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4 décembre 2022 7 04 /12 /décembre /2022 09:03
Vous sur le sofa vert

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est parfois des rencontres bien étranges. En ce jour d’automne visité des dernières clartés, résidant dans la belle ville de Vienne pour quelques jours, il m’arrivait de flâner longuement au hasard des rues, m’amusant à découvrir ces fiacres venus d’une autre époque avec leur attelage de chevaux blancs comme neige, leur cocher sévèrement vêtu de noir, leur cabriolet décapoté dans lequel les touristes prenaient place afin de découvrir les fastes de la capitale Autrichienne. Parfois m’arrivait-il de grimper au sommet du « Pré Am Himmel » de manière à découvrir le vaste panorama qui s’ouvre aux yeux des Visiteurs. Parfois, entre l’écriture de deux articles, je faisais un saut du côté de « l'Österreichische Galerie Belvedere » pour y rencontrer la belle peinture de Gustav Klimt, « Judith et Holopherne », non pas tant pour son esthétique dorée, un peu précieuse, mais pour m’énivrer en quelque sorte de l’atmosphère artistique de Vienne, cette peinture en figurait, pour moi, l’exact emblème. 

   Cependant, ce qui me motivait le plus, (n’étais-je venu dans la Cité de Stefan Zweig, pour y célébrer le faste de ses Cafés ?), c’était bien, dans l’ambiance chaude et veloutée de l’un de ces prestigieux établissements, d’y déguster par exemple un délicieux « Kleiner Brauner » ou café noisette, genre d’expresso accompagné d’un nuage de crème dont la fragrance habitait longtemps mon plaisir intime. Mais ce que je voulais surtout retrouver, parmi les salles envoûtantes du « Café Central », autrefois « Palais Ferstel », avec son architecture « Gründerzeit », sa façade décorée, ses hautes portes en fer forgé, ses murs en stuc, ses décorations murales, en partie lambrissées et recouvertes de cuir de Cordoue, ce que je souhaitais rencontrer donc, cette ambiance à la fois feutrée et animée d’autrefois où la bourgeoisie viennoise, parmi laquelle de nombreux Artistes et Écrivains, venait s’énivrer ici d’un inimitable style de vie.

   Je dois reconnaître que c’était avec une certaine émotion que je m’asseyais sur ces sièges luxueux qui, jadis, accueillirent aussi bien Hugo Von Hofmannsthal que Léon Trotsky, Sigmund Freud ou Arthur Schnitzler. Sous le regard de mes prestigieux aînés, il ne me restait plus qu’à bien tenir mon stylo. La plupart des articles que je composais à cette époque le furent dans la « Grande Salle des Colonnes », salle haute en couleurs, inspirée des modèles florentins et vénitiens. Il ne me déplaisait nullement de m’installer à l’une de ces tables jouxtant une colonne, d’y fumer lentement un mince cigarillo, les volutes montaient en faisant leurs langoureuses arabesques sous la blancheur laiteuse des opalines. Il m’arrivait, charmé par la grâce du lieu, d’y passer de longues heures, méditant, écrivant, me distrayant parfois du passage de Quidams, du glissement de la circulation venu de la rue, du manège des Garçons de Café cintrés dans leur tenue austère, chemise blanche et plastron noir. Mon écriture, qui avait précisément pour thème les « Cafés Viennois à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle », déroulait ses volutes sans accrocs et il me semblait tenir entre les doigts un peu de l’inspiration des Illustres Visiteurs dont la trace, encore aujourd’hui, se détachait des objets et des murs comme une vapeur monte d’une eau sans césure, avec une tranquille limpidité.

   Dans un recoin de la « Salle des Colonnes », il y avait un sofa vert qui semblait surtout destiné à accueillir la lecture des journaux. Sur une table basse figuraient de nombreux quotidiens en toutes les langues, ils étaient reliés par de larges et longues réglettes de bois. Des Lecteurs s’y succédaient, surtout le matin, mais les après-midis, la place était le plus souvent vacante. Parfois j’y passais une demi-heure, curieux d’y découvrir les nouvelles locales, les expositions en cours, les concerts qui ne manquaient de figurer au menu des réjouissances viennoises. Au début, je ne fis guère attention à Votre Présence, noyée que vous étiez parmi la foule des Passants. Cependant, un jour, levant un instant les yeux de mon manuscrit, je vous découvris, seule sur le sofa vert, Lectrice attentive de ces feuilles dans lesquelles, à votre attitude concentrée, vous paraissiez chercher sans relâche une information qui devait être précieuse à vos yeux.

   Votre attitude était ambigüe, à la fois celle d’une Petite Fille sage, à la fois un peu suggestive, comme le sont parfois des femmes mûres sûres de leur rayonnement, de l’effet qu’elles produisent sur les Admirateurs potentiels qui pourraient bien succomber à leur charme à seulement les regarder. Vous décrire consistait en ceci : votre chevelure brune faisait ses deux longues vagues de chaque côté d’un visage sérieux, des yeux noirs profonds, une bouche fardée de rouge mais réservée. Vous étiez vêtue d’une courte robe noire qui épousait un corps fin, des bretelles retenaient le haut de votre vêture, dévoilant la naissance de votre gorge, vos genoux étaient largement dénudés et un éclair de chair rose se donnait à voir entre le haut de vos hautes bottes et l’ourlet de votre étroit fourreau. Il y avait un tel décalage, un tel écart entre votre posture qui était presque farouche et votre pose dont il s’en serait fallu de peu qu’elle ne devînt lascive, sinon provocante, que ma conscience, alertée de cette manière de dysharmonie n’eût, dès cet instant de cesse de tâcher de vous « mettre à nu ». Å cet égard la métaphore était saisissante. Nue, plus que nue vous étiez sous le scalpel de mon regard. Il fallait que je perce à jour la toile de votre mystère.

   Un de ces longs après-midis où rien ne semble se passer, où le temps est cette flaque immobile prise d’ennui, où rien ne vous retient au Monde qu’une morne lassitude, parmi la « Salle des Colonnes » presque déserte, me situant entre deux écritures, je décidai de gagner le sofa vert qui, bien plus que d’être celui du luxueux Café, était le vôtre, la trace de votre corps y était encore inscrite, la fragrance de votre belle présence y flottait, un stylo que je reconnaissais pour l’avoir aperçu entre la tige de vos doigts gisait à côté des feuilles éparses des journaux qu’une nuée de signes noirs ne manqua de porter soudain à mes yeux. Bientôt ma curiosité aiguisée par cette marée de mots se porta sur les feuilles du « Kleine Zeitung », ma pratique courante de la langue allemande me mettait à portée du texte sans que quelque difficulté pût s’immiscer dans ma lecture, en atténuer l’effet.

