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10 juillet 2013 3 10 /07 /juillet /2013 08:03

 

  C 'est ainsi, certains êtres semblent avoir été élus afin de témoigner de la beauté du monde, de son inépuisable disposition au ressourcement. C'est un peu comme s'ils s'étaient introduits dans la peau de Jésus et avaient procédé à la multiplication des pains. Métaphoriquement, ces pains auraient figuré tout ce qui vient à l'encontre, aussi bien les autres hommes, aussi bien les animaux, les plantes, les choses du quotidien, aussi bien les œuvres d'art ou bien les sentiments. Car ces individus singuliers "font feu de tout bois". Le vol de la libellule leur est prétexte à ravissement. Le verre de l'amitié, une ambroisie qui gonfle leur âme. Le livre une ouverture de l'esprit aux merveilles de l'intellect. Toute une panoplie toujours disponible, une généreuse corne d'abondance diffusant son inépuisable prodigalité. La pluie, le vent, la courbure du galet, la poignée de main, tout fait également sens dans une manière d'accomplissement qui apparaît comme une fin en soi. Et, ces personnes naturellement inclinées vers la profusion, on ne les jalouse pas, on ne les critique pas, pas plus qu'on se mettrait en devoir de les juger. Ils nous étonnent, tout simplement et, souvent, devant ce très  estimable don de la nature, on reste bouche bée. Car aucun langage ne pourrait être proféré afin de rendre compte de la merveille. Le monde coule en eux comme la brise travers les branches noueuses de l'olivier : un pur événement situé en dehors de toute logique. Bien évidemment, jouant en contrepoint de cette amplitude, apparaît toujours celui  affecté de manque, constamment insatisfait, ne figurant parmi les hommes qu'à titre d'absence. Tellement absents, y compris à eux-mêmes, qu'on finit par les oublier. Par contraste, le sentiment de plénitude paraît doué de surprenantes virtualités. Jamais l'homme porteur d'une telle faveur ne passe inaperçu. Pour le plus grand bonheur de ceux qui ont le privilège de les côtoyer. Ils sont, en quelque sorte, des parangons de comportements existentiels. Les moindres de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs actes sont des manières de propédeutiques dont, toujours, nous cherchons à saisir la signification, sans toujours y parvenir.

 

 

La plénitude.

 

  Alors, je sais, énoncé de cette façon, ça a l'air de rien mais c'est un problème de nature "existentielle", et pour faire court, il suffit de dire que Bellonte il est du côté de la PLENITUDE, alors que Sarias, il penche vers l'INCOMPLETUDE. Oui, c'est vrai, dès qu'on cause sérieux, c'est un peu difficile de les éviter les terminaisons en "TUDE", et vaut mieux faire avec que se demander le pourquoi d'une telle chose.

  Le problème de la PLENITUDE, avec Bellonte, c'est précisément, qu'il n'y a pas de problème. Pour lui, exister, c'est évident, c'est comme respirer, boire, dormir, c'est une fonction naturelle, ça vient de très loin et ça va très loin mais ne l'affecte pas, ne le trouble pas, c'est seulement quelque chose qui glisse le long de l'horizon, tout juste sur le trait entre le ciel et la mer, là où les lignes sont courbes et muettes, là où elles sont assignées au recueillement, à la vue immense qui parcourt le monde et Bellonte est comme la ligne d'horizon, il suit la terre d'un bout à l'autre de ses immenses étendues et il ne se lasse jamais et son regard est toujours lumineux et il écoute la respiration des planètes, le vol des oiseaux, le déferlement de l'écume sur les plages de galets; il écoute le chant du sable, le glissement des dunes et son corps est ouvert à la façon d'une conque et le mouvement incessant, le grand flux de la multitude travers son corps : les fleurs, les arbres, la chute des feuilles, le voyage du pollen, l'eau des cataractes, celle des lagunes froissées par le vent, l'eau de la pluie comme un rideau de perles, les voix des hommes, des femmes qui pilent le mil, les palabres sous le grand figuier, les pneus sur l'asphalte, le cinglement des voiliers sous les alizés, les moulins à huile qui broient les olives, tous les bruits qui peuplent la terre, tous les silences, toutes les rumeurs et ça voyage longtemps en lui et parfois ça arrive à son acmé et alors ça court sous sa peau en ondes multiples, ça éclaire ses yeux gris, ça gonfle juste en arrière de ses lèvres, ça les étire en un sourire qui en dit long, ça anime son larynx, ça tend ses cordes vocales, ça déplisse ses alvéoles, et Bellonte se met à parler et son langage est constellé d'une cascade de sons et de mots, de volutes, d'arabesques, de flexions, de retournements, de rebonds et c'est comme une longue coulée de calots qui sort de ses lèvres, une émission sans fin, une longue mélopée qui ne tarit pas, une sorte de mouvement perpétuel, et cette PLENITUDE, Bellonte n'a pas à la soutenir, à la porter, à la contraindre, elle sort de lui à tout moment, il en fait l'offrande à ses voisins, à ses amis, à tous les peuples de la terre, comme cela, sans effort, comme l'eau d'une source qu'alimenterait un glacier éternel.

 

 

 

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8 juillet 2013 1 08 /07 /juillet /2013 10:48

 

 

   L'amitié, ça paraît pas, mais c'est un brin complexe. On croirait que tout va de soi, que l'Ami, on est de plain-pied avec lui, que tous les Amis se ressemblent, qu'on est liés à eux par un cordon ombilical de même nature et que, donc, il n'y a guère de problème à se poser sur la manière de s'y prendre tellement le domaine des évidences est là. C'est ce que l'on pense en général et l'on continue son chemin sans se soucier de sa relation à l'Autre. Seulement il n'est pas rare qu'il y ait des erreurs de parcours, parfois la rivière unie se divise en plusieurs rameaux, parfois il y a même des pertes d'eau en des parcours souterrains, des résurgences ou bien de simples disparitions.

  Et, que l'on s'en offusque ou que l'on soit indifférent à un tel état de fait ne change rien au cours des choses. Cependant, pour ce qui est de l'amitié, si l'on y avait regardé de plus près avant de s'engager, si l'on avait jaugé la façon dont on se lie avec Pierre, avec Paul, son degré respectif d'engagement les concernant, on se serait vite aperçus qu'il y avait, sous la surface lisse et homogène, quantité de différences, de tourbillons, parfois d'eaux contraires. On aurait convoqué une perception plus adéquate du réel, on se serait lancés dans quelque hypothèse sur les raisons qui, en profondeur, motivent l'amitié; on aurait davantage pris en compte les facteurs subjectifs, les intérêts particuliers, parfois les calculs, les stratagèmes.

  Car l'amitié, si elle est un bien remarquable, n'est en rien frappée du sceau d'un quelconque absolu. Bien au contraire tout y est relatif, lié de près à ce que chacun porte à la façon d'une empreinte indélébile, à savoir les contours d'une singularité ne trouvant ni dans le temps, ni dans l'espace, de fac-similé, de modèle approchant. La rencontre, étant par définition, cette mystérieuse alchimie au cours de laquelle confluent en un même creuset quantité d'affinités, d'aimantations aussi bien que de répulsions, d'écarts, de conceptions plurielles de l'existence, l'on ne s'étonnera pas que les recherches de l'Autre se conjuguent de façons radicalement différentes. Dans l'amitié, Untel trouvera matière à plénitude, tel Autre prétexte à prendre acte d'un manque abyssal.  L'un sera entré dans une relation de confiance équilibrée où, entre les parties prenantes, s'établira un simple système de vases communicants : une manière d'harmonie se suffisant à elle-même. L'autre s'y sera invité, d'abord dans le souci de retirer du commerce avec ses semblables un quelconque profit.

  C'est un peu comme dans une cour d'école où se déroulerait un simple jeu de calots. Certains écoliers s'y adonneraient à un simple jeu d'échanges, sans plus, alors que d'autres n'y figureraient qu'à tirer quelque marron du feu. Sans doute la métaphore du jeu est-elle l'une des plus adéquates qui soient dès l'instant où il est question de partage dans une communauté humaine. Les enjeux, les parts, les gains ou bien les pertes, les enrichissements ou les débits ne sont jamais à parts égales. C'est comme au  jeu de Monopoly : certains ne rêvent que de la gloire que pourrait leur procurer une résidence Avenue Foch. D'autres plus modestes et certainement plus authentiques se contenteraient de côtoyer leurs voisins du côté de Belleville ou de La Villette, ravis à l'idée d'un partage équitable. Avec l'amitié peut-être convient-il de s'y reconnaître sous la forme d'une relation du plein et du vide. C'est toujours de manque ou bien d'excès dont il s'agit. Le fléau de la balance est rarement équilibré !

 

 

 

Les calots.

 

  Maintenant Bellonte est complètement arrivé, il sort les mains de ses poches, par politesse, il nous dit bonjour et il nous donne à chacun un gros calot avec plein de couleurs qui se mêlent dedans. C'est comme une tradition, Bellonte il nous refile toujours des calots quand il arrive, tout juste comme Sarias qu'on aperçoit maintenant du côté des cars de Pierson, et ça veut dire qu'il va pas tarder à nous rejoindre. A son tour Sarias, sans même enlever sa casquette à oreilles, il nous salue rapidement et il prend dans ses poches des calots de verre avec comme des algues et des arcs-en-ciel dedans et chacun en prend un calot.

  Comme d'habitude on cause de choses et d'autres et de plein d'autres trucs aussi et l'angélus de midi sonne à la cloche de l'Eglise d'Ouche et c'est bientôt l'heure de rentrer pour la soupe et, c'est là, vous allez voir la différence entre Bellonte et Sarias. Bellonte il remonte l'Avenue de la Gare en sifflant encore et il enfonce bien ses mains dans ses poches, d'abord parce qu'il fait frisquet, ensuite parce que ses poches elles sont vides. Sarias fait pareil pour l'Avenue, il la remonte, il descend sa casquette à oreilles sur les siennes d'oreilles et il enfonce pas les mains dans les poches, vu que les calots, ils prennent pas mal de place.

  Je sais pas si vous avez suivi mais, la différence elle est pas dans la tête blanche et découverte de Bellonte, en rapport avec la tête couverte de Sarias. La différence elle est dans les calots. Bellonte, quand il donne ses calots, c'est sans "arrière-pensée", c'est même tellement "sans arrière-pensée" que, quand il repart, il songe même pas à vous les demander, et même s'il y songeait, il vous dirait de les garder pour vous et même d'y mettre votre mouchoir brodé dessus, alors que ce vieux renard de Sarias, en arrivant, il vous les refile ses calots, mais avant de partir, alors qu'il visse sa casquette sur sa tête, il fait "pssst", "psssst", et en même temps il recourbe plusieurs fois l'index vers sa poitrine, en forme de crochet, et ça indique qu'il veut tout simplement qu'on les lui refile ses calots.

