Pour lire adéquatement "L'autre côté du miroir".
La folie, la déshérence mentale, les aberrations chromosomiques, les irrésolutions anatomiques et autres
chausse-trappes existentielles, jamais nous ne voulons en être titulaires, jamais nous ne souhaitons les considérer dans l'orbe rassurante de notre douillette et confortable raison. C'est
toujours l'AUTRE qui en est affecté, l'Autre qui est en faute, l'Autre qui nous
agresse à simplement nous montrer sa différence.
A longueur de journée, nous polissons notre ego, nous l'encaustiquons, le posons aux cimaises de notre séjour sur
terre afin qu'il nous dise la manière de grâce dont nous sommes atteints, dont notre visage aux traits réguliers, sans bubons ou excoriations, est la merveilleuse épiphanie. A nulle autre
pareille. Cette singularité, partout nous l'affirmons. Aussi bien dans l'exacte quadrature de notre chambre, aussi bien en société, aussi bien sous toutes les latitudes. Les miroirs sont là
pour nous dire la perdurance des choses, la perfection de l'événement qui nous traverse, la certitude que, jamais, notre effigie ne pourra descendre de son piédestal. A seulement envisager ceci,
que nous pourrions changer, nous métamorphoser en quiconque nous faisant face, nous sommes au bord du désarroi, envahis de doute, livrés à une sourde angoisse. Improbable aporie que nous nous
hâtons de ranger au Musée Grévin de notre imaginaire. Tout y est immobile, en repos, figé dans une cire intemporelle. Jamais ne pourraient se réveiller, s'animer ces anatomies de résine et de
filasse. Elles ne sont même pas humaines. Seulement d'inconséquentes formes sombrant vite dans l'oubli. Du moins le croyons-nous.
Cependant le grain de sable est toujours prêt qui enraye la merveilleuse mécanique. Alors tout se grippe et grince.
Tout se contracte et l'on entend les craquements de l'existence pareils aux attaques des charançons dans la bille de bois. Et l'on voit le réel se déformer tel le cierge sous l'effet de la
chaleur. L'imaginaire est une guenille, le symbolique une parole grimaçante ne véhiculant plus que des signes délétères, incompréhensibles. Tout ceci survient à l'improviste, nous sommes
tellement impréparés à ce surgissement que tout s'annonce dans le genre d'un déluge. Il aura suffi de croiser, dans la rue, tel visage grimaçant envahi de tumultes arcimboldiens, de poser son
regard sur le goitre ou le moignon exhibés dans le métro, d'entendre les coassements de gorges mutilées et alors, nous serons soudain devenus Autre, nous
aurons basculé dans le grand vide sidéral où la démence fourbit ses armes, dégaine ses rapières, fait mouche à tous coups, entamant le derme étroit de nos certitudes.
Dans l'exacte dimension de notre chambre, tout juste à l'encoignure des murs, là où le réel poussé dans ses derniers
retranchements ne nous présentera plus que sa face compacte, obtuse, têtue, il ne nous restera plus qu'à entrer de plain-pied dans l'inconcevable. Et le miroir salvateur, celui qui jusqu'alors
nous tendait sa face joliment existentielle, ce miroir aura retourné sa peau, ne nous montrant plus que ses coutures, ses nervures de plâtre baveux, ses laborieuses moulures. Plus d'épiphanie.
Plus de visage. Seulement le visage grimaçant de la folie, c'est-à-dire le visage hostile de l'Autre. Puisqu'aussi bien, être fou, ce n'est jamais que devenir
Autre.
L'autre côté du miroir.
Votre roadster blanc, vous
l’avez posé sous les grandes palmes des cèdres. Vos sandales de cuir ont longé le gravier. L’air est frais mais déjà un brin estival. Vous vous sentez si bien dans votre costume de lin. A votre
droite, des voitures garées, de longs bâtiments en enfilade. Sur votre gauche un château de pierres blanches, semblable aux « Folies » du XIX° siècle, jouxte une tour de tuileaux. Au
centre, un kiosque d’acier et de verre. Plus loin un bâtiment bas couvert d’ardoises, percé de fenêtres nombreuses.
