dieu apparaîtrait au milieu des nuées d'orage et remettrait à Moïse, les Tables de la Loi, et la mémoire du Type se perd et se dilue lors de l'ascension de l'escalier qui conduit à l'antique Prieuré d'Ouche et la voix de L 'Abbé se fait si douce, si fluette, si éloignée que le Quidam n'entendra, ni les quarante ans que Moïse passera au désert, ni sa condamnation à périr avant l'entrée de son peuple à Canaan, après avoir désobéi à un ordre divin, ni sa mort sur le Mont Nébo, tout près de la Terre Promise.

 

 

 

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 18:52

 

Pour lire adéquatement "L'autre côté du miroir".

 

 

 

  La folie, la déshérence mentale, les aberrations chromosomiques, les irrésolutions anatomiques et autres chausse-trappes existentielles, jamais nous ne voulons en être titulaires, jamais nous ne souhaitons  les considérer dans l'orbe rassurante de notre douillette et confortable raison. C'est toujours l'AUTRE qui en est affecté, l'Autre qui est en faute, l'Autre qui nous agresse à simplement nous montrer sa différence.

  A longueur de journée, nous polissons notre ego, nous l'encaustiquons, le posons aux cimaises de notre séjour sur terre afin qu'il nous dise la manière de grâce dont nous sommes atteints, dont notre visage aux traits réguliers, sans bubons ou excoriations, est la merveilleuse épiphanie. A nulle autre pareille. Cette singularité, partout nous l'affirmons. Aussi bien dans l'exacte quadrature de notre chambre, aussi bien en société, aussi bien sous toutes les latitudes.  Les miroirs sont là pour nous dire la perdurance des choses, la perfection de l'événement qui nous traverse, la certitude que, jamais, notre effigie ne pourra descendre de son piédestal. A seulement envisager ceci, que nous pourrions changer, nous métamorphoser en quiconque nous faisant face, nous sommes au bord du désarroi, envahis de doute, livrés à une sourde angoisse. Improbable aporie que nous nous hâtons de ranger au Musée Grévin de notre imaginaire. Tout y est immobile, en repos, figé dans une cire intemporelle. Jamais ne pourraient se réveiller, s'animer ces anatomies de résine et de filasse. Elles ne sont même pas humaines. Seulement d'inconséquentes formes sombrant vite dans l'oubli. Du moins le croyons-nous.

  Cependant le grain de sable est toujours prêt qui enraye la merveilleuse mécanique. Alors tout se grippe et grince. Tout se contracte et l'on entend les craquements de l'existence pareils aux attaques des charançons dans la bille de bois. Et l'on voit le réel se déformer tel le cierge sous l'effet de la chaleur. L'imaginaire est une guenille, le symbolique une parole grimaçante ne véhiculant plus que des signes délétères, incompréhensibles. Tout ceci survient à l'improviste, nous sommes tellement impréparés à ce surgissement que tout s'annonce dans le genre d'un déluge. Il aura suffi de croiser, dans la rue, tel visage grimaçant envahi de tumultes arcimboldiens, de poser son regard sur le goitre ou le moignon exhibés dans le métro, d'entendre les coassements de gorges mutilées et alors, nous serons soudain devenus Autre, nous aurons basculé dans le grand vide sidéral où la démence fourbit ses armes, dégaine ses rapières, fait mouche à tous coups, entamant le derme étroit de nos certitudes.

  Dans l'exacte dimension de notre chambre, tout juste à l'encoignure des murs, là où le réel poussé dans ses derniers retranchements ne nous présentera plus que sa face compacte, obtuse, têtue, il ne nous restera plus qu'à entrer de plain-pied dans l'inconcevable. Et le miroir salvateur, celui qui jusqu'alors nous tendait sa face joliment existentielle, ce miroir aura retourné sa peau, ne nous montrant plus que ses coutures, ses nervures de plâtre baveux, ses laborieuses moulures. Plus d'épiphanie. Plus de visage. Seulement le visage grimaçant de la folie, c'est-à-dire le visage hostile de l'Autre. Puisqu'aussi bien, être fou, ce n'est jamais que devenir Autre.

 

L'autre côté du miroir.

 

  Votre roadster blanc, vous l’avez posé sous les grandes palmes des cèdres. Vos sandales de cuir ont longé le gravier. L’air est frais mais déjà un brin estival. Vous vous sentez si bien dans votre costume de lin. A votre droite, des voitures garées, de longs bâtiments en enfilade. Sur votre gauche un château de pierres blanches, semblable aux « Folies » du XIX° siècle, jouxte une tour de tuileaux. Au centre, un kiosque d’acier et de verre. Plus loin un bâtiment bas couvert d’ardoises, percé de fenêtres nombreuses.

  Un petit groupe sous les frondaisons des tilleuls. Au milieu, une personne grande, mince, que vous supposez être le Tuteur, explique des choses aux Pensionnaires, leur donne peut être une marche à suivre. Vous n’entendez qu’une sorte de bourdonnement, de discours confus. De vagues regards vous dévisagent. Le Tuteur vous a vu, vient à votre rencontre. Vous lui dites votre souhait de rester un instant dehors. De prendre quelques photos, d’écrire de brèves notes. Vous vous asseyez sur un banc vert, percé de trous. Vous sentez la fraîcheur du métal. Vous ouvrez votre serviette de cuir. Vous y prenez un bloc sténo, un stylo bille. Vous faites un plan succinct de la Pension, du parc. Vous inscrivez quelques commentaires dans la marge.

  Votre regard vers la gauche. Une coursive de verre. Quelques Pensionnaires y déambulent. A côté du kiosque, dans l’ombre légère du matin, un banc en bois blanc que vous aviez à peine remarqué. Trois Formes y sont assises, dans des poses identiques, presque confondues. Comme des potiches sur des étagères. Aussi immobiles ou presque. Vos yeux peuvent s’en détacher facilement, comme d’objets connus qu’on ne remarque plus, devenus transparents à force de banalité.

  Sortie d’une haie, un peu en arrière de votre banc, une Silhouette noire. Démarche hésitante, syncopée. Le corps étroit, torturé, semblable à une vieille racine. Tête petite, sorte de boule ronde et ridée hissée sur un cou de rapace, à la peau jaune et flasque. Les yeux enfoncés, charbonneux, entourés de cernes violets.  La Silhouette s’approche, bouche convulsive, lèvres ourlées comme des coquilles Saint-Jacques. Des sons en sortent. Pliés, mâchonnés, expulsés avec effort. Ça fait des explosions, des remous, des chuintements. Les hiéroglyphes buccaux, vous essayez de les interpréter. On vous questionne sur votre présence, croyez-vous. Vous amorcez quelques mots. La Silhouette vous fixe, semble ne pas comprendre votre salmigondis. Vous faites quelques gestes, montrez votre appareil photo, le bloc-notes. La boule ridée semble avoir saisi. Du moins le supposez-vous. La Saint-Jacques s’ouvre largement, dévoile un appendice charnu, rose, serti de chicots noirs, et le rire a des bruits de caverne, de chutes de pierres, de rocaille, des craquements de stalactites et l’on désigne votre appareil et on le montre et on se montre du doigt et le rire gonfle, se répand dans les ombres du parc, parmi les aiguilles des cèdres et vous prenez votre appareil et la face hideuse, la face au rire inextinguible est si près de vous, vous en percevez l’écorce érodée, les boutons en forme de cônes, les comédons, les pustules, les scories et l’air est soudainement empli de remugles fauves et vous appuyez sur le bouton et l’éclair du flash illumine  la concrétion humaine qui gesticule et rit et s’effraie et pleure et se sauve dans le trou de la haie et le Tuteur vous adresse un petit signe amical qui veut dire  « Prenez patience, ce n’est rien, il faut juste s’habituer, ça ira mieux bientôt ». 

  Vous ne pensiez pas tutoyer si vite cette réalité en forme de néant, vous respirez plus profondément, vous sortez une cigarette de son étui, la flamme du briquet vous distrait un instant, vous aspirez la fumée et regardez la Pension derrière votre nuage blanc, « La protection est bien mince. », pensez-vous. On vous avait parlé de cette vie recluse, en marge de la société, de cette reptation souterraine où des hommes stagnaient, seulement mus par leurs instincts, une espèce de réflexe, quelques mouvements, quelques ondulations, un fragment de conscience.

  Le camouflet est sévère, mais vous n’avez pas l’habitude de renoncer. Les photos, les notes, elles vous ont été demandées, vous les ramènerez. On lira, on fera des commentaires, on comparera, on triera, on dira peut être « Ce cliché est meilleur que celui-là, il est plus esthétique, plus authentique, il est plus parlant. »  et on lancera les machines qui fabriqueront les images, qui ajusteront les mots, et on sera nombreux à acheter le papier recouvert d’encre fraîche et on dira « C’est pas vrai, c’est quand même pas croyable des choses pareilles. »  et on sera heureux d’être de ce côté-ci du papier, de ce côté-ci des signes, et on s’invitera entre amis, on boira quelques verres, on essaiera d’oublier et on oubliera vite, l’amnésie a du bon, « Et on vivrait jamais si on pensait qu’au malheur. » et on ira dans des salles obscures, il y aura sur l’écran blanc des hommes beaux et jeunes, des femmes épanouies, des enfants qui chantent et avant que le mot FIN ne s’inscrive sur la toile on aura oublié pourquoi on est venu s’emplir les yeux de rêve.

  Vous restez encore un moment sur votre banc de fer. Les trois Formes dans l’ombre du kiosque vous les aviez un peu négligées; il faut dire la Silhouette sortie de la haie vous avait occupé. Les trois Formes toujours aussi immobiles que des jarres dans la lumière lente d’un patio ou sur une scène à la Beckett. Si immobiles, si calmes dans leurs corps gonflés comme des outres. Quelques photos discrètes, ils ne vous ont pas aperçu, leur champ de vision est comme dévasté. Et quand bien même, ils forment une bulle compacte, une sorte d’amas, à la façon des pieuvres enlacées, comme si les unissait un lien siamois, de ténus filaments et ils semblent ne pas voir et ils sont en arrière de leurs paupières, comme des chatons nouveau-nés. Alors vos clichés ne pourraient les atteindre. Ils sont au-delà, très loin, dans quelque chose d’aquatique, d’amniotique, de mouvance imperceptible, une lente migration des gênes qui s’englue et les fige. « Gélatine », pensez vous,  « Méduses, sangsues. ». A peine vivantes, les Formes, au seuil de la conscience, attendant la sortie au grand jour, l’éclosion. Qui ne viendra pas. Vous le savez. Si peu de mouvements depuis que vous les observez. Quelques transgressions corporelles, si minces, hésitantes, comme si leurs membres courts sortaient de leur masse confuse, s’usaient aussitôt à la lumière du jour.

  Avouez-le, vous êtes un peu fasciné par cette humanité bégayante qui émerge à peine de la terre, qui déploie lentement ses antennes. Non, ne sombrez pas dans la torpeur, l’hébétude, et de trop les regarder risque d’être contagieux et il y a parfois d’étranges inversions où le regardant devenant regardé se dilue sous le regard de l’Autre, si étrange, si vitreux, si absent mais agissant par devers vous et vous ne sentez rien et vous êtes plutôt bien mais la gélatine commence à vous envelopper, à tisser serrés ses téguments élastiques, spongieux, et bientôt, comme dans un rêve, vous êtes absorbé, pieds et poings liés dans un cocon et peut être les trois Formes vont-elles vous annexer et, sur le banc de bois blanc, vous serez la quatrième Forme et d’autres hommes viendront à votre place, prendront des photos, s’étonneront de cette boule pareille aux amas blancs des chenilles processionnaires au sommet des branches, étroitement enlacées, aux mouvements infimes et l’on se demande si tout cela vit, si un métabolisme caché nourrit quelque projet et l’on peut, à son tour, rejoindre l’Informe, s’y abîmer et, comme l’araignée, vous vous mettez à tisser votre toile, et votre orifice excréteur, votre filière, suinte des fils invisibles, vous ne vivez qu’à attendre vos proies, non pour les digérer, mais pour vous dilater, vous dilater encore jusqu’au moment où la peau se retourne, où le monde n’est plus dehors mais dedans, où la logique devient purement fluide, sorte de retour aux eaux primordiales qui regardent le monde et ne sont plus regardées par lui et les hommes ont soudain basculé dans un mécanisme basal, élémentaire, amibien, et il n’y a plus de fuite possible vers l’arrière, le temps est effacé et la division cellulaire peut s’essayer à des formes multiples, le jeu recommence à zéro, et la Grande Loterie fait tourner sa roue à l’envers, lâche ses numéros et votre corps en forme de 8 se replie sur lui-même et ça fait un peu comme des bras primitifs qui emprisonnent la boule où est gravé le chiffre et le Hasard ne sera qu’une affaire de banc, celui des larves blanches aux yeux effarés, dans l’ombre du kiosque ; celui vert et troué où vous croyez exister maintenant, dans votre vêtement de lin que traverse une brise légère, tout ce qui vous reste de votre présence à vous-même.

