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23 septembre 2023 6 23 /09 /septembre /2023 08:24
L’Autre : réalité archipélagique

 Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Comme dans nombre de mes écrits, ce sera, une fois de plus, le principe de l’analogie qui nous servira d’entrée en matière. Ce que, parfois, le réel échoue à dire, pour des raisons de complexité, la comparaison le délivre sous une forme symbolique directement assimilable, immédiatement compréhensible. Ici, le problème de l’Altérité qui sera abordé, se manifestera au travers de l’image de l’Archipel, ce naturel éparpillement géographique, ce saupoudrage au milieu des flots bleus de la mer se pouvant en tout point comparer à l’étrangeté de la figure de l’Autre, cette étonnante mosaïque, ce bizarre puzzle qui, malgré nos tentatives d’en unifier la vision, s’égare toujours, ce visage, en une manière de pluralité qui nous échappe. C’est bien là, sinon la matière d’une aporie, du moins le lieu d’un constant égarement de qui-nous-sommes par rapport à ce qui, n’étant pas nous,

 

est toujours hors,

est toujours au-delà,

est toujours la texture

d’un indéfinissable.

  

   Si, une fois de plus la peinture de Barbara Kroll nous questionne sous les traits de ce masque humain plâtreux, semblable au moulage de quelque célébrité posant pour la postérité, c’est moins en son titre formel qu’en sa consistance ontologique singulière. Qui est-elle donc, elle qui nous toise depuis la meurtrière de son anonymat ? Qui est-elle pour elle ? Qui est-elle pour nous ? Donc, la procédure comparative nous appellera à évoquer les contours de cette « Étrangère », sinon sa riche intériorité, au moyen de ce bel Archipel Finlandais dont le semis d’îles parsème la vaste étendue d’azur de la Mer Baltique.

 

Homologie de notre ressenti

du phénomène de l’Altérité et

de ce poudroiement de terres

émergeant à peine de

la grande nappe liquide.

 

   Et l’on ne se lassera nullement de décrire, dans des termes faisant signe vers la pure beauté, de décrire donc ces chapelets d’îles aux noms chantants que nous imaginerons prononcés par quelque Finlandaise Poétesse de la Mer et de ses profonds mystères.

 

*Écoutons l’île de Kaunissaari, Pyhtää ,

« L’île de beauté »   poudrée de

plages de sable blanc.

Écoutons les Îles Pellinge, Porvoo,

regardons le motif de leur

danse du feu ancestrale.

* Écoutons la rumeur marine

de Suomenlinna-Helsinki,

découvrons ses collines

vertes surplombant la mer.

* Écoutons fredonner Pentala, Espoo,

cherchons à deviner

la pureté de son lac,

de sa plage sauvage de sable blanc.

* Écoutons la voix de drap blanc

de Jussarö, Tammisaari,

l’île fantôme   de Finlande.

*Écoutons le froissement du vent

qui traverse le château médiéval

de Nauvo, Parainen.

* Écoutons le soleil parcourir,

à la manière d’une caresse,

Åland, celle que l’on nomme

« la terre fluviale ».

* Écoutons Reposaari, Pori,

 prêtons l’oreille aux longs

craquements de ses

 bâtisses de bois.

* Écoutons le doux clapotis

des eaux des lagons de

l’Archipel de Kvarken, Vaasa.

Écoutons le cri des barges

à queue noire survolant

le miroitement des dunes

à Hailuoto, Oulu.

 

Oui, nous avons tout écouté,

mais avons-nous seulement entendu ?

Oui, nous avons vu,

mais avons-nous seulement regardé ?

Oui, nous avons senti,

mais avons-nous réellement éprouvé ?