  Où je veux en venir avec mon exemple des calots ? Eh bien, c'est simple : c'est seulement pour montrer que Bellonte et Sarias ils fonctionnent pas sur le même principe en tant qu'amitié et partage avec les Autres. Bellonte, il se met du côté du PLEIN; Sarias, du côté du VIDE. Ça veut tout simplement dire que Bellonte, du côté de l'amitié, il te donne tout ce qu'il a à l'intérieur de lui, il retourne complètement ses poches et après elles pendent comme deux oreilles de teckel, de chaque côté du jogging. Sarias, lui, il te donne aussi tout ce qu'il a au-dedans de lui, mais juste avant de partir, ça lui fait un tel VIDE au milieu de la peau, qu'il te les redemande ses calots, et comme ça il peut repartir tranquille et même il est plus riche en partant qu'en arrivant, parce que, sur les calots, y a les traces de ses copains, celles de Garcin, de Pittacci, Calestrel et les autres...et elles lui tiennent compagnie et, comme ça, il a l'impression d'être jamais seul, il a toujours un peu du "Club des 7" au fond de ses poches, et ses poches à lui, sont gonflées comme des baudruches.                                                                                                        

 

 

 

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6 juillet 2013 6 06 /07 /juillet /2013 13:32

 

  Eh bien, dans "Les Copains", je ne sais pas si vous vous en êtres aperçus, mais il est toujours question de SENS. Le sens des choses, le sens des actes, le sens  de l'amitié, le sens de tout ce qui vient à notre encontre. Le sens de l'existence, si vous préférez. Avec le sens on n'en a jamais fini, vu que c'est, à proprement parler, insondable et que chaque fragment de sens s'imbrique dans un autre fragment, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Habituellement on nomme cela "cercle herméneutique", à la façon dont on pourrait envisager l'image de l'ouroboros, ou "serpent qui se mord la queue", lequel est condamné à girer à l'intérieur d'une éternelle répétition. Si l'on prend le sens d'un mot, par exemple, ce mot renvoie toujours à une autre réalité que la sienne, à savoir des homonymes, des synonymes, des antonymes et la définition se perd dans les méandres sans fin des sens associés.

  Mais prenons donc un cas concret, le mot "personne" et cherchons à en approfondir les multiples acceptions . D'emblée nous débouchons sur cinq sens distincts :

 

  1) "être humain";

  2) "personne morale" en tant que sujet de droit;

  3)  la détermination du sujet qui parle (il parle tout le temps à la première personne)

  4) "nul", "aucun";

  5) "quiconque".

 

  Et, maintenant, par un simple jeu de renvois, cherchons la définition de "être humain". Nous obtenons trois sens nouveaux :

 

  1) "qui a trait à l'homme";

  2) "sensible"; "compréhensif";

  3) "Personne humaine".

 

  Si, ensuite, nous souhaitons creuser l'une des valeurs particulières attachées au mot "personne", par exemple "sensible", nous sommes renvoyés à quatre nouvelles significations et à 21 nouvelles nuances de sens  relatives aux synonymes qui s'y rattachent :

 

accessibleaffectifaimantamoureuxappréciablechatouilleuxcompatissant,

douilletimpressionnablenerveuxnévralgiquepalpablephysiqueréceptif,

romanesqueromantique, sensitifsusceptible, tendrevulnérable, humain.

 

  La dernière déclinaison des synonymes nous livrant "humain", nous revenons en quelque sorte "à la case départ", à savoir "l'être humain". Le cycle est accompli, à la manière de l'ouroboros manifestant, par sa forme même, une manière "d'éternel retour du même".

  C'est sans doute en raison de son foisonnement, de son inépuisable ressource, de son inventivité sans limite que le SENS  est à la fois fascinant et insondable. Jamais les choses ne signifient avec autant d'ampleur que lorsqu'elles sont ouvertes à un genre de démesure, d'abîme sans fin dans lequel toute existence humaine se situe dès l'instant où, par définition, elle est soumise, par nature, au cycle de l'éternel retour. Du moins peut-on en faire l'hypothèse.

  Donc, dans le très court texte qui vous est proposé aujourd'hui, vous trouverez une merveilleuse bifurcation du sens  sous l'espèce de deux métaphores liées aux complexités de tout trafic, urbain de préférence : "à sens unique" et "à double sens". Car, en matière de sens multiples, contraires, ambigus, métamorphosés, inconstants, pléthoriques, se retournant parfois comme la calotte du poulpe, la "personne humaine" y excelle. Pour notre plus grand bonheur, pour l'incomparable variété anthropologique dont l'humaine condition sait se parer. Le sens est toujours à chercher au-delà de ses apparences, dans la profondeur dont il sait le parer. Mais ceci est une évidence dont vous étiez assurés depuis la nuit des temps.

 

 

 

Ramon Sarias

 

 

  Alors, Henriette, quand elle a plongé sa douce menotte dans le béret et qu'elle en a retiré le "Destin n° 2", ça faisait entre ses doigts comme des pâtes italiennes en forme de papillon au bout de deux cigarettes russes et ça m'a ému tout de même de voir tant de si douce innocence qui flottait entre ses éminences boudinées et menues à la fois. Et, vous voyez, j'ai pas pu résister, je lui ai piqué le papillon dare-dare à Henriette parce que, après tout, "Charbonnier est bien un peu maître chez lui" et puis, en tant que membre du "Club des 7", je voulais être le premier à lire la bonne nouvelle qui allait pas tarder à se pointer et j'avais, comme qui dirait, un droit de préemption. Henriette a un peu fait la gueule, mais elle y est habituée, moi aussi du reste.

  A peine j'avais déplié le petit feuillet du Trésor Public, j'ai eu une joie toute pleine et en même temps j'ai reconnu que le Hasard faisait bien les choses et les mauvaises langues qui disent que le hasard c'est fortuit, imprévisible, improbable et encore plein de sornettes du même genre, moi, Jules Labesse, je dis que somme toute c'est plutôt logique comme truc, c'est pas comme à la roulette où tu sais jamais où la bille va tomber, d'ailleurs la preuve de la logique c'est que c'est Sarias en personne qui est arrivé juste après Bellonte et Sarias et Bellonte ça peut pas être juste de l'imprévu, il y a une relation entre eux et la relation je vais pas tarder à vous en toucher un mot.

  Vous vous souvenez, Bellonte, son cordon ombilical toujours branché sur celui des Autres, le contact, l'ouverture, c'est pareil chez Sarias, sauf que le cordon il fonctionne pas exactement de la même manière et, pour simplifier, on pourrait dire que chez Bellonte il est "à double sens" alors que chez Sarias il est à "sens unique". Oui, pour le moment ça doit être un peu de l'hébreu ou du syriaque, peut être même avec une touche d'araméen ce que je vous raconte là, mais je vais essayer de traduire et vous allez piger tout de suite pourquoi je dis que mes deux copains ils sont pareils et en même temps différents.

  Et puisque vous m'avez demandé un exemple, je vous en donne un illico. Imaginez donc la Place du Marché avec le Club des 7 présentement réduit à 5, donc le "Club des 5" planté comme cinq glands sur les bancs verts et qui discutent en attendant que le Conseil des Ministres soit au complet. Au bout de l'Avenue de la Gare, c'est Bellonte qui se pointe en premier, les mains plantées dans les poches de son jogging. Maintenant Bellonte arrive devant chez Pierson où  y a les cars qui sont garés dans un garage avec des portes en fer et des vitres au-dessus. Et comme le soleil brille du côté du Café du Coin, devinez ce qu'on voit dans l'Avenue de la Gare ? Eh bien, on voit les cheveux blancs de Bellonte qui font comme une grosse boule de neige qui descendrait une pente en tressautant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 juillet 2013 4 04 /07 /juillet /2013 08:55

 

L'Autre, nous le portons en nous.

 

 

(Ce court texte sert de préambule au chapitre 28 de "Les Copains d'abord", fiction dans laquelle l'altérité est le fil rouge faisant tenir entre eux tous les fragments.)

 

    Parfois, chez l'homme, en l'homme, il y a une telle charge de sens qu'on débouche, immédiatement, sur de la plénitude, de l'éblouissement, un genre de savoir absolu. Seulement tout ceci est tellement précieux, fragile, que surgit, d'emblée, l'indicible et ses contours tracés à l'estompe. Parler de cela, l'humanité, parler de l'amitié, des sentiments faisant leurs minces linéaments dans les consciences, parler de cette ambroisie qui coule entre les Existants et, soudain, la vue se brouille, et soudain les larmes se révèlent être les seules paroles. Et, soudain le silence s'installe comme la seule ressource.

  C'est ainsi. On peut librement parler d'un paysage, décrire longuement le mécanisme des horloges, faire l'apologie d'un concept, tracer l'esquisse d'un projet. Mais comment évoquer ce qui, ténu, tendu à l'extrême, vibrant comme la corde de l'arc ne peut se dire que dans une manière d'approche, d'effleurement, d'esquive avant que ne se révèle à nous la merveille des merveilles : l'existence en son ineffable beauté.

   Et alors, cette découverte s'abreuvant au sublime ouvre à toutes les pensées, à toutes les considérations, à toutes les démesures. Car, une fois la surprise passée, une fois la révélation étalée au grand jour, nous nous extrayons d'un cône d'ombre pour nous exposer à la lumière. Tout s'y révèle avec éclat, tout y rayonne, tout y signifie. Tout devient alors relatif, aussi bien les possessions matérielles que les diverses silhouettes de la concrétude qui, quotidiennement, affectent l'homme et le détournent de son propre propos. Car, au premier chef, c'est bien à nous-mêmes, dans l'enceinte de notre peau, que nous entretenons le commerce originel. Consubstantiellement attachés à notre stalactite de chair. Et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ? Pourrions-nous différer de notre réalité ? Quel scalpel pourrait tracer la ligne de partage selon laquelle il s'agirait tantôt de nous, tantôt de nous en tant qu'autre.

  De ceci il faut être persuadé, l'Autre, nous le portons en nous, nous lui donnons acte, nous le sculptons à la force de notre regard, nous le modelons afin qu'il puisse faire écho et que notre voix ne profère nullement dans le vide. Cette partie de nous qui est déjà en l'Autre, qui est déjà l'Autre, nous la sentons confusément, comme nous percevons l'aube gagner notre peau afin qu'elle paraisse. Or, ce colloque singulier par lequel nous nous affirmons sur la scène du monde, en même temps que nous l'amenons à faire phénomène, nous lui affectons les prédicats de "conscience", de "vérité". L'une étant l'autre. L'une étant miscible dans l'autre. Dites "conscience" et vous avez "vérité". Dites "vérité" et vous avez "conscience". Un genre de révélation en chiasme où les significations naissent de leur propre rencontre, de leur convergence, de leur nécessité à imprimer sur la face des choses leur urgence à être.

  Or, c'est bien souvent cette urgence métaphysique que nous confondons avec notre hâte à posséder, à courir ici et là en de multiples affairements. L'urgence métaphysique, ne veut jamais dire quelque empressement à réaliser quoi que ce soit. C'est bien du contraire dont il s'agit. L'urgence est à comprendre comme la nécessité pour notre être de coïncider avec sa propre essence. Dès l'instant où ceci devient visible, alors s'éclaire le chemin par lequel nous nous rencontrons nous-mêmes, alors s'ouvre la voie par laquelle l'Autre nous devient immédiatement accessible. Le solvant universel convoqué à cette tâche est la relation. Pour commencer celle dont nous devons assumer le déploiement à l'intérieur de notre propre réalité, ensuite porter cette réalité au devant de l'Autre. Sans doute n'y a-t-il guère de mission plus exaltante pour les Existants que nous sommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 juillet 2013 4 04 /07 /juillet /2013 08:43

 

  Parfois, chez l'homme, en l'homme, il y a une telle charge de sens qu'on débouche, immédiatement, sur de la plénitude, de l'éblouissement, un genre de savoir absolu. Seulement tout ceci est tellement précieux, fragile, que surgit, d'emblée, l'indicible et ses contours tracés à l'estompe. Parler de cela, l'humanité, parler de l'amitié, des sentiments faisant leurs minces linéaments dans les consciences, parler de cette ambroisie qui coule entre les Existants et, soudain, la vue se brouille, et soudain les larmes se révèlent être les seules paroles. Et, soudain le silence s'installe comme la seule ressource.