  Vous avez tourné la tête vers la droite, du côté des remises, et vos yeux se sont arrachés, comme des ventouses, au spectacle du kiosque. Vous vous êtes levé, à la façon d’un somnambule, avez fait quelques pas. Il y a, sur les sentiers du parc, des allées et venues, des trajets hésitants, de brusques demi-tours, des bruits de cailloux qui raclent, des essais verbaux, quelques glapissements et l’on n’entend plus les oiseaux dans les massifs des arbres.

  Le Tuteur est seul maintenant. Vous souhaitez l’interroger. Vous n’avez plus en tête que des questions laineuses, effilochées, cardées à la machine de la déraison, des questions qui n’en sont pas vraiment tellement elles sont circulaires, sans fin ni début. Mais le Tuteur vous guidera, il connaît, lui, il est un peu passé de l’autre côté du miroir. Déjà votre démarche est plus aérienne, plus assurée, vos pas vous guident vers une sorte de salut et vous avez rarement ressenti à ce point ce que la relation veut dire, le fait d’être reconnu par quelqu’un  qui vous ressemble, qui est fait à votre image, qui, en quelque sorte, est votre propre reflet.

  Vous marchez et, d’un bâtiment sur votre gauche, des bruits métalliques, d’eau qui coule, d’objets qu’on déplace. Vous inclinez la tête et dans l’embrasure d’une porte, un Inconnu, grand, maigre, les yeux protubérants, le cou gonflé par un goitre, s’avance à votre rencontre, les bras repliés dans le dos, aspect d’une mante religieuse à la progression saccadée, un peu de fumée sort au dessus de ses épaules, monte le long de sa tête couverte d’un béret bleu, usé, troué par endroits; il n’est plus qu’à quelques mètres, il déplie son bras gauche, long et tentaculaire, une cigarette au bout des doigts, aspire profondément, vous recrache à la figure son nuage d’écume, il s’approche et ses yeux sont des globes effrayants si près de votre tête, des balles blanches injectées de sang et la Mante vous tend son bras droit alors qu’un flot de sons indistincts traverse la barrière de ses dents avec une sorte de bave jaune, il est tout près maintenant et son appendice continue à se déplier et, instinctivement, par pure civilité autant que par réflexe, vous tendez votre main droite, alors ça fait bizarre cette main très ronde, très lisse, en forme de boule, vous ne savez même pas comment la saisir, vous vous y reprenez à deux fois et dans votre paume moite et convulsive, vous accueillez le moignon de la Mante, ça fait penser à un crâne chauve, à un phallus qui ne coloniserait pas l’espace mais s’y occulterait en creux, dans l’ordre du passage à la trappe, du manque d’un avant-bras, d’une main, des doigts et vous ne savez plus trop comment vous en dépêtrer, et vous êtes, comment dire, soudé à votre Vis-à-Vis, il vous semble même que lui et vous c’est un peu comme un prolongement, une articulation insérée dans l’organique le plus élémentaire, genre de nécessité tissulaire, osseuse, condyle soudé au glénoïde, que bientôt des ligaments vont vous arrimer, vous attacher l’un à l’autre dans une sorte de grande fraternité corporelle, charnelle, indivisible et que vous ne tarderez pas à traîner derrière vous le gros insecte vert, comme un bousier roule sa boule et alors vous sentez dans votre gorge une grosseur mobile, gonflée, le goitre vous a peut être atteint et, sous peu, vous aurez, vous aussi, ce dos osseux, ces omoplates saillantes, ces pieds plats, ces coudes aigus en forme de crochets et vous ne saurez plus qui vous êtes vraiment, où sont vos limites, vous vous sentirez devenir Autre, ne vous posant même pas la question de savoir si l’Inconnu devient Vous, s’il y a des vases communicants et votre corps se révulse et votre volonté se tend et les veines de votre cou enflent et vous essayez de crier mais vous n’y arrivez pas, comme dans les mauvais rêves, et pourtant, dans l’air qui vous cerne, ça parle, ça parle d’un ton assuré, presque péremptoire, d’un ton clair qui sonne humain, très humain pourtant et le Poulpe se retire lentement de votre main aux doigts crispés, vos jointures sont bleues d’avoir trop serré et le nuage  de fumée, se fait plus discret, comme une encre qui réintégrerait son orifice originel et à côté de vous il y a un grand calme, des eaux bleues baignant les lagons, une barrière de corail tout autour et le Tuteur vous serre la main pour de vrai, tout sourire, énergiquement, avec la pression égale et conviviale et chaleureuse et réconfortante de ses cinq doigts, réels et indubitablement incarnés, recouverts de peau douce et il garde votre main dans la sienne et vous êtes comme un chaton perdu qui retrouverait sa mère et ça ronronne en vous et ça n’arrête pas de couler doucement comme un lait onctueux et le Tuteur vous sourit de ses yeux bleus et félins et il est comme une conque chaude et rassurante et vous vous lovez un peu en lui et vous fumez, tous les deux, de longues cigarettes qui font des filets bleus et les tilleuls au dessus de vous ont des trouées claires et des papillons colorés jouent à se poursuivre.

  Vous pénétrez dans un pavillon circulaire, sous les ramures des cèdres; il y a une grande pièce accueillante, un bar au fond et des spots au-dessus, une machine à café, l’odeur encore fraîche du marc, une légère empreinte de tabac blond, de hauts tabourets couverts de peau, des tomettes au sol, rouges et hexagonales, des livres sur des étagères, des revues, des journaux, des rideaux de percale, des tables rondes, toute une géométrie qui se coule à votre exacte dimension, dépourvue de meurtrières et de couleuvrines, tout en rondeur, la pièce, avec une lumière d’ambre un peu irréelle et le double expresso mousseux vous fait du bien et la cigarette que vous tend votre hôte, et ses paroles apaisantes et, au sein de la pièce ronde, dépourvue d’angles, où les ombres sont maîtrisées, lissées, ne cachant ni goules ni démons ni goitres ni bubons, vous revenez au réel, vous vous y installez, vous gardez cependant vos yeux grand ouverts et les objets vous parlent et les mots sont vivants, ils déploient leurs corolles, étirent leurs pétales, répandent leur nectar, les gouffres se comblent, les aiguillons s’émoussent, la vie est là, tout autour de vous, en vous, comme une sève battante qui gonfle vos viscères, le plein au-dedans, le vide au-dehors et le sentiment que rien ne peut vous atteindre et pourtant, vous le savez, le doute enfoncera bientôt son coin dans votre belle certitude, la bulle crèvera, tôt ou tard, vous ne l’éviterez pas, vous voulez simplement tenir le mal à distance, l’ignorer, et votre langage dresse un mur, une forteresse, comme si les mots étaient des boucliers et que les douleurs, les malfaçons, les incohérences s’y abîment, et vous veillez à ce qu’il n’y ait pas de brèche, que le vide s’emplisse, que les failles se comblent, et malgré cela vous sentez déjà que l’espace se fissure, que le temps se lézarde et que ce suspens ne tardera pas à se vêtir de haillons et qu’il faudra à nouveau se battre contre soi, freiner son cœur, calmer sa respiration, resserrer ses pores d’où la sueur s’échappera en de minces filets semblables à des mailles qui enserrent le corps.

  Un long couloir conduit aux Ateliers. On y perçoit un bourdonnement de ruche. C’est pire dès que la porte s’ouvre et, sans réfléchir, vous portez les mains à vos oreilles, les sons cognent sur vos tympans, et de longues vibrations parcourent votre corps. Le Tuteur vous tend des tampons d’oreilles et déjà leur contact est un soulagement. Les bruits se sont assourdis, ils glissent comme des éponges sur votre peau, et votre peau est devenue sensible à la manière d’une surface de tambour et les milliers de percussions y rebondissent, piégées dans le bloc de béton, s’enroulant autour des axes des machines, des outils, des cubes et des ronds de bois, des coulées de sciure et, jusqu’alors, l’idée ne vous était jamais venue de la concordance des sens et vous vous apercevez que votre ouïe et votre vue naviguent de concert et plus les sons vous enveloppent, plus est floue l’image qui vous parvient, comme si elle se dédoublait, se partageait en arrière de votre front, sur l’étrave de votre chiasma, ne vous parvenant que sous une forme fragmentée et les couleurs sont des remous et les contours se replient sur eux-mêmes, sortes de glissements ophidiens, vous cherchez à accommoder mais les lignes fuyantes semblent douées d’autonomie et votre raison ne suffira plus à rétablir l’ordre. Vous serez modelé à votre insu par toute cette agitation, vous en faites déjà partie, vos paupières étrécissent, vos pupilles se creusent et sur votre rétine se forme l’image inversée et étrangement nouvelle d’une sorte d’hydre au corps en forme de méandres, aux tentacules multiples, aux yeux innombrables et juste au-delà de votre limite, mais êtes-vous réellement  séparé ?, ça s’agite, ça convulse, ça gicle en toutes sortes de copeaux, ça varlope et assemble, les pieds-ventouses sont collés au sol, les mains semblables à des battoirs goujent et bédanent, les doigts mortaisent, les tenons s’assemblent, les maillets claquent, les lames des ciseaux se croisent sèchement, les écailles sautent sous les assauts des herminettes, on chanfreine, on cheville, on emboîte, on scie, il n’y a pas de répit, pas de repos et les muscles sont tendus, gonflés de sang et on passe à côté de vous, haches luisantes au bout des bras et vous vous dites qu’il suffirait d’un faux mouvement, d’une erreur de trajectoire, d’une intention mauvaise, d’une simple lubie, mais il y a en vous comme un interrupteur qui coupe le courant, biaise la conclusion et votre réflexion est élémentaire, purement limbique, reptilienne, logée au cœur de votre cerveau archaïque et vous appartenez simplement à ce microcosme où la démesure est la loi, où la raison vacille, où vous n’êtes plus très sûr de la justesse de vos perceptions et tout ce bizarre assemblage pose sur vous une chape de plomb, et les choses vous paraissent proches et lointaines à la fois, votre vision semblable à celle des poissons que déforme la pellicule d’eau, qui vous livre des doigts aux phalanges coupées, des têtes étrangement plates, des ventres gonflés, des dos larges avec des rigoles de sueur, des jambes courtes, trapues, aux tremblements de méduse, vos oreilles s’ouvrent à des rires parfois, rauques, épais, confondus avec la trépidation des moteurs, les sifflements des volants, le claquement des courroies, et il y a des filets de salive qui tombent sur le sol de ciment et des crachats visqueux et les vêtements qu’on dégrafe, les cols qu’on élargit, les ceintures qu’on défait et les bermudas laissent voir les hanches bancales, les bourrelets de graisse, la ligne de partage des fesses, quelques poils sidérés et jamais de paroles, jamais de signal qui informe, juste des cris, des grognements, ça ressemble aux plaintes des bêtes, mais en presque plus joyeux, c’est pareil à la ballade d’un corps au métabolisme fou, à l’alchimie déréglée, à la sexualité pliée de désir et soudain vous n’avez plus peur parce que vous comprenez, vous vivez au même rythme que cette Incongruité foudroyée et foudroyante, vous transpirez à l’unisson, vos fibres sont tendues sous votre peau, votre tête est vide, les idées l’ont désertée, vous flottez dans l’atmosphère criblée de poussière, vous n’allez pas tarder à vous baisser, à vous saisir d’un bec-d’âne, d’une doucine, à vous glisser dans le globe visqueux qui halète et transpire et lance partout ses membres dans l’espace, vous ferez bientôt partie de la Famille, vous serez à la tâche, comme vos frères et sœurs de galère vous participerez à l’œuvre commune et, bientôt, il y aura des visiteurs, vous les regarderez à peine de vos yeux injectés de sang, à la sclérotique jaune, et ils vous apparaîtront avec le flou qui sera commun à votre nouveau regard et les curieux, les hommes aux costumes de lin, aux corps sveltes et élancés, aux cheveux noirs et bouclés, ces hommes vous paraîtront étranges et vous aurez une sorte d’angoisse au creux du ventre et ça vous fera rire, vos compagnons aussi, et vous redoublerez vos efforts, les copeaux voleront, et vous montrerez que vous existez, on touchera peut être votre bras couvert d’eau et de sciure et vous regarderez le Tuteur, et ses yeux vous diront « C’est assez pour le moment l’exercice de la grande fraternité, de la grande immersion siamoise, il faut sortir tant qu’il est encore temps. » , alors vous franchirez la porte, vous enlèverez vos tampons d’oreilles et ça bruissera drôlement autour de vous et il y aura encore d’étranges bourdonnements tout contre vos tympans et peut être le bruit vous manquera un peu, l’agitation aussi, vous vous direz « C’est peut être contagieux cette espèce de folie » et cette idée vous plaira et vous la noterez sans plus attendre sur votre bloc-notes et à travers la porte vitrée où tourbillonne encore la sciure vous prendrez une  dernière photo.

