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10 mars 2023 5 10 /03 /mars /2023 13:41
Neige et encre

  Monotype, novembre 2016

 

   Œuvre : Sophie Rousseau

 

 

***

 

C’était à ceci qu’il fallait arriver

Neige et encre

Dans la plus grande blancheur

Dans la plus haute densité

Sur la pointe des pieds

Se hisser jusqu’au jasmin du doute

Se cambrer dans la plus juste poésie

Ne pas céder tant que le jour serait là

Que la lumière brûlerait la cime des arbres

Que le cœur serait à l’œuvre

 

***

 

Prise du-dedans l’œuvre

Pareille à une Déflorée

En sa plus intime litanie

En son érectile présence

En son ultime mort

De ceci il s’agissait

De mort vive

De crucifixion

De Thanatos clouant Eros

A la plus haute branche du savoir

 

***

 

Car connaître était mourir

Car créer était connaître

Car vivre s’historiait

A la neige

A l’encre

A leurs plus hautes saisons

A leurs plus grandes dérives

Pouvait-il y avoir geste

Plus exact

Que celui de tremper

La plume dans son sang

Noir

En maculer la peau de  neige

Cette virginité qui résistait

Ne voulait se donner

Qu’à la faveur de suppliantes caresses

D’attouchements subtils

 

***

 

Une empreinte ici

Sur la nacre d’écume de la peau

Là dans la résille arborescente

Qui s’étoilait au creux des reins

Là encore dans le puits profond du désir

On prenait une plume

On la jetait au vent de l’imaginaire

Elle retombait ici et là

Flocon virevoltant

Dans le luxe immatériel de l’instant

Elle se disait en murmure

Elle se disait en beauté

Elle se disait dans le rare

Et le soudain

 

***

 

Dans l’enfin accompli

Dont l’image était marquée

Sceau d’une urgence

Rien ne pouvait attendre

Rien ne pouvait demeurer

Sur le seuil d’une vision

De la Nuit il fallait partir

De l’obscur faire naître

Ceci qui ne pouvait être

Que cette trace ténue

Ce brouillard noir

Cette esquisse

Cette buée

Ce Rien

 

***

 

Voilà

C’était là

Dans le tremblement du jour

Simple ballet de signes

Alphabet du devenir

Palimpseste laissant voir

Dans le filigrane de l’heure

Le fragile et le fugace

Le discret et le requis

A témoigner

La lumière était là

Qui veillait

A la permanence

Des choses

Il était grand temps

De venir au sommeil

De rêver aux épousailles

De Neige et d’Encre

Dans le luxe

Immémorial

De la Nuit

 

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16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 08:47
ART : se déprendre de tout

« Printemps »

 

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

Plotin

 

*

 

    S’agit-il d’une fantaisie d’Artiste, d’une simple réflexion iconoclaste, d’une invite à se rebeller contre le réel ? Ici je veux parler du titre que Barbara Kroll a donné à son dessin « Printemps ». L’intention est-elle de suggérer, par antiphrase, de ne lire cette image qu’à l’aune de son contraire ? Jamais image ne se laisse apprivoiser avec facilité comme si, la regardant, on en prenait possession selon la totalité des sèmes qui en parcourent les traits. Comme si une manière d’évidence exsudait de son architecture. Comme si la vérité de l’œuvre était logée en nous, bien plutôt que dans sa réalisation graphique. Mais cette vérité dont toujours, souvent, nous sommes en quête, elle n’est ni la propriété de la Chose, ni la propriété du Sujet. Elle ne peut se trouver que dans le trajet, la relation de l’une (la Chose) à l’autre (le Sujet). Car toute vérité est à double face, telle la pièce de monnaie qui n’est vraiment ce qu’elle est qu’à exhiber son avers et son revers. Ce que cette Vérité est pour moi, sera la fausseté, l’approximation de tel Autre. Dans cette immense profusion du réel, dans cette complexité que nos yeux rencontrent au cours de leur exploration, dans le multiple et le toujours renouvelé qui vient à nous, toute perception est relative qui modèle notre ressenti de telle ou de telle manière. Ainsi, le « Printemps » de ce Quidam, sera-t-il mon « Hiver » ou bien « L’automne » ou bien « l’Été » de Ceux qui en recevront l’empreinte telle une certitude ou selon l’immédiateté d’une intuition.

   Quant à ma saisie première, j’y vois essentiellement la touche blanche de l’Hiver, son nécessaire dépouillement, sa rigueur essentielle, le travail de la Blancheur qui fait d’un possible Infini, l’image étroite d’une Finitude.

 

Ce que j’aime imaginer,

eu égard à la loi des contrastes

et des oppositions de l’exister,

 

une Foule dense qui se presse

dans le tube d’acier du Métropolitain,

puis le Carrefour d’une ville d’Asie

où les Passants pressés

me font penser à une fourmilière

 aux mille mouvements,

puis une Plage de sable

blanc de Polynésie

où les corps humains

font leurs taches brunes,

le sable en devient invisible,

déflagration de la

Marée Humaine

à même la générosité et

le retrait de la Nature

en son originel silence.

 

   Écrivant ceci « originel silence », ces mots proférés ne le sont nullement gratuitement. Déjà en leur teneur simple, ils font signe en direction d’autre chose que ces grouillements urbains, que ces symphonies estivales. Car la plus grossière erreur que commettent les Hommes et les Femmes, le plus souvent sans qu’ils en soient conscients, prendre la surface pour la profondeur, l’écume pour la lourdeur des abysses. Toujours la signification des choses, tout comme la Nature d’Héraclite « aime à se cacher ». C’est un constant jeu de dissimulation, un éternel manège de dupes, une amusante frivolité du « faire-semblant », que de ne porter son attention qu’à ce qui brille et éblouit à défaut de se montrer à nu, d’exhiber son « âme », si vous préférez.    

   J’ai déjà beaucoup écrit sur les œuvres de l’Artiste Allemande, j’ai déjà dit, à maintes reprises, combien son art est spontané, sans concession, un jet d’acrylique, un rapide crayonné, quelques ébauches rapides et le sujet est posé, ici devant et il ne cessera de nous interroger que nous ne lui ayons attribué une explication vraisemblable, au moins une destination plausible dans le lieu de notre « Musée imaginaire ». Certes, parfois l’esquisse trouvera-t-elle la dimension de l’œuvre arrivée à son terme sous la forme d’une esthétique plus aboutie, au lexique plus précis. L’œuvre y gagne-t-elle quelque chose ? Certes les points de vue seront, sur ce point, infiniment divergents. Je crois cependant que cette configuration minimale, ce jaillissement, cette projection des pulsions de l'Artiste sur le papier ou la toile présentent un évident intérêt. Cette manière de tout jeter sur le subjectile, sans qu’aucun filtre n’en atténue la puissance, le rayonnement, contribue à laisser apercevoir cette non-dissimulation qui est l’autre nom de la Vérité évoquée ci-dessus.

   Plus le geste est prompt, impétueux, plus l’objet est donné près de sa source, plus il possède l’éclat d’une donation soudaine, sans ajout ni retrait. Dès l’instant où le premier geste est contrarié, modifié, il perd son initiale valeur de témoignage d’un profond ressenti, il gomme ses traits les plus saillants, il se voile de pellicules, de strates qui lui ôtent toute prétention à nous montrer le soudain, le vif, l’inattendu, le fulgurant. Parfois faut-il, à l’œuvre, cette marge immense de liberté qui la singularise à l’extrême au simple motif que tout geste soudain issu de son roc biologique n’est jamais reproductible, il est unique et cette unicité est ce qui concourt à la rendre exquise, insolite, étrange, cette œuvre, et c’est en ceci qu’elle nous ravit comme si elle nous faisait assister sans délai à la naissance d’un nouvel être dont, jamais, nous n’aurions pu esquisser le moindre projet, tracer la courbe de son avenir, imaginer le phénomène à nul autre pareil de son destin.

   Picasso ne disait-il pas : « Tout acte de création est d'abord un acte de destruction », or y aurait-il « destruction » plus magistrale que celle qui consiste à ne poser sur la toile que les premières traces d’un geste qui, plutôt que de trop affirmer, laisse en suspens, en rétention ; la synthèse se donnant aux Voyeurs de l’œuvre telle la tâche singulière qui leur incombe ? Il y a une grande beauté en même temps qu’une grande générosité de l’Artiste à se retirer du mouvement de sa genèse, à le confier à d’autres qui en assureront, en leur for intérieur, une des possibles complétudes. Tout Contemplatif, face à l’inachevé, se met en chemin, au moins imaginativement, de façon à donner une suite aux points de suspension, à investir l’espace de la parenthèse libre, d’un sens qui les détermine et en légitiment l’être, seulement cette imposition du Soi à l’œuvre la rendant compréhensible, vraisemblable. Nul paradigme d’une possible connaissance ne saurait demeurer dans cette zone d’invisibilité qui est zone inconsciente, investie symboliquement, sinon d’un danger, du moins de « l’inquiétante étrangeté » des choses insues.

    Parvenus au seuil de cette réserve, de cette annonce tronquée, de cette parole qui s’ourle de silence, il devient nécessaire de tracer à grands traits l’esquisse d’un dénuement de manière à faire apparaître l’étonnante injonction plotinienne, aussi elliptique qu’impérative.

 

« Retranche tout »,

« Supprime toute chose »

 

   Certes l’injonction est éthique mais, ici, je vais tâcher de l’appliquer à une esthétique. Il n’y a de divergence, entre ces deux notions, qu’apparente pour la simple raison qu’une œuvre digne de ce nom ne saurait affirmer son être qu’au double prix d’un essai d’y affirmer quelque beauté et une beauté authentique, ceci va de soi. Si nous faisons face à « Printemps » (qui, pour nous est l’Hiver), d’une façon aussi immédiate que sa forme le suggère, nous nous apercevrons vite que sa qualité, bien plutôt que de nous offrir du famélique, du nu, du vide, de l’émacié, emplit notre esprit d’une infinie provende qui sera celle du sans-limite. Car, partant de ce Sublime Rien, tout pourra se donner dans l’ampleur, tout pourra revêtir la figure de la plénitude. Il en est de certaines réalités comme des arbres, l’essence n’en est atteinte qu’à la chute de leurs feuilles. Là, et là seulement, ils sont disponibles, nous livrant sans arrière-pensée, la blancheur de leurs racines, la netteté de leur écorce et, pour qui sait voir, ce fragile aubier qui, sans doute, constitue leur nature la plus foncière mais aussi la plus secrète.

   Nous nous approchons de « Printemps » et, sitôt effleuré, nous nous trouvons envahis d’une onde bienfaisante, nous en ressentons la subtile pluie de gouttes sur le lisse de notre peau, nous en vivons la félicité dans le mystère même de notre derme. Alors nous méditons longuement le mot de Plotin « Retranche tout », « Supprime toute chose » et notre étonnement est à la hauteur du phénomène qui envahit notre âme, en décuple la puissance. La neige, les bancs, les arbres dans leur plus sobre apparition, se donnent non seulement dans le rare dont ils sont porteurs (ce qui serait déjà une grande chose en soi), mais ils sont atteints d’une grâce qui les multiplie, les ouvre à l’universelle présence de lointains archétypes dont ils portent la trace, dont ils révèlent la sombre grandeur.

 

Chaque élément de la scène,

Neige, Bancs, Arbres

fait signe vers une sorte

de genèse triadique,

Solitude, Conscience, Lucidité

dont chacun est porteur en soi,

dont la synthèse explique

la dimension hors-sol

de notre ravissement.

 

  Depuis cet espace essentiel, c’est un genre de ruissellement qui se produit, lequel féconde notre vision. Et c’est bien parce que Neige, Bancs, Arbres sont affectés d’une pure Présence, que rien n’en divertit la nécessité interne, qu’ils viennent à nous sur le mode de la condensation, de la focalisation, de la cristallisation. Ils sont, ces Essentiels, de la nature des gemmes, de la texture de l’éclat, de la substance d’une pure épiphanie. Ils sont des êtres de pur paraître. Ils sont des phénomènes de pure irradiation. Ils nous fascinent et nous assemblent en un lieu unique de notre Être, cette imprescriptible étincelle qui est le site même de notre savoir de nous le plus accompli.

   Vous n’aurez nullement été sans remarquer l’accentuation récurrente du prédicat « pur », ce qui, bien évidemment, loin d’être une fantaisie « purement » graphique est l’essence selon laquelle les choses de l’Art se disent dès l’instant où elles nous touchent au plus intime, au plus dissimulé, au plus ténébreux, une lumière y scintille soudain dont le futur sera atteint pour un temps immémorial. Seules les choses matérielles, physiques, organiques meurent un jour de leur propre logique. Seules les productions de l’esprit connaissent le domaine du surréel, son illimitation car rien ne s’éteint qui a été porté au jour de la conscience.

   Å l’initiale de cet article, nous parlions de la pullulation du divers, de son immense polyphonie, nous parlions de la Foule entassée dans le Métropolitain, nous parlions des Carrefours surchargés des villes tentaculaires d’Asie, nous parlions des Plages de Polynésie essaimées des corps de la multitude Humaine. Nous parlions de l’existence, de son vertige permanent, de sa lecture, le plus souvent illisible. Et maintenant, si nous revenons au dessin de l’Artiste, c’est bien d’une totale antinomie par rapport à cette multiplicité dont il s’agit. La pure esquisse d’une essentialité. L’économie des moyens employés, quelques traits, du blanc, du gris, du noir, quelques présences, bien plus évoquées que marquées, ce travail à « fleuret moucheté » correspond en tous points à la méthode phénoménologique de la « réduction » qui, par retraits et effacements successifs, séparant le « bon grain de l’ivraie », sacrifiant le superflu au profit du fondamental, de l’éminent, du central, ignore la périphérie pour se situer au foyer, là où la Signification fait son point fixe, là où rien ne saurait être retranché qu’à s’immerger dans le Néant.

   Ainsi, si nous voulions appliquer cette grille de lecture minimaliste qu’utilise souvent Barbara Kroll au travers de ses esquisses, le Monde, bien plutôt que d’être cette confusion, ce hourvari, ce chamboulement, ce tohu-bohu, serait porté à l’extrême même de son dénuement, tout ou presque y aurait été « retranché », tout ou presque y aurait été « supprimé » :

 

un Homme Seul dans le Métropolitain,

une Femme Seule traversant le carrefour,

un Corps, un Seul sur le blanc d’une plage.

