Les articles figurant sous la rubrique "PRE-TEXTES" n'ont pas pour rôle essentiel de résumer le contenu d'une œuvre ou d'en constituer une
approche critique. Sous le titre de "PRE-TEXTE", il faut comprendre simplement une libre méditation sur quelques phrases empruntées à un Auteur,
laquelle méditation a parfois à voir avec l'œuvre d'origine, mais parfois s'en éloigne sensiblement, cherchant seulement l'ouverture vers une possible écriture.
(Pré-Textes).
Sur quelques phrases
de JMG. Le Clézio.
Le livre des fuites
Gallimard (Collection "L'Imaginaire" - p 67)
"TOUT EST JOUE". Il y a certaines phrases qu'il vaudrait mieux ne pas lire. Qu'il faudrait sauter. Puis ne plus regarder les mots. Les
mots-couperets, les mots-yatagans, les mots-pierreux qui allument leurs éclats de silex aigu. Et les lettres, il faudrait les oublier, surtout le "T",
la lettre-gibet, double potence mortifère; le "O", cercle
régulier pareil aux contours d'une geôle; le "U" et son cul-de-basse-fosse. Tout cela
qui transperce et enserre dans ses mailles étroites les amas gris du cortex. Il vaudrait mieux ne pas lire. Et on le sait. Mais, toujours on se surprend à
enfreindre l'interdit, à soulever le voile, à déchiqueter de nos dents acides les rognures maléfiques. On manduque et triture la formule
vénéneuse jusqu'à lui faire rendre son dernier jus.
On se dit : "Tout est joué." On se dit : "Il suffit de pas y penser, voilà tout !". On se dit
: "Juste une histoire de volonté, juste un écart de l'attention et le poison se diluera dans les plis du temps."
Tout cela, on l'énonce, avec malheureusement, de fausses certitudes et notre voix intérieure en est tout affectée. Tout juste un énoncé aphasique avec des paramots, des paraphrases, des parapensées. On croit à la vertu de la maltraitance et on espère que le somptueux langage se délitera et,
ainsi, il n'y aura plus place pour la moindre profération hostile, le poison du doute.
On croit qu'il suffit de dire les choses de biais, de prononcer de guingois et qu'on trompera son monde. On s'essaie à plein de formulations du genre : tUtéjUé phonétiquement, abstraitement, juste une suite de sons ricochés à la face du monde, juste histoire de voir si les
mots joueraient une autre partition. Mais il y a toujours une insistance des choses à signifier dans l'insignifiant, il y a continuellement un genre de casque qui vous prend aux
tempes et l'écrit, les signes eux-mêmes se mettent à danser leur gigue mortelle, leur menuet d'effroi.
Seulement il y a danger à proférer de telles paroles inconséquentes, manières de gammes sablonneuses s'écroulant sous leur propre incertitude. D'imaginer que par la seule vertu d'un
comportement magique on pourrait se défaire aisément du fardeau, contraindre la maléfique formule à regagner son antre d'avant la signification. D'avant l'angoisse majuscule qui vous enserre la
gorge de ses doigts impérieux comme la gale. En réalité, c'est comme de la poix collée aux doigts et l'on a beau les agiter, les mots. C'est même pire. Tout s'attache dans une
manière de guimauve visqueuse dont il devient évident qu'on ne se dépêtrera jamais. "Piège"..."piège"..."piège." On pourrait hurler cela à tous
les vents et personne ne nous écouterait, de peur de se fourvoyer dans l'entonnoir, dans la goule suceuse où tourbillonnent les vents acides de la folie.
Et, du reste, à quoi bon répéter l'antienne, sinon à en amplifier l'obsédante rumeur ? On est pris dans la masse cotonneuse, on est entouré de fils de soie compacts, comme la
chrysalide et l'on sait que la métamorphose sera longue avant que de produire sa petite mélodie. L'existentielle. Celle qui obsède et rumine et vous envoie par le fond dès que vous commencez à
y comprendre quelque chose au trajet que vous accomplissez sur votre coquille de noix. Au fait, avez-vous bien réfléchi au fait que ladite coquille est simplement l'image inversée de votre
cortex dont la dure-mère serait le vernis au contact de la dernière eau ? N'est-ce pas là comme la métaphore d'une issue incontournable : le retour aux eaux originelles, l'amnios basculé cul
par-dessus tête, le plongeon dans le placenta final ? Une manière de l'éternel retour du même, l'ambroisie première et dernière en tant que baiser muriatique du néant. Voilà. Il fallait le
dire. Même à convoquer une sorte de métaphore vide, tellement le silence est grand qui suit de tels aveux. Dont tout un chacun est porteur dans son monde forclos. Le danger est toujours
présent. Du langage. De la profération. Dans des temps antiques on coupait la langue des détenteurs de secrets et des prédicateurs pour moins que cela.