Un petit groupe sous les frondaisons des tilleuls. Au milieu, une personne grande, mince, que vous
supposez être le Tuteur, explique des choses aux Pensionnaires, leur donne peut être une marche à suivre. Vous n’entendez qu’une sorte de bourdonnement, de discours confus. De vagues regards vous
dévisagent. Le Tuteur vous a vu, vient à votre rencontre. Vous lui dites votre souhait de rester un instant dehors. De prendre quelques photos, d’écrire de brèves notes. Vous vous asseyez sur un
banc vert, percé de trous. Vous sentez la fraîcheur du métal. Vous ouvrez votre serviette de cuir. Vous y prenez un bloc sténo, un stylo bille. Vous faites un plan succinct de la Pension, du
parc. Vous inscrivez quelques commentaires dans la marge.
Votre regard vers la gauche. Une coursive de verre. Quelques Pensionnaires y déambulent. A côté du
kiosque, dans l’ombre légère du matin, un banc en bois blanc que vous aviez à peine remarqué. Trois Formes y sont assises, dans des poses identiques, presque confondues. Comme des potiches sur
des étagères. Aussi immobiles ou presque. Vos yeux peuvent s’en détacher facilement, comme d’objets connus qu’on ne remarque plus, devenus transparents à force de banalité.
Sortie d’une haie, un peu en arrière de votre banc, une Silhouette noire. Démarche hésitante,
syncopée. Le corps étroit, torturé, semblable à une vieille racine. Tête petite, sorte de boule ronde et ridée hissée sur un cou de rapace, à la peau jaune et flasque. Les yeux enfoncés,
charbonneux, entourés de cernes violets. La Silhouette s’approche, bouche convulsive, lèvres ourlées comme des coquilles Saint-Jacques. Des sons en sortent. Pliés, mâchonnés, expulsés avec
effort. Ça fait des explosions, des remous, des chuintements. Les hiéroglyphes buccaux, vous essayez de les interpréter. On vous questionne sur votre présence, croyez-vous. Vous amorcez quelques
mots. La Silhouette vous fixe, semble ne pas comprendre votre salmigondis. Vous faites quelques gestes, montrez votre appareil photo, le bloc-notes. La boule ridée semble avoir saisi. Du moins le
supposez-vous. La Saint-Jacques s’ouvre largement, dévoile un appendice charnu, rose, serti de chicots noirs, et le rire a des bruits de caverne, de chutes de pierres, de rocaille, des
craquements de stalactites et l’on désigne votre appareil et on le montre et on se montre du doigt et le rire gonfle, se répand dans les ombres du parc, parmi les aiguilles des cèdres et vous
prenez votre appareil et la face hideuse, la face au rire inextinguible est si près de vous, vous en percevez l’écorce érodée, les boutons en forme de cônes, les comédons, les pustules, les
scories et l’air est soudainement empli de remugles fauves et vous appuyez sur le bouton et l’éclair du flash illumine la concrétion humaine qui gesticule et rit et s’effraie et
pleure et se sauve dans le trou de la haie et le Tuteur vous adresse un petit signe amical qui veut dire « Prenez patience, ce n’est rien, il faut juste s’habituer, ça ira mieux
bientôt ».
Vous ne pensiez pas tutoyer si vite cette
réalité en forme de néant, vous respirez plus profondément, vous sortez une cigarette de son étui, la flamme du briquet vous distrait un instant, vous aspirez la fumée et regardez la Pension
derrière votre nuage blanc, « La protection est bien mince. », pensez-vous. On vous avait parlé de cette vie recluse, en marge de la société, de cette reptation souterraine où des
hommes stagnaient, seulement mus par leurs instincts, une espèce de réflexe, quelques mouvements, quelques ondulations, un fragment de conscience.
Le camouflet est sévère, mais vous n’avez pas l’habitude de renoncer. Les photos, les notes, elles
vous ont été demandées, vous les ramènerez. On lira, on fera des commentaires, on comparera, on triera, on dira peut être « Ce cliché est meilleur que celui-là, il est plus esthétique, plus
authentique, il est plus parlant. » et on lancera les machines qui fabriqueront les images, qui ajusteront les mots, et on sera nombreux à acheter le papier recouvert d’encre fraîche
et on dira « C’est pas vrai, c’est quand même pas croyable des choses pareilles. » et on sera heureux d’être de ce côté-ci du papier, de ce côté-ci des signes, et on s’invitera
entre amis, on boira quelques verres, on essaiera d’oublier et on oubliera vite, l’amnésie a du bon, « Et on vivrait jamais si on pensait qu’au malheur. » et on ira dans des salles
obscures, il y aura sur l’écran blanc des hommes beaux et jeunes, des femmes épanouies, des enfants qui chantent et avant que le mot FIN ne s’inscrive sur la toile on aura oublié pourquoi on est
venu s’emplir les yeux de rêve.
