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26 mai 2023 5 26 /05 /mai /2023 07:53
Avant d’être arrivé à Soi, Après

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Il y a le Monde, le vaste Monde, avec ses collines semées d’herbe, ses vallées profondes, ses hautes montagnes, les flaques immenses de ses Océans. Il y a le complexe réseau des routes, les nœuds ferroviaires pareils à des énigmes. Il y a les villes tentaculaires, on dirait des pieuvres. Il y a les tours d’acier et de verre. Enfin il y a les Gens par milliers, par millions, Jaunes, Noirs, Blancs, Rouges qui parcourent tous les méridiens de la Planète, ils ressemblent à des essaims fous à la recherche de quelque provende, en réalité à la recherche de-qui-ils-sont. Puis, tout au bout de la chaîne, identiques à un maillon perdu dans l’immensité du Monde, il y a cet Homme que-je-suis, cette Femme que-vous êtes et, surtout le questionnement que nous sommes venus poser aux Choses que nous rencontrons à la manière d’étranges vis-à-vis. Autrement dit, il y a notre confondante singularité faisant fond sur le multiple, le pluriel, le disséminé et, le plus souvent, l’indéterminé au motif que, du Monde, nous ne saisissons jamais qu’une image, n’écoutons que l’une de ses narrations, ne rencontrons qu’un faible et évanescent échantillon de ses créations.

   Certes on peut vivre sans se poser autant d’interrogations, plonger son museau fouisseur dans un rassurant humus, forer son trou de taupe et n’être que pur silence parmi le charivari partout    présent, n’être qu’une forme invisible parmi l’éparpillement des autres formes. Certes, on le peut, au moins virtuellement, nullement réellement puisque, par essence, Êtres-Parlants, comment pourrions-nous nous exonérer de la question, du besoin de connaître, de percer un peu de la légende de ceci même qui nous entoure et ne profère rien, du moins dans une première approche ? Comment pourrions nous opposer au bavardage du Monde notre propre mutisme, notre retrait dans quelque coulisse dont on espèrerait qu’elle nous mît à l’bri des déconvenues, creusât pour nous la niche au sein de laquelle trouver repos et assurance ?

   Certes nous pouvons vivre d’illucidité, comme si nous jouions à la roulette et attendre du Hasard qu’il nous plaçât sur le Grand Échiquier en position de Roi, nullement de Fou ou de simple Pion. Car, fût-on de modeste naissance, au plus profond d’un secret bien dissimulé, nous nous souhaitons en pleine lumière, hissés sur un piédestal, toisant du sommet de quelque Olympe, tels les dieux antiques, les jeux des Hommes et des Femmes au sein du carrousel qui est le leur. On serait dieu et homme à la fois, sans doute demi-dieu, cet étrange composé mythologique se sustentant à deux sources, s’attirant les grâce des Immortels, mais aussi celle des Mortels, pensant puiser à l’aune de ce constant paradoxe les faveurs les plus effectives.

   Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’objets déterminés que l’on peut localiser facilement dans l’espace et le temps, leur assigner des polarités terrestres, les situer sur une échelle de valeur, tâcher de deviner la place qu’ils occupent dans un gradient hiérarchique. En un mot, notre regard nous l’avons volontairement circonscrit dans l’orbe des choses visibles, nous gardant bien d’interroger tout se qui gravite autour, par exemple l’Invisible, le Néant, le Rien, l’Inapparent. Ces mots de haute tenue qui portent en eux aussi bien la possibilité d’une inquiétude, aussi bien les perspectives d’une joie sans partage.

   Or si nous sommes inscrits dans l’ordre de la Présence, nous le sommes tout autant dans l’ordre de l’Absence, du non-encore-venu-à-jour, de l’irrévélé, de l’avant-genèse des Choses et des Êtres. Si la psychanalyse nous met en demeure de nous reconnaître parmi les figures identificatoires du Père-Loi ou de la Mère-Réceptacle, jamais elle n’outrepasse les deux bornes de l’en-deçà, de l’au-delà. Elle se confine à la parenthèse existentielle et même l’inconscient qui pourrait s’extraire de cette lourde contingence, toujours il est ramené à tel événement, tel lapsus à tel accident, tel désir projeté sur une personne en chair et en os.

   Mais est-il bien sûr que notre aventure ontologique se situe exclusivement entre ces deux pôles ? Ne conviendrait-il de franchir ces limites de pierre et de roc, de chercher à apercevoir la sourde pulvérulence qui essaime à l’entour de ce qui nous est familier ? Certes, sommes-nous assurés de notre existence, du moins en théorie, mais notre totalité, notre unité se réduisent-elles à ces pures évidences, à ce qui vient à nous dans la conformité que, d’emblée, nous leur attribuons ? Sans doute notre réassurance primaire se satisfait-elle de ces évidences qui, toujours, sont évidences pour notre sensorialité, essentiellement pour notre regard. Ne vaudrait-il pas mieux pratiquer un décèlement du réel, en ouvrir la bogue, en explorer le chatoyant corail ?

   Ne nous est-il enjoint, d’accomplir le trajet essentiel de notre propre genèse ? Il est en arrière de nous dans la nécessaire nébulosité de notre naissance. Il est en avant de nous dans le champ obscur qui sera ouvert par notre mort. L’image ici présente de Barbara Kroll fait voler en éclat la coque matérielle de la physique et ouvre une brèche dans le mystérieux et l’inaccompli, autrement dit dans ce qui, sous couvert de silence et d’invisibilité, est le moyen le plus immédiat de nous reconduire à ceux-que-nous-sommes, des enfants de la Métaphysique qui connaissent une éclaircie le temps de quelques aventures humaines. Bien évidemment, méditer sur de l’intangible, de l’inapparent est forcément entreprise délicate. Cependant, à cette fin, nous pouvons disposer de trois vecteurs d’approche : l’analogie, la métaphore, enfin l’allégorie. Or, pour nous en tout cas, l’esquisse de l’Artiste entre bien dans ce dernier cas de figure. Pour notre part nous y voyons, quoique dans l’approche, le flou, l’approximation, les principaux traits qui déterminent l’essence humaine, dans ses franges, dans ces halos certes, mais c’est bien là que gisent les fondements de l’aventure anthropologique. Maintenant convient-il d’interpréter, à nos risques et périls. De toute manière toute interprétation est nécessairement située dans l’irréel, l’imaginaire, le plus souvent dans le feu d’une intuition qui, tel l’éclair, dit peut-être la Vérité mais se retire aussitôt dans son cèlement essentiel.

   Cette image est troublante. Cette image nous confine à quelque vertige comme si nous étions soudain placés face à un illisible abîme. Cette image que, pour notre part, nous vivons à la manière de l’emblème de l’avant-Vie, de l’après-Mort, (y aurait-il équivalence, valeurs convergentes, identité en quelque sorte ?), cette image donc tire toute sa puissance signifiante (étrange paradoxe) de ce qui, non-sens absolu, ne saurait avoir quelque signification, à moins que cette dernière ne soit cryptée, ésotérique, nécessitant l’apprentissage d’un code secret. Ce que l’image semble ici poser dans l’ordre de l’évidence, le langage peine à en restituer la fuyante, l’évanescente nature. Cependant nous ne pouvons nous contenter de confier à notre seul regard, à notre sensorialité, le soin de venir à bout des sèmes inaperçus semés ici et là, qu’il nous faut bien essayer d’approcher afin de ne demeurer dans la banlieue d’un sens sans polarité, sans contenu apparent, manière de fable aux mots troués qui disparaîtrait à même son énonciation.

   Ce qui, présentement, est difficile à saisir, ce flottement indéterminé, cet espace de pure vacuité qui oscille indéfiniment entre le non-être et la possibilité d’être. Ces énigmatiques figures (ce sont les nôtres selon l’hypothèse que nous formulons), nous placent face à une aporie constitutive : ne se saisit-on jamais qu’à la manière d’une brume sans consistance, d’une fumée que boirait sans délai un ciel vide ? Ces formes ne sont formes qu’après avoir été, qu’avant même de trouver le site de leur présence. Ces formes ne sont formes que dans la grâce de l’instant. Dès qu’entamée, leur temporalité connaît déjà son déclin. Mais alors, seraient-elles porteuses d’éternité seulement avant de paraître, après avoir paru ?

   Le traitement de l’image, esquisse à peine entamée, biffure des formes naissantes nous installe d’emblée dans le vaste et mystérieux domaine de l’antéprédicatif, de l’a priori, avant même (ou après) que l’existence a trouvé ses propres assises terrestres. Ce qu’il faut en déduire, que ces formes sur le point d’être sont totalement libres de se donner de telle ou de telle manière. Leur fort coefficient d’indétermination leur ouvre tous les espaces, tous les temps. C’est une chair invisible avant même que le mystère de l’incarnation puisse avoir lieu. C’est le silence qui précède le mot comme sa condition de possibilité. C’est à partir du silence que se déploie la pure merveille de la parole. C’est du Trou, du Rien, du Néant du Non-être que l’être tire la nécessité qui le rend visible.

   Certes on a beaucoup glosé sur l’être, sur la quasi impossibilité de « l’en-visager » (de lui conférer une épiphanie, de le rendre « palpable » en quelque sorte), sur le vide adjectival qui lui est intimement coalescent. Sur le plan métaphorique : une sorte de dentelle qui n’exhibe jamais que ses trous, jamais la trame qui en relie l’essence. Nécessairement l’être ne peut se sentir tissé de voiles si arachnéens qu’aucune substance ne pourrait en traduire la supposée forme. Le pourrait-elle et l’être, devenu étant, perdrait tout son prestige et l’étant toute possibilité de faire sens puisque c’est bien l’être de l’étant qui manifeste l’étant et seulement lui. L’être-rose de la rose est son déploiement même, il n’est ni abstraction ontologique, ni pure matérialité parvenue à son terme. Il n’y a accomplissement de la chose qu’au travail inapparent de l’essence qui en nervure la venue en présence. L’être est passage, translation, mouvement dynamique, chemin du repos à l’acte puis repos se ressourçant à une origine constamment renouvelée.

   Les visages à peine marqués, les corps à la limite d’une visibilité sont les témoins oculaires de cette effervescence interne de l’être qui ne bourgeonne qu’à accomplir sa propre genèse en-lui-hors-de-lui, dans cet éternel mouvement de balancier qui, jamais ne le rend visible (il y a être seulement, l’être à proprement parler n’est pas), toujours en retrait, en absence, en effacement et il est heureux qu’il en soit ainsi pour la simple raison que les phénomènes  ne pourraient exhiber leur revers qu’à s’annuler eux-mêmes. Ici se montre de façon nette le hiatus qui existe nécessairement entre la valeur symbolique du langage et la valeur ontologique de ce-qui-se-montre-à-nous. Le langage est purée évocation. Le Réel est pure présence. Et, une fois encore, nous aurons recours à la force de visualisation de l’analogie. Imaginez une pièce de monnaie avec ses deux faces. L’avers porte la Figure, autrement dit le phénomène. Le revers porte le Chiffre, à savoir le prédicat qui détermine le phénomène., en indique la valeur en quelque sorte.  Quant au liseré entre les deux, la carnèle, symboliquement, se montre comme l’espace du déploiement entre être et chose, en même temps qu’il correspond à notre propre espace de compréhension de ce qui vient en présence, à vrai dire bien plutôt une saisie intuitive qu’un échafaudage strictement conceptuel.

   Ces étranges créatures sans contours précis, dont on ne peut réellement savoir si elles sont en-deçà de la ligne ou bien au-delà, cette nuit informe et surréelle, ces teintes qui n’en sont pas, une simple cendre, une pulvérulence qui paraît ne sortir de soi que pour y mieux retourner, tout ceci, cette énonciation à mi-voix, cette figuration à mi-regard, ce flou des lisières, cette hésitation de l’aube, ce fourmillement des choses sur le point d’être, de n’être pas encore ou bien d’avoir été, tracent les contours toujours hésitants, constamment remis en question, ces constants allers-retours dont la Condition Humaine est l’étrange mise en musique. Une symphonie que remanie une fugue, une fugue qui s’élève en symphonie.

 

Et nous les Hommes,

vous les Femmes

qui sommes des

êtres de l’entre-deux.

 

 

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24 mai 2023 3 24 /05 /mai /2023 07:43
La profondeur du Réel

Carlos Godinho

 

***

 

   Jamais, devant le réel, nous ne demeurons inertes. Faisant face au réel, cela parle en nous, cela image en nous, cela résonne en nous, cela mobilise la dentelle immense des réminiscences, cela fore au plus profond de notre corps, cela crée le jeu infini des analogies, des relations, des correspondances. Nul objet, fût-ce le plus anodin, le plus discret, ne s’efface devant notre regard, ne se biffe devant notre conscience. Rien de ce qui est venu à nous et vient encore à nous ne renonce à faire présence, à s’élever au mérite de quelque pensée. Ce qui est à proprement parler « extra-ordinaire », ce qui s’arrache au réel pour féconder notre esprit est la mesure du sans-limite. Å observer le Monde tout autour de nous et tout s’affilie au mouvant, au transitif, au nomadisme infini. Regardant tel objet et, déjà, nous ne sommes plus dans une position de fixité à son égard, et déjà nous imaginons quantité de perspectives nouvelles, de topologies infinies. Tout se dilate, tout se spatialise. Et l’objet, paradoxalement, déserte la position qu’il occupe dans la présence du Présent pour gagner d’autres rives temporelles passées ou futures, sa mouvance est principe de temporalisation et le sablier ne sait plus où commence son mince filet de mica, où il finit, comme si un temps cyclique s’était instauré selon le mode étrange de l’Éternité.