  C'est ainsi. On peut librement parler d'un paysage, décrire longuement le mécanisme des horloges, faire l'apologie d'un concept, tracer l'esquisse d'un projet. Mais comment évoquer ce qui, ténu, tendu à l'extrême, vibrant comme la corde de l'arc ne peut se dire que dans une manière d'approche, d'effleurement, d'esquive avant que ne se révèle à nous la merveille des merveilles : l'existence en son ineffable beauté.

  Et alors, cette découverte s'abreuvant au sublime ouvre à toutes les pensées, à toutes les considérations, à toutes les démesures. Car, une fois la surprise passée, une fois la révélation étalée au grand jour, nous nous extrayons d'un cône d'ombre pour nous exposer à la lumière. Tout s'y révèle avec éclat, tout y rayonne, tout y signifie. Tout devient alors relatif, aussi bien les possessions matérielles que les diverses esquisses de la concrétude qui, quotidiennement, affectent l'homme et le détournent de son propre propos. Car, au premier chef, c'est bien avec nous-mêmes, dans l'enceinte de notre peau, que nous entretenons le commerce originel. Consubstantiellement attachés à notre stalactite de chair. Et, du reste, comment pourrait-il en être autrement ? Pourrions-nous différer de notre réalité ? Quel scalpel pourrait tracer la ligne de partage selon laquelle il s'agirait tantôt de nous, tantôt de nous en tant qu'autre.

  De ceci il faut être persuadé, l'Autre, nous le portons en nous, nous lui donnons acte, nous le sculptons à la force de notre regard, nous le modelons afin qu'il puisse faire écho et que notre voix ne profère nullement dans le vide. Cette partie de nous qui est déjà en l'Autre, qui est déjà l'Autre, nous la sentons confusément, comme nous percevons l'aube gagner notre peau afin qu'elle paraisse. Or, ce colloque singulier par lequel nous nous affirmons sur la scène du monde, en même temps que nous l'amenons à faire phénomène, nous lui affectons les prédicats de "conscience", de "vérité". L'une étant l'autre. L'une étant miscible dans l'autre.   

  Dites "conscience" et vous avez "vérité". Dites "vérité" et vous avez "conscience". Un genre de révélation en chiasme où les significations naissent de leur propre rencontre, de leur convergence, de leur nécessité à imprimer sur la face des choses leur urgence à être. Or, c'est bien souvent cette urgence métaphysique que nous confondons avec notre hâte à posséder, à courir ici et là en de multiples affairements. L'urgence métaphysique, ne veut jamais dire quelque empressement à réaliser quoi que ce soit. C'est bien du contraire dont il s'agit.       

  L'urgence est à comprendre comme la nécessité pour notre être de coïncider avec sa propre essence. Dès l'instant où ceci devient visible, alors s'éclaire le chemin par lequel nous nous rencontrons nous-mêmes, alors s'ouvre la voie par laquelle l'Autre nous devient immédiatement accessible. Le solvant universel convoqué à cette tâche est la relation. Pour commencer celle dont nous devons assumer le déploiement à l'intérieur de notre propre réalité, ensuite porter cette réalité au devant de l'Autre. Sans doute n'y a-t-il guère de mission plus exaltante pour les Existants que nous sommes.

 

 

La vérité, la conscience. 

 

La vérité, c'est bien caché dans un recoin de la conscience et la conscience il faut bien la retourner, l'examiner sous toutes les coutures, l'interroger longuement et, un jour, on connaît son secret mais on ne peut le dire à personne parce que ce n'est pas fait avec du langage, c'est fait avec du sentiment, de l'affinité, ça affleure juste, c'est un passage, un léger courant d'air, un déplacement inapparent, ça ne se voit pas avec les yeux, ça ne se touche pas avec les mains, ça ne s'entend pas avec les oreilles, ça fait juste une lumière de luciole, ça glisse à la vitesse d'un feu-follet, ça a à voir avec l'écume, le miroir de l'eau, le reflet de la lumière, le son des flûtes au sommet des Andes, le fin duvet des vigognes où souffle le vent, avec les cristaux de neige, la chute du grésil en hiver, l'indéfinissable couleur de la banquise, la présence translucide des anémones de mer, l'apparence du Gulf-Stream, le battement des ailes de papillons. 

  C'est comme ça, la vérité, ça joue à cache-cache, ça met des masques comme à Venise, ça s'enroule autour des proues effilées des gondoles, ça dort dans les vastes chambres des palais où il y a un clair-obscur, comme chez Rembrandt, ça s'irise en fines gouttelettes sur la lagune, ça vit une vie d'absence, ça s'efface et reparaît comme la buée sur les vitres, c'est dans le genre d'une impression, d'une intuition et c'est sans doute ça, cette sorte de chose impalpable qu'il nous refile Bellonte comme un paquet-cadeau avec plein de choses dedans et ça lui fait tellement plaisir à Bellonte et ça nous lisse tellement l'âme à nous aussi, les types du "Club des 7" et ça va même bien au-delà d'Ouche, au-delà de la Leyze, des collines et des bouquets de chênes du causse, ça n'a pas de frontières et je suis sûr que même à Lyon, à Paris ou à Rotterdam, les gens qui ont les yeux grand ouverts et la sensibilité qui va avec, ils le ressentent cet espèce de courant qui passe entre les hommes et ils n'ont besoin de rien dire, de ne rien faire, sauf de se laisser aller au rythme du temps, à la douceur des choses et surtout d'oublier, autour d'eux, tout ce qui bouge trop et blesse et entame et entaille et ne juge les hommes qu'à la couleur de leur peau, à la profondeur de leurs rides, au cal de leurs mains. Oui, vous avez compris, Antoine Bellonte c'est un baume, un gel qui apaise, une onction qui donne à la peau sa consistance de soie, au regard sa charge de mystère, à l'entendement sa plénitude de savoir. Alors, vous saisissez maintenant que Bellonte ça peut pas simplement être "Blanchette", ça peut pas davantage être "Hermès" ou "Mercure", c'est simplement un contour comblé d'humanité et, pour ça, il n'y a pas de vrais mots que l'homme ait inventés.

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 juillet 2013 3 03 /07 /juillet /2013 08:24

 

NUIT DU 5 AU 6 OCTOBRE.

 

  Il n’y a plus de bruit sur Autan, sur le Terrain vague et c’est tout juste si l’on perçoit le glissement de l’air sur la tête des arbres, légère ligne blanche à l’horizon. Djamil ne cesse de se retourner sur sa couche, sa tête traversée d’obsessions, d’idées folles. Il entend la respiration calme et régulière de Lyubina, celle plus rapide et heurtée de Kalia. Il sait que sa femme ne dort pas, qu’elle pense à leur fille et ne trouvera le sommeil qu’au petit matin lorsque les brumes descendront des falaises et que la fatigue appuiera sur ses yeux, tels des bouchons d’étoupe. Djamil se lève, s’habille d’un pantalon de toile et d’une chemise. Dans le coffre accroché à la roulotte il saisit les collets en fil de laiton, les enfouit dans les profondeurs de ses poches. Dehors la nuit est claire, blanchie par la goutte figée de la Lune. Sur la gauche, les cases de ciment d’Autan dessinent d’étranges cubes pareils à des casemates ; à droite le treillis des grues se projette sur les murs des entrepôts. Djamil longe la Cité, monte le chemin de pierres qui conduit vers les carrières, contourne le « Volcan ». Ici la terre est maigre, semée de cailloux, hérissée de touffes de serpolet, de genièvres, de buissons noirs. Il en connaît toutes les sentes, les layons qui partent en étoiles, en nœuds, en ramifications multiples. Au hasard des touffes d’arbustes et de ronces, il plante des brindilles, les dispose en goulet au bout duquel le collet est tendu, accroché à une branche flexible. Parfois un lapin, un lièvre viennent s’y prendre, alors Djamil cueille un bouquet de plantes aromatiques, romarin, sarriette, origan et c’est comme un fumet généreux qui mouille ses papilles, fait gonfler sa langue, dilate son estomac. Mais les prises se font rares, les braconniers plus nombreux et les Roms sont souvent obligés de dénicher des écureuils, de traquer des hérissons qu’ils mettent à cuire dans une boule d’argile. Mais que serait la vie d’un Rom sans rapine, sans braconnage sinon une terre déserte et désolée ?

  Djamil vient de poser son dernier lacet. Il s’assoit sur une butte de terre, roule une cigarette, frotte le briquet. Il rejette la fumée, longue ligne grise que dissipe l’air frais de la nuit. Tout en bas, dans la vallée, la Bastide est une tache claire que ceignent les remparts d’argile. Les yeux de Djamil sont fascinés par la vision si belle des trois ponts aux arches semblables, des hautes tours de briques, de la Place aux arcades où luisent les pavés noirs, de la terrasse du Café El Patio rythmée par les voiles blancs et noirs de ceux qui viennent y boire des breuvages glacés pareils à l’eau des lacs. Djamil fait taire les rumeurs qui l’habitent, prête l’oreille. Des sons viennent de la Bastide, sinuent dans les lacis du vent. On entend des sonorités d’accordéon, des plaintes de violon, des percussions de peau identiques aux vibrations sourdes du doba tsigane. La musique s’amplifie, roule sur les pavés inégaux, ourle le bord des fontaines, se coule dans les venelles, s’insinue au creux des cours ombreuses, s’enroule autour des lianes des volubilis et c’est maintenant une rumeur qui gagne la plaine d’herbes, les ruisseaux, les bosquets, les sources, jusqu’en haut de la falaise blanche.

  Comme saisies d’ivresse les pupilles de Djamil se dilatent et il perçoit alors, sur les pierres noires qui jouxtent la terrasse d’El Patio, deux ombres tsiganes que la danse emmêle, alors que la pleine lune inonde le paysage d’une coulée de neige. Le rythme de la musique s’est accentué, est devenu plus vif sous les assauts de l’archet et ce sont maintenant les voix chaudes et voilées de Boti et de Lyubina qui résonnent à l’intérieur de l’enceinte de briques. Il regarde avec ferveur les mouvements amples et gracieux, les tournoiements des jupes rouges décorées de roses, la giration des foulards, l’éclat des lourdes créoles, les cercles des bijoux enserrant les bras, les chevilles, alors que les pieds nus font voler la poussière. Du Café El Patio sortent des salves de cris, d’exclamations, parfois de claquements de doigts, de coups de talons sur le sol de lave et il y a, dans l’air tendu, alors que le jour va poindre, une pluie de pièces d’or, à la façon des rayons du soleil lorsque le ciel s’habille de la teinte des feuilles. Les deux filles Roms remercient avec une sorte de révérence et leurs jupes rouges sont des corolles qui s’ouvrent sur l’éventail des dalles noires. La musique s’éteint en même temps que les dernières étoiles. Ceux de la Bastide regagnent leurs grandes demeures de pierre où bruissent encore les mélodies tsiganes. Une ligne claire décolore le ciel à l’horizon. Djamil quitte le chêne rouvre auquel il s’était adossé. En bas les maisons de ciment émergent peu à peu du sol couvert de gouttes d’eau. Les roulottes dorment encore dans les replis du Terrain vague.