 

   Si, par un simple trait de notre esprit, nous prenons de la hauteur, si nous immobilisons la quête de nos yeux sur cette partie infime du Golfe de Botnie, qu’y apercevons-nous d’autre que ces taches de verdure, ces sols terreux, ces vagues contours qui tracent la légende d’une illisible géographie, qui posent en nous plus de questions que nous ne pourrons jamais en résoudre la confondante complexité ? Nous demeurons au bord de la question sans jamais en pouvoir franchir les hauts murs, en traverser la mutité de fortin. Nous demeurons HORS et c’est bien ceci qui aiguillonne notre désir de connaître. Y a-t-il une logique qui relie entre elles, la beauté de Kaunissaari, Pyhtää, la solitude de Jussarö, Tammisaari, le multiple chant ornithologique de l’Archipel de Kvarken ? Nous voyons bien que ces questions sont insolubles, que la pluralité de ce réel nous égare au même titre que nous égare la présence de cet Autre dont nous n’obtenons jamais que quelques clichés épars disséminés au hasard du temps, dans l’anonymat de l’espace. L’Autre, par définition, nous le butinons, prélevant ici un peu de nectar, plus loin un peu de pollen avant que tout ne s’éparpille dans l’illisible marche aveugle des destins particuliers.

  

L’étrangeté presqu’insulaire est un

halo de l’étrangeté humaine,

 une réverbération,

une sorte de facsimilé.

 

   Ce que le réel nous dissimule, le symbole nous l’octroie à la force de sa représentation. Cependant il serait naïf de croire qu’apercevoir des genres de passerelles entre les îles nous installerait de facto dans le site de compréhension de la dimension humaine. Certes le symbole aiguise notre intuition, il ne peut prétendre pour autant nous livrer toutes les clés herméneutiques de décryptage du hiéroglyphe humain. Ce dernier est d’une autre nature. Voyant l’Archipel Finlandais, en quelque sorte je vois la figure selon laquelle s’ordonne la complexité humaine. Peut-être la danse du feu ancestrale de Pellinge, Porvoo nous aidera-t-elle à nous approcher du feu qui couve en « Masque Ambigu » (tel sera le nom de la figuration krollienne), ce feu follet, flou, équivoque, ce ballet qui, une fois dit sa texture, une fois nous l’ôte comme s’il était devenu braise éteinte, puis cendre.

   Peut-être la rumeur marine de Suomenlinna, Helsinki nous disposera-t-elle à entendre l’imprononcé, l’indit de la parole silencieuse de « Masque ». Mais, ici, pensez à ces Pierrot tristes, à ces faces blêmes des masques de Mimes, ils expriment dans leur rigidité de celluloïd une vérité inhérente à l’humain, son constant retrait de Soi en d’inaccessibles douves. Qui s’y aventurerait le ferait au risque de Soi, c’est-à-dire au danger de se perdre en l’Autre, au péril de son propre effacement, de sa possible disparition. Car s’il y a un réel problème de l’Altérité (et parions sur celui-ci), il ne se peut mesurer qu’à l’aune des positions respectives des Présences, lesquelles ne supposent nul empiètement des formes l’une sur l’autre, affirment le  caractère de non miscibilité de principes nécessairement séparés, différents.  De Toi à Moi, un abîme se creuse dont ni l’amitié, ni l’amour, ni la compréhension, ni la charité ne pourront combler le hiatus car il en est ainsi de l’événement anthropologique que les Monades sont à elles-mêmes leur principe et leur finalité. Contrairement aux idées reçues elles ne communiquent pas ou, si elles échangent, ce n’est que dans la superficie, le discours vite clos, la vive effraction puis le repli. Il y a d’indépassables évidences.

L’Autre : réalité archipélagique

« Précurseur » du Diagramme de Venn

  

   Si la théorie des Ensemble nous montre l'intersection de deux formes dans un diagramme de Venn (voir schéma ci-dessous), une appartenance de deux systèmes autonomes signant l’apparition d’un tiers inclus, ceci est bien entendu une vue de l’esprit qui ne saurait facilement se transposer dans le cadre de la réalité humaine. Cette dernière, la réalité humaine, ne postule que le tiers exclus au simple motif que ni les corps, ni les âmes ne sont miscibles, que nulle osmose ne peut les affecter, que ce sont des singularités absolues dont le constat le plus effectif est bien celui de la Tragédie des Hommes abandonnés à leur sort sans qu’il leur soit existentiellement possible d’enfreindre cette Loi de la Nature :

 

un chêne n’est pas un olivier

qui, à son tour, n’est ni

un aulne ni un bouleau.

