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14 septembre 2023 4 14 /09 /septembre /2023 08:32
L’œuvre : effusion de l’Artiste hors de Soi

Peinture mixte Autoportrait

Lea Ciari

 

***

 

      Au début, il faut partir de deux réalités convergentes, comme si, de l’Artiste à l’Oeuvre, il y avait homologie, coexistence en une unique valeur, coïncidence de la forme et du fond. En quelque manière, et ceci vaudra aussi pour la pâte colorée posée sur la palette, le corps de l’Artiste est opaque, pareil à une glaise lourde, à une substance de lointaine venue, peut-être de quelque magma originel, de quelque limon aux contours flous, au contenu indéterminé. Une sorte de chaos initial, de vocabulaire informulé, de sémantique encore dans les limbes. Ceci qui affecte en son entier la chair de l’Artiste, nul n’aura de mal à le transposer, par la médiation de son imaginaire, à ces petits cônes de Blanc de Titane, de Terre de Sienne, de Bleu Aigue-Marine. Toujours la réalité est aisément comprise qui vise la matière en sa position la plus inerte.

   Par opposition, la réification pleine et entière d’un corps humain est toujours un souci, une lourde mise à l’épreuve. Car chacun a bien conscience que la Personne Humaine, en sa plénière condition, transgresse naturellement ces limites étroites pour déboucher dans le site rayonnant de l’Esprit, dans le domaine immense de l’Âme. Certes il en est bien ainsi mais, pour les besoins de la démonstration, injonction nous est adressée de partir d’un isomorphisme de Celle-qui-œuvre et de ce-qui-est-œuvré afin que nul hiatus n’entravant le travail de notre pensée, un genre d’évidence puisse surgir de la confrontation de ces deux entités.

    Donc deux formes vaguement informulées en vis-à-vis. Nul dialogue qui se pourrait évoquer selon le rythme et l’intonation d’une Parole, selon la majesté d’un Verbe, la pure dimension d’un Logos. Non, affrontement seulement de deux factualités sourdes et aveugles, motifs que n’anime nulle arabesque, figures sans visage, épiphanies gommées en attente de leur être propre. Les premières touches posées sur la plaine blanche et silencieuses de la toile sont comme deux clameurs, deux déchirures de l’anatomie de l’Artiste, peut-être des projections de lymphe, des ruissellements de larmes, des coagulations de sang. Rien que de l’anatomo-physiologique, rien que du nerf et de l’os, rien que de l’aponévrose et du ligament. Nécessairement, la source est ceci qui fait signe, douloureusement, en direction de l’Écorché des salles d’anatomie. Une mise à nu qui est aussi mise à mort, dépouillement, éviscération jusqu’à ne plus être qu’un souffle rauque, une respiration à la peine, un battement de cardia, une oscillation neuronale. Car, si l’Artiste, tout comme nous qui lisons-écrivons, est d’abord, en son essence la plus profonde, cette matière brute, cette gemme non encore arrivée au diamant, ce tellurisme interne qui ne sait encore l’origine de son tremblement, ceci n’obère point la dimension d’altérité qu’il porte en lui, en elle, la capacité de métamorphose dont il ou elle est le fondement.

   Pour surgir dans le mouvement même de la peinture, le Créateur, la Créatrice ont à se fondre en l’objet même sur lequel porte leur fascination. Coalescence des conditions qui est la condition de possibilité de leur future efflorescence. N’y aurait-il cette correspondance de l’Artisan et de la matière à œuvrer, tout ceci se solderait par l’impossibilité même de porter au jour quoi que ce soit de visible, de compréhensible. Il faut une entente minimale, une esquisse commune, un canevas identique à partager, à faire fructifier. Que cette hypothèse conceptuelle en déroute beaucoup, ceci est simple truisme. Mais ce qui est immédiatement à saisir ici, c’est que le symbole outrepasse le réel afin que ce dernier, dilaté, transcendé, libère ce qu’il porte en lui de virtualités et de puissances irrévélées. La chair de l’Artiste en sa confondante épaisseur est ce calice qui n’attend que de s’ouvrir, cette fleur de lotus qui ne rêve que de déplier la pure grâce de sa corolle. Il n’empêche que son pied repose dans cette pesante vase qui est promesse de devenir.

   Mais, bien évidemment, nous n’en resterons nullement à ces a priori théoriques, assurant, au motif de la description de cette toile pleine de contenu, quelque essor qui lui serait promis depuis la nuit des temps, depuis la nuit des corps. Il n’est nullement indifférent que le sujet de cette toile soit un « Autoportrait ». Tout le commentaire portant sur la liaison Artiste-Œuvre en découle. Tout est harmonisé en des teintes douces depuis des Beiges légers jusqu’à des Terres de Sienne plus soutenues qu’un Bleu Pastel vient heureusement médiatiser. Afin d’étayer notre propos, la Silhouette située à gauche dans le tableau, que nous interprétons comme un écho, une projection de la figure de l’Artiste, devra être considérée en tant que totalité de l’expression picturale, notre vision se focalisant uniquement sur ce lien Créatrice-Œuvre dont, déjà, nous avons posé quelques jalons explicatifs.

   Incluse dans la cadre d’une porte que double le cadre du tableau, le visage « d’Autoportrait » est doucement incliné, dans un geste que nous estimons être pur don de Soi (toute œuvre d’art suppose ceci, ce geste sans retenue en direction de ce qui devra faire phénomène au terme de la tâche), un peu comme ces visages de Saintes dont le relief reflète les stigmates de leur dévotion, de leur adoration d’un Être qui, les dépassant, les accomplit en qui-elles-sont.

 

Donc cette effusion de Soi,

ce jet de Soi hors de Soi,

cet exil, cet arrachement,

s’ils prennent momentanément

figure de sacrifice, ne sont que

la face visible de cet Invisible

dont tout Artiste est en quête

qu’il soit musicien, sculpteur,

peintre ou faiseur de miracles.

Du désordre il convient

de tirer de l’ordre.

Du Chaos confusionnel

 faire surgir la pure

beauté d’un Cosmos.

  

   Ce qui, sans nul doute, questionnera au plus haut point tout Voyeur de cette œuvre, c’est la présence de cette étrange paroi bleue, de cette fissure s’ouvrant à même la plaine du visage, de cette schize qui, tel un vibrant tellurisme, semblerait détruite ce qui, jusqu’ici, a été porté à la dignité du visible. Là, en ce lieu précis, là en ce qui pourrait apparaître telle une division, une fracture, une faille, là donc le geste pictural est porté à son comble, là se rassemblent les sèmes par lesquels il peut trouver son point d’équilibre, en même temps qu’il nous assure du nôtre. Ce qu’il faut considérer maintenant, c’est tout le travail que l’Artiste a accompli en-deçà, au-delà de notre vision, dont nous ne percevons que la forme finale. Au cours de la lente élaboration des teintes et des formes, le corps même de l’Artiste a connu une transformation, chaque coup de pinceau, sous la poussée de la conscience, sous le guide d’une douce volonté, s’est donné tel un processus de métabolisation qui a eu, pour effet principal, de l’alléger, de le rendre quasiment transparent, de le porter à la limite d’une diaphanéité.

   Dès lors, ce corps modelé par l’allégie, est devenu comme pur éther, substance sans épaisseur, flottement infini au large de Soi, appel de ceci même qui, de l’autre côté de la Ligne Bleue, est pur reflet, pure effusion, réceptacle, manière de jarre disponible en laquelle s’écoule, à la façon d’une inépuisable source, l’action douce et persuasive d’un Esprit seulement occupé de produire de la Beauté. Beauté du cops de l’Artiste qui trouve son répondant, sa figure gémellaire, son sosie, dans cette Forme évanescente qui, médiatisée par l’action de peindre, devient cet autre territoire de recueil qui se confond avec son propre Soi, en est la subtile et troublante réverbération.

   Ici, sous nos yeux, au travers de cette mince Pellicule Bleue (elle nous fait penser aux merveilleux papiers huilés des Maisons de Thé), à la façon dont un baume traverse les couches de l’épiderme, phénomène auquel nous attribuerons le prédicat de « transeffusivité », cette qualité à nulle autre pareille qui fait communiquer des positions primitivement adverses, les résout en une osmose, un échange des essences, en liens affinitaires, ici donc, se réalise cette étonnante transitivité au plein de laquelle l’Artiste devient son Œuvre, l’œuvre, quant à elle, réintègre le domaine le plus secret, mais aussi le plus efficient du geste créateur.

 

Se fondre en sa création,

se diluer à même ce par

quoi on se détermine,

disparaître en quelque sorte

 à son propre Soi,

effacer son ego pour ne laisser

 transparaître que l’Art

 en sa plus évidente venue,

 voici de quoi réjouir et faire rêver

le peuple des Esthètes

 et des « chercheurs d’or ».

 

   Dès lors, c’est bien l’Artiste qui, ayant insufflé en son Œuvre l’esprit qui lui manquait a, au sens premier, spiritualisé la Matière, Elle qui, en une première visée s’était portée au degré le plus bas de son Être afin que « chose parmi les choses » quelque possibilité se lève d’une rencontre. Au terme de ce processus, la projection de l’Artiste en un Profil qui, sortant de son initial silence, autorise un colloque singulier s’instaurant

 

d’Elle l’Artiste,

à Lui, le Profil,

 

   voici l’aboutissement et la rétribution de toutes les hésitations, reprises, annulations, doutes qui tissent la toile même de la création, tension permanente entre ce qui n’est nullement et ce qui advient par le jet du corps de l’Artiste à même son projet pictural.

   Afin de mieux pénétrer la nature de ce geste de génération, de mieux saisir la finesse du passage d’une réalité à une autre réalité, de l’Artiste à ce qui n’est nullement elle mais qui, par la grâce du geste se donnera en tant que semblable, non séparé, appartenance unitaire à un même dessein, qu’il nous soit permis de convoquer la belle Philosophie Plotinienne au terme de laquelle le Principe de l’Un, cet Absolu, cette pure Transcendance, communique aux Hypostases qui en dépendent, l’Intellect, l’Âme, ce qu’il contient en soi de précieux et d’absolument Simple. C’est en raison de la surabondance, de la suressentialité du Principe, par simple phénomène d’émanation, d’écoulement de la Source en direction de ses dérivés, que ces mêmes dérivés en reçoivent la sublime empreinte et se connaissent en tant qu’existants réels au motif de ces essentielles vertus qui leur ont conféré plénitude et rayonnement de leur être singulier.

   Cette métaphore de l’écoulement, du débordement, de l’excès en direction de ce qui se constitue en tant que privation et manque, nous paraît être la façon la plus imagée de rendre compte de la « sureffusion » de l’Artiste donnant à cette matière informe, inachevée, inaboutie, ces infimes et démunis petits tas de pigments posés sur la toile,  la totalité des prédicats qui, les déterminant, les fait être ce qu’ils sont : des parcelles de l’Esprit, de la Conscience, de la Volonté d’une inépuisable matrice, d’une Corne d’Abondance fructifiant et essaimant à la mesure de sa constante prodigalité. Bien entendu nous voulons parler du pouvoir singulièrement démiurgique de l’Artiste.

 

Tout Artiste parvenu au

rayonnement de ses créations

 possède en lui, en elle,

cette efficience démiurgique

qui métamorphose son

propre corps en son Autre,

cette Œuvre qui, parcelle

 de lui-même, d’elle-même,

est comme son aura,

 la trace inaltérable qu’il dépose

sur le visage du Monde.

 

 

 

   

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30 août 2023 3 30 /08 /août /2023 17:04
Exactitude blanche

‘Pado-Modular 7’

bronze patiné

Pietrasanta 2016

 

Marcel Dupertuis

 

***

 

   ‘Exactitude blanche’. Comment donner un autre titre à cette œuvre, infiniment présente, de Marcel Dupertuis ? ‘Exactitude’ en direction de cette Vérité qui l’habite. ‘Blanche’ au motif que la blancheur est le seul degré qui puisse, d’emblée, se porter vers une origine, tracer le signe d’une virginité, imprimer le chiffre d’une pureté. Nulle utilité de commenter l’exactitude-vérité, le sujet est trop ample, cette notion un absolu que le langage ne saurait atteindre qu’au gré de l’intuition. Mais la blancheur, ne la voyons-nous ruisseler depuis la crète enneigée des montagnes, surgir du miroir des rizières, venir à nous depuis les collines étincelantes des salins ? Certes, nous la voyons mais nous ne pouvons guère en fixer l’essence car, montagnes, rizières, salins nous échappent au moment même où nous les regardons. Déjà l’ombre les recouvre que la nuit enveloppe de son étole noire. Parlant de ‘Pado-Modular 7’, nous pouvons, par un simple jeu de métaphores, la dire de neige, d’écume, pareille aux plumes du cygne. Pour autant nous serons-nous approchés d’un iota de son être ? En connaîtrons-nous mieux la nature ? Apprendrons-nous les motifs au gré desquels cette œuvre vient à nous dans le tissu infiniment soyeux des affinités ? Certes non. Nous aurons raisonné par analogies, c'est-à-dire que nous serons restés à la périphérie de son être, sans parvenir à déceler le caractère qui la fonde et nous la présente en tant que remarquable. Il nous faut aller résolument du côté de sa signification interne, de sa plénitude. Là seulement est une possibilité de l’approcher.