Vous restez encore un moment sur votre banc de fer. Les trois Formes dans l’ombre du kiosque vous
les aviez un peu négligées; il faut dire la Silhouette sortie de la haie vous avait occupé. Les trois Formes toujours aussi immobiles que des jarres dans la lumière lente d’un patio ou sur une
scène à la Beckett. Si immobiles, si calmes dans leurs corps gonflés comme des outres. Quelques photos discrètes, ils ne vous ont pas aperçu, leur champ de vision est comme dévasté. Et quand bien
même, ils forment une bulle compacte, une sorte d’amas, à la façon des pieuvres enlacées, comme si les unissait un lien siamois, de ténus filaments et ils semblent ne pas voir et ils sont en
arrière de leurs paupières, comme des chatons nouveau-nés. Alors vos clichés ne pourraient les atteindre. Ils sont au-delà, très loin, dans quelque chose d’aquatique, d’amniotique, de mouvance
imperceptible, une lente migration des gênes qui s’englue et les fige. « Gélatine », pensez vous, « Méduses, sangsues. ». A peine vivantes, les Formes, au seuil de
la conscience, attendant la sortie au grand jour, l’éclosion. Qui ne viendra pas. Vous le savez. Si peu de mouvements depuis que vous les observez. Quelques transgressions corporelles, si minces,
hésitantes, comme si leurs membres courts sortaient de leur masse confuse, s’usaient aussitôt à la lumière du jour.
Avouez-le, vous êtes un peu fasciné par cette humanité bégayante qui émerge à peine de la terre,
qui déploie lentement ses antennes. Non, ne sombrez pas dans la torpeur, l’hébétude, et de trop les regarder risque d’être contagieux et il y a parfois d’étranges inversions où le regardant
devenant regardé se dilue sous le regard de l’Autre, si étrange, si vitreux, si absent mais agissant par devers vous et vous ne sentez rien et vous êtes plutôt bien mais la gélatine commence à
vous envelopper, à tisser serrés ses téguments élastiques, spongieux, et bientôt, comme dans un rêve, vous êtes absorbé, pieds et poings liés dans un cocon et peut être les trois Formes
vont-elles vous annexer et, sur le banc de bois blanc, vous serez la quatrième Forme et d’autres hommes viendront à votre place, prendront des photos, s’étonneront de cette boule pareille aux
amas blancs des chenilles processionnaires au sommet des branches, étroitement enlacées, aux mouvements infimes et l’on se demande si tout cela vit, si un métabolisme caché nourrit quelque projet
et l’on peut, à son tour, rejoindre l’Informe, s’y abîmer et, comme l’araignée, vous vous mettez à tisser votre toile, et votre orifice excréteur, votre filière, suinte des fils invisibles, vous
ne vivez qu’à attendre vos proies, non pour les digérer, mais pour vous dilater, vous dilater encore jusqu’au moment où la peau se retourne, où le monde n’est plus dehors mais dedans, où la
logique devient purement fluide, sorte de retour aux eaux primordiales qui regardent le monde et ne sont plus regardées par lui et les hommes ont soudain basculé dans un mécanisme basal,
élémentaire, amibien, et il n’y a plus de fuite possible vers l’arrière, le temps est effacé et la division cellulaire peut s’essayer à des formes multiples, le jeu recommence à zéro, et la
Grande Loterie fait tourner sa roue à l’envers, lâche ses numéros et votre corps en forme de 8 se replie sur lui-même et ça fait un peu comme des bras primitifs qui emprisonnent
la boule où est gravé le chiffre et le Hasard ne sera qu’une affaire de banc, celui des larves blanches aux yeux effarés, dans l’ombre du kiosque ; celui vert et troué où vous croyez exister
maintenant, dans votre vêtement de lin que traverse une brise légère, tout ce qui vous reste de votre présence à vous-même.