« Demain Lyubina ira danser devant le Café El Patio » pense Djamil, et ses yeux brillent à la manière des veines d’or qui courent dans les profondeurs de la terre.

 

    

 

10 OCTOBRE.

 

  Quatre longs jours sont passés depuis l’explication de Djamil et de Kalia. Quatre jours à errer au milieu des herbes folles, à tourner en rond entre les planches de la roulotte, à user son regard sur les murs d’enceinte de la Bastide. De longs jours à contenir ses sentiments, ses émotions, ses rancœurs parfois, à éviter le regard de l’autre, à retenir les mots tranchants, définitifs, pareils aux lames de silex. Puis le soir, alors que les ombres s’allongeaient sur le Terrain vague, Djamil a sorti du coffre la robe rouge à volants, la ceinture noire à longues franges parée de cercles de métal, le chemisier blanc, le boléro ourlé de dentelles, le foulard semé de roses. Il a posé sur la chaise le doba du père Dezso puis a fixé Lyubina de ses prunelles dures et noires comme l’obsidienne. L’adolescente a baissé les yeux en signe de soumission. Alors Kalia est sortie sur l’aire de bitume et la porte a longtemps battu sous les rafales du vent. Le père a frappé deux fois à la roulotte de Matéo-le-gitan. Matéo a ouvert. Ses deux visiteurs se sont assis sur les chaises de bois. Djamil n’a pas parlé. Le gitan a compris que l’heure était venue pour Lyubina d’habiter son corps de femme, d’apporter sa contribution, de se relier à la tradition du peuple Rom.

  Il a sorti du buffet une bouteille d’eau-de-vie de baies sauvages, a rempli trois petits verres. Une odeur de genièvre et de prunelle a flotté entre les parois de la roulotte. C’était la première fois que Lyubina buvait de l’alcool. Elle l’a avalé d’un trait, à la manière des hommes, le liquide brûlant sa gorge. Elle aurait aimé avoir Boti à ses côtés mais son amie était allée chez la vieille Luana jouer aux tarots et passer la nuit à lire l’avenir dans le marc de café et la figure mouvante des étoiles. Quand les réverbères se sont allumés dans la Bastide, Djamil a estimé que l’heure avait sonné pour Lyubina, qu’elle devait s’ouvrir à son destin. Il a pris congé de Matéo, a accompagné sa fille jusqu’à la limite des remparts. Déjà les premiers hommes habillés de blanc, les femmes en longues tuniques noires commençaient à remonter les rues en direction de la Place. Peu à peu la terrasse d’El Patio s’animait. On commençait à y servir des boissons fraîches, des verres de vin dorés comme du miel. L’odeur des mets grillés montait en lourdes nappes qui se dissipaient au milieu des feuilles argentées des oliviers et des eucalyptus. Une rumeur s’élevait de la terrasse, palpable, et c’est la Place entière, les arcades qui résonnaient maintenant de cris et de rires, et parfois le bruit hésitait, en suspens, comme si les gens de la Bastide attendaient un événement imminent. C’est le moment que choisit Djamil pour pousser légèrement Lyubina aux épaules. Sans se retourner la jeune fille s’engage sous l’arche de briques claire et, pieds nus, commence à remonter la rue conduisant au cœur de la Bastide. Sa longue robe rouge flotte autour de ses hanches menues, les lourds bracelets illuminent ses bras et ses chevilles, le doba au bout de ses mains fait un halo blanc comme celui de la lune. Puis elle s’engage sur sa gauche dans la venelle étroite qui débouche sur El Patio et disparaît aux yeux de son père. Djamil attend un instant, dissimulé dans l’ombre des remparts. Bientôt une voix sourde, voilée, monte vers le ciel, accompagnée des percussions rapides de la doba, du carillon cuivré des cymbales. Le Tsigane s’appuie au mur de briques et son esprit s’emplit de visions, de sons de toutes sortes qui semblent sortir des failles de la terre, des touffes d’herbe, des rochers blancs des falaises. Il voit, comme dans un rêve, les eaux vertes de l’Olt couler entre des gorges boisées ; les plaines de joncs du delta du Danube osciller sous la brise ; les collines abruptes des Carpates monter vers le ciel ; il voit des chevaux harnachés de rouge, des montreurs d’ours, des roulottes coloriées, des mendiants qui retournent des monceaux d’ordures ; il entend les chœurs de Roumanie, le grincement lancinant des violons, le souffle chaud et haletant de l’accordéon, la grêle cotonneuse de la contrebasse, les cascades de trilles de la guitare. Puis les sons s’amenuisent, se fondent comme s’ils étaient bus par la terre et il n’y a plus qu’un souffle lent et régulier qui longe l’assise des remparts.

  Vaincu par la fatigue, Djamil s’endort, le front appuyé contre le tronc d’un arbre. Cependant que son mari courait poser ses lacets, Kalia, l’inquiétude au ventre, rejoignait la roulotte de Luana, alors que Boti dormait sur une banquette, pelotonnée dans une couverture de laine. Luana devina la confusion dans laquelle se trouvait la visiteuse. Elle lui servit une infusion de plantes qui l’apaisa un moment. Alors, dans une avalanche de mots, Kalia raconta tout : la rudesse de sa vie, le chômage, le projet fou de Djamil, la tentative de Lyubina, son entrée dans la Bastide, il y a quelques heures à peine, pour mendier ; l’avenir sombre, pareil à un nuage hostile qui se serait abattu sur le Terrain vague. Dans la roulotte que cerne la nuit, l’air est devenu lourd, presque irrespirable. Boti, sans doute en proie à quelque rêve agité mâchonne des mots incompréhensibles. Luana se lève, écarte le rideau qui dissimule une alcôve. Là, sur une étagère, une boule de cristal brille à la façon d’une étrange planète. Luana pose la boule sur la planche voilée de la table. Elle s’assoit face à Kalia. Peu à peu, dans le demi jour de la pièce étroite, le cristal semble vibrer, s’animer. Les ombres se nappent de clarté et bientôt des contours apparaissent, des détails émergent.

  A l’intérieur de la sphère se trouve une sorte de ville miniature avec son damier de toits, son quadrillage de rues et de venelles étroites, ses places, ses fontaines, ses ponts aux arches multiples. Kalia, approchant son visage du cristal, n’a aucun mal à reconnaître la Bastide, ses deux tours symétriques, son mur d’enceinte, son chemin de ronde circulaire. La cité est déserte. Sur la Place dallée de pavés la fontaine projette sa gerbe d’écume. Un peu plus haut, sur la terrasse du Café El Patio, ne restent plus que des vestiges de la fête, vrilles des serpentins, pluie de confettis, serviettes maculées de taches. A l’écart, sur un cube de pierre noire, des objets que Kalia reconnaît avec une sorte de ravissement teinté d’appréhension : cercle clair du doba entouré de ses cymbales, bracelets de cuivre, larges créoles touchées par la lumière. Kalia, que le spectacle fascine, ne peut détacher ses yeux des amulettes qui sont comme l’ombre, la projection de Lyubina.

  Soudain le cristal s’assombrit, couleur de cendre, couleur de nuit. Alors Kalia sait qu’il ne sert à rien de rester dans la roulotte de Luana, qu’il lui faut rejoindre la sienne, derrière le talus d’herbes sauvages, là où est son destin. Elle remercie, part à la hâte, la démarche hésitante. A l’horizon, un jour gris et incertain se lève, sorte de frémissement coloré agitant les feuilles claires des bouleaux et des aulnes. A droite, sur le chemin de poussière, la silhouette hésitante de Djamil. Kalia et Djamil montent les trois marches de bois de la carriole. Ils n’échangent aucun mot, se couchant tout habillés sur les banquettes usées. Par la porte entr’ouverte pénètrent les premiers rayons du soleil. Ils viennent tout droit de l’est, du lointain pays des tsiganes, là où la mémoire des hommes se perd dans les brumes du passé.

 

                                                                                                  (FIN).

 

 

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3 juillet 2013 3 03 /07 /juillet /2013 08:20

 

  Là, on entre vraiment dans le vif du sujet, on s'attache au fil rouge qui traverse "Les copains" du début à la fin, avec des digressions, des escapades, certes, mais c'est comme l'amitié, parfois il y a quelques nuages, des vents contraires mais, en définitive, tout revient à la case départ et l'amitié reste entière, peut-être même renforcée par les petits manquements, les minces dérobades. En matière d'amitié, de fidélité, Antoine Bellonte, alias "Blanchette", c'est l'étalon or, c'est la juste mesure, c'est la toise à partir de laquelle on établit son propre degré par rapport à l'altérité. Bellonte est inimitable parce que singulier. L'Autre est son oxygène.  Et,  quand un quidam a fait la connaissance de "Blanchette", tout de suite s'établit ce fil invisible, aussi ténu qu'un fil de soie, mais tout aussi résistant, à l'épreuve du temps, de l'espace. C'est ainsi, avec Bellonte on est conquis, on vibre, on est au diapason, on veut son contact, on veut ses yeux pour miroir, ses oreilles pour y déposer quelque confidence, sa bouche pour y entendre le doux poème de l'amitié. Suivez donc Bellonte, vous avez tout à y gagner !

 

 

 

 

Bellonte = Hermès

 

 

  Pour ce qui est de ce brave Bellonte qu'on peut pas trouver plus aimable sur aucun coin de la terre, Jules Labesse, il lui en a trouvé un de surnom, un peu à la façon de "Moïse" pour le chat et, pour Antoine, c'est "Hermès" qu'il a choisi. Oh, je comprends, dit comme ça, sans y être préparé, je comprends "qu'Hermès" ça peut sonner un peu bizarre à vos oreilles, ça fait même dans le genre mythologique et tout le monde est pas censé se marrer en entendant les noms des dieux de l'Olympe, et d'ailleurs, si ça vous choque les oreilles, vous pouvez toujours remplacer par "Mercure" qui est latin au lieu d'être grec, mais pour l'occupation en tant que dieu, c'est du pareil au même.

   Vous vous demandez sans doute pourquoi "Hermès", eh bien parce que Hermès ça lui va comme un gant au Bellonte, c'est presque un surnom taillé exprès pour lui. Si vous vous creusez un poil la tête, vous retrouverez vite qu'Hermès c'était le Messager par excellence, celui des dieux, le messager de la bonne nouvelle, même il symbolisait l'échange entre le Ciel et la Terre, il était le médiateur, celui qui assurait les voyages, les passages entre les différents mondes. Et Antoine, c'est pareil, c'est le genre à pas rester en place et ça lui file des démangeaisons d'être vissé sur un fauteuil, au coin du feu, alors il est toujours dehors à prendre le frais, à humer l'air comme un setter, à bomber le torse qui, présentement, doit être blanc lui aussi, du côté de la toison, à sillonner les rues d'Ouche, à commencer par celle de Madame Wazy, puis les Allées du Square, celles de l'Île du Foulain où y a un arboretum avec des arbres sans feuilles après le gel, puis, souvent il monte à la Gare, il s'arrête à la Poste discuter un coup avec les guichetières, même la petite stagiaire blonde elle aurait bien fait son affaire du temps où il avait vingt ans.