  A nouveau dans la pièce circulaire, encore un peu ivre, c’est normal vous redescendez de la face cachée de l’astre métaphysique. Vous tenez, dans votre main droite, un verre de Sancerre. Vous parlez du temps qui passe, de la saison qui, bientôt, va basculer, des tilleuls que les abeilles butinent. Puis vous vous levez, remerciez le Tuteur, prenez congé et il vous invite à flâner à votre guise, dans le parc et aux environs, où bon vous semblera, « La vie est partout, l’intérêt pour la vie aussi. », c’est ce qu’il dit, « Il suffit de chercher ».

  Maintenant vous longez la coursive de verre, il revient à l’Atelier, vous sortez de plain-pied sur la terrasse de gravier, à votre droite, dans l’ombre du kiosque qui est maintenant verticale, sur le banc de bois blanc, les trois Etranges comme des berniques collées à leur rocher, vous doutez de votre mémoire, étaient-ils déjà là à votre arrivée, les Etranges n’ont-ils pas permuté avec d’autres Etranges, ne les confondez-vous pas; non, vous êtes sûr qu’il s’agit bien des Mêmes, mêmes corps, mêmes positions, mêmes vêtements, vous vous posez à nouveau sur votre banc vert, il est au soleil maintenant, ce qui vous oblige à mettre vos lunettes noires, on ne vous a guère  remarqué; les pieds se balancent tout près du sol sans jamais le toucher, jambes trop courtes, assises trop profondes, têtes chauves et plissées, on dirait des tortues, quelques crins en guise de cheveux, des ventres comme de pléthoriques bouddhas, des mains courtes parcourues de sillons, on dirait de vieux nourrissons que le temps a surpris, leurs mains bizarrement jointives, les doigts mêlés comme pour la prière, vague imploration, comme pour retenir une ultime énergie, se distraire encore un peu de l’affliction du corps, des cinq courtes protubérances qui, bientôt, moulineront, pouce autour du pouce, et hocheront la tête, et balanceront leurs brèves anatomies en guise d’harmonie et leurs yeux de clowns tristes, - mais en est-il jamais autrement ? - s’ornent de perles blanches, le pus jaillirait à la moindre pression, parfois leurs lèvres avec des torsions qui ressemblent à des mots, leurs langues épaisses où s’engluent les sons, et ils sont les seuls à comprendre l’incompréhensible, et ils grattent leur peau, leurs furoncles, leurs pustules et la vérité jaillit sur eux du fond de leur corps et leur vérité c’est du sang, de la lymphe, des larmes, et il n’y a rien au-delà et vous savez que le miroir, vous l’avez simplement effleuré, qu’il est seulement fissuré, que le tain est entamé, que l’autre côté est toujours un mystère, vous remontez dans votre coupé blanc, vous basculez la capote qui se replie sur le coffre, vous remontez l’allée de platanes, des ocelles de lumière jonchent le sol, il fait très beau. Sur le siège, à votre droite, l’appareil photo, le stylo noir, le bloc-notes, un coup d‘œil dans le rétroviseur, la silhouette massive de la Pension, l’image fuyante du kiosque, puis votre image à vous, effaçant les autres, ou presque, mais, au fait, ces boules blanches au coin des yeux, ces rides profondes, cette peau jaune et balafrée, cette bouche aux lèvres fissurées, ce filet de salive, ces dents cariées et de guingois, ces perceptions étranges mâtinées de folie, les aviez-vous VRAIMENT avant l’Asile, les aviez-vous ?, mais non, ce n’est qu’une impression, peut être la fatigue, un peu de repos vous fera du bien, il fait si chaud pour la saison…

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 16:06
Sur quelques phrases de JMG Le Clézio
samedi 24 novembre 2012, par Jean-Paul Vialard 
 
©e-litterature.net


Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur, laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.

 

 

 

(Pré-Textes).

 

Sur quelques phrases

de JMG. Le Clézio.

 

Le livre des fuites

Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67)

 

 

  "TOUT EST JOUE". Il y a certaines phrases qu'il vaudrait mieux ne pas lire. Qu'il faudrait sauter. Puis ne plus regarder les mots. Les mots-couperets, les mots-yatagans, les mots-pierreux qui allument leurs éclats de silex aigu. Et les lettres, il faudrait les oublier, surtout le "T", la  lettre-gibet,  double potence mortifère;  le "O", cercle régulier pareil aux contours d'une geôle;  le "U" et son  cul-de-basse-fosse. Tout cela qui  transperce et enserre dans ses mailles étroites  les amas gris du cortex. Il vaudrait mieux ne pas lire.  Et on le sait. Mais, toujours on se surprend à enfreindre l'interdit, à soulever le voile, à déchiqueter  de nos dents acides les rognures maléfiques. On manduque et triture la formule vénéneuse jusqu'à lui faire rendre son dernier jus.

 

On se dit : "Tout est joué." On se dit : "Il suffit de pas y penser, voilà tout !". On se dit : "Juste une histoire de volonté, juste un écart de l'attention et le poison se diluera dans les plis du temps."

 

  Tout cela, on l'énonce, avec malheureusement, de fausses certitudes et notre voix intérieure en est tout affectée. Tout juste un énoncé aphasique avec des paramots, des paraphrases, des parapensées. On croit à la vertu de la maltraitance et on espère que le somptueux langage se délitera et, ainsi, il n'y aura plus place pour la moindre profération hostile, le poison du doute.

On croit qu'il suffit de dire les choses de biais, de prononcer de guingois et qu'on trompera son monde. On s'essaie à plein de formulations du genre :  tUtéjUé  phonétiquement, abstraitement, juste une suite de sons ricochés à la face du monde, juste histoire de voir si les mots joueraient une autre partition. Mais il y a toujours une insistance des choses à signifier dans l'insignifiant, il y a continuellement un genre de casque  qui vous prend aux tempes et l'écrit, les signes eux-mêmes se mettent à danser leur gigue mortelle, leur menuet d'effroi.

Seulement il y a danger à proférer de telles paroles inconséquentes, manières de gammes sablonneuses s'écroulant sous leur propre incertitude. D'imaginer que par la seule vertu d'un comportement magique on pourrait se défaire aisément du fardeau, contraindre la maléfique formule à regagner son antre d'avant la signification. D'avant l'angoisse majuscule qui vous enserre la gorge de ses doigts impérieux comme la gale. En réalité, c'est comme de la poix collée aux doigts et l'on a beau les agiter, les mots.  C'est même pire. Tout s'attache dans une manière de guimauve visqueuse dont il devient évident qu'on ne se dépêtrera jamais. "Piège"..."piège"..."piège." On pourrait hurler cela à tous les vents et personne ne nous écouterait, de peur de se fourvoyer  dans l'entonnoir, dans la goule suceuse où tourbillonnent les vents acides de la folie.

  Et, du reste, à quoi bon répéter l'antienne, sinon à en amplifier l'obsédante rumeur ? On est pris dans la masse cotonneuse, on est entouré de fils de soie compacts, comme la chrysalide et l'on sait que la métamorphose sera longue avant que de produire sa petite mélodie. L'existentielle. Celle qui obsède et rumine et vous envoie par le fond dès que vous commencez à y comprendre quelque chose au trajet que vous accomplissez sur votre coquille de noix. Au fait, avez-vous bien réfléchi au fait que ladite coquille est simplement l'image inversée de votre cortex dont la dure-mère serait le vernis au contact de la dernière eau ? N'est-ce pas là comme la métaphore d'une issue incontournable : le retour aux eaux originelles, l'amnios basculé cul par-dessus tête, le plongeon dans le placenta final ? Une manière de l'éternel retour du même, l'ambroisie première et dernière en tant que baiser muriatique du néant. Voilà. Il fallait le dire. Même à convoquer une sorte de métaphore vide, tellement le silence est grand qui suit de tels aveux. Dont tout un chacun est porteur dans son monde forclos. Le danger est toujours présent. Du langage. De la profération. Dans des temps antiques on coupait la langue des détenteurs de secrets et des prédicateurs pour moins que cela.

  Le livre, au début, on l'a lu d'une seule traite, sans même oser y introduire la moindre respiration. "Le livre des fuites". Tout au long des mots, des phrases, des paragraphes, des pages on a glissé sur le toboggan fictionnel, prétexte à se fuir soi-même. Eviter de faire halte. De se reconnaître. De voir son image dans le miroir. Le plus grand danger : la complaisance narcissique. Non. Il faut retourner tous les miroirs, face brillante contre la craie sourde des murs. Son image, il faut qu'elle se dissolve pareillement à la goutte d'eau dans le talc. Il faut en faire une simple blancheur, un halo inconscient de lui-même. Mais qui donc pourrait  nous empêcher de faire cela, de procéder à notre propre déconstruction, pierre à pierre, jusqu'à devenir poussière de sable illisible ? Qui donc ?  Un pur hiéroglyphe refermé sur sa sombre mutité. C'est simplement cela que l'on serait devenu.

 

Avec Jeune Homme Hogan (J.H.H.), on a proféré les paroles définitives :

 

"Je veux tracer ma route, pour la détruire, ainsi, sans repos."

 

  En proférant ceci,  on a cru avoir prononcé la formule magique qui nous abstrairait de nous-même, nous réduirait à néant, ce néant où renaître une fois pour toutes. On était dans l'erreur, l'erreur de nous-même, s'entend. Jamais que cela, l'erreur. Jamais l'erreur des autres. Ce serait trop facile de s'exonérer de notre dette de vivre. Seulement à soi-même, les comptes à rendre. Avec le néant pour solde de tous comptes. Après tout, c'était peut-être préférable que de se traîner le long de rives cernées d'inconséquence. Et, navigant de concert avec Jeune Homme Hogan, on avait fini par ne plus l'entendre la petite rengaine, elle s'était comme dissoute dans les mailles de l'espace, absorbée par l'étrave insistante du temps. Faut dire, on s'y était à peine arrêté à la première lecture sur le petit pavé inoffensif.

 

"TOUT EST JOUE."

 

 Ç'avait juste été une suite de sons, un genre de romance qui fait ses boucles dans l'air et se fond dans la toile grise du jour.                          

 

               tUtéjUé   tUtéjUé   tUtéjUé"" .....

 

  Comme un refrain, la reprise d'une comptine d'enfant, quelque chose dont on ne prend pas réellement acte, le simple vol capricieux du papillon. On verrait plus tard. Pour le moment on avait mieux à faire que de s'arrêter sur du léger, du primesautier, de l'allusif. Alors, tout au long des chapitres, on avait fait  rouler devant soi sa boule excrémentielle, identiquement au scarabée solaire, sans bien regarder où nous conduisait notre progression erratique. Sisyphe, on l'avait été bien des fois, ne remarquant même pas l'absurdité, la déraison exponentielle, nulle  et non avenue, entretenue, bégayée,  la figure de la finitude dont la vie avait le secret, à l'aune de mille respirations, mille  digestions, mille amours hautement prosaïques.

  Mais les gestes s'auto-entretenaient dans une manière d'écoulement de clepsydre têtue. On croyait se sauver à seulement persister dans l'existence, à poser ses pas dans les pas dérisoires qui nous avaient précédé. Or, si l'on s'était appliqué à regarder avec suffisamment d'attention, avec un penchant prononcé pour une élémentaire  lucidité, l'on se serait vite aperçu que nos pas recouvraient nos pas à l'infini, dans une manière de giration proprement mortelle et que nos perceptions de pas différents, signes d'une probable altérité, n'étaient que pure illusion. Nous donnions constamment le change, nous revêtant tour à tout des vêtures de Polichinelle, de Scaramouche ou bien de Brighella alors que nous ne nous travestissions que de notre infinie trémulation de ver solitaire.

  Mais, en réalité, le fameux "TOUT EST JOUE" dont nous faisions fi comme s'il n'eût point existé, chatouillait en permanence nos glaireuses évidences pelotonnées sur elles-mêmes à la façon du discret limaçon. Et, afin de mieux nous oublier, afin de réduire la gluante réalité de notre destin à une trace infinitésimale, nous nous étions fabriqué une manière de fiction, d'histoire atypique et abracadabrante, enfilant à tour de bras, à moulinets de mains évasives, à menus entrechats, les situations emboîtées les unes dans les autres, grains de buis de mystérieux chapelets dont nous ne nous demandions même pas à quel Saint ils étaient voués, tellement était inconséquent et abscons leur divin emmêlement.

  Nous nous contentions de nager entre deux eaux, bien au calme parmi la nasse poissonneuse, réchauffés par l'étroite certitude des écailles contiguës dont nous n'attendions rien d'autre que la réassurance glauque du frottis d'altérité supposée, ne cherchant nullement à connaître ce qui, au-delà de notre propre limite, s'illustrait comme la réverbération, à l'infini, de notre manque-à-être. Nous étions bien en fuite, mais en fuite de nous-même alors que nous pensions prêter allégeance à un héros de papier qui nous entraînait dans les arcanes d'un labyrinthe langagier qu'à l'évidence nous prenions pour le réel lui-même.