 

Encore ici, un mot se détache

 de la confusion ambiante « Seul »,

l’explication étant simple.

 

C’est à partir de la Solitude

et à partir d’elle seule que l’œuvre

se donne en tant que ce

qu’elle est en son fond :

Solitude de la création,

Solitude de la vision.

 

   Là est son habitat le plus propre. Au-delà, spectacle, jeu de dupes, agitation de commedia dell’arte, masques et bergamasques comme au Carnaval de Venise. Cependant rien n’empêche la fête, rien ne la condamne à disparaître.

 

Il existe un temps pour la Fête

qui est celui de la Multitude ;

il existe un temps pour l’Art

qui est celui de la Solitude.

 

 

 

 

 

 

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13 février 2023 1 13 /02 /février /2023 09:48
L’Oeuvre d’Art et son aura

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   L’œuvre ? C’est toujours une lente et douloureuse parturition qui lui donne jour avant que des regards ne s’y abîment dans un essai d’explication avec ceci qui est pur mystère, sinon total miracle. Oui, « miracle » car surgir du Néant et se donner pour Réel, voici qui est étonnant, voici qui nous interroge au plus profond. Quelque chose n’avait ni lieu, ni temps, ni langage et voici qu’un espace éclot, qu’un instant se déplie, que les mots d’une prose ou d’une poésie viennent nous tirer, Nous-les-Voyeurs, d’une torpeur native dont, à notre tour, il nous faut éclore. Il n’y a nulle autre issue que de nous confronter à ce qui nous fait face et, en tant qu’émergence de l’Art, nous questionner à son sujet. Ne le ferions-nous et nous demeurerions en-deçà de qui-nous-sommes au motif que l’œuvre nous constitue, tout autant que nous la constituons et l’amenons sur les rives de l'exister. Mais alors, qu'en est-il de l’antériorité de l’œuvre, de sa genèse, de son origine ? Je crois qu'il est nécessaire de poser l'hypothèse qui lui attribuerait une manière « d'éternité ». En termes aristotéliciens, avant sa parution, elle était « en puissance », après sa parution, elle est « en acte ». Si l’acte est existentiel, doué de quelque positivité, de déterminations précises, la puissance est indéterminée, simplement avant-courrière de l’œuvre, aussi faut-il l’envisager douée de toutes les virtualités qui, un jour, sous le pinceau de l’Artiste, trouveront les motifs de leur réalisation.

   Aussi convient-il de dire que l’oeuvre a, de tous temps, assumé quelque présence, qu’elle est devenue visible, cependant portant toujours avec elle cette réserve d’invisibilité qui l’accomplit en tant que témoin de l’Art et ici, je pense bien évidemment à la célèbre formule de Paul Klee :

 

« L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »

 

   Et que « rend-il visible » ? Une Forme qui lui préexistait, une Forme qui était en attente de sa manifestation. Ainsi l’Artiste aura-t-il été le Médiateur, le Passeur de l’Invisible, ce qui signe l’essentialité de son geste. Seul l’Invisible peut se porter à la hauteur d’un concept, d’une intellection, d’une perspective imaginative. Le Visible est bien trop lesté de lourdeur, arrimé à un sol dont il ne peut s’extraire, qui le destine à l’étroitesse d’une contingence. Il faut à l’Art, plus de légèreté, plus de diaphanéité, de transparence, d’élévation. C’est pour cette raison que Nous-les-Terrestres, les Terriens, les Hommes et les Femmes pétris dans la glaise, avons tant de mal à pénétrer les œuvres, à en éprouver la subtile fragrance, à nous enivrer de sa pure ambroisie.

   C’est à un véritable travail sur Soi que nous sommes conviés qui, en même temps, est travail sur l’œuvre. De concert il devient nécessaire de faire ce voyage en direction de l’Invisible, de l’Impalpable, de l’Ineffable. C’est au terme de cette ascension, si proche d’une extase, que les choses artistiques se déploieront et nous inclineront à les rejoindre dans cette sublime ouverture, dans cette échappée à nulle autre pareille, échappée de nous-mêmes qui ne nous dispersera nullement mais, bien au contraire, nous assemblera au sein même de notre être, nous disant le lieu d’une possible unité. Si notre cheminement en l’œuvre se donne comme premier, originel, pur, véritable, alors entre l’œuvre et nous, la distance se réduira au point que, occupant un lieu unique et singulier, nous serons en l’œuvre, nous confondant en elle, une seule ligne continue qui sera la ligne d’un sens imprescriptible, d’un sens parvenu à l’acmé de sa profération. Certes ma formulation est emphatique, lyrique, brodée, comme toujours, des pampres vives d’un Romantisme exacerbé, mais je crois que c’est à ceci qu’il faut s’attacher : métamorphoser la sombre prose du quotidien en ce rayonnement, en cette lumière, en cette provende qui enflamment l’esprit et le portent au plus loin, dans cette onirique contrée où il n’y a plus ni différence, ni contrainte, ni opposition entre des termes étrangers.

   Certes, pour des Rationalistes purs, pour les Normatifs de la Science, mon discours passera pour de la mystique, de l’exaltation, pour une passion débordée de toutes parts par son flux.  Mais peu importe la critique, c’est le cœur même de cette expérience sans-mesure qu’il faut retenir et « laisser le temps au temps » pour retenir de Cervantès sa belle méditation sur le mûrissement des idées, sur leur lente maturation depuis les semailles jusqu’à la récolte. Pénétrer au cœur d’une œuvre nécessite cette longue patience, cette abstraction de Soi dans l’ombre de laquelle la germination trouvera à s’accomplir, à fructifier.

   Mais après ces considérations générales, il faut en arriver à « Venue-à-Soi », tel est le prédicat que j’affecterai, aujourd’hui, à cette œuvre insolite de Barbara Kroll. Cette Artiste Allemande nous a habitués, depuis fort longtemps, à nous livrer, d’une manière spontanée, les strates de son travail pictural, les phases successives qui conduiront la peinture à son terme. « Work in progress », si l’on veut sacrifier à l’anglomanie galopante. Pour ma part, et de façon bien plus hexagonale, je lui préfèrerai l’expression simple et immédiatement perceptible de « travail en cours ». Comment qualifier cette lente « parturition » dont je parlais au début de mon article ? Esquisse ? Ébauche ? Canevas ? Essai ? Brouillon ? Premier jet ? On voit que le lexique est amplement polymorphe et qu’il traduit l’embarras dans lequel nous sommes d’attribuer à l’œuvre en devenir, tel qualificatif de préférence à tel autre. Cet embarras est l’écho de celui de l’Artiste lorsque, dans le silence de l’atelier, il s’agit d’extorquer au Néant cette signification qu’il porte en lui et qu’il retient comme la marque insigne de son secret.

   Toute création est, par essence, douleur. Parfois la naissance se pratique-t-elle au forceps. La plupart des Artistes répugnent à exposer les degrés successifs de leur travail, sans doute au motif que se révèlerait là leur échec relatif, leur impuissance, parfois, à tirer de la matière cette marge d’Invisible qu’ils retiennent en eux, qui est le motif même de l’Art comme il a été dit précédemment. Bien évidemment, dans la conscience de l’Artiste, ou bien dans les corridors de son inconscient, c’est son image même qui se joue ici, en raison d’une identification, d’une projection du Créateur en son œuvre, un identique mouvement de retour ayant lieu depuis cette dernière en direction de Celui, Celle qui ont procédé à son émergence.

    

   L’œuvre, telle qu’en soi elle se donne au premier regard

 

   La chevelure est Jaune-Paille, une moisson sous le soleil. Mais elle n’est nullement l’image d’épis dressés fièrement dans l’or du jour, loin s’en faut. Ce sont des lanières, des ruissellements de Jaune, des pertes vers quelque possible aven qui en récolterait l’inépuisable ressource, l’inextinguible source. Il y a du désordre, beaucoup de désordre dans ce ruissellement, beaucoup de confusion, une manière de mince Déluge qui bifferait l’épiphanie du Modèle, la ramenant de facto à ce coefficient d’Invisibilité qui se donne pour notre essentielle obsession, pour notre recherche infinie. Et le visage, mais y a-t-il visage, c’est-à-dire présence, possibilité de rencontre, de dialogue ? Nullement et nous sommes désemparés en tant que Voyeurs de faire le constat de ce retrait, de cette absence, de cette fuite. Comme si l’œuvre se refusait à nous, souhaitait demeurer dans une marge d’inconnaissance, demandait la clôture bien plutôt que l’ouverture, le dépliement.

    Alors dépossédés des signes insignes qui définissent l’Être en sa venue, nous nous interrogeons nécessairement sur notre propre présence, sur notre consistance au Monde, sur les assises que nous croyons nôtres et ne sont, en réalité, que ce marais métaphysique, cette ontologie lagunaire dans laquelle nous sommes immergés à défaut de n’en pouvoir jamais sortir. Et, ici, si nous sommes remués jusqu’en notre tréfonds, alors l’Art aura accompli son Œuvre, laquelle ne consiste en rien d’autre qu’à interroger notre propre fondement, à nous situer, dans l’espace et le temps, à cette croisée des chemins qui est notre Destin même. Il en va de notre ressenti intime, de l’inclination de nos sentiments, de l’acuité de nos perceptions, de la profondeur de nos sensations. Certes, ce que je décris ici est bien « Romantique », mais seuls les Délateurs de la sensibilité ne pourraient en supporter la brûlure, ce feu qui n’est pas funeste mais lieu de pure joie. Il devient urgent de ménager une place à la Belle Nature, aux manifestations du moi, à l’amplitude de l’imagination, de donner site au rêve, de faire de la mélancolie l’instrument de nos plus vives émotions, d’inscrire le cheminement spirituel en lieu et place d’une matérialité qui est la croix que nous portons sur nos épaules quoique nous nous en défendions.

   Certes cette œuvre nous désarçonne au vu de son coefficient d’insaisissabilité, du flou, du nimbe dont elle s’auréole qui, du reste, concourent bien davantage à sa gloire qu’à sa possible condamnation. Cette œuvre, tel le symbole,  « donne à penser », pour reprendre le mot célèbre de Paul Ricoeur. Eu un seul et unique mouvement, elle « donne à penser » le Soi, l’Autre, la pure Présence et aussi bien le Néant dont l’on perçoit les linéaments entrelacés dans la tâche de vivre. Que les portes d’entrée de la perception soient occluses ou bien ébauchées, un œil est à peine visible, l’arête du nez disparaît sous une mèche de cheveux, les lèvres sont une à peine naissance de la pâte picturale. « Venue-à-Soi », ainsi nommée dans une manière d’étrange paradoxe puisque, aussi bien cette « venue » est pur retrait, cette parole dont on eût attendu qu’elle nous rencontrât est pur silence, le subtil langage dont nous eussions pu espérer un poème, n’énonce rien, sombre dans une sorte d’aphasie qui nous rend muets à notre tour. Quant aux motifs approximatifs de la vêture, ils viennent consoner avec cette atmosphère d’étrangeté que nous sentons frôler notre peau à la manière d’un illisible courant d’air, il est déjà loin et nous n’en conservons que la touche imprécise, inquiétante, étrange cependant.

   Et maintenant, avons-nous au moins fait le tour de l’image ? En avons-nous inventorié toutes les significations qui la détermineraient de façon à nous la rendre perceptible ? Non, nous n’avons fait qu’approcher, ce que seule permet toute chorégraphie esthétique autour de son énigme. Et l’œuvre, dans tout ceci, que nous dit-elle d’elle ? Que nous dit-elle de l’Art ? Elle nous dit ce que nous nous en disons en notre for intérieur, c’est-à-dire une méditation qui semble n'avoir ni début, ni fin. C’est bien là l’essence de l’Art que de nous placer face à un paradoxe, donc à une lecture toujours amputée de la totalité de son être. Nous la livrerait-elle en totalité et ce ne serait plus de l’Art, une simple positivité parmi l’océan des positivités et des plurielles déterminations du réel. Il se confondrait avec la première réification venue, il ne serait guère différent du statut de la Chose, une contingence soudée à sa propre hébétude. Si l’œuvre se manifeste sous les traits d’une toile, d’une pâte, de couleurs, tous éléments hautement tangibles, l’œuvre donc, tel le lourd iceberg, ne nous montre jamais que son étroit continent, l’essentiel se dissimule sous la ligne de flottaison, dans les complexités de la glace bleue et des chemins d’eau qui y sinuent, de la profusion des bulles d’air qui en dilatent la matière. C’est bien là que l’essentiel de notre vision de Voyeurs doit se concentrer, tâchant patiemment de décrypter les hiéroglyphes, d’en interpréter la belle et irremplaçable complexité.

   Le plus souvent, Regardeurs inattentifs aux motifs de la profondeur, distraits au point de confondre la corolle et son nectar, nous avançons parmi les œuvres, nous limitant à leurs contours, aux apparences qu’elles nous tendent comme si, image reflétée en quelque miroir, nous n’en percevions que la buée, l’évanescence bientôt dispersée aux quatre vents de l’insouciance. Il nous faut donc nous disposer au négatif, à la réserve, à la dissimulation, à l’absence. Tels des saumons qui fraient, il nous faut remonter à la source, là où naissent les eaux en leur originelle pureté, toujours remonter vers l’amont, scruter l’en-deçà, interroger l’a priori, se mettre en quête de l’antériorité de l’antériorité, se confronter à l’impossible, à l’indicible et tresser, tout autour de l’œuvre, identique à une couronne de lauriers étincelant sur le front de quelque dieu, cette Invisible aura qui est le Tout de l’œuvre en son irremplaçable nature.

   Car l’œuvre ne saurait se limiter à l’actuel visage qu’elle offre à notre curiosité. L’œuvre, sûre de soi, qui paraît ici et maintenant s’affirmer dans sa présence, elle n’est pas unique, terminée une fois pour toutes. Elle s’abreuve à mille esquisses, à mille projets contrariés, à mille aventures dont elle conserve  la trace en sa mémoire picturale, en ses configurations plastiques. L’œuvre ? C’est l’Artiste qui lui a donné le jour au carrefour de ses méditations ; c’est elle, l’œuvre en sa manifestation la plus réelle ; c’est Nous qui la fécondons et l’accomplissons à l’aune d’un regard juste. Oui, « juste », car seul ce regard est porteur de Vérité, ceci même qu’expose l’Art à nos yeux incrédules. Nous avons grand besoin d’en déciller l’habituelle cécité. Il faut inciser la cataracte et faire briller la Lumière.