   L’objet devant nous, le mur, la fenêtre, les dalles du plancher ne nous laissent nullement en repos, toutes ces choses nous requièrent afin que, cheminant de concert, une compréhension de leur surgissement se tienne dans l’ordre du possible, dans l’ordre de l’indéfiniment reproductible. Ceci se nomme « pure merveille » et demande à être approché autrement qu’à l’aune d’une attention discrète. Tout comme notre langage témoigne de notre profondeur, les choses rendent compte de la profondeur du monde. Chaque profondeur en vis-à-vis creuse la profondeur analogue, accomplit son SENS jusqu’à une manière d’ivresse dont nous les Hommes, vous les Femmes sommes les réceptacles, manières de jarres creuses où résonne toute la beauté vacante du Monde. Tout creux est condition de possibilité de la plénitude, cet état que nous cherchons désespérément alors que nous sommes possédés par lui, le plus souvent à notre insu. C’est à un constant processus alchimique auquel notre conscience est invitée. Il lui suffit d’écarter les voiles d’ombre pour que se donne la plus vive et signifiante lumière. Ce qu’il faut dire encore du Réel c’est qu’il est un constant et infini emboîtement de Formes. Cette Forme au premier plan, par exemple un simple verre destiné à la boisson, porte en elle, comme en écho, comme en réverbération, tous les verres du Monde et l’ensemble des significations qui leur sont coalescentes, les narrations qui peuvent monter d’elles, les figurations naïves ou artistiques dont elles constituent le prétexte, le plus souvent devenu invisible au fil du temps.

   Le Réel, qu’on donne le plus souvent pour une matière palpable, concrète, voici qu’il devient l’athanor à partir duquel peuvent s’élaborer des concepts, croître les infinies ramifications et arabesques de l’imaginaire. Ce qui veut simplement signifier, qu’à la différence des Anciens Grecs, qui n’attribuaient d’âme qu’à la substance végétale ou animale (et bien entendu humaine), peut-être faut-il l’étendre au Monde des Objets, condition nécessaire de leur métamorphose. Mais nous nous apercevons tout de suite que ce raisonnement porte à faux, que le changement d’état de l’objet n’est nullement de son fait mais ne résulte que d’un événement que nous projetons sur lui afin de le mettre en adéquation avec la force inassouvie de notre désir. Oui, c’est bien NOUS qui modelons le Réel à notre guise, comme s’il était simple pâte d’argile ductile dans laquelle nous imprimerions les empreintes dont notre psyché est le continuel et toujours renouvelé réceptacle.

   Et maintenant, si nous focalisons notre vision sur l’image située à l’incipit de ce texte, que pouvons-nous en tirer qui ne soit le jeu d’une pure gratuité ? Et, comme à l’accoutumée, il nous faut d’abord décrire le Réel qui vient à notre encontre, afin de le faire nôtre et poser quelque hypothèse à son sujet. La pièce, indéterminée au premier abord, est plongée dans un clair-obscur où l’ombre l’emporte sur la lumière, ce qui contribue à nimber l’image dans une sorte d’ambiance mystérieuse, secrète. Et c’est bien à l’aune de ce retrait, de cet effacement, de cet inapparent que cette représentation nous concerne au plus haut point, comme si, soudain, la totalité de notre existence était suspendue à sa présence même, à la question qu’elle nous pose et nous met en demeure de résoudre. Nous n’aurons de réel repos qu’à en avoir désoperculé la lourde opacité, à avoir tenté d’en saisir la possible transparence, ce SENS qui brasille sous le couvert de cendres de ce qui vient à nous.

   Ainsi cette Nuit qui encadre l’image, c’est notre nuit celle, présente, qui teinte notre angoisse, tresse à l’entour de notre finitude les pampres de l’obscur. Cette nuit, c’est notre nuit passée lorsque, enfant, au travers de la croisée entr’ouverte, le rayon de la Lune veillait sur le repos de notre sommeil. Cette nuit, c’est l’attente fébrile, moite, un peu suffocante de l’Amante dont nous désespérions de ne la rencontrer qu’en songe. Cette nuit, c’est cette éclipse déjà lointaine, cette aube soudain glissant sur toutes choses, les animaux se réfugient au plein de leur terrier, les feuilles des arbres sont immobiles, les gestes d’amour sont suspendus, l’étrangeté de la lumière parcourue de sombres mouvances nous fait craindre que le jour, à nouveau ne se lève, qu’une nuit éternelle ne s’annonce comme le seul possible qui nous sera alloué pour le reste des jours à venir.

   Cette Fenêtre étroite que quadrillent les minces armatures des petits bois, c’est celle-là même au travers de laquelle notre regard adolescent cherchait à déchiffrer le monde, à percer quelques unes de ses aventures. Les volets sont tirés, juste pour laisser passer un prisme de faible clarté. Sur la table, le maroquin d’un livre à la douce couleur d’acajou. Un titre : « La force de l’âge ». Un Auteur : Simone de Beauvoir. Une joie : celle d’entrer dans le domaine feutré d’une littérature de la vie, là où rayonne ce mode d’exister que l’existentialisme prétendait ériger en philosophie de la liberté.

   Cette Assise, simple planche de bois supportée par deux jambages, c’est le souvenir de l’étroite guérite du confessionnal qui, en ces temps de simplicité et d’accomplissement immédiat, était la seule thérapie, la seule psychanalyse à laquelle se confiait notre jeune âge, comme si notre départ dans la vie ne pouvait s’envisager qu’à l’horizon d’une relation à Dieu, dont le Confesseur était le Représentant sur Terre.  Encore au creux de l’oreille l’entrelacement de deux chuchotements. Sans doute Dieu avait-il l’ouïe fine !

   Ces Lames de Plancher lissées d’un doux éclat, ce sont celles, réelles ou imaginaires qui meublaient le sol des chambres successives, la native d’abord, perdue dans les limbes du passé, une douce campagne s’étendait alentour. Ce sont aussi les lames de la chambre de la petite enfance, ce refuge cotonneux, ce généreux intervalle qui abrite du Monde, met à distance, projette sur Soi la bienveillance de l’ombre maternelle. Puis les chambres plurielles qui jalonnent le parcours de la vie. Chambres d’étude et de repos, chambres d’écriture et de méditation, de longues méditations, elles sont le recueil dans l’intime, l’abri, le port d’attache avant que de cingler vers les hautes eaux, de connaître les marées d’équinoxe, ces hasards de tout cheminement. Lorsqu’il est retrouvé, le plancher, sa patine benveillante constituent le lexique personnel par lequel se reconnaître, ne nullement sombrer. Toujours il faut un port, un havre de paix, un golfe où se protéger des meutes et des caprices du vent.

   Le sujet de la chambre, sa richesse symbolique nous font inévitablement penser à l’œuvre de Rembrandt, « Le philosophe en méditation », non que ma vie, en quelque période que ce soit

 

La profondeur du Réel

ait été poinçonnée à l’aune de la Philosophie, simplement au motif d’une nature inclinée à la contemplation plutôt qu’à l’action, à l’imaginaire, à la rêverie, à « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » selon le beau mot de Pierre Réverdy. Plutôt l’Esprit que le Réel. Alors, me direz-vous avec raison, l’image de gauche est une assise vide, le Philosophe ne s’y inscrit jamais qu’à halluciner sa présence selon une pure détermination qui le fait être là où il n’est nullement. Pensant ceci, vous ne vous inscrirez que dans cet éternel Principe de Réalité, lequel porte en son revers ce Principe de Plaisir qui est l’ornement de l’imaginaire, la parure étincelante de la rêverie.

   En toute logique, Nuit, Fenêtre, Assise, Lames de plancher n’ont été le prétexte qu’à broder une ganse autour du Réel, à l’assortir d’un passement dont nous avons pensé que leur rayonnement, leur prestige suffisaient à gommer tout ce qui vient dans la présence d’une façon strictement matérielle, obtuse, incontournable en quelque façon. Comme exprimé plus haut, les Choses portent en elles une étrange et heureuse polysémie et nous, en tant que Voyeurs de ce Monde, nous n’en extrayons jamais que ce que nos plus profondes affinités ont trouvé utile de porter à une sorte de séduction. Tous ces emboîtements du Réel, tous ces assemblages baroques selon la figure des poupées gigognes, c’est Nous et seulement Nous qui en avons dressé la singulière cartographie. Tel Autre n’en eût retenu, peut-être, que la dureté matérielle, l’aspect fonctionnel, l’architecture utilitaire. Mais peu importe le mode d’approche de-ce-qui-est. Ce-qui-est, avant tout, c’est ce dialogue particulier que nous entretenons avec les choses, cette belle et confondante originalité avec laquelle notre chair s’ordonne, comme le ciel choisit les nuages qui le traversent. Car il nous faut croire à un monde animé et magique des Choses, à notre propre pouvoir de les métamorphoser, de les faire à notre main, de les voir selon les perspectives successives de notre regard. S’il y avait, sur Terre, le faisceau d’une unique vision, alors tout se décolorerait et la précieuse polysémie s’abîmerait dans une manière d’humus inconsistant.

 

Or, ce que nous voulons,

ce sont les sillons d’argile flexueux,

pareils aux vagues ourlées

d’émeraude de l’Océan.

Toujours le Monde est

à recommencer,

à chaque Parole,

à chaque Regard,

 à chaque Geste.

 

                                                               

 

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21 mai 2023 7 21 /05 /mai /2023 09:17
Qu’en est-il du Rouge ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Lorsque votre intuition vous signale un Être de lointaine venue, un Être qui, par le plus pur des hasards pourrait bien se lier au vôtre, ou au moins vous influencer, infléchir le parcours de votre existence, vous n’avez de cesse de vous interroger à son sujet. Alors, dans une manière d’abord un peu chaotique des choses, vous vous demandez la nature de son sexe, la couleur de ses cheveux, la profondeur de son cristallin, l’inclination toute romantique de son âme ou bien, en son opposé, la verticalité d’un rationnel sans faille. Enfin vous vous interrogez sur tout et sur rien, comme si, de vos doutes, de votre constante hésitation, ne devait naître rien moins que le bloc d’airain inaltérable de la réalité. Mais, tout comme moi, vous n’êtes nullement sans savoir que toute réalité n’est qu’illusion, qu’elle se recompose à chaque instant, selon les projections de chaque Individu, qu’elle est perpétuelle métamorphose, réaménagement continu de ces images qui viennent à nous dans une façon d’aimable approximation.  Mais si le réel, par nature, jamais ne peut être saisi, pourquoi alors ne tenter de chercher ce qui en constitue la seule et première trame visible, à savoir le généreux chromatisme du Monde qui vient à nous et sature nos yeux d’une manière d’arc-en-ciel qui confine au vertige ?

   Imaginez un instant ceci : vous êtes le Passager, la Passagère d’un aéronef qui nage en plein ciel, bien au-dessus du souci des Hommes. La Terre est une simple boule qui vous apparaît sous la nuance de Bleu des Océans, sous celle Beige des Terres, sous celle Verte des marais de forêts, sous celle Jaune des chaumes d’été qui poudroient à l’infini, enfin sous celle, belle entre toutes, Rouille, qui confère à l’Automne son inimitable majesté. En réalité, et celle-ci est de l’ordre de l’évidence, ce sont les Couleurs et elles seules qui auront imprimé sur l’écran de votre rétine le sceau merveilleux des choses ici présentes. Vous aurez aperçu la palette d’un Peintre avec ses Terres de Sienne, ses Bleus Outremer, ses Jaunes Orpiment, ses Verts Véronèse, ses Violets Héliotropes. Toute cette variété colorée, certes vous l’aurez vue et il faut croire qu’une dominante aura frappé au cœur de votre sensorialité, ce Rouge si présent dans la psyché humaine. Car, si les couleurs désignent des choses, de prime abord, portant sur elles un regard plus précis, nous ne tarderons guère à nous apercevoir qu’elles sont le support de nos climatiques psychologiques.

   Or, ici, nous n’avons fait l’économie du Rouge qu’à en mieux cerner la substance, à en pénétrer l’essence. Å seulement observer la riche palette des Rouges et déjà se porte devant nos yeux éblouis la multiple et bigarrée Condition Humaine avec ses avancées et ses reculs, ses heures de gloire et ses mélancolies, ses hauteurs où brille l’esprit, ses bas-fonds où végètent et se fomentent ses plus sombres desseins. Certes, toute perception des Formes et des Signes est hautement subjective, liée à notre vécu intime, parfois à nos fantasmes, au théâtre personnel sur la scène duquel s’animent nos projets et espoirs les plus secrets. Pour nous, en tout cas, les déclinaisons de cette belle couleur Rouge se donnent de la manière suivante. Le jeu des « correspondances », lexique baudelairien s’il en est, se décline de la sorte.

 

Å l’atténuation d’un Bordeaux,

correspondent

colère et violences rentrées.

Au rayonnement d’un Écarlate,

sang et principe vital.

Å l’effervescence de Mars,

le pur danger.

Å la déchirure violente de Magenta,

les émotions les plus fortes,

les plus exacerbées.

Au surgissement de Vermeil,

le danger de la Révolution.

Å l’élégance sourde de Cardinal,

la passion, la sexualité dionysiaque.