Chacun inclus en son écorce,

chacun posé sur ses propres racines,

chacun s’abreuvant à son ilot d’humus singulier.

 

    C’est en ceci que le fameux « Je T’aime », possessif, autocentré, d’appropriation, de capture, n’est qu’un vulgaire miroir aux alouettes jouant sur le clavier des illusions, des paradoxes, des ambiguïtés. Le « Je T’aime » est à destination uniquement auto-référentielle, il vient conforter la royauté de l’ego en son hermétique citadelle. Il est un genre de boomerang lancé en direction de l’Autre, lequel moissonne de précieux nutriments avant que de revenir à Soi dans le plus rayonnant des solipsismes. Cette constatation est-elle affligeante ? La réponse à cette question ne peut qu’être bifide :

 

d’un côté elle nous indique

une foncière impossibilité

d’accéder à l’Autre,

d’un autre côté elle nous comble

 au titre de cette Liberté que seule

assure une entière autonomie.

L’Autre : réalité archipélagique

   En aucune manière il ne peut y avoir intersection, interpénétration de deux Principes par nature opposés, comme le sont le Feu et l’Eau. Cette supposée part commune dénommée « AMOUR » n’est en rien commune, elle appartient en propre à l’Amant, à l’Aimée en leur impartageable essence. Pour reprendre la métaphore, l’Amant-Chêne n’est nullement l’Aimée-Aulne, il y a singulière incompatibilité. Deux réalités ontologiques sont nécessairement séparées par l’infranchissable du Tiers Exclus. L’Amour, ce prodige, cette exception, cette ressource à nulle autre pareille ne peut se donner que sous la vêture de ce Tiers Exclus. Il faut le dire à nouveau, s’en persuader afin de lutter contre l’imperium des idées fausses.

 

Et ceci est condition de possibilité

de deux Libertés qui ne peuvent

empiéter l’une sur l’autre.

 

   L’Amour donc ne peut s’envisager qu’à l’aune d’une recherche épistémologique, ne peut s’inscrire que dans l’ordre de l’imaginaire et de son rejeton, le fantasme, ne peut figurer que dans le site vide et sidéral de cet indéfinissable ENTRE-DEUX dont il convient de comprendre que le TIRET qui en relie les deux termes existe en tant que symbole au second degré, lien sans consistance réelle mettant en présence deux Signifiants (l’Amant et l’Aimée) au pli d’un même Signifié,

 

ce nébuleux Amour,

cette chair sans épaisseur,

cette pure transparence,

cette haute diaphanéité,

cette illisible figure

 

   telle qu’elle existe dans l’effectivité même du « súmbolon » (le symbole tel que défini par les anciens Grecs », dont le dictionnaire nous précise le contenu :

    « En Grèce, on nomme symbolon un signe de reconnaissance obtenu en brisant en deux un objet, souvent un tesson de poterie. Chaque contractant emporte un morceau. Pour liquider le contrat, chacun doit produire son symbolon, qui doit s’emboiter parfaitement à celui du co-contractant. »

 

L’Autre : réalité archipélagique

Le symbolon

Source : Jean-Claude Bologne

 

Or, si l’on regarde adéquatement ce fameux symbolon, que partagent donc les Contractants (L’Amant, l’Aimée), sinon

cette césure immatérielle,

cette cassure entre deux fragments,

ce genre de mince mais efficace abîme ?

 

   Oui, c’est bien là l’irrépressible loi du symbole que d’isoler et de relier par une sorte d’habile artifice, deux entités inaliénables, deux tessères, deux tablettes définitivement irréconciliables dont même la « coïncidence des opposés » ne parviendrait à résoudre la contradiction. Il faut le redire, le Chêne n’est pas l’Olivier et ne le sera jamais, la réversibilité du propos étant également vraie. C’est sur cette tremblante ligne de faille que l’Amour s’est toujours érigé, ceci fondant aussi bien sa ténuité que son essentielle valeur aux yeux des humains.