 

L’Art n’est nullement autre chose que ceci,

un éclair qui déchire la nuit et se

retire aussitôt dans sa ténébreuse mesure.

  

   Les œuvres de Barbara Kroll ont cet évident mérite de nous confronter à nos propres ombres, la seule manière, sans doute, de nous extraire de notre gangue de Voyeurs de l’aube ou du crépuscule. Ce que nous voulons, pour les plus lucides, les plus exigeants, tutoyer le zénith, là seulement nous pouvons habiter à la hauteur de l’Art. Ce Vertige !  Ce n’est nulle paranoïa, c’est la demande que formule l’Art lui-même en son exception, en son unicité.

 

 

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11 décembre 2022 7 11 /12 /décembre /2022 09:16
Fragment de Vie

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il faut partir de la blancheur. De la pure blancheur. Par exemple du champ de neige immaculé, des pétales duveteux du somptueux édelweiss, de la corolle étincelante du nymphéa. C’est de ceci dont il faut partir, tout comme la parole part du silence, tout comme la lumière sort de l’ombre. Tout ceci, blancheur, neige, édelweiss, nymphéa, ce sont les prédicats de la naissance, de la venue au Monde de l’Être en son unique beauté. Il n’y a guère d’autre événement qui puisse en surpasser la haute valeur, un genre de tutoiement de l’Absolu lui-même. Ici, que l’on ne se méprenne nullement, l’Absolu ne vise aucunement quelque divinité devant laquelle il faudrait se prosterner, c’est du SENS porté à sa surpuissance dont je veux parler, de cette manière d’éblouissement qui envahit le champ entier de la conscience dès l’instant où quelque chose de singulier y surgit et s’y donne en tant qu’indépassable, un rayonnement sans fin.

   Oui, toute Naissance, ne fût-elle point royale, est de cette nature qu’elle modifie en profondeur la scène du Monde. Un Esprit nouveau s’annonce dont il sera nécessaire de tenir compte, peut-être un simple Quidam hantant les sentiers de la Vie à l’aune d’une invisibilité. Peu importe, le plus souvent ce sont les destinées de plus haute modestie qui sont porteuses d’une éthique accomplie. Ceux qui, par les hasards de la naissance, ont dès leur origine le front cerné d’or ne sont pas toujours, et de loin, les plus vertueux. Les biens matériels ont la fâcheuse tendance à répandre sur les sentiments une ténèbre qui en obère la clarté, métamorphose le mouvement de la générosité en son contraire. Mais rien ne servirait d’épiloguer davantage sur la morale humaine, ses projections, la plupart du temps sont visibles sans qu’il soit nécessaire de porter son investigation plus avant.

   

Donc du blanc,

du neutre,

de l’improféré.

 

   Quelque chose qui ne se montrerait que sur le mode de la réserve. Quelque chose qui hésiterait à dire son nom, à figurer autre parmi les Autres. C’est toujours douloureux la Naissance, c’est la venue à Soi dans un Monde qui ne vous attend nullement, il faut s’y faire une place, s’y creuser une niche parmi le tumulte des autres niches. C’est une conquête de haute lutte, une sourde reptation au milieu des hautes herbes de la savane, une position gagnée pouce à pouce, on progresse un peu dans le genre des Commandos, sur le ventre, au ras du sol, on entend passer au-dessus de Soi, dans un sinistre claquement, les balles qui déchirent l’air. Alors, pour l’Artiste comment donner Naissance à ce qui n’a nullement de réalité, qui s’expose au danger, dès la première touche de couleur posée sur la toile ? Comment ?

   On fait dans la plus grande douceur, sinon dans l’hésitation à la limite d’une douleur. On trempe la pointe de son pinceau dans une tache de Noir de Fumée, on la fait progresser, mais dans la délicatesse, on fait sortir une ligne du blanc. La ligne est hésitante, elle se cherche, elle renoncerait presque à paraître tellement il y a de souffrance à sortir de Soi, à projeter son propre corps dans l’arène de talc où tout se joue, de sa propre existence, de sa propre vérité. Cette ligne qui ondule et fraie sa voie, c’est un peu Soi qu’on sacrifie à la lumière du Jour, qu’on livre au regard des Autres, à leur Verbe qui, parfois coupe et tranche, entaille la chair et son souffle est déjà loin, occupé à d’autres champs de bataille, à d’autres proférations, tantôt élogieuses, tantôt mortifères, toujours dans la possibilité de modifier le réel, de lui affecter telle ou telle tournure.

   Mais si le corps de l’Artiste est en jeu, le nôtre, en tant que Regardeurs de l’œuvre, l’est tout autant, tout comme le corps du Monde qui n’est jamais que la totalité de nos corps assemblés en une étrange ruche bourdonnante. Ce que je veux dire, c’est que nul ne sort indemne du geste artistique, ni l’Artiste, ni le Voyeur, ni le Monde puisque, aussi bien, un invisible fil de la Vierge relie ce que nous sommes en une indéfectible unité. Vivant, nous ne pouvons pas plus ignorer l’Art que le Monde, tout ceci est notre commune mesure, notre univers en partage. Et maintenant il devient nécessaire que nous visions avec plus d’attention cette Esquisse. Tout est dans l’ébauche, tout est en partance de Soi. Seuls quelques contours pour dire la Destinée Humaine. La tête est vide. L’œil est transparent. Le buste est une plaine lisse. L’unique bras cherche le chemin de son être. Å laisser nos yeux flotter sur cette ligne si peu assurée d’elle-même, nous sommes désorientés. Le graphisme, nous le vivons comme un manque, nous le vivons comme une absence, c'est à dire que notre désir est insatisfait, que notre soif de complétude ne sera nullement étanchée, que notre insatiable faim des nourritures terrestres demeurera en suspens, que notre frustration sera grande de ne nullement parvenir à notre être au motif que, bien évidemment, nous nous serons identifiés à l’œuvre en cours.

   L’œuvre, en conséquence, nous ne la vivrons nullement dans la perspective d’une création plastique, seulement en Nous, au plus profond, mutilation de qui-nous-sommes en notre exister, des arbres trop vite poussés, dépourvus de frondaisons, à l’écorce entaillée par les morsures du temps et c’est tout juste si, encore, nous percevrons le socle de nos racines, leur avancée dans la terre nocturne. Nous sommes des êtres en partage, nous sommes des êtres fragmentés, un genre de presqu’île qui ne connaît plus le continent auquel elle n’est plus rattachée que par la minceur d’un simple fil. (Ce thème court à la manière d’un leitmotiv dans le déroulé de mon écriture. C’est un motif métaphysique qui imprègne jusqu’au moindre de mes tissus, plaque sur le globe de mes yeux une vision nécessairement diffractée du Monde. C’est égal, je préfère un excès de lucidité à une passivité existentielle dont l’apparente sagesse est bien pire que le mal qui court à bas bruit sous la ligne d’horizon. Ne le perçoit uniquement qui le cherche.)

   Cette vision partielle de la physionomie somatique des Existants est belle d’économie de moyens et de profondeur mêlés. Tout s’y dévoile selon l’angoisse fondatrice, constitutionnelle de nos multiples errances. Et, maintenant, ce qu’il est nécessaire de mettre en lumière, de confronter à la manière dont deux ennemis s’affrontent sur un champ de bataille : cette partie émergée de l’iceberg, visible, ce buste qui se dit dans la simplicité et son contraire, cette anatomie ôtée à notre vue, cette partie immergée, mystérieuse, au sujet de laquelle nous ne pouvons jamais émettre que quelques hypothèses hasardeuses. Le Visible est notre vie ordinaire, notre Présent dans lequel s’inscrit la haute trame des « travaux et des jours », cette existence concrète tissée d’actes, de rencontres, d’étonnements, de surprises mais aussi de déceptions, de fausses joies. Le « mérite » de ceci : sa non-dissimulation, son évidence en quelque sorte. Nous sommes les Découvreurs sans gloire de ce qui vient à nous sur des chemins balisés qui courent tout en haut de la crête, illuminés des rayons venus de l’adret.

   Mais nous ne fonctionnons nullement au seul régime des évidences. Loin s’en faut et dans notre cheminement de lumière, comme en son naturel revers, les ombres de l’ubac, celles dont la fantasmagorie, le spectre, courent à bas bruit sans que nous en soyons directement alertés, sauf parfois dans nos moments d’inexplicable tristesse, de poids de l’âme qui ne connait plus de son envol qu’une sorte de lourdeur, et un paysage terrestre infiniment bas, confinant à quelque songe si confus que rien ne nous en parviendrait qu’un carrousel d’images contradictoires, diffuses, nous laissant dans la stupeur la plus verticale, comme si, soudain, nous étions en lisière de notre être, incapable d’y retourner jamais. C’est cet invisible territoire que Barbara Kroll laisse vacant en ne traçant de son Modèle que les quelques lignes du buste qui sont censées, à elles seules, évoquer la totalité du réel, de notre réel.

   Et c’est sans doute la force de cette œuvre que de nous montrer bien plus que ce que nos yeux perçoivent. Car, si nous visons bien cet œil, cette tête, ce nez, cette épaule et ce bras, nous nous appliquons avec, peut-être plus d’acuité, à percevoir la dimension absente, comme si un inévitable écho partait du roc du buste pour nous immerger, immédiatement, dans cette zone d’invisibilité qui se donne à la façon d’une interrogation métaphysique. Et qu’en est-il de cette zone de pure indéterminité, de lieu qui serait simplement « utopique » au sens de « non-lieu » ? Nous pouvons seulement l’halluciner, tâcher d’en évoquer quelques perspectives à défaut d’en saisir le visage que nous pourrions décrire avec exactitude. Là, comme dans une espèce de marécage, d’étendue lagunaire aux teintes sourdes d’étain ou de plomb, quelques effusions se détachent, pareilles à la brume qui monte d’une eau. Qu’y voyons-nous que nous pourrions approcher, sinon à la hauteur d’une certitude, du moins dans une rassurante approximation ? Parfois préfère-t-on l’ombre portée de la chose à la chose elle-même. Nous y voyons, pêle-mêle, dans un clignotement de clair-obscur, quelques esquisses, quelques formes imprécises qui pour n’être nullement interprétables rigoureusement, nous disent un peu de notre être dissimulé que nul autre que nous ne saurait voir, même dans le genre de l’approche.

   Cette Terra Incognita : les souvenirs anciens qui gravitent tout autour de nous, à la façon d’étranges satellites dont nous percevons les révolutions sans pouvoir leur attribuer un prédicat suffisant, de simples lueurs qui glissent sur la vitre de notre conscience.

   Cette Terra Incognita : d’antiques et vénérables amours qui n’ont plus ni figure, ni forme, simplement un genre d’illisible aura qui frôle notre corps de ses palmes de soie.

   Cette Terra Incognita : une luxuriance de projets avortés, morts avant même d’avoir vu le jour, il n’en demeure que de vagues et incertains feu-follets dont les ombres se projettent sur les parois de nos désirs sans s’y jamais fixer.

   Cette Terra Incognita : des notes sur des feuilles blanches, une foultitude de notes avec des biffures, des ratures des encadrés, des renvois à la ligne dont notre œil ne saisit plus que l’étrangeté hiéroglyphique.

   Cette Terra Incognita : des lectures plurielles, nous aurions voulu en retracer sans délai l’histoire, y évoquer la belle résille des pensées mais c’est comme un faux-jour qui hante le langage, le rend méconnaissable, presque une langue étrangère.

   Cette Terra Incognita : ce que nous avons été, que nous ne sommes plus, une image floue sur le miroir d’une photographie jaunie.

   Cette Terra Incognita : ce moment de pure joie, ce moment d’extase lié à la rencontre de l’Aimée ou bien de l’œuvre d’Art dans la salle silencieuse du Musée, c’est un chant ancien, un murmure qui ne dit plu son nom que sur le mode de la complainte.

   Cette Terra Incognita : cette libre insouciance de la jeunesse, cette liberté sans entrave, cette course effrénée à travers collines, champs et bois et, aujourd’hui, juste une clairière autour de soi avec le cercle fermé de son horizon.

   Cette Terra Incognita : la saveur d’une « Petite Madeleine », ces délicieuses gaufres concoctées par une Aïeule aimante, un fer noir avec un long manche, seule subsistance de ce qui fut.

   Cette Terra Incognita : ce long poème commencé depuis toujours qui fait ses circonvolutions au centre de la matière grise et s’y ensevelit telle une cendre dispersée au vent.

   Cette Terra Incognita, notre Terre seconde où, à la manière de formes moirées, irisées, notre Inconscient va et vient à sa guise, détaché de nous, de notre présence actuelle, animé de mouvements dont nous ne sommes plus les maîtres.

   Cette Terra Incognita : les fleurs de notre imaginaire, tressées à la puissance infinie des Archétypes, ces forces occultes qui nous dirigent bien plus que notre natif orgueil ne pourrait en admettre la plurielle effectivité.

 

Cette Terra Incognita = Cette Terra Incognita

 

   redoublement de la formulation qui ne peut se conclure que sous la figure de la tautologie, cette Totalité qui, à elle seule, contient une Vérité qui ne nous est pas accessible, pas plus qu’elle ne pourrait l’être pour les modernes Sondeurs de Conscience, ils sont des Sourciers aux mains vides. Ils ne peuvent jamais nous atteindre qu’à la hauteur de leur grille interprétative, de leur dogme dont ils ne pourraient s’abstraire qu’à procéder à leur propre annulation.

   Cette Terre Incognita, bien loin de nos aliéner est le gage de notre Liberté entière et imprescriptible, car elle est le signe de notre singularité, l’empreinte de notre Essence, laquelle n’est ni divisible, ni partageable.

   Un grand merci à l’Artiste Allemande de nous permettre de voyager en ces terres qui, faute de pouvoir être conquises de haute lutte, sont les territoires, les fondements sur lesquels nous existons. Dangereusement sans doute, toute vie étant au risque de n’être plus qu’un souvenir de vie. Les Morts conservent-ils une mémoire de leur passé ? Ont-ils, en quelque tiroir du Néant, des documents d’archéologie clairement visibles que les feraient plus Vivants que les Vivants ?  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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22 novembre 2022 2 22 /11 /novembre /2022 08:53
Où commence, où finit l’œuvre ?