 

   Vous, l’Apparition-sur-la-Toile, c’est Vous que nous essayons de décrypter au prix d’un laborieux inventaire des différentes teintes qui se présentent à nous. Nous savons bien qu’il y a péril à mésinterpréter, à surinterpréter, à vous dire telle que vous n’êtes pas. De toute manière, vous seriez bien incapable, Vous en premier, de vous définir telle la Venue-au-Monde dont vous portez l’esquisse à la manière d’un don à faire aux Autres, mais sur le mode de la réserve, de la prudence. On ne projette si facilement et sans quelque dommage qui-l’on-est sur le large praticable du Monde. Il y faut avancer à pas feutrés, derrière un masque (la « personne »), regarder par l’étroite fente d’une meurtrière, ne nullement se donner en pâture au regard des Curieux, ne nullement s’immoler dans les méandres de la foule qui ne sont que les linéaments apparents du Néant qui en creuse la mouvante et parfois fascinante effigie.

   Å bien vous observer, à faire votre inventaire formel, vous ne correspondez à aucune des classifications tentées en vue de faire apparaître l’infinie polysémie des Rouges. Ce qu’il faut dire de vous en une prudente approche, le fond de la toile qui déborde sur vous et vous constitue, sans doute à votre insu : des teintes vives d’Anglais que vient recouvrir, dans la nuance, un Garance à peine plus affirmé, puis un discret Nacarat semblable au velouté d’un fragile épiderme, puis quelques touches de Ponceau qui paraissent vouloir tout éteindre dans une manière de pudeur, de sobriété, de réticence en quelque sorte. Faire effraction, oui, mais avec un geste de retour vers l’origine, l’aube virginale, la page blanche qu’encore nulle couleur n’aura fait différer de Soi, un germe en attente d’Être.

   Voyez-vous, toute interprétation hâtive est sujette à caution. On se précipite sur le premier Feu venu, sur le premier Rose Corsa et on leur applique, en toute bonne foi, en toute inconscience, le sceau incontournable d’une définitive signification. Mais reste-t-il autre chose à faire que d’observer au plus près qui-vous-êtes, de vous investir de mots au plus près de votre Vérité (cette gageure !) et, dans l’orbe d’une modestie, de vous esquisser simplement, non telle que vous êtes (ceci est impossible, il y aurait trop de choses à embrasser !), mais telle que vous pourriez être selon les arabesques de notre infinie fantaisie. Voici : Il y a un étonnant paradoxe à vous faire venir au lieu de notre regard. Pour nous il est indécidable de nous prononcer sur le phénomène de votre venue. Est-ce ce Fond Rouge en nuance qui a déterminé votre propre genèse ? Est-ce vous, depuis les pouvoirs de votre Esprit qui avez appelé ce fond qui vous soutient, qui est le prédicat selon lequel vous serez image sur la toile du Monde ?

    Au point où nous en sommes arrivés de notre méditation, vous demeurez largement en-deçà, au-delà de tout ce que le langage pourrait vous attribuer comme valeurs, comme qualifications. Å nous qui tentons de percer votre secret, vous demeurez haute énigme et, à vous qui sondez votre silhouette, à vous ne demeurez-vous transparente, telle la goutte d’eau qui scintille au sommet du brin d’herbe ? Car exister est s’affirmer tel un signe irréfutable qui s’inscrit dans le vaste lexique du Monde. Or, si la gamme des Rouges ne suffit à faire votre inventaire, si les formes hésitent à vous constituer selon une forme vraiment huamine, que nous reste-t-il à tirer en tant que conclusion, si ce n’est que vous êtes une Irréelle sur lequel le Réel échoue à faire fond, que vous êtes pure affabulation, narration non encore venue à son éclosion ?

   Assise telle que vous êtes, chute blanche de cheveux, épiphanie barrée (votre visage a l’étrange consistance des Mannequins de De Chirico), haillons marrons de votre vêture, jambes à peine tracées sur le chemin mondain, quelle bizarre charade nous proposez-vous là, dont nul ne pourrait trouver la solution ? Mais jouons un instant à ce jeu des charades qui, autrefois était si en vogue, arasé qu’il est en nos contemporains loisirs par les images étranges qui surgissent de la Petite Boîte Magique et fascinent tant de Voyeurs, tant de Narcisse qui ne cherchent jamais à voir que leur propre image.

   Jouons donc et souhaitons tirer de cette charade bien plus qu’une fantaisie énoncée à propos de ce réel dont il a été précédemment parlé, dont tout un chacun pense connaître la substance, alors que nul ne serait capable d’en donner la définition.

 

Mon premier est au centre de mon visage

Mon second est l’abrégé de « l’année »

Mon troisième est la fin de « parti »

Mon quatrième est la fin de « briser »

Mon tout est ce qui énonce le Non-Être

 

Solution  NÉ-AN-TI-SER

 

   Voyez-vous, charmante Apparition, non seulement les Couleurs nous ont abusés, non seulement les lignes nous ont embrouillés, non seulement les signes nous ont biffés, mais à tâcher de pénétrer vos plus apparentes ténèbres, nous nous sommes réduits au silence, nous avons posé sur nos yeux des cachets de cire, sur nos oreilles des tampons d’ouate, sur notre peau un voile, comme si l’acte de vous voir nous avait conduits au Néant. Par Vous nous pensions exister. Par Vous nous sommes reconduits plus loin encore qu’une supposée origine. Par Vous nous ne sommes nullement venus à la Parole. C’est pourquoi tout, soudain, s’est effacé. Seule une immense plaine blanche sous laquelle nos corps de chair ne connaissent plus qu’un Hiver infini !

 

 

 

 

 

 

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19 mai 2023 5 19 /05 /mai /2023 07:30
Å peine venue au Monde

« Autoportrait au Collier de perles »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est des Êtres d’étrange venue, des Êtres qui vous interrogent, nullement au titre de leur présence mais de ce qu’elle pourrait être, cette présence, si elle se déterminait à la lumière de prédicats bien visibles, bien identifiables.

 

Ce qui fait le charme

de ces Êtres,

c’est précisément

 qu’ils s’entourent

de mystère,

se voilent de brume,

se drapent du doux et

impalpable tissage

des songes.

Ils sont,

 sans être vraiment.

Ils sont à la manière

d’une Marine de Turner,

cette diaphanéité océanique

qui tient, tout à la fois,

de la profondeur

insondable de l’éther,

de l’énigme bleue

des abysses.

Ils sont à la manière

des touches à peine posées

des Peintres Impressionnistes,

ces effleurements de couleurs

tels ceux des « Nymphéas »

de Monet,

ces Bleus impalpables

 qui hésitent

entre Céleste, plumes de Paon

et s’abîment avec bonheur dans

les gorges nuptiales de Sarcelles.

  

Voyez-vous, une simple

irisation à l’orée des choses,

une chair de poule levée

sur la peau d’une Amante,

l’épreuve d’une neuve griserie

après qu’une verte Absinthe

 a allumé, dans la tête du Poète,

ses inaperçus flamboiements.

Tout ceci n’est-il pas heureux ?

Tout ceci ne mérite-t-il une pause ?

Tout ceci n’est-il pure merveille ?

Ô combien la fuite

est préférable à l’immobile

 figement sur place !

Ô combien la scintillante

rosée l’emporte sur

la pluie continue !

 Ô combien le fin duvet

de l’oiseau triomphe de

 la lourdeur des rémiges !

  

   Ces Êtres avancent à pas comptés, un pied sur un nuage, un autre sur une goutte d’eau. Ils ne marchent nullement, ils glissent le long d’eux-mêmes comme le grésil d’hiver sur le miroir du ciel. On les croit ici, au pied de la colline, ils sont là-bas, plus loin que l’imaginaire ne saurait les porter. On les souhaite au Présent, bien visibles dans le jour qui rutile, ils sont au Passé, simples réminiscences que, bientôt, la capricieuse mémoire effacera, telle une buée. On les projette au Futur mais leur devenir, leur destin sont immolés en qui-ils-sont, ils sont aussi minces que la promesse de l’aube. On les voudrait d’argile dure, cuite au four, ils ne sont que fins biscuits, une blancheur s’effritant sous une pluie de lumière. On les souhaiterait de cuir, de bois et de chiffon, dociles marionnettes entre nos doigts, ils ne sont que Pantins à fil dont le corps est transparent.

 

Seules leurs articulations,

seules leurs métamorphoses,

seul le Gand Œuvre Alchimique

 avec son Noir de Saturne,

son Blanc de Lune,

son Jaune de Vénus,

son Rouge de Soleil.

   

    Ils ne sont pas des corps complets, entièrement venus à eux, ile ne sont que passages d’un état à l’autre, transsubstantiation de la matière, jongleries de rêves, transparentes diatomées sous la loupe du Savant. Le plus étrange, le plus incompréhensible pour la compréhension humaine, ils sont sans être, ils ne sont nullement et sont malgré tout. Et c’est bien en ceci qu’ils nous sont précieux, nous les Hommes qui n’avons pour certitude que notre chair, vous les Femmes dont le fondement ne repose que sur les vertus de l’Amour. Å tous, il nous faut beaucoup de mérite pour tracer notre sillon dans la vie. Å tous il faut beaucoup de constance pour éprouver le temps selon sa capricieuse durée. Nous nous pensons ourdis de certitudes et pourtant, sous la meute pressée de nos pas, ce ne sont qu’écroulements, châteaux de sable qui s’effritent, « pierres qui roulent et n’amassent pas mousse ». Nous nous croyons d’airain alors que nous ne sommes que glaise ductile battue des vents, menacée de pluie. En quelque manière nous ressemblons à ces Êtres d’étrange venue mais ne voulons nullement nous avouer notre faiblesse, la fragilité native de notre constitution.

   Mais la fable ici commencée ne saurait trouver son naturel prolongement qu’à évoquer cette évanescente Figure dont Barbara Kroll a le secret. L’inachèvement de ses œuvres, ou ce qui pourrait passer pour tel, est, bien au contraire une esthétique accomplie qui, certes, nous plonge dans le Grand Bain de la Métaphysique, mais à la vérité, nous ne sommes que ceci, des Effigies Métaphysiques qui, jamais, ne se peuvent saisir en totalité.

Notre présent fuit sans cesse.

Notre Passé n’est plus.

Notre Avenir brasille au loin

 dans d’obscures flammes,

dans de sibyllines paroles

dont nous ne pouvons

rien décrypter.

   Celle dont il va être ici question, attribuons-lui pour nom le titre donné à ces quelques méditations : « Å-peine-venue-au-Monde » et tâchons de nous en approcher au plus près, non d’en sonder les profonds arcanes, ceci est impossible au titre même de l’insondable de toute Altérité.

   Tout semble fondu en une simple esquisse unitaire. Tout est en voie de Soi, mais dans la nuance, l’à peine distinction, un genre de bulle osmotique que nul ne pourrait ni pénétrer, ni interpréter, tant un halo de mystère en nimbe l’exacte essence. La voir dans sa tenue de pure gemme, dans son bourgeonnement de nectar, dans sa pluie de pollen, ce n’est ni entrer dans la pulpe de sa chair, ni s’arrimer au motif rouge de ses lèvres ou au charbon de ses yeux, c’est tout simplement folâtrer tout autour d’elle tel l’insecte qui fait sa douce vibration tout contre le verre de la lampe. Avec ces Êtres de mince consistance, jamais l’on n’entre dans la citadelle, on regarde de loin, on estime la profondeur des douves - un abîme -, on mesure la distance et l’on se tient en Soi, dans une manière de geste sacrificiel, fragment isolé du Tout dont il voudrait rejoindre la plénitude. Il faut donc demeurer en avant de soi, dans une zone indistincte, espérant de ce flou, de cette nébulosité, tirer quelque précieux phénomène, quelque étonnante translation qui nous déposerait aux pieds de qui-Elle-est, Vassal sans possibilité aucune d’épouser l’illisible et magnétique Forme nous faisant face dans le genre d’un mirage. Mais être dans la lisière serait déjà l’ombre d’un infini bonheur.

   Pourrait-on seulement la faire paraître au risque du langage ? Pourrait-on l’extraire de la gangue dont elle se distingue à peine à simplement la regarder ? Å seulement espérer toucher de la pulpe des doigts son esquisse celée dont la venue au Monde n’est rien moins qu’incertaine ? Il faut oser quelques mots. « Å-peine-venue-au-Monde », qui est-elle pour nous si ce n’est ce Noir de suie de la chevelure, une Nuit en réalité que vient confirmer la double tache du bitume des yeux. Est-elle dans la cécité d’elle-même, dans le repli, dans un arrière-pays dont nul univers étranger ne pourrait franchir les frontières ? Nous aperçoit-elle seulement, nous qui sommes en quête d’un savoir à son sujet ? Visage d’un ovale parfait, il fait songer à la posture hiératique de « La Muse endormie » de Constantin Brâncuși, cette perfection portée au plus haut d’elle-même.

   Et les bras, ces deux lianes d’argile qui coulent le long du corps avec une infinie douceur, ne nous disent-ils le précieux, pour elle, à se retirer en soi, là où rien ne pourra jamais l’atteindre, sauf ses songes les plus fluviaux, ses pensées les plus célestes ? En sa vêture de mousseline et de gaze, ce genre de cocon de chrysalide qui accueille la souplesse de son corps, elle est la possibilité d’un dépliement, mais plus tard, lorsque le Monde se sera assagi, que ses tumultes auront regagné quelque antre secret, que les motifs les plus rugueux seront devenus plaines dociles, accueillant la mouvance des herbes. Et ces mains si discrètes, on dirait le simple prolongement d’un rêve.