   Afin de clore provisoirement cet article, nous citerons la conclusion d’un bel article de Jean-Jacques Wunenburger, spécialiste de l’Imaginaire, dans un texte intitulé :

 

« Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus ».

 

 Quelques rapides commentaires tiendront lieu d’épilogue :

  

   « L’entre deux constitue donc une matrice fondamentale pour penser la complexité et le dynamisme des choses. S’il peut s’entendre en un sens faible, comme un intervalle anonyme, indifférencié, vide d’identité, il accède souvent à un sens fort. Dans ce cas, il rend possible le passage du duel vers le ternaire. Un ternaire qui peut être euphémisé, ou au contraire promu au rang de réalité pleine. Le tiers devient dès lors la condition pour rendre possible les rapports entre deux identités distinctes, il leur donne vie et sens. Il institue un champ ontologique et cognitif de complexification. S’il œuvre dans le champ ontologique, il réalise pleinement ses fonctions dans le champ symbolique. Les processus de symbolisation de l’imaginaire lui doivent leur logique et leur fécondité herméneutique. »

   (C’est moi qui souligne)

   Cette notion « d’entre-deux » possède en soi une inestimable fécondité. Elle vient, en une certaine façon, euphémiser l’aporie insoluble surgissant au cœur même de toute relation, précisément entre l’Amant et l’Aimée. Cet espace de pure vacuité, cet espace qui, en réalité, est un non-espace, une épaisseur sans épaisseur, la simple texture d’une utopie, vient au secours de Ceux et Celles qui désespèrent de ne jamais connaître la totalité d’une Chose (l’Amour en l’occurrence), de n’en percevoir que la fluidité essentielle, quelques remous puis la dissolution en forme de vortex. Ce « Ternaire » qui vient heureusement s’immiscer au plein de la rencontre, ce Ternaire à la légèreté de soie, ce fil de la Vierge, cette onde arachnéenne, voici qu’il se donne en tant que ce viatique, ce soutien, ce refuge dont nous attendons qu’ils nous sauvent de Nous, qu’ils nous sauvent de l’Autre sous ce visage sans épiphanie de ce Tiers inclus qui n’est jamais que le revers de ce Tiers exclus dont, Tous, Toutes, nous sommes les involontaires et mortels hérauts. Loin devant nous, à la limite extrême de notre vision, nous en déployons la luxueuse bannière, conscients que nous sommes de n’agiter que des êtres de pure forme, des fantômes, des spectres, des entités de papier et de cendre. Cette constations n’est nullement une invite à désespérer. Bien au contraire elle est un hymne au génie humain qui, toujours a su se sortir des ornières et des marécages à la seule force de son imaginaire, cette Puissance à laquelle nul corps ne saurait accéder.

Seul le vide.

Seul l’intervalle.

Seule la faille.

   Quant aux esprits épris de logique, sans doute leur déconvenue sera-t-elle à la hauteur de leur espoir. Les Logiciens qui postulent l’effective présence du Tiers inclus sous la forme de l’Enfant né de l’union de l’Amant et de l’Aimée, raisonnent à la manière des Sophistes. Si cet Enfant né de l’Amour est ce « Tiers Inclus » en la matrice maternelle le temps nécessaire à sa gestation, et encore cette affirmation est-elle hasardeuse, comment cet Enfant pourrait-il le demeurer, cet Enfant nécessairement Tiers Exclus au titre de sa Liberté, de son autonomie ontologique ? Et c’est bien pour cette raison que les Géniteurs qui pensent avoir un droit de propriété sur leur Progéniture se trompent grandement. Ce souhait serait-il exact, l’appliquer à l’Autre reviendrait, par pure logique, à se l’appliquer à soi-même, c’est-à-dire à ne nullement être Libre, à ne nullement exister.