 

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   C’est du blanc en tant que fondement dont il nous faut partir, comme si un virginal champ de neige n’attendait que la chute de la brindille, le sautillement noir de l’oiseau, la plume cendrée, minces prétextes lexicaux qui initieraient le début d’une narration. Plus d’un de mes textes aborde cette heure aurorale de l’Art, là où rien n’est encore décidé, où la résille de la tête de l’Artiste est dans le flou, où sa main tremble encore du songe à peine évacué, où elle tremble aussi de ce destin de l’œuvre qui s’annonce dans une manière de retrait têtu, de parole silencieuse qui ne consentira à épeler les lettres de son nom qu’au prix d’une tension psychique, peut-être même d’une angoisse du Créateur exilé de soi, exilé du monde, tout le temps que dureront cette latence, cette indécision, car il en va d’une conscience de Soi à poser face à l’énigme de la venue en présence d’une chose éminemment singulière. Question de Vie ou de Mort.

   Vivre, pour l’artiste est inscrire sur la peau du Monde les stigmates, les scarifications, les traits et les signes qui donneront sens selon Soi à ce qui a priori n’en a pas. La toile blanche n’a nul sens, pas plus que le ciel vide de nuages, pas plus que le ruisseau d’eau claire qui ne coule que pour couler. L’Artiste est un Tatoueur qui grave de son stylet encré, au plein de l’épiderme, la marque qui est son essence la plus intime. Pas de plus grand désespoir, pas de mesure plus absurde que de demeurer la tête désertée, les mains vides face à ce qui attend d’être fécondé, ce qui attend que se lèvent en lui les indices, les empreintes d’un chemin existentiel, autrement dit le sillon de la présence humaine sur fond d’espace et de temps. Question de Vie ou de Mort, disions-nous. Oui, échouer sur le rivage blanc de la toile, sans possibilité aucune d’y inscrire son propre chiffre, s’annonce comme un trait avant-coureur de la Mort. Question de Vie ou de Mort.

   Nous regardons en silence, avec une sorte de fixité, sinon de fascination, ces deux Silhouettes Humaines seulement ébauchées. Nous y reconnaissons d’emblée, un visage d’Homme, un visage de Femme. Sans doute s’agit-il de deux œuvres juxtaposées dans le genre d’un diptyque ?

   Visage de l’Homme : cheveux courts et noirs, avec un reflet plus clair. Contour du visage : une ligne simple, à peine affirmée. Vêture : un demi col de chemise, le fin liseré destiné à accueillir le boutonnage.

   Visage de la Femme : cheveux mi courts avec des mèches en désordre. Contour du visage et du vêtement : une ligne presque invisible. Motif des lèvres : trois traits rouges. Certes, cette description au plus près est clinique, abstraite, pour la simple raison que nulle rhétorique ne saurait s’élever de si minces prétextes, sauf à vouloir broder des hypothèses au motif de quelque fantaisie. Nous, en tant que Voyeurs de l’œuvre, demeurons sur notre faim et si nous restons dans cette posture, c’est simplement en raison de l’unique  saisie de l’esquisse de surface. Mais il y a plus de profondeur et ceci ne se révélera qu’au prix d’un travail de déconstruction/reconstruction de ce qui nous est donné à voir, de façon à en scruter quelque perspective signifiante. Question de Vie ou de Mort.

   Ce qui, immédiatement vient à la pensée, c’est l’interrogation suivante : cette Œuvre est-elle terminée ou bien ne s’agit-il que d’un canevas qui trouvera son plein accomplissement dans un temps non encore déterminé ? Cependant, il semblerait que la signature de l’Artiste confirme bien qu’il s’agit d’une œuvre achevée. Donc pour l’Artiste, une totalité de sens était incluse dans ce face à face de ces deux fortraits traités dans une belle économie de moyens, ce qui leur confère clarté et élégance. Existe-t-il, dans le processus de création, un point de non-retour à partir duquel les lignes posées sur le subjectile se suffiraient, plaçant l’image dans une satisfaisante autarcie, tout trait surnuméraire en affectant gravement le contenu interne ? Sans doute y a-t-il un point d’équilibre dont la singularité affecte Celui ou Celle qui créent, ce point établissant l’instant de la touche finale. Alors le point qui clôt le geste est pure détermination subjective dont les tenants et les aboutissants sont bien trop complexes pour être évoqués ici. Il s’agit, en quelque façon, des climatiques affinitaires dont nul ne pourrait rendre compte spontanément, eu égard aux soubassements inconscients qui en animent la venue au jour. Question de Vie ou de Mort.

   De toute évidence, se révèle toujours chez nous, Spectateurs de l’œuvre, un sentiment de frustration au regard de l’abstraction qui ôte à notre vue des traits de physionomie qui eussent concouru à nous rassurer. Si belle, si active dans la construction de notre propre architectonique, la dimension des détails du visage :

 

l’éclat d’un regard,

le réseau des rides,

la personnalité d’un nez,

la mimique d’une bouche,

 

   autant de cailloux semés sur notre chemin afin que notre marche ne soit nullement hasardeuse. Et pourtant, les choses sont-elles si évidentes qu’il y paraît dans cette fonction de réassurance narcissique dont nous gratifieraient les signes attendus d’une épiphanie complète ? Non, il n’y a nulle certitude. C’est simplement une question de point de vue. Tel qui verra en l’œuvre considérée « inachevée », la plus pure liberté imaginative, tel Autre n’y entendra qu’une dimension privative, sinon absurde.

    Nous sommes essentiellement des êtres de REGARD, ce regard dont nous souhaiterions qu’il fût toujours immédiatement comblé. Le réel venant à notre encontre nous l’eussions voulu placé sous l’emblème de la complétude, contenant l’entièreté des caractères, des tournures, des apparences dont notre désir avait, de tout temps, tracé les sentiers de sa venue.  Mais c’est toujours du déceptif qui s’annonce en lieu et place de cet univers des délices avançant à bas bruit dans les replis de notre âme, cet idéal que nous plaçons si haut et qui, la plupart du temps, s’éclipse. Question de Vie ou de Mort.

   Mais raisonner de cette manière n’est qu’une approximation du réel de l’Art, non son essence intime. Si nous réclamons des traits supposés absents, c’est que, prioritairement, nous dressons ces portraits au titre de la quantité, nullement de la qualité. Or nulle réification, dans sa pullulation, ne nous assure de rien, bien plutôt elle nous égare dans une manière de chaos indescriptible dont nous ne ressortirons jamais qu’exténués. L’Art Minimal, puisque c’est bien ici ce dont il est question, loin de nous livrer aux affres de l’incompréhension, nous ouvre grand les portes de la clarté : clarté des signes, clarté des intentions, clarté qui est nécessairement à notre mesure puisque c’est NOUS qui sommes conviés, en une certaine façon, à poursuivre l’œuvre, c’est-à-dire à nous inscrire dans la constellation pensante de l’Art, sans doute l’une des plus belles inventions de l’Homme.

   Barbara Kroll, apposant sa signature au bas des portraits, ceci voulait signifier la fin d’une tâche, la clôture temporaire d’un sens à l’œuvre, lequel jamais n’arrête sa course, identiquement aux astres qui sillonnent silencieusement le ciel à une vitesse infinie. La mobilité est leur essence. La nôtre, l’essence intime qui nous fait qui-nous-sommes, est affectée d’une course plus lente mais non moins signifiante. Longtemps, dans le silence de nos corps, ces portraits traceront en nous les lois de notre propre devenir. Question de Vie ou de Mort.

   Peut-être le Lecteur, la Lectrice s’interrogeront-ils au sujet de cette lancinante antienne « Question de Vie ou de Mort », laquelle semble rythmer la venue du texte à son terme. Cependant, « nul péril en la demeure », faire face à une œuvre, quelle qu’elle soit, y porter un regard scrutateur, tâcher d’y déceler un possible sens, tout ceci n’a jamais lieu qu’à l’aune d’une Joie, et c’est la Vie, à l’aune d’une tristesse, et c’est la Mort. Toujours nous oscillons entre ces deux bornes, tout comme l’œuvre, depuis notre Naissance jusqu’à notre Disparition. Nous aussi sommes des œuvres dont nous ne possédons nullement la clé, un chiffre qui court et se noie parmi la multitude sans nom des autres chiffres. Ainsi va notre Destinée Humaine.

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3 novembre 2022 4 03 /11 /novembre /2022 08:31
L’Aventure de l’Oeuvre

« Destin d’une Nature Morte »

Barbara kroll

 

***

Qu’en est-il de l’Art ?

Qu’en est-il de la Création ?

Qu’en est-il du destin des Œuvres ?

 

   C’est à cette triple question qu’il nous faut essayer d’apporter quelque réponse, certes une approche seulement, quelques essais de compréhension. Cependant interroger ces trois thèmes revient, en définitive, à n’en interroger qu’un puisque, aussi bien, ces notions sont des notions-gigognes, de simples entités qui, s’emboitant, se déterminent l’une l’autre, pour aboutir à une sorte de Point-Source qui est celui de l’existence de l’Esthétique, sa condition de possibilité en quelque sorte. Pour paraphraser la célèbre formule de Leibniz, nous pourrions dire en une question saisissante :

 

« Pourquoi y a-t-il de l’Art et non pas plutôt Rien ? »

 

   Poser la question d’une œuvre, revient toujours à poser la question du fondement sur lequel elle repose, à savoir cette donation de sens qui se définit tel un Absolu au motif que l’Art ne peut qu’être de cette nature, sinon n’être Rien. Certes raisonner ainsi consiste à « placer la barre » si haut que nul n’en pourra franchir l’obstacle. Et pourtant, c’est bien une question de hauteur, d’élévation qui traverse toute œuvre, fût-ce de manière inconsciente. Il ne viendrait à l’idée de personne d’imaginer l’Artiste devant son chevalet ou son espace de création, accomplissant un travail de routine au cours duquel, nul arrière-plan ne se dessinerait qui viserait l’exigence la plus haute, la finalité la plus ambitieuse. N’est nullement Artiste celui qui, jamais, n’a rêvé de produire un pur chef-d’œuvre. Et ceci ne résulte ni d’une tendance à la paranoïa ni à la mégalomanie, ceci est inscrit dans le trajet même de tout Artiste. On n’est pas Artiste pour Rien.

  

   Dans le travail de création, c’est le Soi qui est totalement engagé et rien ne serait pire que de l’hypostasier, le réduire à l’exercice d’une fonction subalterne. Cependant qu’on n’aille pas imaginer quelque stature divine qui tracerait son aura tout autour de Celui-qui-crée. Celui-qui-crée, est, comme vous, comme moi, à la recherche de son être et sa conscience est entièrement tendue vers cet effort de dépassement de Soi qui est la condition même de l’atteinte d’une possible complétude. Or rien d’autre que le geste artistique n’est plus à même de répondre à une telle quête. La reproduction à l’infini d’une pratique qui, par bien des côtés, semble confiner à l’obsession confirme, s’il en était besoin, cette décision permanente d’être-Soi-plus-que-Soi. Aussi, lorsqu’on se penche sur l’œuvre finie de tel ou tel Artiste, nous avons l’impression que ce dernier, sous la conduite de son génie, n’a fait que tracer ce chemin lumineux qui, de toute éternité n’attendait qu’un geste, une main, un regard pour en actualiser la forme.

  

   Mais, bien évidemment, tout Artiste est « humain, trop humain », ce qui ne l’exonère en rien de subir les tourments liés à sa condition, de ne porter l’œuvre sur ses « fonts baptismaux » qu’à l’issue d’un itinéraire hésitant, parfois semé d’embuches. Mais notre tendance à l’idéalisme et notre sourde volonté de nous identifier en quelque manière à l’Artiste, nous incitent toujours à penser que la conduite de l’œuvre, depuis ses prémisses jusqu’à sa forme accomplie, s’est déroulée sous les auspices de la grâce ou, à tout le moins, d’une facilité qui signe l’inestimable valeur du don. Bien entendu cette attitude n’est rien moins que naïve et occulte tout ce qui se dissimule derrière le rideau, ne conservant que la partie visible de la scène avec ses vives lumières et le jeu bien huilé de ses Acteurs. Quiconque a créé, a ressenti en Soi les hésitations, les retournements, les renoncements, les brusques espoirs, les surprises, l’inquiétude, enfin toute la palette des états d’âme dont l’œuvre montrée au grand jour est la résultante sans que l’on ne puisse deviner, sous la pellicule de vernis, les reprises, les failles, sinon les abimes qui, à chaque coup de pinceau, risquaient d’en altérer définitivement l’avenir. Et il est heureux qu’il en soit ainsi afin que l’œuvre soit issue du plus profond d’une humanité. Rien ne serait plus dommageable que le soi-disant « chef-d’œuvre » exhibé par les « vertus » de robots sans âme, de simples machines, simple matière n’appelant que matière.

  

   Donc toute œuvre d’art, suppose en elle, à titre de traces, tous ces manques, ces imperfections, ces remises en question qui vont parfois jusqu’à métamorphoser l’œuvre au point que son terme ne se situe nullement dans le sillage de l’intention qui a été à l’origine de son motif de départ, parfois même une totale inversion du thème se produit-elle comme si c’était l’œuvre elle-même qui avait décidé de « prendre la main », d’orienter la recherche dans telle direction plutôt que dans telle autre. Ici, le titre de l’œuvre « Destin d’une nature morte », indique clairement que ce qui est placé aujourd’hui sous nos yeux, qui devait à l’initiale être « nature morte », s’est retrouvé sous la figure d’un « nu », ce qui ne laisse d’interroger  sur la nature du geste artistique, de sa relativité, de son avenir résultant d’aléas, de surgissements inopinés, de faits de hasard, si bien que cette marge d’incertitude remettrait en question jusqu’à la notion de génie, laissant le champ libre, en quelque sorte, à une manière d’indétermination située hors de la volonté humaine.  