  Il va ensuite faire un tour à la Gare serrer les pinces des cheminots, aussi celles du Chef de Gare; après il fait un crochet par le Café du Départ, il va trinquer avec le patron, il cause un brin avec les types occupés à la belote et le problème avec Bellonte c'est qu'il connaît TOUT LE MONDE, et même ça marche en sens inverse, tout le monde le connaît et Bellonte il a toujours un mot gentil pour les petits vieux qui opinent du bonnet devant leurs portes sur leurs chaises à bascule, pour les chiens qui pissent dans les caniveaux, pour les types aux cannes blanches qui arrivent pas à trouver les clous, pour la boulangère qu'il visite quotidiennement, même ils parlent ensemble du temps qu'il a fait hier, du temps qu'il fait aujourd'hui et de celui qu'il fera demain, et l'Antoine redescend l'Avenue de la gare, il passe chez Dubreuil, l'ancien assureur à la retraite, et tous les deux ils causent de l'incendie de 54, celui qui avait pris à la Manu pendant l'hiver de l'Abbé Pierre, puis de l'inondation de 72, celle où le Père Dubreuil, enfin plutôt "La Providence" qu'il représentait, avait dû mettre la main à la poche, on avait du changer entièrement le fournil de Bouloche, même le magasin de vêtements de la Mère Gignoux il ressemblait aux entrepôts d'Emmaüs après le Déluge.

 Il est comme ça, Bellonte, il a un cordon ombilical en prise directe avec les Autres et c'est par là sans doute que lui arrive l'oxygène et c'est un vrai boulimique du social, de la main tendue, du dialogue permanent et personne ne se plaint de ses bavardages et même on les réclame et même on s'étonne et même on s'alarme si on a pas vu Antoine depuis trois jours, ce qui, par bonheur arrive jamais, et, si j'en ai parlé, c'est juste pour voir comment ça ferait si un jour ça arrivait; alors vous voyez bien que Bellonte on peut pas le réduire à "Blanchette", que toute sa sympathie grand ouverte comme les portes du Paradis on peut pas la ramener à la couleur de ses cheveux, que la flamme qui brille toujours dans ses yeux gris, c'est pas simplement dû à sa coupe en brosse, que ses amicales et vigoureuses poignées de main, elles ont pas grand chose à voir avec l'arc de ses sourcils semblable à de la cendre, que toute sa convivialité qui sue par chacun de ses pores c'est pas l'effet de sa façon de marcher, de mouliner avec ses mains, de remonter les commissures de ses lèvres; c'est plus profond, plus intime, ça vient du dedans, et faut pas s'y tromper aux évènements de surface, c'est juste quelques buées éphémères, quelques courants d'air passagers, peut être juste des miroirs aux alouettes.

 

 

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2 juillet 2013 2 02 /07 /juillet /2013 08:28

 

  Ici s'approfondit le thème de la nomination. Nommer quelqu'un n'est pas simplement lui coller une étiquette entre les omoplates avec son sobriquet écrit dessus. Non. Cela va beaucoup plus loin. Cela le détermine totalement et lui affecte une place singulière parmi les remous de la grande mer humaine. Cela l'installe sur une sorte de piédestal d'où il sera vu comme Untel ou Untel. Cela le pare d'un prédicat brillant qui le mettra en exergue. De cette manière il s'extraira de la multitude, deviendra cette identité reconnue au sein de la foule des autres nommés. Et, parfois, cette nomination sera si remarquable qu'il en sera tout auréolé, sa tête s'habillant de cette aura inimitable, de cette aire de signification en tous points comparable à la mandorle rayonnant autour du visage des Saints. Sans doute est-ce étrange. Sans doute cette effusion symbolique ne l'aperçoit-on qu'avec les yeux de l'esprit, les facultés de l'âme. Peu importe son degré de visibilité. C'est là, posé comme le fin brouillard sur les fils ténus de la vierge dans l'aube grise. Et plus c'est évanescent, plus c'est attaché à une vérité, donc à l'évitement de quelque compromission, de quelque complaisance. Et ce qui est vrai pour l'homme est vrai pour tout ce qui, sur terre, reçoit une telle nomination : les animaux souvent, mais aussi l'arbre, le vent, le nuage. Car, pour aussi étrange qu'il y paraisse, on peut affecter un nom à tout ce qui vient à notre encontre et ne demande qu'à faire phénomène. Ainsi en va-t-il de ce précieux langage qui métamorphose tout ce qu'il touche. Arrêtez de nommer les choses et vous les verrez subitement disparaître. C'est ainsi. Cela dépasse l'homme à la manière des grands pics qui trouent le ciel de leur pointe acérée.

  Les animaux familiers, nous leur attribuons un prédicat définissant leurs contours. Sinon comment reconnaître votre petit "Noiraud" parmi la masse des autres félins ? Tout chat nommé devient un chat royal. Les curieux qui s'aventureront dans le texte s'en apercevront. Les amateurs de chats - les félinophiles -, seront ravis. Les autres - les félinophobes -, ne tarderont guère à sortir leurs griffes et fouetteront l'air de leur queue. "C'est difficile de contenter tout le monde et son père.", disait le proverbe. Sans doute avec raison !

 

 

  Et, chaque fois que l'Inconnu empruntera la rue de Madame Wazy, il ne pourra éviter de penser à Moïse et l'image du chaton noir et celle du détenteur du Décalogue se superposeront, se confondront et l'histoire si touchante du petit "Noiraud" sera devenue universelle, et ses pas dans la rue résonneront comme des pas bibliques en marche vers le Sinaï, vers la terre de Canaan, et sa modeste petite existence sera touchée par la grâce et, tout en déambulant dans la rue ou les allées du square, sans que nul ne s'en doute, il avancera tout au bord de la transcendance, il sera devenu, par son seul nom et par l'écoute attentive qui lui est attachée, un CHAT ROYAL, et sa démarche sera plus haute et assurée, et son pelage semblable à celui du manteau d'hermine, et le chat anonyme, le chat de gouttière récupéré un soir d'orage au milieu de la touffe de laurier-tin, sera devenu, de par sa seule nomination, un chat de noble lignée, un Abyssin aux grands yeux vifs, aux pattes longues et fines, au pelage fauve tiqueté; un Bleu russe à la silhouette élancée, à la queue longue et effilée, aux yeux verts et lumineux en forme d'amande; un Burmese à la fourrure douce comme la zibeline, gris bleutée, contrastant avec le vert-jaune de ses yeux; un Chartreux à la robe semblable à celle des moines de la Grande Chartreuse; un chat de l'Île de Man aux hautes pattes postérieures, à la façon d'un lièvre, au poil soyeux; un Havana aux yeux verts, souple et gracieux, au museau fin, au corps longiligne et robuste, aux pieds petits et ovales, au pelage joliment acajou; un Birman ganté de blanc et à poils longs, avec des yeux bleu-foncé, au poil frisé sous le ventre, à la queue en panache; un Persan blanc aux yeux orange, à la robe blanche comme l'écume, aux petites oreilles couvertes de poils; un Persan bleu couleur de lavande à la fourrure longue, douce comme la soie, aux yeux de cuivre, à la petite queue fournie; un Persan chinchilla à la fourrure argentée, avec des touffes sur les oreilles, au nez rouge brique, aux yeux bleus cernés de noir; un Persan noir, couleur corbeau jusqu'à la racine du poil, à la queue courte et épaisse, aux yeux très largement ouverts; un Persan écaille de tortue avec sa robe tricolore, noir, roux et crème; un Persan marbré, Silver tabay, Brun Tabby ou Roux tabby; un Persan bleu-crème; un Persan coloré à poils longs; un persan fumé ou Persan smoke à la robe argentée; un Persan roux au poil épais; un Persan bicolore; un chat Rex à la fourrure en forme de vagues, aux moustaches et aux sourcils frisés; un chat Birman, enfin un chat peut être inconnu, sans origine précise, sans pedigree mais un chat qui étincelle et flamboie de par la vertu éminente de son nom, c'est simplement cela que vous aurez fait, c'est à cette mystérieuse alchimie, à cette métamorphose royale que vous aurez travaillé, peut être à votre insu, mais peu importe, votre hésitation, vos doutes, puis enfin votre passage de "Noiraud" à "Moïse" vous aura investi d'une baguette de magicien et la magie tient toujours de la séduction, de l'illusion et, en fin de compte, du prodige, et le prodige vous l'obtenez à la seule force de votre pouvoir de nommer et maintenant que vous êtes doué de ce savoir, vous ne nommerez plus qu'avec discernement et vous savourerez jusqu'à la lie, sans que les autres s'en aperçoivent, du reste, cette sorte d'ambroisie qui fait rêver les dieux et vous aurez, vous aussi, comme les anciens Grecs, un pied déjà dans l'immortalité.

  Alors, vous vous apercevez, maintenant qu'on peut y voir plus clair et même le Quidam de la Rue du Square, il pigerait du premier coup pourquoi c'est plutôt délicat d'appeler Bellonte par un sobriquet du type "Blanchette". C'est comme pour le "Noiraud" de la Mère Wazy, si le "Club des 7", sur la Place du Marché se met d'une seule voix à crier : "Blanchette, viens donc Blanchette; ohé, Blanchette, où es-tu ?", eh bien, y a tous les types d'Ouche qu'ont dépassé la soixantaine qui risquent de se pointer, vu leurs cheveux blancs, à moins que ce ne soit la chèvre de Monsieur Seguin en personne qui s'appelait "Blanquette" et même y a pas bien loin entre les deux du point de vue du nom.                                                                

 

 

 

 

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1 juillet 2013 1 01 /07 /juillet /2013 15:35

 

   Où il est question, encore et toujours, du problème de la nomination. Mais, pourquoi nous a-t-on affublé de ce nom que nous portons devant nous à la manière d'un étendard ? Mais ce nom nous détermine bien plus que nous pouvons le penser. Et, pour ce qui est de l'adorable chaton Noiraud-Moïse, ce dernier aura à assumer ce nom biblique avec toutes ses implications historiques et aussi, à n'en pas douter, morales et philosophiques. Quant à Madame Wazy, avec son foulard planté sur ses bigoudis et ses charentaises à trous, il lui suffira, chaque jour, de vaquer à ses menues occupations sans se douter qu'en la "personne" de son adorable compagnon à quatre pattes, se dissimule une richesse de sens incomparable !

 

 

 

Moïse

 

 

  Par contre, imaginez, vous êtes Madame Wazysmicokiewicz elle-même en personne, vous sortez dans la rue avec votre foulard boudiné sur la tête et vos pantoufles à trous pour faire aérer vos oignons et, de votre voix flûtée et aiguë qui sent pas forcément la rose, vous gueulez juste ce qu'il faut pour que votre félin vous entende : "Moïse, Moïse, viens ici mon petit Moïse à sa Mami"...et après vous fermez votre gueule pour que je puisse expliquer la suite à mon Lecteur. Et maintenant, imaginez le Type qui est passé tout à l'heure dans la rue et qui repasse à nouveau, comme si on avait rembobiné le film. Entendant "Moïse", le Type il va d'abord ralentir cause au fait qu'il y a pas beaucoup de types qui s'appellent Moïse dans le coin d'Ouche et aux alentours.

