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1 mars 2023 3 01 /03 /mars /2023 09:27
Le-Venir-à-Soi

Dessin : Barbara Kroll

 

***

 

   [Préambule – Ce texte est entièrement construit sur de l’instable, de l’incertain, sur des sables mouvants qui vont de-ci, de-là, au gré de leurs versatiles humeurs. Un mur élève-t-il sa prétention à paraître, qu’aussitôt un funeste destin vient en compromettre le projet, vient abattre la mince cloison qui se voulait protectrice, manière de digue en charge de protéger ses hôtes. En effet le « Venir-à Soi », l’installation de qui-on-est à l’intérieur de sa propre citadelle n’est rien moins que capricieuse, toujours souci de Soi, toujours remise en question de ceci même qui eût pu bénéficier de la rigueur de quelque logique mais demeure dans cette frange irréductible de brusques retours en arrière, de saltos inattendus.  Tout ceci suivi de prodigieux bonds en avant que viennent effacer, périodiquement, comme sous l’effet d’un mauvais génie, des biffures, des ratures, des pâtés d’encre qui remettent en question toute possibilité de lire la prose existentielle avec l’assurance, sinon d’une totale certitude, du moins dans une approche qui soit gratifiante pour l’esprit, lénifiante pour le corps.

   Certes la Vie, la sublime Vie, la triviale Vie (on ne s’y retrouve jamais dans ce maquis, dans ce continuel imbroglio, dans ce consternant tohu-bohu, l’on croyait tenir et voici que seule la fuite se donne comme présentation du réel, et seul le manque gire tout autour de Soi à la vitesse d’une toupie), la Vie donc est experte en surprises, en chausse-trappes de toutes sortes, en promesses qui n’ont de cesse de « tomber en quenouille », en miroitements s’abolissant à même leurs propres reflets. Partout des failles s’ouvrent, des diaclases fracturent la roche, partout des séismes grondent, signes avant-coureurs d’éruptions et autres jets de lapillis. Å peine s’est on abrités que survient, dans l’échancrure ouverte du temps, le bondissement d’une joie, que s’annonce la gaieté d’un madrigal, que se signalent des aubes claires comme des fiançailles, de majestueux crépuscules à l’orée des gestes d’amour.

   Tout est toujours en brusques changements, en constants réaménagements, en subites métamorphoses si bien que le Quidam que, tous nous sommes, ne sait plus guère où donner de la tête, ne sait plus présager l’événement heureux, ne sait plus le distinguer de son contraire. C’est cette danse éternelle et vertigineuse de Derviche Tourneur, félicité en moins, spiritualité en moins, extase en moins, qui nous soude au roc de l’exister sans qu’il ne nous soit jamais possible d’en modifier la structure, d’en détourner les desseins mystérieux. De ce continuel tumulte, de cette effervescence spontanée, de ce chaos informe, nul ne sort indemne et le langage lui-même, le merveilleux langage, troublé par tant de transgressions, de trahisons, de forfaitures, ne sait plus guère où trouver son orient, disant une fois Noir, une fois Blanc, ne parvenant à se fixer, à arrêter l’oscillation du balancier, à l’arrimer à la position médiane du Gris, la seule qui eût été capable d’apaiser l’inquiétude, de lui conférer l’assise d’un sol stable, à l’endroit même situé entre excès et retrait, entre mesure et démesure, entre promesse et abandon.

   Voici, Lecteur, Lectrice, le marécage à visage lagunaire, le sombre marigot dans lesquels vous allez pénétrer. Il n’est, ni plus, ni moins, que la figure clignotante, scintillante, cillante de ce SOI qui fuit à mesure qu’on l’approche, telle l’Amante effarouchée qui se rend à son premier rendez-vous avec le rose de l’espoir aux joues et l’ombre au cœur, de la toujours possible déception.]

 

*

 

    « Le-Venir-à-Soi ». Combien ce titre doit sonner étrangement auprès des Lecteurs et Lectrices. « La venue à soi », telle eût pu être l’autre déclinaison dont nous aurions pu penser qu’il s’agissait d’une simple analogie. Et pourtant, le langage n’est jamais aussi dépouillé et son caractère polysémique, le plus souvent nous égare.  Å preuve l’usage des synonymes dont nous savons tous qu’ils ne sont jamais qu’une approximation, que substituer « penser » à « méditer » n’est qu’un pis-aller, qu’une perte de substance en résulte, une euphémisation, l’intériorité méditative subjective se métamorphosant en une simple constatation objective visant un objet sur lequel s’exerce une réflexion. Si « Le-Venir-à-Soi » se justifie en quelque manière, il ne le doit qu’au recours à la forme verbale, laquelle indique une puissance, une énergie, une action dont le mot « venue » serait dépourvu, tant sa signification est passive, de simple constat. Donc « Venir-à-Soi » fait signe en direction d’une genèse dont nous sommes les seuls initiateurs, parfois, faut-il en convenir, sur le mode du retrait, de l’attente, de la procrastination et c’est bien là que « le bât blesse ».

   En effet, il n’y a de « Venir » qu’à l’aune d’un long travail d’approche au motif que ce fameux « Venir » n’est en rien une évidence, qu’il ne suffit nullement d’exister au jour le jour, au fil de l’heure, pour que cette faveur paraisse. « Faveur » oui, car le mouvement ontologique qui nous porte au-devant de nous se teinte d’une joie, se colore d’une grâce dès l’instant où nous le plaçons dans la lumière de la Vérité. « Le-Venir-à-Soi » n’est possible qu’en Vérité. Il s’agit donc de se conformer à l’action authentique qui le détermine et le pose tel qu’il est : une nécessité. Une nécessité esthétique : le « Venir-à-Soi » est pure beauté. Une nécessité éthique : le « Venir-à-Soi » exige une morale puisque, toujours, à l’horizon de notre conscience, le phénomène de l’Altérité surgit comme ce qui, de tout temps nous a été alloué, afin que nous puissions connaître la dimension de notre complétude. Le Soi n’est lui-même qu’à la mesure de l’Autre.

   Mais le temps est maintenant venu d’imager notre discours, de lui donner des assises bien plus concrètes. C’est ce beau et spontané dessin de Barbara Kroll qui nous y aidera. Il sera, en quelque sorte, un guide graphique, une esquisse selon laquelle la constitution de ce Soi qui nous est cher devra trouver les voies de son cheminement. Parlant « d’Esquisse » (nommons-là provisoirement ainsi), en réalité nous ne parlerons que de Nous, de cette statue que nous ne dressons jamais, tel le Tailleur de pierre, qu’à ôter pellicule après pellicule, dans le but de donner jour à qui-nous-sommes après que nous nous serons extraits des lourds sédiments d’une affligeante contingence. Elle soustrait, à notre propre regard, l’être que nous ne cessons d’édifier, acte après acte, mot après mot, sentiment après sentiment.

   C’est tout juste si nous émergeons au-dessus des herbes de la savane, tels les Homo Erectus nos ancêtres, qui redressaient leurs corps tubéreux afin d’apercevoir l’écrin de la Nature qui les accueillait en son sein. Car « s’envisager » correctement (c’est-à-dire « prendre visage ») suppose, qu’à la myopie de la vue, soit substitué un regard panoptique qui, après avoir balayé tous les horizons, revient vers soi, lesté des prodiges et de la multiplicité des lointains. Une lourde moisson dont il s’agira d’évaluer chaque gerbe à son juste prix, de trier les épis, de les réduire en un froment qui sera la provende même de notre « pain quotidien ». Cette métaphore de la culture, de la moisson du grain, du façonnage du pain est précieuse car elle nous fait sentir l’œuvre lente et toujours mûrie qui préside à notre « nourriture terrestre », autrement dit à l’édification de ce Soi, lequel, le plus communément, demeure une pure abstraction, un simple concept, le résultat d’une délibération intellectuelle.

   Mais saisissons Esquisse en son élément le plus essentiel.

 

Esquisse.

Esquisse,

les traits sont confus,

les traits sont pluriels,

les lignes sont racinaires

qui montent du sol et

colonisent l’espace,

griffent le vide,

hurlent parfois

de ne rien proférer d’autre

 que ce langage grossier,

approximatif,

ce sabir tout

droit venu de

la nuit du néant.

Esquisse.

Esquisse

ne peut être autre

que cette longue

et infinie surrection,

comme si, en un seul

et tragique geste,

elle voulait être

Soi-en-Soi-hors-de-Soi.

Comme si le Soi était une

violente hallucination,

un écho rebondissant

de falaise en falaise,

se réverbérant de mur en mur,

une geôle se dirait

dans l’impossibilité

même de parvenir à Soi,

de tracer ses propres contours,

de signer au graphite,

sur le blanc livide du jour,

sa tremblante

et soluble effigie,

tout vibrionne alentour,

 tout s’agite en tous sens,

tout parle et s’aphasie

en une langue occluse,

 pareille aux écroulements

des murs de l’antique Jéricho.

 

 

   Le corps n’est pas le corps, pas le corps dont on pourrait être fier, le corps dont on souhaiterait faire son emblème, dire, par exemple : « je suis mon corps » et alors on se cloitrerait dans son épaisse gangue de chair et tout serait dit et l’on n’aurait plus rien d’autre à produire que d’exposer son anatomie ici et là, aux carrefours des villes, sur les plages de sable blond et notre cause serait entendue et nous aurions résolu le problème de notre dualité et alors, logés au sein même de notre pulpe intime, nous n’aurions plus rien à prouver, telle une sculpture de glaise, nous serions tout entiers circonscrits à cette matière d’origine ductile que nous aurions soumise au feu de notre volonté et, ni l’esprit ne nous questionnerait, ni l’âme ne ferait ses bizarres volètements à notre entour.  Nous aurions trouvé la halte que nous attendions et nous bivouaquerions longuement en nous, au plein de nous, inexpugnables telles ces forteresses perchées sur d’inaccessibles montagnes.

   La vue n’est pas la vue. Une vue dont ou pourrait à loisir varier les angles d’attaque, la rendre tantôt aiguë, perçante, tantôt douce comme la soie en laquelle viendraient s’inscrire le très cher Ami, l’œuvre belle entre toutes, la corne d’abondance de la vie, les grappes dorées d’un Dionysos fécondant, lequel nous offrirait le luxe d’une sexualité sauvage, sans tabou, l’amour pour l’amour dans sa version la plus crue, la plus verticale. Tout ferait feu de Soi. Tout exulterait depuis une invisible semence et tout se donnerait dans le débordement sans fin de la joie, une crue qui n’en finirait de gonfler, d’araser toute contrainte, de balayer toute logique de la restriction et du demeurer en Soi.

   L’Ouïe n’est pas l’Ouïe. On se hisse tout en haut de son corps de traits et de lignes confuses, on sonde l’espace de ses oreilles ouvertes telles de vastes entonnoirs. On espère un chant doux, une comptine pour enfants, la souplesse d’un adagio, l’écoulement lent d’une fugue et ce ne sont que myriades de bruits, et ce ne sont que cataractes de mots embrouillés, et ce ne sont que chapelets de sons indifférenciés et notre ouïe est débordée et nous plaquons nos deux mains sur les pavillons de nos oreilles mais rien n’y fait, la marée est invasive, les flots d’équinoxe, les eaux de déluge. Il s’en faudrait de peu que nous ne devinssions, nous-mêmes, cette indistincte onde liquide qui n’aurait nulle identité, se jetterait aux confins d’un Monde perdu.

   Le toucher n’est pas le toucher. Dans l’intervalle du « Venir à Soi » que nous supputions droit et lumineux, nous projetions des gestes alanguis telles de somptueuses caresses. L’un de nos bras, nous en faisions le support du boulet de notre tête, la griffe en laquelle s’insérerait la longue théorie de notre chevelure. Mais notre saisie du réel n’était qu’hypothétique et le réel, bien plutôt que de se donner dans un geste de gratuite oblativité, le réel aux mille dents se retournait contre nous, labourait les collines de notre corps, hersait la dune de notre visage, entaillait les feuilles de nos paupières, nous ramenait à l’étrange substance sans contours d’un protoplasme à l’état natif, une simple obsolescence avant même que l’exister ne s’en empare, le rende vraisemblable. Mais pour combien de emps, mais pour quelle qualité d’espace ?

   Le goût n’est pas le goût. Le massif de notre langue, la voûte ogivale de notre palais, nos dents rangées en batterie, nous les armons, nous les bandons tel un arc en possibilité de manduquer ce qui viendrait dans l’isthme de notre gorge. Les fruits, les mangues, les divines pommes, les délicieuses dattes dont nous escomptions qu’elles élèveraient notre architecture, les nutriments que nous désignions tels nos précieux Amis, voici qu’ils se révulsent, se retournent contre nous de l’intérieur, fomentent de vénéneuses attaques. Certes, parfois, au milieu de ce maelstrom, une pointe d’acidité sonne agréablement, une saveur sucrée enchante nos papilles, une fragrance de guimauve enrubanne notre bouche mais c’est peine perdue au motif que se lèvera bientôt une meute de goûts insipides qui feront de notre palais un orphelin de la vie gustative.

   Tout ce qui est de l’ordre de la sensation a reçu, jusqu’ici, un traitement négatif. Ceci n’a de justification qu’à mettre prioritairement en lumière l’essentielle difficulté du « Venir-à-Soi ». Les facilités, les courtes joies, les bonheurs immédiats, c’est à eux de se frayer un chemin parmi les complexités ombreuses de la mangrove. Certes, la Vie n’est nullement cette étoffe trouée, sur toute sa surface des poinçons paradoxaux d’une infinie tristesse.

 

Parfois le corps

se bande tel un arc

et ricoche dans l’espace

avec le brillant d’une comète.

Parfois la vue se pare

de mille cristaux

aux reflets chatoyants.

Parfois, dans la cavité

largement éployée de l’ouïe

se donnent mille symphonies,

mille sonates qui rivalisent

du prodige de la musique.

Parfois le toucher conduit

nos mains en coupe au-devant de soi

afin que la belle pluralité du Monde

puisse trouver à s’y inscrire.

Parfois notre goût connaît

une pure ivresse et alors

nous troquons notre lourdeur humaine

 pour une légèreté,

une diaphanéité séraphiques.

 

Rien ne prend sens

qu’à être envisagé

selon une perspective

qui intègre en soi

les levées et les couchers,

l’immobile et le rebond,

le silencieux et la parole qui chante.

 

   Si les sensations polyphoniques nous déportent de nous et nous conduisent sur le seuil d’une pure merveille, c’est bien parce qu’à la pesanteur de la nuit succède le velouté du jour ; qu’à la mutité de la pierre se substitue la subtile évanescence de la fleur.

   Oui, malgré ces brusques illuminations, le « Venir-à-Soi » est une réelle épreuve, une lutte de tous les instants. L’Ennemi est embusqué partout qui arme ses arquebuses, lance ses assauts et affute ses boulets, si bien que notre forteresse endommagée, si bien que nos barbacanes s’écroulent, nos meurtrières s’ouvrent tels des châteaux de cartes. Mais il nous faut mettre un point final à notre métaphore, regarder encore l’œuvre qui, un instant, a porté notre écriture. Certes Esquisse est levée, campée sur ses jambes solides, un bataillon de traits. Certes le compas du bras est vigoureux. Certes la chevelure est dynamique, le visage tendu en direction du vaste ciel. Mais la chaise rouge, l’assise sur laquelle l’Humain trouve son repos et sa satisfaction, l’assise est désertée, juste quelques lignes éparses dans le Destin du Monde. Et le miroir pour la toilette. Le miroir en lequel convergent les traits de l’humain, le dessin intimement narcissique, le miroir est esseulé qui ne renvoie rien d’Esquisse, rien de l’Autre, rien du Monde. Seulement deux traits oscillants, deux oiseaux en partance, peut-être pour un impensable Au-delà. Deux lignes s’annulant à même leur propre indécision.

 

Tout « Venir-à-Soi »

est une épreuve

de chaque instant.

 

    Un tissu bariolé, armorié de dessins hauts en couleur, traversé de fils sombres à l’illisible figure. Serions-nous, par hasard, plus que ceci :

 

un curieux emmêlement

de fils de chaîne et de fils de trame,

 une tapisserie sur le métier,

un tissage à jamais fini ?

Que sommes-nous réellement ?