   Alors il nous est demandé de procéder à une inversion du regard, de réaliser une manière de torsion de la perception, de passer par l’expérience du chiasme, ce retournement des choses qui n’est rien moins qu’une nouvelle optique, une nouvelle ouverture à ce qui se dit de l’être lorsque, exactement abordé, il consent, non à nous apparaître dans sa totale nudité (toujours l’être se voile derrière l’étant, disparaît derrière le phénomène), mais à nous livrer quelques lignes de son architecture secrète. Nous dirons ici, que, d’emblée, « Pado » parvient à sa forme idéale, accomplie, sans qu’il soit utile de chercher une complétude en un ailleurs du soi-de-l’oeuvre. Ce que nous voulons exprimer, c’est que cette forme est immédiatement douée d’autonomie, qu’elle manifeste, à même sa présence, ce qu’il ne faut pas hésiter à nommer sa ‘conscience’, cette marge d’illimitée liberté dont nul ne pourrait la déposséder. Affirmant ceci, nous ne voulons pas signifier l’existence d’une pensée magique, naïve, qui métamorphoserait chaque chose du réel, la pure matière devenant douée de vie, habitée des processus qui y sont associés, un métabolisme, une croissance.  Mais, afin de mieux comprendre ce dont il s’agit dans cette remise d’une conscience à la chose, il est nécessaire de passer par un nécessaire détour. Et de considérer deux strates différenciées. A savoir, première strate, les choses ustensilaires à visée pratique : la table, la chaise, le bol. Nulle trace d’âme en leur simple et refermée contingence. Leur rôle est d’usage, non de représenter une idée, de servir de support à une pensée. La chose ainsi faite demeure dans l’opacité de sa matière. Elle est une réalité amorphe, un adjuvant des activités humaines. Elle n’en est nullement le moteur.

   La seconde classe d’objets, ceux en qui a été insufflé le motif de l’art, possèdent d’une façon évidente un statut totalement différent. Ils portent en eux, de manière d’abord morphologique (ils ont été informés, soumis à une volonté, inscrits dans un dessein porteur de sens), puis de manière symbolique, une intention, la trace du geste humain, l’empreinte d’une sensibilité, le signe d’une existence qui se projette dans la matière, terre puis bronze. Ces nœuds de ‘Pado’, ses creux, ses oscillations formelles sont le pur recueil d’une conscience à l’œuvre, celle de l’Artiste lequel, à l’instant de la création (ce geste éminemment démiurgique), a transmis un fragment de sa propre substance à celle qu’il modèle et remet au soin de montrer la vérité profonde d’une stance temporelle maintenant écoulée mais qui, si nous l’entendons bien, témoigne de cette fusion, de cette osmose, de cette rencontre singulière, rare.

   Observant ‘Pado’, nous sommes invités à instiller en nos consciences le geste primitif, fondateur, qui fut accompli, c'est-à-dire à nous livrer, nous-mêmes, à une sorte de ‘re-création’ car nous sommes les témoins de cette belle temporalité qui fut qui, ici, se présentifie à nouveau. Rien de l’esquisse originelle ne s’efface jamais. En elle se sont créées des tensions, se sont levées des énergies, se sont constituées des lignes de force. Elles ne pourraient être abolies qu’à la destruction physique de l’œuvre qui, en même temps, serait son annihilation ontologique. De l’être s’était dévoilé, s’était donné dont nous déciderions, par un quelconque caprice, la simple annulation. Mais même dans ce cas de figure extrême, rien n’aurait été dissous de la subtile alchimie, elle poursuivrait son chemin dans l’inapparent, elle aurait eu lieu et temps, elle témoignerait encore dans l’esprit de l’Artiste à titre de réminiscence. Mais aussi dans l’esprit des Voyeurs qui en auraient pris acte.

   Rien ne peut être gommé de ce qui, étendue simplement facticielle, hasard des apparitions/disparitions a été porté au-delà de sa propre occlusion, pour rayonner, se déployer, surgir de soi dans le domaine des objets transcendants. Peut-être faudrait-il préciser un contenu de pensée qui risquerait de demeurer flou. Le concept développé par Le Clézio dans son essai ‘L’Extase matérielle’, de « conscience nerveuse de la matière » nous paraît suffisamment explicatif de l’enjeu à proprement parler existentiel de ce qui nous questionne. L’objet d’art se met à exister, tout comme existe l’homme qui lui a donné naissance. Nécessaire coalescence du créateur et du créé. Fluence de l’un à l’autre. Réversibilité des systèmes, des forces en présence. Si l’œuvre s’est trouvée grandie du geste de l’Artiste, l’Artiste, identiquement, a puisé, dans son geste de création, la pâte même de l’œuvre, sa chair, ce par quoi il se fait Artiste. L’oeuvre vient à paraître et sera connue en tant que ce qu’elle est : le prolongement de la belle geste humaine, la parution d’un mot signifiant parmi l’inépuisable lexique du monde. Dans cet horizon de la signifiance ne peut se manifester aucun état de déshérence, comme si, une fois l’objet créé, nous pouvions le laisser à son sort et il retournerait aux choses purement matérielles, s’abîmant dans les rets de son propre dénuement.

   Les modules de cette série font toujours intervenir une forme qui est le tenseur entre un espace qui se développe autour d’elle, la forme, et un vide qui en constitue la figure opposée, en quelque manière la sensation d’un vertige néantisant jouant en contrepoint des cercles de signification. Il existe, ici, une réelle homologie du processus plastique avec le fonctionnement situé à l’intérieur d’un écrit. La forme (si tendanciellement proche de la ‘ligne flexueuse’ à la Léonard) constitue le motif d’une énonciation où elle tient lieu de relation entre mots (dilatations et contractions comme autant de valeurs lexicales différenciées), que sépare, tout  en les assemblant, le vide, l’espace, la césure, tous éléments constitutifs du sens total qui en résulte. Sans doute, dans ‘Pado-Modular 7’, l’écart supposé entre les mots (la forme et le champ spatial en lequel elle s’inscrit) se trouve-t-il augmenté de la blancheur comme silence, de la blancheur comme intervalle. Cette œuvre foncièrement ascétique s’élève de sa propre terre, de son socle de matérialité à l’aune de cette limpidité d’une vision pouvant, aussi bien, recevoir le prédicat de ‘hiératique’. Tout Voyeur de ‘Pado’ est conduit au recueillement, à la méditation, à la plongée en soi, tout comme le lecteur attentif d’un beau poème se retient sur le bord de l’hémistiche qui scinde en deux parties, devenant soudain abyssales, le désir dont il est envahi de connaître enfin la dimension d’une complétude, sinon d’une joie. C’est toujours l’attente de, le sur-le-point-d’arriver, la presqu’immédiate livraison des choses élues qui crée ce vide anticipateur autour duquel gravite la spirale du bonheur. Tout sens exacerbé s’organise, précisément autour d’un exil, d’une faille, d’une lézarde qui traverse notre psyché tout comme les raphés médians réunissent les deux parties complémentaires de notre anatomie, les suturent.

   Si nous faisons une lecture plus concrète de ‘Pado’, incontestablement nous lui trouverons de fermes correspondances avec le réel, puisque ce large pied qui le précède et semble en annoncer la forme à sa suite, nous dit quelques préoccupations terrestres, sinon terriennes. Ce pied dont la figure prosaïque n’est pas sans évoquer le destin irrévocable des lourdes attaches qui nous rivent, telles des racines, à la glaise donatrice de vie, ce pied donc ne s’en développe pas moins selon des arabesques, une spirale dont l’aérienne finesse, l’envol vers de plus satisfaisantes hauteurs nous récompense d’avoir plié la nuque sous le poids des ‘fourches caudines’ des événements ordinaires. Cependant, en Regardeurs conséquents, nous verrons bien là où s’articule ce que nous pourrions nommer ‘l’esprit de la forme’. Il est à la jonction de deux mondes : le chtonien empêtré dans ses contradictions, ses tellurismes, ses lignes de faille ; l’ouranien avec ses ascendances, ses trous d’air parfois, ses horizons bleus ouverts sur l’infini. Nous sommes à cette intersection, entièrement inscrits dans cette pliure même de l’exister. Une spiritualisation de la matière. Une matérialité de l’esprit. Nous ne sommes, en tout état de cause, que cette confluence qui est aussi partage. Nous sommes deux en un et souvent nous ne le savons pas !

   Qu’en serait-il si ce pied était ôté de l’œuvre, que nulle attache ne le reliât à la forme à lui soudée ? Verrions-nous l’esprit même sous sa forme lisible ? Et qu’adviendrait-il de nous, les Regardeurs ? Serions-nous purs esprits pareils au souffle des vents ? Serions-nous ? L’être nous serait-il dévoilé comme le serait le ciel vide de nuages ? Une transparence sans horizon. Un vide occupé de soi. La chute inaperçue d’une feuille sur la margelle du monde. Verrions-nous les belles volutes de l’Art en leur plus ample signification ? Enfin, serions-nous parvenus à la pleine conscience de qui nous sommes ? Aurions-nous troqué nos habits d’Errants pour de plus exactes vêtures ? Il y a tant de questions qui se posent, résonnent contre le socle sourd de la Terre, contre l’immense plaque vide du Ciel. Tant de questions ! Ce que nous voulons, en réalité, l’Exactitude Blanche. Tout le reste est rature, redondance, illusion. Vérité Pure s’énonce ainsi. Qui donc pour nous la révéler ? L’œuvre, elle seule, en sa muette supplication !

 

 

  

 

 

 

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23 août 2023 3 23 /08 /août /2023 17:21
Neige et encre

  Monotype, novembre 2016

 

   Œuvre : Sophie Rousseau

 

 

***

 

C’était à ceci qu’il fallait arriver

Neige et encre

Dans la plus grande blancheur

Dans la plus haute densité

Sur la pointe des pieds

Se hisser jusqu’au jasmin du doute

Se cambrer dans la plus juste poésie

Ne pas céder tant que le jour serait là

Que la lumière brûlerait la cime des arbres

Que le cœur serait à l’œuvre

 

***

 

Prise du-dedans l’œuvre

Pareille à une Déflorée

En sa plus intime litanie

En son érectile présence

En son ultime mort

De ceci il s’agissait

De mort vive

De crucifixion

De Thanatos clouant Eros

A la plus haute branche du savoir

 

***

 

Car connaître était mourir

Car créer était connaître

Car vivre s’historiait

A la neige

A l’encre

A leurs plus hautes saisons

A leurs plus grandes dérives

Pouvait-il y avoir geste

Plus exact

Que celui de tremper

La plume dans son sang

Noir

En maculer la peau de  neige

Cette virginité qui résistait

Ne voulait se donner

Qu’à la faveur de suppliantes caresses

D’attouchements subtils

 

***

 

Une empreinte ici

Sur la nacre d’écume de la peau

Là dans la résille arborescente

Qui s’étoilait au creux des reins

Là encore dans le puits profond du désir

On prenait une plume

On la jetait au vent de l’imaginaire

Elle retombait ici et là

Flocon virevoltant

Dans le luxe immatériel de l’instant

Elle se disait en murmure

Elle se disait en beauté

Elle se disait dans le rare

Et le soudain

 

***

 

Dans l’enfin accompli

Dont l’image était marquée

Sceau d’une urgence

Rien ne pouvait attendre

Rien ne pouvait demeurer

Sur le seuil d’une vision

De la Nuit il fallait partir

De l’obscur faire naître

Ceci qui ne pouvait être

Que cette trace ténue

Ce brouillard noir

Cette esquisse

Cette buée

Ce Rien

 

***

 

Voilà

C’était là

Dans le tremblement du jour

Simple ballet de signes

Alphabet du devenir

Palimpseste laissant voir

Dans le filigrane de l’heure

Le fragile et le fugace

Le discret et le requis

A témoigner

La lumière était là

Qui veillait

A la permanence

Des choses

Il était grand temps

De venir au sommeil

De rêver aux épousailles

De Neige et d’Encre

Dans le luxe

Immémorial

De la Nuit

 

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21 août 2023 1 21 /08 /août /2023 17:05
Effusion de soi sur la toile du monde.

"Sans titre", acrylique sur papier

Bieuzy 2015

Œuvre : Marcel Dupertuis

***

 Lire une forme

   C’est toujours être confronté à une énigme que de vouloir traverser la membrane d’une forme, de se déployer à même la complexité de ses significations. Car, ou bien nous n’y devinons que notre propre silhouette ou bien celle de l’Autre puisque l’humain est toujours ce qu’il y a de plus prégnant pour un autre humain. Alors on dira ce corps noir, donc cette négritude affleurant à même le projet graphique. On se livrera à une manière d’exégèse, inventoriant tout ce qui mérite de l’être. On dira l’ovale de la tête que surmonte l’élévation d’un chignon. On dira l’amplitude de la poitrine comme promesse de destin maternel. On dira la courbe d’un bras, la chute de l’autre en direction de la hanche. On devinera les deux collines des fesses, la vaste plaine du bassin, une jambe remontée qui délivre la toison du sexe, la faille où sombrer sans retour possible. Car jamais l’on ne peut se hisser de cela même d’où l’on provient, qui appelle, qui entonne le chant d’un espace magique. On proférera l’impossibilité d’être au monde autrement qu’à l’aune de quelque fantasme. On décrira avec un bonheur teinté d’envie l’onde claire qui ceint le corps à la manière dont la mandorle détoure la tête du Saint Homme. Alors on sera si près de l’arche du sacré que les yeux se napperont de larmes, que le cœur se dilatera à la mesure du mystère, que l’âme entamera son éternel voyage en direction des étoiles.