  

   L’indication que nous livre Barbara Kroll est intéressante à plus d’un titre et une simple description de son œuvre nous permettra peut-être de repérer, sous la Forme Féminine, quelques éléments de la Nature Morte esquissée, comme si, de façon inconsciente, mais combien résolue, le pinceau avait été guidé par une force interne résultant des pulsions intimes de l’Artiste. Ainsi, chacun porterait-il en Soi, une invisible trame qui déterminerait aussi bien ses gestes que ses choix, ce qui veut dire qu’un Destin nous surplomberait dont la coalescence à notre être propre le dissimulerait au regard de notre conscience. Des trajets, inaperçus, des lignes de force, des aimantations, des flux, des remous, enfin toute sortes d’énergies imaginables nous guideraient sur la voie qui est la nôtre, qui, du reste, ne peut être que la nôtre puisqu’elle elle est le sol dont notre nature est constitué. Postuler ceci est, à l’évidence, amputer cette fameuse liberté humaine dont nul ne sait si elle existe à titre de réalité ou bien si elle n’est qu’une utopie flottant au large de nos yeux.

  

   Essayons donc de repérer quelques pistes et décrivons ce que nous délivre l’image, quittes à interpréter et à dépasser ce qui y était inscrit au départ, au motif que nous n’avons guère d’autre choix. La seule évidence figurale, ce qui demeure du « premier jet », seulement cette feuillaison verte, un fond noir sur lequel se détache l’aire d’une nappe blanche au travers de laquelle nous devinons des formes dont, cependant, il ne nous est guère possible de déterminer le tracé, de déduire la présence de tel ou tel objet.

 

L’Aventure de l’Oeuvre

Natures Mortes

Barbara Kroll

 

 

   Nous n’avons d’autre recours que d’interroger d’autres Natures Mortes créées antérieurement par cette Artiste afin de fournir à notre imaginaire les matériaux qui ont été occultés sur la toile qui nous occupe. Sous les effacements, il nous plairait de deviner la ligne simple d’un tabouret, un sac à main pendu au mur, des bottes fourrées, un siphon d’eau de Seltz, la ramure d’un arbre, le noir d’une paire de ciseaux, le jaune éteint d’une bouteille de soda, un récipient partiellement rempli d’eau sur lequel repose un pinceau. De prime abord, cette énumération tirée de l’observation d’autres toiles, ne peut que paraître arbitraire. Et pourtant, en raison du « principe des affinités » (ceci est une constante dans mon interprétation des Autres, des Choses, du Monde), dont chacun est porteur, le sachant ou à son insu, une logique singulière du sens pointe en cette direction plutôt que dans une autre. Comme tout un chacun, tout Artiste porte en Soi ce lexique particulier, cette constellation imageante qui nourrit son imaginaire et habite ses œuvres. Parcourez les créations de Barbara Kroll et vous y découvrirez bientôt des thèmes qui vous seront familiers, ces thèmes qui nervurent les toiles, les conduisent de telle manière, lui octroient sa personnalité, autrement dit c’est bien d’un style dont il s’agit, d’une façon de s’entendre avec la peinture, de la placer au-devant de soi sous une certaine lumière.

  

   De cette Nature Morte devenue Nu, tâchons encore d’en dire quelques mots. La coiffe est blond Vénitien qu’un nœud semble attacher tout contre l’oreille. Le visage est bleu de Nuit. Des lunettes de soleil dissimulent les yeux. L’ensemble du corps est une seule ligne bleue d’une sobre élégance. Traçant peu, elle dit beaucoup. La barre des lèvres est un rouge assourdi, identique à un désir en attente, celui d’y porter la drogue douce d’une cigarette. Cette cigarette, tenue au bout de la tige blanche des doigts, on la perçoit à peine. Le cou et le haut des épaules se confondent avec l’obscurité du fond. Puis il y a une violente césure, le corps scindé en deux territoires distincts : le haut versé à l’ombre, le bas ouvert à la lumière. Est-ce à dire, symboliquement, l’ambivalence de toute chose, de tout être, de toute création ?

  

   En un premier temps de sa présence, l’on veut la Nature Morte, ses fascinants objets, son réel plus que réel, l’assurance d’immuable dont elle est investie cette Nature figée, étroitement limitée à la géométrie de sa quadrature. Puis en un second temps, c’est l’Humain qui perce, s’impose de tout le poids de sa naturelle transcendance, de la conscience qui en détermine les contours. Alors, parvenus à l’aval de l’œuvre, en sa phase terminale, que demeure-t-il de ses prémisses, des premiers traits qui en avaient façonné le visage en amont ? Tout est-il soudain effacé, comme si rien n’avait existé que l’image de cette Femme Nue en sa perfection ? Non, en réalité, rien ne s’est effacé de ce qui a paru à l’initiale de la création. Un sens implicite continue son chemin. Paire de ciseaux, pinceau, sac, ramure des branches, tout est là bien plus que nous ne pourrions le penser. Ce phénomène est-il quasi magique ? S’agit-il d’une surinterprétation de ce qui se dit réellement dans la toile ?

  

   Non, ce qui est à postuler ici en tant que vérité, c’est la permanence du sens, son trajet inaperçu, son avancée à bas bruit dans la conscience des hommes et des femmes. L’image de la paire de ciseaux, du pinceau ne trouvaient leur propre sens qu’à être nommés, à être pensés.

 

Or toute pensée n’existe

qu’à titre de Langage. 

Or le Langage est un Universel

qui s’oppose au particulier.

Or l’Universel a un destin infini,

une valeur d’absolu.

Rien de l’Universel

ne s’efface jamais.

Rien de ce qui a été Forme

 dans l’œuvre de Barbara Kroll n’a disparu,

déjà dans le cercle de sa conscience,

dans la nôtre aussi puisque

notre cause commune est

cette co-originarité

qui est le miroir

à double face en lequel

Je deviens Autre.

Je suis Moi

et Moi-en-l’œuvre

et Moi-en-l’Autre.

 

Qu’en est-il de l’Art ?

Qu’en est-il de la Création ?

Qu’en est-il du destin des Œuvres ?

 

Tout est en Tout

Nature Morte en le Nu

Moi en tant que Voyeur

En sa forme accomplie

Qui a souvenance

De son Destin

Oui, de son Destin

 

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1 novembre 2022 2 01 /11 /novembre /2022 08:24
Où en sommes-nous avec la beauté ?

Entre sel et ciel…

Plein soleil…

Etang de Pissevaches…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

                                          Ce texte est dédié à Joël Moutel

 

   [Préambule : Le texte ci-dessous s’interrogera sur le phénomène toujours questionné de la Beauté qui demeure en soi l’un des plus redoutables de toute méditation esthétique. Existe-t-il un « en-soi » de la Beauté qui, du fait de son entière autonomie, nous priverait, nous les Voyeurs, d’en décrypter le sens interne ? Ou bien cette Beauté nous est-elle accessible à partir de qui-nous-sommes, au terme d’un procès essentiellement subjectif ? Peut-être, comme souvent, la Vérité est-elle bicéphale, « en-soi » et « pour-nous ». Cependant nul « en-soi » ne nous est accessible au simple motif que, différant de lui du tout au tout, son essence ne demeurera jamais qu’une abstraction, donc une réalité que nous ne pourrons jamais interroger que d’une manière totalement théorique et conceptuelle. Quant au « pour-nous », j’ai la ferme intuition que rien ne saurait davantage approcher le problème de la Beauté qu’à postuler un « principe des affinités ».

   Mes affinités sont mes points de contact privilégiés avec le Monde, l’inclination singulière selon laquelle j’accède à une partie de ses significations. C’est au motif de ce que je nomme « relations affines » que telle œuvre me parle un langage qui m’est familier et que je comprends aussi bien qu’il m’est possible de le comprendre. Le recours aux affinités permet de saisir immédiatement pourquoi, avec certaines œuvres, je suis « de plain-pied », alors qu’avec d’autres je suis en total « porte-à-faux ». Le-Monde-qui-est-mien, celui de mes goûts, de mes tendances, des jugements qui me sont habituels, cherche toujours la pente naturelle qui le conduit en direction d’un Monde-autre mais qui présente un visage familier.

   Bien évidemment ce concept d’affinités doit se poser en tant qu’a priori, sol originaire, exigence préalable de tout ce qui vient à l’encontre et ne peut l’être qu’à s’alimenter à la source

des Universaux, le Beau, le Bien, le Vrai, en dehors de laquelle nulle éthique ne pourrait se fonder. Or, trouver une chose Belle implique, tout à la fois, qu’elle corresponde au degré le plus élevé du Bien et du Vrai. En serait-il autrement et alors nous n’aurions nullement accès à la Beauté mais à l’un des succédanés dont notre Société contemporaine, relative et parfois peu sensible aux nuances et autres subtilités, est prodigue. Cet article est essentiellement destiné à répondre à une question de Joël Moutel formulée dans le Groupe Écriture & Cie : « Qu’est-ce que la beauté ? » Ceci est un simple essai de réponse car le domaine de l’art est si vaste que nous n’en saisissons jamais qu’un fragment. Et c’est déjà beaucoup !]

 

*

 

   Le ciel est haut, immensément haut, il flotte en son étole noire, ne demande rien à personne, il est le ciel en tant que ciel. On le perçoit, mais au plus loin de l’espace, fécondé de généreuse amitié cependant. Il glisse infiniment en direction de son éternité, son temps à lui qui n’est nullement le temps des Hommes. Il est le fond immémorial sur lequel tout vient se poser, aussi bien la brume de l’aube, aussi bien les yeux en quête de poésie, aussi bien la promesse d’amour que deux cœurs réunit. Il est le ciel de haute présence sous lequel, nous-les-Modestes, cheminons à la manière de l’invisible ciron. Ce qu’il parcourt indéfiniment, c’est sa propre mesure, c’est la pure élégance des choses légères, essentielles toujours, ceci qui a lieu, devait avoir lieu : ce ciel de pure beauté, ces cirrus dont le destin est d’outrepasser tout ce qui croit et végète sur les sillons de la Terre, les scarabées à la cuirasse de cuir, les laborieuses fourmis, le Peuple des Égarés qui court en tous sens ne sachant plus ni la direction, ni la finalité de son égarement. C’est du ciel, de son doux ombilic que naissent les nuages, ces paroles si fines, si diaphanes, on les dirait des murmures d’enfants dans les chambres où glisse le silence de la naissance, de la venue au Monde dans la discrétion du jour. Depuis toujours ceci existait, mais nous ne le savions pas, ce ciel en sa pure féerie, ce voile de cirrus, ces minces filaments, cette soie qui tisse aux yeux des Hommes la toile de leurs songes. Ce sentiment ineffable qui tapisse l’âme des plus tendres voluptés qui se puissent imaginer.

   Il y a tant de splendeur répandue ici et là, nous la longeons sans même nous apercevoir qu’elle nous fait signe et nous attend au pli le plus précieux de la rencontre. Le silence est posé sur les choses et rien ne vient ici qui distrairait, offusquerait la vision, la métamorphoserait en une indifférence, un détachement qui nous éloigneraient de notre tâche d’Hommes, donner sens à tout ce qui advient et attend toujours d’être fécondé par une conscience. Le vaste plateau de l’Étang est une surface d’argent, à peine une irisation, juste ce qu’il faut de mouvement pour que la grâce des choses immobiles vienne à nous et nous dise le lieu même de notre Être, ici, en ce moment qui ne se reproduira, éclat de l’instant en sa subtile parution. Ce qui tient du prodige, c’est que tout se donne dans l’immédiateté des sens, nul effort à produire, nulle tension, ce qui existe devant nous est coalescent à notre propre présence.

   La ligne d’horizon est un simple trait, l’invisible liaison de la terre et du ciel, de la matière et de l’esprit. Au centre de l’image, posé telle une évidence, un bâti de ciment gris se détache et focalise, aimante le regard. Il est à l’exacte jonction du ciel et de l’eau, comme s’il proférait une manière de vérité dont nul ne pourrait faire l’économie qu’à sortir de son être, à différer de Soi, à préférer l’inconsistance du mensonge à la certitude du paysage, à son inaltérable réalité, à son incontournable essence. Une ombre en forme de triangle reproduit sur le sol la forme simplifiée du bâti. Ombre portée, cube de pierre, massif végétal, amas de galets, brindilles levées dans l’air, tout ceci dessine le lieu d’une immédiate fiction qui, sitôt vue, nous devient familière, identique à une relation de voisinage (Définition même des « affinités »), qui viendrait de loin, du plus profond de l’amitié. Nous regardons la totalité de l’image et nous sommes auprès d’elle, elle nous appartient en quelque sorte, tout comme nous sommes en elle avec facilité, évidence même. Notre sentiment interne s’accroît de cette présence, si bien que cette présence nous serait-elle ôtée et alors il s’agirait d’un genre de dépossession, nous aurions perdu un point de repère, soudain le sens des choses aurait rétrocédé en direction d’une moindre valeur, une pièce manquerait à l’assemblage de notre complétude.

   Avec cette Chose Belle, nous pourrions dire que nous sommes en relation d’amour, comme nous pourrions l’être avec la Compagne hallucinée dont notre imaginaire aurait tressé la forme depuis bien avant notre naissance. Un point d’illisible désir qui nous précéderait et, sans doute continuerait son chemin, notre disparition survenue. Ce que je nomme ici, c’est le surgissement de la Beauté en nous, cette force mystérieuse, cette puissance de soulèvement, cet étonnant magnétisme qui font briller nos yeux, étinceler notre esprit, comburer notre âme. Tout phénomène de rencontre avec la Beauté est de nature quasi extatique, c’est-à-dire qu’elle provoque chez nous les conditions mêmes d’une sortie hors-de-nous, transcendance contre transcendance, conscience intentionnelle ouverte à ce qui la dépasse au motif que l’art en son accomplissement est toujours ce qui est hors, ce qui est haut, ce qui est lumineux.

   Nulle ombre dans la Beauté, elle est une arche de lumière qui, venant à notre encontre, nous féconde et nous porte bien plus loin que ne pourrait le faire un quelconque objet, fût-il prouesse technique. Ce qu’il faut bien comprendre lorsque nous faisons face à une œuvre d’Art, c’est que, si nous sommes atteints au plein de qui-l’on-est, c’est une véritable métamorphose qui trace en nous son sillage de comète. Raison pour laquelle nous quittons le chef-d’œuvre dans la pièce du Musée avec un pincement au cœur, que nous cherchons à en reconstituer, dans le silence de notre chambre, la forme à nulle autre pareille, l’architecture qui soutient la nôtre et lui donne direction et trace la finalité des choses justes, authentiques, lesquelles allées au bout d’elles-mêmes, nous invitent à nous inscrire dans la même courbe signifiante.