Vous avez tourné la tête vers la droite, du côté des remises, et vos yeux se sont arrachés, comme
des ventouses, au spectacle du kiosque. Vous vous êtes levé, à la façon d’un somnambule, avez fait quelques pas. Il y a, sur les sentiers du parc, des allées et venues, des trajets hésitants, de
brusques demi-tours, des bruits de cailloux qui raclent, des essais verbaux, quelques glapissements et l’on n’entend plus les oiseaux dans les massifs des arbres.
Le Tuteur est seul maintenant. Vous souhaitez l’interroger. Vous n’avez plus en tête que des
questions laineuses, effilochées, cardées à la machine de la déraison, des questions qui n’en sont pas vraiment tellement elles sont circulaires, sans fin ni début. Mais le Tuteur vous guidera,
il connaît, lui, il est un peu passé de l’autre côté du miroir. Déjà votre démarche est plus aérienne, plus assurée, vos pas vous guident vers une sorte de salut et vous avez rarement ressenti à
ce point ce que la relation veut dire, le fait d’être reconnu par quelqu’un qui vous ressemble, qui est fait à votre image, qui, en quelque sorte, est votre propre reflet.
Vous marchez et, d’un bâtiment sur votre gauche, des bruits métalliques, d’eau qui coule, d’objets
qu’on déplace. Vous inclinez la tête et dans l’embrasure d’une porte, un Inconnu, grand, maigre, les yeux protubérants, le cou gonflé par un goitre, s’avance à votre rencontre, les bras repliés
dans le dos, aspect d’une mante religieuse à la progression saccadée, un peu de fumée sort au dessus de ses épaules, monte le long de sa tête couverte d’un béret bleu, usé, troué par endroits; il
n’est plus qu’à quelques mètres, il déplie son bras gauche, long et tentaculaire, une cigarette au bout des doigts, aspire profondément, vous recrache à la figure son nuage d’écume, il s’approche
et ses yeux sont des globes effrayants si près de votre tête, des balles blanches injectées de sang et la Mante vous tend son bras droit alors qu’un flot de sons indistincts traverse la barrière
de ses dents avec une sorte de bave jaune, il est tout près maintenant et son appendice continue à se déplier et, instinctivement, par pure civilité autant que par réflexe, vous tendez votre main
droite, alors ça fait bizarre cette main très ronde, très lisse, en forme de boule, vous ne savez même pas comment la saisir, vous vous y reprenez à deux fois et dans votre paume moite et
convulsive, vous accueillez le moignon de la Mante, ça fait penser à un crâne chauve, à un phallus qui ne coloniserait pas l’espace mais s’y occulterait en creux, dans l’ordre du passage à la
trappe, du manque d’un avant-bras, d’une main, des doigts et vous ne savez plus trop comment vous en dépêtrer, et vous êtes, comment dire, soudé à votre Vis-à-Vis, il vous semble même que lui et
vous c’est un peu comme un prolongement, une articulation insérée dans l’organique le plus élémentaire, genre de nécessité tissulaire, osseuse, condyle soudé au glénoïde, que bientôt des
ligaments vont vous arrimer, vous attacher l’un à l’autre dans une sorte de grande fraternité corporelle, charnelle, indivisible et que vous ne tarderez pas à traîner derrière vous le gros
insecte vert, comme un bousier roule sa boule et alors vous sentez dans votre gorge une grosseur mobile, gonflée, le goitre vous a peut être atteint et, sous peu, vous aurez, vous aussi, ce dos
osseux, ces omoplates saillantes, ces pieds plats, ces coudes aigus en forme de crochets et vous ne saurez plus qui vous êtes vraiment, où sont vos limites, vous vous sentirez devenir Autre, ne
vous posant même pas la question de savoir si l’Inconnu devient Vous, s’il y a des vases communicants et votre corps se révulse et votre volonté se tend et les veines de votre cou enflent et vous
essayez de crier mais vous n’y arrivez pas, comme dans les mauvais rêves, et pourtant, dans l’air qui vous cerne, ça parle, ça parle d’un ton assuré, presque péremptoire, d’un ton clair qui sonne
humain, très humain pourtant et le Poulpe se retire lentement de votre main aux doigts crispés, vos jointures sont bleues d’avoir trop serré et le nuage de fumée, se fait plus discret,
comme une encre qui réintégrerait son orifice originel et à côté de vous il y a un grand calme, des eaux bleues baignant les lagons, une barrière de corail tout autour et le Tuteur vous serre la
main pour de vrai, tout sourire, énergiquement, avec la pression égale et conviviale et chaleureuse et réconfortante de ses cinq doigts, réels et indubitablement incarnés, recouverts de peau
douce et il garde votre main dans la sienne et vous êtes comme un chaton perdu qui retrouverait sa mère et ça ronronne en vous et ça n’arrête pas de couler doucement comme un lait onctueux et le
Tuteur vous sourit de ses yeux bleus et félins et il est comme une conque chaude et rassurante et vous vous lovez un peu en lui et vous fumez, tous les deux, de longues cigarettes qui font des
filets bleus et les tilleuls au dessus de vous ont des trouées claires et des papillons colorés jouent à se poursuivre.