  Pour un peu, nous nous serions pris pour J.H.H. lui-même, déambulant sur toutes les faces du monde, de l'Asie au pays du Soleil-Levant, du Canada au Mexique, nous mêlant aux foules denses et bariolées, habitant toutes les chambres solitaires des villes, jouant longuement avec notre ombre comme si, l'espace d'un instant, cette dernière  était la seule perspective de nous-même dont nous pouvions vraiment être assuré, nous dissolvant parmi les klaxons, les mouvements, la fureur des immenses métropoles aux longs tentacules vénéneux, traversant des plateformes de ciment infinies, longeant des façades aux milliers de trous aveugles d'où rien de vivant ne sortait qu'un air glacé pris de vertige, connaissant l'immensité du silence alors que les humains plongés dans leurs rainures existentielles faisaient figure de longues cicatrices à peine visible sur la peau du monde, marchant, marchant toujours, environné des blocs mégalithiques des maisons où les mots n'étaient proférés qu'à être des galets cernés de mutité, où les mouvements étaient immobiles comme pris dans les mailles du coton, emboîtant le pas des femmes mulâtresses pareilles à des anguilles luisantes dans les ombres bleues de la nuit, disant des suites de sons, au hasard, essayant de fuir l'indomptable langage, se faisant le bourreau des mots tout en en devenant la victime, tâchant de dire à pleine gorge les injures, à vociférer les imprécations, à jeter de définitifs anathèmes, à hurler des formules inconséquentes, devenant la proie consentante bien qu'illucide de cette rhétorique démente, se débattant, lançant sa mitraille parmi la meute sidérée des agoras bien-pensantes: "Déchet""Jésuite""Pot de peinture""Gouape", les mots retournant leurs gants, on ne pouvait les fuir, on ne pouvait éviter leurs calomnies urticantes, leurs objurgations en forme de faucille, on se baissait, on cherchait à se dissimuler, à faire en sorte que les syllabes ne vinssent vous ôter la tête d'un coup d'explosives occlusives, ne fissent de vos bras une compote sanguinolente sous les entailles des fricatives ou des sifflantes, on fuyait toujours, on fuyait, on pratiquait l'éternelle esquive, ne sachant même plus qu'on l'esquivait ...

 

...  "Fuir, toujours fuir. Partir, quitter ce lieu, ce temps, cette peau, cette pensée." ....

 

.... c'est cela que proférait Jeune Homme Hogan, c'est cela que disaient toutes ses hésitations, ses trajets incertains, ses interrogations, son corps soumis à la pesanteur existentielle, ses longues dérives songeuses; c'est cela que l'on faisait en tant que Lecteur, mettant notre destin dans celui de J.H.H., lequel, en abyme, mettait son destin dans la longue lignée généalogique oublieuse d'elle-même.

....c'est cela que faisait tout homme, fuir pour fuir, pour éviter de penser à la fuite, pour faire de toute fuite une possibilité de réalisation vraisemblable.

....c'est cela que faisait l'Ecrivain notant dans son  "Autocritique" :

 

"C'est vrai qu'il n'y a plus de limites. Tout s'échappe, se divise, fonce en tous sens. Quand on a commencé à ouvrir les portes de la fuite, quand on a libéré son esprit, ou ses mains...Jusqu'où se laisser porter ? "

 

...jusqu'où se laisser porter par l'écriture, sur quel rivage dont la vie ne nous aurait pas fait l'offrande ? Jusqu'où écrire afin de donner sens et ouverture à ce qui n'en a pas ? C'est-à-dire à l'existence qui, toujours, referme sa bogue sur son fruit secret. Car nous ne saurons jamais plus à son sujet que les interrogations que nous aurons formulées, les déplacements que nous aurons accomplis, les rencontres que nous aurons faites.

 

..."Ecrire pour soi, la malédiction !"...

 

...Ecrire pour l'autre, pour les aveugles, les muets, les riches, les pauvres, les gueux, les prostituées, les bourgeois, les ministres plénipotentiaires, écrire pour soi, quelle différence ? Ecrire est toujours écrire pour soiécrire afin que s'ouvre le voile qui fait de nous des égarés parmi le fourmillement du monde. Et, d'ailleurs est-on sûr que les autres nous lisent ? Est-ce tout simplement possible ? Lorsque nous écrivons, c'est un fragment de nous-même que nous délivrons. Qui, jamais ne peut correspondre à l'autre, quand bien même il y aurait coïncidence des affinités, des expériences, communauté des vécus et des ressentis. Car toute écriture, toute création est singulière. Elle porte notre marque, elle témoigne de notre empreinte sur les choses, de la façon que nous avons de VOIR. C'est-à-dire d'orienter notre conscience de telle ou de telle façon selon l'esquisse qui nous est présentée, du réel, du symbolique, de l'imaginaire. Ecrire, c'est déjà avoir une explication avec soi-même. Or se percevoir adéquatement n'est une évidence que pour les doux rêveurs, les voyageurs en terre d'utopie.

Comment pourrions-nous  porter  sur notre territoire intime la vue la plus pertinente alors même que, jamais, nous ne serons en mesure de nous percevoir comme une totalité. Jamais notre dos, notre sillon vertébral ne nous seront directement accessibles, sauf à avoir recours à l'artifice de l'image. Et notre ombre nous habite-t-elle vraiment alors que nous n'y prêtons pas attention ? Et notre esprit, notre âme, ne sont-ils pas des territoires insondables, hors d'atteinte ? Souvent, nous ne nous croyons libres qu'à la mesure de notre ignorance ou de notre cécité, à moins qu'il ne s'agisse parfois, simplement, d'indulgence à notre égard. Certains diraient : d'auto-complaisance.

  Nous ne sommes pas libres. Voilà l'unique assertion possible, la seule affirmation dont l'humaine condition peut faire des gorges chaudes. Sans risque de brûlure, du reste ! Rien ne nous sert de nous dissimuler derrière nos étroites certitudes, de nous en remettre à des comportements de Judas.  "TOUT EST JOUE". Voilà énoncée une vérité incontournable que les existentialistes appellent"déréliction", certains philosophes nomment "le projet-jeté", un certain théâtre désigne sous le vocable "d'absurde".

"TOUT EST JOUE" et l'on croirait qu'il n'y aurait alors plus rien à énoncer, plus aucune création à mettre en œuvre. Erreur fondamentale s'il en est ! C'est bien parce que nous éprouvons le sentiment de l'insondable déréliction, de l'aporie de l'existence que nous sommes piqués à vif, aiguillonnés afin d'ouvrir une brèche. L'art n'a d'autre justification qu'une lutte sans fin d'Eros contre Thanatos. Ne pas écrire, ne pas peindre, ne pas sculpter, ne pas cultiver son jardin : là serait la vraie malédiction, la finitude consommée avant que d'avoir accompli son œuvre. Si les œuvres humaines sont infinies, la finitude peut bien jouir d'un énoncé tautologique, laquelle finitude est toujours et irrémédiablement FINIE .

 

 

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 08:34

 

    Où le problème de la nomination est une question bien compliquée, qu'il s'agisse de donner un sobriquet à un humain ou bien à un gentil greffier que l'on vient de récupérer dans la rue, un soir d'orage et que, généreusement, on a refilé à la Mère Wazy, "Voisine" qui n'en revient pas d'avoir hérité d'une si touchante petite boule noire que, du reste, on pourrait facilement confondre avec tout ce qui, sur Terre, est noir : du charbon, une tache d'huile, des bulles de goudron. Alors, comme, dans le quartier, l'imagination est reine, il y a, évidemment, une tripotée de chatons qui s'appellent "Noiraud"

 

  Ce que je vous dis là, j'en parlais l'autre jour avec Bellonte parce qu'il est un peu concerné par la question et qu'il semblait normal de causer avec lui du nom qu'il avait hérité du "Club des 7", surtout que, lui, était pas dans le coup le jour où on l'avait baptisé, enfin, mes copains. Et Bellonte qu'a plutôt l'esprit ouvert et l'entendement adéquat, il était comme vous, je parie, il pigeait pas trop le parallèle que je faisais entre le sobriquet qui était maintenant le sien et l'histoire du chat, et surtout il comprenait pas trop l'enchaînement avec l'histoire de la terre, des "Vilmorin", des "Elite", des "Clause".

  Alors je lui ai dit, "Antoine, c'est quand même pas dur, bon sang, "la terre" ça représente tous les chats qui sont noirs sur un coin du globe; les Graines-Noiraud, c'est encore des chats noirs, mais si tu veux, des chats noirs "particuliers" parmi l'ensemble "général" des chats noirs qu'on peut trouver dans le monde; alors que les Graines-Moïse, c'est encore les mêmes chats noirs "particuliers", ceux qu'on trouve, par exemple, dans le quartier, sauf qu'on s'est un peu creusé les méninges pour les baptiser les "Moïse" en question. Et la morale de l'histoire faut aller la chercher du côté des "chats-Moïse" qui, en un sens, auraient plus de réalité, plus de sens que les simples "chats-Noiraud" qui se confondent dans la masse parce que leurs noms les rendent, d'une certaine façon, anonymes, je dirai plus : invisibles ! Tu vois ce que je veux dire, Antoine?" .

  Et à la façon qu'Antoine avait d'opiner du bonnet et de me regarder de ses yeux bleus myosotis qui me traversaient la tête et allaient s'égarer du côté des platanes de la Place du Marché, je comprenais que Bellonte il commençait à pédaler dans la choucroute et que, du reste, il allait pas tarder à me le dire. Et d'ailleurs je me trompais pas, parce que, quand Bellonte a eu fini de faire l'inventaire des croûtes grises des platanes, il m'a dit, "tu sais, Jules, c'est pas pour te vexer, mais je vais te dire, toi et la bande de tordus du Club, que vous m'appeliez "Blanchette" ou "Trucmuche", ça me fait ni chaud ni froid et, d'ailleurs, de ce pas, on va aller prendre un "petit noir" au Café du Coin", et même si je voyais pas trop le rapport entre le petit noir sur le comptoir et l'histoire des sobriquets, ça nous a rudement fait du bien d'escalader les tabourets recouverts de simili cuir et de nous taper deux jus bien serrés, même qu'après on a fumé chacun notre narguilé en s'envoyant réciproquement des nuages de fumée dans la figure.

  Mais, après ce petit crochet par la "case Bellonte", c'était bien normal, après tout, on va juste reprendre l'explication parce que je sens que vous êtes restés sur votre faim et que, si on s'arrêtait là, vous seriez un peu frustrés et c'est jamais bon un sentiment d'inanition dans un pays où y a plein de trucs à bouffer. Alors on va poursuivre mais en faisant l'économie des graines et de la terre et du panier de la Mariée parce que, j'en suis sûr, vous avez parfaitement saisi le sens métaphorique de mon propos et, du même coup, son contenu.

  Revenons-en aux chats en général et au chat Noiraud en particulier qui, pour mémoire, s'appelle aussi Moïse et qui, présentement vit chez Voisine, après le cadeau que je lui avais fait le lendemain du soir de l'orage et je sens déjà votre esprit critique s'animer et vos arguments commencer à poindre. Vous vous dites, "c'est pas bien d'appeler un chat par deux noms, parce que le pauvre chat, au bout d'un moment, il saura plus à quel saint se vouer". Alors là vous avez pas tort et si on imagine qu'on pourrait appeler le petit Dupont, une fois Max, une fois Félix, eh bien le petit Dupond on le couperait en deux, d'une certaine manière et on le rendrait juste schizophrène et sur le plan psychologique et émotionnel, il aurait un peu de mal à rassembler les morceaux. Sauf qu'un chat c'est pas un humain et, qu'entre nous, il doit en avoir rien à cirer des thèses de Freud, de Jung et d'Adler, encore qu'on sait pas très bien comment ça fonctionne une pensée féline et peut être les greffiers, quand ils font semblant de dormir et qu'on n'aperçoit qu'une vague lueur noisette entre leurs paupières juste un peu fendues, eh bien peut être qu'ils font que nous observer et tirer des plans sur la comète et ils pensent que la condition humaine est inférieure à l'animale, d'autant plus que le chat était du genre sacré dans plus d'une civilisation ancienne et que les Egyptiens les vénéraient sous la forme du Chat divin, la déesse Bastet, qui était considérée comme une bienfaitrice et une protectrice de l'homme.