Peintre en son atelier

  Le jour est à peine une traînée blanche sur les lèvres du monde. Un murmure, le bruit léger d’une fontaine fuyant dans l’interstice des pavés. Une marche sur la pointe des pieds. Une progression à bas bruit qui s’habille de la vêture de l’inaperçu. Mais cette silhouette à contre-jour du désir qui fait ses étonnantes confluences, quelle est-elle ? Est-elle pure émanation de la toile blanche qui s’impatiente d’être maculée, c'est-à-dire de naître au monde ? Est-elle autre chose qu’une souple volonté attendant l’heure de sa propre révélation ? Est-elle au moins une réalité saisissable autrement que par un procès de la raison ? Est-elle pur concept, abstraction dans le filigrane du jour ? Idée haute que nous ne pourrions percevoir qu’à la mesure d’une longue contemplation ?

Kairos ou le moment décisif

 Soudain le spalter. Soudain sa brosse de poils souples. Soudain la déflagration d’une pensée toute artisanale. Le geste comme fin en soi. Le geste modulateur de formes. Le geste comme syntaxe du monde. Le geste en tant que projection, turgescence, acte sexuel qui éclabousse la toile à la lumière de sa puissance. Une forme noire jaillit. Ecumeuse, pareille aux naseaux fumants du taureau dans l’arène inondée de clarté. Image-minotaure d’un Picasso se ruant sur celle qui sera possédée par une pure décision esthétique. Mais écoutons Jean Cocteau esquisser Picasso :

  Jeudi 25 Septembre 1958 : Picasso, aspergeant la toile avec un sperme de couleurs. Il en va de même s'il sculpte. Chacune de ses œuvres dénonce une sorte de masturbation furieuse ou tendre. Il est rare qu'il se livre à cette débauche en public, car il n'est pas exhibitionniste.

  Et cette masturbation n’était pas seulement conceptuelle, théorique, mais le Maître éprouvait souvent le besoin d’en réaliser une mise en scène physiquement éjaculatoire, sans doute signature génétique renforçant la symbolique. Effusion du soi-spermatique comme condition de possibilité d’une paternité artistique. Ou la collision de la volonté et de l’émulsion corporelle. Génie débordant telle la lave du volcan dont la métaphore concernant l’Inventeur du Cubisme est sans doute la plus performative qui soit, en même temps que l’expression de l’ego-picassien : « J’expulse ma lave donc je crée ! ».

Effusion de soi sur la toile du monde.

Minotaure caressant du mufle

la main d'une dormeuse, Pablo Picasso (1933)

Source : Côtes-du-Rhone News

***

   Celle qui est possédée : l’œuvre en son accomplissement artistique. Etrange alchimie par laquelle se confondent le corps de l’Artiste et le corps du dessin, de la peinture, de la forme portés à leur révélation. Transsubstantiation du corps du Créateur (du démiurge si l’on veut) en ce pur esprit dont naissent les images que les Voyeurs regarderont en tant que témoins étonnés. L’anatomie de l’Artiste se liquéfie, se métamorphose en sang, en encre, en coulures noires ou grises qui sont les traces tangibles d’une vie sacrificielle. L’Artiste fait don de lui-même, se mutile, se fragmente, se dépose sur la toile, s’incorpore au papier dans un geste rageur de toute-puissance. Rien ne lui échappera désormais du processus qui amènera la peinture, le dessin à être ce qu’ils sont en eux-mêmes : une révolte en acte.

  Créer : happer sa chair

  Créer n’est que cela, happer sa chair et la porter au paraître afin que se dise un monde intérieur qui n’est jamais que le reflet, l’écho de ce monde extérieur qui nous façonne en notre fond. Il n’existe nulle séparation. Projeter sur le subjectile la tache, disséminer une ombre, faire apparaître une lunule de clarté, initier un retrait ou bien pousser une ligne vers son destin, c’est rien moins que s’actualiser soi-même et surgir au monde comme il sourd au sein de notre présence. Etonnante dialectique qui mêle en une seule compréhension le même et le différent. Assénant ses coups, dardant sa chevelure hirsute, la brosse n’est que le bras armé d’un Proférateur de sens, exutoire de ce qui bouillonne, faseye au grand vent de l’inspiration et meurt de ne pouvoir voir le jour, de n’être reçu en tant que ce don manifeste, cette oblativité qui rougeoie et mourrait de ne pouvoir faire efflorescence.

   Tout comme le désir dresse sa hampe en direction de la jarre qui se dispose à l’accueillir afin que la quintessence ait lieu qui, de deux solitudes, tirera une dimension unique, pareille à l’oriflamme dans la dalle obscure de la nuit. Une braise est là qui jaillit, illumine, fait girer son phare jusqu’au rivage où s’amassent les Curieux et les Chercheurs d’amphores emplies de messages secrets. Créer est forer la densité du réel, y faire apparaître cette ouverture, cette lumière au gré desquelles quelque chose comme une espérance se fera jour, un tremplin se dépliera apportant dans la croûte têtue de l’existence le ferment matriciel qui essaimera les spores de la beauté. Si le geste originel est éjaculatoire (et gageons qu’il l’est), il lui faut l’espace d’un recueil, d’une fécondation utérine, d’une disposition à recevoir la semence existentielle à la faire prospérer, à la révéler telle l’exception qu’elle est. Comme une vérité qui se dirait à la seule force du désir. Comme la fougère déploie sa crosse pour fertiliser et se porter en avant, au seuil de l’être.

  La forme en son fond ?

  La forme n’a pas d’existence autarcique. Elle ne vient pas de nulle part. Elle n’est pas le signe de la main invisible de Dieu qui l’aurait portée à sa manifestation. La forme vient toujours du geste qui l’a « informée ». La forme est artisane. C’est pour cette unique raison que nous n’avons de cesse d’y trouver un fragment de réalité. Ici une silhouette humaine, là une esquisse animale, là encore la trace d’un végétal ou d’un minéral. Mais sa rutilante présence ne nous éblouirait-elle pas ? Ne sommes-nous uniquement assignés à admirer ses courbes, ses pleins et ses déliés, ses arabesques ? En un mot sa plastique ? Si c’était ainsi, alors nous demeurerions sur le seuil du temple à défaut d’y trouver le dieu qui se dissimule dans le pli d’ombre. C’est souvent ainsi, nos yeux glissent, dérapent sur le pavage lisse du réel se satisfaisant de la première vision venue. Pourtant nous sommes alertés. Quelque chose nous dit la rivière souterraine sous la couche d’argile. Quelque chose nous dit la lumière qui traverse la nappe d’eau. Nous dit le rare, l’appréciable, l’essentiel qui, toujours, apparaît tel un simulacre dont il faut lever le voile.

  Toute forme, support d’un humanisme.

  Doit-on se contenter de lire la forme en sa forme (une tautologie ?) ou bien doit-on la considérer en son fond, c'est-à-dire la laisser paraître en ce qu’elle est, qui constitue son essence : porter au monde le message de l’homme ? La tâche artistique, tout comme l’existentialisme, est un humanisme. Elle est une esthétique que double une éthique car il ne saurait y avoir d’art sans morale. Ici il devient nécessaire de reprendre l’un des leitmotive de la conférence de Sartre : « L'homme est condamné à être libre ». Cette belle assertion bâtie sur un subtil oxymore fait de la liberté de l’homme une condamnation. Une obligation : nous sommes responsables devant notre conscience, devant l’Histoire de notre façon de nous assumer en tant que condition humaine. Nous avons à correspondre à notre essence, laquelle, pour l’Auteur de La Nausée vient après l’existence. Peu importe l’ordre des termes, peu importe que l’être suive ou précède le sentiment d’être au monde. Nulle priorité sauf celle de sa propre intuition. La forme précède-t-elle le fond ? Le fond est-il fondateur de la forme ? Admirant une œuvre belle, notre conscience s’ouvre à tous les possibles en une sublime synthèse unifiante, forme et fond s’engendrant mutuellement dans une indescriptible joie. Oui, c’est à cet être de plénitude que nous voulons souscrire. En toute bonne foi.

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16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 08:47
ART : se déprendre de tout

« Printemps »

 

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

Plotin

 

*

 

    S’agit-il d’une fantaisie d’Artiste, d’une simple réflexion iconoclaste, d’une invite à se rebeller contre le réel ? Ici je veux parler du titre que Barbara Kroll a donné à son dessin « Printemps ». L’intention est-elle de suggérer, par antiphrase, de ne lire cette image qu’à l’aune de son contraire ? Jamais image ne se laisse apprivoiser avec facilité comme si, la regardant, on en prenait possession selon la totalité des sèmes qui en parcourent les traits. Comme si une manière d’évidence exsudait de son architecture. Comme si la vérité de l’œuvre était logée en nous, bien plutôt que dans sa réalisation graphique. Mais cette vérité dont toujours, souvent, nous sommes en quête, elle n’est ni la propriété de la Chose, ni la propriété du Sujet. Elle ne peut se trouver que dans le trajet, la relation de l’une (la Chose) à l’autre (le Sujet). Car toute vérité est à double face, telle la pièce de monnaie qui n’est vraiment ce qu’elle est qu’à exhiber son avers et son revers. Ce que cette Vérité est pour moi, sera la fausseté, l’approximation de tel Autre. Dans cette immense profusion du réel, dans cette complexité que nos yeux rencontrent au cours de leur exploration, dans le multiple et le toujours renouvelé qui vient à nous, toute perception est relative qui modèle notre ressenti de telle ou de telle manière. Ainsi, le « Printemps » de ce Quidam, sera-t-il mon « Hiver » ou bien « L’automne » ou bien « l’Été » de Ceux qui en recevront l’empreinte telle une certitude ou selon l’immédiateté d’une intuition.

   Quant à ma saisie première, j’y vois essentiellement la touche blanche de l’Hiver, son nécessaire dépouillement, sa rigueur essentielle, le travail de la Blancheur qui fait d’un possible Infini, l’image étroite d’une Finitude.

 

Ce que j’aime imaginer,

eu égard à la loi des contrastes

et des oppositions de l’exister,

 

une Foule dense qui se presse

dans le tube d’acier du Métropolitain,

puis le Carrefour d’une ville d’Asie

où les Passants pressés

me font penser à une fourmilière

 aux mille mouvements,

puis une Plage de sable

blanc de Polynésie

où les corps humains

font leurs taches brunes,

le sable en devient invisible,

déflagration de la

Marée Humaine

à même la générosité et

le retrait de la Nature

en son originel silence.

 

   Écrivant ceci « originel silence », ces mots proférés ne le sont nullement gratuitement. Déjà en leur teneur simple, ils font signe en direction d’autre chose que ces grouillements urbains, que ces symphonies estivales. Car la plus grossière erreur que commettent les Hommes et les Femmes, le plus souvent sans qu’ils en soient conscients, prendre la surface pour la profondeur, l’écume pour la lourdeur des abysses. Toujours la signification des choses, tout comme la Nature d’Héraclite « aime à se cacher ». C’est un constant jeu de dissimulation, un éternel manège de dupes, une amusante frivolité du « faire-semblant », que de ne porter son attention qu’à ce qui brille et éblouit à défaut de se montrer à nu, d’exhiber son « âme », si vous préférez.    

   J’ai déjà beaucoup écrit sur les œuvres de l’Artiste Allemande, j’ai déjà dit, à maintes reprises, combien son art est spontané, sans concession, un jet d’acrylique, un rapide crayonné, quelques ébauches rapides et le sujet est posé, ici devant et il ne cessera de nous interroger que nous ne lui ayons attribué une explication vraisemblable, au moins une destination plausible dans le lieu de notre « Musée imaginaire ». Certes, parfois l’esquisse trouvera-t-elle la dimension de l’œuvre arrivée à son terme sous la forme d’une esthétique plus aboutie, au lexique plus précis. L’œuvre y gagne-t-elle quelque chose ? Certes les points de vue seront, sur ce point, infiniment divergents. Je crois cependant que cette configuration minimale, ce jaillissement, cette projection des pulsions de l'Artiste sur le papier ou la toile présentent un évident intérêt. Cette manière de tout jeter sur le subjectile, sans qu’aucun filtre n’en atténue la puissance, le rayonnement, contribue à laisser apercevoir cette non-dissimulation qui est l’autre nom de la Vérité évoquée ci-dessus.

   Plus le geste est prompt, impétueux, plus l’objet est donné près de sa source, plus il possède l’éclat d’une donation soudaine, sans ajout ni retrait. Dès l’instant où le premier geste est contrarié, modifié, il perd son initiale valeur de témoignage d’un profond ressenti, il gomme ses traits les plus saillants, il se voile de pellicules, de strates qui lui ôtent toute prétention à nous montrer le soudain, le vif, l’inattendu, le fulgurant. Parfois faut-il, à l’œuvre, cette marge immense de liberté qui la singularise à l’extrême au simple motif que tout geste soudain issu de son roc biologique n’est jamais reproductible, il est unique et cette unicité est ce qui concourt à la rendre exquise, insolite, étrange, cette œuvre, et c’est en ceci qu’elle nous ravit comme si elle nous faisait assister sans délai à la naissance d’un nouvel être dont, jamais, nous n’aurions pu esquisser le moindre projet, tracer la courbe de son avenir, imaginer le phénomène à nul autre pareil de son destin.