Le livre, au début, on l'a lu d'une seule traite, sans même oser y introduire la moindre respiration. "Le livre des fuites". Tout au long
des mots, des phrases, des paragraphes, des pages on a glissé sur le toboggan fictionnel, prétexte à se fuir soi-même. Eviter de faire halte. De se reconnaître. De voir son image dans le
miroir. Le plus grand danger : la complaisance narcissique. Non. Il faut retourner tous les miroirs, face brillante contre la craie sourde des murs. Son image, il faut qu'elle se dissolve
pareillement à la goutte d'eau dans le talc. Il faut en faire une simple blancheur, un halo inconscient de lui-même. Mais qui donc pourrait nous empêcher de faire cela, de procéder à
notre propre déconstruction, pierre à pierre, jusqu'à devenir poussière de sable illisible ? Qui donc ? Un pur hiéroglyphe refermé sur sa sombre mutité. C'est simplement cela que
l'on serait devenu.
Avec Jeune Homme Hogan (J.H.H.), on a proféré les paroles définitives :
"Je veux tracer ma route, pour la détruire, ainsi, sans repos."
En proférant ceci, on a cru avoir prononcé la formule magique qui nous abstrairait de nous-même, nous réduirait à néant, ce néant où
renaître une fois pour toutes. On était dans l'erreur, l'erreur de nous-même, s'entend. Jamais que cela, l'erreur. Jamais l'erreur des autres. Ce serait trop
facile de s'exonérer de notre dette de vivre. Seulement à soi-même, les comptes à rendre. Avec le néant pour solde de tous comptes. Après tout, c'était peut-être préférable que de se traîner le
long de rives cernées d'inconséquence. Et, navigant de concert avec Jeune Homme Hogan, on avait fini par ne plus
l'entendre la petite rengaine, elle s'était comme dissoute dans les mailles de l'espace, absorbée par l'étrave insistante du temps. Faut dire, on s'y était à peine arrêté à la première lecture
sur le petit pavé inoffensif.
"TOUT EST JOUE."
Ç'avait juste été une suite de sons, un genre de romance qui fait ses boucles dans l'air et se fond dans la toile grise du
jour.
tUtéjUé tUtéjUé tUtéjUé"" .....
Comme un refrain, la reprise d'une comptine d'enfant, quelque chose dont on ne prend pas réellement acte, le simple vol capricieux du papillon. On verrait plus tard. Pour le moment
on avait mieux à faire que de s'arrêter sur du léger, du primesautier, de l'allusif. Alors, tout au long des chapitres, on avait fait rouler devant soi sa boule excrémentielle,
identiquement au scarabée solaire, sans bien regarder où nous conduisait notre progression erratique. Sisyphe, on l'avait été bien des fois, ne remarquant même pas l'absurdité, la déraison
exponentielle, nulle et non avenue, entretenue, bégayée, la figure de la finitude dont la vie avait le secret, à l'aune de mille respirations, mille digestions,
mille amours hautement prosaïques.
Mais les gestes s'auto-entretenaient dans une manière d'écoulement de clepsydre têtue. On croyait se sauver à seulement persister dans l'existence, à poser ses pas dans les pas
dérisoires qui nous avaient précédé. Or, si l'on s'était appliqué à regarder avec suffisamment d'attention, avec un penchant prononcé pour une élémentaire lucidité, l'on se serait
vite aperçu que nos pas recouvraient nos pas à l'infini, dans une manière de giration proprement mortelle et que nos perceptions de pas différents, signes d'une probable altérité, n'étaient que
pure illusion. Nous donnions constamment le change, nous revêtant tour à tout des vêtures de Polichinelle, de Scaramouche ou bien de Brighella alors que
nous ne nous travestissions que de notre infinie trémulation de ver solitaire.