   Je fus bientôt attiré par un encadré de lignes bleues qui détourait ce que je reconnus comme un extrait publié en feuilleton. Alors, me saisissant du stylo, je traçai une ligne bleue de même intensité, de même couleur, que celle qui figurait sur le blanc du papier. Je n’en pouvais plus douter, c’était bien VOUS qui aviez apposé ce fin liseré sur un extrait qui, sans doute, avait plus particulièrement retenu votre attention. On ne choisit pas impunément un texte au hasard, on consonne avec lui, on vibre avec lui, il est notre propre projection sur les mots posés par l’Écrivain. Il s’agissait d’une partie de texte tirée de la Nouvelle de Stefan Zweig « Vingt-quatre heures de la vie d'une femme », nouvelle que j’avais lue bien des années auparavant mais qui avait laissé en moi comme une étrange empreinte. J’en retraçai alors les rapides contours ou plutôt l’esquisse de ce qui restait en ma mémoire. Ce qui ressortait, ceci :

   Une petite pension de Monte-Carlo au début du siècle. Henriette, la femme de l’un des Pensionnaires, sans doute prise de folie ou à tout le moins saisie d’un vertige amoureux, part avec un Jeune Homme de passage. Tout ceci coïncidait avec ce qu’il est convenu de nommer « coup de foudre » et il va de soi que le comportement de la Fugueuse, bien plutôt que d’être jugé pur caprice par les autres Pensionnaires est considéré comme la toquade d’une femme dépourvue de moralité.

    Voici donc ce qui demeurait de la Nouvelle. Je me mis en quête de lire ce bref passage dont, en mon intérieur, je faisais une traduction simultanée :

   « Seuls peut-être des gens absolument étrangers à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnels, ces explosions soudaines d'une passion semblable à une avalanche ou à un ouragan : alors, des années entières de forces non utilisées se précipitent et roulent dans les profondeurs d'une poitrine humaine. Jamais auparavant (et jamais par la suite) je n'éprouvai une telle surprise et une telle fureur d'impuissance qu'en cette seconde où, prête à toutes les extravagances (prête à jeter d'un seul coup dans l'abîme toutes les réserves d'une vie bien administrée, toutes les énergies contenues et accumulées jusqu'alors), je rencontrai soudain devant moi un mur d'absurdité, contre lequel ma passion venait inutilement buter. »

    Outre que la langue de Stefan Zweig était pure, infiniment maîtrisée, élégante, elle délivrait de surcroît une fine analyse psychologique qui me poursuivrait des jours durant. Ainsi l’Inconnue que vous étiez, que je m’étais amusé à nommer « Lou », je ne sais pour quelle raison (peut-être un clin d’œil à cette femme affranchie, Lou-Andréas Salomé qui s’ingénia à rendre fous les Génies de son temps), se précisait petit à petit car, bien entendu, Lou, vous ne pouviez qu’être cette Henriette de la Nouvelle au motif que tout intérêt particulier pour une chose n’est jamais que la projection intime de qui nous sommes sur cette chose et que cette Passionnée était simplement votre reflet. Vue sous le prisme de l’écriture et de l’interprétation de Zweig, je ne faisais que creuser plus avant l’ombre que vous étiez, dont j’allais faire l’objet d’une incessante quête. Il me fallait mieux vous connaître et, par un curieux phénomène de retour, mieux me saisir aussi, si cependant une telle chose était en mon pouvoir. Ainsi, au travers des mots de l’Auteur, je vous « retrouvais » en quelque manière, certes lointaine, certes théorique, mais mon contentement n’en était pas moins vif.

   C’était une sorte de miracle, de dévoilement d’une vérité qui, jusqu’ici, était demeurée cryptée, postée sur le bord des lèvres mais nullement articulée. En ce moment de ma prise de conscience, il devenait évident que vos longues stations sur le sofa vert, cette posture de retrait qui était tout autant provocation, tentative de dire au Monde tout le contenu de votre souffrance, vos stations donc étaient une demande, une prière au gré de laquelle vous pensiez, peut-être vous racheter d’un acte, qu’avec le recul, vous jugiez, sinon coupable, tout au moins trop libre, audacieux, entaché d’une évidente indécence. Au vrai, je ne sais, Lou, si vous êtes Henriette, mais il me plaît de le penser et ceci pour de simples raisons égoïstes, il me faut fournir à mon angoisse native les ingrédients dont elle a besoin, de façon que, provisoirement apaisée, elle puisse me laisser en paix.

   Savez-vous, Lou-Henriette, le sentiment mêlé de joie tout autant que de remords, lequel consiste, tout comme je le fais ici, dans cette vaste « Salle des Colonnes », sous le regard sans doute amusé de Stefan, à vous créer de toutes pièces au gré de mon imaginaire et de vous « posséder » à votre insu. Car, dès cet instant, vous m’appartenez en propre et que votre présence future ne se solde que par une absence, n’altèrera nullement mon plaisir de vous savoir mienne jusqu’au jour où, m’étant abreuvé de vous jusqu’à la lie, vous cèderez la place à une Coreligionnaire tout aussi arbitraire, tout aussi fantasque, une simple résille de mots, quelques images, quelques répliques, quelques attitudes lascives ou bien sur leur quant-à-soi, il est si facile pour un esprit fertile de broder à l’infini, de détisser un jour ce que le jour précédent avait tissé. Je crois qu’il y a en moi cette nécessité interne de m’approprier des Êtres réels ou bien picturaux, ou bien de papier, de les porter sur la scène de mon désir, d’en attiser les braises aussi longtemps qu’une étincelle s’allume et brasille qui me définit tel le Vivant que je suis.

   Oui, Lou-Henriette, je vous ai sculptée telle cette forme de l’ambiguïté même lorsque, portée à son acmé, elle peut à tel instant être cette Élégante pleine de réserve et de tact, alors qu’à tel autre elle deviendra cette Intrigante, cette Passionnée que rien n’arrêtera, dont les soudaines décisions seront certainement irréversibles. Ainsi m’a-t-il plu de vous peindre, Figure innocente jetée sur la violence de la toile blanche, sans autre intention que d’appartenir à un Autre que vous ne connaissez pas, qui vous modèle selon ses caprices et les humeurs du jour.

   Voyez-vous, vous qui êtes l’Absente, vous qui êtes au loin, je ne vous ai jamais mieux connue qu’en cet instant même où, abandonnant le sofa vert et la littérature de ses feuilletons, je consens à regagner ma place derrière cette colonne qui me sert de refuge. Quel regard de quel Quidam portera sur moi le regard que j’ai porté sur vous ? N’est-ce pas étrange de se reconnaître tel l’aliéné de l’Autre, son obligé, celui qui, parfois, ne se possède même plus, tellement la Loi de l’Altérité est forte qui porte le fer là où elle veut le porter ? Je crois, du fond même de qui je suis, que nul ne s’appartient, que nous sommes toujours en partage, que jamais nous ne pourrons prétendre être une Totalité, seulement quelques fragments semés ici et là au cours de notre hasardeuse histoire. Une sorte de floculation, de pulvérulence que le premier vent dispersera sous la ligne de l’horizon. Combien il est exact d’affirmer que jamais l’Homme ne peut échapper à l’emprise de la Métaphysique, étant tout à la fois ici dans le visible, là dans l’invisible ; ici dans l’évidence, là dans le doute ; ici dans la clarté, là dans la densité de l’ombre.

   « Prête à jeter d'un seul coup dans l'abîme toutes les réserves d'une vie bien administrée », c’est avec cette phrase en tête que je viens de consommer mon dernier « Kleiner Brauner ». Oui, « jeter d’un seul coup dans l’abîme », c’est ceci que nous faisons à chaque instant de notre vie. Å mesure que nous avançons, nous nous effeuillons si bien que l’Hiver nous surprendra dépouillés tels les arbres qui frissonnent dans le frimas. Des Personnes sont entrées dans la Salle des Colonnes. Toutes avec leur charge d’existence, laquelle est toujours en partage, fussent-ils déterminés à en protéger le bien précieux. De Celles qui sont entrées, j’aurais pu prélever ici un copeau d’inclination de l’âme, là une sensation venant au paraître, encore plus loin la promesse d’un regard, l’assurance d’un sourire. Mais, sachez-le, Lou-Henriette, je suis fidèle et je ne pourrai loger en moi de Nouvelle Venue qu’à l’aune de votre départ. Or mon intuition me dit que vous hanterez les coursives de mon attention encore de longs mois. L’on n’est nullement pressés, n’est-ce-pas ?