  Mais, pour en revenir à Noiraud-Moïse, au chat schizophrène de Voisine, alors je peux vous dire que l'appeler "Noiraud", c'est comme si on lui coupait l'herbe sous les pattes, parce que Voisine qui, du reste, s'appelle Madame WAZYSMICOKIEWICZ, eh bien quand elle va dans la rue et qu'elle dit "Noiraud, Noiraud, viens ici mon petit Noiraud adoré", eh bien, vous l'avez deviné, y a au moins dix matous qui se pointent, du fait que dans le quartier où l'imagination est reine, tous les félins qui, comme chacun sait ont quatre pattes, une queue, des moustaches et des oreilles pointues, eh bien tous les félins ils s'appellent Noiraud et la Mère Wazy elle est bien emmerdée  vu qu'avec le nom de baptême qu'elle a refilé au Moïse d'origine - on peut même dire qu'il y a usurpation d'identité -, elle doit aller trois fois par semaine au Comptoir d'Ouche avec son caddie à roulettes qu'elle remplit de boîtes de "Canigou" et de "Ronron" à la bonne odeur de soupe de poissons et de bouillabaisse frelatée.

  Alors que si elle lui avait gardé son nom d'origine au Moïse, elle en aurait eu un seul d'adorable petit chat noir qui aurait déboulé dans la rue sur ses pattes "menument coussinées" pour venir croquer ses croquettes et qu'après tout ça fait pas plus con de gueuler aux quatre vents, "Moïse, Moïse", plutôt que "Noiraud, Noiraud". Alors si je peux me permettre une petite incise linguistique à ce sujet, je dirai simplement que le nom que vous lui attribuez à votre petit chat si mignon, et d'ailleurs qu'il traînera toute sa vie de chat, il est pas si innocent qu'il y paraît. "Voire !", comme dirait mon Oncle d'un air dubitatif. Eh bien, la preuve est facile à faire et Moïse est cent fois préférable à Noiraud et, tant pis, si j'enfonce des portes ouvertes.

  Noiraud, ça fait seulement signe en direction de ses qualités physiques, corporelles et, en particulier, de sa couleur; donc quand vous dites "Noiraud", le Type qui passe dans la rue à ce moment-là, il va avoir comme un coup de flash dans la tête et il va voir : soit une vague tache noire, soit de l'huile usée qui pisse d'un carter de voiture, soit du bitume que les employés de l'Equipement filent sous les roues des bagnoles en été; à la rigueur il va voir un petit chat noir comme sur le calendrier du Facteur avec un nœud rose autour du cou - le chat, pas le Facteur -, et puis le flash il s'arrêtera aussitôt comme les anciennes ampoules des Brownie qu'on foutait à la poubelle après chaque cliché. Arrivé au bout de votre rue, le Quidam il y pensera même plus à votre gentil minet qui n'aura allumé dans ses neurones qu'une étincelle de briquet, et encore !

 

 

 

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27 juin 2013 4 27 /06 /juin /2013 07:37

 

  Où  vous verrez que la nomination d'un simple petit greffier, ça peut poser, comme qui dirait, des problèmes métaphysiques. En effet l'adorable petit chaton récupéré un soir de pluie et refilé gentiment à Voisine, comment donc le nommer : "Noiraud" ou bien "Moïse" ? Où vous verrez aussi que le recours à la botanique en tant que référent métaphorique, ça permet de comprendre bien des choses de l'ordre de la complexité langagière. Comme quoi tout se tient et quand on nomme son chat, eh bien, en même temps on accomplit un geste verbal identique à la germination des graines dans le profond de l'humus. Pas banal, tout de même !

 

 

 

Variations sur la nomination

 

 

  Et y a alors un truc qui me turlupine et le truc c'est pas les besoins du chat, c'est pas le paillasson qu'Henriette me charge régulièrement de nettoyer, le problème c'est "NOIRAUD", je trouve que ça lui va pas du tout à ce chaton. D'ailleurs, dans le quartier, y en a au moins une dizaine de "Noiraud", même je me demande comment ils font tous pour s'y retrouver avec ces appellations en forme de miroir. Parce que, vous voyez, "Noiraud", pour moi, c'est pas vraiment un nom. C'est juste des sons mais avec rien dedans. C'est juste des bruits qu'on fait avec la bouche et qui retombent dès qu'on a fini de les prononcer. Ils n'atteignent pas leur cible et leurs destinataires n'en sont pas plus affectés que par un aimable ris de vent qui ne froisse même pas la face de l'eau, pour dire comme les "Futés".

  Et, d'ailleurs, maintenant, on va essayer de faire dans le sérieux. Vous verrez, ça en vaut la peine ! "Noiraud", c'est à proprement parler, "in-existant", ça veut dire que ça n'arrive pas à s'exhausser du "rien", que ça ne se manifeste pas, que ça a donc le caractère du "néant" pur et simple. Vous allez penser que j'exagère, eh bien j'exagère en effet, et c'est de cette façon, et seulement de cette façon qu'on peut rendre visible des différences qui sont parfois accolées à la manière de sœurs siamoises, de pseudo-analogies qui ne sont, en réalité, que des faux-semblants. Si, à première vue, "Noiraud" et "Moïse" peuvent apparaître comme deux simples noms équivalents, leur prétendue similitude ne résiste pas une seconde à l'analyse.

  C'est comme ça, les mots, c'est comme les choses, il faut remonter à leur fondement et alors on voit qu'ils ne reposent pas sur le même sol, qu'ils ne poussent pas dans le même humus, que leurs racines ne s'abreuvent pas aux mêmes sucs. A ce stade de mon exposé, vous pensez,

"Jules Labesse il dégoise, il cherche du poil aux œufs et puis, après tout on en a rien à faire de sa prétendue origine des noms et on est pas des spécialistes de l'onomastique et s'il fallait mesurer chaque mot qu'on prononce à l'aune de la raison, s'il fallait tourner trente six fois sa langue dans sa bouche, questionner l'étymologie, la lexicographie, la sémantique et tout le bataclan avant de faire état de ce qu'on pense, eh bien y aurait plus de langage et la pensée ferait dans nos têtes des sortes de concrétions et l'on redeviendrait purement minéral, entièrement géologique et nous non plus on n'existerait plus et même ça nous ferait tout drôle de ne pas être allés jusqu'au bout du chemin, juste pour quelques grains de poussière qui se baladaient au-dessus et qu'on aurait voulu regarder de trop près".

  Oh mais là, Jules il sent que vous vous égarez, que vous essayez de noyer le poisson, que vous faites profil bas, que vous cherchez à contourner l'obstacle. Pour sûr, vous êtes pas obligé de penser comme Jules, vous êtes même prié de faire plutôt dans l'opposé, sinon vous n'allez pas tarder à vous transformer en mouton de Panurge. Mais Jules, il vous demande seulement de lui accorder quelques minutes d'attention et, après, quand vous appellerez "Black" ou "Noiraud", quand vous direz à votre dulcinée "viens ici, ma Brunette", eh bien vous le direz en toute connaissance de cause, en toute lucidité et ça vous empêchera même pas de dormir, de mettre votre asticot au bout de l'hameçon, de bourrer vos cartouches avant de faire des cartons sur le gibier à poils et à plumes qui vous passera devant le nez. Ce sera juste un chouïa de doute semé dans votre esprit, un peu de poil à gratter entre vos omoplates et vous direz, grattant et méditant, "il est pas un rien con ce Jules avec ses idées tordues, ferait mieux de nous raconter des histoires grivoises au moins ça nous fouetterait un peu le sang alors que ses divagations ça nous file juste envie de roupiller".

  De penser tout ça, c'est tout justement votre droit et ça empêche pas que Jules, son droit à lui c'est d'aller au bout de son raisonnement et de vous dire que les noms, eh bien y en a de deux sortes, c'est comme les graines, d'un côté y a les fertiles, de l'autre, les stériles. Vous allez, mettons, dans un champ avec, dans la main gauche, des "Graines-Moïse" et, dans la main droite, des "Graines-Noiraude". Vous faites deux sillons bien parallèles dans de la terre de qualité identique où, auparavant, vous aurez pris soin d'ajouter du compost, du bon; de l'humus, du vrai; même du fumier, de l'ancien, décomposé juste à point. Donc vous semez à la volée avec, bien sûr, le "geste auguste du semeur", un peu comme dans les tableaux de Millet, à l'heure de l'angélus, et à la fin vous recouvrez bien vos gentilles graines de terre fine, vous y mettez même au-dessus, un voile de protection qui ressemble à la traîne de la mariée, pour que les passereaux viennent pas déterrer votre semence.

  Vous laissez le temps passer, d'ailleurs vous vous mettriez en travers ce serait pareil, et puis, quand la végétation commence à pousser, que le printemps a accompli son œuvre, que les bourgeons bourgeonnent, que les rameaux avancent, que les feuilles commencent leur lente migration, vous y revenez, dans votre champ et, avec beaucoup de soin et de prudence, vous les découvrez vos sillons, vous soulevez avec pudeur et retenue la traîne de la Mariée. Et vous vous apercevez que, dans le panier de la Mariée, du côté gauche, y a des jeunes pousses vert-tendre, vigoureuses à souhait, qui vibrent sous le vent et, du côté droit, y a juste de la terre comme avant les semailles et y a rien d'autre qui dépasse.

  Vous vous dites alors, avec l'assurance qui est attachée aux évidences, "les "Graines-Moïse", elles étaient meilleures que les "Graines-Noiraud", un peu comme vous diriez, "les "Vilmorin" elles sont plus valables que les "Elite" qui, elles-mêmes sont meilleures que les "Clause" et vous vous creuserez pas davantage les méninges, vous achèterez plus que des "Moïse" et vous délaisserez les "Noiraud". Pourtant, vous auriez gratté la terre du bout de votre doigt, vous auriez trouvé la réponse à la devinette. Les "Noiraud", vous les auriez cherchées un moment, tout bonnement parce qu'elles ont la même couleur que la terre et alors, dites-moi, comment vous faites, la nuit, quand y a pas de lune et que les étoiles sont parties en vacances, comment vous faites pour les repérer les corbeaux, les corneilles, les boulets de charbon et les morceaux de crêpe qu'on se collait autrefois sur les manches en signe de deuil ? Comment vous faites ?

  Noir sur noir, ça fait quoi comme effet, ça parle comment à vos pupilles, comment vous les représentez sur une feuille de papier vos petites énigmes en forme de noire négritude, vos gentils Congolais qu'ont ciré leurs yeux et leurs dents en noir, comment vous faites pour les identifier ? Comment vous faites pour les distinguer ? Quelle ruse vous utilisez pour leur donner un nom ? "Macache Bonnot", comme dirait le Facteur, c'est quasiment innommable tout votre bastringue et y a même pas un seul indice qui dépasse de l'informe boule noire qui se tapit au fond du noir le plus profond que vous ayez jamais eu à confronter. Et pensez pas que je vous dis ça parce que j'aime pas le noir. Les Noirs, les Blacks par exemple, je les adore, de toutes les tribus et de toutes les ethnies; l'ébène est le bois que je préfère et si j'avais les moyens et la distinction qui va avec, je m'habillerais chez Jean-Paul Gauthier; même pour le design, je trouve que le noir c'est sobre et chic et ça fait pas clinquant, ça fait pas vulgaire, ça fait même plutôt "classe" et raffiné.

 

 

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26 juin 2013 3 26 /06 /juin /2013 08:26

 

    Où apparaît le personnage de Voisine, l'incontournable "mitoyenne" dont on ne saurait faire l'économie. Bien évidemment, sa parution dans la fiction ne peut se faire qu'à l'aune du vaudeville, de la truculence, de la naïveté.

  Où un simple chaton noir, adorable, sans importance - tout juste un chat - transforme le banal quotidien en aventure quasiment biblique. C'est Moïse en personne qui déboule avec toute sa mythologie, les Tables de la Loi et le Sinaï en prime.

  Où les échanges deviennent alertes, rebondissent entre les personnages comme des balles de ping-pong. La vie, en un mot, avec sa charge de rusticité, de vivacité, d'imprévu. "Les Copains", c'est le domaine des simples, des destinés au jour le jour avec, cependant, quelques envolées, quelques échappées vers la transcendance, les valeurs, la philosophie. C'est cela qui fait des "Copains" son essentielle singularité : la perle au milieu des avanies de la temporalité vulgaire.