Mais, en réalité, le fameux "TOUT EST JOUE" dont nous faisions fi comme s'il n'eût point existé, chatouillait en
permanence nos glaireuses évidences pelotonnées sur elles-mêmes à la façon du discret limaçon. Et, afin de mieux nous oublier, afin de réduire la gluante réalité de notre destin à une trace
infinitésimale, nous nous étions fabriqué une manière de fiction, d'histoire atypique et abracadabrante, enfilant à tour de bras, à moulinets de mains évasives, à menus entrechats, les
situations emboîtées les unes dans les autres, grains de buis de mystérieux chapelets dont nous ne nous demandions même pas à quel Saint ils étaient voués, tellement était inconséquent et
abscons leur divin emmêlement.
Nous nous contentions de nager entre deux eaux, bien au calme parmi la nasse poissonneuse, réchauffés par l'étroite certitude des écailles contiguës dont nous n'attendions rien
d'autre que la réassurance glauque du frottis d'altérité supposée, ne cherchant nullement à connaître ce qui, au-delà de notre propre limite, s'illustrait comme la réverbération, à l'infini, de
notre manque-à-être. Nous étions bien en fuite, mais en fuite de nous-même alors que nous pensions prêter allégeance à un héros de papier qui nous
entraînait dans les arcanes d'un labyrinthe langagier qu'à l'évidence nous prenions pour le réel lui-même.
Pour un peu, nous nous serions pris pour J.H.H. lui-même, déambulant sur toutes les faces du monde, de l'Asie au pays du
Soleil-Levant, du Canada au Mexique, nous mêlant aux foules denses et bariolées, habitant toutes les chambres solitaires des villes, jouant longuement avec notre ombre comme si, l'espace d'un
instant, cette dernière était la seule perspective de nous-même dont nous pouvions vraiment être assuré, nous dissolvant parmi les klaxons, les
mouvements, la fureur des immenses métropoles aux longs tentacules vénéneux, traversant des plateformes de ciment infinies, longeant des façades aux milliers de trous aveugles d'où rien de
vivant ne sortait qu'un air glacé pris de vertige, connaissant l'immensité du silence alors que les humains plongés dans leurs rainures existentielles faisaient figure de longues cicatrices à
peine visible sur la peau du monde, marchant, marchant toujours, environné des blocs mégalithiques des maisons où les mots n'étaient proférés qu'à être des galets cernés de mutité, où les
mouvements étaient immobiles comme pris dans les mailles du coton, emboîtant le pas des femmes mulâtresses pareilles à des anguilles luisantes dans les ombres bleues de la nuit, disant des
suites de sons, au hasard, essayant de fuir l'indomptable langage, se faisant le bourreau des mots tout en en devenant la victime, tâchant de dire à pleine gorge les injures, à vociférer les
imprécations, à jeter de définitifs anathèmes, à hurler des formules inconséquentes, devenant la proie consentante bien qu'illucide de cette rhétorique démente,
se débattant, lançant sa mitraille parmi la meute sidérée des agoras bien-pensantes: "Déchet", "Jésuite", "Pot de peinture", "Gouape", les mots retournant leurs gants, on ne
pouvait les fuir, on ne pouvait éviter leurs calomnies urticantes, leurs objurgations en forme de faucille, on se baissait, on cherchait à se dissimuler, à faire en sorte que les syllabes ne
vinssent vous ôter la tête d'un coup d'explosives occlusives, ne fissent de vos bras une compote sanguinolente sous les entailles des fricatives ou des sifflantes, on fuyait toujours, on
fuyait, on pratiquait l'éternelle esquive, ne sachant même plus qu'on l'esquivait ...
... "Fuir, toujours fuir. Partir, quitter ce lieu, ce temps, cette peau, cette pensée." ....
.... c'est cela que proférait Jeune Homme Hogan, c'est cela que disaient toutes ses hésitations, ses trajets
incertains, ses interrogations, son corps soumis à la pesanteur existentielle, ses longues dérives songeuses; c'est cela que l'on faisait en tant que Lecteur, mettant notre destin dans celui
de J.H.H., lequel, en abyme, mettait son destin dans la longue lignée généalogique oublieuse d'elle-même.