   Je viens de sortir du 14 Herrengasse, je croise des touristes en goguette, je croise des badauds, je croise qui je ne suis et ne serai jamais, j’emprunte la Brandstätte, longe ses hauts bâtiments de pierre grise, ses vitrines illuminées, je remonte la Schulerstraße jette un œil rapide sur le luxe de ses magasins, de ses hôtels ; je traverse la Wien, rivière qui se jette dans le Canal du Danube, quelques feuilles jaunes flottent sur l’eau, pareilles à des âmes en peine, vous êtes toujours auprès de moi, Lou-Henriette et votre présence me rassure, je rejoins le quartier du Weissgerber et arrive au 34-38 Kegelgasse où je loge dans le très fameux Hundertwasserhaus, cet immeuble viennois infiniment baroque, hautement polychrome, un mixte osé d’Antonio Gaudi, du Facteur Cheval, de Simon Rodia, autrement dit une architecture tout ce qu’il y a de plus improbable, de construction utopique semée d’une végétation luxuriante, façade de verre bleu et touffes arborescentes de tous ordres. Peut-être faut-il, à mon âme fantasque, cette immense polyphonie afin de me « jeter d’un seul coup dans l’abîme » et vous y rejoindre, vous Lou-Henriette, Celle par qui je suis Moi plus loin que Moi, futur qui hante mon présent, me place au creux même de qui je suis. Au moins le temps d’un RÊVE !

 

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24 octobre 2022 1 24 /10 /octobre /2022 09:30

      Savez-vous, des choses parfois se montrent dont on ne connaît ni l’origine ni le motif de la venue. C’est, par exemple, la soudaine apparition d’une colline semée d’herbe à l’horizon, le cours d’une rivière tranquille, la majesté d’un haut iceberg, la profondeur bleue d’un énigmatique fjord. Alors on s’interroge. Cette colline, n’est-elle seulement une réminiscence, un souvenir d’enfance enfoui au plus profond du souvenir ? Cette rivière, n’est-elle celle qui a surgi au creux d’un rêve, dont on a suivi le cours, comme aimanté par sa fraîcheur, sa vérité ? Cet iceberg, ne l’avons-nous imaginé en lieu et place de ces hauts sommets de la pensée que nous rêvons d’atteindre, mais toujours ils se dérobent à l’horizon de nos désirs ? Ce fjord, n’est-il le symbole de territoires conquis, puis perdus, il n’en demeure qu’une vague échancrure dans la chair usée de la mémoire ? L’un des caractères du réel, dont on croit qu’il est stable, évident, massif, c’est bien son côté éphémère, sa réorganisation, à chaque seconde, en des milliers d’esquisses dont nous ne saisissons jamais que l’équivalent d’une lentille d’eau dans le vaste marais du Monde. Ceci, cette esquive des choses, possède un caractère ambigu : tantôt nous sommes ravis de la variété permanente qui visite nos yeux, tantôt nous regrettons la perte de ceci qui nous a visité et s’est aussitôt absenté. Nous sommes toujours entre deux fugues, toujours les médiateurs entre un jour, une nuit ; un bonheur, une peine ; un amour, un éloignement. N’en serait-il ainsi et alors nous ne serions nullement au monde, et alors nous serions en dehors de cette humanité qui est le lieu le plus sûr que nous puissions occuper.

      Depuis mon réveil, ce matin, une sorte de nage entre deux eaux, des fragments de nuit encore soudés au jour naissant, je n’ai eu de cesse de tourner tout autour d’une image, comme le vol de la phalène contre le verre de la lampe, et la fascination de cette image était si implantée dans ma chair qu’il ne m’aurait guère été possible de m’en affranchir qu’au risque d’une affliction, sinon de connaître le sombre dais d’un deuil. N’avez-vous jamais éprouvé cet étrange sentiment : quelque chose surgit dans la coursive de votre conscience, une simple idée, la silhouette d’un être inconnu, un objet convoité et nulle seconde ne s’écoulera que votre attention n’en fasse le tour, l’inventaire, jusqu’à l’épuisement complet de ses formes qui confinent à quelque mystère ? C’est un don qui vous est fait, dont le subit retrait vous plongerait dans le plus vif des embarras. Mais voici la matière de mon trouble, la raison de mon égarement.

   Je lisais, dans le calme de ma bibliothèque. La lumière était douce, un duvet à peine posé sur les choses. Nul bruit, les Causses dormaient encore dans leur tunique de mousses et de lichen. Parfois, seulement, le glissement du vent dans la tête des chênes, la chute d’un gland au sol puis plus rien qu’une vaste zone de silence dont j’occupais le centre dans la plus grande des quiétudes qui se pût imaginer. J’avais pris un livre au hasard sur les rayons de ma bibliothèque, m’étais plongé dans la touffeur des signes sans m’enquérir plus avant, ni de l’Auteur, ni du titre du livre. C’était une manière de jeu habituel. Il consistait, telle une charade, à retrouver le « tout » de l’œuvre, à en déterminer la situation parmi la dense constellation de la littérature. J’avais fort à faire mais c’était bien la difficulté qui stimulait mon esprit et me rendait infiniment disponible à une tâche que bien d’autres eussent estimée fastidieuse. L’on n’est jamais maître de ses affinités et c’est mieux ainsi, décidant à notre place elles nous dispensent du souci de chercher ces inclinations au gré desquelles nous sommes au Monde avec le bonheur qui est le nôtre, seulement le nôtre.

  

Le fragment qui était sous mes yeux :

  

   « Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente ; j'inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle ; j'arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir. »

 

   Bien évidemment, le ton on ne peut plus romantique, la mélancolie qui flottait sur cette scène, l’accent tragique qui en traversait les événements m’orientaient vers un Auteur classique, sans doute sous la lumière du XIX° siècle mais, dans l’instant, mes hypothèses demeuraient floues et rien ne surgissait dans ma conscience que cette image persistante qui, la journée durant, ne manquerait de faire mon siège sans qu’il ne me fût aucunement possible de l’en déloger.  Au vrai, je crois que je me complaisais dans cette situation qui ne manquait nullement d’attrait. Toujours j’avais été attiré par ces fictions étranges dont la nébulosité, l’indécision, autorisaient toutes les fantaisies qui se pussent imaginer. Un air de liberté émanait de telles rencontres dont il devenait urgent que quelque chose s’accomplît de l’ordre d’une découverte. Ce que je ne pouvais savoir, la raison pour laquelle telle image plutôt que telle autre s’était imposée à moi sous la forme dont, maintenant, je vais décrire la réalité. Souvent les décisions de l’imaginaire sont surprenantes, ce en quoi, du reste, il nous rencontre, cet imaginaire, sous le sceau de la fascination.