 

  Elle est comme ça, Henriette, c'est pas une mauvaise jument mais quand elle a quelque chose sur le cœur, elle y va pas par quatre chemins. Alors, d'après vous, qu'est-ce qu'il a fait le Jules Labesse, pendant la journée qui a suivi le sauvetage du "petit noir", eh bien, Jules il a téléphoné à la Mairie, à la Spa, au Refuge, à "L'Arche de Noé", à la "Fraternité Canine et Féline Réunies", au "Véto", à "50 Millions d'Amis", à Brigitte Bardot en chair et en os, il a fait le tour de la Ville, du Canton, de l'Arrondissement et c'est tout juste si les Gentilles Hôtesses elles lui raccrochaient pas au nez et elles disaient, agacées comme si elles avaient pas gagné au Loto, "des chats ON EN A PLEIN, on en veut plus, on peut même vous en donner des dizaines et vous ferez des tapis avec si vous savez pas à quoi vous occuper" et Jules il leur répondait, avec courtoisie mais fermeté, "c'est quand même désolant, tous les idiots qui abandonnent les animaux! " et on lui répondait, "on a d'autres chats à fouetter" et le Jules il allait au rapport, comme on va à la Semaine, voir l'Adjudant-Chef de Compagnie et l'Henriette, en bonne "P-fat", elle en rajoutait une couche, elle disait, "t'as qu'à le refiler à Voisine, ton chat, d'ailleurs on sait même pas si c'est un chat ou une chatte et après t'imagines la chiée de petits chatons et Henriette qui éponge les fuites des petits chatons adorables"; alors, je dois dire, Henriette elle m'avait refilé une idée derrière la tête, laquelle valait son pesant d'or, l'idée, pas la tête !

   Je choppe le greffier après une bonne heure de cache-cache entre les cartons et les bouteilles du garage, je sors dans la rue, je file chez Voisine, je carillonne à la porte comme s'il y avait le feu, Voisine elle sort avec des bigoudis sur la tête et elle me dit, "c'est pourquoi vous faites tout ce raffut ?", je lui dis "c'est pour le chat noir qui était dans la haie et même il a bien failli y passer et avec l'Henriette ça nous a couru dans la tête toute la nuit cette histoire de l'orphelin qui cherchait après une Grande Âme, et alors on a pensé à vous parce que"...et je lui refile le présent dans les mains qu'elle a toutes fripées avec la Saint-Marc et Voisine, elle me regarde comme un merlan frit et elle me dit, "mais un chat j'en veux pas moi et, d'ailleurs pourquoi c'est pas vous qui le gardez"...et moi, je lui dis, "si, vous en voulez, en plus vous avez pas le choix, maintenant le petit déshérité, il vous a adoptée et déjà il vous aime avec plein de ronronnements que ça fait plaisir à entendre et VOUS AUREZ PAS le cœur de le remettre à la rue par le temps qui court avec le vent et la pluie et bientôt les gelées qui vont pas tarder et puis, j'ai du lait sur le feu à cause du tapioca et même Henriette elle est pas là, elle est allée à la Poste", et je vois Voisine, qui, d'un coup se radoucit et esquisse un vague sourire et elle se met à dire, avec des trémolos dans la voix, "tiens, c'est une bonne idée, je vais le garder le petit chat, c'est même un signe du Destin et d'ailleurs il paraît que ça porte malheur quand on trouve un chat noir sous la pluie et qu'on le garde pas et puis ça me fera une compagnie avec ma Mère qui ronfle toute la journée et c'est pas tous les jours la fête, on peut pas dire et les petits chats je les adore, surtout les noirs, les petits Noiraud avec une truffe toute rose, alors je sais pas comment vous remercier", - "en fermant ta gueule", je pense-, et, pendant que Voisine dégoise son chapelet de banalités, grain à grain, je rentre dare-dare à la baraque, je monte à l'étage où y a, comme qui dirait le 7° ciel qui m'attend, je rentre dans la cuisine et je lui dis à Henriette, "Ça y est pour MOÏSE, le tour est joué, ni vu ni connu je t'embrouille, c'est Voisine qui le prend en pension". Alors, Henriette elle me dit, "d'abord de qui tu parles ?" "De Voisine", je lui réponds. "Mais non", elle fait Henriette, "de QUIt'as causé, avant Voisine?".  "Eh ben, de MOÏSE, pardi, de qui veux-tu que je cause ?" . "Oui, et, à part le type de la Bible, qui c'est qui ton MOÏSE ?" . "Ben, le CHAT", je lui fais. "Et pourquoi, MOÏSE, s'il te plaît ?". "Ben, ça coule de source, si on peut dire, c'est clair comme de l'eau de roche, vu que le petit greffier, si tu vois ce que je commence à te dire, on l'a bien sauvé des eaux, hier soir, et si on l'a sauvé des eaux"..."Oui, te fatigue pas" elle me ditHenriette, "j'ai pigé et ça me fait plaisir !". "Ça te fait plaisir d'avoir pigé ? Faut dire, pour une fois, ça te change". "Non, Jules, ça me fait plaisir qu'il soit casé le chat, et fais-moi un autre plaisir tant que tu y es, va chercher un Petit Tordu à la boulangerie sinon, à midi, tu vas râler à cause du bout de croûton que tu pourras pas tremper dans ton civet de lièvre". Et, tout en clopinant sur le chemin de la Boulangère, je me récite, comme un refrain : "Petit tordu...Petit tordu...Petit...", oh, y en a peut être pour pas longtemps, je me dis, pour le "Petit Tordu" alors faut en profiter tant que le Jules il est à peu près droit !

  Voilà, c'était pour l'anecdote et maintenant il faut voir ce qu'on peut en faire de l'anecdote en question. Eh bien, c'était juste pour illustrer le problème des noms de baptême qu'on donne aux animaux.

  Peut être un mois plus tard je croise Voisine dans la rue, elle me dit, "il est mignon mon petit "Noiraud" et puis il vous gêne pas, il vient pas trop souvent dans votre jardin ?" . "Oh non, je lui fais, pour le jardin, ça on peut dire il est correct, il va pas y faire ses besoins, il préfère le paillasson, même qu'Henriette elle est ravie les jours où ça arrive le paillasson trempé comme une éponge". Sur ce je plante Voisine dans la rue et je reviens dans mon salon.                                                                                              

 

 

 

 

 

 

 

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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 12:41

(Pré-Textes)

 

Sur quelques phrases

minimales

de JMG Le Clézio

 

Le livre des fuites.

Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67).

 

 

"J'entends tout ."

 

  Les bruits.  D'abord on ne s'en aperçoit pas. D'abord ils sont dans notre corps, pareils aux courbes ophidiennes de nos intestins, aux dépliement de nos conques intimes, à l'efflorescence de nos capillaires. Ils vivent à notre rythme, ils se collent à notre peau, sinuent longuement dans l'eau glauque de la lymphe. D'abord ils sont des passagers clandestins. Il y faut l'attention, l'éveil au surgissement de ce qui pourrait advenir.  Il faut les débusquer patiemment. Un à un. En faire l'inventaire. Ils sont les rumeurs intérieures que la clameur du monde vient inscrire à même notre chair. "J'entends tout." Cela veut dire que je m'entends au travers de ce langage intérieur. Et, d'ailleurs, est-ce bien le monde qui produit, orchestre ces rumeurs, ces susurrements, ce roulis permanent, ce bruit de fond ?

  Mais comment s'y retrouver ? N'émettons-nous, nous-même, à longueur de journée, ces bribes de phrases, ces exclamations, ces interjections, ces onomatopées seulement afin de  correspondre à cette voix si mystérieuse que l'autre-que-nous profère ?  A savoir tout ce qui gire continuellement à notre périphérie. Ne cherchons-nous pas à nous situer parmi cette manière de chaos qui, partout, roule ses immenses vagues, abat ses cataractes d'eau et de brume ?  Que dirait donc le bruit d'autre que notre position parmi la multitude ?

  Partout sont les bruits qui font leurs minces cantilènes, leurs effilements mielleux, leurs remous, leurs étirements aigrelets de bombarde, leurs clapotis de biniou. Ils sortent des bouches des égouts, des fissures de la terre, de l'entrelacs des racines, montent de failles abstraites, font leurs mouvances colorées, leurs danses mortifères. S'enroulent en lianes autour des concrétions étroites de nos jambes, s'étoilent en minces ramifications, enserrant notre cage à air, ligaturant le tube de notre gorge. Ils ricochent sur les aires granuleuses du cortex, s'enfoncent dans la spirale ombreuse du limaçon. Une fois à l'intérieur, ils ne lâcheront plus prise, ils feront partie de notre territoire. Mais, pour autant, nous n'en serons pas maîtres. Seulement les gardiens. Peut-être même les geôliers . Il y a urgence à les retenir. Aussi longtemps qu'ils nous habitent, nous demeurons vivants, éveillés à la signification la plus mince qui monte de la glaise, au souffle d'air qui glisse selon l'immense courbure du ciel. Clapotis de l'eau, surgissement de l'arc vibrant de la source dans l'obscurité compacte des choses. Que sont donc venus nous dire le chant de l'oiseau, la stridulation de la cigale, le cognement du seau dans la gorge du puits, sinon la magique symphonie de l'existant. Déployant ses rémiges, l'oiseau nous dit la majesté de l'espace; frottant ses élytres la cigale nous dit la mesure du temps qui passe; raclant les parois de roche et de sable, le seau nous dit la longue soif des hommes, leur dette vis à vis de la prodigalité de la nature.

  Nous entendons tout, mais s'exerce-t-on à écouter suffisamment ? Souvent l'oreille de l'Existant est distraite, accaparée par des affairements multiples, lesquels fragmentent le message du monde. Sons-tirets, sons-pointillés, sons-séquencés dont il devient difficile de faire la synthèse. Livrés au bourdonnement, aux crépitements de toutes sortes, nous nous détournons de la douce vibration des choses, du message dont elles voudraient nous faire l'offrande. Qui donc se soucierait du crissement de la feuille d'automne, du dépliement de la corolle, de la progression inaperçue du scarabée ?  Nous préférons nous détourner de ces minces phénomènes, leur préférant le tumulte de la ville, les clameurs consuméristes, le hourvari des foules pressées.

  Tous, nous savons cette nécessité d'ouvrir notre conscience à la marche de l'univers mais peu consentent à faire halte, le temps que notre entendement accorde aux phénomènes la faveur qu'ils méritent. Nous entendons tout. Non au sens de l'entendement. Seulement au sens du fardeau d'immanence qui courbe nos épaules de marcheurs étroits.

 

"J'aperçois tout."

 

  En est-il de la vue identiquement à ce que nous percevons grâce à l'ouïe ? L'on serait tenté de le croire tant il semble vain d'établir une hiérarchie de nos sens. Et pourtant, intuitivement, nous sentons combien la vue, le regard, le fait de voir sont sans commune mesure. C'est bien d'observer les objets, les personnes qui nous entourent dont il est d'abord question. Regard en tant que métaphore de la conscience, de médium privilégié de l'entendement, d'illumination dont on ne saurait trouver d'équivalent. Voir le monde, l'archiver dans les plis de la mémoire, le recueillir là où toutes les significations semblent converger : au foyer. Le point focal semble être quelque part, sinon fixé précisément au  support de quelque fibre nerveuse, du moins dans un "espace du dedans" qui a toujours occupé la réflexion philosophique, faute que cette dernière puisse en cerner les contours. Mais faisons un instant l'hypothèse qu'un "dedans" existe par rapport à un "dehors" qui lui ferait face. Et supposons donc que l'homme, dans sa quête  d'un monde à accueillir, prélève quantité de fragments du réel afin de se les approprier. Il s'agira alors moins de faire l'inventaire quantitatif des objets assimilables que d'en cerner la qualité, la valeur dont le Regardant pourra tirer profit, c'est-à-dire apporter à son jugement un accroissement d'être. Les choses-du-dehors ne nous sont réellement atteignables que si nous les soumettons à un long métabolisme au cours duquel intervient une métamorphose. Le concret opaque se dévoilant selon une infinité d'esquisses, qu'elles soient culturelles, métaphysiques, spirituelles et, en définitive, ontologiques. Car, sous l'existence, l'homme est toujours "condamné" à chercher l'essence, le fondement, la pureté originelle. En effet, à quoi servirait donc d'observer un simple existant si c'était seulement dans le but d'en définir les catégories possibles, selon les critères classiques de quantité,  qualité,  relation, lieu,  temps,  position,  possession, action,  passion. C'est bien la substance intime qui est en jeu, l'être de la chose dont il convient de mettre à jour l'infinie richesse qui s'y dissimile. Toute une patience herméneutique à initier d'un bout à l'autre de notre horizon en attente de déploiement. Nous sentons, immédiatement, combien il est plus gratifiant de chercher à définir ce qu'est la vérité en son fondement, plutôt que d'en exhumer le nombre de fois où elle se produit, en quel lieu, en quel temps, selon telle ou telle modalité. Tous ces aspects, s'ils sont intéressants, sont dérivés d'une signification originaire dont nous devons nous saisir.

  Ainsi le "J'aperçois tout.", s'il n'est nullement dénué de fondement apparaît à la manière d'une visée rapide et non sélective des choses avec lesquelles nous entretenons un commerce. Car il s'agit moins d'apercevoir le tout des choses que, dans une certaine manière, d'entrer en elles, les choses, afin que ces dernières délivrant leur secret nous conduisent à notre propre profondeur. Le "dedans" des choses surgissant à même le "dedans" de l'homme : vérité contre vérité.