  Au second "Moïse", il va rester un pied en l'air, à la façon d'un flamant rose, du fait que c'est "l'étonnement" qui va le saisir, vous savez, le fameux "taumazein" grec qui vous tient en suspens et, dans le suspens, c'est rien de moins que la Métaphysique et la Philosophie qui déboulent en jouant des coudes, juste pour savoir qui va gagner la partie même si, soit dit en passant, c'est du pareil au même la Philosophie et la Métaphysique, et le Type de la rue il va commencer à se poser rudement des questions, il va se demander si le Moïse de la Mère Wazy c'est quelqu'un qui crèche dans la rue, si des fois ce serait pas le boucher ou l'horloger ou celui qui distribue les prospectus et il verra, soudain, l'aimable chaton se faufiler entre les plis de la robe de chambre de Madame Wazy et au début il comprendra pas aussitôt que "Moïse" ça concerne l'insignifiante petite chose noire qui rapplique pour bouffer ses croquettes et puis Madame Wazy disant "viens Moïse, mon chaton, rentre que tu vas attraper froid", alors le Type il fait la relation entre "Moïse"  et le félin et le Type il repose sa patte de flamant rose et il continue à arpenter la rue et il se dit, "tiens, c'est pas courant comme nom Moïse pour un chat, c'est même plutôt marrant", et avant d'avoir atteint le square où y a des bancs peints en vert, il essaiera de comprendre pourquoi "Moïse" et pas "Noiraud" par exemple, et de fil en aiguille, quand il arrivera du côté de la Gare, il aura déjà pas mal gambergé et dans sa tête ça fera plein d'allées et venues cause au fait que le Quidam il a obtenu son Certificat d'Etudes avec les félicitations du Canton et qu'en plus il lui reste plein de remontées du temps du catéchisme et alors il fera des suppositions, il évaluera le bien-fondé de l'appellation, il bâtira des hypothèses, il se souviendra pas peut être que l'histoire du "vrai" Moïse était racontée dans le Pentateuque et plus particulièrement dans l'Exode, les Nombres et le Deutéronome; que les allusions à Moïse se trouvaient dans Josué, les Juges, Samuel, les Rois et les Chroniques, il s'en souviendra peut être pas, mais ce qu'il retrouvera c'est cette histoire si belle de l'enfance de Moïse, telle que l'Abbé Grindoirela racontait dans le petit presbytère attenant à l'église, où d'ailleurs on attrapait des engelures à cause du froid polaire et même l'onglée pour les plus fragiles et alors, peu à peu, comme un chant venu de très loin, qui aurait traversé des rideaux de roseaux, des voiles de brume, il entendrait la belle histoire de Moïse, venue du plus loin de son enfance, et petit à petit il tisserait à nouveau les fils de sa mémoire et, en arrière de son front, tout contre le jour et la lumière, il retrouverait l'image de Moïse, d'abord celle de la statue de Michel-Ange dans le mausolée de marbre du pape Jules II à l'église San Piétro in Vicoli, à Rome mais c'est pas cette image du Moïse adulte figé dans la pierre qui habiterait longtemps ses pensées et, alors qu'il arriverait près de la barrière du chemin de fer, c'est le vrai Moïse biblique, le petit enfant Moïse, si touchant et démuni face aux hostilités de la terre entière, c'est celui qui naît au moment le plus critique de la persécution des Hébreux en Egypte et le Quidam ralentit sa marche qui est un peu entravée par les souvenirs du temps du presbytère et il revoit sa propre révolte à lui, enfant, lorsqu'il apprit de la bouche du bon Abbé Grindoire que ledit Moïse était, par sa naissance, tout désigné comme prochaine victime des caprices du Pharaon qui faisait jeter dans le Nil les mâles nouveau-nés et il croit même se souvenir qu'il en avait souffert de cette barbarie qui faisait des puissants des sortes de démiurges, lesquels avaient droit de vie ou de mort sur de tous jeunes innocents que l'origine même de leur naissance condamnait par avance, et alors que le Quidam arrive près de l'Usine de briques et de tuiles, ça revient en lui au galop, ça s'éclaire et il entend, comme au travers d'une brume, la voix usée et aigrelette du bon vieux Curé qui parle de Yokebed, l'épouse du lévite Amram, la mère d'Aaron et de Myriam qui met au monde un garçon que l'on cache, dans une corbeille étanche, au milieu des roseaux qui bordent le Nil, puis la voix familière, un peu usée par le temps, lui parle de la fille du Pharaon qui découvre la corbeille, l'ouvre et y reconnaît un tout petit enfant hébreu, et comme la fille du Pharaon a le cœur plus ouvert et plus glorieux que celui de son père, elle décide d'élever l'enfant et Myriam, restée à côté du nouveau-né, indique à la fille du Roi, une nourrice en la personne de Yokebed et l'enfant sera sauvé et portera le nom de Moïse, qui vient d'un verbe hébreu signifiant "tirer des eaux", et il grandira au palais royal et le Quidam pense alors que le palais royal c'est la modeste maison de cette Madame Wazy dont il connaît vaguement le patronyme tronqué, et le modeste chaton lui semble alors paré d'une sorte de gloire divine et rien ne l'étonnerait plus, pas même que la haie de pyracantha - plus connue sous le nom de "buisson ardent" -, qui est dans l'angle du jardin ne se transforme subitement en une langue de feu, que l'espèce de tumulus de pierre et de terre où poussent des plantes de rocaille ne devienne, par la vertu du Ciel, le Mont Sinaï lui-même et Dieu apparaîtrait au milieu des nuées d'orage et remettrait à Moïse, les Tables de la Loi, et la mémoire du Type se perd et se dilue lors de l'ascension de l'escalier qui conduit à l'antique Prieuré d'Ouche et la voix de L 'Abbé se fait si douce, si fluette, si éloignée que le Quidam n'entendra, ni les quarante ans que Moïse passera au désert, ni sa condamnation à périr avant l'entrée de son peuple à Canaan, après avoir désobéi à un ordre divin, ni sa mort sur le Mont Nébo, tout près de la Terre Promise.

 

 

 

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 18:52

 

Pour lire adéquatement "L'autre côté du miroir".

 

 

 

  La folie, la déshérence mentale, les aberrations chromosomiques, les irrésolutions anatomiques et autres chausse-trappes existentielles, jamais nous ne voulons en être titulaires, jamais nous ne souhaitons  les considérer dans l'orbe rassurante de notre douillette et confortable raison. C'est toujours l'AUTRE qui en est affecté, l'Autre qui est en faute, l'Autre qui nous agresse à simplement nous montrer sa différence.

  A longueur de journée, nous polissons notre ego, nous l'encaustiquons, le posons aux cimaises de notre séjour sur terre afin qu'il nous dise la manière de grâce dont nous sommes atteints, dont notre visage aux traits réguliers, sans bubons ou excoriations, est la merveilleuse épiphanie. A nulle autre pareille. Cette singularité, partout nous l'affirmons. Aussi bien dans l'exacte quadrature de notre chambre, aussi bien en société, aussi bien sous toutes les latitudes.  Les miroirs sont là pour nous dire la perdurance des choses, la perfection de l'événement qui nous traverse, la certitude que, jamais, notre effigie ne pourra descendre de son piédestal. A seulement envisager ceci, que nous pourrions changer, nous métamorphoser en quiconque nous faisant face, nous sommes au bord du désarroi, envahis de doute, livrés à une sourde angoisse. Improbable aporie que nous nous hâtons de ranger au Musée Grévin de notre imaginaire. Tout y est immobile, en repos, figé dans une cire intemporelle. Jamais ne pourraient se réveiller, s'animer ces anatomies de résine et de filasse. Elles ne sont même pas humaines. Seulement d'inconséquentes formes sombrant vite dans l'oubli. Du moins le croyons-nous.

  Cependant le grain de sable est toujours prêt qui enraye la merveilleuse mécanique. Alors tout se grippe et grince. Tout se contracte et l'on entend les craquements de l'existence pareils aux attaques des charançons dans la bille de bois. Et l'on voit le réel se déformer tel le cierge sous l'effet de la chaleur. L'imaginaire est une guenille, le symbolique une parole grimaçante ne véhiculant plus que des signes délétères, incompréhensibles. Tout ceci survient à l'improviste, nous sommes tellement impréparés à ce surgissement que tout s'annonce dans le genre d'un déluge. Il aura suffi de croiser, dans la rue, tel visage grimaçant envahi de tumultes arcimboldiens, de poser son regard sur le goitre ou le moignon exhibés dans le métro, d'entendre les coassements de gorges mutilées et alors, nous serons soudain devenus Autre, nous aurons basculé dans le grand vide sidéral où la démence fourbit ses armes, dégaine ses rapières, fait mouche à tous coups, entamant le derme étroit de nos certitudes.

  Dans l'exacte dimension de notre chambre, tout juste à l'encoignure des murs, là où le réel poussé dans ses derniers retranchements ne nous présentera plus que sa face compacte, obtuse, têtue, il ne nous restera plus qu'à entrer de plain-pied dans l'inconcevable. Et le miroir salvateur, celui qui jusqu'alors nous tendait sa face joliment existentielle, ce miroir aura retourné sa peau, ne nous montrant plus que ses coutures, ses nervures de plâtre baveux, ses laborieuses moulures. Plus d'épiphanie. Plus de visage. Seulement le visage grimaçant de la folie, c'est-à-dire le visage hostile de l'Autre. Puisqu'aussi bien, être fou, ce n'est jamais que devenir Autre.

 

L'autre côté du miroir.

 

  Votre roadster blanc, vous l’avez posé sous les grandes palmes des cèdres. Vos sandales de cuir ont longé le gravier. L’air est frais mais déjà un brin estival. Vous vous sentez si bien dans votre costume de lin. A votre droite, des voitures garées, de longs bâtiments en enfilade. Sur votre gauche un château de pierres blanches, semblable aux « Folies » du XIX° siècle, jouxte une tour de tuileaux. Au centre, un kiosque d’acier et de verre. Plus loin un bâtiment bas couvert d’ardoises, percé de fenêtres nombreuses.

  Un petit groupe sous les frondaisons des tilleuls. Au milieu, une personne grande, mince, que vous supposez être le Tuteur, explique des choses aux Pensionnaires, leur donne peut être une marche à suivre. Vous n’entendez qu’une sorte de bourdonnement, de discours confus. De vagues regards vous dévisagent. Le Tuteur vous a vu, vient à votre rencontre. Vous lui dites votre souhait de rester un instant dehors. De prendre quelques photos, d’écrire de brèves notes. Vous vous asseyez sur un banc vert, percé de trous. Vous sentez la fraîcheur du métal. Vous ouvrez votre serviette de cuir. Vous y prenez un bloc sténo, un stylo bille. Vous faites un plan succinct de la Pension, du parc. Vous inscrivez quelques commentaires dans la marge.

  Votre regard vers la gauche. Une coursive de verre. Quelques Pensionnaires y déambulent. A côté du kiosque, dans l’ombre légère du matin, un banc en bois blanc que vous aviez à peine remarqué. Trois Formes y sont assises, dans des poses identiques, presque confondues. Comme des potiches sur des étagères. Aussi immobiles ou presque. Vos yeux peuvent s’en détacher facilement, comme d’objets connus qu’on ne remarque plus, devenus transparents à force de banalité.