   Je ne savais s’il y avait adéquation entre la représentation visuelle et le texte, si la « faiblesse » de l’Héroïne, la « fixité » de ses yeux à mon encontre, son « émotion violente » supposée, si tout ceci donc pouvait se lire d’une manière aussi évidente dans le tableau qui se dessinait à l’arrière de mon front. Je crois même que ce dernier était l’envers exact de ce que l’Auteur mettait en scène. Peut-être un secret espoir, en moi, d’une façon quasi-magique, d’inverser la situation, de réparer ce qui s’y inscrivait en tant que drame. En cette heure naissante j’avais plus besoin d’apaisement que d’entailles creusées au sein même de mon derme. Il est parfois des retournements de choses qui sont salutaires. Vous-La-Fictive, voici à quelle métamorphose mon attente inquiète vous a livrée. C’est à grand peine si vous vous détachez d’une ombre serrée, dense, un condensé de nuit, si vous voulez. C’est ainsi, le Mystère a décidé malgré vous de vous situer dans cette zone d’ombre qui ne vous annule point, non, bien au contraire, cette ténèbre impénétrable vous rend désirable plus que désirable. Tel l’explorateur au sein de l’ombre de la forêt pluviale, me voici condamné à la tâche la plus heureuse, vous délivrer de cette inconnaissance, vous porter à la lumière de ce qui est, elle vous révélera tel cet être rare dont tous, nous attendions la venue. Å défaut de vous apercevoir aussi clairement que dans les lignes du livre, à défaut de pouvoir tracer de vous un clair portrait, il ne me reste qu’à tâcher de vous deviner au sein de cette nuit dont vous vous distinguez à peine.

    Tout, autour de vous, est plongé dans une couleur qui n’en est une, cet anthracite qui, sans doute, doit vous reconduire dans le tissu d’un passé devenu illisible. La multiple ramure de votre chevelure s’écoule vers le bas, faisant à peine effraction de ce fond indistinct, de cette parole réduite au pur mutisme. Votre visage ne me sera nullement livré, il se dissimule derrière elle, la chevelure, comme par pudeur, peut-être dans la crainte d’être livré à la morsure du jour. Alors votre épaule, cette colline sur laquelle glisse une sublime clarté, combien elle prend sens, combien elle vous livre à moi, bien mieux que ne l’aurait pu faire votre visage. En cette montée soudaine à la vision, tout se dit de vous dans le contraste, si bien que l’on pourrait croire à un genre d’impudeur, de provocation, d’ouverture à l’Autre sans retenue. Voyez-vous combien je m’enflamme à la seule idée d’un signal que votre peau aurait lancé dans l’espace à qui voudrait bien s’en saisir. Aussi comprendrez-vous avec facilité mon lyrisme épidermique, il est effusion en qui-vous-êtes, ce prodige d’une présence qui, il y a peu, était encore dans les limbes. Mais il ne sera pas dit que votre corps se résumera à cette ellipse de clarté.

   Votre main gauche est pur poème lumineux, féminine parution, éclosion du mystère à la naissance du jour. Votre main, son application à se donner à la vue, vous trahit à la hauteur de son évidence. Chacun de vos doigts est exactitude, certitude de bonheur. Votre main, sculptée par les rayons de ce qui maintenant a lieu, se dit dans une manière de douce assurance. Votre main a une teinte d’Ivoire qui se détache calmement sur le bleu assourdi de votre vêture. Une alliance d’or à votre annulaire. Elle vous ravit à qui-je-suis et vous remet à Celui avec qui vous avez décidé de tracer votre Destin. Mais ceci ne me rend nullement triste, votre doux ébruitement de fontaine suffit à me combler. Et, ici, je ne sais pourquoi, surgit une phrase de l’énigmatique texte : « mais elle fixait sur moi ses yeux en silence », oui, j’aime à croire qu’au rebours de votre dissimulation, un regard m’est destiné qui m’encourage à poursuivre votre inventaire. Peut-être n’êtes-vous destinée qu’à être approchée, effleurée, comme on le fait au contact du verre en cristal, il tinte à seulement être observé.

  De Vous, je n’en pourrai dire plus, sauf au motif de quelque invention qui vous ôterait toute vérité. Alors que je me livrais au décryptage de votre image, les phrases du texte brodaient dans ma tête mille questions auxquelles je ne trouvais nulle réponse. Puis, par le plus grand des hasards, alors que votre main surgissait de la nuit, que mes yeux y adhéraient, ne s’en pouvant détacher, il y a eu comme un éclair et ma mémoire a retrouvé le lieu de son inquiétude. Soudain les mots sont devenus parlants. D’innommée que vous étiez, voici qu’un prénom vous faisait sortir de l’anonymat : Ellénore, voici telle que vous m’apparaissiez, soudain dévoilée, soudain présente dans le beau livre de Benjamin Constant, « Adolphe » dont, souvent, avant de me coucher, j’avais lu de larges extraits, une façon de me préparer aux songes nocturnes. Alors, Ellénore-de-papier, que me reste-t-il d’autre à faire que de vous adresser cette supplique muette :

« Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque,

rappelons les heures du bonheur et de l'amour. »

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21 octobre 2022 5 21 /10 /octobre /2022 07:30
D’où veniez-vous ?

Esquisse

Barbara Kroll

 

***

 

   « D’où veniez-vous ? », telle était la première question que je me posais à votre sujet. Ce n’est nullement le « veniez » qui me questionnait, autrement dit le temps même du passé dont vous surgissiez. Car peu m’importait le passé, c’était le présent plein et entier, le présent de votre présence qui rougeoyait, telle une braise, tout au bout de ma curiosité. Ce qui occupait le centre de mon souci : le « où », lequel pointait en direction d’un lieu mystérieux de l’espace, comme si ce lieu vous avait enfantée en quelque sorte, vous installant dans l’exister avec la force de coordonnées positionnelles dont, jamais, vous ne deviez vous affranchir. Car savez-vous combien le site qui nous accueille en son sein est déterminant ? Tout autant que l’est le moment qui nous a portés à la lisière du Monde. Toujours l’on fait de la temporalité ce qui, vis-à-vis de notre situation sur Terre, occupe une place prééminente. C’est, vous l’avouerez, faire bien peu de cas de la valeur d’enracinement qui est la nôtre, qui nous attache à tel village, telle source, tel pli de la montagne, tel versant lumineux d’un adret dont, en quelque sorte, nous sommes la simple émanation. Vous, la Venue-de-nulle-part, vous l’Étrangère sans feu ni lieu, c’est un entier mystère qui vous porte devant moi pour la simple raison que vous vous confondez avec la fuite, avec le trajet capricieux du Nomade, avec la passée rapide dans le ciel d’un peuple d’oiseaux dont, bientôt, il ne demeure plus que le vide d’une trace que l’air reprend en son sein. Et c’est toujours le creusement d’une nostalgie qui s’ensuit, l’abîme sans fond d’une perte.

   Combien de fois dans ma vie, ici ou là, du Septentrion aux rivages semés de chaleur des Pays du Sud, ai-je joué à emboîter le pas d’Inconnues, non pour de sombres motivations, pour le seul plaisir de découvrir leur milieu de vie, tel quartier constitué de venelles complexes, tel horizon ouvert sur le vaste Océan, tel bout de lande seulement habité de vent. Parfois m’arrivait-il de perdre leur trace avant que le but n’ait été atteint et le sentiment qui était attaché à cette disparition se pouvait comparer en tous points à la stupeur de l’enfant devant la perte de son jouet. Parfois, le soir, dans la solitude de ma chambre d’hôtel, m’arrivait-il de suivre du bout d’un crayon le jeu complexe des lignes du plan d’une ville, d’y lire des noms mystérieux, Ny Kongensgade ; HC Andersens Blvd ; Rysensteensgade ; C. Molinos ; C. Ecce-Homo ; C. Santiago.