Nous voyons bien que

cette interrogation est traversée

d’un feu aporétique au sein duquel

notre anatomie se combure

faute de pouvoir énoncer

le premier mot d’une réponse.

 

 

 

 

  

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25 février 2023 6 25 /02 /février /2023 08:39

Du plus profond de mes nuits,

du plus ténébreux de mon âme,

du plus dissimulé de mes désirs,

c’est Toi et rien que Toi,

seule ton image venait

jusqu’à moi et me hissait,

 parfois, à la lisière du jour.

 

   Il n’était pas rare alors, que mes songes ne fussent traversés de courtes illuminations. Au petit matin, elles me laissaient sans voix, au bord de quelque évanouissement. Au loin, j’entendais la Nature s’ouvrir, l’air déployer ses ailes, le soleil faire sa mince vibration. J’interrogeais le Temps. Je questionnais l’Espace et ma tête, envahie de courtes floculations, flottait à des hauteurs inimaginables, tanguait de-ci, de-là, pareille à ces archaïques aéronefs qui traversaient la vaste plaine du ciel en cahotant. On aurait dit de facétieux jouets animés par de naïves mains d’enfants. Je crois que cette poésie vacante, aérienne, à peine talquée de quelque rythme me soutenait, me portait au bord de qui-j’étais, me maintenait, en quelque manière, juste une coudée au-dessus du réel. Le réel, le dense, le compact, tout ceci j’en savais l’ultime faveur en même temps que l’évident danger. Il fallait demeurer en Soi,

 

jeter en direction de la terre ses dendrites,

déployer ses axones,

dérouler ses arborescences,

mais dans le genre d’un

à peine tutoiement,

un effleurement,

 

   le contact trop vif signifiait la chute et le terme du rêve éveillé et le deuil qui ne manquerait de s’ensuivre. Il y avait trop de buissons écarlates semés au hasard des rues. Il y avait trop de feuilles acérées telles des dagues. Il y avait trop de couleuvrines qui guettaient et fomentaient de sombres desseins.

  

Là, dans la mince chambre

qui me tenait lieu de refuge,

 là dans le doux rayonnement

blanc de la première clarté,

 il me fallait cette indistinction,

cette approximation,

cet effeuillement du doute.

C’était un miel, un nectar qui faisaient,

à la nacelle de mon corps,

comme une longue bannière étoilée

flottant au hasard du large cosmos.

 

   J’étais le Nouveau-Né issu d’une eau de source. J’étais le Tard-Venu d’une étrange fiction. J’étais la simple émanation d’une Flûte que je pensais Enchantée. Et tout ceci je ne l’étais qu’à la mesure de l’empreinte que Tu traçais en moi, je ne l’étais qu’à me dissimuler dans la portée ombreuse qui était comme la projection de Ton âme sur cet Esseulé dont je figurais la métaphore  irrésolue, presque un léger cirrus emporté par les sombres humeurs du vent. Cependant, dans mon alcôve éthérée, je ne pouvais seulement vivre et me sustenter aux racines de l’esprit, elles étaient trop irréelles, trop tissées des grains corrosifs de la folie.

 

Il me fallait un lien.

Il me fallait une correspondance.

Il me fallait une pierre de touche.

Il me fallait mon errance

amarrée au roc de ta certitude.

 

   Un roc malléable, une sorte de pierre ponce rongée à l’acide de mes sombres déterminations. Un roc, mais en douceur. Mais en effleurement. Mais en lianes allusives. Il me fallait une alliance qui, en même temps, était possibilité d’un retour car je ne pouvais supporter l’idée de pouvoir différer de-qui-j’étais, de me désunir, de m’éparpiller dans l’immense résille de l’Altérité. Juste une meurtrière. Juste un lacet se déroulant de Toi à moi puis une reprise de possession, puis la cellule blanche dont je différais à peine car je n’étais né à-qui-j’étais que dans la pure distraction, peut-être un balbutiement du Destin. C’était ceci qui, pour moi, se nommait « Vivre », t’apercevoir au loin, te porter jusqu’à moi, tout au bord du cercle libre de mes yeux, longuement t’observer, peut-être même te disséquer, puis te ramener à ton entièreté et t’y laisser demeurer jusqu’à ce qu’une nouvelle hallucination me dictât mon prochain geste en ta direction.

 

Le Sens, n’était que ce

clignotement de Toi à moi,

cette lente effusion qui, bientôt,

 connaîtrait son irrémissible contraire,

une fuite, un jeu de cache-cache,

une partie de colin-Maillard

où nous deviendrions

invisibles l’Un à l’Autre,

simples délibérations silencieuses

d’un espace sans attache,

sans substance, sans parole.

 

   Mais je dois te dire. Mais je dois te faire paraître avant que de t’effacer. La végétation est sombre, pareille à des caractères d’imprimerie sertis dans leur mutité de plomb. Des roches. Des dalles de rochers. Doucement inclinés vers la levée de l’aube. Leurs faces sont brillantes mais encore prises d’ombres. D’épaisses lanières de lichen en délimitent la sourde présence. Tout est minéral, immensément minéral sous le dais alangui d’une lumière grise. On pourrait presque en compter les grains, en dénombrer les particules, en isoler les beaux éléments. Mystère de la matière que le jour pénètre dans un effort à peine soutenu. Plutôt un échange du consistant et de l’inconsistant. Plutôt une poésie silencieuse.

 

Et Toi, oui Toi qui parais à peine,

toi l’Esseulée qui viens

rejoindre un autre Esseulé.

Ensemble nous tissons d’étonnants

et invisibles fils de la Vierge.

Ce qui nous unit est plus fort

que ce qui nous désunit.

 

   Un regard bourgeonne à l’horizon qu’un autre regard veut visiter, vient ensemencer, fertiliser l’espace d’un pur instant. Certes, tu as abrité tes yeux derrières de vastes vitres noires, mais ces vitres te révèlent bien mieux que n’aurait pu le faire la claire visibilité de tes iris. C’est bien parce que Tu es mystérieuse que tu m’attires, que tu aimantes mon vol stationnaire semblable à celui du merveilleux colibri, une infinie vibration de l’âme qui s’alimente, se ressource à son propre feu.

 

Ton visage est blanc, ovale, régulier.

Un visage de Madone ?

Un visage de Fille nubile ?

Un visage de Communiante ?

 

   Sais-Tu combien mon imaginaire t’installe en ces physionomies vagues, nébuleuses, diaphanes, presque l’indéfini d’un sentiment, presque la touche de l’Art lorsqu’il tutoie la grâce. Et, sans doute, s’il est accompli, la grâce est en lui comme l’eau à la fontaine. Ton cops, je ne le vois pas car il déborde du cadre de mon imaginaire. J’en sens la troublante présence. Je ne sais sa texture, sa nature exacte.

 

Onyx ou lisse obsidienne ?

Fougère aux spores inventifs ? 

Féline au seuil de sa tanière ?

 Ou bien dessin posé

sur la feuille de la roche,

telles les images

rupestres du Tassili ?

 

    Voici Belle Étrangère comment tu viens à moi, en cette curieuse déclinaison dont le subit effacement me conduirait à ma perte. Au moins au sein d’une confusion qui serait in-envisageable !

 

Je veux dire qui n’aurait nul visage

et je me perdrais à moi-même

dans les convulsions

étroites d’un songe-creux.

D’un assembleur de nuées.

D’un alchimiste ivre

de ne point tirer de ses cornues

autre chose qu’une matière

vile, indéterminée.  

Et grand serait le vide

où ne résonnerait

que l’écho du vide !

 

  

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24 février 2023 5 24 /02 /février /2023 08:45
Chair ou Ombre ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

Existiez-vous au moins avant

 que je ne vous imagine ?

Vous surgissez comme

d’une nuit lointaine,

aussi irréelle

qu’imprécise.

D’une nuit de chair,

d’une pulpe soyeuse,

d’une nacre solaire.

C’est ceci qui a retenu

mon attention : nullement

Vous au premier regard,

 nullement Vous en une

première intention.

Le VOUS était

 barré, occlus,

privé de quelque

signification.

Le VOUS exultait en Soi

mais y demeurait, pareil au

limaçon dans sa

 conque d’écaille.

 Le VOUS ressemblait

à cette touche d’Infini,

 un Bleu indéterminé,

sans contours,

sans origine ni fin.

Le BLEU pour le BLEU

 et nulle autre explication

qui l’eût porté à une

possible connaissance.

Le fond sur lequel

vous apparaissez et cependant

ne VOUS donnez nullement

est tout à la fois ce Retrait,

à la fois cet Appel dont les signes

 voguent et poudrent l’espace

d’un bien curieux frimas.

Une intime pulsation, un flux,

une oscillation, un rythme

identiques à celui, merveilleux

 entre tous, du nycthémère.

Un jour, une nuit ;

une nuit, un jour.

  

   Le fond qui vous produit, vous porte à la naissance, le fond dont vous êtes une simple émanation, un détachement, un étoilement, le fond est l’hymne secret par lequel vous venez au Monde. Nul n’en peut percevoir la pure irisation qu’à transcender le massif plein de son corps, à le rendre diaphane, éthéré,

 

à peine un souffle exsudant

d’une illisible matière,

à peine une floculation

au large des yeux,

à peine le liseré

 du Printemps

sur le froid boréal.

 

   D’emblée, il me faut en faire l’aveu, j’ai plongé dans cette fibre colorée, je m’y suis immergé comme la flamme monte du bois dans l’invisibilité de son être propre, j’ai troqué le coutre de ma conscience contre

 

cette pure affabulation

d’un réel évanescent,

une pluie, un nuage,

 une brume.

  

   Avant même que mon regard ne vous découvrît, Née-du-Bleu, j’étais déjà ballon captif, aliéné à votre cruelle Présence (oui, « cruelle » d’être trop présente, « cruelle » de jeter en moi les motifs de ma propre absence, de ma dissolution, sans doute de ma proche disparition), je n’étais plus qu’un invisible trait dans un dessin sans consistance. N’allez nullement croire que ma parole soit une plainte, qu’une perte divise nom corps et ne l’éparpille aux quatre horizons de l’insignifiance. Je ne suis en Moi qu’à être en Vous-même si votre apparition tarde à venir, victime des ellipses au sein desquelles vous êtes censée produire la possibilité de qui-Vous-êtes.

 

Chair ou Ombre ?

Ombre ou Chair ?

Chair ou Ombre ?

 

   Cette litanie m’habite bien plus que Vous ne m’habitez, bien plus que Vous ne peuplez la coursive de mon imaginaire. Pour autant, je ne renonce nullement à Vous porter au jour, à esquisser les scansions de votre Temps, à tracer le galbe de l’Espace qui Vous accueille, à faire de Vous plus qu’une cendre se diluant dans les marges d’un clair-obscur. Savez-Vous combien il est rassurant pour une âme fragile, inquiète de Soi, de vous porter dans l’approximation, le tremblement d’un Signe ? Ainsi, de cette irisation, de ce reflet, de cette opalescence vous sortez grandie, multipliée,

 

mille images en une,

mille femmes reflétées,

 mille songes

 

   naissant à même le vertige que Vous instillez dans le doute qui m’étreint et me définit, dans l’instant, bien mieux que ne saurait le faire un croquis, un lavis d’encre, une aquarelle ou même une pâte lourde, dense, chargée d’une multitude de sèmes. Mais qu’ai-je donc de Vous qui brasille en moi et éclaire ma peau du luxe de l’indéfini, de l’inaccessible, de l’étranger, de l’insondable, sans doute du paradoxe le plus vif qui se puisse imaginer ? Vous n’êtes qu’Ombre et Clarté assourdie, une manière de lave refroidie, de basalte non encore venu à son être.

 

Vous êtes Question dont nulle Réponse

ne vient adoucir l’ardeur.

Vous êtes pur Mystère dont nul réel

ne vient révéler l’intime dimension.

  

  Le massif de vos cheveux est nocturne de même que les lisières en lesquelles votre corps s’enclot. Le triangle de votre visage, bien plutôt que de dessiner les frontières d’une humaine présence, est une simple figure géométrique, une abstraction, une énigme pour tout dire. Du Bleu, lequel eût pu appeler une fraîcheur, se diffuser une sagesse, se déployer une sérénité, du Bleu ne monte qu’une profonde mélancolie comme ces êtres qui traversent les rêves et ne laissent, au réveil, qu’une large empreinte de vide. On essaie d’agripper un copeau du songe, une simple pellicule, mais ne demeurent jamais que d’étiques scories, de minces ruines dont on ne peut rien faire, sinon la fosse en laquelle s’abîmer sans possibilité aucune de retour.

   Votre buste est plat, sans relief et vos seins sont un si mince monticule que la fugitive tache de vos aréoles est pareille à ces points de suspension qui, après quelques mots, n’indiquent rien, se fondent à même le vierge du papier. Que puis-je dire de vos bras, ces tiges frêles qui ne pourraient embrasser que l’inconsistance, le peu, le rien ? Que puis-je dire de vos jambes croisées, de l’abritement de votre sexe, du refuge de Vous en lequel vous semblez vous perdre, telle une Petite Fille que la simple clarté effraierait ?

   Comment, à partir de Vous, pourrais-je m’extraire de mon silence ? Et ces mules étranges qui vêtent vos pieds, quelle est leur valeur, quelle est l’inquiète teneur que vous leur attribuez ? Avancez-Vous dans le Monde à pas feutrés, comptés, dissimulés ?

 

Ombre, Chair 

Chair, Ombre 

Ombre, Chair 

 

  voyez-vous, je ne peux vous évoquer qu’au gré de cette constante hésitation, de ce frisson, de cette longue convulsion, de ce vibrato infini qui est celui-là même par lequel je demeure dans le puits de mon corps, ébranlé par la vastitude du Monde, par son rythme fou, sa vibratile trémulation. Sans doute, pour Moi, serez-vous dans l’étonnement infini du Temps, ce sémaphore flou agitant son signal dans le songe d’une brume.

 

Le songe ! De lui j’attends

qu’il vienne me délivrer

de Vous, me délivrer de moi.

Vivre est aliénation.

Qu’une extinction,

qu’un silence infini viennent

nous dire ce que, pour nous,

a été ce curieux cheminement

sur des sentiers dont encore,

au seuil de notre perte,

nous n’avons exploré

que la poussière.

Les racines sont loin,

les racines sont blanches

qui réclament une

pluie de signes.

Les Signes, seuls

nous les Hommes,

vous les Femmes,

 le pouvons.

Mais, au moins

le savons-nous ?

 Il fait parfois

si ombreux

dans la meute de

 la chair humaine !

Si ombreux que

la lumière efface !

 

Ombre, Chair 

Chair, Ombre 

Ombre, Chair

 

 

 

 

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22 février 2023 3 22 /02 /février /2023 09:12
Le Monde vu des coulisses

 Photographie :  Nicola Perfetto

Å partir du profil de Milou Margot

 

   Le Pouvoir. Le Pouvoir orthographié avec une Majuscule à l’initiale. Sans doute un vieux rêve de l’humanité que, tous, toutes, nous portons en nous-mêmes à défaut d’en vouloir témoigner, d’en exhiber ce qui pourrait figurer telle une paranoïa, telle une mégalomanie. Car l’Homme, tout homme est bien plus riche en vices de toutes sortes que paré des mille vertus auxquelles sa présence sur Terre devrait le destiner. Même les plus discrets, même les plus pudiques portent en eux, gravée au fer de la splendeur, cette nécessite de se dégager du troupeau, de marcher en tête, de prendre de la distance par rapport aux Autres, de se désigner tel le Héros qui a vaincu les parties adverses, a imposé sa loi et règne en Maître sans que quiconque puisse remettre en question sa naturelle légitimité.

   Alors que fait donc ce Titan parvenu au faîte de sa gloire ? Il parade, il reçoit avec tous les fastes dus à son rang, il organise des réceptions dont il occupe le centre et la périphérie, il claironne et papillonne, il se perd en mille représentations, en mille chamarrures, il se croit au sommet mais la réalité est plus abrupte et ses Obligés ne l’admirent qu’en apparence, ils rient sous cape de tant de naïveté, de tant de suffisance ne reposant que sur de vaines certitudes. Ivres de Pouvoir, ils ne sont ivres que d’eux-mêmes et vivent de cette inconscience tels des enfants capricieux qui n’en font qu’à leur tête, hissant leurs propres jeux à la hauteur d’un impératif existentiel.