   Picasso ne disait-il pas : « Tout acte de création est d'abord un acte de destruction », or y aurait-il « destruction » plus magistrale que celle qui consiste à ne poser sur la toile que les premières traces d’un geste qui, plutôt que de trop affirmer, laisse en suspens, en rétention ; la synthèse se donnant aux Voyeurs de l’œuvre telle la tâche singulière qui leur incombe ? Il y a une grande beauté en même temps qu’une grande générosité de l’Artiste à se retirer du mouvement de sa genèse, à le confier à d’autres qui en assureront, en leur for intérieur, une des possibles complétudes. Tout Contemplatif, face à l’inachevé, se met en chemin, au moins imaginativement, de façon à donner une suite aux points de suspension, à investir l’espace de la parenthèse libre, d’un sens qui les détermine et en légitiment l’être, seulement cette imposition du Soi à l’œuvre la rendant compréhensible, vraisemblable. Nul paradigme d’une possible connaissance ne saurait demeurer dans cette zone d’invisibilité qui est zone inconsciente, investie symboliquement, sinon d’un danger, du moins de « l’inquiétante étrangeté » des choses insues.

    Parvenus au seuil de cette réserve, de cette annonce tronquée, de cette parole qui s’ourle de silence, il devient nécessaire de tracer à grands traits l’esquisse d’un dénuement de manière à faire apparaître l’étonnante injonction plotinienne, aussi elliptique qu’impérative.

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

   Certes l’injonction est éthique mais, ici, je vais tâcher de l’appliquer à une esthétique. Il n’y a de divergence, entre ces deux notions, qu’apparente pour la simple raison qu’une œuvre digne de ce nom ne saurait affirmer son être qu’au double prix d’un essai d’y affirmer quelque beauté et une beauté authentique, ceci va de soi. Si nous faisons face à « Printemps » (qui, pour nous est l’Hiver), d’une façon aussi immédiate que sa forme le suggère, nous nous apercevrons vite que sa qualité, bien plutôt que de nous offrir du famélique, du nu, du vide, de l’émacié, emplit notre esprit d’une infinie provende qui sera celle du sans-limite. Car, partant de ce Sublime Rien, tout pourra se donner dans l’ampleur, tout pourra revêtir la figure de la plénitude. Il en est de certaines réalités comme des arbres, l’essence n’en est atteinte qu’à la chute de leurs feuilles. Là, et là seulement, ils sont disponibles, nous livrant sans arrière-pensée, la blancheur de leurs racines, la netteté de leur écorce et, pour qui sait voir, ce fragile aubier qui, sans doute, constitue leur nature la plus foncière mais aussi la plus secrète.

   Nous nous approchons de « Printemps » et, sitôt effleuré, nous nous trouvons envahis d’une onde bienfaisante, nous en ressentons la subtile pluie de gouttes sur le lisse de notre peau, nous en vivons la félicité dans le mystère même de notre derme. Alors nous méditons longuement le mot de Plotin « Retranche tout », « Supprime toute chose » et notre étonnement est à la hauteur du phénomène qui envahit notre âme, en décuple la puissance. La neige, les bancs, les arbres dans leur plus sobre apparition, se donnent non seulement dans le rare dont ils sont porteurs (ce qui serait déjà une grande chose en soi), mais ils sont atteints d’une grâce qui les multiplie, les ouvre à l’universelle présence de lointains archétypes dont ils portent la trace, dont ils révèlent la sombre grandeur.

 

Chaque élément de la scène,

Neige, Bancs, Arbres

fait signe vers une sorte

de genèse triadique,

Solitude, Conscience, Lucidité

dont chacun est porteur en soi,

dont la synthèse explique

la dimension hors-sol

de notre ravissement.

 

  Depuis cet espace essentiel, c’est un genre de ruissellement qui se produit, lequel féconde notre vision. Et c’est bien parce que Neige, Bancs, Arbres sont affectés d’une pure Présence, que rien n’en divertit la nécessité interne, qu’ils viennent à nous sur le mode de la condensation, de la focalisation, de la cristallisation. Ils sont, ces Essentiels, de la nature des gemmes, de la texture de l’éclat, de la substance d’une pure épiphanie. Ils sont des êtres de pur paraître. Ils sont des phénomènes de pure irradiation. Ils nous fascinent et nous assemblent en un lieu unique de notre Être, cette imprescriptible étincelle qui est le site même de notre savoir de nous le plus accompli.

   Vous n’aurez nullement été sans remarquer l’accentuation récurrente du prédicat « pur », ce qui, bien évidemment, loin d’être une fantaisie « purement » graphique est l’essence selon laquelle les choses de l’Art se disent dès l’instant où elles nous touchent au plus intime, au plus dissimulé, au plus ténébreux, une lumière y scintille soudain dont le futur sera atteint pour un temps immémorial. Seules les choses matérielles, physiques, organiques meurent un jour de leur propre logique. Seules les productions de l’esprit connaissent le domaine du surréel, son illimitation car rien ne s’éteint qui a été porté au jour de la conscience.

   Å l’initiale de cet article, nous parlions de la pullulation du divers, de son immense polyphonie, nous parlions de la Foule entassée dans le Métropolitain, nous parlions des Carrefours surchargés des villes tentaculaires d’Asie, nous parlions des Plages de Polynésie essaimées des corps de la multitude Humaine. Nous parlions de l’existence, de son vertige permanent, de sa lecture, le plus souvent illisible. Et maintenant, si nous revenons au dessin de l’Artiste, c’est bien d’une totale antinomie par rapport à cette multiplicité dont il s’agit. La pure esquisse d’une essentialité. L’économie des moyens employés, quelques traits, du blanc, du gris, du noir, quelques présences, bien plus évoquées que marquées, ce travail à « fleuret moucheté » correspond en tous points à la méthode phénoménologique de la « réduction » qui, par retraits et effacements successifs, séparant le « bon grain de l’ivraie », sacrifiant le superflu au profit du fondamental, de l’éminent, du central, ignore la périphérie pour se situer au foyer, là où la Signification fait son point fixe, là où rien ne saurait être retranché qu’à s’immerger dans le Néant.

   Ainsi, si nous voulions appliquer cette grille de lecture minimaliste qu’utilise souvent Barbara Kroll au travers de ses esquisses, le Monde, bien plutôt que d’être cette confusion, ce hourvari, ce chamboulement, ce tohu-bohu, serait porté à l’extrême même de son dénuement, tout ou presque y aurait été « retranché », tout ou presque y aurait été « supprimé » :

 

un Homme Seul dans le Métropolitain,

une Femme Seule traversant le carrefour,

un Corps, un Seul sur le blanc d’une plage.

 

Encore ici, un mot se détache

 de la confusion ambiante « Seul »,

l’explication étant simple.

 

C’est à partir de la Solitude

et à partir d’elle seule que l’œuvre

se donne en tant que ce

qu’elle est en son fond :

Solitude de la création,

Solitude de la vision.

 

   Là est son habitat le plus propre. Au-delà, spectacle, jeu de dupes, agitation de commedia dell’arte, masques et bergamasques comme au Carnaval de Venise. Cependant rien n’empêche la fête, rien ne la condamne à disparaître.

 

Il existe un temps pour la Fête

qui est celui de la Multitude ;

il existe un temps pour l’Art

qui est celui de la Solitude.

 

 

 

 

 

 

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13 février 2023 1 13 /02 /février /2023 09:48
L’Oeuvre d’Art et son aura

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   L’œuvre ? C’est toujours une lente et douloureuse parturition qui lui donne jour avant que des regards ne s’y abîment dans un essai d’explication avec ceci qui est pur mystère, sinon total miracle. Oui, « miracle » car surgir du Néant et se donner pour Réel, voici qui est étonnant, voici qui nous interroge au plus profond. Quelque chose n’avait ni lieu, ni temps, ni langage et voici qu’un espace éclot, qu’un instant se déplie, que les mots d’une prose ou d’une poésie viennent nous tirer, Nous-les-Voyeurs, d’une torpeur native dont, à notre tour, il nous faut éclore. Il n’y a nulle autre issue que de nous confronter à ce qui nous fait face et, en tant qu’émergence de l’Art, nous questionner à son sujet. Ne le ferions-nous et nous demeurerions en-deçà de qui-nous-sommes au motif que l’œuvre nous constitue, tout autant que nous la constituons et l’amenons sur les rives de l'exister. Mais alors, qu'en est-il de l’antériorité de l’œuvre, de sa genèse, de son origine ? Je crois qu'il est nécessaire de poser l'hypothèse qui lui attribuerait une manière « d'éternité ». En termes aristotéliciens, avant sa parution, elle était « en puissance », après sa parution, elle est « en acte ». Si l’acte est existentiel, doué de quelque positivité, de déterminations précises, la puissance est indéterminée, simplement avant-courrière de l’œuvre, aussi faut-il l’envisager douée de toutes les virtualités qui, un jour, sous le pinceau de l’Artiste, trouveront les motifs de leur réalisation.

   Aussi convient-il de dire que l’oeuvre a, de tous temps, assumé quelque présence, qu’elle est devenue visible, cependant portant toujours avec elle cette réserve d’invisibilité qui l’accomplit en tant que témoin de l’Art et ici, je pense bien évidemment à la célèbre formule de Paul Klee :

 

« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

 

   Et que « rend-il visible » ? Une Forme qui lui préexistait, une Forme qui était en attente de sa manifestation. Ainsi l’Artiste aura-t-il été le Médiateur, le Passeur de l’Invisible, ce qui signe l’essentialité de son geste. Seul l’Invisible peut se porter à la hauteur d’un concept, d’une intellection, d’une perspective imaginative. Le Visible est bien trop lesté de lourdeur, arrimé à un sol dont il ne peut s’extraire, qui le destine à l’étroitesse d’une contingence. Il faut à l’Art, plus de légèreté, plus de diaphanéité, de transparence, d’élévation. C’est pour cette raison que Nous-les-Terrestres, les Terriens, les Hommes et les Femmes pétris dans la glaise, avons tant de mal à pénétrer les œuvres, à en éprouver la subtile fragrance, à nous enivrer de sa pure ambroisie.

   C’est à un véritable travail sur Soi que nous sommes conviés qui, en même temps, est travail sur l’œuvre. De concert il devient nécessaire de faire ce voyage en direction de l’Invisible, de l’Impalpable, de l’Ineffable. C’est au terme de cette ascension, si proche d’une extase, que les choses artistiques se déploieront et nous inclineront à les rejoindre dans cette sublime ouverture, dans cette échappée à nulle autre pareille, échappée de nous-mêmes qui ne nous dispersera nullement mais, bien au contraire, nous assemblera au sein même de notre être, nous disant le lieu d’une possible unité. Si notre cheminement en l’œuvre se donne comme premier, originel, pur, véritable, alors entre l’œuvre et nous, la distance se réduira au point que, occupant un lieu unique et singulier, nous serons en l’œuvre, nous confondant en elle, une seule ligne continue qui sera la ligne d’un sens imprescriptible, d’un sens parvenu à l’acmé de sa profération. Certes ma formulation est emphatique, lyrique, brodée, comme toujours, des pampres vives d’un Romantisme exacerbé, mais je crois que c’est à ceci qu’il faut s’attacher : métamorphoser la sombre prose du quotidien en ce rayonnement, en cette lumière, en cette provende qui enflamment l’esprit et le portent au plus loin, dans cette onirique contrée où il n’y a plus ni différence, ni contrainte, ni opposition entre des termes étrangers.

   Certes, pour des Rationalistes purs, pour les Normatifs de la Science, mon discours passera pour de la mystique, de l’exaltation, pour une passion débordée de toutes parts par son flux.  Mais peu importe la critique, c’est le cœur même de cette expérience sans-mesure qu’il faut retenir et « laisser le temps au temps » pour retenir de Cervantès sa belle méditation sur le mûrissement des idées, sur leur lente maturation depuis les semailles jusqu’à la récolte. Pénétrer au cœur d’une œuvre nécessite cette longue patience, cette abstraction de Soi dans l’ombre de laquelle la germination trouvera à s’accomplir, à fructifier.

   Mais après ces considérations générales, il faut en arriver à « Venue-à-Soi », tel est le prédicat que j’affecterai, aujourd’hui, à cette œuvre insolite de Barbara Kroll. Cette Artiste Allemande nous a habitués, depuis fort longtemps, à nous livrer, d’une manière spontanée, les strates de son travail pictural, les phases successives qui conduiront la peinture à son terme. « Work in progress », si l’on veut sacrifier à l’anglomanie galopante. Pour ma part, et de façon bien plus hexagonale, je lui préfèrerai l’expression simple et immédiatement perceptible de « travail en cours ». Comment qualifier cette lente « parturition » dont je parlais au début de mon article ? Esquisse ? Ébauche ? Canevas ? Essai ? Brouillon ? Premier jet ? On voit que le lexique est amplement polymorphe et qu’il traduit l’embarras dans lequel nous sommes d’attribuer à l’œuvre en devenir, tel qualificatif de préférence à tel autre. Cet embarras est l’écho de celui de l’Artiste lorsque, dans le silence de l’atelier, il s’agit d’extorquer au Néant cette signification qu’il porte en lui et qu’il retient comme la marque insigne de son secret.