   En réalité, je dressais à la hauteur de mon imaginaire, les tréteaux sur lesquels vous pouviez devenir une Actrice privilégiée, une manière de Compagne me guidant parmi le dédale touffu de la vie. Je devenais alors le Metteur en Scène d’une pièce où je distribuais les rôles à ma guise, donnant ici la réplique à une Tragédienne, là à une Mondaine, plus loin à une Courtisane. L’opérateur de toute cette aimable fantasmagorie était donc ceci qui figurait devant moi : le ciel poudré de nuages était la toile de fond ; les encoignures des rues, les coulisses ; les façades usées des maisons, le rideau de scène. Å mon naturel fantasque, il fallait ce décor de carton-pâte dont une Inconnue, autrement dit la figure du Hasard, était l’Instigatrice, celle qui, de son brigadier, frappait les trois coups d’un spectacle à moi seul dévolu. Oui, je reconnais volontiers qu’il ne s’agit là que d’un caprice d’enfant mais, Vous, la Lointaine, connaissez-vous des Adultes déjà sortis de l’enfance ? Pour ma part je n’en connais guère et ceux qui s’en défendent le plus sont dans le plus grand danger de s’y précipiter corps et âme.

   Telle que je vous aperçois à l’instant, forme en voie de devenir, voici de quelle manière je vous imagine. Vous êtes à Paris, au cœur battant de la ville. La tache verte derrière vous, c’est le Square du Vert-Galant avec la frondaison de ses marronniers, les touffes de ses noyers noirs, le feu de ses érables. Juste devant vous, c’est le Pont-Neuf avec ses arches de pierre régulières, ses piles denses, les visages grimaçants de ses mascarons. Au fond, dans une sorte de nuée indistincte, les travées du gothique flamboyant de Saint-Germain l'Auxerrois. Puis, vers le bas, les pierres grises du Quai de Conti et les hautes colonnes de La Monnaie de Paris. Décrire ainsi n'a de sens qu’à vous donner un cadre, vous affecter d’un gradient de réalité que votre Esquisse effleure sans s’y engager vraiment. Cette mise en perspective avec votre environnement proche  possède l’immense avantage de vous fixer en quelque endroit dont vous ne pourrez vous éclipser facilement. Alors, que dire de vous maintenant, si ce n’est procéder à une rapide évocation ?

       Votre chevelure est identique à une coulée de paille sur le versant de quelque été lumineux. Votre visage est à peine tracé, une ébauche de plâtre sous le couteau hésitant d’un Sculpteur, vos yeux, votre bouche s’y devinent à peine. Votre corps est long, mince, issu d’un bloc d’albâtre. Une harmonie blanc sur blanc, autrement dit l’élégance de quelque chose de virginal. Un bustier noir vêt le haut de votre corps, qu’une attache retient à la hauteur de votre taille. Votre jupe est aussi courte qu’ample, elle laisse paraître la forme parfaite de vos jambes. Vos bras épousent la forme fluide de votre anatomie. Vous regardez face à vous, autrement dit je ne peux que m’inscrire, en tant que Spectateur, dans le champ de votre vision. Bien évidemment, depuis la mutité de la peinture dont vous êtes façonnée, vous ne manifesterez rien. Toute manifestation ne viendra que de mon côté, moi le Metteur-en-Scène, moi le Tireur de ficelles qui vous mettrai à la disposition de ma fantaisie imaginative.

   Je vous aurais volontiers envisagée sous les traits d’une Esméralda, mais vous n’avez nullement l’effronterie de la Gitane telle que nous l’a présentée Victor Hugo. Pas plus que je ne pourrais vous loger dans la peau des Héroïnes d’Eugène Sue dans « Les Mystères de Paris », dans celle de Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide ; pas plus que dans celle de La Louve, cette ravageuse ; encore moins dans la belliqueuse Calebasse habile à manier la hache ; quant à Cécily sa beauté n’a d’égale que son infernale créature. A la rigueur, la silhouette de Rigolette, cette gentille grisette franche et généreuse, maniant l’humour, eût pu convenir à celle-que-vous-êtes, du moins telle que vous m’apparaissez dans votre posture si directe, si authentique. Mais voyez-vous, le risque de l’imaginaire, qui cependant constitue sa pure beauté, c’est de tout agrandir à la taille de l’univers. Tout y devient vite disproportionné. Le Temps s’y dilate jusqu’aux rives de l’Éternité, l’Espace s’y agrandit qui tutoie l’infini du Cosmos. Alors, comment vous situer dans cette dimension extra spatiotemporelle, si ce n’est à la hauteur de quelque délire qui vous détruirait, bien plutôt que de vous porter à une plausible existence ? Le danger de la représentation est, soit de se situer à l’étiage du sens, soit dans les hautes eaux d’une crue fort difficile à endiguer. Tout est toujours question de juste mesure.

    Faute, pour moi, de vous inscrire dans le destin d’une Héroïne, je me conterai (mais ceci, loin d’être simplement restrictif, présente bien plutôt le visage du gain), de vous placer au lieu même de qui-vous-êtes, cet Être inaliénable qui vit de l’eau de sa propre source. Celle-ci est, par essence, votre bien le plus propre dont nul, jamais, ne connaîtra le secret. Dire ceci est tout simplement affirmer, tout à la fois, le précieux de toute Altérité, mais aussi le mystère qui l’entoure d’une aura qui la protège et signe son imprescriptible Destin. Car, jamais, vous ne serez ni d’ici, ni d’ailleurs, vous ne serez, au centre même de votre essence, qu’en Vous, rien qu’en Vous.

  

 

 

 

  

 

 

 

 

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26 septembre 2022 1 26 /09 /septembre /2022 10:21
De Vous, sinon Rien ?

« Sans titre »

Barbara Kroll

Source : SINGULART

 

***

 

Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?

 

   Le temps est à la brume ce matin. Les automobiles glissent sur la route avec un bruit de feutre. Parfois, venu du lacis des branches, un faible pépiement et tout retourne au silence. Il n’y aurait guère que le vol des oiseaux pour rayer le ciel, l’égayer, mais ils sont encore au nid, logés dans leurs boules de plumes. M’éveillant ce matin de bonne heure, me rasant devant le miroir, l’esprit encore envahi de la nébulosité du songe, c’est votre image qui s’est levée du tain d’argent sans que ma volonté puisse, en quoi que ce soit, en différer la venue, l’atténuer. Vous, la Chorégraphe (c’est ainsi que vous m’apparaissez dans le premier empan de mon regard), avez surgi d’un Rien qui confine au Néant et j’aurais presque maudit mon imaginaire de vous donner telle une fuyante esquisse dont je supputais qu’elle pouvait se retirer sitôt qu’entrevue. Mais, voyez-vous, c’est une manière de grâce qui m’a été allouée, qui tient à votre étrange persistance. Continûment, votre effigie clignotait entre deux attouchements de blaireau, entre deux vagues de mousse posées sur ma peau. Certes je n’aurais su m’en plaindre. Est-on contrarié d’admirer un beau paysage, de contempler une œuvre d’art dans la pièce claire d’un Musée ?