  Mais, plutôt que de disserter abstraitement, regardons une chose, une maison par exemple, selon ses multiples et variées capacités à nous apparaître de telle ou telle manière. Si toute demeure peut nous livrer d'abord ses catégories les plus directement perceptibles, forme, dimension, tonalité, il lui reste toujours possible de nous révéler quelques certitudes dont nous pourrions émettre, à son sujet, un certain degré de réalité. Mais d'abord il nous faudra énoncer l'aphorisme célèbre de Protagoras, lequel déclare que "L'homme est la mesure de toute chose." Sans doute une telle affirmation n'est-elle pas fausse si l'on considère la prééminence de la conscience humaine sur toute autre forme de conscience, effective ou bien supputée. Nul ne saurait inféoder le jugement de l'Existant à l'aune de quelque injonction que lui dicterait l'objet dont il veut être le possesseur. Le rapport de l'homme aux choses n'est jamais de l'ordre d'une hiérarchie et d'une domination mais doit simplement se ramener au souci d'établir une connaissance aussi exacte que possible de ce qui nous fait face en une énigme toujours à résoudre.

  Ainsi le tour du potier n'est pas seulement un objet grâce auquel l'artisan peut fabriquer quantité de vases et de pots de nature différente dont les seules fonctions suffiraient à le définir. Circonscrire l'objet ne consiste nullement à en éprouver la circularité, à en tracer les limites. C'est du "dedans" des choses, à partir de leur chair intime que leur sens ultime peut apparaître. Bien souvent le Possédant se contente de faire des objets de simples domesticités concourant, en tant que prédicats de l'homme, à en faire émerger la figure de proue. Ainsi limités à leur ustensilité, nos vis- à-vis quotidiens n'apparaissent qu'à la manière d'hypostases d'une substance qui leur serait infiniment supérieure. Bien évidemment il ne s'agit nullement d'inverser les termes de la relation et de faire de toute nature humaine le serviteur de l'objet. C'est bien plutôt d'une mutuelle relation dont il s'agit, chaque signification particulière, singulière, trouvant dans sa confrontation ou le commerce avec l'altérité, la réverbération nécessaire à la perception de sa  propre entente avec lui-même. Donc à sa révélation.

  Être potier est plus que l'action de façonner des pots. Façonner des pots consiste à poser la pierre angulaire de la relation au monde, de la reconnaissance de l'autre qui nous fait face en sa concrétion toujours questionnante. La jarre, outre qu'elle est d'abord une forme esthétique directement perceptible, ne joue pas simplement à titre de décor. Elle accueille, en ses flancs, la nourriture dont l'Autre fera son profit et qu'il distribuera afin qu'entre les membres de la communauté s'établisse les prémices du dialogue. Elle abrite le grain qui constituera le recueil de la semence, son ouverture à la profusion par laquelle le laboureur signale à la nature accueillante la nécessité de la croissance universelle. Elle se resserre autour de l'ambroisie offerte aux dieux afin que ces derniers prennent soin de la descendance qui leur rendra grâce dans les limites de l'enceinte sacrée. Ainsi habitée du "dedans" par le "dedans" de l'homme, la jarre délivrera-t-elle une partie des fondements, des nervures qui concourent à soutenir son être, à lui permettre de faire phénomène dans l'espace et le temps auprès de ceux qu'elle rassemble comme pour une intime communion.

  Certes, l'on pourra toujours objecter que quantité de peuples, que nombre de modestes paysans ont côtoyé la jarre, l'amphore, sans en percevoir la moindre perspective signifiante, sans qu'ils en tirent la nourriture d'un concept, sans qu'ils se soumettent à la puissance du sacré. Mais, en ce domaine, toute affirmation de la perception humaine quant à la dimension de l'objet est toujours sujette à caution. Car, pour s'assurer de l'être de l'objet, il ne suffit pas de tenir à son égard un discours conceptuel faisant de la rhétorique le seul mode d'accès à l'essence des choses. Aussi bien y parvient-on par l'exercice d'un comportement averti du simple, du minime, du directement atteignable au travers de l'expérience quotidienne, par une manière de s'assurer de la présence de l'objet en un maniement respectueux. Le potier façonnant la terre de ses mains limoneuses peut, tout aussi bien que le philosophe, entrer en résonnance avec ce que la matière ductile, infiniment malléable contient de formes possibles, de métaphores potentielles, de ressources à accueillir le sacré en son éternel ressourcement.

  Mais voyons donc en quoi la maison dont, chaque jour de notre vie, nous foulons le sol, édifions les assises, habitons le dedans des murs, est à même de tenir, à notre endroit, un langage renouvelé. Maison née de la terre dont elle n'est, essentiellement que la projection dans l'espace, image inversée de la grotte abritante. De cette dernière, elle porte encore l'empreinte visible. L'homme nomade, silhouette actuelle de l'ancien cueilleur-chasseur, y trouve refuge chaque soir. Il y éprouve ce même sentiment de réconfort qu'éprouvaient ses ancêtres lorsque, réfugiés sous la voûte de roche, le repos pouvait survenir à l'abri des dangers, à l'écart des agressions de la vie sauvage qui rôdait alentour. Pour se rassurer, il y avait le feu dans le cercle de pierres, la meute humaine rassemblée dans des attitudes laineuses ombilicales; il y avait l'extérieur, sans doute menaçant, mais aussi nourricier, le dehors exultant et sombrement polyphonique que l'on représentait en surfaces  pariétales d'ocre jaune, de noir charbonneux, d'argile rouge. Là était l'art en ses premières manifestations, en ses représentations fondatrices de l'invention humaine. Les reproductions dont nous habillons nos murs contemporains n'en constituent que la lointaine réverbération, la réassurance narcissique à l'identique. Il y avait la natte sommaire, la peau animale posée à même le sol où s'animait la scène primitive engendrant la longue lignée, la merveilleuse aventure de l'ontophylogenèse.

  Mais, revenons aux fondements de l'humain tels qu'ils se révèlent au sein de la conque première. Revenons à l'outil, aux translucides bifaces, aux racloirs à l'arête tranchante, aux pointes, lances, flèches et harpons. Déjà, en eux, comme de nos jours dans leurs objets homologues, - couteau, poinçon, marteau, -, se révèle plus qu'une simple ustensilité, une véritable symbolique qui fécondera l'imagination, donnera site aux mouvances de l'âme humaine. Par l'outil, l'homme s'assure la maîtrise de la nature en même temps qu'il dresse les grands schèmes signifiant à l'infini. L'arme, si elle est destinée à la chasse et à l'assurance d'une survie, est en même temps la polarité masculine de l'humanité. Quant aux récipients de toute sorte, ils préfigurent la polarité féminine, le recueil et le don. Le bâton du paléolithique supérieur est l'insigne du pouvoir spirituel, alors que le coquillage, le cauri est l'ancêtre de notre actuelle monnaie, symbole de l'échange entre les vivants.

  A cet homo economicus, se substituera, sans pour autant le remplacer, l'homo religiosus affectant à l'environnement qu'il découvre un caractère sacré, outil, arbre, animal, l'Autre en son face à face. L'habitat, la hutte de branches de Terra Amata se confondra avec le ventre de la génitrice, de la terre. Le feu, quant à lui, deviendra le pôle sacré par excellence, triplement signifiant : obtenu par percussion il devient feu céleste  masculin; par friction, feu terrestre féminin; s'il est intérieur ou cosmique, il ouvre à la révélation. Comment, dans cette première ébauche du sens, lequel prolifèrera bientôt, ne pas reconnaître nombre de nos contemporaines icônes humaines ? Nos demeures sont remplies de manières de fétiches dont nous ne pourrions nous séparer seulement à l'aune d'un déchirement, d'une perte ou, à tout le moins, d'un sacrifice, d'une douleur. Bien des objets sont déifiés qui disent notre inféodation à une lourde matérialité !

  Ce qui, en des temps archaïques, s'imprimait en creux sur les parois des grottes, entre les parois végétales, se révèle à nous aujourd'hui, en relief, avec l'évidence des vérités révélées. Notre habitat est le lieu privilégié où inscrire la transcendance de l'homme à même la densité des choses, lesquelles parviennent, sinon à une désocclusion totale - il n'y a jamais de vérité que partielle -, du moins à une phénoménalité, à un rayonnement  qui nous assure de notre être. Mais, parvenu à ce point de l'exposé nous ne pourrions faire l'économie de la pensée phénoménologique de Mircea Eliade, appliquée au sacré, au religieux :

 

  "L'habitation n'est pas un objet, une "machine à habiter" : elle est l'Univers que l'homme se construit en imitant la Création exemplaire des dieux, la cosmogonie. Toute construction et toute inauguration d'une nouvelle demeure équivaut en quelque sorte à un nouveau commencement, à une nouvelle vie. Et tout commencement répète ce commencement primordial où l'Univers a vu pour la première fois le jour. Même dans les sociétés modernes, si fortement désacralisées, les fêtes et les réjouissances qui accompagnent l'installation dans une nouvelle demeure gardent encore le souvenir des festivités bruyantes qui marquaient jadis l'incipit vita nova. (Le commencement d'une nouvelle vie). Parce que la demeure constitue une imago mundi, elle se situe symboliquement au "Centre du Monde".  

                                     

                                                                                                 (Mircea Eliade - "Le sacré et le profane." )

 

  Considérer notre rapport aux choses et singulièrement à celles de notre demeure selon une telle perspective nous conduit à ne pas habiter distraitement mais à ouvrir le réseau des significations sous-jacentes. Seul l'animal, dans sa recherche d'un refuge primaire, pourrait en faire l'économie. L'homme "riche en monde" selon la célèbre formule heideggerienne, ne saurait s'en dispenser. Il en va de sa compréhension de l'existant en son ensemble. Nulle autre mission plus exaltante ne pourrait lui être affectée.

 

 

 

 

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25 juin 2013 2 25 /06 /juin /2013 08:46

 

  Où il est question du difficile problème de la nomination. Un Copain, comment le nommer autrement que par son nom habituel ? Et puis, un sobriquet, sera-t-il bien choisi ? Reflétera-t-il ce qu'est la personne en son fond ? N'y aura-t-il pas la tentation de l'affubler d'un caractère simplement "physique" ? Sera-ton assez proche d'une vérité ?

  Et puis affecter un nom de baptême ne saurait concerner uniquement la condition humaine. Qu'en est-il de l'animale ? Un chat, par exemple, peut-on l'appeler simplement "Noiraud" sans  conséquence de ce choix sur l'existence quotidienne du petit félin ?

  Car, voyez-vous, dans "Les Copains", on ne se limite pas à vivre au jour le jour en faisant rouler devant soi la boule de l'existence, on essaie de se poser des questions. Même sur l'infime, l'inapparent, même sur ce qui, peut-être, ne fera jamais phénomène le long du chemin de la vie. C'est comme cela chez Les Copains et, on peut vous l'assurer, ça vaut bien mieux qu'une virée chez McDonald's. Enfin, on voudrait pas être prétentieux ! Mais, on vous le dit, ça vaut vraiment le coup de longer un brin les rues d'Ouche, de faire un tour sur la Place du Marché. On vous le dit !

 

Antoine Bellonte (alias "Blanchette")

 

 

   En tout cas, c'est Antoine qui est tombé le premier; Antoine Bellonte qu'on appelle aussi"Blanchette" entre nous, même qu'on est pas tous d'accord sur l'appellation. Moi, je trouve que"Blanchette" ça va pas. "C'est une marque patronymique non discriminante" comme disent les Futés et même si la formule fait dans le tarabiscoté, c'est eux, les Futés, qui ont raison. Je vais vous expliquer pourquoi.

  Antoine, on l'appelle "Blanchette" parce qu'il a les cheveux blancs, mais complètement blancs, comme un albinos sauf que lui il a pas les yeux roses mais bleus, à la façon des myosotis. Or "Blanchette" ça veut dire qui est de la nature de la blancheur, comme la finitude est l'état de ce qui est fini, la négritude, l'état de ce qui est nègre. Et je suis sûr que vous le voyez déjà le talon d'Achille du raisonnement et que vous commencez à apercevoir pourquoi le pseudo-patronyme est "faiblement discriminant". Eh bien, il l'est, parce que l'état de la blancheur, le caractère de ce qui est blanc est trop répandu et trop général pour que puisse être attaché à son prédicat une spécificité qui lui permettrait de se détacher de son contexte.

  L'état de ce qui est blanc, on le trouve dans la neige, le lait, la farine, la feuille de papier, la toile de drap, les icebergs du Pôle Nord, le talc, les nuages, c'est comme qui dirait un état natif qui émerge à peine des limbes et on est constamment entourés de blanc sans même qu'on en soit conscients. Donc, quand on appelle Bellonte"Blanchette", c'est, en fait, comme si on l'appelait pas et, je suis sûr, vous avez remarqué l'inclination de beaucoup de gens d'affubler leurs animaux de noms très originaux, du style "Noiraud""Griset""Caramel""Noisette","Tigré", et vous voyez bien que le sobriquet est toujours lié, d'une façon ou d'une autre à la couleur, c'est à dire à un prédicat de l'ordre de la forme.