Vous pénétrez dans un pavillon circulaire, sous les ramures des cèdres; il y a une grande pièce
accueillante, un bar au fond et des spots au-dessus, une machine à café, l’odeur encore fraîche du marc, une légère empreinte de tabac blond, de hauts tabourets couverts de peau, des tomettes au
sol, rouges et hexagonales, des livres sur des étagères, des revues, des journaux, des rideaux de percale, des tables rondes, toute une géométrie qui se coule à votre exacte dimension, dépourvue
de meurtrières et de couleuvrines, tout en rondeur, la pièce, avec une lumière d’ambre un peu irréelle et le double expresso mousseux vous fait du bien et la cigarette que vous tend votre hôte,
et ses paroles apaisantes et, au sein de la pièce ronde, dépourvue d’angles, où les ombres sont maîtrisées, lissées, ne cachant ni goules ni démons ni goitres ni bubons, vous revenez au réel,
vous vous y installez, vous gardez cependant vos yeux grand ouverts et les objets vous parlent et les mots sont vivants, ils déploient leurs corolles, étirent leurs pétales, répandent leur
nectar, les gouffres se comblent, les aiguillons s’émoussent, la vie est là, tout autour de vous, en vous, comme une sève battante qui gonfle vos viscères, le plein au-dedans, le vide au-dehors
et le sentiment que rien ne peut vous atteindre et pourtant, vous le savez, le doute enfoncera bientôt son coin dans votre belle certitude, la bulle crèvera, tôt ou tard, vous ne l’éviterez pas,
vous voulez simplement tenir le mal à distance, l’ignorer, et votre langage dresse un mur, une forteresse, comme si les mots étaient des boucliers et que les douleurs, les malfaçons, les
incohérences s’y abîment, et vous veillez à ce qu’il n’y ait pas de brèche, que le vide s’emplisse, que les failles se comblent, et malgré cela vous sentez déjà que l’espace se fissure, que le
temps se lézarde et que ce suspens ne tardera pas à se vêtir de haillons et qu’il faudra à nouveau se battre contre soi, freiner son cœur, calmer sa respiration, resserrer ses pores d’où la sueur
s’échappera en de minces filets semblables à des mailles qui enserrent le corps.