   Maintenant, me voici livré à une tâche qui ne manquera de vous étonner, puisque je vais vous décrire et vous désigner telle la Destinataire de mes mots. Ainsi ce sera à votre tour de vous découvrir dans le miroir que je vous tends. Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? Ne soyez nullement étonnée de la complainte qui fait son bruit de source et coule à la manière d’une eau claire de Vous à moi, un genre de fil d’Ariane, si vous voulez. Ou de fil de la Vierge. D’Ariane ou bien de Vierge, c’est sa ténuité que vous retiendrez, sa fragilité, ceci en fait tout son prix. La minceur est toujours affectée du privilège de la beauté. Sans doute en avez-vous déjà éprouvé la touche de talc en l’intime de votre corps ? Il y a des choses illisibles, indicibles, cela frôle les yeux, cela poudre la chair, cela fait son doux bruit de flûte tout contre le pli de l’âme et l’on ne ressort de tout ceci qu’avec une manière de vertige qui dure longtemps, nous égare parfois, nous porte à la limite de notre être.

   Chorégraphe vous êtes en votre essence la plus accomplie. Vous n’êtes qu’une forme fragmentaire, ce dont je ne saurais me plaindre. Ce qui m’est ôté, je le reconstruirai à la force de mon invention. Sans doute ne serez-vous, au sein de ma fiction, qu’une sorte de revers de-qui-vous-êtes. Mais si, à l’évidence, nous manifestons un endroit, en toute logique notre envers doit bien pouvoir être rejoint en quelque lieu.

Dans celui de l’imaginaire ?

Dans celui d’une fable ?

Dans la conque d’une douce volupté ?

Ou bien au centre igné d’un irrépressible désir ?

   Nous sommes des êtres si complexes que le portrait que nous pouvons tracer de nous n’est jamais qu’une suite d’intervalles, de pointillés, de rythmes qui paraissent pour s’évanouir bientôt.

   La salle dans laquelle vous faites le geste de la danse est silencieuse, claire. A votre expression il faut cet écrin où rien ne bouge, où vous êtes la seule à pouvoir proférer du sein même de votre corps. Cependant vous n’êtes nullement une Ballerine professionnelle, votre vêture en témoigne qui est de ville, non de scène. Si bien que je pourrais me poser la question de cette esquisse, le motif qui vous porte à la danse :

 

Joie éphémère ou bien durable ?

Quelque fête à souhaiter ?

Une soudaine félicité dont vous ne

Connaissez le lieu de sa venue ?

  

Lorsque le plaisir rosit vos joues, quelle est la figure qui signe le mieux votre climatique interne :

La rapidité d’un entrechat ?

La souplesse d’un fondu ?

La légèreté d’un glissé ?

  

   Vous apercevez-vous au moins que je vous ménage, que je déplie votre corolle avec le plus grand soin, que je ne saurais brusquer la délicatesse de votre apparition. Vous êtes identique à un mot posé sur une feuille : tel convient dont tel autre détruirait l’éphémère équilibre.

   Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? J’ai quitté le miroir de ma salle de toilette. J’ai pris un petit déjeuner frugal. Je marche sur le chemin blanc du Causse avec votre Silhouette qui m’escorte. Toujours je vous vois. Je vous vois de dos, la masse gris-bleue de vos cheveux est pareille à la fuite du nuage dans le ciel. Vos bras sont levés en arceaux, ils dessinent la forme régulière d’une jarre antique. Votre corps est doucement incliné vers la droite, il me fait penser au flottement d’une algue dans une eau alanguie. « Luxe, calme et volupté », si vous préférez. Je crois que ces trois mots vous définissent bien mieux que ne le ferait une longue histoire. C’est étonnant, la force de radiation du langage lorsque le lexique juste est trouvé, lorsque la pure vérité exsude de son irremplaçable présence. Certes, « luxe » pourrait faire signe en direction de « luxure » mais il y a, ici, une telle sagesse, une telle exactitude du mouvement que rien de fâcheux ne pourrait s’y imprimer. « Calme » énonce lui-même l’atmosphère de repos, de sérénité. Quant à « volupté », ce mot chargé de sensualité charnelle, il n’est synonyme que d’une plénitude qui vous visite avec la même pudeur que met l’Argus à butiner les pétales de soie de la fleur.

   Votre robe, elle suit les belles lignes de votre corps, votre robe est une eau semée de feuilles que, peut-être, un saule pleureur a laissé chuter du haut de ses frêles ramures. C’est à peine si le motif y paraît dans la qualité de la lumière, elle me fait penser aux glaces du Grand Nord, aux flancs d’une banquise flottant à mi-eau. Les lames du parquet qui accueillent vos pieds (je les suppose nus), est d’une belle couleur jaune avec des touches de vert, juste un effleurement, une à peine insistance. Et le plus troublant, je crois, cette silhouette fugitive, en partance pour quelque contrée mystérieuse, Un gris Souris se diluant dans le ciel du miroir, comme si votre image reflétée était la simple et insoutenable allégorie d’une disparition. Je dois vous avouer que cette parution à la limite d’un spectre a longuement hanté ma conscience. J’en éprouvais l’inconsistance existentielle, j’en apercevais le tissage éthéré, comme si votre figure me parvenait depuis les rives étranges de quelque outre-monde, de quelque pays utopique qui m’ôteraient tout espoir de pouvoir vous rejoindre un jour, fût-il lointain, fût-il hypothétique. Vous savez, Chorégraphe, combien l’espoir est une force vive qui sert à progresser dans la vie, à tracer le sillon de son chemin.

   Le chemin du reste, le voici parcouru pour la millième fois, conduit à la frontière d’une possible usure. Tout le long vous y avez été présente : l’air que je respirais, l’eau qui mouillait mes yeux, les mots qui hantaient mon esprit. Un soleil pâle commence à trouer la brume. Quelques corneilles criaillent autours des touffes épineuses des genévriers. Dans quelques minutes je serai assis à ma table de travail, devant la neige de mes feuilles. Elles attendront ces petits signes noirs que j’y dépose le jour durant. Sans doute serez-vous l’un d’entre eux, disséminé au gré des pages. Sans doute y danserez-vous un ballet dont il me reviendra de traduire le sens.  

 

Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?

 

Juste une suite de phrases

Dans le blanc des pages.

Dans le blanc.

 

 

 

  

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16 août 2020 7 16 /08 /août /2020 09:11

Savez-vous, parfois, lorsqu’on écrit, on est envahi d’un sentiment de solitude que double celui, ô combien inquiétant, de dépossession. Je m’ouvrais à un Ami de cette brusque inclination de l’âme en direction de quelque mélancolie, quand il me conseilla ceci :

   « Allez donc publier vos textes sur ‘Oceano nox’, plus jamais vous ne naviguerez seul, plus jamais ! »

   Je dois dire que le ton sur lequel il prononça cette phrase, loin de me réconforter, m’interrogea sur le sens profond que ces mots revêtaient dans sa bouche. Conseil amical sans arrière-pensée ? Ultime recommandation avant que la représentation ne se termine ? Ou bien alors, humour noir, ironie sous-jacente à ces propos qui paraissaient de laine mais n’étaient peut-être que des bogues d’oursin que revêtait quelque mousse qui en dissimulait les pointes venimeuses ? Je dois dire que la nuit qui suivit me vit totalement éveillé, moulinant en ma tête mille idées plus confuses les unes que les autres. Cependant, ne pouvant douter de la sincérité de mon Ami, je me mis en quête de ce mystérieux continent qui m’apparaissait au travers de brumes, lesquelles, peut-être, ne voilaient qu’une lointaine félicité. A la manière d’un tableau de Turner, diffusion du regard qu’appelle, en son fond, un geste solaire plein de compassion. 