   Et le doux et sensuel croisement de ses jambes, qu’abrite-t-il que nous ne saurions voir, une genèse est logée au sein même de ce qui est le plus dissimulé, de ce qui, soustrait à notre regard, n’en devient que plus précieux. Que ne puissions-nous nous abreuver à cette Fontaine d’Amour et de Jouvence, à cette Fontaine qui nous dit, tout à la fois, la multiple beauté des choses et notre incapacité à en rejoindre le don retenu, infiniment retenu ? Nous sommes des Égarés qui, tels des Papillons de Nuit, battent des ailes tout contre la vitre derrière laquelle fleurit une subtile et éployante Lumière. « Å-peine-venue-au-Monde » est cette clarté retenue qui pénètre au tréfonds de nos propres corps, y allume des feux qui jamais ne s’éteindront.

 

C’est toujours

dans la réserve,

le pli discret,

la faille entre deux terres,

la vague entre deux marées

que gît le SENS.

 

A nous, simplement à nous

 il appartient d’en raviver

 la subtile texture.

Toujours la chair est disponible.

Il faut la tirer de sa mutité.

Il faut la porter au jour.

Il faut la faire rayonner

au plus haut.

  

   Nous n’avons nullement évoqué ce « Collier de perles » qui donnait son titre à cette œuvre. Sa discrétion est à l’image d’« Å-peine-venue-au-Monde ». Chacun, selon ses propres inclinations, y projettera ce qui, en lui, fait ses mouvantes arabesques, ses feux de joie, ses enthousiasmes, ses retraits, ses vertiges. Le monde est ainsi fait qu’il est un infini carrousel d’images. C’est ainsi que nous le voulons. C’est ainsi qu’il nous pose face à son énigme et nous met au défi d’en lire le prodigieux hiéroglyphe.

 

 

 

 

 

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17 mai 2023 3 17 /05 /mai /2023 07:50
Étreindre, mais quoi ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Étreindre, mais quoi ?

 

    En ces temps de pullulation, en ces temps de multitude, en ces temps où tout se conjuguait selon l’ordre du POLY, du PLURI, du MULTI, rien ne faisait sens que la profusion, la prolifération, la foison sans fin des choses et il ne demeurait, dans l’espace, nul endroit où trouver repos et apercevoir quelque lumière dont on eût pu tirer quelque parti autre que celui d’une gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde. Le Monde n’était que du chiffrable, du consommable, du buvable et, bientôt, du jetable. Ainsi ce suffixe en « able » dessinait-il les contours d’une Humanité seulement occupée de se situer dans une échelle des tons quasi matérielle, sans qu’un seul instant, elle ne fût troublée en quoi que ce fût par la sourde contingence de ses occupations. Cependant le Monde tournait, cependant les gens s’amusaient, cependant les significations des choses passaient sans que quiconque ne s’en alarmât. Sans doute ceci était-il dans l’ordre des choses, en tout cas dans la belle logique anthropologique et chacun se fût alarmé d’en modifier l’ordonnancement d’un iota, d’en métamorphoser le moindre événement. Il en était ainsi des choses habituelles qui portaient en elles les germes de leur incessant renouvellement, de leur reproduction à l’identique tout le long des ans et des siècles.

   Et ceci n’eût été nullement dommageable si l’ordre du MULTI n’avait produit ses orbes qu’à la hauteur de l’espace : parcourir la Planète en tous sens, connaître les hauts plateaux Andins, puis les steppes de Patagonie, puis les hauteurs immaculées de l’Himalaya.

   Et ceci n’eût eu nulle conséquence fâcheuse si l’ordre du POLY n’avait affecté que le temps : être à la fois dans l’immédiateté du Présent, regarder par-dessus son épaule son histoire passée, se projeter en avant de Soi en direction de son avenir.

   Et ceci se fût à peine remarqué si la ronde éternelle du PLURI n’eût consisté qu’en un changement de toilettes compulsif, en échanges téléphoniques pléthoriques, en longues files d’attente devant les murs aveugles des cinémas. En réalité tout ceci n’était que le vêtement d’Arlequin de l’existence ordinaire et quiconque s’en fût offusqué se fût d’emblée exposé aux quolibets, railleries et moqueries de ses Commensaux. Le Monde était ainsi fait qu’il puisait en ses fondations les lignes mêmes selon lesquelles son architecture s’édifierait, n’ayant cure de s’écarter des sentiers balisés immémoriaux en lesquels il avait trouvé une sorte d’équilibre, sinon d’harmonie.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

    Toutefois, comme en sourdine, comme une antienne venue du plus loin d’un passé fossilisé, se faisait entendre une voix petite, menue, mais non moins irritante, interrogative pour qui en percevait l’inoxydable ritournelle. Étreindre, mais quoi ?  Oui car l’interrogation, le prurit mental, l’urticante comptine se ressourçaient à leur propre énigme et en éprouver l’urgence revenait à faire de sa tête le lieu d’un éternel sabbat, d’un tohu-bohu de sorcière dont on ne sortirait que fourbu, l’âme en miettes, le miroir de la conscience troublé et piqueté de chiures de mouches.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

   Et, maintenant, afin de rendre notre méditation concrète, explicite, il convient que nous commentions cette œuvre de Barbara Kroll, cette belle Esthétique Métaphysique qui, en un seul et même mouvement, dit

l’Ombre et la Lumière ;

la Tristesse et le Bonheur ;

la Donation et le Retrait ;

le Silence et la Parole ;

la Rencontre et la Séparation :

l’Amour et l’Indifférence ;

la Dualité et l’Unité ;

la Vie et la Mort,

 

   ces deux pôles existentiels  qui en synthétisent la cruelle et heureuse vérité car tout, sous notre Ciel, sur notre Terre, se donne sous la figure de l’oxymore :

 

un vide se montre que

comble une complétude,

une faille s’ouvre que

colmate la plénitude d’un sentiment,

un pleur glace une joue

qu’un baiser vient essuyer.

 

   C’est toujours sous le joug destinal des contraires, c’est toujours dans l’alchimie des opposés, c’est toujours sous l’œil figé des divergences que l’aventure humaine, tantôt rougeoie, tantôt connaît la sombre couleur du deuil. C’est à l’intersection de ces prédicats de la division, du partage, de la dissociation que s’inscrit tout cheminement vers plus loin que Soi.

   La nuit est présente, infiniment présente dans sa dominante Bleu Métal, Bleu de Prusse, enfin dans une pente infiniment crépusculaire dont rien ne semble pouvoir émerger que la haute et éprouvante figure de la Finitude. Étreindre, mais quoi ? L’Homme plutôt deviné, entr’aperçu que clairement désigné, est simple image nocturne, simple diversion d’une Ombre, ligne d’un clair-obscur nullement assuré de soi. Contour et simple trait comme si, d’un instant à l’autre, il pouvait retourner à l’Obscur dont il figure la tremblante émanation.

 

Étreindre, mais quoi ?

Étreinte de quoi, de Qui ?

 

   Les bras sont deux lianes étiques qui entourent une forme qui se donne pour un corps. Mais quel corps ? Corps-cierge ? Corps-pierre ? Corps-Statue ? Étreindre, mais quoi ? Et Qui-est-étreinte ? Qui est-elle, sinon cette blanche falaise toisant la nuit du fond, la nuit de l’Homme ?

   Tête-broussaille-de-cheveux. Coulures de sanguine qu’un gris fait mine d’assembler en quelque chose de possible, de lisible. Étreindre, mais quoi ? Corps de neige et de silence. Corps-congère. Corps-boréal que n’illumine nulle aurore verte phosphorescente, que ne vient féconder nul nectar solaire, Corps de gemme éteinte, comme gisant parmi les lignes de faille d’une carrière abandonnée, des mains rouges y poussent qui aliènent bien plutôt que de libérer. Étreindre, mais quoi ? En quelque manière cette image pose les conditions mêmes de sa propre destruction. Tout naît à peine que, déjà, tout est frappé d’une cruelle obsolescence, que déjà tout est poinçonné de Mort.

   Qui sont-elles ces deux Formes qui tremblent sur la toile ? Qui sont-ils ces deux Inconnus dont nulle identité ne se dégage du sombre massif de leur venue à l’être ? Mais une simple esquisse d’être, un trait de fusain estompé, une eau d’invisible aquarelle, un effleurement de lavis viennent-il les sauver des griffes du Néant ? Les biffent-ils du Rien dont ils semblent la vertigineuse oscillation, le numéro d’équilibriste, le plomb alchimique se refusant à devenir Or ? Å devenir Pierre Philosophale ? A devenir Homme et Femme s’enlaçant dans l’unique et merveilleux geste d’Amour ? Étreindre, mais quoi ? L’image, dans son évidente désolation, nous ôte toute considération rationnelle, en quelque sorte nous dépossède de-qui-nous-sommes, nous les Observateurs que la représentation requiert et immole dans l’étroite quadrature de ses mâchoires d’acier, dans la rigueur de sa camisole de force.

   Certes, Lecteurs, Lectrices vous peindrez mon âme des plus funestes teintes qui se puissent concevoir. Mais avouez donc que, vous aussi, penchés sur le bord de l’image, avant-bras reposant sur la margelle d’incertitude, observant ces Inquiétantes Figures, elles vous font penser aux Mannequins transparents de Giorgio de Chirico, ce Grand maître du Songe Métaphysique et soudain vous ressentez en vous ce réflexe nauséeux d’un Roquentin suspendu à l’étrange facticité de la Racine Noire, vous y invaginant corps et âme, disparaissant à même la terre métempirique du Jardin Public de Bouville. Oui, l’Art a cette force exceptionnelle de nous reconduire à nos propres fondements et, selon ses humeurs changeantes, de nous propulser vers les hauteurs de l’empyrée où de nous précipiter dans les fosses rougeoyantes et fuligineuses de l’Érèbe.

   En définitive, poser la question « Étreindre mais quoi ? », n’est pas poser la question, du moins en ligne directe, de qui-nous-sommes. Pourtant, en son fond c’est de ceci dont il s’agit et uniquement de ceci. C’est bien à Nous que nous devons aboutir et rien qu’à Nous puisque, si par un trait de l’imagination nous nous biffions, et la question disparaîtrait et Nous-qui-la-posons corrélativement. « Étreindre mais quoi ? », poser cette interrogation suppose une longue et tortueuse déambulation parmi des domaines qui en sous-tendent la réalité la plus effective. Le début de cet article nommait « la gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde », en tant que vision biaisée de ce même Monde en lequel nous sommes inclus et qu’il nous incombe de considérer selon de nouvelles perspectives. Jamais question essentielle (« Étreindre mais quoi ? ») ne se peut résoudre facilement comme si, de prime abord, poser la question se résolvait par un genre d’évidence, de truisme massif.

   Nous croyons qu’il nous faut faire l’hypothèse d’un réel parcours intellectuel qui fera apparaitre les jalons déterminants selon lesquels notre interrogation recevra quelque chance de réponse adéquate. A notre sens, bien à l’écart des intérêts d’une société consuméro-matérialiste, il nous est demandé de parcourir et de mener une investigation sur des sentiers aujourd’hui remisés au compte des archives anciennes. Pour nous, de toute évidence, il devient urgent de mener un véritable travail d’Archéologue, de mettre à jour ce qu’il y a de plus essentiel pour le rayonnement de la psyché humaine, pour le déploiement de la sphère intellectuelle. Ainsi, de proche en proche, nous faudra-t-il aborder successivement, quelques extraits de textes littéraires qui, chacun à sa façon, vient jouer en écho avec notre interrogation obsessionnelle : « Étreindre mais quoi ? ».

   De la même manière nous aurions pu investiguer, selon un mode antéchronologique, proche d’une genèse en quête d’une origine, quelques pages de la Philosophie, nous arrêter sur quelques œuvres d’Art, questionner la position nécessairement éthique de l’Autre et, bien évidement de Soi en l’Autre, de Soi en Soi, autant se stations nécessaires afin que le SENS, Ultima Thulé de l’Esprit Humain enfin parvenu à une sorte d’éclosion vienne nous libérer de nos quotidiens démons et nous installer dans la seule Lumière qui soit, la Vérité pour Nous car nous devons être à Nous-même notre propre Vérité. C’est une simple question d’éthique. Bien évidemment, les points majeurs de notre recherche s’abreuveront à nos AFFINITÉS électives, les seules qui, pour Nous, signifient et ouvrent l’espace de la Clairière parmi la forêt des doutes et des incompréhensions.

   Mais ici, nous limiterons volontairement notre propos à trois extraits de textes suffisamment explicites, assortis d’un bref commentaire. Cependant, une critique ne manquera de venir à jour sous la forme suivante : pourquoi tant de noirceur, de désolation, de désespoir dans le geste de l’étreinte qui ne saisit que des Ombres alors, qu’aussi bien, la Lumière se fût donnée comme ce qui, au terme de la question, l’aurait illuminée d’un jour nouveau, d’un jour heureux ? Certes la remarque est de pure logique. Toute existence s’inscrit nécessairement sous la figure d’une dialectique, d’un mouvement qui, tantôt connaît son zénith, ses heures de gloire, tantôt découvre son nadir, ses instants de déclin. La vie se peut représenter métaphoriquement sous les traits d’un kaléidoscope (cette référence est constante dans mon écriture, sans doute une résurgence des kaléidoscopes dont les images mouvantes ravirent bien des moments de mon enfance), d’un kaléidoscope donc avec ses fragments hauts en couleur, ses flamboiements, ses feux d’artifice que suivent, dans une certaine confusion, d’autres fragments opaques, décolorés, sans grand intérêt chromatique. De même pour l’existence qui, tantôt appelle la plénitude, tantôt le déroutant dénuement. Mais il n’y a nulle égalité entre les deux termes d’un gain et d’une perte pour la simple raison que notre condition mortelle, efface au bout du compte la féérie colorée, lui substituant cette suie qui enduit notre corps des glaçures du marbre.