   Toute création est, par essence, douleur. Parfois la naissance se pratique-t-elle au forceps. La plupart des Artistes répugnent à exposer les degrés successifs de leur travail, sans doute au motif que se révèlerait là leur échec relatif, leur impuissance, parfois, à tirer de la matière cette marge d’Invisible qu’ils retiennent en eux, qui est le motif même de l’Art comme il a été dit précédemment. Bien évidemment, dans la conscience de l’Artiste, ou bien dans les corridors de son inconscient, c’est son image même qui se joue ici, en raison d’une identification, d’une projection du Créateur en son œuvre, un identique mouvement de retour ayant lieu depuis cette dernière en direction de Celui, Celle qui ont procédé à son émergence.

    

   L’œuvre, telle qu’en soi elle se donne au premier regard

 

   La chevelure est Jaune-Paille, une moisson sous le soleil. Mais elle n’est nullement l’image d’épis dressés fièrement dans l’or du jour, loin s’en faut. Ce sont des lanières, des ruissellements de Jaune, des pertes vers quelque possible aven qui en récolterait l’inépuisable ressource, l’inextinguible source. Il y a du désordre, beaucoup de désordre dans ce ruissellement, beaucoup de confusion, une manière de mince Déluge qui bifferait l’épiphanie du Modèle, la ramenant de facto à ce coefficient d’Invisibilité qui se donne pour notre essentielle obsession, pour notre recherche infinie. Et le visage, mais y a-t-il visage, c’est-à-dire présence, possibilité de rencontre, de dialogue ? Nullement et nous sommes désemparés en tant que Voyeurs de faire le constat de ce retrait, de cette absence, de cette fuite. Comme si l’œuvre se refusait à nous, souhaitait demeurer dans une marge d’inconnaissance, demandait la clôture bien plutôt que l’ouverture, le dépliement.

    Alors dépossédés des signes insignes qui définissent l’Être en sa venue, nous nous interrogeons nécessairement sur notre propre présence, sur notre consistance au Monde, sur les assises que nous croyons nôtres et ne sont, en réalité, que ce marais métaphysique, cette ontologie lagunaire dans laquelle nous sommes immergés à défaut de n’en pouvoir jamais sortir. Et, ici, si nous sommes remués jusqu’en notre tréfonds, alors l’Art aura accompli son Œuvre, laquelle ne consiste en rien d’autre qu’à interroger notre propre fondement, à nous situer, dans l’espace et le temps, à cette croisée des chemins qui est notre Destin même. Il en va de notre ressenti intime, de l’inclination de nos sentiments, de l’acuité de nos perceptions, de la profondeur de nos sensations. Certes, ce que je décris ici est bien « Romantique », mais seuls les Délateurs de la sensibilité ne pourraient en supporter la brûlure, ce feu qui n’est pas funeste mais lieu de pure joie. Il devient urgent de ménager une place à la Belle Nature, aux manifestations du moi, à l’amplitude de l’imagination, de donner site au rêve, de faire de la mélancolie l’instrument de nos plus vives émotions, d’inscrire le cheminement spirituel en lieu et place d’une matérialité qui est la croix que nous portons sur nos épaules quoique nous nous en défendions.

   Certes cette œuvre nous désarçonne au vu de son coefficient d’insaisissabilité, du flou, du nimbe dont elle s’auréole qui, du reste, concourent bien davantage à sa gloire qu’à sa possible condamnation. Cette œuvre, tel le symbole,  « donne à penser », pour reprendre le mot célèbre de Paul Ricoeur. Eu un seul et unique mouvement, elle « donne à penser » le Soi, l’Autre, la pure Présence et aussi bien le Néant dont l’on perçoit les linéaments entrelacés dans la tâche de vivre. Que les portes d’entrée de la perception soient occluses ou bien ébauchées, un œil est à peine visible, l’arête du nez disparaît sous une mèche de cheveux, les lèvres sont une à peine naissance de la pâte picturale. « Venue-à-Soi », ainsi nommée dans une manière d’étrange paradoxe puisque, aussi bien cette « venue » est pur retrait, cette parole dont on eût attendu qu’elle nous rencontrât est pur silence, le subtil langage dont nous eussions pu espérer un poème, n’énonce rien, sombre dans une sorte d’aphasie qui nous rend muets à notre tour. Quant aux motifs approximatifs de la vêture, ils viennent consoner avec cette atmosphère d’étrangeté que nous sentons frôler notre peau à la manière d’un illisible courant d’air, il est déjà loin et nous n’en conservons que la touche imprécise, inquiétante, étrange cependant.

   Et maintenant, avons-nous au moins fait le tour de l’image ? En avons-nous inventorié toutes les significations qui la détermineraient de façon à nous la rendre perceptible ? Non, nous n’avons fait qu’approcher, ce que seule permet toute chorégraphie esthétique autour de son énigme. Et l’œuvre, dans tout ceci, que nous dit-elle d’elle ? Que nous dit-elle de l’Art ? Elle nous dit ce que nous nous en disons en notre for intérieur, c’est-à-dire une méditation qui semble n'avoir ni début, ni fin. C’est bien là l’essence de l’Art que de nous placer face à un paradoxe, donc à une lecture toujours amputée de la totalité de son être. Nous la livrerait-elle en totalité et ce ne serait plus de l’Art, une simple positivité parmi l’océan des positivités et des plurielles déterminations du réel. Il se confondrait avec la première réification venue, il ne serait guère différent du statut de la Chose, une contingence soudée à sa propre hébétude. Si l’œuvre se manifeste sous les traits d’une toile, d’une pâte, de couleurs, tous éléments hautement tangibles, l’œuvre donc, tel le lourd iceberg, ne nous montre jamais que son étroit continent, l’essentiel se dissimule sous la ligne de flottaison, dans les complexités de la glace bleue et des chemins d’eau qui y sinuent, de la profusion des bulles d’air qui en dilatent la matière. C’est bien là que l’essentiel de notre vision de Voyeurs doit se concentrer, tâchant patiemment de décrypter les hiéroglyphes, d’en interpréter la belle et irremplaçable complexité.

   Le plus souvent, Regardeurs inattentifs aux motifs de la profondeur, distraits au point de confondre la corolle et son nectar, nous avançons parmi les œuvres, nous limitant à leurs contours, aux apparences qu’elles nous tendent comme si, image reflétée en quelque miroir, nous n’en percevions que la buée, l’évanescence bientôt dispersée aux quatre vents de l’insouciance. Il nous faut donc nous disposer au négatif, à la réserve, à la dissimulation, à l’absence. Tels des saumons qui fraient, il nous faut remonter à la source, là où naissent les eaux en leur originelle pureté, toujours remonter vers l’amont, scruter l’en-deçà, interroger l’a priori, se mettre en quête de l’antériorité de l’antériorité, se confronter à l’impossible, à l’indicible et tresser, tout autour de l’œuvre, identique à une couronne de lauriers étincelant sur le front de quelque dieu, cette Invisible aura qui est le Tout de l’œuvre en son irremplaçable nature.

   Car l’œuvre ne saurait se limiter à l’actuel visage qu’elle offre à notre curiosité. L’œuvre, sûre de soi, qui paraît ici et maintenant s’affirmer dans sa présence, elle n’est pas unique, terminée une fois pour toutes. Elle s’abreuve à mille esquisses, à mille projets contrariés, à mille aventures dont elle conserve  la trace en sa mémoire picturale, en ses configurations plastiques. L’œuvre ? C’est l’Artiste qui lui a donné le jour au carrefour de ses méditations ; c’est elle, l’œuvre en sa manifestation la plus réelle ; c’est Nous qui la fécondons et l’accomplissons à l’aune d’un regard juste. Oui, « juste », car seul ce regard est porteur de Vérité, ceci même qu’expose l’Art à nos yeux incrédules. Nous avons grand besoin d’en déciller l’habituelle cécité. Il faut inciser la cataracte et faire briller la Lumière.

 

L’Art n’est nullement autre chose que ceci,

un éclair qui déchire la nuit et se

retire aussitôt dans sa ténébreuse mesure.

  

   Les œuvres de Barbara Kroll ont cet évident mérite de nous confronter à nos propres ombres, la seule manière, sans doute, de nous extraire de notre gangue de Voyeurs de l’aube ou du crépuscule. Ce que nous voulons, pour les plus lucides, les plus exigeants, tutoyer le zénith, là seulement nous pouvons habiter à la hauteur de l’Art. Ce Vertige !  Ce n’est nulle paranoïa, c’est la demande que formule l’Art lui-même en son exception, en son unicité.

 

 

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11 décembre 2022 7 11 /12 /décembre /2022 09:16
Fragment de Vie

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il faut partir de la blancheur. De la pure blancheur. Par exemple du champ de neige immaculé, des pétales duveteux du somptueux édelweiss, de la corolle étincelante du nymphéa. C’est de ceci dont il faut partir, tout comme la parole part du silence, tout comme la lumière sort de l’ombre. Tout ceci, blancheur, neige, édelweiss, nymphéa, ce sont les prédicats de la naissance, de la venue au Monde de l’Être en son unique beauté. Il n’y a guère d’autre événement qui puisse en surpasser la haute valeur, un genre de tutoiement de l’Absolu lui-même. Ici, que l’on ne se méprenne nullement, l’Absolu ne vise aucunement quelque divinité devant laquelle il faudrait se prosterner, c’est du SENS porté à sa surpuissance dont je veux parler, de cette manière d’éblouissement qui envahit le champ entier de la conscience dès l’instant où quelque chose de singulier y surgit et s’y donne en tant qu’indépassable, un rayonnement sans fin.

   Oui, toute Naissance, ne fût-elle point royale, est de cette nature qu’elle modifie en profondeur la scène du Monde. Un Esprit nouveau s’annonce dont il sera nécessaire de tenir compte, peut-être un simple Quidam hantant les sentiers de la Vie à l’aune d’une invisibilité. Peu importe, le plus souvent ce sont les destinées de plus haute modestie qui sont porteuses d’une éthique accomplie. Ceux qui, par les hasards de la naissance, ont dès leur origine le front cerné d’or ne sont pas toujours, et de loin, les plus vertueux. Les biens matériels ont la fâcheuse tendance à répandre sur les sentiments une ténèbre qui en obère la clarté, métamorphose le mouvement de la générosité en son contraire. Mais rien ne servirait d’épiloguer davantage sur la morale humaine, ses projections, la plupart du temps sont visibles sans qu’il soit nécessaire de porter son investigation plus avant.

   

Donc du blanc,

du neutre,

de l’improféré.

 

   Quelque chose qui ne se montrerait que sur le mode de la réserve. Quelque chose qui hésiterait à dire son nom, à figurer autre parmi les Autres. C’est toujours douloureux la Naissance, c’est la venue à Soi dans un Monde qui ne vous attend nullement, il faut s’y faire une place, s’y creuser une niche parmi le tumulte des autres niches. C’est une conquête de haute lutte, une sourde reptation au milieu des hautes herbes de la savane, une position gagnée pouce à pouce, on progresse un peu dans le genre des Commandos, sur le ventre, au ras du sol, on entend passer au-dessus de Soi, dans un sinistre claquement, les balles qui déchirent l’air. Alors, pour l’Artiste comment donner Naissance à ce qui n’a nullement de réalité, qui s’expose au danger, dès la première touche de couleur posée sur la toile ? Comment ?

   On fait dans la plus grande douceur, sinon dans l’hésitation à la limite d’une douleur. On trempe la pointe de son pinceau dans une tache de Noir de Fumée, on la fait progresser, mais dans la délicatesse, on fait sortir une ligne du blanc. La ligne est hésitante, elle se cherche, elle renoncerait presque à paraître tellement il y a de souffrance à sortir de Soi, à projeter son propre corps dans l’arène de talc où tout se joue, de sa propre existence, de sa propre vérité. Cette ligne qui ondule et fraie sa voie, c’est un peu Soi qu’on sacrifie à la lumière du Jour, qu’on livre au regard des Autres, à leur Verbe qui, parfois coupe et tranche, entaille la chair et son souffle est déjà loin, occupé à d’autres champs de bataille, à d’autres proférations, tantôt élogieuses, tantôt mortifères, toujours dans la possibilité de modifier le réel, de lui affecter telle ou telle tournure.

   Mais si le corps de l’Artiste est en jeu, le nôtre, en tant que Regardeurs de l’œuvre, l’est tout autant, tout comme le corps du Monde qui n’est jamais que la totalité de nos corps assemblés en une étrange ruche bourdonnante. Ce que je veux dire, c’est que nul ne sort indemne du geste artistique, ni l’Artiste, ni le Voyeur, ni le Monde puisque, aussi bien, un invisible fil de la Vierge relie ce que nous sommes en une indéfectible unité. Vivant, nous ne pouvons pas plus ignorer l’Art que le Monde, tout ceci est notre commune mesure, notre univers en partage. Et maintenant il devient nécessaire que nous visions avec plus d’attention cette Esquisse. Tout est dans l’ébauche, tout est en partance de Soi. Seuls quelques contours pour dire la Destinée Humaine. La tête est vide. L’œil est transparent. Le buste est une plaine lisse. L’unique bras cherche le chemin de son être. Å laisser nos yeux flotter sur cette ligne si peu assurée d’elle-même, nous sommes désorientés. Le graphisme, nous le vivons comme un manque, nous le vivons comme une absence, c'est à dire que notre désir est insatisfait, que notre soif de complétude ne sera nullement étanchée, que notre insatiable faim des nourritures terrestres demeurera en suspens, que notre frustration sera grande de ne nullement parvenir à notre être au motif que, bien évidemment, nous nous serons identifiés à l’œuvre en cours.