  Sortie d’une haie, un peu en arrière de votre banc, une Silhouette noire. Démarche hésitante, syncopée. Le corps étroit, torturé, semblable à une vieille racine. Tête petite, sorte de boule ronde et ridée hissée sur un cou de rapace, à la peau jaune et flasque. Les yeux enfoncés, charbonneux, entourés de cernes violets.  La Silhouette s’approche, bouche convulsive, lèvres ourlées comme des coquilles Saint-Jacques. Des sons en sortent. Pliés, mâchonnés, expulsés avec effort. Ça fait des explosions, des remous, des chuintements. Les hiéroglyphes buccaux, vous essayez de les interpréter. On vous questionne sur votre présence, croyez-vous. Vous amorcez quelques mots. La Silhouette vous fixe, semble ne pas comprendre votre salmigondis. Vous faites quelques gestes, montrez votre appareil photo, le bloc-notes. La boule ridée semble avoir saisi. Du moins le supposez-vous. La Saint-Jacques s’ouvre largement, dévoile un appendice charnu, rose, serti de chicots noirs, et le rire a des bruits de caverne, de chutes de pierres, de rocaille, des craquements de stalactites et l’on désigne votre appareil et on le montre et on se montre du doigt et le rire gonfle, se répand dans les ombres du parc, parmi les aiguilles des cèdres et vous prenez votre appareil et la face hideuse, la face au rire inextinguible est si près de vous, vous en percevez l’écorce érodée, les boutons en forme de cônes, les comédons, les pustules, les scories et l’air est soudainement empli de remugles fauves et vous appuyez sur le bouton et l’éclair du flash illumine  la concrétion humaine qui gesticule et rit et s’effraie et pleure et se sauve dans le trou de la haie et le Tuteur vous adresse un petit signe amical qui veut dire  « Prenez patience, ce n’est rien, il faut juste s’habituer, ça ira mieux bientôt ». 

  Vous ne pensiez pas tutoyer si vite cette réalité en forme de néant, vous respirez plus profondément, vous sortez une cigarette de son étui, la flamme du briquet vous distrait un instant, vous aspirez la fumée et regardez la Pension derrière votre nuage blanc, « La protection est bien mince. », pensez-vous. On vous avait parlé de cette vie recluse, en marge de la société, de cette reptation souterraine où des hommes stagnaient, seulement mus par leurs instincts, une espèce de réflexe, quelques mouvements, quelques ondulations, un fragment de conscience.

  Le camouflet est sévère, mais vous n’avez pas l’habitude de renoncer. Les photos, les notes, elles vous ont été demandées, vous les ramènerez. On lira, on fera des commentaires, on comparera, on triera, on dira peut être « Ce cliché est meilleur que celui-là, il est plus esthétique, plus authentique, il est plus parlant. »  et on lancera les machines qui fabriqueront les images, qui ajusteront les mots, et on sera nombreux à acheter le papier recouvert d’encre fraîche et on dira « C’est pas vrai, c’est quand même pas croyable des choses pareilles. »  et on sera heureux d’être de ce côté-ci du papier, de ce côté-ci des signes, et on s’invitera entre amis, on boira quelques verres, on essaiera d’oublier et on oubliera vite, l’amnésie a du bon, « Et on vivrait jamais si on pensait qu’au malheur. » et on ira dans des salles obscures, il y aura sur l’écran blanc des hommes beaux et jeunes, des femmes épanouies, des enfants qui chantent et avant que le mot FIN ne s’inscrive sur la toile on aura oublié pourquoi on est venu s’emplir les yeux de rêve.

  Vous restez encore un moment sur votre banc de fer. Les trois Formes dans l’ombre du kiosque vous les aviez un peu négligées; il faut dire la Silhouette sortie de la haie vous avait occupé. Les trois Formes toujours aussi immobiles que des jarres dans la lumière lente d’un patio ou sur une scène à la Beckett. Si immobiles, si calmes dans leurs corps gonflés comme des outres. Quelques photos discrètes, ils ne vous ont pas aperçu, leur champ de vision est comme dévasté. Et quand bien même, ils forment une bulle compacte, une sorte d’amas, à la façon des pieuvres enlacées, comme si les unissait un lien siamois, de ténus filaments et ils semblent ne pas voir et ils sont en arrière de leurs paupières, comme des chatons nouveau-nés. Alors vos clichés ne pourraient les atteindre. Ils sont au-delà, très loin, dans quelque chose d’aquatique, d’amniotique, de mouvance imperceptible, une lente migration des gênes qui s’englue et les fige. « Gélatine », pensez vous,  « Méduses, sangsues. ». A peine vivantes, les Formes, au seuil de la conscience, attendant la sortie au grand jour, l’éclosion. Qui ne viendra pas. Vous le savez. Si peu de mouvements depuis que vous les observez. Quelques transgressions corporelles, si minces, hésitantes, comme si leurs membres courts sortaient de leur masse confuse, s’usaient aussitôt à la lumière du jour.

  Avouez-le, vous êtes un peu fasciné par cette humanité bégayante qui émerge à peine de la terre, qui déploie lentement ses antennes. Non, ne sombrez pas dans la torpeur, l’hébétude, et de trop les regarder risque d’être contagieux et il y a parfois d’étranges inversions où le regardant devenant regardé se dilue sous le regard de l’Autre, si étrange, si vitreux, si absent mais agissant par devers vous et vous ne sentez rien et vous êtes plutôt bien mais la gélatine commence à vous envelopper, à tisser serrés ses téguments élastiques, spongieux, et bientôt, comme dans un rêve, vous êtes absorbé, pieds et poings liés dans un cocon et peut être les trois Formes vont-elles vous annexer et, sur le banc de bois blanc, vous serez la quatrième Forme et d’autres hommes viendront à votre place, prendront des photos, s’étonneront de cette boule pareille aux amas blancs des chenilles processionnaires au sommet des branches, étroitement enlacées, aux mouvements infimes et l’on se demande si tout cela vit, si un métabolisme caché nourrit quelque projet et l’on peut, à son tour, rejoindre l’Informe, s’y abîmer et, comme l’araignée, vous vous mettez à tisser votre toile, et votre orifice excréteur, votre filière, suinte des fils invisibles, vous ne vivez qu’à attendre vos proies, non pour les digérer, mais pour vous dilater, vous dilater encore jusqu’au moment où la peau se retourne, où le monde n’est plus dehors mais dedans, où la logique devient purement fluide, sorte de retour aux eaux primordiales qui regardent le monde et ne sont plus regardées par lui et les hommes ont soudain basculé dans un mécanisme basal, élémentaire, amibien, et il n’y a plus de fuite possible vers l’arrière, le temps est effacé et la division cellulaire peut s’essayer à des formes multiples, le jeu recommence à zéro, et la Grande Loterie fait tourner sa roue à l’envers, lâche ses numéros et votre corps en forme de 8 se replie sur lui-même et ça fait un peu comme des bras primitifs qui emprisonnent la boule où est gravé le chiffre et le Hasard ne sera qu’une affaire de banc, celui des larves blanches aux yeux effarés, dans l’ombre du kiosque ; celui vert et troué où vous croyez exister maintenant, dans votre vêtement de lin que traverse une brise légère, tout ce qui vous reste de votre présence à vous-même.

  Vous avez tourné la tête vers la droite, du côté des remises, et vos yeux se sont arrachés, comme des ventouses, au spectacle du kiosque. Vous vous êtes levé, à la façon d’un somnambule, avez fait quelques pas. Il y a, sur les sentiers du parc, des allées et venues, des trajets hésitants, de brusques demi-tours, des bruits de cailloux qui raclent, des essais verbaux, quelques glapissements et l’on n’entend plus les oiseaux dans les massifs des arbres.

  Le Tuteur est seul maintenant. Vous souhaitez l’interroger. Vous n’avez plus en tête que des questions laineuses, effilochées, cardées à la machine de la déraison, des questions qui n’en sont pas vraiment tellement elles sont circulaires, sans fin ni début. Mais le Tuteur vous guidera, il connaît, lui, il est un peu passé de l’autre côté du miroir. Déjà votre démarche est plus aérienne, plus assurée, vos pas vous guident vers une sorte de salut et vous avez rarement ressenti à ce point ce que la relation veut dire, le fait d’être reconnu par quelqu’un  qui vous ressemble, qui est fait à votre image, qui, en quelque sorte, est votre propre reflet.

  Vous marchez et, d’un bâtiment sur votre gauche, des bruits métalliques, d’eau qui coule, d’objets qu’on déplace. Vous inclinez la tête et dans l’embrasure d’une porte, un Inconnu, grand, maigre, les yeux protubérants, le cou gonflé par un goitre, s’avance à votre rencontre, les bras repliés dans le dos, aspect d’une mante religieuse à la progression saccadée, un peu de fumée sort au dessus de ses épaules, monte le long de sa tête couverte d’un béret bleu, usé, troué par endroits; il n’est plus qu’à quelques mètres, il déplie son bras gauche, long et tentaculaire, une cigarette au bout des doigts, aspire profondément, vous recrache à la figure son nuage d’écume, il s’approche et ses yeux sont des globes effrayants si près de votre tête, des balles blanches injectées de sang et la Mante vous tend son bras droit alors qu’un flot de sons indistincts traverse la barrière de ses dents avec une sorte de bave jaune, il est tout près maintenant et son appendice continue à se déplier et, instinctivement, par pure civilité autant que par réflexe, vous tendez votre main droite, alors ça fait bizarre cette main très ronde, très lisse, en forme de boule, vous ne savez même pas comment la saisir, vous vous y reprenez à deux fois et dans votre paume moite et convulsive, vous accueillez le moignon de la Mante, ça fait penser à un crâne chauve, à un phallus qui ne coloniserait pas l’espace mais s’y occulterait en creux, dans l’ordre du passage à la trappe, du manque d’un avant-bras, d’une main, des doigts et vous ne savez plus trop comment vous en dépêtrer, et vous êtes, comment dire, soudé à votre Vis-à-Vis, il vous semble même que lui et vous c’est un peu comme un prolongement, une articulation insérée dans l’organique le plus élémentaire, genre de nécessité tissulaire, osseuse, condyle soudé au glénoïde, que bientôt des ligaments vont vous arrimer, vous attacher l’un à l’autre dans une sorte de grande fraternité corporelle, charnelle, indivisible et que vous ne tarderez pas à traîner derrière vous le gros insecte vert, comme un bousier roule sa boule et alors vous sentez dans votre gorge une grosseur mobile, gonflée, le goitre vous a peut être atteint et, sous peu, vous aurez, vous aussi, ce dos osseux, ces omoplates saillantes, ces pieds plats, ces coudes aigus en forme de crochets et vous ne saurez plus qui vous êtes vraiment, où sont vos limites, vous vous sentirez devenir Autre, ne vous posant même pas la question de savoir si l’Inconnu devient Vous, s’il y a des vases communicants et votre corps se révulse et votre volonté se tend et les veines de votre cou enflent et vous essayez de crier mais vous n’y arrivez pas, comme dans les mauvais rêves, et pourtant, dans l’air qui vous cerne, ça parle, ça parle d’un ton assuré, presque péremptoire, d’un ton clair qui sonne humain, très humain pourtant et le Poulpe se retire lentement de votre main aux doigts crispés, vos jointures sont bleues d’avoir trop serré et le nuage  de fumée, se fait plus discret, comme une encre qui réintégrerait son orifice originel et à côté de vous il y a un grand calme, des eaux bleues baignant les lagons, une barrière de corail tout autour et le Tuteur vous serre la main pour de vrai, tout sourire, énergiquement, avec la pression égale et conviviale et chaleureuse et réconfortante de ses cinq doigts, réels et indubitablement incarnés, recouverts de peau douce et il garde votre main dans la sienne et vous êtes comme un chaton perdu qui retrouverait sa mère et ça ronronne en vous et ça n’arrête pas de couler doucement comme un lait onctueux et le Tuteur vous sourit de ses yeux bleus et félins et il est comme une conque chaude et rassurante et vous vous lovez un peu en lui et vous fumez, tous les deux, de longues cigarettes qui font des filets bleus et les tilleuls au dessus de vous ont des trouées claires et des papillons colorés jouent à se poursuivre.