   Posons donc à nouveau la question « Étreindre mais quoi ? » et examinons quelques réponses apportées par la littérature.  

  

   En premier, Roger Gilbert-Lecomte dans « Proses » :

  

   « À la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine, un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis. »  

 

   Les paysages intérieurs que le Poète retrace plongent dans les abysses les plus sombres. Alors, comment s’étreindre lorsque le Soi ne fait plus face qu’à ce « gouffre noir » qui ne se peut envisager qu’en tant qu’image de la Mort, au moins en ses cruelles prémisses ? L’organe de la vision, celui par où le réel est abordé et compris, est mis à mal, si bien que plus aucune vision objective n’est possible, autre qu’une constante hallucination où la conscience elle-même est amputée de sa vertu dominante, à savoir la pointe de la lucidité qui autorise une vision juste des choses. Et comment dire son propre égarement qu’à évoquer cette « steppe vide barrée », autrement dit cette agonie de tout projet, ce saut inouï dans la « banquise » où les sens glacés ne perçoivent guère plus qu’un monde chenu en train de s’éteindre ? Ce corps qui, pour tout Vivant est la seule matière dont il ne soit jamais assuré, le voici « ce corps insupportable jeté en miettes dans l’espace illimité ».

 

   En second, Antonin Artaud dans « L’ombilic des limbes » :

 

   « Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme y coule et passe dans son feu ardent. […]

Celui-là sait ce que l’apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. »

 

   Ce texte est saisissant car le motif anthropologique s’y trouve métamorphosé selon un incroyable processus de minéralisation. Chacun sait combien le génial Artaud s’est battu contre son corps, combien celui-ci a éprouvé le tremblement convulsif des électrochocs, connu l’emprisonnement des camisoles chimiques, les injections de drogues qui stérilisent l’esprit, le plongeant dans un constat état de sidération. Mais ici, dans ce fragment, un point de non-retour a été atteint dont l’on craint bien que nulle issue n’en atténue le sort cruel. Celui qui a cherché, dans les signes de pierre des Indiens Taharumaras un chiffre céleste pouvant l’aider à interpréter sa propre cosmogonie, en réalité cette folie active, visionnaire qui l’encercle et le réduit à néant, celui qui a été, sa vie durant ce « Théâtre de la cruauté », voici que cette cruauté s’est retournée au point d’immoler son Auteur dans une gangue de sédiments, de fractures, de diaclases, de séismes où l’esprit devient matière, où la matière devient esprit, dans une sorte de tohu-bohu géologique,  révélation d’une souffrance ultime « en-deçà de la conscience », là où ne règne plus qu’une Nature élémentale, « feu ardent » qui brûle tout sur son passage, il ne demeure que le paysage calciné d’une existence réifiée, simple roche logée au sein de l’immense mutité minérale. Il fallait tout le talent poétique d’un Artaud, toute sa douleur patente pour en rendre compte. Mais le compte n’est rendu qu’à la hauteur d’une extinction du Soi dont la beauté est tragique. Le destin entier du Poète est de la nature d’un violent oxymore.

 

   En troisième, J.M.G. Le Clézio dans « Le livre des fuites » :

 

   « Je veux fuir dans le temps, dans l’espace. Je veux fuir au fond de ma conscience, fuir dans la pensée, dans les mots. Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie : créer, et rompre. Je veux imaginer, pour aussitôt effacer l’image. Je veux, pour éparpiller mieux mon désir, aux quatre vents. Quand je suis un, je suis tous. J’ai l’ordre aussi, le contre-ordre, de rompre ma rupture, dès qu’elle est advenue. Il n’y a pas de vérité possible, mais pas de doute non plus. Tout ce qui est ouvert, soudain se referme, et cet arrêt est source de milliers de résurrections. Révolution sans profit, anarchie sans satisfaction, malheur sans bonheur promis. Je veux glisser sur les rails des autres, je veux être mouvement, mouvement qui va, qui n’avance pas, qui ne fait qu’énumérer les bornes. »

 

   C’est sans doute chez Le Clézio, dans le concept même de « fuite », donc d’être Soi-hors-de-Soi, de ne trouver sa place que par défaut, de n’assumer sa temporalité qu’à être éparpillé selon les stances télescopées d’un passé-présent-avenir, que s’exprime le mieux cette constante désespérance d’une existence qui cherche fiévreusement à s’étreindre mais ne parvient jamais qu’à connaître sa propre vacuité, sa terrible incomplétude. Car « fuir dans le temps, dans l’espace », ce n’est ni assumer le temps, ni assumer l’espace mais les déterminer comme ce qui est toujours au loin de Soi, comme ce qui clignote, appelle et se retire à même cet appel. Quant au fait de « fuir au fond de [sa] conscience », ceci supposerait une conscience spatialisée, située, donc réifiée en quelque sorte, ce qui serait une évidente absurdité. Et « fuir dans la pensée », ne serait-ce énoncer l’impossibilité même d’élaborer quelque concept, de réduire l’acte de pensée à une simple vapeur toujours en fuite de Soi ? Et « fuir dans les mots », ne serait-ce désigner la transcendance du langage en tant que simple immanence, comme si l’essence des mots se pouvait résumer au statut de simple chose ?

   Nous voyons bien ici, avec la « profession de foi » de Jeune Homme Hogan, que le simple fait de vivre est une gageure, que tout est en partance de Soi, que rien ne tient, que tout être du monde est une illusion qui ne se laisse nullement approcher, encore moins enchaîner, comme si l’Homme pouvait s’en rendre Maître.  Et cette décision de l’ordre de l’oxymore

 

« créer et rompre » ;

« imaginer et effacer » ;

« l’ouvert se referme » ;

« glisser sur le rail des autres »,

 

   toutes ces formules étonnantes, ces tournures syntactico-rythmiques syncopées qui procèdent à leur annulation sitôt qu’émises, ne font-elles signe en direction d’une constante capture qu’annule son contraire, la libération de ce qui avait été à peine entrevu ? Ici, dans cet extrait de texte convulsif, dans ces saltos, dans ces revirements subits, dans ces éternels sauts de carpe, dans ces palinodies qui, paraissant s’approcher du but ne concourent qu’à l’annuler, peut se lire le triple échec d’une étreinte de Soi, de Ceux-qui-nous-font-face, de ce Monde qui clignote à l’horizon et pourrait bien n’être que « poudre aux yeux », imaginaire qui nous rendrait transparent à nous-même. Là est rejointe la proposition plastique de Barbara Kroll. C’est une identique posture philosophique qui ne postule la possibilité de créer quoi que ce soit que dans le tissu lâche de l’utopie, de ne se construire Soi-même et toute Altérité que selon la figure illusoire de la Chimère.

 

  

  

  

 

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13 mai 2023 6 13 /05 /mai /2023 08:13
Tête à tête avec le Néant

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

En cette soirée de Printemps, le temps n’était pas le temps.

 

  Seulement une durée qui semblait n’avoir ni commencement, ni fin. Une durée sans consistance, une matière ductile qui remaniait sa forme à chaque instant. Un peu à la manière d’une pâte de guimauve qu’on malaxe entre ses doigts, on la replie en forme de boule, on l’étire, on la sent fuyante, imprécise, nullement assurée de soi. Et, par simple mimétisme, on en rejoint la confondante indécision. On est guimauve Soi-même, on est déréliction sur quoi rien ne prend, sauf la grise pliure du jour.

 

Toute la journée on a erré

sur l’ossature blanche du Causse,

toute la journée on a piqué

ses mollets aux échardes des genévriers,

toute la journée on a épuisé

 son propre contingent de secondes

à ne se reconnaître nullement,

à divaguer d’une pierre à l’autre,

à suivre de loin sa propre voix intérieure,

elle est identique à un écho bleu

qui résonnerait sur les

parois obliques du Monde.

  

   En cette soirée de Printemps, l’espace n’était pas l’espace, nulle dilatation, nul éploiement. Une seule ligne continue sur laquelle on plaquait sa mince silhouette de Fil-de-fériste. Nul balancier afin d’assurer son équilibre. Nul regard aigu qui eût décrypté le moindre détail, le nommant selon des mots connus, familiers :

 

« arbre »,

« colline »,

chemin de castine ».

 

   Non, l’espace était muet et l’on était muet dans la vastitude de l’espace. Peut-être un simple point sur la rotation sans fin d’un cercle. Peut-être un simple mot dans le texte serré de l’Univers.

   On n’avançait sur le chemin de son Destin qu’à tracer un sillage à côté de Soi. On était trace de blanche écume à la poupe d’une mince pirogue. On était sans être. On était sans conscience de Soi. On était le Fou d’un Vaste Damier, sautant mécaniquement d’une case à une autre :

 

une Blanche, une Noire,

une Noire, une Blanche

et ainsi à l’infini de

son propre désarroi.

 

   Et cette confusion du corps (il ne possédait nul contour) et ce désordre existentiel (il était indescriptible), on les éprouvait à part Soi, comme si l’on n’avait été Soi qu’à la mesure d’une distraction, une diversion des Choses, une erreur d’Alchimiste dans la goutte de verre de ses cristallines cornues. Se connaissait-on, comme on connaît un Équipier, un Collègue, une Amante ? Nullement.

 

On était une maille lâche

dans le tissu des jours.

On était un trou dans

la robe d’une Princesse.

On était la vilaine tache

sur la surface éblouissante

de la toile.

On était un puzzle dont

il manquait l’ultime pièce

qui l’eût accompli

et déterminé en tant que tel.

  

   Autrement dit on errait dans son outre de peau, pareil au vin fermentant dans sa jarre, au hochet faisant sonner ses grains de sable, à la tige métallique frappant au hasard les bords du triangle idiophone. On était, du moins le supputait-on, sans que quelque assurance en vînt confirmer la verticale présence. Et le délice était ceci, ne pas savoir qui l’on était, cela ménageait la place pour

 

une infinie transmutation,

un surgissement peut-être

 sous la morphologie

d’un cancrelat comme chez Kafka,

sous le portrait du Bouffon Gonella

dans un tableau de Jean Fouquet,

ou de l’autre bouffon

shakespearien, Yorik,

qui ne livre que son

crâne d’os dans Hamlet.

Enfin, voyez-vous,

l’Étrange en sa plus étonnante concrétion,

un peu comme les statues grotesques

dans les jardins de pierre de la Renaissance.

  

Alors, pouvait être lu autrement qu’à

l’aune d’une tératologie ?

 

Licorne à la corme torsadée,

Chimères au corps léonin,

Triton gris au ventre ocellé,

Léviathan à l’anatomie

flexueuse semée d’écailles ?

 

  Le pire, sans doute s’étonnera-t-on de ceci,

eût été de demeurer dans sa forme définitive,

condamné à végéter dans la camisole

de sa propre identité.

 

   Comme si les Mots, les divins Mots s’étaient soudain vus condamnés à renoncer à leur plurielle polysémie, ne connaissant plus qu’une étroite monosémie, ce qui serait revenu à une aliénation de leur essence nécessairement polymorphe. Ce qui devenait urgent : être-Soi-plus-que-Soi de manière à échapper aux griffes du Néant. Mais échappe-t-on jamais au Néant, nous les Mortelles Créatures ? Ceci nous le savons de toute éternité et c’est bien là ce qui nous différencie des autres règnes qui croissent sous le ciel en toute quiétude.

   Donc on a erré tout le jour à la recherche du Rien. Et, bien entendu, l’on n’a rien trouvé que cette dissolution de Soi qui en est la vibrante analogie. Maintenant le crépuscule a tendu son voile sur l’entier mystère du Causse. Les pierres, en se refroidissant, font entendre le craquement de leurs jointures. Nul mouvement sous la lente coulée de la Lune gibbeuse. Les animaux sont au terrier, les hommes au logis. On s’apprête à l’épreuve du souper,

 

SEUL face à Soi, face au Vide.

 

  Seul à Seul dans l’immense mystère du Monde. Seul, entièrement livré à la grimaçante et pourtant admirable solitude. L’on ne s’éprouve jamais mieux Soi-même qu’à se faire face dans la blanche cellule de l’isolement. Rien pour distraire de Soi, l’Altérité est à peine un souvenir perdu sur le cercle de quelque clairière fardée du deuil des feuilles.

 

Tout, autour de Soi,

est plongé dans le Bleu,

le Bleu minéral,

le Bleu aquatique,

le « Bleu à l’âme » comme

le disent les Midinettes,

le Bleu du ciel où se

perdent les idées des Hommes,

où s’évanouissent

les serments d’amour.

La toile en est usée jusqu’à la trame.

 

    On est pure divagation. On ne sait plus si l’on se reconnaît Soi-même sur le miroir dépoli de la conscience, si son esprit produit encore quelque flamme, si ses projets ne sont que de funestes intuitions ne trouvant plus la source de leur manifestation. On est une Forme assemblée devant le mur bleu, le mur mutique. En quelque manière on s’y réfléchit mais sans image de retour, on s’y abolit, on s’y éprouve dans la non-différence, dans la muriatique confusion.

 

On est dans le Noir.

On est le Noir.

Le Noir de la chute.

Le Noir du péché.

Le Noir de l’inconnaissance.

 Le Noir du deuil.