    Si, maintenant, nous revenons à l’œuvre d’Hervé Baïs, que nous cherchions à y trouver les sèmes essentiels qui l’amènent à la parution, nous pourrons dire ceci : cette photographie est Belle au titre de sa simplicité, de son exactitude, de l’équilibre parfait de sa composition, des valeurs respectives des lumières et des ombres, de l’économie de moyens, de sa présence qui est déploiement et, nous pourrions dire, située à l’exact milieu d’une « raison sensible », car rien n'est négligé des paradigmes de la raison (appel au sens commun, à l’entendement, au tact, au discernement), mais aussi de la sensibilité (appel au cœur, au sentiment, à l’émotion, à la finesse, à l'élégance). C’est ceci, cette fusion de toutes ces qualités  entre elles, cette confluence de réseaux complexes signifiants, cette osmose de la partie et du tout qui donnent espace et temps quintessenciés, lesquels font se lever en nous les flux qui nous ouvrent à cette dimension d’impalpable, d’indicible, d’inouï au terme desquels, la plupart du temps, nous demeurons « sans voix » car nous n’avons en nous, sur-le-champ, nul mot qui corresponde à notre ressenti interne, nulle cible sur laquelle décocher la flèche d’un jugement que nous penserions adéquat.

   La difficulté, toujours, par rapport à la définition de la Beauté, c’est que le langage dont nous disposons, fût-il l’essence qui nous détermine, se trouve parfois en difficulté pour dire l’épreuve que nous faisons face à la belle musique, au beau texte, à la belle peinture, à la belle photographie. Chaque domaine cité ici, possède en soi sa propre rhétorique, si bien que parfois, les passerelles signifiantes font défaut, l’œuvre enfermée en sa propre autarcie que les mots cherchent à atteindre, mais sans toujours pouvoir y parvenir. Et, pour prolonger cette brève méditation, lorsqu’un commentaire se porte à la hauteur d’une profonde poésie, par exemple, eh bien il n’a guère d’autre choix que la perfection, ce qui revient à dire qu’il lui échoit d’être œuvre lui aussi en son fond et même chef-d’œuvre si le commentaire porte sur un chef-d’œuvre. Ce qui, énoncé de manière différente trouve son équivalent dans l’assertion suivante :

 

Qui veut se porter à la hauteur

de la Beauté doit,

en lui-même, au plus profond,

ménager une place pour une telle Beauté,

c’est-à-dire devenir Beau lui aussi.

Entre ce qui est regardé

et celui qui regarde, il faut, au moins,

un suffisant degré d’équivalence,

sinon la différence est telle

que ne peuvent que se creuser

un hiatus, un abîme, un espace

de totale incompréhension.

 

   C’est parce que j’ai postulé la Beauté en moi, que j’ai préparé son lit, qu’elle consentira, peut-être à ôter quelques uns de ses voiles et à me faire le don de sa nudité. Je crois qu’il y a une évidente corrélation entre Beauté et Nudité, si l’on entend par Beauté ce qui est au plus Haut, par Nudité ce qui se donne sans réserve mais avec la pudeur des choses Belles.

 

Jamais la Beauté ne se peut

dissocier de la Vérité

 

   Le ferait-elle et alors ce ne serait qu’illusion, qu’apparence, que jeu de dupes, or quiconque se questionne à ce sujet ne peut qu’être saisi de cette nécessité.

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29 octobre 2022 6 29 /10 /octobre /2022 09:30
Au revers du Noir

« Portrait »

Barbara Kroll

 

***

 

   [En guise de préambule - Cet article, à l’image de beaucoup d’autres, est long, semé de complexités qui en rendent la lecture difficile. Certes, mais la perception du sens est toujours de cette nature, le réel est complexe, l’imaginaire aussi, quant aux concepts, ils s’entrelacent si bien, ils confluent tellement l’un en l’autre, qu’ils constituent une manière de mangrove où domine l’emmêlement des racines et bien d’autres mouvements étranges. Le problème de toute interprétation est modulé, en permanence, par un jeu de renvois où les pensées s’éclairant les unes les autres, se tisse insensiblement un long fil d’Ariane, lequel risque fort d’entraîner le Lecteur, la Lectrice en direction d’un labyrinthe, plutôt que de déboucher en un site d’évidente clarté. Mais c’est ainsi, toute traversée d’une forme d’art exige une pleine présence, une attention soutenue. C’est « le prix à payer » pour parvenir au lieu même où cela ressort, où cela parle et, dans le meilleur des cas, où cela chante.

   Les plus avertis (ies), éprouveront peut-être quelque difficulté à repérer certains concepts philosophiques abordés de manière libre, certains mêmes, au prix de certaines « torsions ». Mais lesdits concepts ne présentent de sens pour moi qu’à être soumis au régime de la singularité car il ne servirait de rien que j’imite en plus mal ce qui, par ailleurs, a été magistralement exposé. Nombre de grands Philosophes ne peuvent être abordés qu’à reprendre à la lettre près le lexique qu’ils ont inventé avec un infini talent. Le risque, en la matière, souhaitant les imiter, c’est de ne pouvoir prétendre s’habiller que des vêtures chamarrées de l’épigone.

   Rester Soi en écrivant, est sans doute la façon la plus précise de demeurer auprès de sa propre vérité. Fonctionnant sous le sceau des affinités, mes textes font le plus souvent appel à des ressources très diverses dont il est peut-être malaisé de suivre le cours. Je suis très orienté vers un syncrétisme qui mêle, d’une façon harmonieuse lorsque c’est possible, les concepts, les cultures, les approches diverses dont chacune peut éclairer les autres. Voici, ceci n’est nulle justification. Simplement une broderie, une rapide dentelle avant même que la méditation du jour ne porte, dans un genre de clair-obscur (voyez mon addiction à la triple entente Noir/Blanc/Gris en tant que symbolique des valeurs du réel, mais aussi de l’imaginaire, mais aussi d’une chromatique signifiante sur les chemins de l’esthétique), ne porte donc sa modeste contribution dans l’entente de ce-qui-vient à nous, dont, tout au plus, nous pouvons essayer d’ôter la pellicule qui en dissimule le sens. Le Sens est tout pour qui sait entendre.]

 

*

 

   Ce qu’il faut imaginer, c’est une Mystérieuse Présence à l’écart du Monde, là où les yeux des hommes ne peuvent nullement porter, là où leur voix devient illisible, là où leur langage tissé d’éther plane haut, sans souci de quoi que ce soit, sans possible conscience qui en anime la sublime Forme. Ce qu’il faut imaginer, une manière de passage infini n’existant qu’au titre même de son passage. Ce qu’il faut imaginer, la Relation entre deux Blancs, une immense zone de Silence parcourant le ciel sans ne s’y arrêter jamais. Ce qu’il faut imaginer, une libre décision du Rien, un flottement à Soi devenu son propre rythme, la scansion d’un Temps sans contenu, d’un Espace vide, incommensurable. Alors tout devient serein, tout devient transparent à Soi, tout devient Tout dans le souffle inaltérable d’un divin Cosmos. Mais, ne vous y trompez pas, je ne parle nullement de Dieu, Dieu est un étant comme les autres, fût-il unique en son genre. Je parle seulement de l’Être en tant qu’Être, ce qui veut dire que je parle du Néant car d’Être il n’y a qu’à s’épuiser dans le Rien. Pour autant la Majuscule à l’initiale pourrait tromper, faire croire à l’existence de quelque Entité Métaphysique sourdement liée à quelque secrète théologie. Nullement. Si l’initiale, ici, trouve le lieu de son effectuation, c’est de manière analogue à sa présence dans des mots tels qu’Infini, Absolu, Esprit, Âme. Des Universaux qui toujours nous dominent du haut de leur Essence, sous la coupe desquels notre sentier existentiel se détermine sans même que nous en puissions éprouver, de façon objective, la puissante énergie.

   En eux, ne pas chercher le cheminement d’une foi qui y conduirait au terme d’une ascèse. Non, c’est bien plutôt de Spéculation dont il s’agit, de Miroir dans lequel se reflètent imaginalement les Archétypes, autrement dit les Formes, autrement dit les Idées. Que les Idées en question n’aient nulle réalité, c’est bien ce qu’il faut penser, contrairement à la Tradition. Que les Idées résultent de l’invention de l’Homme envisagé comme « Theoros », relié à une theôría, à une contemplation, c’est bien ce qui est à postuler qui guidera notre séjour auprès de l’Irreprésentable, de l’Illimité, du non-figuratif, de l’épiphanie barrée. Une Idée simplement spéculaire, s’alimentant à sa propre ressource, moins qu’un souffle ou une vapeur, une Idée. Identiquement, si vous voulez, au Tao qui indique la Voie, le Chemin. Voie, vers quoi ? Chemin vers quoi ? Vers Soi car, dans la plus haute spéculation, ne demeure que cet écho, cette réverbération, ce point nodal qui assemblent le Tout de l’Univers en un non-lieu, en un non-temps, y compris le Soi-microcosme en lequel vient s’abîmer le Tout-Autre-Macrocosme.

   Oui, ceci est vraiment étrange. Oui, ceci est inenvisageable, infigurable, indicible et c’est bien là que, Ceci dont il est parlé, devient l’a priori à partir duquel tout pourrait se dire et faire sens en partant d’un Point-Origine qu’il faut bien amener à titre d’axiome si nous voulons nous-mêmes figurer en quelque façon au lieu de notre Finitude qui, toujours se reflète dans la vastitude, l’Infinitude, nécessité pour nous d’un répondant, d’un terme adverse, d’une courbe sur laquelle inscrire le signe de notre cheminement. Alors nous ne faisons que nous poser à titre de Question au sein d’une Question qui nous dépasse, jeu infini de renvois, fonctionnement dialectique des contraires, lourde immanence face à la subtile transcendance.

   Nous, les Theoros, les Contemplatifs, ne sommes jamais que des images flottantes, des trajets d’un Infini, d’un Absolu  (notre Naissance) à un autre Infini, un autre Absolu (notre Mort), et c’est bien au titre de cet étrange vacillement, de ce balancement ontologique permanent, de cet ondoiement à l’immense force giratoire qu’il nous est demandé, parfois, de mettre notre existence entre parenthèses, pratiquant une « épochè » au terme de laquelle, suspendant le cours des choses, il nous devient loisible de percevoir des dimensions qui, autrement, seraient demeurées  dans l’ombre, un rai de lumière illuminant soudain, pour une fraction de seconde notre conscience, lui donnant éclaircie et possibilité de dire et de voir le Monde d’une façon renouvelée. Ceci peut avoir lieu au cours d’une promenade au sein de la Nature, de laquelle, à tout instant, peut surgir le Sublime. Ceci peut aussi se donner dans l’admiration solitaire d’une œuvre d’art. Ici, nous prendrons appui sur une toile de Barbara Kroll, tentant d’en traverser la texture, de surgir « au revers du Noir », en une Terre célestielle dont, jusqu’ici, nous pressentions l’existence sans jamais en pouvoir atteindre, sinon le lieu exact, du moins créer les conditions d’une possible spécularité, autrement dit d’une effervescence intellectuelle nous extrayant du sol têtu des contingences. Notre ascension en direction des étoiles ne dépend que de nous et d’une rencontre avec cet autre nous, ce paysage, cette œuvre d’art dont nous sublimerons la matière en un processus quintessencié dont notre conscience, et elle seule, peut constituer le ferment. S’il y a miracle en quelque endroit, c’est bien dans la Relation qui, partant de notre regard, découvre à titre de complément harmonieux ce qui lui fait face, l’inclut en soi à la façon d’une ambroisie, le multiplie et le porte à la mesure de l’inouï, du fabuleux, du magique car nous ne sommes jamais que des enfants curieux en quête d’eux-mêmes et ceci, cette manière de solipsisme, loin d’être répréhensible est la plus sûre façon de nous ouvrir à ce qui n’est pas nous mais n’attend que de le devenir.

   Å partir d’ici, en toute quiétude, il ne nous reste qu’à procéder à quelques variations d’essence sur « Portrait ». L’économie du terme, aussi bien que l’économie des moyens picturaux nous placent d’emblée face à une chose essentielle. Certes cette Figure fait fond sur une terre. Cependant, nullement une terre ordinaire. Cette terre est fine, légère, aérienne, une sorte d’argile claire qui fait penser à ces lagynes de la Grèce Antique, vases de mariage à la forme parfaite, symbole de cérémonie, d’alliance, de fête. Å seulement observer cette teinte et déjà nous sommes ailleurs, en de belles promesses d’avenir, de génération, de descendance. Le buisson de la chevelure est noir, identique à la manche de la vêture située sur la gauche. Le Noir est dense sur lequel la vision ricoche sans réel espoir d’en traverser la compacité, d’en saisir le sens. Et pourtant nous savons, en une manière d’intuition, que ce Noir n’est présent qu’à être interprété. Nous ne pouvons pas demeurer dans l’inconnaissance de qui il est, sa présence est trop massive, son lexique trop visible pour qu’il ne nous dise rien de son être. Mais, envisagé seul, en effet il demeure dans son mutisme natif. Alors il nous faut en différer un moment et parcourir les autres variations de teinte, y prélever un sens qui, par capillarité, infusera le Noir, lui donnera des assises plus visibles.

   La main gauche est largement ouverte en éventail, lumineuse, évidente, qui porte en elle une plénitude de sens comme si l’on pouvait lire les lignes du destin sur le dos de la main. Elle ne dissimule rien, se donne comme l’ouverture même des choses, comme si l’index tendu montrait la dimension même d’un réel immédiatement saisissable. C’est ici, maintenant, qu’il s’agit de trouver le milieu, l’élément moyen, le médiateur qui permettront de relier le divers, de l’amener dans la présence d’une façon qui devienne compréhensible. Le vêtement du Sujet est une large plaine Grise qui occupe une grande partie du champ pictural. Comme je l’ai souligné dans nombre de mes écrits antérieurs, le Gris est, par essence, ce qui médiatise les opposés du Noir et du Blanc. Il est, en quelque sorte, l’opérateur de ces deux Signes auxquels il confère une pluralité de significations. Il occupe la fonction du « Theoros », de l’Homme-Contemplateur dont il a été parlé précédemment. C’est par lui, par sa conscience intentionnelle, laquelle transcende tout ce qu’elle touche, que se montrent des esquisses qui, jusqu’ici demeuraient closes, non perceptibles. Le Theoros se saisissant du Blanc (de la main, d’un fragment du cou), le métamorphose en force agissante qui réalise la désocclusion du mutique. Le Noir qui demeurait infranchissable barrière, obscurité fondamentale, voici qu’il se met à s’éclaircir, à proférer quelques mots au gré desquels une possible rhétorique se laissera deviner. Soudain, le Sujet, seulement vu de dos, dévoilera sa propre épiphanie et, éclairés par la valeur du Blanc, nous pourrons introduire, certes de façon entièrement spéculative (comment pourrait-il en être autrement ?), des traits de telle ou de telle manière, donner lieu à un sourire, à une mimique, trouver quelque ressemblance avec un autre Sujet rencontré jadis, ou bien projeter sur l’illisible le degré de nos propres désirs, jeter les fondements d’une esthétique singulière.