   Jamais je n’avais sombré en une quelconque naïveté et je me doutais que cet ‘Oceano nox’ plein de promesses ne pouvait que recouvrir quelque chausse-trappe dont il convenait que je me méfie. Je décidai donc d’y aller par de légères touches, lâchant ici quelques mots, là des bribes de phrases, là encore un extrait de texte, un peu à la façon d’un pêcheur à la ligne qui jette progressivement ses appâts de manière à attirer vers son hameçon les parures d’argent dont il fait les dentelles habituelles de son imaginaire, les moirures de son désir. Donc, au début, circonspect, dissimulé dans mon ombre, j’attendais qu’un signal s’éclairât, qu’une lumière clignotât dans la nuit, qu’une gerbe d’étincelles se manifestât, dont j’aurais tiré la plus excellente joie. Mais rien ne se produisit que de terne, d’opaque, de clos en son être même, si bien  que je faillis renoncer à connaître quoi que ce soit plus avant.

   Mais, aussi impatient qu’un gamin devant les friselis de son cadeau de Noël, j’essayai de tromper mon impatience, augmentant insensiblement la taille de mes articles, les modulant selon des biais différents. Ainsi se succédèrent poésies versifiées ou non, essais innovants ou bien classiques, confidences dignes de figurer dans un journal intime, confessions à la Rousseau, idylles romantiques, feux de Bengale de la passion, touches hardiment érotiques, métaphores symbolistes, écrits impressionnistes, expressionnistes, rhétorique moderne et post-moderne. La taille de mes textes n’avait d’égale que mon impatience d’être lu ! Cependant rien n’y faisait. Nul lecteur ne s’accrochait à l’hameçon. Nul commentaire ne venait gratifier mon laborieux travail. Au pire j’aurais préféré des insultes, des remises en question, des critiques acerbes plutôt que ce lourd silence derrière lequel je pouvais mettre les pires intentions, ou bien plus dommageable encore, nulle intention, ce qui était la condition la plus détestable pour un Auteur qui, s’il ne fréquentait nullement les bancs de l’Académie, eût souhaité quelque considération, fussent-elles des plus minces.

   En mon for intérieur, je me disais :

   « Sans doute suis-je lu et apprécié à ma juste valeur mais mes discrets lecteurs ne veulent nullement me distraire de ma tâche d’écriture, impatients qu’ils sont de lire encore et encore les petits bijoux dont je taille, jour après jour les facettes, afin de mieux les combler ! »

   Certes, ma pensée faisait dans le contentement de soi, dans l’egolatrie, mais avais-je d’autre échappatoire que de procéder à un genre d’auto-satisfaction, estimant selon le proverbe que « l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même » ? J’essayais de me persuader, méthode Coué aidant, de la valeur intrinsèque de mes écrits mais je finissais par douter de mes talents et j’aurais volontiers remisé mon porte-plume au râtelier si un hasard fortuit ne m’avait fait rencontrer une sorte de compagnon en écriture, aussi démuni que moi, aussi grandement piqué au vif de n’être point reconnu.

   Heureusement, à force d’opiniâtreté et de détermination de caractère, j’avais poursuivi ma navigation contre vents et marées et la récompense brillait tout au bout de ma vue, genre d’écueil qui avait eu raison des multiples naufrages qui avaient menacé mon fragile esquif. Je n’avais qu’un seul lecteur mais dont la sagacité me faisait le plus grand bien. Il comprenait chacun de mes mots presque avant de les avoir lus et ses commentaires étaient exactement ceux que j’attendais d’un homme bienveillant versé dans l’entente des Lettres, ravi de découvrir enfin quelqu’un qui le comblât jusqu’au plus minuscule et secret de ses vœux. Je vivais un rêve éveillé. Je marchais sur des nuages d’écume, en tutoyant seulement la robe de soie. J’écrivais avec fébrilité, jamais les phrases n’avaient surgi avec autant de spontanéité, m’apportant toute la complétude dont j’espérais, depuis de longues années, qu’elle me surprendrait un jour, avant que ma mort n’en clôture la belle possibilité.

   Je crois que j’avais enfin compris le fonctionnement de ce continent mystérieux qui se nommait ‘Oceano nox’. En réalité, autant que j’avais pu en discerner les strates, l’écriture se déployait selon trois modes distincts qui correspondaient à la profondeur de la pêche pratiquée par les divers et nombreux impétrants.

   Le premier niveau était celui d’une pêche de surface. On jetait quelques appâts, on appelait quelques mots simples, des mots de tous les jours comme ‘pain’, ‘musique’, ‘gentiment’, des expressions telles ‘à la bonne heure’, ‘que le ciel nous bénisse’ et d’autres encore du registre du quotidien. On était habillé avec des T-shirts et des Jeans, on portait une paire de tennis aux pieds. On prenait du menu poisson, de simples vairons, de modestes ablettes, quelques goujons dont on faisait son ordinaire.

   Le second niveau se pratiquait en eaux plus profondes, environ à mi-distance de la surface et du fond. Le lexique était plus précis, plus exigeant que dans le précédent niveau. Par exemple les mots ‘pugnacité’, ‘abjection’, somptueux’, ‘équidistant’, ‘symphonique’. Ici, les mots avaient revêtu leurs habits du dimanche, ils portaient costume et cravate. On pêchait des tanches, des carpes dodues, parfois des brochets, sans aller, cependant, jusqu’à la taille impressionnante du silure.

   Le troisième niveau était celui qui correspondait aux abysses, aux gorges d’ombre, aux failles impénétrables habitées de nuit. Le vocabulaire se voulait plus recherché, plus exigeant, frôlant parfois la sophistication. On y trouvait pêle-mêle ‘iridescent’, ‘agnostique’, ‘ontologique’, ‘évanescence’, ‘immanence’, enfin un langage des jours de fête et des célébrations. C’était le frac et la queue-de-pie, les souliers vernis et le nœud papillon. Les poissons ?  Les plus gros, ceux aux yeux globuleux, aux mâchoires d’acier, aux nageoires de verre, les Chauliodes de Sloane, les haches d’argent diaphanes, les poissons-fouets, les grandgousiers-pélicans, enfin tout sauf du menu fretin. Si le Lecteur, la Lectrice m’ont bien suivi, ils auront compris que c’est ce troisième niveau que j’avais élu comme Sésame pour me donner accès au cœur des amateurs d’écriture.

   Je dois dire, au début de ma pêche océane, j’étais un peu déconcerté par toute cette faune halieutique qui croisait en maints endroits. Ce n’étaient qu’emmêlement de queues et de nageoires, éclats d’argent des écailles, bondissement à la surface de l’eau d’un peuple joyeux dont j’avais un peu de mal à cerner la nature. Toutefois, ce qui était visible du premier coup d’œil, c’est que les pêcheurs étaient en Jeans, quelques rares en costume et aucun portant une queue-de-pie. Les prises, donc, étaient toute de modestie et, comme il a été dit plus haut, vairons et goujons, au milieu desquels se débattaient quelques carpes. Nul grandgousier-pélican, ils devaient dormir quelque part dans un pli des abysses.