   Mais admettons qu’un tel Homme, maniant les leviers du Pouvoir, puisse le faire en toute légitimité, en « tout bien tout honneur » et que ses actes soient ceux d’un Prince préoccupé du seul sort de ses Sujets. Déjà ceci serait suffisamment admirable et l’essence humaine serait atteinte au motif que servir ses Semblables est louable et ne saurait mériter nul reproche. Mais que serait donc, en son fond, la vie de ce Prince ? Sur quoi reposeraient ses joies successives ? Ce Prince se saisirait-il lui-même au plus profond de ce qu’il est ? Ne vivrait-il que d’illusions et d’apparences ?  Son âme ne lui renverrait-elle la vérité que d’une manière tronquée, genre de miroitement, de vitre qui ne réfléchirait que le rayonnement d’une naïveté, d’une croyance aux sincérités du Monde qui ne seraient que façade, mystification, imposture ? Les soi-disant « Grands de ce Monde » ne seraient-ils, en toute analyse, victimes de leur propre ego, ne s’arrogeraient-ils des faveurs et des grâces qui ne seraient que de simples buées, de simples vapeurs sans consistance ? C’est bien ceci qu’il faut croire car les « Grands » sont démunis comme tout un chacun dès que la maladie survient, que se profile le spectre de la Mort.

   Aussi, ici, faut-il faire le pari que le « vrai pouvoir », mais un pouvoir plus secret, plus subtil se donne à Ceux, Celles qui, demeurant dans l’ombre des coulisses projettent sur le Monde réel, un autre monde, virtuel, imaginaire, doté de mille ressources dont le Pouvoir des Princes n’aurait même pas l’idée, que leur ambition sans limites ne saurait porter au-devant d’eux comme le fruit le plus délicieux que leur esprit aurait créé, dont ils jouiraient à l’abri des regards, dans la partie impartageable, intime de leur être. Car l’exposition du Soi, sa mise en lumière, sa rotation selon mille esquisses, loin d’en accomplir l’essence, la réduit, la circonscrit et, pour finir, l’exténue, la conduit au Néant.

 

Nulle félicité n’est plus réelle

qu’à être dissimulée, qu’à se confier

d’un cheminement du Soi à Soi,

la distance la plus courte,

la plus efficace pour que le Sens,

nullement atténué par

quelque détour inutile,

puisse se donner en son entier,

en sa mesure la plus parfaite.

  

   Il y a toujours danger à s’exiler de Soi, à se livrer aux meutes aiguës des regards, à se donner en pâture aux Anonymes de l’agora qui auront vite fait de mettre à bas votre château de cartes, de démolir le pâté de sable avec lequel vous jouez innocemment, sans même vous rendre compte qu’il porte en lui les ferments de votre perte. Le Luxe immodéré au motif duquel vous pensez être à l’abri est la meurtrière même par laquelle vos Ennemis s’introduiront dans votre forteresse, en lézarderont les murs ; il ne demeurera bientôt qu’un champ de ruines dont vous aurez été, à votre corps défendant, la victime expiatoire. Oui, les Riches, les Puissants, les Importants sont à plaindre et, bien évidemment cette affirmation n’est paradoxale qu’aussi longtemps qu’elle n’aura reçu de justification. Ce qui pourrait paraître d’Eux, comme une force, n’est vraiment qu’une faiblesse. Il n’y a pas deux places pour une Gloire qui revendique le sommet, le sommet ultime, il y en a Une Seule. C’est pourquoi les Grands arment en permanence leur arquebuse vengeresse, abattant ici et là tous ceux qui osent se mesurer à leur Puissance. Bientôt le Puissant sera seul et totalement désespéré car il n’aura plus nulle cible à viser, sinon la sienne propre qui, étonnamment, se constituera selon la figure de l’Ennemi.

   Car le propre du Puissant est bien de s’adonner à la « dialectique du Maître et de l’Esclave », mais nullement dans le renversement de la situation qui l’aliènerait et ferait de lui un Dominé. La logique du Puissant est d’aller à l’extrême limite de son pouvoir, là où la colère adverse rougeoie sans pour autant s’enflammer, sans que Lui, Le Puissant, ne soit condamné à monter sur le bûcher. Tel Néron, il regarde Rome livré à l’incendie, il regarde les Romains succomber, du haut de sa tour d’ivoire il vit une joie sans pareille, il est le Surhomme et les autres Hommes, les Pauvres, les Nécessiteux, les Indésirables ne sont promis qu’au péril que, sans doute, ils méritent. Le Puissant demeurera seul au-dessus du brasier qu’il a lui-même allumé. Y survivra-t-il ? La Morale, vraisemblablement, le condamnera à endosser un sort aussi peu enviable que celui de ses Martyrs. Mais le problème, le plus souvent, c’est que la Morale tousse, trébuche et ne sait plus où est la Vérité, où est le Mensonge.

   Mais toutes ces méditations, cette longue fable n’ont pour objectif que de poser les perspectives selon lesquelles un autre regard pourrait viser le monde que celui de la « logique » affectant les rapports des Suzerains et des Vassaux. Entrons maintenant dans la peau d’un Vassal bien ordinaire, d’un Homme que n’effraie nullement la nature foncière de l’humanité, d’un Homme somme toute Simple qui ne cherche ni les louanges de la lumière, ni les applaudissements de la scène. Un Homme qui sache demeurer Homme dans sa tunique de modestie, sinon, parfois, de retrait. Il y a un évident bonheur à vivre dans le silence, à cultiver l’humilité, à tisser sa propre vêture des fils de l’anonymat. La photographie débutant cet article se veut la métaphore d’une existence discrète, retirée à même son cercle étroit, une manière d’eau de source qui suinte entre les pierres et les mousses sans que quiconque n’en perçoive le « luxe » immédiat, la féerie incomparable, un germe éclot dans le clair-obscur qui viendra au jour tel le dépliement léger d’une corolle.

  

Derrière les persiennes

à demi repliées,

dans la clarté naissante,

dans le cendre de l’heure,

dans l’aube à elle-même

sa propre promesse,

le silence est posé telle

la brume d’automne

sur le faîte des arbres.

Nul mouvement.

Tout est au repos.

Tout est versé à la méditation.

Tout fait signe vers le recueil.

Tout est Soi en Soi

dans le sans-distance.

Tout vit de sa propre vie.

Nul être à chercher ailleurs.

Nulle lumière à faire briller.

Chaque chose à sa place.

Le mur est brun qui,

encore, retient la nuit.

L’avenir est promesse.

L’instant est lumineux de Soi.

L’attente est belle.

Elle est pure halte.

Elle est pure décence.

 Elle est l’avant-Parole.

Un rai de clarté. Simple,

troué de l’image de

 quelques feuilles.

 La pièce dans sa mutité.

Signe avant-coureur du Monde.

La pièce demande l’ouverture.

Mais dans la discrétion.

Dans le repli.

Dans l’encore

 non-proféré.

Dans l’espérance vive.

  

   Le fauteuil. Vide. Libre de Soi. Vide ? Nullement. Occupé dans l’entièreté d’une Présence disponible. Occupé d’Invisible. Y aurait-il sur Terre plus grande beauté que celle qui se retient, qui sinue ici et là, pareille au cours du ruisseau parmi les lames des herbes ? Oui, ici, sur l’assise « orpheline », un Homme est venu.

 

Dans le mystère.

Dans le plus grand secret.

Dans la totalité d’une quiétude.

 

    Seulement cet Homme est invisible aux Autres, seulement présent à Soi. Cet Homme n’est l’Homme de nulle Richesse, de nulle Gloire, de nul Désir de Paraître, de nulle Envie d’une Avant-Scène, de nul Besoin d’un Public. Homme en tant qu’Homme au plein de qui il est. Sa Puissance est sa non-Puissance même. Au travers des persiennes, il regarde le Monde. Il en prend Possession sur le mode d’une Dépossession.

 

Il est libre.

 D’aller là où il veut.

De penser ce qu’il veut.

D’imaginer ce qu’il veut.

 

    Il ne connaît nullement le joug des contraintes. Il n’éprouve ni jalousie, ni envie d’être à la place des Autres, ces Esquisses de papier qui s’agitent et virevoltent tels des nuages de phalènes. Afin de rendre cet Homme visible, afin de le rendre réel, il faut, Soi-même, demeurer en Soi, ne nullement offenser les ombres, ne nullement dissoudre le silence. Cet Homme sans Parole n’est pas sans Langage. Si nul Verbe ne franchit ses lèvres, ce n’est nul défaut, c’est le souhait d’être entièrement disposé à Soi, dans le pli intime de l’être.

  

C’est dès l’instant

où l’Homme se lève,

dès le moment où il s’arrache

à sa propre assise,

dès l’heure où il prononce

ses premiers mots,

où il initie ses premiers actes

que les choses basculent,

 

   que les flux impétueux de l’Altérité le fouettent en plein visage, le débordent. Et c’est dans le basculement du jour, dans la survenue parmi les complexités du Monde que les problèmes surgissent, que la coque de noix se fend, que les premiers assauts du réel fissurent les cerneaux, que les cerneaux sécrètent une huile qui, déjà, n’est plus pure, qui déjà cherche la main qui flatte, la parole qui encense, les yeux qui charment, les soupirs qui séduisent et alors

 

l’Homme,

l’Homme discret,

l’Homme sobre,

l’Homme pudique

est en grand danger

de se perdre lui-même

parmi les bigarrures,

les chatoiements,

les mouchetés

du manifeste,

du palpable,

du matériel,

du tangible.

 

Oui, la tentation est grande !

 L’Homme en tant qu’Homme

 saura-t-il résister au chant

de Circé-la-Magicienne ?

Il faut la forme et la

détermination d’Ulysse

pour regagner sa patrie,

retrouver Ithaque, Pénélope

 et vivre selon son cœur,

nullement selon les feux

chamarrés qui partout

 sont allumés.

Oui, une grande force !

 

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18 février 2023 6 18 /02 /février /2023 09:46
« Écrit sur le Grand Rouleau »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

 

                                                    Ce vendredi 17 Février depuis mon plateau de pierres

 

 

                                                                             Å toi, ma Libre Boréale,

 

 

   Sais-tu, Sol, combien il m’est doux de te rejoindre en ta septentrionale contrée. Près de toi, je viens trouver un peu de la paix qui me manque, un peu de la paix qui manque au Monde. Il y a tant d’agitation ces temps-ci, tellement de vents contraires, tellement d’abîmes qui s’ouvrent devant les pas pressés de la Destinée Humaine si bien que, cette dernière connaitrait sa fin et nul sans doute, ne s’en étonnerait, sauf les incurables Optimistes, sauf ceux dont l’illucidité est la marque de fabrique la plus visible. Le Monde va mal. Le Monde semble atteint d’un mal incurable, une « oublieuse mémoire » l’affectant, et cette amnésie partout répandue a vite gommé de son champ de vision, les guerres, les génocides, les pogroms et toutes les tragédies qui en ont tissé le cruel Destin. C’est tout de même affligeant cette inclination de l’humain à s’empresser de biffer les empreintes de sa félicité, à se précipiter, tête la première, dans l’aporie la plus vertigineuse, fût-elle dissimulée, isolée de quelque regard que ce fût ! On croirait avoir affaire à enfant insolent et terrible, une manière de petit sauvageon à la Gavroche qui ne vivrait qu’à maculer la beauté, qu’à tremper ses mains dans la boue, à badigeonner tout ce qui brille, à ôter la lumière, à la métamorphoser en ces ténèbres dont toujours nous redoutons la venue, nous en sentons l’haleine acide tout contre le coutil de notre peau.

   Certes tu me trouveras bien pessimiste à l’orée de cette année qui commence à peine. Mais, parfois, l’analogie est-elle troublante qui relie en un unique endroit, Pessimisme et Réalisme, comme s’il s’agissait en fait, d’une seule et même substance, d’une seule perspective faisant son clignotement double, faisant son illusion, nous trompant à l’envi. Ne penses-tu, Solveig, que la Réalité est le plus souvent triste, que pour cette raison nous l’affublons de masques, que nous la vêtons de brillantes passementeries mais qu’elle n’en demeure pas moins une préoccupation de tous les instants. Nous feignons de marcher d’un pas sûr, mais en réalité nous louvoyons, nous tâchons d’éviter les obstacles, nous essayons de passer « entre les gouttes ». Mais toujours la contingence nous rattrape qui nous confronte à nos propres démons, qui nous place face au miroir déformant où, surpris, nous découvrons notre propre anamorphose avec quelque stupeur. Mais plutôt que de prendre acte de notre dénuement, de notre cruelle fragilité, nous grimons notre visage, nous dissimulons nos rides sous des couches de « couvre-misère », nous mimons le Carnaval alors qu’il ne s’agit que de Noces tristes, d’Épousailles rompues bien avant que d’être consommées.

   Je n’aurai cependant nullement la cruauté de faire surgir devant toi ces séismes dévastateurs, ces guerres froides qui renaissent de leurs cendres, ces maladies sournoises qui nous jettent dans le plus vif désespoir. Oui, le Principe de Réalité est cruel et le soi-disant « optimisme » n’est jamais que « l’habit de lumière » qui dissimule nos hardes et nos guenilles, nos cruels lambeaux et nos défroques les plus pitoyables. Mais peut-être, déjà, en ai-je trop dit et la journée sera grise et la cendre poudrera le ciel de sa longue effusion. Ne serais-tu d’avis, comme moi, qu’à l’aune de tous ces sombres événements, nous les Humains, ne sommes nullement libres ? Une constante épée de Damoclès oscille au-dessus de nos têtes, le fil qui en retient la chute menaçant à tout instant de rompre, de consommer cette Finitude dont nous faisions nos délices lorsqu’elle n’était qu’une vague théorie accrochée au ciel du Monde et des Idées, mais qui, devenant réelle, signe notre disparition et nous conduit au cachot.

   Si tu veux le fond de ma pensée, très Chère du Nord, je crois que notre supposée liberté est uniquement tissée d’utopie ; que nos actes, que nous croyons nôtres, nous sont dictés depuis une zone mystérieuse et illisible ; que nos décisions, que nous jugeons la conséquence de notre volonté, ne sont que des « miroirs aux alouettes », des sortes d’artefacts ; que nos mouvements sont actionnés par d’étranges attaches ; que nous nous agitons sur la scène du Monde telles ces marionnettes à fil qui, supposément, se pensent elles aussi libres et qui ne sont qu’aliénées, tirées à hue et à dia sans qu’elles ne puisent en rien influer sur leur existence de bois et de chiffon. Une simple mécanique, des rouages d’horlogerie qui font leur tictac temporel dans l’inconscience la plus grande qui se puisse concevoir.

   Je pense que, sous mon écriture allusive, tu auras reconnu l’empreinte de « Jacques le fataliste », que tu auras saisi d’emblée la métaphore du « grand rouleau du Ciel » et sa mesure inéluctable, « tout est écrit là-haut ». Combien les paroles de Jacques paraissent une condamnation de la marche vers l’avant de la Destinée Humaine :

 

« Jacques : (...)

 Un homme heureux est celui

dont le bonheur est écrit là-haut ;

et par conséquent celui dont

le malheur est écrit là-haut,

est un homme malheureux. »

 

   Comment sortir de ce violent paradoxe, lequel pointant les hasards de la naissance, promulgue Celui-ci « heureux », celui-là « malheureux » sans que quiconque puisse en inverser le cours ? L’Aveugle a-t-il un jour choisi de ne pas voir, ? Le Sourd de ne pas entendre ?  Le Paralytique de ne pas bouger ? Le fossé creusé entre les Hommes est si abyssal que même la raison la plus étayée n'en saurait démêler le motif, en comprendre la cause.

 

Nulle égalité entre les Hommes.

Sauf le Souveraine Mort

 

   Les Hommes seraient-ils factuellement égaux et l’on pourrait proclamer, haut et fort, leur inaliénable liberté.

 

Nul n’a choisi de naître,

nul n’a choisi de mourir.