 

   On est le deuil lui-même, on assiste à l’oraison funèbre de son propre corps, on entend sonner le glas tout contre sa cage d’os, les bruits rampent le long des clavicules, les bruits entament tarses et métatarses, percutent les aponévroses, vrillent les ficelles blanches des ligaments. Sous le dais de sa tête chenue, cette boule de neige, cette congère livide, on n’a plus pour pensée que quelques enroulements d’étoupe, des grincements de poulies, des frottements d’émeri. Les mots, eux-mêmes ne sont plus qu’un amas confus de grappes grises, pareilles à des œufs de batracien. La mémoire, la vaste mémoire s’est abîmée dans l’abysse sans fond des réminiscences sans objet, un simple flottement dans la toile de bitume du crépuscule.

   On est assis devant la table, on dirait le Christ d’une Cène triste, les Convives s’en sont allés pour de bien contingentes tâches, mais combien vivantes, mais combien animées d’une gigue existentielle :

 

voyager, tailler

 un pieu en pointe,

faire cuire un ragoût,

faire l’amour à une

Inconnue de passage.

 

   On est en Soi, plié sur Soi, deux notes qui ne profèrent nul son : une Blanche, une Noire, inutiles croches ayant déserté la partition de la Vie. On est triste diapason qui ne vibre plus qu’au rythme d’un grand Vide Intérieur. Tout murmure intime s’est tari, juste un filet d’eau que boit un humus avide. Ses mains, mais est-ce encore des mains ces immenses battoirs blancs, ces illisibles moignons aux jointures à peine visibles ?

 

Pour quelle prière

se sont-elles rassemblées ?

Quel exorcisme demandent-elles

à un Dieu absent ?

De quel étonnant rituel

sont-elles la piètre figure ?

  

   Devant, identique à un linceul, la table. Vide. Désolée. Lieu d’agapes à jamais disparues. Sur la grande plaine livide, sur la plaque de lourd silence, un objet, un seul, sans doute une bouteille. Mais quelle bouteille ? Pour quelles ambroisies ?

 

En vérité une Bouteille à la Mer

avec toute sa charge sémantique.

 

Å l’intérieur, un message illisible tracé à l’Encre Sympathique.

On y devine, parmi les copeaux des signes,

quelques lettres hiéroglyphiques

dont l’énigme est à venir,

toujours à venir

 

>>>

>>

>

 

Solitude est notre condition

Solitude dit notre essence

Toujours nous sommes SEULS

LAutre est une invention du Diable

Seul pour toujours

Å la face mutique du Monde

 

*

 

(Solitude est notre condition

Solitude dit notre essence

Toujours nous sommes SEULS

L’Autre est une invention du Diable

Seul pour toujours

Å la face mutique du Monde)

 

 

 

 

 

 

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10 mai 2023 3 10 /05 /mai /2023 07:34
Ce soleil sur ta joue

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

Malgré la tristesse du temps,

malgré les cohortes de nuages

 qui grisent le ciel,

malgré l’inconstance des Hommes

à ne jamais se connaître plus avant,

je ne vois, dans l’embrun

et le couvert des jours,

que ce soleil qui pose sur ta joue

sa poudre Jaune de Pollen.

 

    C’est pareil à la lumière d’une Ambre, un miel s’en écoule qui panse bien des plaies, un nectar s’en échappe qui efface toute mélancolie. Sais-tu combien ces teintes qui oscillent du discret Nankin à l’Orpiment soutenu avec des touches vibrantes de Paille comme dans les chaumes d’été, sais-tu combien ces variations du spectre lumineux sont une ambroisie pour l’âme, un élan pour l’esprit, un onguent pour le corps ? Tu sais mon amour des couleurs, il n’égale que mon amour pour toi qui illumines mes aubes d’un sourire retenu, pour toi qui poudres mon crépuscule des faveurs libres de la nuit.

 

Il suffit d’un rien pour être heureux.

Il suffit d’un rien pour créer un poème.

Il suffit d’un rien pour connaître l’amour.

  

   Nombre de nos contemporains croient que toutes ces vertus ne se donnent qu’au gré du multiple, de la réitération infinie d’un carrousel de formes, d’une profusion de mots lancés à la face du monde. Combien ils ont tort, nos Commensaux, toutes ces richesses inépuisables, ils les portent en eux tout comme le ciel porte nuages et oiseaux sans même qu’il en soit affecté en aucune manière. La plupart du temps, il n’est guère indispensable de différer de Soi, de s’exiler en quelque Terre Promise dont nous attendons qu’elle nous offre les dons que nous croyons toujours à distance, éloignés, hors d’atteinte. Non, ils sont en nous comme au plus profond d’un puits. Ce qu’il faut seulement, détacher ses yeux de la margelle qui est leur naturel royaume et sonder cette eau immobile, plus bas, cette pellicule argentée, elle ne miroite qu’à signifier la richesse qui est la nôtre, ce Soleil qui ne demande qu’à se lever, à luire, à tresser notre firmament d’une mélodie étoilée, d’une musique des Sphères. Certes elle vient de loin, certes elle va loin mais toujours elle se révèle à Ceux, à Celles dont la conscience est ouverte qui brille de mille éclats.

 

Car toute Conscience est Lumière,

ton naturel rayonnement n’en

infirmera nullement la présence,

elle est l’aura qui détoure ton corps,

le rend visible, lui confère cette allégie,

 il pourrait bien flotter, un jour où l’autre

 à l’entour de ton massif de chair

et devenir semblable aux effusions

merveilleuses de la Pensée.

 

Juste un souffle.

Juste une Idée.

Juste un Vœu.

Ton illisibilité,

ton évanescence,

 ta diaphanéité seraient

tes essentielles nervures

et tu flotterais,

tel le cerf-volant,

au plus haut des cieux

avec des grâces infinies.

  

   Sais-tu le précieux qu’il y a à t’envisager sous la forme d’un fil de la Vierge, d’un zéphyr ne connaissant nullement son contour, d’une goutte d’eau suspendue à l’illisible vitre du ciel ? De Toi, il me faut cette image un peu floue, cette approximation, cette esquisse à peine posée sur le rebord du Monde. C’est dans l’arcature de mes songes les plus éthérés que tu gagnes ton entière réalité. Certes une réalité changeante, sujette à tous les caprices :

 

du vent,

 de la brume,

de la pluie,

de la touche vermeil du Soleil,

de la lactescence nacrée de la Lune.

Ton image, pareille à la tache du névé

sur les hautes montagnes

scintille puis s’assombrit,

prise d’une perpétuelle

métamorphose.

 

   C’est de cette manière miroitante, clignotante, éphémère que tu viens à moi et m’appartiens sans que, jamais, je ne puisse être privé de toi, de l’ineffable douceur que tu poses sur mon visage. N’apparaitrais-tu et je serais bien en peine de faire fond, moi-même, sur la scène des jours, d’y tenir quelque rôle, sauf celui du Souffleur dont la parole s’éteint au fond de son étrange boîte.

  

Te voir, pour moi, est simplement ceci :

 

   La résille noire de tes cheveux est vivante, terriblement vivante, comme soulevée par le souffle du Sirocco.

   Le galbe de ton front est semblable à ces douces collines de Toscane, un moutonnement de Soi à l’infini.

   Le charbon de tes sourcils, deux discrètes parenthèses en lesquelles s’enchâsse l’iris clair de tes yeux,

   je le crois Myosotis ou bien Pervenche, en tout cas je pourrais bien m’y perdre à l’orée de mes fantasques rêverie.

 

   Mes « fantasques rêveries », oui car je te dois un aveu, fût-il des plus cruels, pour Toi qui te sais reconnue, pour moi qui me sais porté au gré de mes chimères romantiques. Tu es un simple SONGE, une IMAGE qui flotte, laquelle me fait penser aux figures de dentelle de l'ukiyo-e de l’époque d’Edo, à ces merveilleuses Courtisanes, visage poudré de blanc, somptueuse chevelure Noire de Jais que retient une écaille de nacre, parées de robes de fins damas superposés.  En un mot, toute l’élégance, la pureté, le retrait des Belles Orientales. Hormis cette réverbération solaire sur ta pommette, elle illumine tout le reste, ton visage est sérieux, empreint même d’une certaine gravité. Mais puisque ton existence n’est qu’un reflet de mon imaginaire, le sérieux, la réserve viennent en droite ligne de qui-je-suis, un éternel Rêveur, un Chercheur d’impossible qui, au milieu de sa nuit sonde le firmament afin d’y découvrir cette fastueuse Étoile qui, peut-être, n’est qu’irréelle et c’est en ceci qu’elle m’attire et me plonge tout au bord d’une fascination.

 

Car, vois-tu,

il n’y a qu’UN SEUL RÉEL,

celui qu’à soi l’on se donne,

comme l’Océan se donne les vagues,

la Lagune ses mille et un reflets !

 

Ce Soleil sur ta joue,

ce n’est nullement Toi,

nullement Moi et, pourtant,

il est ce qui nous réunit

l’espace d’un instant.

Une fois aperçu, oui,

il est Éternel,

oui, Éternel.

 

 

 

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4 mai 2023 4 04 /05 /mai /2023 07:47
Le Milieu de Soi

Image : Léa Ciari

 

***

 

   [Avant-propos – Le texte qui va suivre repose entièrement sur le phénomène de la « spéculation », autrement dit, selon ses deux occurrences étymologiques : « observation, réflexion » ; « recherche théorique abstraite ». Or un lien évident, de l’ordre de la logique de la Langue, place en un même creuset un sens convergent. Observer le réel, viser l’intelligible sont de même nature, ce que le vocable de « réflexion » éclaire d’un jour évident. C’est toujours en effet d’un mouvement de « réflexion » dont il est question : la chose que je vise se réfléchit sur le miroir de ma conscience, l’idée que je cogite se réfléchit sur le miroir de mon intellect. Or, depuis sa provenance latine, le miroir se nomme « speculum ». Comme si, entre le miroir, l’observation du réel, la contemplation des idées, s’instaurait un genre de cercle herméneutique incontournable nous reconduisant au foyer du Sens, là où les mots chargés de polysémie nous disent, non seulement le lieu de leur être, mais aussi bien le lieu du nôtre, puisque le Langage est ce par quoi, pour nous, un Monde peut apparaître, être nommé et rayonner bien au-delà de l’habituelle mutité de la matière.

   Les quelques brèves recherches ci-après voudraient s’interroger sur le problème du fait humain, de l’identité personnelle en relation avec la notion d’altérité. La thèse soulevée est la suivante : nous ne sommes nous-même qu’à nous refléter dans le miroir de l’Altérité qui n’est jamais que notre image dédoublée sur le visage du Monde. Partant de Nous, prenant acte de notre propre écho sur le mur du réel, revenant à Nous, c’est notre propre Vérité qui nous regarde, nous porte à l’Être, nous conduit dans cet étrange « Milieu de Soi » qui est l’intuition de coïncider avec qui-nous-sommes dans un sentiment d’unité accomplie. Comme toute thèse, comme toute spéculation concernant les grandes interrogations humaines, qu’il s’agisse des Idées platoniciennes, de la Substance aristotélicienne, de la Monade leibnizienne, de l’Esprit hégélien, de l’Être heideggérien, le propos est nécessairement difficile à saisir, le Fil Rouge se montrant puis se dissolvant parmi le réseau de fils secondaires qui sont comme ses commentaires. L’on retiendra, sous la forme ramassée, synthétique, la célèbre formulation rimbaldienne « Je est un autre » qui nourrit et innerve tous les reflets de cette spéculation. L’intuition poétique est, sans doute, la forme la plus haute de l’exercice spéculatif. Un miroir dans lequel nous plonger afin qu’une lumière vienne traverser notre naturelle et confondante cécité.]

 

*

   Notre vision, le plus souvent, ne s’abreuve que d’images familières : la perspective de notre rue, un arbre au sommet d’une colline, la silhouette connue d’une Passante. Toutes ces apparences, nous les archivons au creux de notre mémoire, elles y dorment pour l’éternité sans que, jamais, nous ne les remettions en question. Autrement dit, le quotidien ne s’arroge le droit que de reproduire, à l’infini, le quotidien. Est-ce ceci, la constante réitération du banal qui nous plonge dans une morne existence, dont nous souhaiterions que, chaque nuit qui vient, elle trouvât son extinction sans possibilité aucune de retour ? Mais rien n’y fait, l’ennui ne sécrète que l’ennui et l’horizon est bien triste en lequel notre regard s’enclot. Alors, pareil à Œdipe à Colone, nous errons dans les rues, au sein de notre profonde nuit, sans que quelque lueur vienne en atténuer la sombre clameur. Nous créons les conditions mêmes de notre propre geôle. Mais a-t-on d’autre choix que de demeurer en Soi, que de trouver refuge dans l’enceinte de sa propre chair ? Ferions-nous effraction de ceci, nous y perdrions notre identité (enfin du moins le croyons-nous) et la reconnaissance primaire que nous nous devons afin, qu’au jour, nous puissions offrir notre image.

   Mais il faut sortir de Soi, au moins provisoirement, en venir à l’image et écouter ce qu’elle vient nous dire. Le mur est bicolore, un Jaune Auréolin, cette belle teinte d’argile qui penche vers l’originaire, l’à-peine venu à la lumière. Encore un reste de nuit primitive dans sa parole discrète. Ce Jaune tutoie un Vert Mousse qui a peine à surgir de lui-même, lui aussi vient de l’Ombre et pourrait bien y retourner en silence. Puis un cadre, un cadre Gris de Lin, juste une levée du Rien, un simple chuchotement à l’orée des choses, la mesure d’une retenue, la distance d’avec le Monde et ses agitations, ses remous, ses vortex infinis où les Humains croissent et meurent de ne jamais connaître que la Finitude et ce qui rime avec elle, tragiquement, l’Hébétude. Toujours l’Humain est dans le Gris, c’est-à-dire dans le passage, le glissement, la chute d’une forme à une autre, un Noir s’allume qu’un Blanc vient éteindre, un Gris de Cendre s’en élève qui, bientôt, retombe sur les Chemins de Poussière. La pulvérulence a alors des airs d’infini.