Un long couloir conduit aux Ateliers. On y perçoit un bourdonnement de ruche. C’est
pire dès que la porte s’ouvre et, sans réfléchir, vous portez les mains à vos oreilles, les sons cognent sur vos tympans, et de longues vibrations parcourent votre corps. Le Tuteur vous tend des
tampons d’oreilles et déjà leur contact est un soulagement. Les bruits se sont assourdis, ils glissent comme des éponges sur votre peau, et votre peau est devenue sensible à la manière d’une
surface de tambour et les milliers de percussions y rebondissent, piégées dans le bloc de béton, s’enroulant autour des axes des machines, des outils, des cubes et des ronds de bois, des coulées
de sciure et, jusqu’alors, l’idée ne vous était jamais venue de la concordance des sens et vous vous apercevez que votre ouïe et votre vue naviguent de concert et plus les sons vous enveloppent,
plus est floue l’image qui vous parvient, comme si elle se dédoublait, se partageait en arrière de votre front, sur l’étrave de votre chiasma, ne vous parvenant que sous une forme fragmentée et
les couleurs sont des remous et les contours se replient sur eux-mêmes, sortes de glissements ophidiens, vous cherchez à accommoder mais les lignes fuyantes semblent douées d’autonomie et votre
raison ne suffira plus à rétablir l’ordre. Vous serez modelé à votre insu par toute cette agitation, vous en faites déjà partie, vos paupières étrécissent, vos pupilles se creusent et sur votre
rétine se forme l’image inversée et étrangement nouvelle d’une sorte d’hydre au corps en forme de méandres, aux tentacules multiples, aux yeux innombrables et juste au-delà de votre limite, mais
êtes-vous réellement séparé ?, ça s’agite, ça convulse, ça gicle en toutes sortes de copeaux, ça varlope et assemble, les pieds-ventouses sont collés au sol, les mains semblables à des
battoirs goujent et bédanent, les doigts mortaisent, les tenons s’assemblent, les maillets claquent, les lames des ciseaux se croisent sèchement, les écailles sautent sous les assauts des
herminettes, on chanfreine, on cheville, on emboîte, on scie, il n’y a pas de répit, pas de repos et les muscles sont tendus, gonflés de sang et on passe à côté de vous, haches luisantes au bout
des bras et vous vous dites qu’il suffirait d’un faux mouvement, d’une erreur de trajectoire, d’une intention mauvaise, d’une simple lubie, mais il y a en vous comme un interrupteur qui coupe le
courant, biaise la conclusion et votre réflexion est élémentaire, purement limbique, reptilienne, logée au cœur de votre cerveau archaïque et vous appartenez simplement à ce microcosme où la
démesure est la loi, où la raison vacille, où vous n’êtes plus très sûr de la justesse de vos perceptions et tout ce bizarre assemblage pose sur vous une chape de plomb, et les choses vous
paraissent proches et lointaines à la fois, votre vision semblable à celle des poissons que déforme la pellicule d’eau, qui vous livre des doigts aux phalanges coupées, des têtes étrangement
plates, des ventres gonflés, des dos larges avec des rigoles de sueur, des jambes courtes, trapues, aux tremblements de méduse, vos oreilles s’ouvrent à des rires parfois, rauques, épais,
confondus avec la trépidation des moteurs, les sifflements des volants, le claquement des courroies, et il y a des filets de salive qui tombent sur le sol de ciment et des crachats visqueux et
les vêtements qu’on dégrafe, les cols qu’on élargit, les ceintures qu’on défait et les bermudas laissent voir les hanches bancales, les bourrelets de graisse, la ligne de partage des fesses,
quelques poils sidérés et jamais de paroles, jamais de signal qui informe, juste des cris, des grognements, ça ressemble aux plaintes des bêtes, mais en presque plus joyeux, c’est pareil à la
ballade d’un corps au métabolisme fou, à l’alchimie déréglée, à la sexualité pliée de désir et soudain vous n’avez plus peur parce que vous comprenez, vous vivez au même rythme que cette
Incongruité foudroyée et foudroyante, vous transpirez à l’unisson, vos fibres sont tendues sous votre peau, votre tête est vide, les idées l’ont désertée, vous flottez dans l’atmosphère criblée
de poussière, vous n’allez pas tarder à vous baisser, à vous saisir d’un bec-d’âne, d’une doucine, à vous glisser dans le globe visqueux qui halète et transpire et lance partout ses membres dans
l’espace, vous ferez bientôt partie de la Famille, vous serez à la tâche, comme vos frères et sœurs de galère vous participerez à l’œuvre commune et, bientôt, il y aura des visiteurs, vous les
regarderez à peine de vos yeux injectés de sang, à la sclérotique jaune, et ils vous apparaîtront avec le flou qui sera commun à votre nouveau regard et les curieux, les hommes aux costumes de
lin, aux corps sveltes et élancés, aux cheveux noirs et bouclés, ces hommes vous paraîtront étranges et vous aurez une sorte d’angoisse au creux du ventre et ça vous fera rire, vos compagnons
aussi, et vous redoublerez vos efforts, les copeaux voleront, et vous montrerez que vous existez, on touchera peut être votre bras couvert d’eau et de sciure et vous regarderez le Tuteur, et ses
yeux vous diront « C’est assez pour le moment l’exercice de la grande fraternité, de la grande immersion siamoise, il faut sortir tant qu’il est encore temps. » , alors vous
franchirez la porte, vous enlèverez vos tampons d’oreilles et ça bruissera drôlement autour de vous et il y aura encore d’étranges bourdonnements tout contre vos tympans et peut être le bruit
vous manquera un peu, l’agitation aussi, vous vous direz « C’est peut être contagieux cette espèce de folie » et cette idée vous plaira et vous la noterez sans plus attendre sur votre bloc-notes et à travers la porte vitrée où tourbillonne encore la sciure vous prendrez
une dernière photo.