 

   Chère Sol, je crois, selon la formule canonique, que « la messe est entendue », qu’il n’y a plus, dès cet instant, de parabole divine à interpréter, plus de miracle à espérer et que les Religions ont les mains vides, que leur ballon de baudruche se vide aussitôt la supercherie déjouée. N’en déplaise au très estimable Sartre, l’Homme n’est nullement « condamné à être libre », il n’est que « condamné à être », c’est-à-dire à être selon les hasards de la vie qui l’auront balloté ici et là, abandonnant sur la grève quelque Miséreux, portant au zénith tel Autre qui aura hérité de supposés « mérites » et qui, pour autant, n’en pourra mais. Il faudrait être de « mauvaise foi » pour reprendre l’expression sartrienne, pour continuer à affirmer la Liberté dès l’instant où l’évidence indique la réalité contraire.

   Libre, ma chère Sol, nous ne le devenons que le jour de notre Mort, ainsi se profile un Sentier Lumineux au milieu des froids dessins de la Camarde. Tu voudras bien m’excuser de t’infliger de si lourdes assertions en cet hiver teinté sans doute encore, en tes hautes latitudes, des chagrins et des frimas qui plongent l’âme en ses délibérations les plus noires, en ses pensées les plus désolées, mortifiées. Mais connais-tu au moins quelqu’un qui ne se soit jamais exonéré de ses chagrins, de ses peines ? Faut-il confier sa tête, pareil à l’autruche, au premier sable venu, plongeant en la cécité afin d’éviter la cruelle blessure du jour ?

   Å observer l’image que je joins à ma lettre, cette œuvre de Barbara Kroll, à laquelle j’affecterai volontiers le titre de « Perdus en Eux », tu saisiras aisément le motif de mon écriture, cette désolation qui en ombre les mots, cette pure ténèbre secrétée tel un violent venin, tel un acide qui ronge les chairs, bientôt il ne demeurera qu’une vague tache bue par la poussière du sol. Car vois-tu, je crois qu’il faut, une fois porter haut la bannière de la Joie, une fois abattre la voile et naviguer dans la Douleur, proue face à la tempête. Nulle autre façon de naviguer, le Réel n’est nullement évitable. C’est lui qui nous détermine et non l’inverse.

   Je ne sais si l’Artiste, brossant ces Figures, pensait à quelque Destin. Si l’image de la Liberté l’emportait sur celle de l’Affliction. Ce que je puis cependant énoncer avec certitude c’est ma conviction que cette Triste Procession porte l’empreinte d’une pesante Métaphysique, que la Mort, la violente Mort pourrait surgir à tout instant, transformer ces Existants en spectres, en revenants, que sais-je en fantômes, en ectoplasmes à la forme fuyante, des êtres en partance pour un inconnu vertical. Le jour est vert, pareil à ces fonds marécageux dont j’imagine qu’ils reçoivent cette clarté d’aquarium, cette clarté qui est bien plus teinte de la psyché que délibération de la somptueuse Nature. Le sol est blanc. Blanc de neige taché de gris, on dirait la métaphore de jours anciens dont la mémoire ne retiendrait que la tristesse, l’incoercible chagrin, comme si l’Aventure Humaine ne pouvait jamais conquérir son futur que dans cette lumière avare, à peine un bourgeonnement, une rumeur. Certes il y a un mur, une falaise du mur qui porte sur sa surface un peuple de cœurs rouges, mais un peuple surtout reconnaissable à son empreinte de sang, non à l’aune de l’Amour dont il pourrait se faire le porte-voix. Du reste, ne ressens-tu, comme moi, cette manière de lourde hébétude, deux cœurs jonchent le sol de leur inutile présence, signe infini d’une vacuité qui en creuse le centre, en épuise la possible pulsation. Un cœur inerte qui est pareil à la feuille morte. Son dernier battement est encore visible dans la texture du dessin qui s’épuise à en dire la forme reconduite au Néant.

   Et les Personnages, les Spectres glissent en eux comme s’ils se précipitaient dans l’étroite gorge d’un puits. Vois-tu, Sol, ils me font une drôle d’impression, je les perçois telles des pièces d’un cruel Jeu d’Échecs, bien entendu tels des Fous girant au sein même de leur folie sans même en éprouver la mortelle essence. Autrement dit leur Histoire empreinte de Finitude pourrait se résumer à cette formule-couperet, à cette métaphore-guillotine :

 

ÉCHEC & MAT

 

   Tels d’infortunés scolopendres, ils se traînent vers ce qui va les détruire sans pitié aucune, leurs milliers de pattes ne leur servant qu’à les conduire vers ce précipice qu’ils ont longé toute leur existence, faisant mine de l’ignorer. Et ce qui est vraiment tragique ici, c’est qu’ils n’auront même pas la consolation de la lucidité, c’est que l’exercice de la Raison leur sera ôté. Ils iront à l’échafaud, avec, au cœur, une sorte de Joie poisseuse, gluante, s’élevant à peine plus haut  qu’une comptine pour enfants, pétrifiée dans le brouillard d’un songe étroit. Combien cette étique procession me fait penser à quelque cortège funèbre d’où le Mort lui-même serait absent, genre de cérémonie de la Mort pour la Mort. Mais que pourrait-il sortir de ces Silhouettes informes, ourlées de nuit, perdues en elles-mêmes qu’une antienne douloureuse, une antienne écrite avec des larmes de sang et de suie « sur le Grand Rouleau » ? Je te le demande. Je sais, tu ne profèreras nulle réponse car l’Absurde n’en exige aucune.

 

Il est lui-même le sans-réponse,

l’effacement du Verbe,

le Vide sidéral, le Rien

dont nous les Hommes,

vous les Femmes sommes tissés

jusqu’en notre fond

le plus abyssal.

Le plus abyssal !

 

   Chère Solveig, voici qu’enfin ma parole s’épuise, que mon sang se fige dans mes veines, que ma respiration est à la peine d’avoir tant dit et rien exprimé. Envoie-moi un peu de ton air du Septentrion, un peu d’air vif et frais, il sera ma consolation en attendant…

 

Ton impénitent ratiocineur Métaphysique

 

 

  

 

 

 

 

 

 

  

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16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 08:47
ART : se déprendre de tout

« Printemps »

 

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

Plotin

 

*

 

    S’agit-il d’une fantaisie d’Artiste, d’une simple réflexion iconoclaste, d’une invite à se rebeller contre le réel ? Ici je veux parler du titre que Barbara Kroll a donné à son dessin « Printemps ». L’intention est-elle de suggérer, par antiphrase, de ne lire cette image qu’à l’aune de son contraire ? Jamais image ne se laisse apprivoiser avec facilité comme si, la regardant, on en prenait possession selon la totalité des sèmes qui en parcourent les traits. Comme si une manière d’évidence exsudait de son architecture. Comme si la vérité de l’œuvre était logée en nous, bien plutôt que dans sa réalisation graphique. Mais cette vérité dont toujours, souvent, nous sommes en quête, elle n’est ni la propriété de la Chose, ni la propriété du Sujet. Elle ne peut se trouver que dans le trajet, la relation de l’une (la Chose) à l’autre (le Sujet). Car toute vérité est à double face, telle la pièce de monnaie qui n’est vraiment ce qu’elle est qu’à exhiber son avers et son revers. Ce que cette Vérité est pour moi, sera la fausseté, l’approximation de tel Autre. Dans cette immense profusion du réel, dans cette complexité que nos yeux rencontrent au cours de leur exploration, dans le multiple et le toujours renouvelé qui vient à nous, toute perception est relative qui modèle notre ressenti de telle ou de telle manière. Ainsi, le « Printemps » de ce Quidam, sera-t-il mon « Hiver » ou bien « L’automne » ou bien « l’Été » de Ceux qui en recevront l’empreinte telle une certitude ou selon l’immédiateté d’une intuition.

   Quant à ma saisie première, j’y vois essentiellement la touche blanche de l’Hiver, son nécessaire dépouillement, sa rigueur essentielle, le travail de la Blancheur qui fait d’un possible Infini, l’image étroite d’une Finitude.

 

Ce que j’aime imaginer,

eu égard à la loi des contrastes

et des oppositions de l’exister,

 

une Foule dense qui se presse

dans le tube d’acier du Métropolitain,

puis le Carrefour d’une ville d’Asie

où les Passants pressés

me font penser à une fourmilière

 aux mille mouvements,

puis une Plage de sable

blanc de Polynésie

où les corps humains

font leurs taches brunes,

le sable en devient invisible,

déflagration de la

Marée Humaine

à même la générosité et

le retrait de la Nature

en son originel silence.

 

   Écrivant ceci « originel silence », ces mots proférés ne le sont nullement gratuitement. Déjà en leur teneur simple, ils font signe en direction d’autre chose que ces grouillements urbains, que ces symphonies estivales. Car la plus grossière erreur que commettent les Hommes et les Femmes, le plus souvent sans qu’ils en soient conscients, prendre la surface pour la profondeur, l’écume pour la lourdeur des abysses. Toujours la signification des choses, tout comme la Nature d’Héraclite « aime à se cacher ». C’est un constant jeu de dissimulation, un éternel manège de dupes, une amusante frivolité du « faire-semblant », que de ne porter son attention qu’à ce qui brille et éblouit à défaut de se montrer à nu, d’exhiber son « âme », si vous préférez.    

   J’ai déjà beaucoup écrit sur les œuvres de l’Artiste Allemande, j’ai déjà dit, à maintes reprises, combien son art est spontané, sans concession, un jet d’acrylique, un rapide crayonné, quelques ébauches rapides et le sujet est posé, ici devant et il ne cessera de nous interroger que nous ne lui ayons attribué une explication vraisemblable, au moins une destination plausible dans le lieu de notre « Musée imaginaire ». Certes, parfois l’esquisse trouvera-t-elle la dimension de l’œuvre arrivée à son terme sous la forme d’une esthétique plus aboutie, au lexique plus précis. L’œuvre y gagne-t-elle quelque chose ? Certes les points de vue seront, sur ce point, infiniment divergents. Je crois cependant que cette configuration minimale, ce jaillissement, cette projection des pulsions de l'Artiste sur le papier ou la toile présentent un évident intérêt. Cette manière de tout jeter sur le subjectile, sans qu’aucun filtre n’en atténue la puissance, le rayonnement, contribue à laisser apercevoir cette non-dissimulation qui est l’autre nom de la Vérité évoquée ci-dessus.

   Plus le geste est prompt, impétueux, plus l’objet est donné près de sa source, plus il possède l’éclat d’une donation soudaine, sans ajout ni retrait. Dès l’instant où le premier geste est contrarié, modifié, il perd son initiale valeur de témoignage d’un profond ressenti, il gomme ses traits les plus saillants, il se voile de pellicules, de strates qui lui ôtent toute prétention à nous montrer le soudain, le vif, l’inattendu, le fulgurant. Parfois faut-il, à l’œuvre, cette marge immense de liberté qui la singularise à l’extrême au simple motif que tout geste soudain issu de son roc biologique n’est jamais reproductible, il est unique et cette unicité est ce qui concourt à la rendre exquise, insolite, étrange, cette œuvre, et c’est en ceci qu’elle nous ravit comme si elle nous faisait assister sans délai à la naissance d’un nouvel être dont, jamais, nous n’aurions pu esquisser le moindre projet, tracer la courbe de son avenir, imaginer le phénomène à nul autre pareil de son destin.

   Picasso ne disait-il pas : « Tout acte de création est d'abord un acte de destruction », or y aurait-il « destruction » plus magistrale que celle qui consiste à ne poser sur la toile que les premières traces d’un geste qui, plutôt que de trop affirmer, laisse en suspens, en rétention ; la synthèse se donnant aux Voyeurs de l’œuvre telle la tâche singulière qui leur incombe ? Il y a une grande beauté en même temps qu’une grande générosité de l’Artiste à se retirer du mouvement de sa genèse, à le confier à d’autres qui en assureront, en leur for intérieur, une des possibles complétudes. Tout Contemplatif, face à l’inachevé, se met en chemin, au moins imaginativement, de façon à donner une suite aux points de suspension, à investir l’espace de la parenthèse libre, d’un sens qui les détermine et en légitiment l’être, seulement cette imposition du Soi à l’œuvre la rendant compréhensible, vraisemblable. Nul paradigme d’une possible connaissance ne saurait demeurer dans cette zone d’invisibilité qui est zone inconsciente, investie symboliquement, sinon d’un danger, du moins de « l’inquiétante étrangeté » des choses insues.

    Parvenus au seuil de cette réserve, de cette annonce tronquée, de cette parole qui s’ourle de silence, il devient nécessaire de tracer à grands traits l’esquisse d’un dénuement de manière à faire apparaître l’étonnante injonction plotinienne, aussi elliptique qu’impérative.

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

   Certes l’injonction est éthique mais, ici, je vais tâcher de l’appliquer à une esthétique. Il n’y a de divergence, entre ces deux notions, qu’apparente pour la simple raison qu’une œuvre digne de ce nom ne saurait affirmer son être qu’au double prix d’un essai d’y affirmer quelque beauté et une beauté authentique, ceci va de soi. Si nous faisons face à « Printemps » (qui, pour nous est l’Hiver), d’une façon aussi immédiate que sa forme le suggère, nous nous apercevrons vite que sa qualité, bien plutôt que de nous offrir du famélique, du nu, du vide, de l’émacié, emplit notre esprit d’une infinie provende qui sera celle du sans-limite. Car, partant de ce Sublime Rien, tout pourra se donner dans l’ampleur, tout pourra revêtir la figure de la plénitude. Il en est de certaines réalités comme des arbres, l’essence n’en est atteinte qu’à la chute de leurs feuilles. Là, et là seulement, ils sont disponibles, nous livrant sans arrière-pensée, la blancheur de leurs racines, la netteté de leur écorce et, pour qui sait voir, ce fragile aubier qui, sans doute, constitue leur nature la plus foncière mais aussi la plus secrète.

   Nous nous approchons de « Printemps » et, sitôt effleuré, nous nous trouvons envahis d’une onde bienfaisante, nous en ressentons la subtile pluie de gouttes sur le lisse de notre peau, nous en vivons la félicité dans le mystère même de notre derme. Alors nous méditons longuement le mot de Plotin « Retranche tout », « Supprime toute chose » et notre étonnement est à la hauteur du phénomène qui envahit notre âme, en décuple la puissance. La neige, les bancs, les arbres dans leur plus sobre apparition, se donnent non seulement dans le rare dont ils sont porteurs (ce qui serait déjà une grande chose en soi), mais ils sont atteints d’une grâce qui les multiplie, les ouvre à l’universelle présence de lointains archétypes dont ils portent la trace, dont ils révèlent la sombre grandeur.

 

Chaque élément de la scène,

Neige, Bancs, Arbres

fait signe vers une sorte

de genèse triadique,

Solitude, Conscience, Lucidité

dont chacun est porteur en soi,

dont la synthèse explique

la dimension hors-sol

de notre ravissement.

 

  Depuis cet espace essentiel, c’est un genre de ruissellement qui se produit, lequel féconde notre vision. Et c’est bien parce que Neige, Bancs, Arbres sont affectés d’une pure Présence, que rien n’en divertit la nécessité interne, qu’ils viennent à nous sur le mode de la condensation, de la focalisation, de la cristallisation. Ils sont, ces Essentiels, de la nature des gemmes, de la texture de l’éclat, de la substance d’une pure épiphanie. Ils sont des êtres de pur paraître. Ils sont des phénomènes de pure irradiation. Ils nous fascinent et nous assemblent en un lieu unique de notre Être, cette imprescriptible étincelle qui est le site même de notre savoir de nous le plus accompli.

   Vous n’aurez nullement été sans remarquer l’accentuation récurrente du prédicat « pur », ce qui, bien évidemment, loin d’être une fantaisie « purement » graphique est l’essence selon laquelle les choses de l’Art se disent dès l’instant où elles nous touchent au plus intime, au plus dissimulé, au plus ténébreux, une lumière y scintille soudain dont le futur sera atteint pour un temps immémorial. Seules les choses matérielles, physiques, organiques meurent un jour de leur propre logique. Seules les productions de l’esprit connaissent le domaine du surréel, son illimitation car rien ne s’éteint qui a été porté au jour de la conscience.