   Arrivant sur ‘Oceano nox, comme ‘un cheveu sur la soupe’, explorateur d’un domaine qui m’était totalement inconnu, je n’avais guère pris le temps de considérer les pêcheurs sur le rivage, pas plus que le contenu de leurs bourriches. Ne souhaitant nullement m’embarrasser de considérations préliminaires, je décidai sur-le-champ de pratiquer la pêche des monstres des grands fonds. A cet effet, j’avais sorti tout l’arsenal qui m’était habituel, à savoir une langue qui faisait dans l’essentiel ; par exemple ‘synchronie’, ‘cosmologique’, ‘aporétique’, ‘magnificence’, ‘métamorphique’. Je ne me rendais même pas compte que je me livrais à des excès, que peut-être j’en serais sanctionné, que la Communauté des Océaniens me condamnerait à demeurer jusqu’à mon dernier souffle dans ces fosses abyssales dont j’affectionnais les profonds mystères.

   ‘Oceano nox’, sur le plan technique, était parfait. Située en haut de la page, une cloche de navire identique à celle du ‘Trois mâts carré du Duchesse Anne’ signalait, grâce à la présence d’un chiffre discret, le nombre de prises que chaque pêcheur avait effectuées. Ainsi savait-on la nature et le nombre de poissons qui avaient mordu à l’hameçon. Je dois dire que mon inventaire fut des plus discrets, autant avouer que je revenais bredouille de mes expéditions en mer. Je ne vivais que dans l’espoir de faire de grosses prises. Les abysses me fascinaient mais elles ne me récompensaient de ma peine que d’une façon avaricieuse. Les jours passaient. Quelques touches légères faisaient osciller le bouchon de liège. J’avais beau ferrer d’un coup de poignet vigoureux, la plupart du temps, je ne remontais qu’un hameçon brillant avec son ver de terre qui se tortillait pathétiquement. Cependant, de nature pugnace, je ne me laissai nullement décourager. Je pensais « un de ces jours ça va mordre, je le sens », et je préparais à cet effet la plus large des épuisettes que je possédais.

   Enfin, voici qu’un jour béni entre tous, la cloche du ‘Duchesse Anne’, se signale avec un petit numéro 1, qui pour être modeste, faisait en moi ses belles et douces vagues d’écume. C’est avec un brin de joie mêlé d’appréhension que j’ouvris la missive. Le commentaire suivant était inscrit, que je lus d’un trait, tout comme un naufragé saisit une poutre qui flotte afin que sa vie demeure au-dessus de la ligne de flottaison :

   « Cher Monsieur. Depuis de nombreux jours, déjà, je suis avec le plus grand intérêt les textes que vous publiez. Eh bien, je dois dire qu’ils m’enchantent au plus haut point et ce, d’autant plus, qu’il me semble reconnaître mes propres idées, percevoir mes sentiments, décrypter mes goûts dans tout ce que vous écrivez. C’est une manière de livre ouvert dont j’aurais bien voulu écrire quelques pages. Votre prose est celle dont je rêve depuis au moins une éternité. Votre poésie me ravit au plus haut point et, bien évidemment, j’aurais vivement souhaité pouvoir apposer mon paraphe au bas de vos odes, épigrammes et autres sonnets. Quant à vos essais sur divers sujets, l’on m’aurait questionné les concernant, je les aurais approuvés tant ma compréhension du monde se calque sur la vôtre. Croyez bien que, dorénavant, je suivrai chaque jour chacun de vos mots, lirai chacune de vos phrases, méditerai la moindre de vos réflexions. Je cherchais une âme sœur en matière de littérature. Voici mon vœu comblé au centuple. Recevez, Monsieur, mes plus vifs remerciements. Jacques Angelgan. »

   Je dois dire que je suis resté un long moment médusé, incapable de faire quoi que ce soit d’autre que de lire et relire ces mots dont j’espérais qu’un jour quelqu’un les eût profèrerés. Vous savez bien, chers Lecteurs, chères Lectrices, combien l’auteur modeste que je suis attache d’importance à ces belles réceptions lorsqu’elles se produisent. Vous êtes une partie non négligeable de mon inspiration et je n’aurai jamais assez de ressources pour combler votre souhait d’avancer dans mes œuvres. Elles ne sont que par vous. Je ne suis que par elles. C’est la plus exacte déclaration d’amour que je puisse vous faire. Soyez satisfaits d’exister tels, telles que vous êtes.

   Du peu de retours dont mes textes avaient fait l’objet (certes un passionné, mais un seul !), je déduisais que tous les pêcheurs à la ligne qui tentaient leur chance étaient des gens sans doute valeureux dont le destin, cependant, avait décidé qu’ils resteraient toujours tapis dans l’ombre, ne faisant qu’attendre qu’une lumière s’allumât afin de les délivrer d’un sort que, sans doute, ils estimaient bien cruel. Pensant au vaste Océan, à sa majesté, à la puissance de ses flots illimités, toujours renouvelés, je méditais de tristes idées, un genre de rumination sans fin. Je n’apercevais guère à l’horizon de l’eau qu’un funeste ‘Radeau de la Méduse’ sur lequel nous paraissions tous embarqués au péril de nos vies. Nous n’étions, Auteurs en herbe, Écrivaillons valeureux que des sortes d’épouvantails qu’agitait le vent du Nord. Bientôt, de nous, de nos œuvres, il ne demeurerait que quelques haillons flottant à la manière de drapeaux de prières lacérés en plein ciel, dont plus aucune divinité ne daignerait s’occuper.

   Le poème de Victor Hugo hantait lui aussi le territoire dévasté de mes certitudes. N’étions-nous ces héroïques Marins, vous, moi, candidats Écrivains, partis conquérir les vastes mers sans espoir de retour ? Les vers faisaient leur ‘bruit et leur fureur’ dans le pavillon de mes oreilles, on aurait dit la survenue proche du Chaos :

 

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

Dans ce morne horizon se sont évanouis !

Combien ont disparu, dure et triste fortune !

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,

Sous l'aveugle océan à jamais enfouis ! »

 

   Je ne parvenais guère à ôter cette rengaine de ma tête. Elle faisait sa cruelle jonglerie de mon inconscient en direction de mon conscient. En réalité, situé en pleine tempête, je ne savais plus ‘à quel saint vouer’ ma pitoyable condition. Parfois, pour me remonter le moral, je lisais pour la centième fois, le texte de mon laudateur. Au moins lui m’avait compris. Je lui devais une reconnaissance éternelle ! Sa dernière phrase tournait en boucle, à la façon d’un vieux microsillon rayé qui m’aurait proposé la même inusable ritournelle.

   Je relisais sa signature avec un rare bonheur. Au moins cette dernière témoignait-elle d’une existence aussi réelle que son intérêt pour mes écrits. « Jacques Angelgan », me répétais-je en voix intérieure. Voyez-vous la bizarrerie avec laquelle les destins se croisent et concourent à une unique aventure. « Jacques Angelgan » : mon parfait homonyme au prénom près. Tout de même ces coïncidences ! Ah, oui, l’Écriture est capable de grandes choses ! Mais qui donc pourrait en douter ? Elle vous sort de la solitude, ce n’est pas le moindre de ses mérites !

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