....c'est cela que faisait tout homme, fuir pour fuir, pour éviter de penser à la fuite, pour faire de toute fuite une possibilité de réalisation vraisemblable.
....c'est cela que faisait l'Ecrivain notant dans son "Autocritique" :
"C'est vrai qu'il n'y a plus de limites. Tout s'échappe, se divise, fonce en tous sens. Quand on a commencé à ouvrir les portes de la fuite, quand on a libéré son
esprit, ou ses mains...Jusqu'où se laisser porter ? "
...jusqu'où se laisser porter par l'écriture, sur quel rivage dont la vie ne nous aurait pas fait l'offrande ? Jusqu'où écrire afin de donner sens et ouverture à ce qui n'en a pas ? C'est-à-dire à l'existence qui, toujours, referme sa bogue sur son fruit secret. Car nous ne saurons
jamais plus à son sujet que les interrogations que nous aurons formulées, les déplacements que nous aurons accomplis, les rencontres que nous aurons faites.
..."Ecrire pour soi, la malédiction !"...
...Ecrire pour l'autre, pour les aveugles, les muets, les riches, les pauvres, les gueux, les prostituées, les bourgeois, les ministres
plénipotentiaires, écrire pour soi, quelle différence ? Ecrire est toujours écrire pour
soi, écrire afin que s'ouvre le voile qui fait de nous des égarés parmi le fourmillement du monde. Et, d'ailleurs est-on sûr que les autres
nous lisent ? Est-ce tout simplement possible ? Lorsque nous écrivons, c'est un fragment de nous-même que nous
délivrons. Qui, jamais ne peut correspondre à l'autre, quand bien même il y aurait coïncidence des affinités, des expériences, communauté des vécus et des ressentis. Car toute écriture, toute création est singulière. Elle porte notre marque, elle témoigne de notre empreinte sur les choses, de la façon que nous avons
de VOIR. C'est-à-dire d'orienter notre conscience de telle ou de telle façon selon l'esquisse qui nous est présentée, du réel, du
symbolique, de l'imaginaire. Ecrire, c'est déjà avoir une explication avec soi-même. Or se percevoir adéquatement n'est une évidence que pour les doux
rêveurs, les voyageurs en terre d'utopie.
Comment pourrions-nous porter sur notre territoire intime la vue la plus pertinente alors même que, jamais, nous ne serons en mesure de nous percevoir comme une totalité.
Jamais notre dos, notre sillon vertébral ne nous seront directement accessibles, sauf à avoir recours à l'artifice de l'image. Et notre ombre nous habite-t-elle vraiment alors que nous n'y
prêtons pas attention ? Et notre esprit, notre âme, ne sont-ils pas des territoires insondables, hors d'atteinte ? Souvent, nous ne nous croyons libres qu'à la mesure de notre ignorance ou de
notre cécité, à moins qu'il ne s'agisse parfois, simplement, d'indulgence à notre égard. Certains diraient : d'auto-complaisance.
Nous ne sommes pas libres. Voilà l'unique assertion possible, la seule affirmation dont l'humaine condition peut faire des gorges chaudes. Sans
risque de brûlure, du reste ! Rien ne nous sert de nous dissimuler derrière nos étroites certitudes, de nous en remettre à des comportements de Judas. "TOUT EST JOUE". Voilà énoncée une vérité incontournable que les existentialistes appellent"déréliction", certains philosophes nomment "le projet-jeté", un certain théâtre désigne sous le vocable "d'absurde".
"TOUT EST JOUE" et l'on croirait qu'il n'y aurait alors plus rien à énoncer, plus aucune création à mettre en œuvre. Erreur
fondamentale s'il en est ! C'est bien parce que nous éprouvons le sentiment de l'insondable déréliction, de l'aporie de l'existence que nous sommes piqués à vif, aiguillonnés afin d'ouvrir une
brèche. L'art n'a d'autre justification qu'une lutte sans fin d'Eros contre Thanatos. Ne pas écrire, ne pas peindre, ne pas sculpter, ne pas cultiver son jardin : là serait la vraie
malédiction, la finitude consommée avant que d'avoir accompli son œuvre. Si les œuvres humaines sont infinies, la finitude peut bien jouir d'un énoncé tautologique, laquelle finitude est
toujours et irrémédiablement FINIE .