   Å l’initiale de cet article, nous parlions de la pullulation du divers, de son immense polyphonie, nous parlions de la Foule entassée dans le Métropolitain, nous parlions des Carrefours surchargés des villes tentaculaires d’Asie, nous parlions des Plages de Polynésie essaimées des corps de la multitude Humaine. Nous parlions de l’existence, de son vertige permanent, de sa lecture, le plus souvent illisible. Et maintenant, si nous revenons au dessin de l’Artiste, c’est bien d’une totale antinomie par rapport à cette multiplicité dont il s’agit. La pure esquisse d’une essentialité. L’économie des moyens employés, quelques traits, du blanc, du gris, du noir, quelques présences, bien plus évoquées que marquées, ce travail à « fleuret moucheté » correspond en tous points à la méthode phénoménologique de la « réduction » qui, par retraits et effacements successifs, séparant le « bon grain de l’ivraie », sacrifiant le superflu au profit du fondamental, de l’éminent, du central, ignore la périphérie pour se situer au foyer, là où la Signification fait son point fixe, là où rien ne saurait être retranché qu’à s’immerger dans le Néant.

   Ainsi, si nous voulions appliquer cette grille de lecture minimaliste qu’utilise souvent Barbara Kroll au travers de ses esquisses, le Monde, bien plutôt que d’être cette confusion, ce hourvari, ce chamboulement, ce tohu-bohu, serait porté à l’extrême même de son dénuement, tout ou presque y aurait été « retranché », tout ou presque y aurait été « supprimé » :

 

un Homme Seul dans le Métropolitain,

une Femme Seule traversant le carrefour,

un Corps, un Seul sur le blanc d’une plage.

 

Encore ici, un mot se détache

 de la confusion ambiante « Seul »,

l’explication étant simple.

 

C’est à partir de la Solitude

et à partir d’elle seule que l’œuvre

se donne en tant que ce

qu’elle est en son fond :

Solitude de la création,

Solitude de la vision.

 

   Là est son habitat le plus propre. Au-delà, spectacle, jeu de dupes, agitation de commedia dell’arte, masques et bergamasques comme au Carnaval de Venise. Cependant rien n’empêche la fête, rien ne la condamne à disparaître.

 

Il existe un temps pour la Fête

qui est celui de la Multitude ;

il existe un temps pour l’Art

qui est celui de la Solitude.

 

 

 

 

 

 

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13 février 2023 1 13 /02 /février /2023 09:48
L’Oeuvre d’Art et son aura

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   L’œuvre ? C’est toujours une lente et douloureuse parturition qui lui donne jour avant que des regards ne s’y abîment dans un essai d’explication avec ceci qui est pur mystère, sinon total miracle. Oui, « miracle » car surgir du Néant et se donner pour Réel, voici qui est étonnant, voici qui nous interroge au plus profond. Quelque chose n’avait ni lieu, ni temps, ni langage et voici qu’un espace éclot, qu’un instant se déplie, que les mots d’une prose ou d’une poésie viennent nous tirer, Nous-les-Voyeurs, d’une torpeur native dont, à notre tour, il nous faut éclore. Il n’y a nulle autre issue que de nous confronter à ce qui nous fait face et, en tant qu’émergence de l’Art, nous questionner à son sujet. Ne le ferions-nous et nous demeurerions en-deçà de qui-nous-sommes au motif que l’œuvre nous constitue, tout autant que nous la constituons et l’amenons sur les rives de l'exister. Mais alors, qu'en est-il de l’antériorité de l’œuvre, de sa genèse, de son origine ? Je crois qu'il est nécessaire de poser l'hypothèse qui lui attribuerait une manière « d'éternité ». En termes aristotéliciens, avant sa parution, elle était « en puissance », après sa parution, elle est « en acte ». Si l’acte est existentiel, doué de quelque positivité, de déterminations précises, la puissance est indéterminée, simplement avant-courrière de l’œuvre, aussi faut-il l’envisager douée de toutes les virtualités qui, un jour, sous le pinceau de l’Artiste, trouveront les motifs de leur réalisation.

   Aussi convient-il de dire que l’oeuvre a, de tous temps, assumé quelque présence, qu’elle est devenue visible, cependant portant toujours avec elle cette réserve d’invisibilité qui l’accomplit en tant que témoin de l’Art et ici, je pense bien évidemment à la célèbre formule de Paul Klee :

 

« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

 

   Et que « rend-il visible » ? Une Forme qui lui préexistait, une Forme qui était en attente de sa manifestation. Ainsi l’Artiste aura-t-il été le Médiateur, le Passeur de l’Invisible, ce qui signe l’essentialité de son geste. Seul l’Invisible peut se porter à la hauteur d’un concept, d’une intellection, d’une perspective imaginative. Le Visible est bien trop lesté de lourdeur, arrimé à un sol dont il ne peut s’extraire, qui le destine à l’étroitesse d’une contingence. Il faut à l’Art, plus de légèreté, plus de diaphanéité, de transparence, d’élévation. C’est pour cette raison que Nous-les-Terrestres, les Terriens, les Hommes et les Femmes pétris dans la glaise, avons tant de mal à pénétrer les œuvres, à en éprouver la subtile fragrance, à nous enivrer de sa pure ambroisie.

   C’est à un véritable travail sur Soi que nous sommes conviés qui, en même temps, est travail sur l’œuvre. De concert il devient nécessaire de faire ce voyage en direction de l’Invisible, de l’Impalpable, de l’Ineffable. C’est au terme de cette ascension, si proche d’une extase, que les choses artistiques se déploieront et nous inclineront à les rejoindre dans cette sublime ouverture, dans cette échappée à nulle autre pareille, échappée de nous-mêmes qui ne nous dispersera nullement mais, bien au contraire, nous assemblera au sein même de notre être, nous disant le lieu d’une possible unité. Si notre cheminement en l’œuvre se donne comme premier, originel, pur, véritable, alors entre l’œuvre et nous, la distance se réduira au point que, occupant un lieu unique et singulier, nous serons en l’œuvre, nous confondant en elle, une seule ligne continue qui sera la ligne d’un sens imprescriptible, d’un sens parvenu à l’acmé de sa profération. Certes ma formulation est emphatique, lyrique, brodée, comme toujours, des pampres vives d’un Romantisme exacerbé, mais je crois que c’est à ceci qu’il faut s’attacher : métamorphoser la sombre prose du quotidien en ce rayonnement, en cette lumière, en cette provende qui enflamment l’esprit et le portent au plus loin, dans cette onirique contrée où il n’y a plus ni différence, ni contrainte, ni opposition entre des termes étrangers.

   Certes, pour des Rationalistes purs, pour les Normatifs de la Science, mon discours passera pour de la mystique, de l’exaltation, pour une passion débordée de toutes parts par son flux.  Mais peu importe la critique, c’est le cœur même de cette expérience sans-mesure qu’il faut retenir et « laisser le temps au temps » pour retenir de Cervantès sa belle méditation sur le mûrissement des idées, sur leur lente maturation depuis les semailles jusqu’à la récolte. Pénétrer au cœur d’une œuvre nécessite cette longue patience, cette abstraction de Soi dans l’ombre de laquelle la germination trouvera à s’accomplir, à fructifier.

   Mais après ces considérations générales, il faut en arriver à « Venue-à-Soi », tel est le prédicat que j’affecterai, aujourd’hui, à cette œuvre insolite de Barbara Kroll. Cette Artiste Allemande nous a habitués, depuis fort longtemps, à nous livrer, d’une manière spontanée, les strates de son travail pictural, les phases successives qui conduiront la peinture à son terme. « Work in progress », si l’on veut sacrifier à l’anglomanie galopante. Pour ma part, et de façon bien plus hexagonale, je lui préfèrerai l’expression simple et immédiatement perceptible de « travail en cours ». Comment qualifier cette lente « parturition » dont je parlais au début de mon article ? Esquisse ? Ébauche ? Canevas ? Essai ? Brouillon ? Premier jet ? On voit que le lexique est amplement polymorphe et qu’il traduit l’embarras dans lequel nous sommes d’attribuer à l’œuvre en devenir, tel qualificatif de préférence à tel autre. Cet embarras est l’écho de celui de l’Artiste lorsque, dans le silence de l’atelier, il s’agit d’extorquer au Néant cette signification qu’il porte en lui et qu’il retient comme la marque insigne de son secret.

   Toute création est, par essence, douleur. Parfois la naissance se pratique-t-elle au forceps. La plupart des Artistes répugnent à exposer les degrés successifs de leur travail, sans doute au motif que se révèlerait là leur échec relatif, leur impuissance, parfois, à tirer de la matière cette marge d’Invisible qu’ils retiennent en eux, qui est le motif même de l’Art comme il a été dit précédemment. Bien évidemment, dans la conscience de l’Artiste, ou bien dans les corridors de son inconscient, c’est son image même qui se joue ici, en raison d’une identification, d’une projection du Créateur en son œuvre, un identique mouvement de retour ayant lieu depuis cette dernière en direction de Celui, Celle qui ont procédé à son émergence.

    

   L’œuvre, telle qu’en soi elle se donne au premier regard

 

   La chevelure est Jaune-Paille, une moisson sous le soleil. Mais elle n’est nullement l’image d’épis dressés fièrement dans l’or du jour, loin s’en faut. Ce sont des lanières, des ruissellements de Jaune, des pertes vers quelque possible aven qui en récolterait l’inépuisable ressource, l’inextinguible source. Il y a du désordre, beaucoup de désordre dans ce ruissellement, beaucoup de confusion, une manière de mince Déluge qui bifferait l’épiphanie du Modèle, la ramenant de facto à ce coefficient d’Invisibilité qui se donne pour notre essentielle obsession, pour notre recherche infinie. Et le visage, mais y a-t-il visage, c’est-à-dire présence, possibilité de rencontre, de dialogue ? Nullement et nous sommes désemparés en tant que Voyeurs de faire le constat de ce retrait, de cette absence, de cette fuite. Comme si l’œuvre se refusait à nous, souhaitait demeurer dans une marge d’inconnaissance, demandait la clôture bien plutôt que l’ouverture, le dépliement.

    Alors dépossédés des signes insignes qui définissent l’Être en sa venue, nous nous interrogeons nécessairement sur notre propre présence, sur notre consistance au Monde, sur les assises que nous croyons nôtres et ne sont, en réalité, que ce marais métaphysique, cette ontologie lagunaire dans laquelle nous sommes immergés à défaut de n’en pouvoir jamais sortir. Et, ici, si nous sommes remués jusqu’en notre tréfonds, alors l’Art aura accompli son Œuvre, laquelle ne consiste en rien d’autre qu’à interroger notre propre fondement, à nous situer, dans l’espace et le temps, à cette croisée des chemins qui est notre Destin même. Il en va de notre ressenti intime, de l’inclination de nos sentiments, de l’acuité de nos perceptions, de la profondeur de nos sensations. Certes, ce que je décris ici est bien « Romantique », mais seuls les Délateurs de la sensibilité ne pourraient en supporter la brûlure, ce feu qui n’est pas funeste mais lieu de pure joie. Il devient urgent de ménager une place à la Belle Nature, aux manifestations du moi, à l’amplitude de l’imagination, de donner site au rêve, de faire de la mélancolie l’instrument de nos plus vives émotions, d’inscrire le cheminement spirituel en lieu et place d’une matérialité qui est la croix que nous portons sur nos épaules quoique nous nous en défendions.

   Certes cette œuvre nous désarçonne au vu de son coefficient d’insaisissabilité, du flou, du nimbe dont elle s’auréole qui, du reste, concourent bien davantage à sa gloire qu’à sa possible condamnation. Cette œuvre, tel le symbole,  « donne à penser », pour reprendre le mot célèbre de Paul Ricoeur. Eu un seul et unique mouvement, elle « donne à penser » le Soi, l’Autre, la pure Présence et aussi bien le Néant dont l’on perçoit les linéaments entrelacés dans la tâche de vivre. Que les portes d’entrée de la perception soient occluses ou bien ébauchées, un œil est à peine visible, l’arête du nez disparaît sous une mèche de cheveux, les lèvres sont une à peine naissance de la pâte picturale. « Venue-à-Soi », ainsi nommée dans une manière d’étrange paradoxe puisque, aussi bien cette « venue » est pur retrait, cette parole dont on eût attendu qu’elle nous rencontrât est pur silence, le subtil langage dont nous eussions pu espérer un poème, n’énonce rien, sombre dans une sorte d’aphasie qui nous rend muets à notre tour. Quant aux motifs approximatifs de la vêture, ils viennent consoner avec cette atmosphère d’étrangeté que nous sentons frôler notre peau à la manière d’un illisible courant d’air, il est déjà loin et nous n’en conservons que la touche imprécise, inquiétante, étrange cependant.

   Et maintenant, avons-nous au moins fait le tour de l’image ? En avons-nous inventorié toutes les significations qui la détermineraient de façon à nous la rendre perceptible ? Non, nous n’avons fait qu’approcher, ce que seule permet toute chorégraphie esthétique autour de son énigme. Et l’œuvre, dans tout ceci, que nous dit-elle d’elle ? Que nous dit-elle de l’Art ? Elle nous dit ce que nous nous en disons en notre for intérieur, c’est-à-dire une méditation qui semble n'avoir ni début, ni fin. C’est bien là l’essence de l’Art que de nous placer face à un paradoxe, donc à une lecture toujours amputée de la totalité de son être. Nous la livrerait-elle en totalité et ce ne serait plus de l’Art, une simple positivité parmi l’océan des positivités et des plurielles déterminations du réel. Il se confondrait avec la première réification venue, il ne serait guère différent du statut de la Chose, une contingence soudée à sa propre hébétude. Si l’œuvre se manifeste sous les traits d’une toile, d’une pâte, de couleurs, tous éléments hautement tangibles, l’œuvre donc, tel le lourd iceberg, ne nous montre jamais que son étroit continent, l’essentiel se dissimule sous la ligne de flottaison, dans les complexités de la glace bleue et des chemins d’eau qui y sinuent, de la profusion des bulles d’air qui en dilatent la matière. C’est bien là que l’essentiel de notre vision de Voyeurs doit se concentrer, tâchant patiemment de décrypter les hiéroglyphes, d’en interpréter la belle et irremplaçable complexité.

   Le plus souvent, Regardeurs inattentifs aux motifs de la profondeur, distraits au point de confondre la corolle et son nectar, nous avançons parmi les œuvres, nous limitant à leurs contours, aux apparences qu’elles nous tendent comme si, image reflétée en quelque miroir, nous n’en percevions que la buée, l’évanescence bientôt dispersée aux quatre vents de l’insouciance. Il nous faut donc nous disposer au négatif, à la réserve, à la dissimulation, à l’absence. Tels des saumons qui fraient, il nous faut remonter à la source, là où naissent les eaux en leur originelle pureté, toujours remonter vers l’amont, scruter l’en-deçà, interroger l’a priori, se mettre en quête de l’antériorité de l’antériorité, se confronter à l’impossible, à l’indicible et tresser, tout autour de l’œuvre, identique à une couronne de lauriers étincelant sur le front de quelque dieu, cette Invisible aura qui est le Tout de l’œuvre en son irremplaçable nature.

   Car l’œuvre ne saurait se limiter à l’actuel visage qu’elle offre à notre curiosité. L’œuvre, sûre de soi, qui paraît ici et maintenant s’affirmer dans sa présence, elle n’est pas unique, terminée une fois pour toutes. Elle s’abreuve à mille esquisses, à mille projets contrariés, à mille aventures dont elle conserve  la trace en sa mémoire picturale, en ses configurations plastiques. L’œuvre ? C’est l’Artiste qui lui a donné le jour au carrefour de ses méditations ; c’est elle, l’œuvre en sa manifestation la plus réelle ; c’est Nous qui la fécondons et l’accomplissons à l’aune d’un regard juste. Oui, « juste », car seul ce regard est porteur de Vérité, ceci même qu’expose l’Art à nos yeux incrédules. Nous avons grand besoin d’en déciller l’habituelle cécité. Il faut inciser la cataracte et faire briller la Lumière.

 

L’Art n’est nullement autre chose que ceci,

un éclair qui déchire la nuit et se

retire aussitôt dans sa ténébreuse mesure.

  

   Les œuvres de Barbara Kroll ont cet évident mérite de nous confronter à nos propres ombres, la seule manière, sans doute, de nous extraire de notre gangue de Voyeurs de l’aube ou du crépuscule. Ce que nous voulons, pour les plus lucides, les plus exigeants, tutoyer le zénith, là seulement nous pouvons habiter à la hauteur de l’Art. Ce Vertige !  Ce n’est nulle paranoïa, c’est la demande que formule l’Art lui-même en son exception, en son unicité.