   Le cadre Gris, c’est le cadre du Miroir. Nullement la psyché dans laquelle laisser refléter son image, poudrer ses joues, peindre ses cils de rimmel, discipliner une mèche rebelle. Non, ceci serait trop simple, trop usuel, lissé de pure quotidienneté. Ce Miroir a les reflets, la sombre profondeur d’un lac, le mystérieux tain en lequel le visage de Narcisse vient s’abîmer, et non seulement le visage, mais Narcisse en son entier dont le funeste destin se confond avec celui d’Ophélie.

 

Tout Miroir est Mirage.

Tout Miroir est Illusion.

Tout Miroir est perte de Soi

en ce qui n’est nullement Soi.

L’Image n’a aucune consistance.

 

   Å peine « Silhouette » se sera-telle éloignée du Miroir que son image s’évanouira comme sous l’effet d’un charme, d’un tour de passe-passe de quelque Magicien. Jamais il ne faudrait se confronter au lisse du Miroir qui, de Nous, ne fait paraître qu’un genre d’artefact, une ruse de commedia dell’arte, un ballet poudré de sa propre mort.

   S’observer dans le Miroir est procéder, au surgissement en Soi, de la plus vive angoisse. Là, dans les reflets, là dans les éblouissements, là dans les chatoiements, se bande, avec la plus grande fureur qui se puisse imaginer, l’arc de la fausseté, celui qui, nous détournant de notre propre Vérité, nous fera perdre le Milieu de qui-nous-sommes, et le fléau de notre balance intime oscillera pour le reste des temps à venir. La seule image de Nous qui ne soit pas payée en « monnaie de singe », c’est celle que nous renvoie notre Conscience, mais elle exige des efforts, de la profondeur, un travail sur Soi, souvent de la douleur, de la souffrance parfois. Non de l’ascétisme, non la pratique d’un jeûne, non le fer d’une mortification. Non, le Regard Juste seulement, l’exercice de la Lucidité, l’appel à l’exactitude, l’éloignement des faux-semblants. Non, je ne fais pas là œuvre de Moraliste, j’en serais bien incapable, j’essaie simplement de viser le Réel avec suffisamment de recul, d’objectivité.

   Toute genèse d’accomplissement humain consiste en la reconnaissance de sa propre identité. Or identité, dans le cadre d’un principe logique, veut dire identique à quelque chose qui est autre, qui est hors, qui est différent, qui est dans la distance, dans l’intervalle. Ici prend place l’énigmatique formule qui fait florès, ici et là, dans le bourgeonnement de mes textes : « En-Soi-Hors-de-Soi ». Or cette formule ne demeure celée en elle-même que le temps où le sens ne s’en sera nullement éclairé. Si je pars de mon sol ontologique primaire, mon « En-Soi », que je lui oppose un sol ontologique secondaire mon « Hors-de-Soi », les deux entités évoquées s’éclairent d’elles-mêmes en une sorte de phénomène d’écho, de réverbération. Mon « En-Soi » n’est lui-même identique à qui il est (ma Vérité, mon Milieu-de-Soi), qu’à être reporté, à être projeté sur cet « Hors-de-Soi » qui est comme sa caution, le complément d’un originaire manque-à-être. Et si l’on fait ici retour à l’image de Léa Ciari, son « tour de force » n’est rien d’autre que de poser, face à l’énigme de son Sujet, un Sujet-bis-homologue, autrement dit une Altérité de Soi à Soi, un « En-soi-Hors-de-Soi ».

   Là seulement se rend visible la dimension de l’Être à l’aune de cet écart, lequel pour n’être nullement une spatialisation topologique est une plénitude ontologique rendue possible par un simple effet de réverbération. Mais ici, il ne s’agit pas du miroir de verre qui crée des événements irréels, des artifices, des décors de carton-pâte. C’est bien le Sujet qui prend acte de lui-même en un seul et même mouvement de sa conscience.

 

Je me vois me faisant face.

 

   Ceci ne signifie pas que je dresse face à moi un masque de carnaval. Non, je dessine les contours au gré desquels mon épiphanie, i.e mon Être fait phénomène sur la face du Monde, à commencer par la mienne face, énigme pour les Autres, mystère pour Moi. Je suis en vis-à-vis de qui-je-suis, je m’appartiens, sinon en totalité, du moins dans la quasi-certitude de qui-je-suis.

   Bien évidemment, ceci ne se peut comprendre qu’avec l’aide de la sémantique, ce ferment premier du Sens. Si je dis « la pierre », je ne pose rien qu’une énigme. Si je dis « la pierre est cristalline », je fais paraître la pierre dans toute l’ampleur de son mode, de son prédicat cristallin. Et pour rendre compréhensible mon hypothèse, mimant la position du « En-Soi-hors-de-Soi », c’est-à-dire montrer la relation d’identité, il me suffirait de faire venir la tautologie suivante : « la pierre est la pierre », ce qui, bien loin de constituer l’étoffe d’un non-sens, accroit la dimension ontologique, le coefficient d’être de la pierre puisque, aussi bien, la copule « est », lui attribue l’Être qui n’était que latent, posé tel un a priori dans le ciel du mot. Au mot « pierre », tout comme à l’Existant, il est nécessaire qu’un vis-à-vis apparaisse sur lequel ils puissent faire fond, ceci est la condition même pour qu’ils échappent à leur mutisme primitif.

   Bien entendu, ma thèse ne tient que si je postule, dans l’image offerte par Léa Ciari, en tant que réel le Sujet qui me fait face, et comme « réalité seconde », le Sujet que j’aperçois de dos. La présence du miroir est alors de nature simplement allégorique, lequel nous inviterait à nous méfier des apparences et des fausses joies liées à une vision trop rapide et superficielle des choses que nous rencontrons dans notre quotidienneté.

 

« Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ? »

 

   Cette phrase célèbre prononcée par la méchante Reine dans Blanche-Neige, ne pouvait être posée que par elle car toute Vérité suppose moins de noirceur, moins de faux sentiments, plus de candeur. Or il n’y a jamais que le Face-à-Soi qui détermine ce Milieu-de-Soi où le juste équilibre du fléau de la balance nous dise le lieu authentique de notre Être, le lieu d’une éthique derrière laquelle vient se placer, quelques coudées en arrière, une esthétique fardée qui ne s’honore que d’être dissimulée.

   Tout miroir est un piège. Il nous donne en guise de viatique de faux écus que notre habituelle distraction nous livre pour vrais. En tout cas cette image de l’Artiste est belle de sincérité. Son voile n’est qu’apparent. Et il est essentiel à notre compréhension des choses. Tout comme « La Nature aime à se cacher », selon la belle sentence d’Héraclite, la Vérité, l’Être aiment eux aussi à se cacher. Être aussi bien que Vérité sont originairement en un état de dissimulation, de pré-déploiement et leur dévoilement n’est qu’au prix de leur voilement. Tout comme le patient Archéologue, toute révélation du Secret n’aura lieu qu’à soulever le Voile d’Isis, le manteau de la fable qui cache la richesse de la Philosophie à ceux dont le regard, orienté sur le seul sensible, oublient de découvrir la gemme qui se cache dans la veine d’argile sombre, qui a pour nom « l’Intelligible ».

   C’est toujours par un effet d’altérité que nous différons de nous, prenons du champ et, retournant à nous-même, pouvons faire de notre conscience le moyen d’investigation de qui-elle-est, donc de qui-nous-sommes à nous-même, aux autres, aux choses du monde qui nous deviennent familières sous cet horizon singulier. Tout sentiment « d’inquiétante étrangeté » (songeons à Freud éprouvant une sorte de frayeur consécutive à la non reconnaissance de qui-il-est, simple reflet dans la vitre du train) toute étrangeté donc vient de ce manque de retour à Soi, de ce défaut d’accusé de réception. Le drame du Schizophrène est entièrement contenu dans cette impossibilité pour lui de prendre de la distance et de se regrouper ensuite en un point unitaire. Le Schizophrène est enfermé en Soi. Nul cheminement vers une extériorité qui le confirmerait en lui et le ramènerait à « la maison ». Il est toujours en exil de lui pour n’avoir éprouvé nul écart.

   Le sens de l’exister est de forme dialogique primaire : retour à Soi qui suppose une forme secondaire, relation à l’Autre. Toute identité bien comprise est d’abord détachement de Soi, puis connaissance de Soi, laquelle est la prémisse de la saisie de ce qui est Tout Autre : Celui qui me fait face en tant qu’Existant, cette Chose dont le secret se dévoile, ce Monde qui m’entoure et auprès duquel je ne peux être qu’après avoir éprouvé en mon fond, la dimension sans équivalent de l’Altérité. D’une manière extrêmement paradoxale pour le souverain Principe de Raison, je ne m’appartiens jamais plus qu’à différer de Moi, ce qui, en un seul empan de ma compréhension me reconduit à l’étrange formule rimbaldienne :

 

« JE EST UN AUTRE »

 

   Que dire après ceci, cet éclair de lucidité, qui ne serait qu’une justification de Sophiste cherchant en dehors de lui, une Vérité qui lui est sienne, intimement sienne ?

 

 

 

 

 

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2 mai 2023 2 02 /05 /mai /2023 07:49
Les chemins de poussière

« Route 66 »

 Remi Rébillard

Source : Susana Kowalski

 

***

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

   Le ciel, au loin, est une bande blanc-gris-bleu, une simple indétermination, une manière de lac perdu aux confins de l’espace. Une colline, en pente douce, chute vers un horizon indistinct. Plus près, identique à une lame blanche qui servirait de frontière au paysage, une surface qui pourrait bien être une lagune semée de sel, une étendue d’eau à la couleur de soufre, un lieu étonnant de surréalité. Enfin, une énigme dont nulle résolution ne pourrait entamer le sourd mystère. De part et d’autre de la scène, deux portions de terre brune, couleur Terre de Sienne usée. Au centre, semblable à une large avenue parcourant les silencieuses agoras des villes, un chemin de poussière bise, à l’aspect de vieux carton bouilli. Sur ce chemin perdu en plein Désert, une Femme à l’allure plutôt jeune, mince, tête coiffée d’un foulard qui retombe en pointe sur le haut du dos. Les bras sont nus, deux frêles tiges qui pendent le long du corps. Au bout du bras droit, une valise de cuir. Une robe très près du corps, de teinte Vert-bouteille. Les jambes sont fines et hâlées. Escarpins noirs aux pieds qui martèlent le sol de sable ou d’argile légère. Å droite de la Passante, son ombre portée, fluette, qui se projette vers l’avant. On dirait l’aiguille d’un cadran solaire qui serait la projection symbolique de l’objet éclairé. 

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

   Nous ne savons rien d’Elle qui ne sait rien de Nous. En réalité, deux Planètes perdues aux confins de l’Univers qui, jamais, ne se rencontreront, ne se connaîtront. Deux destins solitaires. Deux chemins progressant à l’aveugle dont chacun ignore l’autre. Qui est-elle Elle qui nous interroge ? Notre questionnement s’augmente de la perte qu’elle est pour notre corps, nos yeux, nos gestes, nos âmes. Nous voudrions en simplement détisser quelque fil et, ainsi, fil après fil, la conduire à sa nudité contre laquelle la nôtre propre pourrait jouer en écho.

 

Nudité contre nudité.

Dépouillement contre dépouillement.

 

   Entre Elle-qui-fuit et Nous-qui-demeurons-sur-place, nous aurions voulu installer l’intervalle le plus court, surgir à même son histoire sans même qu’elle en puisse deviner les prémisses, en pressentir le feu qui taraude notre âme et la cloue au pilori. Car oui, il est tragique, par rapport à cet Autre qui vous aimante à la hauteur de son obscurité, de n’en point éclairer la face inquiète, de ne nourrir son esprit que d’hypothèses vagues, de n’offrir à sa vision que ces mirages qui tremblent au-dessus des barkhanes et en rejoignent bien vite le pesant anonymat.

   Oui, la tristesse nous gagne car, parmi les plus hautes missions de notre humaine condition : connaître et posséder de manière à ce qu’enfin comblés, nous puissions étancher notre soif et nous considérer en tant qu’êtres complets, non en tant que cet éternel manque qui nous ampute de la moitié de qui-nous-sommes.

 

Car, tout le temps que ce ciel

en partance de lui-même,

tout le temps que cette colline illisible,

tout le temps que cette lame innommée,

tout le temps que ces terres étrangères,

tout le temps que ce chemin sans issue,

tout le temps que cette Femme muette,

tout le temps que les choses

demeureront inaccessibles,

 nous serons tels des textes antiques,

des palimpsestes aux chiffres effacés,

des hiéroglyphes dont nul Archéologue

ne pourra traduire le sens caché,

seulement un balbutiement

 à l’orée du Monde.

 

   Or nous ne pouvons nous souffrir muets, paralytiques, aveugles, cloués, comme cette Passante, sur un chemin de poussière,

 

il ne dit que notre éparpillement,

notre incomplétude,

 notre fragmentation,

notre poudroiement parmi

les vastes étendues mondaines

qui sont nos cénotaphes

ouverts à tous les vents de

 la plus sombre déréliction.