A nouveau dans la pièce circulaire, encore un peu ivre, c’est normal vous redescendez de la face
cachée de l’astre métaphysique. Vous tenez, dans votre main droite, un verre de Sancerre. Vous parlez du temps qui passe, de la saison qui, bientôt, va basculer, des tilleuls que les abeilles
butinent. Puis vous vous levez, remerciez le Tuteur, prenez congé et il vous invite à flâner à votre guise, dans le parc et aux environs, où bon vous semblera, « La vie est partout,
l’intérêt pour la vie aussi. », c’est ce qu’il dit, « Il suffit de chercher ».
Maintenant vous longez la coursive de verre, il revient à l’Atelier, vous sortez de
plain-pied sur la terrasse de gravier, à votre droite, dans l’ombre du kiosque qui est maintenant verticale, sur le banc de bois blanc, les trois Etranges comme des berniques collées à leur
rocher, vous doutez de votre mémoire, étaient-ils déjà là à votre arrivée, les Etranges n’ont-ils pas permuté avec d’autres Etranges, ne les confondez-vous pas; non, vous êtes sûr qu’il s’agit
bien des Mêmes, mêmes corps, mêmes positions, mêmes vêtements, vous vous posez à nouveau sur votre banc vert, il est au soleil maintenant, ce qui vous oblige à mettre vos lunettes noires, on ne
vous a guère remarqué; les pieds se balancent tout près du sol sans jamais le toucher, jambes trop courtes, assises trop profondes, têtes chauves et plissées, on dirait des tortues,
quelques crins en guise de cheveux, des ventres comme de pléthoriques bouddhas, des mains courtes parcourues de sillons, on dirait de vieux nourrissons que le temps a surpris, leurs mains
bizarrement jointives, les doigts mêlés comme pour la prière, vague imploration, comme pour retenir une ultime énergie, se distraire encore un peu de l’affliction du corps, des cinq courtes
protubérances qui, bientôt, moulineront, pouce autour du pouce, et hocheront la tête, et balanceront leurs brèves anatomies en guise d’harmonie et leurs yeux de clowns tristes, - mais en est-il
jamais autrement ? - s’ornent de perles blanches, le pus jaillirait à la moindre pression, parfois leurs lèvres avec des torsions qui ressemblent à des mots, leurs langues épaisses où s’engluent
les sons, et ils sont les seuls à comprendre l’incompréhensible, et ils grattent leur peau, leurs furoncles, leurs pustules et la vérité jaillit sur eux du fond de leur corps et leur vérité c’est
du sang, de la lymphe, des larmes, et il n’y a rien au-delà et vous savez que le miroir, vous l’avez simplement effleuré, qu’il est seulement fissuré, que le tain est entamé, que l’autre côté est
toujours un mystère, vous remontez dans votre coupé blanc, vous basculez la capote qui se replie sur le coffre, vous remontez l’allée de platanes, des ocelles de lumière jonchent le sol, il fait
très beau. Sur le siège, à votre droite, l’appareil photo, le stylo noir, le bloc-notes, un coup d‘œil dans le rétroviseur, la silhouette massive de la Pension, l’image fuyante du kiosque, puis
votre image à vous, effaçant les autres, ou presque, mais, au fait, ces boules blanches au coin des yeux, ces rides profondes, cette peau jaune et balafrée, cette bouche aux lèvres fissurées, ce
filet de salive, ces dents cariées et de guingois, ces perceptions étranges mâtinées de folie, les
aviez-vous VRAIMENT avant l’Asile, les aviez-vous ?, mais non, ce n’est qu’une impression, peut être la fatigue, un peu de repos vous fera du bien, il fait
si chaud pour la saison…