 

 

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10 février 2023 5 10 /02 /février /2023 11:00

   [Avant-texteDe l’écriture qui gire autour

 

   Nombre de mes textes en prose ou de mes textes qui s’essaient à poétiser tournent essentiellement autour de deux pivots (qui, en réalité n’en constituent qu’un seul), à savoir la Plainte Orphique dont le naturel mouvement est de partir à la recherche de l’Aimée, cette insaisissable Eurydice dont le sort est de s’absenter toujours, manière d’être ineffable, de projection de l’imaginaire dont il ne demeure jamais qu’une longue tristesse et un sentiment de dépossession. Le second pivot est celui du Romantisme dont il faut bien reconnaître, malgré son éloignement historique, qu’il est coalescent à l’évocation de Celle dont le destin est d’être une simple brume, une inconsistante vapeur, un halo aux contours vagues. Mais que peuvent donc signifier tous ces cercles, toutes ces ellipses qui rayonnant autour de l’Absente et n’en finissent jamais de désespérer de Soi et, à travers Soi, de la Condition Humaine ? Que nous le voulions ou non, que nous l’affirmions clairement ou le dissimulions sous un visage d’airain, Tous, Toutes, nous sommes habités du visage de l’Amour, de la Beauté qui est son reflet, de la Vérité qui est comme son merveilleux couronnement. Mais peu importe l’exposition de ce sentiment, l’essentiel réside en son Essence, laquelle, le plus souvent, redoute la trop vive lumière.

   Si une recherche traverse mes textes et en justifie la venue, c’est bien celle d’une quête permanente de l’Essence des choses, de leur valeur foncière, du lieu de leur fondement, d’une obsession de l’Origine qui, tout à la fois, nous dirait notre être en même temps que l’être du Monde. Afin de saisir cette Essence ou, à tout le moins de s’en approcher, les deux méthodes de la « Réduction » et des « Variations Phénoménologiques » constituent les voies royales dont on ne pourrait faire l’économie qu’à se contenter de l’apparence plutôt que de forer le réel jusqu’à sa chair intime.

 

Car il y a nécessité

à connaître.

Soi,

les Choses,

le Monde,

 

   c’est du reste une seule et même mission pour la simple raison qu’Existant, nous sommes face à une Totalité que seuls les paradigmes conceptuels divisent en une infinité de catégories. C’est à notre union, à notre rassemblement dans notre plus exacte identité que nous devons faire se rejoindre nos forces, faire converger les divers flux de notre méditation. Afin de ne nullement rester dans l’abstraction, faisons appel aux métaphores afin de cerner au plus près le sujet qui nous préoccupe. Au centre de notre réflexion, l’image de l’Arbre et sa puissance naturelle d’évocation, la force de sa symbolisation.

   Alors, qu’en est-il de la « Réduction » ? Dans l’empan de notre vision, un Olivier par exemple nous adresse la complexité de son tronc noueux, la multitude de ses feuilles vernissées, en un mot, l’énigme de son être. Å l’observer simplement se détacher sur la Plaine de la Crau, nous n’en percevrons qu’un vague poudroiement et il sera bientôt hors de notre vue, nous n’en aurons réalisé qu’un superficiel inventaire. Autrement dit, il se sera évanoui dans la profusion de la Nature sans que nous n’en saisissions rien d’essentiel. « Réduire », comme son nom l’indique, procède par soustraction, par éliminations successives. De l’Olivier, planté sur son sol de cailloux, il nous faudra ôter tout ce qui nous paraîtra sinon superflu, du moins nullement nécessaire à la compréhension de sa substance-même. Ainsi, tels d’habiles élagueurs d’arbres, nous détacherons, ici des rameaux inutiles, là des excroissances superflues, là encore de l’écorce en voie de desquamation, puis nous écarterons les tapis de rhizomes improductifs, dépouillerons quelques racines par trop invasives.

   Å l’issue de notre travail d’élagage, il ne demeurera que quelques branches maîtresses, un tronc uni, une seule racine pivot, autrement dit l’Essence de l’Arbre en sa plus exacte monstration. L’opération de « Réduction » est cette activité analytique qui fait du multiple, du divers, du chamarré, cette ligne claire et simple, cette visibilité des Choses en leur extrême dépouillement. Et ce qui est vrai de l’Arbre l’est tout aussi des Hommes et des Femmes, des sentiments pluriels, des impressions polychromes, des pensées hétérogènes et confusionnelles qu’il s’agit toujours de ramener à leur « plus petit dénominateur commun ». Là seulement les Choses se dévoilent sous leur vrai jour, là seulement une vision adéquate de ce qui vient à nous peut s’énoncer dans la lumière de la Raison.

   Et maintenant, qu’en est-il des « Variations Phénoménologiques » ? Filons encore la métaphore de l’Olivier. Jamais une chose ne nous montre la totalité de son être, bien plutôt ce que la phénoménologie nomme « esquisses », autrement dit la chose telle qu’elle est selon l’aventure qui la détermine ici et maintenant, selon l’événement qui lui advient en sa plus singulière présence. L’Olivier est lui-même et un autre à même la multiplicité de ses facettes. Feuilles pareilles à un nuage cendré dans la faible rumeur de l’aube, puis inapparentes sous le lourd soleil du zénith, puis simples pièces d’argent sous le regard de la lune gibbeuse. Et le tronc, ici crevassé, là mince et fragile telle une pellicule, là entaillé de vives blessures. Olivier des quatre saisons retiré en lui au plein du rigoureux hiver ; puis moisson de feuilles vert-clair au printemps ; puis l’été et la nouaison, les fleurs tombent, cèdent la place aux premières petites olives ; puis l’automne et sa véraison, les olives changent de couleur, tantôt vertes, tantôt noires. Toutes ces variations de cet arbre majestueux reflètent la genèse du vivant, de qui-ils-sont, les Arbres, de-qui-nous sommes, les Hommes et les Femmes.

   Ces deux états morphologiques de la Nature, Réduction, Variation, nous en portons en nous la trace la plus évidente, l’empreinte la plus vive. Ne sommes-nous pas, nous les Hommes, les Femmes, une singularité, une réduction de l’universelle Condition Humaine ? Ne sommes-nous pas, nous les Hommes, les Femmes, cette infinie variation, tantôt jeunes, puis adolescents, puis adultes, puis âgés ; ne sommes-nous pas de vivants kaléidoscopes, des genres de caméléons affectés de constantes exuvies, des manières de végétaux métamorphiques qui connaissent, successivement, l’état de la graine, du germe, de l’épi, de la moisson. Rien ne demeure qui, toujours, s’écoule de l’amont en direction de l’aval du temps, qui bourgeonne, flétrit, puis meurt.

   Cette longue digression sur la phénoménologie du réduit et du variable n’avait pour but que de mieux pénétrer, par la médiation de l’écriture, quelque chose qui s’approcherait de l’Essence du Romantisme, de l’Orphisme, ce dernier étant désigné, en son temps, par Guillaume Apollinaire dans son poème « Orphée », comme le lieu de la poésie pure, « langage lumineux » dont sans doute la Muse ferait le don au Poète lorsque, abandonnant à la terre la lourdeur de son corps, il connaîtrait la légèreté tout aérienne de ce qu’il faut bien nommer  « l’extase poétique »  Bien évidemment, loin de moi l’idée d’approcher d’un iota  cette mesure poétique éminente qui ne frappe que les esprits prédestinés à la tâche d’écrire ce qui les dépasse dont ils sont les Terrestres Messagers.

   Je ne crois pas que les Lecteurs et Lectrices puissent percevoir d’emblée cette manifestation de ces deux mouvements phénoménologiques qui, sans doute, pour la plupart, demeurent inapparents. Seuls, peut-être, émergent les visages de la répétition des thèmes, des sujets, le constant souci de faire émerger, de la Figure Féminine, une once de Beauté, le rougeoiement d’un désir, la possible réassurance narcissique de Soi à l’ombre d’une Image Maternelle, cette infinie et toujours présente matrice qui hante tout Vivant puisqu’il provient de cette sombre grotte où la lumière n’est encore qu’un faible bourgeonnement. Quoique nous fassions nous portons au front, tel un diadème les étoiles scintillantes de notre Origine.

 

Écrire n’est peut-être que ceci :

se mettre en quête de sa propre Origine.

Tout le reste n'est que pur bavardage,

inanité d’une vêture posée

sur la nudité du corps.

Être Soi, c’est être nu

sous la lumière des étoiles.

Nous provenons de la longue Nuit.

C’est le Verbe Poétique qui fait

se lever la Lumière !]

 

***

 

Que faut-il pour saturer la vision,

l’amener à sa complétude,

assurer son rayonnement ?

Que faut-il ? Faut-il l’éclat

des névés sur la Montagne ?

Faut-il le jeu du soleil

sur la plaine de la Mer ?

Faut-il les rues des villes,

leurs parcs où s’épanouissent

 les grappes blanches

de leurs floraisons ?

 Faut-il un mets délicat

 et le palais ruisselle des

plus nobles saveurs ?

Faut-il la conque où se

multiplient les notes

d’une Sonate ?

Faut-il au moins

quelque chose ou bien

le Rien conviendrait-il mieux,

lui dont le Silence, la Blancheur,

sont la réserve de toutes

les Paroles, le recueil de toutes

les Lettres, la page où s’inscriront

tous les Mots du Langage ?

Faut-il attendre patiemment

 qu’un événement ne surgisse,

 que la surprise d’une rencontre

ne déplie les pétales de son Être ?

Questionner est déjà attendre

et ménager une place à qui

voudra bien faire

 acte de présence

 et se donner à la croisée

même du Destin,

cette pierre blanche

qui brille de tous les

 feux de la promesse.

  

   Voyez-vous, Vous la Silencieuse, Vous l’Absente du geste que je pourrais proférer en votre direction, Vous la Mystérieuse qui hantez mes nuits avant même que le Songe, ne vous délivre des Ombres, ne vous dévoile à mon angoisse, elle tapisse le parcours de mon existence, des braises les plus vives, d’immarcescibles peines.  Elle allume aussi les feux d’une joie immédiate qui met longtemps à s’éteindre, des étincelles brasillent dans les ténèbres qui me disent le lieu de mes espérances les plus folles, le lieu de ce vertige qui se nomme Vivre et m’attache

 

à ce flocon dans le gris du jour,

à cette feuille d’argile,

 à ce vent qui est comme

ma respiration, la confluence

 intime de qui-je-suis.

 

   Avez-vous au moins saisi la nature des tirets-entre-les-mots, cette étonnante mesure médiatrice qui m’assemble alors que la dispersion est menace qui gire autour à la manière d’un funeste oiseau de proie ? Avez-vous perçu, moi qui suis loin de vous, l’urgence de me relier à votre image, à en habiter le centre, à m’immerger au plein de vous avec le bonheur de n’en jamais sortir ? Oui, mon Romantisme se diffuse dans le genre d’une huile à la surface de l’eau. Il fait tache, il attire l’attention comme le mouton noir au milieu du troupeau de toisons blanches. Il surprend et parfois transit Celle qui le rencontre, l’estimant une bizarrerie, un vestige du Passé, une antienne usée jusqu’à la corde.

   Plus d’Une m’a dit cette étrangeté qui m’entoure à la façon d’une aura dont je ne pourrais jamais me défaire qu’à renoncer à qui-je-suis, à teinter de marron le bleu profond de mes yeux. Voyez-vous, nul ne saurait se refaire. Il faut consentir à cheminer en Soi, parfois dans le plus mince écart, puis regagner, sans délai, la hutte de son corps, il y fait si doux, et c’est belle réassurance que d’en hanter les coursives en clair-obscur. De s’y immoler en quelque sorte puisque, ne nullement différer de Soi, c’est parfois pur bonheur, c’est parfois haute tristesse et c’est le réduit d’une geôle qui enserre votre peau, qui devient peau de chagrin.

   Mais je ne saurais davantage m’apitoyer sur mon sort qui n’est nullement enviable. Qui, aujourd’hui, voudrait se vêtir du linceul d’une vie triste, écrire d’illisibles Poèmes, se couler dans le flux d’une Folie, voulant imiter le très célèbre Gérard de Nerval, n’en pénétrant au mieux que les haillons flottant « au vent mauvais » d’un Gérard Labrunie, autrement dit d’un homme ordinaire que son génie ne protège nullement des morsures du temps, bien plutôt en accroit le furieux abîme. Et, tout au bout, c’est la souveraine Mort qui grimace et vous entraîne dans les sombres catacombes d’un terrible pandémonium.

   Oui, j’en suis conscient, la plainte s’écoule de moi comme les gouttes chargées de calcaire résonnent dans le vide des espaces souterrains, dans ces grottes méticuleuses qui en amplifient le bruit, on n’entend plus que cela, ce refrain mortifère qui vous ronge tel un acide. Il y a beaucoup de ruine dans ce que j’écris là et nul Lecteur ne poursuivra sa découverte au-delà qu’au risque de se perdre lui-même. Mais, au juste, Quelqu’un sur cette Terre s’est-il jamais exonéré de chuter de Charybde en Scylla, de briller à l’adret puis de plonger dans la nuit de l’ubac en moins de temps qu’il n’en faut pour en énoncer l’étourdissante, l’incontournable aporie ? Que faut-il faire pour être en paix avec soi ? Se poster tout en haut de sa grotte, tel Zarathoustra, et clamer aux oreilles du Monde entier, cette supplique dont on penserait qu’elle pourrait nous sauver :

 

« Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse,

comme l’abeille qui a amassé trop de miel.

J’ai besoin de mains qui se tendent. »

  

   Mais qui donc pourrait faire l’économie de cette main tendue, comme s’il s’agissait de sa propre main partie cueillir quelque pollen, en ramenant le miel de l’Autre, cette provende sans laquelle, ni aucune chose n’existerait hors de Soi, ni le monde n’existerait, pas plus que nous n’existerions et l’admirable Solitude, celle dont nous flattions quotidiennement le col, cette Solitude  signerait notre perte et nos mains s’agiteraient dans le vide sans que rien, jamais, n’en vienne frôler l’inutile présence.

 

Un Néant se révélant à

 même l’écho d’un autre Néant

   

   Mais voici qu’il devient urgent que je dise à votre propos, que je fasse se lever de l’absurde cette possible esquisse, que je donne forme et matière à Celle-que-vous-êtes, pleine et entière, pareille à ces jarres antiques vernissées, gonflées, dilatées de l’huile généreuse dont elles sont le contenant. A seulement les regarder on est au plus haut de Soi et l’espoir se lève de toute cette indétermination qui nous entoure et nous dépossède du plaisir subtil d’être-au-Monde, d’en savourer les cruelles délices. Certes, j’énonce ici un paradoxe qui dit, une fois le ravissement, une fois son opposé, don d’une main qu’aussitôt, l’autre retire. Mais ceci n’a rien d’étrange au motif qu’à chaque instant qui passe, nous naissons et mourrons à la fois à qui-nous-sommes et que rien ni personne ne pourra inverser cette logique existentielle. Alors, que faire devant cette massive vérité ? La dissimuler ? La hisser tout en avant de Soi à la manière d’une oriflamme ? Le mieux, ne rien faire et laisser le temps accomplir l’acte qui, depuis longtemps, lui est dévolu comme son essence même. Ainsi serons-nous en paix relative, inconscient des fourches caudines sous lesquelles nous plions, la tête basse et la vue embuée de courts plaisirs, de satisfactions situées juste à l’horizon de nos yeux.

  

Comment vous dire autrement

qu’en mots,

 en phrases ?

Les mots vous tiendront

 lieu de corps.

Le Langage vous tiendra

lieu d’Image.

L’eau est grise, calme,

pareille à une tristesse

 qui n’aurait nullement trouvé

encore le rythme de sa venue,

simple brume au large de la vue.

L’eau est votre matière,

la densité par laquelle

vous venez à la vie.

L’eau vous féconde que

vous fécondez à votre tour.

Votre chair ou plutôt votre

peau est cette onde claire qui joue

 avec cette onde qui vous porte

et vous accueille tel le prodige

que vous figurez à mes yeux,

aux yeux des Absents aussi,

aux yeux du Monde aussi.