   L’œuvre, en conséquence, nous ne la vivrons nullement dans la perspective d’une création plastique, seulement en Nous, au plus profond, mutilation de qui-nous-sommes en notre exister, des arbres trop vite poussés, dépourvus de frondaisons, à l’écorce entaillée par les morsures du temps et c’est tout juste si, encore, nous percevrons le socle de nos racines, leur avancée dans la terre nocturne. Nous sommes des êtres en partage, nous sommes des êtres fragmentés, un genre de presqu’île qui ne connaît plus le continent auquel elle n’est plus rattachée que par la minceur d’un simple fil. (Ce thème court à la manière d’un leitmotiv dans le déroulé de mon écriture. C’est un motif métaphysique qui imprègne jusqu’au moindre de mes tissus, plaque sur le globe de mes yeux une vision nécessairement diffractée du Monde. C’est égal, je préfère un excès de lucidité à une passivité existentielle dont l’apparente sagesse est bien pire que le mal qui court à bas bruit sous la ligne d’horizon. Ne le perçoit uniquement qui le cherche.)

   Cette vision partielle de la physionomie somatique des Existants est belle d’économie de moyens et de profondeur mêlés. Tout s’y dévoile selon l’angoisse fondatrice, constitutionnelle de nos multiples errances. Et, maintenant, ce qu’il est nécessaire de mettre en lumière, de confronter à la manière dont deux ennemis s’affrontent sur un champ de bataille : cette partie émergée de l’iceberg, visible, ce buste qui se dit dans la simplicité et son contraire, cette anatomie ôtée à notre vue, cette partie immergée, mystérieuse, au sujet de laquelle nous ne pouvons jamais émettre que quelques hypothèses hasardeuses. Le Visible est notre vie ordinaire, notre Présent dans lequel s’inscrit la haute trame des « travaux et des jours », cette existence concrète tissée d’actes, de rencontres, d’étonnements, de surprises mais aussi de déceptions, de fausses joies. Le « mérite » de ceci : sa non-dissimulation, son évidence en quelque sorte. Nous sommes les Découvreurs sans gloire de ce qui vient à nous sur des chemins balisés qui courent tout en haut de la crête, illuminés des rayons venus de l’adret.

   Mais nous ne fonctionnons nullement au seul régime des évidences. Loin s’en faut et dans notre cheminement de lumière, comme en son naturel revers, les ombres de l’ubac, celles dont la fantasmagorie, le spectre, courent à bas bruit sans que nous en soyons directement alertés, sauf parfois dans nos moments d’inexplicable tristesse, de poids de l’âme qui ne connait plus de son envol qu’une sorte de lourdeur, et un paysage terrestre infiniment bas, confinant à quelque songe si confus que rien ne nous en parviendrait qu’un carrousel d’images contradictoires, diffuses, nous laissant dans la stupeur la plus verticale, comme si, soudain, nous étions en lisière de notre être, incapable d’y retourner jamais. C’est cet invisible territoire que Barbara Kroll laisse vacant en ne traçant de son Modèle que les quelques lignes du buste qui sont censées, à elles seules, évoquer la totalité du réel, de notre réel.

   Et c’est sans doute la force de cette œuvre que de nous montrer bien plus que ce que nos yeux perçoivent. Car, si nous visons bien cet œil, cette tête, ce nez, cette épaule et ce bras, nous nous appliquons avec, peut-être plus d’acuité, à percevoir la dimension absente, comme si un inévitable écho partait du roc du buste pour nous immerger, immédiatement, dans cette zone d’invisibilité qui se donne à la façon d’une interrogation métaphysique. Et qu’en est-il de cette zone de pure indéterminité, de lieu qui serait simplement « utopique » au sens de « non-lieu » ? Nous pouvons seulement l’halluciner, tâcher d’en évoquer quelques perspectives à défaut d’en saisir le visage que nous pourrions décrire avec exactitude. Là, comme dans une espèce de marécage, d’étendue lagunaire aux teintes sourdes d’étain ou de plomb, quelques effusions se détachent, pareilles à la brume qui monte d’une eau. Qu’y voyons-nous que nous pourrions approcher, sinon à la hauteur d’une certitude, du moins dans une rassurante approximation ? Parfois préfère-t-on l’ombre portée de la chose à la chose elle-même. Nous y voyons, pêle-mêle, dans un clignotement de clair-obscur, quelques esquisses, quelques formes imprécises qui pour n’être nullement interprétables rigoureusement, nous disent un peu de notre être dissimulé que nul autre que nous ne saurait voir, même dans le genre de l’approche.

   Cette Terra Incognita : les souvenirs anciens qui gravitent tout autour de nous, à la façon d’étranges satellites dont nous percevons les révolutions sans pouvoir leur attribuer un prédicat suffisant, de simples lueurs qui glissent sur la vitre de notre conscience.

   Cette Terra Incognita : d’antiques et vénérables amours qui n’ont plus ni figure, ni forme, simplement un genre d’illisible aura qui frôle notre corps de ses palmes de soie.

   Cette Terra Incognita : une luxuriance de projets avortés, morts avant même d’avoir vu le jour, il n’en demeure que de vagues et incertains feu-follets dont les ombres se projettent sur les parois de nos désirs sans s’y jamais fixer.

   Cette Terra Incognita : des notes sur des feuilles blanches, une foultitude de notes avec des biffures, des ratures des encadrés, des renvois à la ligne dont notre œil ne saisit plus que l’étrangeté hiéroglyphique.

   Cette Terra Incognita : des lectures plurielles, nous aurions voulu en retracer sans délai l’histoire, y évoquer la belle résille des pensées mais c’est comme un faux-jour qui hante le langage, le rend méconnaissable, presque une langue étrangère.

   Cette Terra Incognita : ce que nous avons été, que nous ne sommes plus, une image floue sur le miroir d’une photographie jaunie.

   Cette Terra Incognita : ce moment de pure joie, ce moment d’extase lié à la rencontre de l’Aimée ou bien de l’œuvre d’Art dans la salle silencieuse du Musée, c’est un chant ancien, un murmure qui ne dit plu son nom que sur le mode de la complainte.

   Cette Terra Incognita : cette libre insouciance de la jeunesse, cette liberté sans entrave, cette course effrénée à travers collines, champs et bois et, aujourd’hui, juste une clairière autour de soi avec le cercle fermé de son horizon.

   Cette Terra Incognita : la saveur d’une « Petite Madeleine », ces délicieuses gaufres concoctées par une Aïeule aimante, un fer noir avec un long manche, seule subsistance de ce qui fut.

   Cette Terra Incognita : ce long poème commencé depuis toujours qui fait ses circonvolutions au centre de la matière grise et s’y ensevelit telle une cendre dispersée au vent.

   Cette Terra Incognita, notre Terre seconde où, à la manière de formes moirées, irisées, notre Inconscient va et vient à sa guise, détaché de nous, de notre présence actuelle, animé de mouvements dont nous ne sommes plus les maîtres.

   Cette Terra Incognita : les fleurs de notre imaginaire, tressées à la puissance infinie des Archétypes, ces forces occultes qui nous dirigent bien plus que notre natif orgueil ne pourrait en admettre la plurielle effectivité.

 

Cette Terra Incognita = Cette Terra Incognita

 

   redoublement de la formulation qui ne peut se conclure que sous la figure de la tautologie, cette Totalité qui, à elle seule, contient une Vérité qui ne nous est pas accessible, pas plus qu’elle ne pourrait l’être pour les modernes Sondeurs de Conscience, ils sont des Sourciers aux mains vides. Ils ne peuvent jamais nous atteindre qu’à la hauteur de leur grille interprétative, de leur dogme dont ils ne pourraient s’abstraire qu’à procéder à leur propre annulation.

   Cette Terre Incognita, bien loin de nos aliéner est le gage de notre Liberté entière et imprescriptible, car elle est le signe de notre singularité, l’empreinte de notre Essence, laquelle n’est ni divisible, ni partageable.

   Un grand merci à l’Artiste Allemande de nous permettre de voyager en ces terres qui, faute de pouvoir être conquises de haute lutte, sont les territoires, les fondements sur lesquels nous existons. Dangereusement sans doute, toute vie étant au risque de n’être plus qu’un souvenir de vie. Les Morts conservent-ils une mémoire de leur passé ? Ont-ils, en quelque tiroir du Néant, des documents d’archéologie clairement visibles que les feraient plus Vivants que les Vivants ?  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 novembre 2022 2 22 /11 /novembre /2022 08:53
Où commence, où finit l’œuvre ?

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   C’est du blanc en tant que fondement dont il nous faut partir, comme si un virginal champ de neige n’attendait que la chute de la brindille, le sautillement noir de l’oiseau, la plume cendrée, minces prétextes lexicaux qui initieraient le début d’une narration. Plus d’un de mes textes aborde cette heure aurorale de l’Art, là où rien n’est encore décidé, où la résille de la tête de l’Artiste est dans le flou, où sa main tremble encore du songe à peine évacué, où elle tremble aussi de ce destin de l’œuvre qui s’annonce dans une manière de retrait têtu, de parole silencieuse qui ne consentira à épeler les lettres de son nom qu’au prix d’une tension psychique, peut-être même d’une angoisse du Créateur exilé de soi, exilé du monde, tout le temps que dureront cette latence, cette indécision, car il en va d’une conscience de Soi à poser face à l’énigme de la venue en présence d’une chose éminemment singulière. Question de Vie ou de Mort.

   Vivre, pour l’artiste est inscrire sur la peau du Monde les stigmates, les scarifications, les traits et les signes qui donneront sens selon Soi à ce qui a priori n’en a pas. La toile blanche n’a nul sens, pas plus que le ciel vide de nuages, pas plus que le ruisseau d’eau claire qui ne coule que pour couler. L’Artiste est un Tatoueur qui grave de son stylet encré, au plein de l’épiderme, la marque qui est son essence la plus intime. Pas de plus grand désespoir, pas de mesure plus absurde que de demeurer la tête désertée, les mains vides face à ce qui attend d’être fécondé, ce qui attend que se lèvent en lui les indices, les empreintes d’un chemin existentiel, autrement dit le sillon de la présence humaine sur fond d’espace et de temps. Question de Vie ou de Mort, disions-nous. Oui, échouer sur le rivage blanc de la toile, sans possibilité aucune d’y inscrire son propre chiffre, s’annonce comme un trait avant-coureur de la Mort. Question de Vie ou de Mort.

   Nous regardons en silence, avec une sorte de fixité, sinon de fascination, ces deux Silhouettes Humaines seulement ébauchées. Nous y reconnaissons d’emblée, un visage d’Homme, un visage de Femme. Sans doute s’agit-il de deux œuvres juxtaposées dans le genre d’un diptyque ?

   Visage de l’Homme : cheveux courts et noirs, avec un reflet plus clair. Contour du visage : une ligne simple, à peine affirmée. Vêture : un demi col de chemise, le fin liseré destiné à accueillir le boutonnage.

   Visage de la Femme : cheveux mi courts avec des mèches en désordre. Contour du visage et du vêtement : une ligne presque invisible. Motif des lèvres : trois traits rouges. Certes, cette description au plus près est clinique, abstraite, pour la simple raison que nulle rhétorique ne saurait s’élever de si minces prétextes, sauf à vouloir broder des hypothèses au motif de quelque fantaisie. Nous, en tant que Voyeurs de l’œuvre, demeurons sur notre faim et si nous restons dans cette posture, c’est simplement en raison de l’unique  saisie de l’esquisse de surface. Mais il y a plus de profondeur et ceci ne se révélera qu’au prix d’un travail de déconstruction/reconstruction de ce qui nous est donné à voir, de façon à en scruter quelque perspective signifiante. Question de Vie ou de Mort.

   Ce qui, immédiatement vient à la pensée, c’est l’interrogation suivante : cette Œuvre est-elle terminée ou bien ne s’agit-il que d’un canevas qui trouvera son plein accomplissement dans un temps non encore déterminé ? Cependant, il semblerait que la signature de l’Artiste confirme bien qu’il s’agit d’une œuvre achevée. Donc pour l’Artiste, une totalité de sens était incluse dans ce face à face de ces deux fortraits traités dans une belle économie de moyens, ce qui leur confère clarté et élégance. Existe-t-il, dans le processus de création, un point de non-retour à partir duquel les lignes posées sur le subjectile se suffiraient, plaçant l’image dans une satisfaisante autarcie, tout trait surnuméraire en affectant gravement le contenu interne ? Sans doute y a-t-il un point d’équilibre dont la singularité affecte Celui ou Celle qui créent, ce point établissant l’instant de la touche finale. Alors le point qui clôt le geste est pure détermination subjective dont les tenants et les aboutissants sont bien trop complexes pour être évoqués ici. Il s’agit, en quelque façon, des climatiques affinitaires dont nul ne pourrait rendre compte spontanément, eu égard aux soubassements inconscients qui en animent la venue au jour. Question de Vie ou de Mort.

   De toute évidence, se révèle toujours chez nous, Spectateurs de l’œuvre, un sentiment de frustration au regard de l’abstraction qui ôte à notre vue des traits de physionomie qui eussent concouru à nous rassurer. Si belle, si active dans la construction de notre propre architectonique, la dimension des détails du visage :

 

l’éclat d’un regard,

le réseau des rides,

la personnalité d’un nez,

la mimique d’une bouche,

 

   autant de cailloux semés sur notre chemin afin que notre marche ne soit nullement hasardeuse. Et pourtant, les choses sont-elles si évidentes qu’il y paraît dans cette fonction de réassurance narcissique dont nous gratifieraient les signes attendus d’une épiphanie complète ? Non, il n’y a nulle certitude. C’est simplement une question de point de vue. Tel qui verra en l’œuvre considérée « inachevée », la plus pure liberté imaginative, tel Autre n’y entendra qu’une dimension privative, sinon absurde.