   Ce qu’il faut bien comprendre ici c’est qu’il ne s’agit nullement d’un procédé magique ou bien alchimique, que nous n’avons affaire qu’à des projections conceptuelles qui trouveront des correspondances sur le plan des affects, des ressentis, des jaillissements imaginaires. Et ceci sera déjà beaucoup, nous aurons échappé à une confondante aphasie, laquelle est abolition en l’homme de sa possibilité la plus propre, à savoir le Langage. Trouver du sens à quelque chose c’est toujours donner du sens au travers des mots, tout le reste n’est jamais que périphérique, second, dérivé. Dès l’instant où, devant « Portrait » nous proférons, d’une part nous nous assumons en tant qu’êtres-de-Langage, d’autre part, et ceci est corrélatif, nous donnons libre cours au sens du Monde car nous sommes Ceux qui conférons à ce-qui-est la valeur existentielle sans laquelle le Tout Autre demeurerait un insondable mystère.

   Considérant ce Noir en ses soubassements signifiants, comment pourrions-nous faire l’économie, au lendemain de sa disparition, du concept « d’Outrenoir » brillamment mis en exergue par Pierre Soulages, aussi bien dans la merveilleuse matière de ses toiles que dans la constellation pensante dont ce Grand Artiste (sans doute l’un des plus éniments du XX° siècle), a été l’immense découvreur. Car sa découverte, loin de se limiter à la mise en évidence d’un paradigme plastique est bien de l’ordre d’un événement ontologique, c’est-à-dire qu’il participe à accroître, de façon décisive, la sphère d’effectuation de l’être que nous rencontrons quotidiennement, que nous sommes aussi au sein même de notre aventure singulière. Ici, convient-il de citer les propos de l’Artiste au cours de l’une de ses interviews. L’analyse de la survenue de l’Outrenoir est faite de manière admirable, Soulages, non content d’être un grand peintre était un penseur véritable :

Au revers du Noir

Peinture, 29 février 2012 (181 X 162 cm)

Pierre Soulages

Source : ARTSHEBDOMEDIAS

 

 

   « C’est un accident plus « cérébral » que physique. J’étais en train de patauger dans une espèce de marécage noir et de racler un tableau. Ce tableau ne venait pas. Il était de plus en plus noir et à mes yeux de plus en plus mauvais. Je me suis demandé ce qui se passait. Je ne suis pas masochiste. Alors pourquoi continuer à travailler ? C’est donc qu’il y avait quelque chose en moi de plus fort que mon intention. L’intention était de faire un tableau comme ceux que j’avais réussis avant. Je suis allé dormir une heure ou deux. Puis je me suis réveillé et j’ai interrogé ce que j’étais en train de faire. Là j’ai eu brusquement une révélation. Je me suis dit que je ne travaillais plus avec du noir mais avec de la lumière réfléchie dans des états de surface du noir. Quand le noir est strié, la lumière est dynamisée. Quand le noir est lisse, c’est le silence, c’est le calme. C’est une autre peinture. L’outrenoir est une lumière reflétée, transmutée par le noir. C’est arrivé comme cela. Une forme mentale. Ma peinture n’avait pas changé mais mon regard avait changé. »   (C’est moi qui souligne)

   La sémantique est d’une telle richesse qu’il conviendrait d’interpréter mot à mot, mais nous nous contenterons de saisir l’idée générale. Regardons seulement ces purs morceaux d’anthologie et tâchons de leur donner sens.

   « quelque chose en moi » : ici, l’indétermination du « quelque chose » s’ouvre sur d’insondables dimensions. Bien évidemment, il ne s’agit plus, on l’aura compris, de la « chose mondaine » à laquelle nous sommes habituellement attachés, laquelle, le plus souvent, est le lieu même de notre aliénation à la matérialité. La « chose » est de pure essence, elle outrepasse (« plus fort que mon intention »), la mesure déjà transcendante de la conscience intentionnelle, elle est, en quelque sorte, un genre de transcendance au second degré, de sens sur le sens mais qui se trouve « en moi », à l’endroit le plus plein d’une intériorité manifestement fertile, fructueuse.

   « une révélation », ceci fait signe en direction d’un caractère sacré qui, bien plutôt que d’en appeler à la manifestation d’un Dieu révélé, pourrait s’inscrire dans la grâce olympienne du panthéon des Anciens Grecs.

   « une lumière reflétée, transmutée par le noir », la formulation est au moins alchimique, si elle n’est l’idée même de la transsubstantiation qui se donne à voir dans le geste eucharistique de métamorphose du « pain et du vin en la substance du corps et du sang du Christ ». Mais nous pensons qu’il faut demeurer dans les significations « laïques » et la symbolique générale du terme, ne lui attribuer nulle connotation religieuse. Pierre Soulages lui-même en confirme la réalité lors d’un entretien accordé à la « Revue des Deux Mondes » :

   « Autrement dit, je suis agnostique, naturellement et depuis toujours. Je sais que très souvent dans ce que je fais, on trouve du sacré. Mais le sacré n’implique pas le divin. Pour autant je sens, j’ai des émotions, des sensations, je vis là-dedans. Si on n’a pas cela, on est perdu. Sinon que serait l’art, si ce n’était que le confort ! »

   « une forme mentale » : qu’est-ce que l’Idée, si ce n’est, précisément une Forme Mentale ? L’Idée en tant qu’Archétype. (« Du latin idea, issu du grec eidos : « idée », « forme ». Représentation mentale d’un objet de pensée. »

   « mon regard avait changé », comment ici pourrait-on faire l’économie de la « conversion du regard phénoménologique » dont l’interprétation pourrait simplement être la suivante : le regard naturel vise la densité des choses présentes, le regard artistique vise, au-delà de ce fameux Outrenoir, la lumière de l’Idée, autrement dit le rayonnement du Sens.

   Mais, après ce laborieux travail de décryptage des paroles de Pierre Soulages, convient-il de revenir au titre de cet article « Au revers du Noir » et à l’œuvre de Barbara Kroll. Effectuant ceci, il sera nécessaire de garder à l’horizon de sa propre pensée, le concept d’Outrenoir en son lumineux destin. Nous, les Contemplateurs en position de Theoros, symboliquement, notre effusion nous projette au cœur de la médiation du Gris. Effectivement, nous sommes les Passeurs, les termes de la relation, ceux qui assemblent le divers de la Toile en une réalité vraisemblable qui, de facto, jouera avec une métaréalité que la « conversion de notre regard » aura opérée. Sous le massif ombreux de la chevelure, sous la tache d’obscurité de la vêture, déjà et avec soudaineté, se lèvera cette lumière blanche que la main indique, que le fragment du cou initie. Ceci même qui nous était dissimulé, ce visage en direction duquel nous étions en quête, cette épiphanie, cette dimension du visible que nous voulions atteindre surgiront d’eux-mêmes et, dès lors, ce sera le visage même de l’Art que nous rencontrerons de la même manière que l’observation des reliefs des « Polyptiques » de Soulages, par l’entremise de l’Outrenoir livrent cette belle et ineffable Lumière qui n’est autre que la manifestation de la Beauté en son aura la plus étincelante. Parution de la Beauté, autrement dit actualisation de l’Idée-Archétype, ce Rien qui devient le Tout au prix d’un renversement, à la mesure d’un chiasme qui nous fait passer dans l’instant (le fameux exaíphnēs ) platonicien), de la Réalité à l’Irréalité, de la Matière à l’Esprit, du Sensible à l’Intelligible. Ceci n’est rien de moins que le passage d’une temporalité ordinaire, banale, à une temporalité marquée du sceau de l’Illimité, autrement dit de l’Éternité. En termes gadamériens, c’est le saut effectué entre « temps vide » et « temps plein », raison pour laquelle on pourra parler de la « plénitude » dont l’œuvre d’art constitue la source. Afin de bien comprendre les nuances subtiles et pourtant abyssales qui placent la césure entre Temps de la quotidienneté et Temps esthétiquement transcendé, ces quelques explications lumineuses extraites d’un article commis par le Site « L’Autreté » :

   « Cette opération de jonction entre le temps et l’éternité met en jeu une notion singulière, inconnue des autres philosophes, que Platon nomme ἐξαίφνης, ( exaíphnēs ), l’« éclair » ou l’« instantané ». Selon les différents contextes où cet éclair apparaît, il marque une rupture brusque dans le tissu de la temporalité vécue, un jaillissement soudain ou une apparition surprenante venus de l’extérieur. »   

   Tout comme les Contemplateurs Antiques qui scrutaient l’Empyrée dans la crainte mêlée d’émerveillement de voir surgir, d’entre l’écume des nuages, l’éclair du foudre de Zeus, c’est ceci que nous avons à accomplir au sein même de qui-nous-sommes, ouvrir notre regard à la Beauté du Monde, traverser le noir mutique de l’œuvre de Barbara Kroll, se confier à la métamorphose opérée par le sublime Outrenoir de Pierre Soulages, ceci en un seul et même mouvement en direction de l’Idée. Plutôt consentir à être aveuglé par la lumière des Archétypes que d’accepter une cécité qu’une sourde Matière imposerait à nos corps défendants.

   [Pour conclure - Bien évidemment, il y a une importante distance entre l’œuvre de Pierre Soulages et celle de l’Artiste Allemande. Pour autant le rapprochement, je ne l’ai nullement voulu fortuit, plutôt guidé par une nécessité de relation formelle. Si, chez Barbara Kroll, dans nombre de ses œuvres, se joue la dialectique du Noir et du Blanc, bien évidemment chez l’Artiste Français cette préoccupation est constante depuis la découverte du désormais célèbre « Outrenoir ». Bien évidemment, le Créateur des grands « Polyptiques » s’est penché sur le Noir en priorité. Mais il ne s’agit jamais du Noir en tant que Noir, qui se limiterait à cette étroite autarcie. Le jeu des griffures, des stries, des scarifications ne vient entailler la matière qu’à en faire surgir l’être de la Lumière en sa valeur étincelante de Blanc dont, du reste, l’on pourrait commenter à l’infini l’échelle des valeurs, depuis la pureté, l’origine, le retrait, et enfin le silence qui précède toute parole, qu’elle soit humaine, qu’elle soit artistique. C’est toujours à partir d’un sol ontologique que les choses prennent leur essor et viennent à nous avec le souci d’être décryptées, car rien n’est plus douloureux, pour la psyché humaine, que de se heurter à un mur de hiéroglyphes muet qui le placerait, l’homme, face à l’aporie d’un impossible déchiffrement. Être Homme sur la Terre, c’est bien ceci, faire face aux signes qui nous mettent en demeure d’en saisir l’énigme. Nous voulons nous confronter au redoutable Sphinx, seulement pour en dépasser le mutisme minéral. Oui, dépasser !]

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18 octobre 2022 2 18 /10 /octobre /2022 08:16
Une juste sérénité

« Portrait d’un homme » - Vers 1435

Robert Campin

Source : Meisterdrucke

 

***

 

   Irrésistiblement ce portrait nous attire comme si notre ego pouvait se projeter en lui. Je crois que nous souhaiterions, d’emblée, accéder à cette manière de tranquille assurance dont il est le lieu de subtil rayonnement. Cependant, il ne s’agit nullement d’un sentiment de joie intérieure qui transparaîtrait à même le visage. C’est du retenu en soi, c’est de la pudeur. Car il serait indélicat de laisser percer des sentiments singuliers, logés au creux même de la confidence, de l’expérience intime. Telle une eau de source, la vie intérieure fait son trajet inapparent dans quelque zone d’ombre dont nul ne pourrait donner le nom, pas plus que décrire son délicat tissu. Ce personnage dont Robert Campin fait le portrait, demeure dans un réel anonymat. Quoi de plus abstrait en effet que « un homme », titre vague de cette toile. Nul point de repère et je pense toutefois qu’il s’agit « d’un homme » appartenant à une classe sociale aisée, sans doute quelqu’un issu de la bourgeoisie avec tous les caractères qui y sont attachés, distinction, culture, distance par rapport aux choses. D’évidence, ce personnage ne provient ni de la paysannerie, ni du monde ouvrier.

   Bien que la toile ne nous dise rien de l’environnement de son habitat, nous pouvons l’imaginer passant de longues heures dans son cabinet de curiosités à admirer ses « pierres de foudre », à lisser du plat de la main ses fossiles aux formes étranges, à observer ses peintures sur pierres, les motifs de ses camées, à laisser errer son regard sur des herbiers qui le font rêver. Toutes ces choses périphériques déterminent aussi bien un univers mental qu’elles mettent en lumière les centres d’intérêt, les affinités que cet Inconnu entretient avec le Monde. C’est étonnant combien ses propres centres d’intérêt, ses propres inclinations, ses choix transparaissent dans le motif du visage. Dans les rides du paysan, ce sont les durs sillons de terre qui se donnent à voir. Dans les mains de l’ouvrier, dans ses cals, c’est l’outil dont le vivant symbole apparaît. Dans le portrait du bourgeois, dans la concentration du regard, l’attention portée, en tant que commerçant, aux nombreux interlocuteurs avec qui il a affaire. Tous, nous exhibons, à la cimaise de notre front, les soucis, les occupations, les félicités, les minces bonheurs, les déceptions qui sont notre lot quotidien, l’alphabet au gré duquel nous composons notre livre de l’exister.