Car nul besoin de vous voir

pour tresser quelque

gloire à votre front.

Vous êtes à vous-même

le soleil et la joie,

vous êtes à vous-même

cette lustration qui vous porte

au seuil du jour, vous installe

dans l’heure native, vous fait être

ce Rare dont, nous les Humains,

nous exceptons

 bien trop souvent.

 

L’eau est grise, calme

que votre corps

multiplie à l’infini.

 L’eau est grise, calme,

 elle est le miroir dans lequel vous

 vous reflétez au point de vous

confondre avec le flux,

avec les gouttes,

avec le fin brouillard des choses.

Vous êtes un Dessin né de l’eau.

Vous êtes Sculpture née de l’eau.

Vous êtes pure faveur née de l’eau.

 

   Et que mon insistance ne vous surprenne guère, je suis identique à l’obsession d’une Pénélope qui retisse le jour ce qu’elle a détissé la nuit. Dans le corridor de mon esprit s’agite une navette perpétuelle dont j’aime à penser que c’est votre main qui imprime son mouvement et, parfois, au plein de mes nuits fiévreuses, c’est comme le geste d’amour qui vient poser, sur la dalle lisse de mon front, les lauriers d’une immédiate félicité. Voyez combien l’imaginaire est chose précieuse. Vous existez quelque part, en cette Mer Inconnue, le galbe de votre corps tout en douces ondulations, la lumière lente de votre peau, la fugue que vous êtes dans cette clarté d’aube, tout vient à moi dans le projet d’une évidente plénitude. Vous êtes, à votre corps défendant, réelle plus que réelle, surréelle si je puis dire, semblable au roc de granit qui regarde l’éternité de son œil fixe, exact que rien ne saurait entamer.

   L’eau est grise, calme, vous en êtes l’esprit même, vous en êtes la Déesse à laquelle, jamais, je ne cesserai de faire le don de-qui-je-suis, comme si ce simple geste me portait en vous et m’y laissait jusqu’à la fin des temps,

 

impérissable Poésie

qui se lèverait de vous,

de l’eau, de votre chair

que j’imagine nacrée,

de votre peau que

je sais précieuse,

 l’évoquer est déjà l’effleurer

et, en quelque manière,

en prendre possession sur

le mode de la légèreté.

 

   Mais, un jour, à une certaine heure, peut-être au centre d’une giboulée de neige ou bien dans le chaud rayonnement de l’été, il faut bien accepter de se distraire de cela même qui vous fascine et replonger dans le cours de ce quotidien qui vous fait incliner la tête vers le sol de terre et de poussière. Aussi, n’en dirais-je plus sur vous, confiant au silence le soin de vous protéger, de vous disposer dans le pli de ma mémoire, telle une fleur dont je déplierai doucement la corolle, ne désespérant nullement d’y trouver le chiffre d’une souveraine beauté.

 

L’eau est grise, calme,

vous en êtes l’esprit même

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5 février 2023 7 05 /02 /février /2023 09:54
Face à Face

« Histoire brève »

 

Barbara Kroll

 

***

 

[Mon écriture : une histoire toujours à recommencer

 

Exister, c’est toujours exister la même histoire

Aimer, c’est toujours aimer une unique Amante

Écrire, c’est toujours écrire les mêmes mots

 

   Ma postulation est-elle au moins exacte, fondée en vérité ? Ou bien est-elle, au contraire, pure fantaisie ? Nombreux Ceux, Celles qui se ruent avec délice sur la première expérience venue, en épuisent le sujet et meureut à eux, à elles, afin que, rénovés, ressourcés, ils puissent expérimenter à nouveau, mais sous d’autres latitudes, sous d’autres horizons, privilégiant la surprise, le changement, l’innovation, la fraicheur, enfin tout ce qui présente visage inconnu et sature jusqu’à l’excès leur désir d’emplissement de Soi. Toujours une nouvelle épiphanie, toujours un nouveau continent qu’ils n’auront de cesse de défricher jusqu’à la prochaine et excitante exploration. Question de tempérament sans doute, question de ressenti, de vitesse de Soi par rapport au rythme du Monde. Car à vouloir posséder le tout du Monde, l’altérité en son visage pluriforme, on ne parvient qu’à dessiner le cadre d’une utopie, on s’oublie soi-même, on s’annule en quelque sorte à même la multiplicité, la dispersion, à même une scintillation qui nous conduit bien plutôt à la cécité qu’à l’exercice de la lucidité.

   Notre Monde contemporain est trop pressé, trop fasciné par les fragments polychromes d’un kaléidoscope fou. Le très bel Écrivain qu’est Milan Kundera, faisant « L’éloge de la lenteur » dans le roman-essai éponyme, ne trace-t-il la voie d’une certaine sagesse qui se donne sur le mode de la retenue, du silence, d’un recueil en Soi, d’une nécessaire modestie qui, faisant le choix de tracer toujours le même chemin, nous invitent à la profondeur, à l’intime exploration de Soi (cette joie sans pareille), rejetant l’éparpillement qui, correctement analysé, n’est que le symptôme d’une fuite éperdue devant le tragique de notre Finitude. Une citation, extraite de son livre, situera la mesure exacte d’un mérite qui, aujourd’hui, se trouve enseveli sous les strates d’intérêts multiples, de rituels nombreux, pléthoriques dont notre civilisation est le miroir, mais un miroir sans tain qui ne parvient plus à refléter sa propre image. Sous sa phrase :

 

« la discrétion qui, de toutes les vertus, est la vertu suprême »,

 

   entendons l’écho d’une manière d’exister qui, loin de s’abreuver à mille sources, n’en privilégie qu’une seule, préférant une eau pure et simple à une boisson frelatée au motif que les mille usages que l’on en fait lui ôtent l’essence dont elle bénéficiait originellement. Bien plutôt que de s’éparpiller dans la fascination de mille sillons, en tracer un seul et l’approfondir afin qu’une vérité se révélant, celle-ci pût nous convoquer aux purs délices d’un creusement de Soi, du Monde, de l’Autre. Sans doute existe-t-il une ivresse de l’éparpillement, de l’éclat scintillant, de la multitude. Sans doute existe-t-il une profonde joie à tracer son propre sillon dans l’Unique, à en parcourir mille fois la glèbe lisse, lumineuse, à faire fructifier le grain que nous logeons en son sein, la belle moisson est au bout qui nous dit le lieu intime de notre être. Bien plutôt dans le sobre de l’unité que dans l’excès de l’éparpillement.

   Mais ici, il convient de reprendre le titre de ce paragraphe : « Mon écriture : une histoire toujours à recommencer ». Oui, je crois profondément que nous, Hommes, Femmes, ne faisons que tracer inlassablement la même ornière, tout comme notre respiration, notre alimentation réitèrent leur trajet physiologique.  Toujours nous enfonçons le coutre de notre conscience dans le derme têtu du réel, tâchant d’en extraire, sinon une vérité définitive, du moins quelque nourriture pour le corps et l’esprit, du moins quelque certitude qui rougeoiera tout au bout de notre vision, qui sera un fanal brasillant à l’extrémité du tunnel ténébreux dont, parfois, souvent, notre existence est le cruel symbole. Car avancer sur le chemin de l’exister, bien loin de s’émietter sur mille voies multiples, nécessite, je crois, la manifestation d’un unique Orient selon lequel diriger l’hésitation de nos pas.

   Ceux, Celles qui parcourent les lignes de mon écriture y retrouveront, dans le silence de la glaise, le plus souvent, d’identiques ferments. Des thèmes y reviennent. Des obsessions s’y déploient. Des manies s’y illustrent. Car l’écriture, si elle possède bien quelques vertus a ceci de précieux, qu’elle trace la voie de notre Être, pose, au hasard des chemins, mille cailloux blancs qui disent notre aventure, si peu étrangère aux  pas que fait, dans l’exister, le Petit Poucet. Par définition, nous sommes des êtres de la multitude, du morcellement, aussi cherchons-nous la voie qui nous recentrerait sur une unique tâche, nous connaître nous-même en tant que possible unité.

   Alors, que faire d’autre, pour rassembler les tessons épars de la poterie que, métaphoriquement, nous sommes, si ce n’est de s’abreuver continûment à la même source, de manière à ce que notre être, enfin rassemblé, puisse connaître sa propre logique interne et progresser sur un unique chemin. J’ai la conscience aiguë, mais nullement désespérée cependant, que mon écriture, pareille à une eau de pluie, ruisselle toujours dans les mêmes gorges étroites, s’épuise à poursuive d’identiques chemins de poussière. Qu’en reste-t-il au final, si ce n'est une résurgence, ici et là, au hasard des consciences qui s’y arrêtent un instant, y papillonnent, y butinent, ici et là, une phrase, un mot, puis volent vers d’autres nectars, les sources auxquelles s’abreuver sont tellement multiples, tellement chatoyantes. Nul ne s’arrête jamais longtemps sur une provende, il y a profusion et La Vie bat la chamade qui n’aime ni les haltes, ni les visions trop prolongées, l’aiguillon est là qui fore la chair et demande son dû d’autres nourritures terrestres, il y a tant de fruits à cueillir à portée de la main, à portée de l’acuité du désir.

   Aussi, tout Lecteur, toute Lectrice qui s’aventureront dans la lecture du texte qui suit, fouleront certainement des terres connues, reconnaîtront des paysages déjà rencontrés, peut-être des êtres familiers. Pour ce qui est de la tâche d’écrire, laquelle est de nature quasiment obsessionnelle, le soc fouille et retourne constamment la même glaise, parfois selon des images qui ne se renouvellent qu’à évoquer d’identiques sources. Une même eau de fontaine coule à laquelle s’abreuve Celui, Celle qui consentant à la tâche de lire. Oui, car lire est une tâche, une épreuve et c’est bien en raison de ce motif que la plupart des textes disparaissent sous les images qui les annoncent puisqu’en notre contemporaine « culture », nul écrit ne saurait s’exonérer du « spectacle » qui le porte et le justifie, ce dont les Réseaux Sociaux sont friands à l’excès. L’image se donne comme la pointe avancé de la création, le texte ne venant à sa suite qu’à titre de décoration. Aussi le Langage, le sublime Langage est-il en grand danger de ne plus reconnaître, dans le visage qu'il tend au Monde, que l’artefact déformé de son essence, donc un produit consommable et jetable comme tout autre objet de consommation.

   Bien évidemment cette vision étroite du Langage, en pervertit la fonction, en travestit la nature même qui est du ressort de l’Être, nullement d’un produit qui trouverait, ici et là, au hasard des événements, les lois de sa manifestation, à savoir la réification d’une Idée, la cristallisation de ce qui ne saurait l’être, les motifs de la pensée ne pouvant jamais se réduire à l’objet qui en tiendrait lieu. Mais qu’attribuer en tant que prédicat à l’Écriture dans ce monde foisonnant qui défait chaque jour ce que le jour précédant avait élevé au mérite d’une vérité ? Les choses de la Pensée, de l’Art, de la Raison semblent n’avoir plus de centre et volent ici et là, tels des phalènes fous de n’être point reconnus. Paraphrasant le mot de Martin Heidegger, substituant au mot « Pensée » placé à l’initiale de la phrase, lui substituant le mot « Écrire », ne conviendrait-il pas de dire :

 

« Écrire, c'est se limiter

à une unique idée,

qui un jour demeurera comme

une étoile au ciel du monde. »

 

*

 

[De l’Écriture et d’elle seule,

 dépouillée de tous ses colifichets

libre de toute image

qui en soustrait le sens

bien plutôt que d’en augmenter

la ressource.]

 

*

 

Sur l’image de Barbara Kroll,

 s’il faut, parfois, céder aux Sirènes

des Réseaux Sociaux,

là où la fonction iconique

supplante le Langage

et en tient lieu le plus souvent.

Une « révolution Copernicienne »

dont sans doute il convient de penser

 qu’un pan entier de la Culture

s’effondre sous nos yeux,

tel un attristant « Château de cartes »

dont, bientôt, il ne subsistera plus

que des cendres. si cependant

une « renaissance »

est encore possible.

Quel  Phénix en renaîtra

en notre siècle

préoccupé bien plus

de Matière que d’Esprit ?

Ceci, cette « braderie

du Langage »

au profit de ce qui

n’est nul Langage,

qui en atténue le sens,

en pervertit la forme.

 Il faudrait le graver

en lettres de feu

à la cimaise du Monde

sur l’écorce des arbres

sur la peau encore disponible

des Enfants

eux qui tiennent l’avenir

au plein de leur Conscience

de leur CONSCIENCE :

 

Le Langage est une exception

Le lieu de la manifestation

D’une Pure Essence

Ou bien il n’est

RIEN

 

*

 

(Donc à partir de l’Image,

Non en tant qu’Image, seulement

Comme motif prétexte à écriture

Nullement en tant que fondement

Le Langage est à lui-même

Son seul et unique fondement.)

*

 

Que faut-il pour arriver à l’Être ?

Il faut une grande pièce blanche.

Mais blanche d’une pure Blancheur.

Aucune trace n’y doit être visible.

Une manière de Zone Boréale

 qui vivrait en Soi,

uniquement en Soi.

Pièce semblable

 à la cellule du Moine.

Rien n’y arrive qu’atténué.

Rien ne s’y montre qu’à l’aune

d’une mince persistance.

Rien n’y fait signe

qu’à s’absenter de Soi.

 Au travers de l’étroit guichet

 de la fenêtre (plutôt une meurtrière)

le tremblement inaperçu de fins bouleaux.

Ils se dissolvent dans la rigueur du blanc frimas.

La Grande Bâtisse est une falaise de craie.

Rien ne s’y imprime que la fuite du vent,

la course libre de la lumière.

On est au centre de la

minuscule pièce,

 immergé dans sa propre chair.

On est dans l’étroitesse du jour.

On est dans le pli immatériel de l’heure.

On est dans la faille intime de Soi.

On respire à peine, deux fuseaux blancs

partent de Soi, retournent à Soi.

Le sang est alangui, il dort

dans ses stases blanches.

 Les nerfs sont de fines

nervures blanches

Les ongles, dessin de

simples lunules blanches.

Tout est BLANC

qui dit le retrait

en son originelle nudité.

 On est assis sur une

simple planche de bois.

On est assis en Soi,

dans la position

native de l’œuf,

dans l’allure à peine tracée

d’une étroite matrice,

 on est Naissance

avant la Naissance.

On est venue à Soi

 dans une longue attente.

On est Soi hors-de-Soi,

dans l’attente d’Être.

D’Être au jour, à l’instant,

à la dérive

inaperçue du Temps.

On est le temps

du Sablier, écoulement blanc

 dans la gorge étroite de la seconde.

Que faut-il pour

arriver à l’Être ?

Il faut se maintenir sur

la lisière blanche du Néant.

Il faut longer les voiles blanches

du Langage avant qu’il ne s’élève.

Il faut se fondre dans

l’écume du Silence.

Il faut s’annuler et renoncer

à la tyrannie des Idées.

Il faut ne rien vouloir d’autre

 que ce frémissement

d’aube sur la rive blanche du lac.

 

Les Mots, les divins

Mots se taisent,

se dissimulent quelque part

dans l’étrave du corps.

 Leurs museaux fouissent

 la chair et la chair

se rebelle de ne pouvoir

 les porter au jour,

de ne pouvoir les

 métamorphoser

en feu de Bengale.

 On appuie sur le

corps des Mots,

on les flatte à l’encolure,

on les retient de piaffer,

de caracoler, de ruer dans

l’espace libre des agoras.

 On les enveloppe

 de sa ouate de chair,

on les tient à

distance du Monde.

Arriver à l’Être,

 c’est arriver au Langage.

Dans le retirement

même de son corps

 on écrit le sublime postulat :

 

ÊTRE = LANGAGE

LANGAGE = ÊTRE

 

En une mystérieuse formule

 en forme de chiasme

qui dit le Tout de ce que

nous pouvons Être,

il ne saurait y avoir

d’autre Vérité.

On est là, sur

 le banc de bois,

dans la pure

immobilité,

on est attente

d’une Venue,

d’une Parution.

Parution de Soi

 dans le poudroiement,

le nectar des Mots,

l’éblouissement

des Mots.