    Nous sommes essentiellement des êtres de REGARD, ce regard dont nous souhaiterions qu’il fût toujours immédiatement comblé. Le réel venant à notre encontre nous l’eussions voulu placé sous l’emblème de la complétude, contenant l’entièreté des caractères, des tournures, des apparences dont notre désir avait, de tout temps, tracé les sentiers de sa venue.  Mais c’est toujours du déceptif qui s’annonce en lieu et place de cet univers des délices avançant à bas bruit dans les replis de notre âme, cet idéal que nous plaçons si haut et qui, la plupart du temps, s’éclipse. Question de Vie ou de Mort.

   Mais raisonner de cette manière n’est qu’une approximation du réel de l’Art, non son essence intime. Si nous réclamons des traits supposés absents, c’est que, prioritairement, nous dressons ces portraits au titre de la quantité, nullement de la qualité. Or nulle réification, dans sa pullulation, ne nous assure de rien, bien plutôt elle nous égare dans une manière de chaos indescriptible dont nous ne ressortirons jamais qu’exténués. L’Art Minimal, puisque c’est bien ici ce dont il est question, loin de nous livrer aux affres de l’incompréhension, nous ouvre grand les portes de la clarté : clarté des signes, clarté des intentions, clarté qui est nécessairement à notre mesure puisque c’est NOUS qui sommes conviés, en une certaine façon, à poursuivre l’œuvre, c’est-à-dire à nous inscrire dans la constellation pensante de l’Art, sans doute l’une des plus belles inventions de l’Homme.

   Barbara Kroll, apposant sa signature au bas des portraits, ceci voulait signifier la fin d’une tâche, la clôture temporaire d’un sens à l’œuvre, lequel jamais n’arrête sa course, identiquement aux astres qui sillonnent silencieusement le ciel à une vitesse infinie. La mobilité est leur essence. La nôtre, l’essence intime qui nous fait qui-nous-sommes, est affectée d’une course plus lente mais non moins signifiante. Longtemps, dans le silence de nos corps, ces portraits traceront en nous les lois de notre propre devenir. Question de Vie ou de Mort.

   Peut-être le Lecteur, la Lectrice s’interrogeront-ils au sujet de cette lancinante antienne « Question de Vie ou de Mort », laquelle semble rythmer la venue du texte à son terme. Cependant, « nul péril en la demeure », faire face à une œuvre, quelle qu’elle soit, y porter un regard scrutateur, tâcher d’y déceler un possible sens, tout ceci n’a jamais lieu qu’à l’aune d’une Joie, et c’est la Vie, à l’aune d’une tristesse, et c’est la Mort. Toujours nous oscillons entre ces deux bornes, tout comme l’œuvre, depuis notre Naissance jusqu’à notre Disparition. Nous aussi sommes des œuvres dont nous ne possédons nullement la clé, un chiffre qui court et se noie parmi la multitude sans nom des autres chiffres. Ainsi va notre Destinée Humaine.

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3 novembre 2022 4 03 /11 /novembre /2022 08:31
L’Aventure de l’Oeuvre

« Destin d’une Nature Morte »

Barbara kroll

 

***

Qu’en est-il de l’Art ?

Qu’en est-il de la Création ?

Qu’en est-il du destin des Œuvres ?

 

   C’est à cette triple question qu’il nous faut essayer d’apporter quelque réponse, certes une approche seulement, quelques essais de compréhension. Cependant interroger ces trois thèmes revient, en définitive, à n’en interroger qu’un puisque, aussi bien, ces notions sont des notions-gigognes, de simples entités qui, s’emboitant, se déterminent l’une l’autre, pour aboutir à une sorte de Point-Source qui est celui de l’existence de l’Esthétique, sa condition de possibilité en quelque sorte. Pour paraphraser la célèbre formule de Leibniz, nous pourrions dire en une question saisissante :

 

« Pourquoi y a-t-il de l’Art et non pas plutôt Rien ? »

 

   Poser la question d’une œuvre, revient toujours à poser la question du fondement sur lequel elle repose, à savoir cette donation de sens qui se définit tel un Absolu au motif que l’Art ne peut qu’être de cette nature, sinon n’être Rien. Certes raisonner ainsi consiste à « placer la barre » si haut que nul n’en pourra franchir l’obstacle. Et pourtant, c’est bien une question de hauteur, d’élévation qui traverse toute œuvre, fût-ce de manière inconsciente. Il ne viendrait à l’idée de personne d’imaginer l’Artiste devant son chevalet ou son espace de création, accomplissant un travail de routine au cours duquel, nul arrière-plan ne se dessinerait qui viserait l’exigence la plus haute, la finalité la plus ambitieuse. N’est nullement Artiste celui qui, jamais, n’a rêvé de produire un pur chef-d’œuvre. Et ceci ne résulte ni d’une tendance à la paranoïa ni à la mégalomanie, ceci est inscrit dans le trajet même de tout Artiste. On n’est pas Artiste pour Rien.

  

   Dans le travail de création, c’est le Soi qui est totalement engagé et rien ne serait pire que de l’hypostasier, le réduire à l’exercice d’une fonction subalterne. Cependant qu’on n’aille pas imaginer quelque stature divine qui tracerait son aura tout autour de Celui-qui-crée. Celui-qui-crée, est, comme vous, comme moi, à la recherche de son être et sa conscience est entièrement tendue vers cet effort de dépassement de Soi qui est la condition même de l’atteinte d’une possible complétude. Or rien d’autre que le geste artistique n’est plus à même de répondre à une telle quête. La reproduction à l’infini d’une pratique qui, par bien des côtés, semble confiner à l’obsession confirme, s’il en était besoin, cette décision permanente d’être-Soi-plus-que-Soi. Aussi, lorsqu’on se penche sur l’œuvre finie de tel ou tel Artiste, nous avons l’impression que ce dernier, sous la conduite de son génie, n’a fait que tracer ce chemin lumineux qui, de toute éternité n’attendait qu’un geste, une main, un regard pour en actualiser la forme.

  

   Mais, bien évidemment, tout Artiste est « humain, trop humain », ce qui ne l’exonère en rien de subir les tourments liés à sa condition, de ne porter l’œuvre sur ses « fonts baptismaux » qu’à l’issue d’un itinéraire hésitant, parfois semé d’embuches. Mais notre tendance à l’idéalisme et notre sourde volonté de nous identifier en quelque manière à l’Artiste, nous incitent toujours à penser que la conduite de l’œuvre, depuis ses prémisses jusqu’à sa forme accomplie, s’est déroulée sous les auspices de la grâce ou, à tout le moins, d’une facilité qui signe l’inestimable valeur du don. Bien entendu cette attitude n’est rien moins que naïve et occulte tout ce qui se dissimule derrière le rideau, ne conservant que la partie visible de la scène avec ses vives lumières et le jeu bien huilé de ses Acteurs. Quiconque a créé, a ressenti en Soi les hésitations, les retournements, les renoncements, les brusques espoirs, les surprises, l’inquiétude, enfin toute la palette des états d’âme dont l’œuvre montrée au grand jour est la résultante sans que l’on ne puisse deviner, sous la pellicule de vernis, les reprises, les failles, sinon les abimes qui, à chaque coup de pinceau, risquaient d’en altérer définitivement l’avenir. Et il est heureux qu’il en soit ainsi afin que l’œuvre soit issue du plus profond d’une humanité. Rien ne serait plus dommageable que le soi-disant « chef-d’œuvre » exhibé par les « vertus » de robots sans âme, de simples machines, simple matière n’appelant que matière.

  

   Donc toute œuvre d’art, suppose en elle, à titre de traces, tous ces manques, ces imperfections, ces remises en question qui vont parfois jusqu’à métamorphoser l’œuvre au point que son terme ne se situe nullement dans le sillage de l’intention qui a été à l’origine de son motif de départ, parfois même une totale inversion du thème se produit-elle comme si c’était l’œuvre elle-même qui avait décidé de « prendre la main », d’orienter la recherche dans telle direction plutôt que dans telle autre. Ici, le titre de l’œuvre « Destin d’une nature morte », indique clairement que ce qui est placé aujourd’hui sous nos yeux, qui devait à l’initiale être « nature morte », s’est retrouvé sous la figure d’un « nu », ce qui ne laisse d’interroger  sur la nature du geste artistique, de sa relativité, de son avenir résultant d’aléas, de surgissements inopinés, de faits de hasard, si bien que cette marge d’incertitude remettrait en question jusqu’à la notion de génie, laissant le champ libre, en quelque sorte, à une manière d’indétermination située hors de la volonté humaine.  

  

   L’indication que nous livre Barbara Kroll est intéressante à plus d’un titre et une simple description de son œuvre nous permettra peut-être de repérer, sous la Forme Féminine, quelques éléments de la Nature Morte esquissée, comme si, de façon inconsciente, mais combien résolue, le pinceau avait été guidé par une force interne résultant des pulsions intimes de l’Artiste. Ainsi, chacun porterait-il en Soi, une invisible trame qui déterminerait aussi bien ses gestes que ses choix, ce qui veut dire qu’un Destin nous surplomberait dont la coalescence à notre être propre le dissimulerait au regard de notre conscience. Des trajets, inaperçus, des lignes de force, des aimantations, des flux, des remous, enfin toute sortes d’énergies imaginables nous guideraient sur la voie qui est la nôtre, qui, du reste, ne peut être que la nôtre puisqu’elle elle est le sol dont notre nature est constitué. Postuler ceci est, à l’évidence, amputer cette fameuse liberté humaine dont nul ne sait si elle existe à titre de réalité ou bien si elle n’est qu’une utopie flottant au large de nos yeux.

  

   Essayons donc de repérer quelques pistes et décrivons ce que nous délivre l’image, quittes à interpréter et à dépasser ce qui y était inscrit au départ, au motif que nous n’avons guère d’autre choix. La seule évidence figurale, ce qui demeure du « premier jet », seulement cette feuillaison verte, un fond noir sur lequel se détache l’aire d’une nappe blanche au travers de laquelle nous devinons des formes dont, cependant, il ne nous est guère possible de déterminer le tracé, de déduire la présence de tel ou tel objet.

 

L’Aventure de l’Oeuvre

Natures Mortes

Barbara Kroll

 

 

   Nous n’avons d’autre recours que d’interroger d’autres Natures Mortes créées antérieurement par cette Artiste afin de fournir à notre imaginaire les matériaux qui ont été occultés sur la toile qui nous occupe. Sous les effacements, il nous plairait de deviner la ligne simple d’un tabouret, un sac à main pendu au mur, des bottes fourrées, un siphon d’eau de Seltz, la ramure d’un arbre, le noir d’une paire de ciseaux, le jaune éteint d’une bouteille de soda, un récipient partiellement rempli d’eau sur lequel repose un pinceau. De prime abord, cette énumération tirée de l’observation d’autres toiles, ne peut que paraître arbitraire. Et pourtant, en raison du « principe des affinités » (ceci est une constante dans mon interprétation des Autres, des Choses, du Monde), dont chacun est porteur, le sachant ou à son insu, une logique singulière du sens pointe en cette direction plutôt que dans une autre. Comme tout un chacun, tout Artiste porte en Soi ce lexique particulier, cette constellation imageante qui nourrit son imaginaire et habite ses œuvres. Parcourez les créations de Barbara Kroll et vous y découvrirez bientôt des thèmes qui vous seront familiers, ces thèmes qui nervurent les toiles, les conduisent de telle manière, lui octroient sa personnalité, autrement dit c’est bien d’un style dont il s’agit, d’une façon de s’entendre avec la peinture, de la placer au-devant de soi sous une certaine lumière.

  

   De cette Nature Morte devenue Nu, tâchons encore d’en dire quelques mots. La coiffe est blond Vénitien qu’un nœud semble attacher tout contre l’oreille. Le visage est bleu de Nuit. Des lunettes de soleil dissimulent les yeux. L’ensemble du corps est une seule ligne bleue d’une sobre élégance. Traçant peu, elle dit beaucoup. La barre des lèvres est un rouge assourdi, identique à un désir en attente, celui d’y porter la drogue douce d’une cigarette. Cette cigarette, tenue au bout de la tige blanche des doigts, on la perçoit à peine. Le cou et le haut des épaules se confondent avec l’obscurité du fond. Puis il y a une violente césure, le corps scindé en deux territoires distincts : le haut versé à l’ombre, le bas ouvert à la lumière. Est-ce à dire, symboliquement, l’ambivalence de toute chose, de tout être, de toute création ?

  

   En un premier temps de sa présence, l’on veut la Nature Morte, ses fascinants objets, son réel plus que réel, l’assurance d’immuable dont elle est investie cette Nature figée, étroitement limitée à la géométrie de sa quadrature. Puis en un second temps, c’est l’Humain qui perce, s’impose de tout le poids de sa naturelle transcendance, de la conscience qui en détermine les contours. Alors, parvenus à l’aval de l’œuvre, en sa phase terminale, que demeure-t-il de ses prémisses, des premiers traits qui en avaient façonné le visage en amont ? Tout est-il soudain effacé, comme si rien n’avait existé que l’image de cette Femme Nue en sa perfection ? Non, en réalité, rien ne s’est effacé de ce qui a paru à l’initiale de la création. Un sens implicite continue son chemin. Paire de ciseaux, pinceau, sac, ramure des branches, tout est là bien plus que nous ne pourrions le penser. Ce phénomène est-il quasi magique ? S’agit-il d’une surinterprétation de ce qui se dit réellement dans la toile ?