   Si, maintenant, après avoir dressé le fond imaginé de son apparition, je décris en me focalisant sur l’image, je peux dire ceci : ce remarquable portrait est traité d’une façon si réaliste, que le personnage, soudain, se mettrait à proférer quelques mots que nous n’en serions guère étonnés. Ne disait-on pas, à propos de la facture de l’œuvre de Robert Campin, qu’elle était sous l’influence de « la fascination du quotidien ». Oui, le quotidien est fascinant pour qui sait en transcender les formes, en sublimer la prosaïque présence. Å l’évidence, cet Artiste s’y entendait en la matière, à la hauteur d’une touche irremplaçable. Le travail de la mimèsis est à ce point parfait que rien de l’aspect physique n’est laissé dans l’ombre. Ce type de traitement méticuleux ferait presque penser aux modernes fac-similés en cire du Musée Grévin, tellement le souci de vérité y est infiniment présent. Le personnage est là, devant nous, dans sa plus pure évidence, dans cette attitude vaguement méditative qui le rend un peu mystérieux, installé dans la distance, observant le monde depuis le lieu de sa monade, en réserve de ce Réel qui nous le livre si bien dans l’entièreté de son être.

   Ce qui est tout à fait remarquable, ce subtil modelé du couvre-chef, il ferait penser à ces « Crete Senesi », dans le « désert » de Toscane, ce lieu magique semé de mille plis plus harmonieux les uns que les autres, ces chaumes lumineux structurés comme pour dire le rythme universel des choses et des êtres. Le visage, quant à lui, est identique à l’argile mise en forme par le sculpteur, cette assiduité, cette conformité au modèle avant que son esquisse ne donne, peut-être, le motif d’un bronze sur lequel se lira, dans la pureté du métal, l’exactitude de l’être qui y est figuré. La vêture au col fourré, à la teinte foncée, vient clore ce tableau dans des nuances subtiles d’Ivoire, de Rouge-Orangé adouci, de Bitume, une élégante économie de moyens qui vient renforcer le sentiment d’équilibre qui se dégage de cette scène que l’on pourrait qualifier de « bucolique ». L’idée d’un paysage automnal avec ses teintes de Rouille et de Brique s’y trouve inscrit de manière quasiment naturelle. Une douce atmosphère dont on pourrait éprouver la touche délicate, tissée de quiétude, ourlée de suavité, image auprès de laquelle faire halte le temps d’un ressourcement, d’une régénération. Comme si ce Personnage, porteur d’une grande sagesse, pouvait nous reconduire au lieu de la nôtre ou bien en favoriser l’éclosion, en provoquer l’épanouissement.

   Mais ce qu’il convient de dire, face au tissu d’évidence de la sérénité qui paraît se dégager de ce portrait, c’est que nulle sérénité ne se donne d’emblée, que nulle sérénité ne s’inscrit comme le résultat immédiat d’un don que l’on aurait reçu du ciel. Les choses sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. La tranquillité, l’ataraxie, l’équanimité de l’âme ne s’atteignent jamais qu’au terme d’un long travail, d’une infinie patience. On ne naît pas avec la sérénité lovée au creux de son berceau, comme si elle vous attendait depuis la nuit des temps. Toute sérénité est l’aboutissement d’une longue maturation. Il faut avoir connu des soucis et des peines, s’être confronté aux obstacles de l’exister, avoir chuté, avoir échoué, puis avoir pu rebondir, s’être relevé, lesté de toute cette expérience, visité par toutes ces incertitudes, ces doutes, car c’est bien au terme de tous ces conflits, de toutes ces violentes dialectiques que la conscience assure ses assises, prend un nécessaire recul, se fortifie afin que les ornières franchies, les ubacs effacés, ce soient les adrets de lumière qui viennent à vous avec toute leur charge de félicité.

   Sérénité ne résulte que de Lucidité et nulle intuition ne saurait en réaliser les conditions de possibilité. L’on imagine volontiers que cet « homme », dans la gestion de ses affaires, ait eu souvent maille à partir avec les parties adverses, que certaines négociations aient été laborieuses, que des nuits de veille aient été passées sur des chiffres, des évaluations, que des marchés à conclure précédèrent parfois des aubes qu’il souhaitait transparentes. Et c’est bien au motif d’un combat sur lui-même que chaque progrès à bâti en lui, pierre à pierre, cette soi-disant sérénité que nous lui attribuons en tant que l’essence qui le qualifie au plus près.

       Cependant, un regard attentif ne pourra que conforter ces hypothèses. Le regard est méditatif, il traverse le réel sans vraiment s’y arrêter. Une minuscule étincelle d’inquiétude se dessine sur le brun de l’iris. Quelques rides naissantes ornent le front, y tressent une sorte de langueur, peut-être la vague mélancolie d’une réminiscence qui relie à un passé qui n’a pas soldé la totalité de ses comptes. La parenthèse de deux plis referme la base du nez, ce qui, parfois, est signe de contrariété. Les lèvres sont belles, régulières, qui peut-être dissimulent des mots sur le bord de se dire mais qu’il vaut mieux retenir en soi. L’entièreté du visage est de pure et délicate concentration. Seulement, il n'y a pas d’angoisse qui serait visible, pas de tourment qui menacerait à l’horizon de l’être. Tout repose en soi dans un genre de calme qui paraît inentamable. Cet Homme semble occuper le lieu qui est le plus sûr pour lui, un genre de halte sous l’abri d’un port, à l’écart des tempêtes et des coups de blizzard.

   Peut-être est-ce ceci, la sérénité, parvenir au plus haut de qui-l’on-est, sachant cependant d’où l’on vient, disponible à l’égard du temps, ni en retard, ni en avance, installé dans un présent dont la certitude signifie la possibilité de quelque éternité. Si la sérénité vraie existe, elle est bien ce suspens par rapport à une temporalité toujours en fuite, cette insertion dans un présent donateur de sens, sans qu’aucune justification d’accélérer le pas ne se puisse jamais donner. Elle est une intersection de la fluence spatio-temporelle, une disposition de soi dans le simple et le limpide. Ce qui ne saurait signifier que nul nuage n’en traverse jamais le ciel existentiel. Cette toile de Robert Campin est toile du « juste milieu ». Toile du Midi, de la maturité, qui, seule peut donner au beau mot de « sérénité » le sens de plénitude qui lui convient. Alors la notion de vacuité s’estompe pour laisser place à cette belle carnation qui est le chiffre même de la vie. D’emblée, cette toile, bien plutôt que de nous installer dans une posture simplement esthétique, nous convie à une méditation sur nous-mêmes. Saurons-nous y trouver ce halo de sérénité dont nous voudrions être atteints afin d’accéder à cette belle patience qui signe le trajet hauturier de Ceux et Celles qui naviguent au plein des eaux avec confiance et détermination ?

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 octobre 2022 1 10 /10 /octobre /2022 09:35
Née du Rien

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   « Née du Rien », combien cette expression est étrange. Peut-on naître de Rien ? « Rien n’est sans raison », disait le Philosophe Leibniz. Chaque étant a une cause. Or, cet étant-esquisse, quelle peut en être la cause ? La volonté de l’Artiste, la nôtre en tant que Voyeurs qui souhaitons que notre regard soit rempli à la hauteur de son attente ? Ou bien l’œuvre d’Art est-elle à elle-même sa propre raison, comme si un mouvement interne en décidait le sort ? Nous voyons qu’il n'est pas si aisé de répondre, que les choses, toujours nous échappent au simple motif que nous ne les saisissons que partielles, fragmentaires, qu’elles disposent peut-être d’une autonomie qui se déroule à notre insu. Si nous visons les choses correctement, selon leur essence même, nous  nous apercevons que notre formule initiale est paradoxale. « Née », suppose qu’Esquisse est arrivée à l’être, qu’elle possède, sinon une chair picturale pleine et entière, du moins un contour en lequel elle abrite sa venue. Ce qui veut dire qu’Esquisse est Réelle et que rien ne pourrait lui retrancher son coefficient de Réalité. Mais, disant « Née du Rien », nous créons aussitôt une évidente antinomie. Puisque le Rien ne peut provenir que de notre imaginaire et Esquisse s’inscrit dans ce Réel qui nous fait face.

   Une scission s’établit entre Réel et Imaginaire, si bien qu’Esquisse nous paraît tel cet être en partage, lequel viendrait à l’être tout en se retirant.  Car, si le Réel a une qualité de présence, l’Imaginaire est connoté tel son envers, à savoir le lieu d’une absence. C’est sur cette indétermination originaire que joue Esquisse, raison pour laquelle elle est simplement en voie de…, ne trouve nullement son terme, prononce un mot de graphite que, bientôt, un autre biffe et c’est aussi la raison pour laquelle elle nous fascine car, située entre être et non-être, c’est bien de notre présence au monde dont il est question. Or Esquisse, nous la voulons Réelle au titre d’une réassurance narcissique. L’inscrivant dans l’ordre des choses visibles, la forêt, le rocher, le crayon, sa corporéité fonde la nôtre. La situant dans l’orbe flou de l’imaginaire, nous la soustrayons à notre entendement et ce motif de fuite nous désespère. Nous ne craignons rien tant que l’effacement, la disparition, la fente abyssale au gré de laquelle notre être n’est qu’un vague tremblement à l’horizon du monde.  Mais il nous faut partir de ce Rien et bâtir quelque chose de plausible.

   Le fond est fond de néant, si toutefois le néant peut faire image. Mais supposons. Le fond est cette quasi-nullité, cette totale indistinction pareille au blanc d’une aube qui ne se décide à poindre et à faire acte de présence. Un blanc de neige qui laisse transparaitre, par endroits, quelques traces de salissures indistinctes. Un blanc de plâtre qui badigeonne les murs d’une cellule monastique : contemplation de la nudité. Un blanc d’Espagne qui chaule les vitres, rien du mystère de la pièce ne doit être dévoilé. Un blanc de visage de Mime, il est le signe d’une vacuité intérieure. Un blanc de Titane dont la pâte éteint les couleurs qu’elle recouvre. Un blanc de Pierrot Lunaire à la recherche de sa Colombine, c’est-à-dire de lui-même. Le blanc de l’Amour lorsque sa mémoire se dilue dans les voiles du temps. Un blanc en tant que blanc qui ne profère que du silence, une parole violentée d’aphasie. Le Blanc.

   Le trait est dans le Gris. Gris pareil à la lumière éteinte d’un toit de zinc.  Gris-Lin, il vit de sa souple rumeur. Gris-Ardoise, il se confond avec la toile du ciel. Gris-Plomb à la teinte sourde. Gris-Souris qui trottine à pas menus. Gris-Acier à peine visible dans le jour qui vient. Gris-Perle, il parle à peine plus haut que la pierre ponce. La ligne « flexueuse » d’Esquisse c’est un presque-rien posé sur un rien. C’est une venue dans la discrétion, c’est une hésitation du geste. Le geste est suspendu à sa propre profération. Il offusque le néant mais avec retenue, c’est fragile l’imaginaire, c’est pareil à un vase en céladon, il faut en caresser la lumière avant d’en éprouver la consistance. Esquisse est effleurement, Esquisse est sortie du Néant, glissement hors du Rien mais à fleurets mouchetés. L’Absence, le Vide ne peuvent se donner selon quelque chose qu’à l’aune d’une muette supplication, rien ne serait pire que la gesticulation, l’absence de retenue. L’Artiste dessinant Esquisse est nécessairement au bord de soi, là où cela tremble, là où cela vacille, là où cela frémit. Créer est toujours courir le danger d’être moins que Soi, d’être plus que Soi, mais alors dans le risque d’une non-coïncidence avec l’œuvre en cours qui ne peut être que présente à soi, sans que quelque diversion puisse détourner son être de la tâche de paraître. Car être-œuvre n’est rien de moins que d’arriver au plein du phénomène, au lieu même de son essence. Or ceci ne saurait résulter d’un geste inadéquat, brusquant le processus de la métamorphose. Car c’est bien à ceci que nous assistons, au passage mystérieux, alchimique, d’une forme originaire à une forme finale, à un genre de transmutation de la matière depuis sa naissance jusqu’à sa plus haute révélation. C’est pour cette raison, du geste magique de la création, que nous admirons le mouvement léger, plein de respect mais en même temps d’assurance avec lequel l’Artiste conduit son action pour donner le jour à ce qui n’était que latent, dissimulé dans quelque pli de l’espace et du temps.

 

Être Artiste est ceci :

 

sortir de l’Imaginaire ce

qui y sommeillait en creux,

le porter à la visibilité du Réel,

le féconder, faire que le menu

de l’immanence quotidienne devienne

l’actuel de la transcendance créatrice,

une ambroisie pour l’esprit,

un nectar pour les sens.

  

   Écrivant ce texte, petit à petit, une image s’est faite en moi, une sorte de mouvement analogique mettant en rapport « Née du Rien » avec « Née de la vague », titre d’un travail du Photographe Lucien Clergue où le cops féminin paraissait naître des éléments eux-mêmes, de la pierre, de l’eau, du sable, du nuage. Féérie du corps humain que la lumière porte au regard, identiquement au geste de naître du Rien. Impression d’unité accomplie, fusion du corps Humain dans le corps de la Nature, Le corps sublimé devient alors un pur prodige dont on ne sait plus s’il est origine ou bien forme purement Idéelle, indépassable, genre de Modèle platonicien dont toute autre forme résulterait en une manière d’inépuisable harmonie. Or, ici, afin de refermer la boucle initiée au seuil de cette écriture, m’inscrivant en faux contre l’assertion de Leibniz, conviendra-t-il que j’énonce, au regard des Œuvres de Barbara Kroll, de Lucien Clergue : « Tout est sans raison », tellement le jugement déterminatif ne s’appuyant que sur l’exercice des concepts, doit le céder au jugement réfléchissant qui fait de l’affection, du sentiment, de la sensibilité, les pierres de touche du jeu libre de l’imaginaire au gré duquel seulement les œuvres d’art peuvent venir à nous dans le trait, la ligne de leur pure vérité. Ce qui est tout à fait remarquable chez cette Artiste Allemande, c’est qu’elle nous place au foyer même de ses préoccupations esthétiques, n’hésitant nullement à nous faire participer à ses tâtonnements, à ses recherches formelles qui nous disent, en leur statut pré-figuratif, antéprédicatif, l’instabilité manifeste du Réel toujours travaillé par une part irréductible d’imaginaire, donc de métamorphose toujours à l’œuvre. Oui, à l’œuvre, ainsi faut-il nous persuader que le Rien que nous penserions inactif, constitue toujours le linéament inaperçu, l’entrelacement avec le Réel dont la peinture est le lieu partiel en voie de constitution. Å nous, Voyeurs d’en parachever le sens. Fût-il singulier, subjectif, entaché de quelque fantaisie. L’exactitude n’est nullement de ce Monde !

 

  

 

 

 

   

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