 

   Qui n’a jamais éprouvé l’impatience des Mots à se manifester, ce prurit qui ronge tel un acide, n’a rien vécu de l’urgence du Langage, ce pur motif qui nous façonne du-dedans et nous dit le Lieu même de notre présence parmi les Mers, les Plaines, les Déserts de vaste amplitude. Nous qui avons oublié la terre de notre provenance, nous ne sommes que des Êtres de blancheur qui naissent à eux-mêmes dans l’étonnement du paraître. Le blanc est comme traversé d’infimes mouvements, des manières d’invisibles points, de tirets, de parenthèses qui s’illustrent, au plus profond, de quelque chose qui pourrait ressembler à l’initiale d’un sourire sur les lèvres d’un Enfant se surprenant à vivre.

 

C’est ceci même l’Être,

l’impatience sereine de figurer

en quelque endroit

de pure faveur,

 d’y lire, comme sur la

face brillante du lac,

le reflet de la pure lumière,

d’y surprendre le vol

libre de l’Oiseau,

les étincelles du Soleil,

l’empreinte d’une brume

sur la dentelle du jour.

L’Être, c’est de

 nature invisible,

c’est caché au plus

 profond de nous,

cela fait son doux chant,

 un à peine ébruitement,

cela vit de Soi,

cela se sustente de solitude,

cela s’abreuve à la source

la plus limpide,

 cela brasille mais dans

la plus haute discrétion.

 

Ce sont les Mots,

les sublimes Mots

qui traduisent le mieux l’Être,

le portent à la manifestation,

étrange parousie de l’invisible

qui, un instant, s’éclaire,

puis retourne

à la blancheur

qui est leur fondement,

la matière dont ils tissent

les contours de leur présence.

 

Je dis « Vent » et je

donne acte au Vent

 qui fait son doux zéphir puis,

se retire en Soi au plus mystérieux

de son arachnéenne substance.

Å l’Être, au Mot,

il faut cette enveloppe,

cette peau qui les abritent

des trop vives lumières,

des gestes désordonnés,

des syncopes d’un Monde

trop occupé de Soi,

d’un Monde trop installé dans

 les manigances de tous ordres.

Les Mots, l’Être,

sitôt évoqués,

il faut les inviter

 à regagner sans délai

l’écrin de silence

dont, un instant,

ils se sont distraits

pour dire aux Hommes

la beauté que le plus

souvent ils ignorent,

la douceur de la pêche,

la profondeur d’un regard,

le velouté des lèvres

de l’Amante.

 

Oui, Mots, Être sont

des actes d’Amour

et c’est pour ce motif

qu’il faut prendre

 garde à ne pas les ignorer,

à assurer les conditions mêmes

de leur rayonnement,

 du merveilleux

déploiement du réel

qu’ils permettent.

Sans EUX, rien ne serait dit

des merveilles du Monde.

Sans Eux, rien n’arriverait

entre les Existants.

Sans Eux, rien

ne ferait signe

qu’une longue

et infinie désolation.

 

Que faut-il pour arriver à l’Être ?

Il faut une grande pièce blanche.

Mais blanche d’une pure Blancheur.

Aucune trace n’y doit être visible. 

On est là sur la traverse de bois,

bras croisés en signe

de recueillement.

Face à Soi dans le blanc

réduit monastique,

un fauteuil que n’habite

nulle présence.

Face à l’Être,

face aux Mots,

face à Soi.

La ronde est infinie,

la giration est belle

qui convoque,

tour à tour,

dans la justesse

du Silence,

l’Être,

le Mot,

le Soi.

 

 

 

 

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3 février 2023 5 03 /02 /février /2023 08:37

   [Écrire, tantôt l’Ombre, tantôt la Lumière

 

   Parfois l’on se lève, les pensées mobiles, l’esprit alerte disposé à l’accueil de ce qui va venir. Le ciel est lumineux, infiniment tendu d’un horizon à l’autre, les bruits sont cristallins, pareils à une pluie libre s’égouttant sur le bord du Monde. Tout va de soi dans le pli du naturel, tout s’inscrit à merveille dans les lois de la logique, tout trouve sa place sans qu’il soit besoin d’en montrer le lieu. Les rouages, bien huilés, s’enchaînent avec harmonie sans même faire entendre leurs cliquetis. Le feraient-ils, ils nous raviraient, car il en est ainsi des Matins de Claire Lumière, ils sont une ambroisie dont chaque goutte est un ravissement, un exhaussement au plus haut de Soi. La crète des montagnes brille à la façon d’un acier poli. Les oiseaux sillonnent le ciel avec facilité et désinvolture. Les arbres en fleur distillent leur écume blanche à qui veut bien s’en saisir, orner sa boutonnière d’une once de joie. On gazouille aux terrasses des cafés. Les Hommes ont des chemises blanches ouvertes sur des torses puissants. Les Femmes sont des jambes de soie et leurs jupes sont de minces nuées. Dans les cours des écoles, les troupes d’enfants joyeux s’égaillent dans un jeu de marelle qui les conduit au Paradis, là où leurs rêves se déplient à la manière des pochettes-surprises. Le soleil est au plus haut et les visages sont hâlés qui profèrent en mode de félicité. On parcourt les larges avenues des villes avec légèreté. On écoute la musique qui s’échappe des fenêtres grand ouvertes. Ne le connaissant nullement, on aime le Quidam croisé au hasard de ses pas. Ses propres limites se sont dissoutes dans le matinal qui paraît s’ouvrir sur l’infini.

   Parfois l’aube est teintée de gris et le regard bute sur ce qui devrait être visible et se dissimule dans la touffeur des arbres, glisse sous les vagues de bitume noir. On avance sur le trottoir de ciment et de poussière. On avance avec le pas lourd et hésitant de Ceux dont le destin bifurque à chaque instant, ne sachant quelle voie emprunter, quel chemin prendre, tout se fond identiquement dans une même glu, tout ne fait signe qu’à être immédiatement gommé. Dans le Village Blanc au bord de la mer, nul bruit ne s’élève qui dirait la vie. Le Grand Café est vide et ses verrières sont des yeux glauques, des surfaces qui réfléchissent le vide de l’heure. Parfois, pareilles aux effusions glacées de la Tramontane, de noires Silhouettes traversent rapidement la place, gravissent avec peine les lourdes plaques de schiste, bientôt effacées par le porche d’ombre et alors, plus rien ne subsiste que cette mortelle angoisse, que ce sulfureux ennui qui suintent des pores des murs avec des convulsions de résine blanche. On avance mais dans le mode du sur-place, de ses pieds on foule un éternel présent, on renvoie le passé aux oubliettes, on biffe toute possibilité d’avenir. La Traversée que l’on aurait pu faire, le voyage dans le Vaste Monde n’est plus qu’une Traversée de Soi à Soi, qu’un piétinement dans l’étroite geôle dont notre existence nous fait le don, tout s’étrécit soudain à la taille des confettis de Carnaval, un Carnaval si triste que sa fin et son début coïncident étrangement. Ceci se dit en Matin de Sombre Venue.

   Ici donc s’enchaînent, Matins de Claire Lumière et Matins de Sombre Venue, comme si un ténébreux adagio succédait aux notes claires et cuivrées d’une cavatine. Ce que je nomme, dans le texte ci-après « Traversée » (qui est aussi le nom de la Mystérieuse qui y inscrit ses pas), c’est bien l’épreuve existentielle qui, de la Cavatine à l’Adagio, puis de l’Adagio à la Cavatine, nous fait penser à des temporalités aux registres opposés, ce que le Philosophe Allemand nomme du beau nom de « Stimmung », cette manière singulière d’être-au-monde, ce Ton Fondamental qui est le nôtre, qui nous définit et trace les limites de nos propres frontières. Si l’épreuve de la Stimmung est particulière, intime, déterminée au plus près du Sujet qui en est affecté, cependant son continuel bourgeonnement est d’essence universelle au motif que nul Existant ne saurait se distraire de cette nature foncièrement humaine dont l’aventure la plus fréquente consiste à cheminer par monts et par vaux, à s’élever au plus haut et au plus clair, puis, dans l’instant qui suit, de connaître les affres de l’abîme, de chevaucher de Charybde en Scylla, de pousser, tout en haut de la Montagne, la pierre de Sisyphe qui n’a de cesse de rejoindre l’abime qui, par nature, lui est destiné.

   Ainsi, à la manière d’un diapason un peu fou qui vibrerait une fois dans le Haut d’une éclatante Félicité, une fois dans le Bas, dans une mutilante Affliction, Traversée en son cheminement connaît, successivement, aussi bien « la ligne lumineuse d’une allégie », aussi bien « la lourdeur de la terre, le creusement du sillon en son noir humus, la force incoercible du roc du Destin ». Ainsi se dessine sous nos yeux, au travers de Matins Lumineux, de Matins Sombres, la « Carte de Tendre » de nos errements les plus étonnants, manière de « Jeu de l’Oie », lequel, de villes en rivières, de rivières en mers, de mers en lacs, ferait de notre parcours sur Terre, la plus capricieuse des Traversées, la plus périlleuse, mais aussi la plus belle qui soit. Nous sommes des êtres en chemin.]

 

*

 

Sur Traversée :

  

 

Elle, dont la silhouette

est à peine visible

sur la courbe du Monde,

Elle discrète au plus haut point,

elle l’eau limpide de la Source,

elle l’Inapparente dont le

corps ressemble

 à une simple risée de vent,

elle ne s’appartient guère,

elle diffère de soi, si bien que sa

 forme pourrait se dédoubler,

se multiplier, image reflétée

dans des milliers de miroirs,

juste remuement à la

surface des choses,

poudre légère qu’un vent soulèverait,

brume montant de la surface unie de la mer.

Elle que, sans délai,

 nous nommerons Traversée,

elle qui toujours nous sera distante,

elle en son infini glissement,

nous voulons la faire nôtre

et la loger en notre intime à la

façon d’une pensée secrète,

du rougeoiement d’un sentiment,

de la soie d’une caresse.

 

Savez-vous combien

ces Êtres de vapeur

et de frimas sont attachants ?

Les apercevoir au loin,

tout contre l’épaule du nuage

est déjà pur prodige et nous tendons

 nos bras dans le geste du saisissement,

sachant en notre for intérieur

que nous n’en connaîtrons

que la fuite à jamais,

la brillante lisière

 posée sur la frange de l’horizon.

Nous voudrions, qu’en un point

de notre regard, au foyer désirant

de qui-nous-sommes,

s’inscrivissent pour l’éternité

 cette manière d’Elfe gracieux,

cet Ange tout droit venu du ciel,

 Ce Chérubin, toute une

 Procession Céleste

qui nous dirait la

lourdeur de la terre,

le creusement du sillon

en son noir humus,

la force incoercible

du roc de notre Destin.

 

Ce que nous souhaiterions,

au plus vif de notre chair,

que Traversée y traçât la ligne

lumineuse d’une allégie

au motif de laquelle,

ôtés à nous-même,

nous flotterions

entre deux eaux,

celles des abysses

 lestés de Tragique,

celles de surface telle un

ondoiement de Bonheur.

Mais qui donc n’a jamais rêvé

de voler au plus haut de l’air,

de se confondre avec le

sûr trajet de l’hirondelle,

avec l’assurance de l’aigle à régner

sur toute cette mesure d’invisible,

à être le Maître que nul

autre n’oserait tutoyer,

sa royauté est hors de toute limite.

 Car, oui, nous avons besoin, tout à la fois,

de cultiver les certitudes terrestres,

d’éprouver le doute céleste,

celui-là même qui, nous arrachant

à qui-nous-sommes,

nous portant hors nos propres limites,

nous apprendrait à percevoir

cette texture d’Infini qui nous habite,

dont cependant,

l’origine est si cachée,

si énigmatique,

que nous n’en ressentons parfois,

dans le jaillissement de l’instant,

que le vif et altier aiguillon,

il est déjà loin et nous sommes

orphelins de qui il a été,

que nous aurions pu rejoindre,

 abandonnant notre peau

sur le sol de poussière,

rapide exuvie qui nous eût

métamorphosé

en cette Idée qui

parfois nous obsède

et nous conduit sur le bord

vertigineux d’une angoisse :

être Soi et Non-Soi,

être l’Existence même et

Le Néant qui en est

le brillant contretype.

Nous croyons que le SENS

est dans l’intervalle,

dans la subtile jonglerie

entre ÊTRE et NON-ÊTRE,

 dans cette jointure,

cette étonnante liaison

qui un jour se donne

en tant que Parole,

 au autre jour

en tant que Silence.

   Mais rien ne sert de tirer des plans sur la comète tant que nous n’aurons pas touché du bout du doigt, de l’extrémité de l’âme, cette Évanescence de Traversée, tant que nous serons éloigné de son Essence. Oh, bien sûr, il ne s’agira que d’une approche, c’est la loi de tout Exister que de ne pas se confondre avec ce qui nous détermine en tant qu’Essence. Mais, c’est pareil à une touche à fleurets mouchetés dans l’art de l’escrime, passer au plus près d’une ultime signification sans risquer le naufrage dans le feu qui nous est tendu comme le plus grand péril. Car, oui, il y a péril à tenter de connaître ce qui est inconnaissable qui, certes, nous invite, nous fascine et nous conduit à la lisière de notre propre faille.

 

Ce qui habite le centre même

de notre interrogation,

ce qui habille nos nuits

de songes blancs,

ce qui sème nos jours de brusques

mais inquiétantes illuminations :

notre sentiment de dépossession.

 

Nous nous appartenons

sur le mode

du fragment,

de la division,

de l’éparpillement et

notre point d’équilibre

n’est qu’éternelle oscillation,

flottement ici et là,

comme si notre peau était

une voile tendue que le Noroit

 ferait se gonfler d’une sourde violence.

 

 

En réalité, Traversée

ne s’appartient pas,

elle est constamment

dans la posture paradoxale

de répondre au désir du Monde,

puis de s’en affranchir.

Tantôt elle est immergée en elle

au point de ne plus voir

que son propre horizon,

puis elle sort de qui-elle-est,

traversée du rythme léger des étoiles,

 traversée des houles et des vents,

 traversée du sillage des comètes,

des marées solaires,

des lueurs vertes des aurores boréales,

traversée des arcs souples des barkhanes,

traversée de l’eau limpide des rizières,

traversée des herbes jaunes des steppes.

 

Traversée est tout ceci à la fois,

un tropique, un méridien,

de hautes latitudes,

de profonds abysses,

puis, parfois, PLUS RIEN,

une perte au large de Soi,

une musique ancienne,

 une fugue qui s’éteint

dans les plis du silence.

Elle est Elle et

Non-Elle à la fois.

 Nous regardons Traversée,

sa transparence de cristal,

 son tissage de fin coutil,

son éphémère buée et,

ce que nous voudrions,

depuis que le Monde est nôtre

Être Nous, être l’Autre

Être qui-nous-sommes,

être Traversée en Soi

Être Présence, être Absence

Être Plénitude, être Vacuité

Être Recueillement,

être Dispersion

 

Ce que nous voudrions être

Le Mot et l’Intervalle

entre les mots

Le Mot nous rassure

L’Intervalle nous transit

La Parole nous fait tenir debout

Le Silence nous terrasse

 

Traversée qui est-elle, elle qui

nous met au défi de la comprendre ?

Traversée est l’Intervalle entre les Mots

Traversée n’est plus et déjà

est au-delà de toute saisie

Traversée est le mouvement

qui tisse le Temps

Elle est constant

aller-retour de navette

 

Traversée est l’espace plein

Entre L’Amant et l’Amante

L’espace discret

entre la Nuit et le Jour

L’espace indicible

entre la Vie et la Mort

 

Traversée est cette puissance

 qui nous fait aller de l’avant

elle est cette halte qui nous maintient

longuement au-dessus des choses

dans leur inquiétant suspens

Traversée c’est Nous,

c’est l’au-delà de Nous

Traversée est cet innommé

que nous hélons depuis

la nuit qui parfois,

 qui toujours

nous étreint.

Y a-t-il une lumière

quelque part

dans notre étrange Traversée ?

Parfois le corridor est si sombre

comme si les étoiles

éteintes l’une après l’autre

avaient écrit dans le Ciel

le Silence de leur propre désarroi.

Et le nôtre qui n’en est que le reflet

un écho se meurt qui ne dit son nom

 

 

 

 

  

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