  

   Non, ce qui est à postuler ici en tant que vérité, c’est la permanence du sens, son trajet inaperçu, son avancée à bas bruit dans la conscience des hommes et des femmes. L’image de la paire de ciseaux, du pinceau ne trouvaient leur propre sens qu’à être nommés, à être pensés.

 

Or toute pensée n’existe

qu’à titre de Langage. 

Or le Langage est un Universel

qui s’oppose au particulier.

Or l’Universel a un destin infini,

une valeur d’absolu.

Rien de l’Universel

ne s’efface jamais.

Rien de ce qui a été Forme

 dans l’œuvre de Barbara Kroll n’a disparu,

déjà dans le cercle de sa conscience,

dans la nôtre aussi puisque

notre cause commune est

cette co-originarité

qui est le miroir

à double face en lequel

Je deviens Autre.

Je suis Moi

et Moi-en-l’œuvre

et Moi-en-l’Autre.

 

Qu’en est-il de l’Art ?

Qu’en est-il de la Création ?

Qu’en est-il du destin des Œuvres ?

 

Tout est en Tout

Nature Morte en le Nu

Moi en tant que Voyeur

En sa forme accomplie

Qui a souvenance

De son Destin

Oui, de son Destin

 

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1 novembre 2022 2 01 /11 /novembre /2022 08:24
Où en sommes-nous avec la beauté ?

Entre sel et ciel…

Plein soleil…

Etang de Pissevaches…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

                                          Ce texte est dédié à Joël Moutel

 

   [Préambule : Le texte ci-dessous s’interrogera sur le phénomène toujours questionné de la Beauté qui demeure en soi l’un des plus redoutables de toute méditation esthétique. Existe-t-il un « en-soi » de la Beauté qui, du fait de son entière autonomie, nous priverait, nous les Voyeurs, d’en décrypter le sens interne ? Ou bien cette Beauté nous est-elle accessible à partir de qui-nous-sommes, au terme d’un procès essentiellement subjectif ? Peut-être, comme souvent, la Vérité est-elle bicéphale, « en-soi » et « pour-nous ». Cependant nul « en-soi » ne nous est accessible au simple motif que, différant de lui du tout au tout, son essence ne demeurera jamais qu’une abstraction, donc une réalité que nous ne pourrons jamais interroger que d’une manière totalement théorique et conceptuelle. Quant au « pour-nous », j’ai la ferme intuition que rien ne saurait davantage approcher le problème de la Beauté qu’à postuler un « principe des affinités ».

   Mes affinités sont mes points de contact privilégiés avec le Monde, l’inclination singulière selon laquelle j’accède à une partie de ses significations. C’est au motif de ce que je nomme « relations affines » que telle œuvre me parle un langage qui m’est familier et que je comprends aussi bien qu’il m’est possible de le comprendre. Le recours aux affinités permet de saisir immédiatement pourquoi, avec certaines œuvres, je suis « de plain-pied », alors qu’avec d’autres je suis en total « porte-à-faux ». Le-Monde-qui-est-mien, celui de mes goûts, de mes tendances, des jugements qui me sont habituels, cherche toujours la pente naturelle qui le conduit en direction d’un Monde-autre mais qui présente un visage familier.

   Bien évidemment ce concept d’affinités doit se poser en tant qu’a priori, sol originaire, exigence préalable de tout ce qui vient à l’encontre et ne peut l’être qu’à s’alimenter à la source

des Universaux, le Beau, le Bien, le Vrai, en dehors de laquelle nulle éthique ne pourrait se fonder. Or, trouver une chose Belle implique, tout à la fois, qu’elle corresponde au degré le plus élevé du Bien et du Vrai. En serait-il autrement et alors nous n’aurions nullement accès à la Beauté mais à l’un des succédanés dont notre Société contemporaine, relative et parfois peu sensible aux nuances et autres subtilités, est prodigue. Cet article est essentiellement destiné à répondre à une question de Joël Moutel formulée dans le Groupe Écriture & Cie : « Qu’est-ce que la beauté ? » Ceci est un simple essai de réponse car le domaine de l’art est si vaste que nous n’en saisissons jamais qu’un fragment. Et c’est déjà beaucoup !]

 

*

 

   Le ciel est haut, immensément haut, il flotte en son étole noire, ne demande rien à personne, il est le ciel en tant que ciel. On le perçoit, mais au plus loin de l’espace, fécondé de généreuse amitié cependant. Il glisse infiniment en direction de son éternité, son temps à lui qui n’est nullement le temps des Hommes. Il est le fond immémorial sur lequel tout vient se poser, aussi bien la brume de l’aube, aussi bien les yeux en quête de poésie, aussi bien la promesse d’amour que deux cœurs réunit. Il est le ciel de haute présence sous lequel, nous-les-Modestes, cheminons à la manière de l’invisible ciron. Ce qu’il parcourt indéfiniment, c’est sa propre mesure, c’est la pure élégance des choses légères, essentielles toujours, ceci qui a lieu, devait avoir lieu : ce ciel de pure beauté, ces cirrus dont le destin est d’outrepasser tout ce qui croit et végète sur les sillons de la Terre, les scarabées à la cuirasse de cuir, les laborieuses fourmis, le Peuple des Égarés qui court en tous sens ne sachant plus ni la direction, ni la finalité de son égarement. C’est du ciel, de son doux ombilic que naissent les nuages, ces paroles si fines, si diaphanes, on les dirait des murmures d’enfants dans les chambres où glisse le silence de la naissance, de la venue au Monde dans la discrétion du jour. Depuis toujours ceci existait, mais nous ne le savions pas, ce ciel en sa pure féerie, ce voile de cirrus, ces minces filaments, cette soie qui tisse aux yeux des Hommes la toile de leurs songes. Ce sentiment ineffable qui tapisse l’âme des plus tendres voluptés qui se puissent imaginer.

   Il y a tant de splendeur répandue ici et là, nous la longeons sans même nous apercevoir qu’elle nous fait signe et nous attend au pli le plus précieux de la rencontre. Le silence est posé sur les choses et rien ne vient ici qui distrairait, offusquerait la vision, la métamorphoserait en une indifférence, un détachement qui nous éloigneraient de notre tâche d’Hommes, donner sens à tout ce qui advient et attend toujours d’être fécondé par une conscience. Le vaste plateau de l’Étang est une surface d’argent, à peine une irisation, juste ce qu’il faut de mouvement pour que la grâce des choses immobiles vienne à nous et nous dise le lieu même de notre Être, ici, en ce moment qui ne se reproduira, éclat de l’instant en sa subtile parution. Ce qui tient du prodige, c’est que tout se donne dans l’immédiateté des sens, nul effort à produire, nulle tension, ce qui existe devant nous est coalescent à notre propre présence.

   La ligne d’horizon est un simple trait, l’invisible liaison de la terre et du ciel, de la matière et de l’esprit. Au centre de l’image, posé telle une évidence, un bâti de ciment gris se détache et focalise, aimante le regard. Il est à l’exacte jonction du ciel et de l’eau, comme s’il proférait une manière de vérité dont nul ne pourrait faire l’économie qu’à sortir de son être, à différer de Soi, à préférer l’inconsistance du mensonge à la certitude du paysage, à son inaltérable réalité, à son incontournable essence. Une ombre en forme de triangle reproduit sur le sol la forme simplifiée du bâti. Ombre portée, cube de pierre, massif végétal, amas de galets, brindilles levées dans l’air, tout ceci dessine le lieu d’une immédiate fiction qui, sitôt vue, nous devient familière, identique à une relation de voisinage (Définition même des « affinités »), qui viendrait de loin, du plus profond de l’amitié. Nous regardons la totalité de l’image et nous sommes auprès d’elle, elle nous appartient en quelque sorte, tout comme nous sommes en elle avec facilité, évidence même. Notre sentiment interne s’accroît de cette présence, si bien que cette présence nous serait-elle ôtée et alors il s’agirait d’un genre de dépossession, nous aurions perdu un point de repère, soudain le sens des choses aurait rétrocédé en direction d’une moindre valeur, une pièce manquerait à l’assemblage de notre complétude.

   Avec cette Chose Belle, nous pourrions dire que nous sommes en relation d’amour, comme nous pourrions l’être avec la Compagne hallucinée dont notre imaginaire aurait tressé la forme depuis bien avant notre naissance. Un point d’illisible désir qui nous précéderait et, sans doute continuerait son chemin, notre disparition survenue. Ce que je nomme ici, c’est le surgissement de la Beauté en nous, cette force mystérieuse, cette puissance de soulèvement, cet étonnant magnétisme qui font briller nos yeux, étinceler notre esprit, comburer notre âme. Tout phénomène de rencontre avec la Beauté est de nature quasi extatique, c’est-à-dire qu’elle provoque chez nous les conditions mêmes d’une sortie hors-de-nous, transcendance contre transcendance, conscience intentionnelle ouverte à ce qui la dépasse au motif que l’art en son accomplissement est toujours ce qui est hors, ce qui est haut, ce qui est lumineux.

   Nulle ombre dans la Beauté, elle est une arche de lumière qui, venant à notre encontre, nous féconde et nous porte bien plus loin que ne pourrait le faire un quelconque objet, fût-il prouesse technique. Ce qu’il faut bien comprendre lorsque nous faisons face à une œuvre d’Art, c’est que, si nous sommes atteints au plein de qui-l’on-est, c’est une véritable métamorphose qui trace en nous son sillage de comète. Raison pour laquelle nous quittons le chef-d’œuvre dans la pièce du Musée avec un pincement au cœur, que nous cherchons à en reconstituer, dans le silence de notre chambre, la forme à nulle autre pareille, l’architecture qui soutient la nôtre et lui donne direction et trace la finalité des choses justes, authentiques, lesquelles allées au bout d’elles-mêmes, nous invitent à nous inscrire dans la même courbe signifiante.

    Si, maintenant, nous revenons à l’œuvre d’Hervé Baïs, que nous cherchions à y trouver les sèmes essentiels qui l’amènent à la parution, nous pourrons dire ceci : cette photographie est Belle au titre de sa simplicité, de son exactitude, de l’équilibre parfait de sa composition, des valeurs respectives des lumières et des ombres, de l’économie de moyens, de sa présence qui est déploiement et, nous pourrions dire, située à l’exact milieu d’une « raison sensible », car rien n'est négligé des paradigmes de la raison (appel au sens commun, à l’entendement, au tact, au discernement), mais aussi de la sensibilité (appel au cœur, au sentiment, à l’émotion, à la finesse, à l'élégance). C’est ceci, cette fusion de toutes ces qualités  entre elles, cette confluence de réseaux complexes signifiants, cette osmose de la partie et du tout qui donnent espace et temps quintessenciés, lesquels font se lever en nous les flux qui nous ouvrent à cette dimension d’impalpable, d’indicible, d’inouï au terme desquels, la plupart du temps, nous demeurons « sans voix » car nous n’avons en nous, sur-le-champ, nul mot qui corresponde à notre ressenti interne, nulle cible sur laquelle décocher la flèche d’un jugement que nous penserions adéquat.

   La difficulté, toujours, par rapport à la définition de la Beauté, c’est que le langage dont nous disposons, fût-il l’essence qui nous détermine, se trouve parfois en difficulté pour dire l’épreuve que nous faisons face à la belle musique, au beau texte, à la belle peinture, à la belle photographie. Chaque domaine cité ici, possède en soi sa propre rhétorique, si bien que parfois, les passerelles signifiantes font défaut, l’œuvre enfermée en sa propre autarcie que les mots cherchent à atteindre, mais sans toujours pouvoir y parvenir. Et, pour prolonger cette brève méditation, lorsqu’un commentaire se porte à la hauteur d’une profonde poésie, par exemple, eh bien il n’a guère d’autre choix que la perfection, ce qui revient à dire qu’il lui échoit d’être œuvre lui aussi en son fond et même chef-d’œuvre si le commentaire porte sur un chef-d’œuvre. Ce qui, énoncé de manière différente trouve son équivalent dans l’assertion suivante :

 

Qui veut se porter à la hauteur

de la Beauté doit,

en lui-même, au plus profond,

ménager une place pour une telle Beauté,

c’est-à-dire devenir Beau lui aussi.

Entre ce qui est regardé

et celui qui regarde, il faut, au moins,

un suffisant degré d’équivalence,

sinon la différence est telle

que ne peuvent que se creuser

un hiatus, un abîme, un espace

de totale incompréhension.

 

   C’est parce que j’ai postulé la Beauté en moi, que j’ai préparé son lit, qu’elle consentira, peut-être à ôter quelques uns de ses voiles et à me faire le don de sa nudité. Je crois qu’il y a une évidente corrélation entre Beauté et Nudité, si l’on entend par Beauté ce qui est au plus Haut, par Nudité ce qui se donne sans réserve mais avec la pudeur des choses Belles.

 

Jamais la Beauté ne se peut

dissocier de la Vérité

 

   Le ferait-elle et alors ce ne serait qu’illusion, qu’apparence, que jeu de dupes, or quiconque se questionne à ce sujet ne peut qu’être saisi de cette nécessité.

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