  Vous pénétrez dans un pavillon circulaire, sous les ramures des cèdres; il y a une grande pièce accueillante, un bar au fond et des spots au-dessus, une machine à café, l’odeur encore fraîche du marc, une légère empreinte de tabac blond, de hauts tabourets couverts de peau, des tomettes au sol, rouges et hexagonales, des livres sur des étagères, des revues, des journaux, des rideaux de percale, des tables rondes, toute une géométrie qui se coule à votre exacte dimension, dépourvue de meurtrières et de couleuvrines, tout en rondeur, la pièce, avec une lumière d’ambre un peu irréelle et le double expresso mousseux vous fait du bien et la cigarette que vous tend votre hôte, et ses paroles apaisantes et, au sein de la pièce ronde, dépourvue d’angles, où les ombres sont maîtrisées, lissées, ne cachant ni goules ni démons ni goitres ni bubons, vous revenez au réel, vous vous y installez, vous gardez cependant vos yeux grand ouverts et les objets vous parlent et les mots sont vivants, ils déploient leurs corolles, étirent leurs pétales, répandent leur nectar, les gouffres se comblent, les aiguillons s’émoussent, la vie est là, tout autour de vous, en vous, comme une sève battante qui gonfle vos viscères, le plein au-dedans, le vide au-dehors et le sentiment que rien ne peut vous atteindre et pourtant, vous le savez, le doute enfoncera bientôt son coin dans votre belle certitude, la bulle crèvera, tôt ou tard, vous ne l’éviterez pas, vous voulez simplement tenir le mal à distance, l’ignorer, et votre langage dresse un mur, une forteresse, comme si les mots étaient des boucliers et que les douleurs, les malfaçons, les incohérences s’y abîment, et vous veillez à ce qu’il n’y ait pas de brèche, que le vide s’emplisse, que les failles se comblent, et malgré cela vous sentez déjà que l’espace se fissure, que le temps se lézarde et que ce suspens ne tardera pas à se vêtir de haillons et qu’il faudra à nouveau se battre contre soi, freiner son cœur, calmer sa respiration, resserrer ses pores d’où la sueur s’échappera en de minces filets semblables à des mailles qui enserrent le corps.

  Un long couloir conduit aux Ateliers. On y perçoit un bourdonnement de ruche. C’est pire dès que la porte s’ouvre et, sans réfléchir, vous portez les mains à vos oreilles, les sons cognent sur vos tympans, et de longues vibrations parcourent votre corps. Le Tuteur vous tend des tampons d’oreilles et déjà leur contact est un soulagement. Les bruits se sont assourdis, ils glissent comme des éponges sur votre peau, et votre peau est devenue sensible à la manière d’une surface de tambour et les milliers de percussions y rebondissent, piégées dans le bloc de béton, s’enroulant autour des axes des machines, des outils, des cubes et des ronds de bois, des coulées de sciure et, jusqu’alors, l’idée ne vous était jamais venue de la concordance des sens et vous vous apercevez que votre ouïe et votre vue naviguent de concert et plus les sons vous enveloppent, plus est floue l’image qui vous parvient, comme si elle se dédoublait, se partageait en arrière de votre front, sur l’étrave de votre chiasma, ne vous parvenant que sous une forme fragmentée et les couleurs sont des remous et les contours se replient sur eux-mêmes, sortes de glissements ophidiens, vous cherchez à accommoder mais les lignes fuyantes semblent douées d’autonomie et votre raison ne suffira plus à rétablir l’ordre. Vous serez modelé à votre insu par toute cette agitation, vous en faites déjà partie, vos paupières étrécissent, vos pupilles se creusent et sur votre rétine se forme l’image inversée et étrangement nouvelle d’une sorte d’hydre au corps en forme de méandres, aux tentacules multiples, aux yeux innombrables et juste au-delà de votre limite, mais êtes-vous réellement  séparé ?, ça s’agite, ça convulse, ça gicle en toutes sortes de copeaux, ça varlope et assemble, les pieds-ventouses sont collés au sol, les mains semblables à des battoirs goujent et bédanent, les doigts mortaisent, les tenons s’assemblent, les maillets claquent, les lames des ciseaux se croisent sèchement, les écailles sautent sous les assauts des herminettes, on chanfreine, on cheville, on emboîte, on scie, il n’y a pas de répit, pas de repos et les muscles sont tendus, gonflés de sang et on passe à côté de vous, haches luisantes au bout des bras et vous vous dites qu’il suffirait d’un faux mouvement, d’une erreur de trajectoire, d’une intention mauvaise, d’une simple lubie, mais il y a en vous comme un interrupteur qui coupe le courant, biaise la conclusion et votre réflexion est élémentaire, purement limbique, reptilienne, logée au cœur de votre cerveau archaïque et vous appartenez simplement à ce microcosme où la démesure est la loi, où la raison vacille, où vous n’êtes plus très sûr de la justesse de vos perceptions et tout ce bizarre assemblage pose sur vous une chape de plomb, et les choses vous paraissent proches et lointaines à la fois, votre vision semblable à celle des poissons que déforme la pellicule d’eau, qui vous livre des doigts aux phalanges coupées, des têtes étrangement plates, des ventres gonflés, des dos larges avec des rigoles de sueur, des jambes courtes, trapues, aux tremblements de méduse, vos oreilles s’ouvrent à des rires parfois, rauques, épais, confondus avec la trépidation des moteurs, les sifflements des volants, le claquement des courroies, et il y a des filets de salive qui tombent sur le sol de ciment et des crachats visqueux et les vêtements qu’on dégrafe, les cols qu’on élargit, les ceintures qu’on défait et les bermudas laissent voir les hanches bancales, les bourrelets de graisse, la ligne de partage des fesses, quelques poils sidérés et jamais de paroles, jamais de signal qui informe, juste des cris, des grognements, ça ressemble aux plaintes des bêtes, mais en presque plus joyeux, c’est pareil à la ballade d’un corps au métabolisme fou, à l’alchimie déréglée, à la sexualité pliée de désir et soudain vous n’avez plus peur parce que vous comprenez, vous vivez au même rythme que cette Incongruité foudroyée et foudroyante, vous transpirez à l’unisson, vos fibres sont tendues sous votre peau, votre tête est vide, les idées l’ont désertée, vous flottez dans l’atmosphère criblée de poussière, vous n’allez pas tarder à vous baisser, à vous saisir d’un bec-d’âne, d’une doucine, à vous glisser dans le globe visqueux qui halète et transpire et lance partout ses membres dans l’espace, vous ferez bientôt partie de la Famille, vous serez à la tâche, comme vos frères et sœurs de galère vous participerez à l’œuvre commune et, bientôt, il y aura des visiteurs, vous les regarderez à peine de vos yeux injectés de sang, à la sclérotique jaune, et ils vous apparaîtront avec le flou qui sera commun à votre nouveau regard et les curieux, les hommes aux costumes de lin, aux corps sveltes et élancés, aux cheveux noirs et bouclés, ces hommes vous paraîtront étranges et vous aurez une sorte d’angoisse au creux du ventre et ça vous fera rire, vos compagnons aussi, et vous redoublerez vos efforts, les copeaux voleront, et vous montrerez que vous existez, on touchera peut être votre bras couvert d’eau et de sciure et vous regarderez le Tuteur, et ses yeux vous diront « C’est assez pour le moment l’exercice de la grande fraternité, de la grande immersion siamoise, il faut sortir tant qu’il est encore temps. » , alors vous franchirez la porte, vous enlèverez vos tampons d’oreilles et ça bruissera drôlement autour de vous et il y aura encore d’étranges bourdonnements tout contre vos tympans et peut être le bruit vous manquera un peu, l’agitation aussi, vous vous direz « C’est peut être contagieux cette espèce de folie » et cette idée vous plaira et vous la noterez sans plus attendre sur votre bloc-notes et à travers la porte vitrée où tourbillonne encore la sciure vous prendrez une  dernière photo.

  A nouveau dans la pièce circulaire, encore un peu ivre, c’est normal vous redescendez de la face cachée de l’astre métaphysique. Vous tenez, dans votre main droite, un verre de Sancerre. Vous parlez du temps qui passe, de la saison qui, bientôt, va basculer, des tilleuls que les abeilles butinent. Puis vous vous levez, remerciez le Tuteur, prenez congé et il vous invite à flâner à votre guise, dans le parc et aux environs, où bon vous semblera, « La vie est partout, l’intérêt pour la vie aussi. », c’est ce qu’il dit, « Il suffit de chercher ».

  Maintenant vous longez la coursive de verre, il revient à l’Atelier, vous sortez de plain-pied sur la terrasse de gravier, à votre droite, dans l’ombre du kiosque qui est maintenant verticale, sur le banc de bois blanc, les trois Etranges comme des berniques collées à leur rocher, vous doutez de votre mémoire, étaient-ils déjà là à votre arrivée, les Etranges n’ont-ils pas permuté avec d’autres Etranges, ne les confondez-vous pas; non, vous êtes sûr qu’il s’agit bien des Mêmes, mêmes corps, mêmes positions, mêmes vêtements, vous vous posez à nouveau sur votre banc vert, il est au soleil maintenant, ce qui vous oblige à mettre vos lunettes noires, on ne vous a guère  remarqué; les pieds se balancent tout près du sol sans jamais le toucher, jambes trop courtes, assises trop profondes, têtes chauves et plissées, on dirait des tortues, quelques crins en guise de cheveux, des ventres comme de pléthoriques bouddhas, des mains courtes parcourues de sillons, on dirait de vieux nourrissons que le temps a surpris, leurs mains bizarrement jointives, les doigts mêlés comme pour la prière, vague imploration, comme pour retenir une ultime énergie, se distraire encore un peu de l’affliction du corps, des cinq courtes protubérances qui, bientôt, moulineront, pouce autour du pouce, et hocheront la tête, et balanceront leurs brèves anatomies en guise d’harmonie et leurs yeux de clowns tristes, - mais en est-il jamais autrement ? - s’ornent de perles blanches, le pus jaillirait à la moindre pression, parfois leurs lèvres avec des torsions qui ressemblent à des mots, leurs langues épaisses où s’engluent les sons, et ils sont les seuls à comprendre l’incompréhensible, et ils grattent leur peau, leurs furoncles, leurs pustules et la vérité jaillit sur eux du fond de leur corps et leur vérité c’est du sang, de la lymphe, des larmes, et il n’y a rien au-delà et vous savez que le miroir, vous l’avez simplement effleuré, qu’il est seulement fissuré, que le tain est entamé, que l’autre côté est toujours un mystère, vous remontez dans votre coupé blanc, vous basculez la capote qui se replie sur le coffre, vous remontez l’allée de platanes, des ocelles de lumière jonchent le sol, il fait très beau. Sur le siège, à votre droite, l’appareil photo, le stylo noir, le bloc-notes, un coup d‘œil dans le rétroviseur, la silhouette massive de la Pension, l’image fuyante du kiosque, puis votre image à vous, effaçant les autres, ou presque, mais, au fait, ces boules blanches au coin des yeux, ces rides profondes, cette peau jaune et balafrée, cette bouche aux lèvres fissurées, ce filet de salive, ces dents cariées et de guingois, ces perceptions étranges mâtinées de folie, les aviez-vous VRAIMENT avant l’Asile, les aviez-vous ?, mais non, ce n’est qu’une impression, peut être la fatigue, un peu de repos vous fera du bien, il fait si chaud pour la saison…

 

 

 

 

 

 

 

 

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