  

Ô combien nous voudrions

accompagner Passante

dans son étrange cheminement !

Combien nous voudrions

lui offrir notre bras.

Combien poser notre épaule

contre la sienne !

 

   Ouvrir, avec Elle, la valise de ses secrets, en faire le précieux inventaire, y rencontrer les gemmes les plus brillantes, y découvrir les lettres gravées dans la pulpe douce d’un Journal Intime, y dévoiler des Photographies d’autrefois qui nous diraient la belle et unique genèse de l’Inconnue, nous la rendant plus proche, peut-être inclinée à quelque subtile confession, prête à nous manifester un geste d’Amour longtemps contenu, gros d’avoir attendu le moment de la confidence, l’instant de l’éclosion, de l’épanchement. Un vase s’écoulant en l’autre, lui offrant cette ambroisie au gré de laquelle métamorphoser une vie banale en lumineuse existence ! Combien nous souhaiterions que ces prodiges pussent surgir, comme extraits d’une merveilleuse lampe d’Aladin et, alors, nous serions semblables à ces Princes d’Orient, à ces Purs Esprits flottant sur leurs tapis tissés de fils d’or et d’argent !

  

Mais ce que nous savons

depuis l’instant de notre naissance,

que les rêves sont poussière,

que l’espoir est poussière,

que l’imaginaire est poussière,

que la vie est poussière.

 

Une argile naît, croît, se multiplie,

puis se fendille, se lézarde

et retombe

Poussière sur le

Chemin de Poussière.

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

 

 

 

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1 mai 2023 1 01 /05 /mai /2023 08:38
Le Rouge et le Noir

 

***

 

   Il est tout de même curieux que les couleurs, les simples couleurs, nous déterminent à ce point. Si profondément même qu’une Courtisane était nommée « La Rouge », qu’un Anarchiste était nommé « Le Noir ». Si l’on veut, une opposition entre le Rouge désir et la Noire mort de la rébellion. Dans le roman de Stendhal, « Le Rouge et le Noir », bien que l’Auteur ne s’en soit jamais clairement expliqué, les symboles y sont nettement visibles : le Noir indique le « triste habit noir » de Julien-le-Séminariste, alors que le Rouge renvoie à l’éclatant maquillage des femmes :

  

« Une jeune fille de seize ans avait

des couleurs charmantes,

et elle mettait du rouge ».

  

   Ici l’on voit bien que le Noir incline vers le deuil et les ténèbres, le Rouge vers la vie et l’amour. Ainsi certains êtres, bien malgré eux, selon les hasards de leur naissance, se situent tantôt sous le dais écrasant de la tristesse, tantôt sous la bannière éclatante de la joie. On n’est nullement libres vis-à-vis du chromatisme de l’existence, c’est bien lui qui nous choisit et trace en nous les voies de notre destin, de telle ou de telle façon.

   VOUS, que je découvre tout juste parmi mes multiples tribulations sur les chemins du Monde, vous qui surgissez à la croisée des sentiers, voici qu’à peine entr’aperçue, je vous conçois comme nécessaire, inévitable, manière d’air pur dont je ne pourrais faire l’économie qu’à m’absenter de moi. Vous êtes Rouge plus que Rouge, de ce Rouge Brique ou de Falun, de ces Rouges éteints, sombres, ceux qui me ravissent et font écho sur la falaise de ma disposition fantasque, toujours sujette au moindre changement, mais dont la chute la plus habituelle se solde, le plus souvent, par une sorte de vague à l’âme sans autre cause que d’être lui-même en lui-même. Si vous avez bien suivi la gravité de mon propos, sous des airs faussement détachés, vous aurez bien vite perçu la manière de complaisance morbide que j’entretiens avec la teinte crépusculaire de ma mélancolie.

   Oui, car du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours tutoyé les teintes lestées de mystère des cryptes, les ambiances de fin du monde des lourds sépulcres, les atmosphères glauques de ces zones de banlieue où le lichen le dispute aux pierres claires des murs, où la mousse verte et sombre éteint la prétention des rues à parader, à se donner en spectacle. Les nuances Violine, la carnation Zinzolin, les failles Indigo, tel était le lexique coloré selon lequel ma conscience végétait dans de bien sombres cachots. Mais n’allez nullement déduire de mon emploi verbal du passé, que mon présent en diffère en tous points. Je crois même que, chaque jour qui passe, ne me découvre de plus en plus nocturne, mais d’un Noir profond, d’un Noir sans issue. Non, ce n’est pas une plainte que je vous adresse afin que, me tendant une main secourable, je puisse exciper de ma condition. Vous savez, l’on finit par s’habituer à Soi, par reconnaître pour sienne l’image dans le miroir, qu’elle soit heureuse, épanouie ou bien fade comme celle du Mime. De cette longue habitude l’on ne sort nullement harassé. Bien au contraire, cette sorte de continuité en Soi est peut-être le seul viatique que l’on possède pour progresser à l’intérieur de qui-l’on-est, se faire sien en quelque sorte et que la vie devienne recevable.

   Mais un bien naturel solipsisme m’a conduit à ne parler que de moi, comme si, par mes simples mots, je me livrais à un travail d’archéologie interne, une connaissance de qui-je-suis par qui-je-suis, peut-être la seule à laquelle on puisse se livrer, en toute objectivité. Mais je ne peux parler de vous qu’en partant de moi, progressant, en quelque façon, du connu vers l’inconnu. C’est là un paradigme de la façon de connaître qui est bien usuel. Aussi ne m’étendrai-je davantage là-dessus. Si je puis user d’une métaphore cosmique, je suis ce vertigineux tourbillon de gaz, cette nuée ténébreuse, cet amas de formes confuses qui flottent au plus haut du ciel et nimbent votre corps d’une sorte de mandorle funeste. En réalité, c’est un peu comme si, étoile neuve et innocente, vous étiez née de qui-je-suis, en vérité une manière d’indescriptible chaos. Je n’ai de cesse de vous entourer, tel le vaste océan qui ceint l’île et en fait sa chose, sa création ultime, peut-être une vague minérale, un gneiss né de l’étrange alchimie des abysses. On n’est jamais gros de ce que l’on porte au Monde qu’à en assumer l’évidente paternité. Or cette loi existe de tous temps, laquelle revendique sa propre prééminence dans l’ordre de ce-qui-est. Å l’aune de cette hypothèse, vous n’êtes que par moi qui vous porte au jour, tel le généreux Soleil qui féconde tout ce qui se présente sous son regard. Et croyez bien que la gloire que j’en tire n’est qu’à la hauteur de qui-vous-êtes.

   Mais Celle-que-vous-êtes, bien qu’un peu mienne, j’en éprouve la vive beauté en même temps que le hiatus qui se creuse entre nous. Car, serais-je un Démiurge tout puissant, il ne m’appartient nullement de faire de vous la possession dont je pourrais user à ma guise. La Créature, c’est une loi immémoriale, doit toujours se séparer de l’acte de création, et par voie de conséquence, de son Créateur. Oh, croyez bien que j’en éprouve un vif sentiment de dépossession comme si, isolé de qui-vous-êtes, des haillons de ma propre chair flottaient dans l’espace qui, jamais, ne retrouveraient le lieu de leur origine. Orphelin en quelque sorte de Celle que j’ai déposée avec douceur sur les fonts baptismaux de l’exister.

   Sachez bien que souvent, évoquant les relations entre Amants, je parle de « fusion », « d’osmose », de « vases communicants » s’épanchant l’un en l’autre. Maus vous n’êtes nullement sans savoir que ceci est de l’ordre de l’image onirique, de la métaphore et de ses dentelles imaginaires. Combien, en effet, j’aimerais que mon MOI et votre VOUS ne fassent qu’une seule ligne continue, un seul harmonique parmi les intenses vibrations, les oscillations, les soubresauts du vaste Univers. Mais je crois qu’à seulement l’énoncer en voix intérieure, vous puissiez en ressentir les ondes pulsatilles, les flux aimantés, les quantas d’énergie qui sillonnent le ciel de leurs belles turbulences, de leurs sillages de feu. Je vous souhaiterais Planète aux multiples faveurs et moi, simple comète illuminant le luxe de votre corps.

   Vous flottez au sein de ce Rouge éteint à la façon dont un léger nuage frôle le firmament, paraissant lui appartenir et, pourtant, s’en dissociant avec quelque autorité. Ah, l’autonomie est une belle chose ! Ah, les liens étroits sont une merveille ! Et, cependant, il n’est de plus grande félicité que de connaître la première, l’autonomie ; puis les seconds, les liens étroits, les mêlant à loisir, puis les séparant, tout le bonheur étant dans ce simple mouvement de l’une à l’autre condition, une sorte de balancement qui se pourrait comparer à l’oscillation tout en grâce d’une escarpolette dont le très précieux Fragonard peignit la toile avec tant d’équilibre et d’audace mêlés. Et si je nomme Fragonard, ceci n’est pur hasard, le motif en est dû à l’analogie de la carnation qui vous rassemble, Vous-l’Inconnue, Elle-la-Galante qui ne cherche qu’à troubler les âmes de ses Prétendants. Mais pousser plus loin le parallèle ne serait qu’œuvre de coquetterie et il convient que je me recentre sur vous, sur nos réciproques relations et surtout sur ces merveilleuses couleurs dont, jamais, l’on ne se lasserait d’évoquer les noms dans leur pulpe native, dans le délicat bourgeonnement de leur chair intime.

 

Pour les Rouges :

Amarante, Ponceau, Andrinople.

Pour les Noirs :

Brou de Noix, Noir d’Aniline, Ébène.

 

   Ne trouvez-vous ces nominations émouvantes, pleines de poésie, tissées de la soie de l’imaginaire ? Nous disons « Amarante » qui rime avec « Amante » et déjà nous sommes loin, dans la confrontation complexe du désir et de ce qui l’alimente, un amour de Soi en l’Autre, une amour de l’Autre en Soi. Nous disons « Andrinople » qui rime avec « Constantinople » et déjà nous sommes loin sur les rivages de l’antique Byzance, et déjà le Bosphore nous ouvre les portes du mystérieux et magnétique Orient. Les couleurs, les somptueuses couleurs portent-elles en soi les ferments qui les multiplie, les rend si capiteuses, si attirantes ? Ou bien est-ce nous qui versons en elle, comme dans un secret athanor, les trésors qui sont en nous, que nous voulons faire fleurir ?

   Mais il faut revenir à la pléiade polychrome de Stendhal, donner à ses personnages quelque consistance, chercher en eux leur dévotion à la couleur ou bien leur affranchissement, le sillage d’une possible liberté. Il y a tant de symboles disponibles dans un Azur, un Émeraude, un Gris de Payne !  Mais, sans doute, ce qui sera le plus remarquable, le jeu constant d’attrait/répulsion dont sont atteints les Sujets, tantôt sublimés par l’éclat du Rouge, tantôt pliés sous les fourches caudines d’un irrémissible Noir.

   NOIRE fureur d’un Julien Sorel vis-à-vis d’un Père qu’il déteste.

   ROUGE effusion de Julien en direction de la belle et sensible Madame de Rênal.

   Puis, entre les deux Amants, un NOIR Aile de Corbeau qui les divise et les atteint au plein de qui ils sont, des êtres que leurs instincts poussent à la faute.

   ROUGE Solaire d’un Julien ébloui par le monde brillant de l’aristocratie.

   ROUGE feu qui se lève entre Mathilde, la fille du Marquis, et Julien qui devient son Amant.

   NOIR Animal, instinctuel, au moment où la lettre de Madame de Rênal vient accuser Julien de n’être qu’un intriguant.

   NOIR de Jais, le geste de Julien, il tire en pleine église sur cette Femme qui lui a voué un amour véritable.

   NOIR d’Encre, à l’instant où Julien connaît le désespoir de l’emprisonnement, son cachot fermé à la vie, fermé à l’amour.

   ROUGE/NOIR le sentiment de Julien dont le souhait d’être guillotiné culmine dans son exécution.

   NOIR de Suie, la mort de Madame de Rênal qui ne survit que trois jours à la disparition de son ancien Amant.  

   

   Épilogue – L’approfondissement du lieu intime de Soi, la recherche de l‘étincelle de la Vérité, voici les deux directions dans lesquelles se déploie la quête d’un Julien Sorel qui se reflète, en écho, dans celle de Stendhal lui-même. Tant il est vrai que l’intention de l’écriture, elle-même incluse dans le projet de toute œuvre d’art, est bien cette fiévreuse investigation où il y va de Soi et rien que de Soi. En contester la nature ne constituerait que le sentier tortueux de quelque sophisme. C’est le sourd travail de la factualité en nous qui creuse son éternel et tragique sillon. Jeu alterné, syncopé, une fois brillant, une fois terne de la Grande Roue des Couleurs.

 

Tantôt claire, à la manière d’une Aigue-Marine ;

tantôt ombreuse telle une terre de Sienne ;

tantôt éclatante comme le Rubis ;

tantôt teinte de Malachite ou de Sapin

et alors on se débat dans la nuit

de sa propre conscience sans que

quelque issue paraisse

pouvoir se manifester.

 

   Nous les Hommes, vous les Femmes ne faisons qu’arborer un habit d’Arlequin avec ses pièces multicolores. En réalité une Vérité de caméléon qui ne fait que cultiver le paradoxe.

 

Oui, nous sommes des Êtres paradoxaux.

Définitivement !

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