  Or, si on prend "Black" ou "Noiraud", c'est comme pour "Blanchette" ou "Boule de neige", on va trouver une foule de choses noires, comme le charbon, le cirage, l'encre, la suie, j'en passe et des meilleures, et votre chat, qu'en toute sympathie, vous aurez baptisé "Noiraud", eh bien  IL N'EXISTERA PAStout simplement parce que les gens s'amuseront pas à trier la masse des choses noires pour en extraire votre petit "Noiraud" qui est peut être si touchant et adorable mais qui devient totalement insignifiant de par la désinvolture de votre nomination.

  Du reste, à ce propos, j'ai une petite anecdote à vous raconter, d'abord pour l'anecdote, ensuite parce qu'elle illustrera mon propos sur la nomination. Un soir, avec Henriette, on rentre de chez Mozart et Melba, on essuie un méchant orage sur la route avec des flaques partout et de l'eau qui dégouline le long des portières. Henriette descend ouvrir le portail pendant que je manœuvre la berline au milieu de la cité lacustre. Henriette est mouillée de la tête aux pieds et c'est bien fait pour elle, elle avait qu'à emporter son parapluie. Henriette pousse le portail à roulettes; je descends de la voiture et alors ma moitié me dit "j'ai entendu un bruit dans la haie de laurier-tin, même on dirait le cri d'un animal" et je lui dis, "t'inquiète, on verra ça demain, d'ailleurs t'es comme Jeanne d'Arc, t'entends toujours des voix", mais comme Henriette elle entend comme une chauve-souris et, qu'en plus, elle a de la suite dans les idées, elle prend un parapluie, je comprends pas pourquoi d'ailleurs; elle fonce vers le laurier-tin et elle me rapporte un minuscule chaton, noir, mais vraiment plus noir on peut guère trouver et elle me le file dans les pattes, sans vergogne, en me disant que c'est elle qui avait raison, "et maintenant, tu peux te démerder avec le chat, je prends ma douche et je vais me pieuter !" 

   Je pense, "pour la douche, c'est superflu", elle en sort tout juste et  je reste comme un gland avec la bestiole noire dans les pattes qui se débat et gigote comme un beau diable et ce putain de petit greffier je peux tout de même pas le refiler dehors, ce serait inhumain, alors, pour couper court à la morale qui commence à faire mon siège, je dégotte un carton avec une serpillière, j'y dépose le colis comme Jésus dans la crèche, mais Jésus, lui, se tenait peinard, alors que le chaton colle à mes baskets en miaulant d'une voix presque humaine, alors je coupe court à son intention de me suivre et, délicatement du bout de mes baskets, je ferme la porte de communication, celle qui fait communiquer le parking avec le reste de l'hôtel et Henriette est déjà au pieu, en train de ronfler, alors que je commence juste à me brosser les dents. Le lendemain, au petit déjeuner, j'ai droit à la messe en breton et en basque à la fois. "T'as voulu le faire entrer, le chat, eh bien maintenant débrouille-toi, en tout cas j'ai assez avec toi à m'occuper, je VEUX PAS d'un chat en plus et d'ailleurs, ça pisse partout et ça se fout toujours dans tes guibolles quand tu marches, t'as qu'à voir avec la Spa ou la Mairie, au moins ça t'occupera plutôt que de passer tes journées à aller déblatérer avec ta bande de branquignols !" 

 

 

 

  

 

 

 

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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 17:32

 

Symphonie en noir et blanc.

 

 

 

   Toutes les couleurs sont égales. Cependant…

 

  Sur les corps couleur de nuit coulent les ruisseaux de la peur. L'angoisse est là qui fait ses mailles serrées, contraint au silence, à l'immobilité. La nuit est une étoupe, une souricière et les étoiles sont absentes. Le ciel est vide. Le ciel est aveugle.

Dans les baraques, sur les lits de planches,  le sommeil est étroit, traversé de flammes blanches. Les flammes des diamants qui habitent les filons de glaise sourde. Les flammes qui creusent les âmes, ravagent les consciences, allument le désir des hommes.

  Blanc est le désir, noire la peur. Longues zébrures couleur de braise sur les peaux meurtries. Elles disent, en lignes simples, le langage de la domination. Celui de la soumission aussi. Dans les boyaux étroits, dans les galeries brumeuses, les corps d'obsidienne souffrent en silence. La douleur est toujours la plus vive quand elle n'autorise même plus la parole. Au-dessus des sombres venelles où agonise l'espoir, sont les entrepôts avec leurs grandes bâtisses coloniales. Sous des opalines vertes, sur des tapis sombres brillent les gemmes de l'envie.

  Blanc est le pouvoir. Blancs sont les visages fascinés par les éclats pareils aux longs filaments des comètes.  Blanc est le sentiment qui contraint, opprime, réduit à néant l'essence de l'homme. Blanc est l'abîme du néant où le sens se dissout avec sa consistance de brume.

  Noire est la condition des hommes à la peine. Partout où errent leurs effigies d'ébène se révèle la ténèbre, gire l'orbe de la finitude. La nuit est une étoupe et les étoiles sont vides. La nuit est dans les corps et fait son bruissement, son cri assourdissant de chauve-souris. Les membranes de l'incompréhension, de la folie, du désarroi sont partout palpables et les abris de planches et de goudron sont  le refuge des erratiques.  Noir bitume où tout s'englue, où tout sombre et s'incline au désespoir.

 

   Toutes les couleurs sont égales. Cependant…

 

  Le temps est long dans les sillons de terre. Le ventre des choses est comme déserté. Rien n'en sortira qu'une noire solitude. Les pierres, dans l'ombre, allument des convoitises, incisent les regards. La sclérotique des Blancs est une porcelaine dure sur laquelle ricoche la lumière. La pauvreté aussi. La pauvreté est noire, elle ne connaît pas la clarté. Les mains sont noires, noueuses, usées comme de vieilles racines. D'autres mains sont blanches. Lisses. Les feux des pierres s'y allument. Les coupures vertes s'y consument comme des braséros ultimes. Il n'y a d'autre but que cette éternelle combustion. Les pierres sont infiniment précieuses, icônes dans le noir compact des rhizomes souterrains. Les rhizomes enserrent les corps dans une gangue nocturne. Les étoiles ont déserté le ciel et l'immensité est vide.

 

  Toutes les couleurs sont égales. Cependant…

 

  Long est le temps qui fait ses cordes tressées. Longue est la peur qui enserre les ventres. Ventres pareils au ventre sombre et étroit de la terre, là où s'abolit le langage. Longue la couleur noire saturée d'indicible. Noire est la lumière, Noir est l'Homme qui, soudain, surgit au firmament parmi les nuées d'incompréhension. Noir est l'espoir qui se fait jour alors que les Blancs oppressent, divisent, parquent. Noir d'un côté. Blanc de l'autre. Frontière au milieu. Pas de gris qui dirait la perte du Blanc dans le Noir, la perte du Noir dans le Blanc. Certaines couleurs : incompatibles. Métissage : mot interdit, pratique interdite. Il y a des réalités qui ne peuvent avoir lieu, des partages délétères, des actes prohibés. Alors on dresse les murs de la honte, on établit les frontières. La résidence est Blanche. Le taudis est Noir. Et, ainsi, à l'infini, selon l'imaginaire sans fin de la barbarie. "A visage humain", disait avec raison le Philosophe.

 

 

  Toutes les couleurs sont égales. Cependant…

 

Noir est l'homme qui, soudain, inverse la logique des peuples. Noir est Noir. Certes. Blanc est Blanc. Sans doute. Mais comment une humanité pourrait se construire sur cette sommaire dialectique ? Comme si les couleurs, de toute éternité, avaient été prédestinées à ranger les hommes selon leurs mérites, leurs valeurs. Combien tout ceci devient tout à coup détestable, hors jeu, impensable. Noir est l'homme qui crée, à la force de ses convictions, à l'amplitude de son intelligence, à sa capacité de visionnaire la Nation arc-en-ciel. Car toutes les couleurs sont égales.

 

    Toutes les couleurs sont égales. C'est cela qu'il nous faut proférer haut et fort afin que Celui qui s'est levé un jour nous entende.

    

 

Sur la courbure infinie des consciences

NELSON,

Nous écrivons ton nom :

 

Négritude.

Espoir.

Liberté.

Solidarité.

Ouverture.

Non-violence.

 

 

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24 juin 2013 1 24 /06 /juin /2013 09:18

 

  Où il est question de présenter ses Copains. Mais ce n'est pas si simple qu'il y paraît. Par qui commencer, comment dire ? Et, tout de suite, à l'improviste se pointent en même temps, sans prévenir, la Morale, les Valeurs et toute une kyrielle de questions auxquelles on n'avait pas pensé. On dit "amitié" et, aussitôt on a "Philosophie", "Ethique", "Liberté", des choses de cet ordre et alors il faut faire attention où l'on pose les pieds, comment l'on progresse sur le chemin de l'altérité. On a, comme qui dirait, des œufs sous les chaussures. C'est fragile, l'amitié. Alors il faut prendre des gants, toucher du bout des doigts, attendre les premiers frémissements. Ça vient toujours les frémissements, les vibrations élémentaires à partir desquelles se crée une complicité, une communauté de pensée, et, pour parler comme les Futés, une sorte d'existentialisme.

 

Les membres du Club des 7

 

 

  Ça fait belle lurette que je vous avais promis de vous en parler de mes copains ? Eh bien, nous y voilà, je vais vous dire deux ou trois mots sur le "Club des 7", mais ne vous affolez pas d'avance, vous souffrirez seulement en comptant jusqu'à six, vu que pour moi, le tour est déjà passé, à moins que mes compagnons ne se fassent un devoir de brosser mon portrait et, en matière de brossage, je leur fais plutôt confiance.  

  Donc "Les Copains d'abord". Dit de cette façon, ça paraît simple, un peu comme mon marchand des quatre saisons dirait "les légumes d'abord". Mais ça manquerait d'élégance, du fait que "légume", ça fait penser à l'antichambre du gâtisme et que mes amis supporteraient pas très bien l'analogie; pas plus, d'ailleurs, qu'ils n'aimeraient qu'on les qualifie de "grosses légumes" parce que, comme je vous l'ai dit, ce sont tous, moi-même y compris, des "Modestes" et si j'écris le mot avec une Majuscule c'est juste pour mieux enfoncer le clou; d'ailleurs on a tous notre carte du Parti, sauf qu'elle est périmée, mais ça empêche pas l'intention. Alors que le marchand des quatre saisons, avec sa petite carriole peinte en vert, avec les roues cerclées de fer et ses pyramides d'oignons, de navets et de choux qui font penser à Khéops, Khéphren et Mykérinos réunies, il vous dit "les légumes d'abord", il vous met dans l'embarras et vous êtes obligé de lui dire au Gontran, "d'accord pour les légumes, c'aurait pu être "les fruits d'abord", mais les légumes, par lesquels on commence, les oignons, les choux ou les navets ?"

  Vous voyez, ça a l'air de rien comme ça de vouloir parler de ses copains, mais ça pose au moins un problème de morale ou, si vous préférez, un problème de "valeur" et alors on se dit, l'Antoine il vaut mieux que le Jules et le Jules il est plus à considérer que le Marcel et le Marcel il vaut mieux en parler avant l'Yves ou après le Ramon et alors, partis comme on est, on peut ramer pendant des siècles, même après la fin des pyramides et on n'aura pas encore résolu le problème du fait que la Morale et les Valeurs, plus on tourne autour, plus ça vous échappe et c'est souvent un problème de point de vue, comme à la Bataille d'Austerlitz, si vous vous souvenez.

  Alors, pour pas rester les deux pieds dans un même sabot, je viens de prendre une vieille enveloppe du Trésor Public, je l'ai pliée pour en faire six cases pareilles, j'ai pris la paire de ciseaux que  j'ai achetée au Comptoir et j'ai découpé six morceaux bien proprets et, dessus, avec le stylo attaché au bout d'une ficelle, comme du temps où j'étais Magasinier, j'ai écrit en m'appliquant, bien au milieu de chaque petit rectangle, RAMON; JOSE; ANTOINE; MARCEL; YVES ; JEAN; y avait le compte, j'ai plié les papiers en quatre et je les ai mis dans mon béret et j'ai demandé à Henriette, ma moitié qui fait presque le double de moi, de piocher de sa main douce et potelée, les petits papiers, l'un après l'autre. Et alors c'était énervant cause à la voix toute menue et fluette d'Henriette, de les entendre les prénoms de mes copains et c'est un peu comme s'ils étaient retombés en enfance, avec leurs prénoms si minces et c'est comme s'ils avaient mis leurs barboteuses et coiffé leurs cheveux blonds et angéliques en coque et qu'ils jouaient dans le bac à sable.

 

 

 

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