   Nous voyons bien ici que nous sommes irrémédiablement pris dans les mailles de l’absurde et de l’irrationnel, ce même absurde, ce même irrationnel qui, par définition, ne peuvent être que des Tiers Exclus afin que la dignité humaine puisse trouver un temps et un espace à sa convenance. Ainsi notre itinéraire imaginaire trouve-t-il son terme dans une constatation que nous pensons devenue évidente :

 

nous sommes des Réalités Archipélagiques

qu’une simple eau relie, une eau médiatrice,

qui, parfois, peut revêtir la forme

d’une eau lustrale signant

notre purification, notre baptême,

notre venue au Monde.

Sans l’Autre, sans l’Amour

elle ne serait pas,

notre existence.

Sauf une virtualité !

Une vacuité !

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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 09:52
D’une vision dionysiaque du réel

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   Assurément, dans un premier geste de la vision, face à ce « crayon » nous pensons être en présence d’un gribouillis d’enfant, d’une simple fantaisie posée sur l’innocence de la feuille. Tout nous incline à cette interprétation immédiate : le peu d’assurance du graphisme, le jeu des lignes comme semé au hasard, la biffure rouge de la tête, les lianes de la chevelure grossièrement évoquées. Cependant, un regard plus attentif ne tardera guère à remarquer, sous l’apparente désinvolture, la maîtrise du geste graphique, l’exactitude de la forme féminine se montrant à nous sous les auspices d’un dépouillement, d’une décision originelle, une esquisse qui peut-être demeurera dans cette posture approximative, peut-être trouvera le chemin d’une réalisation plus accomplie. Ce n’est nullement cet aspect formel qui nous retiendra mais bien plutôt la symbolique qui en traverse l’effectuation.

   Si, par le biais des analogies, nous cherchons à décrire l’événement que constitue ce dessin à peine ébauché, alors notre imaginaire, sans délai, se peuplera des images suivantes. Vision d’une combe, d’un ravin, d’une faille, peu importe, à la seule condition que, de ce regard porté sur ces choses posées là-devant, ne ressorte que du flou, de l’imprécis, du confusionnel, de l’embrouillé.

 

De l’inextricable si vous voulez

mais acquis à quelque bonheur,

du sibyllin mais semé d’ivresse,

de l’illisible mais poudré d’extase,

de l’incompréhensible mais animé

en son intériorité du feu de la joie.

 

   D’une joie sauvage, indescriptible, sans frontière, sans foi ni loi. Tout est libre de soi qui ne connaît nulle entrave. Le Printemps est là qui recommence le cycle des saisons. Le Printemps qui s’immisce dans les corps des Hommes et des Femmes, les met sous tension, les gonfle de désirs turgescents, dilate au plein de leur chair de radieuses perles séminales.

   Ils sont, Les Printaniers, tels des fleuves, des flux et des reflux, des remous et des tourbillons, ils sont des vortex par où le vaste Monde lui-même menacerait d’être englouti s’il n’était régénéré par cet infini mobilisme, cet exubérant vitalisme, cette effusion de soi dans le vaste sein de la Nature. Ceux, Celles qui font la fête, sous leurs déguisements, ne sont nullement reconnaissables, sur leurs visages les ruisseaux pourpres du vin dessinent d’étonnantes fleurs de sang. Ils sont tout près de la terre, comme si, d’un instant à l’autre, ils pouvaient y retourner, nullement pour mourir, mais pour y puiser les graines d’une nouvelle germination, en réalité d’une « re-naissance », d’un Éternel Retour à Soi depuis le lieu même de son corps parcouru d’étranges irradiations, un éclair pourrait s’y allumer, une foudre en surgir. Enfin une manière d’éternité puisée à la source printanière, dont le sifflement égrillard d’une flûte de Pan signerait la résurgence,

 

ici et maintenant,

en ce moment de débord,

de pure exaltation de Soi,

de jaillissement hors de

ses propres limites.

  

   Oui, ce dessin jeté à la hâte sur le vélin, comme s’il voulait en traverser la trame, en percuter les grains, oui ces hachures de graphite, oui cette liane de sang qui biffe la tête (à moins qu’il ne s’agisse du sang de la vigne), oui ces tracés pleins de vie et de bouillonnement nous installent d’emblée parmi les images des Anciens Grecs, parmi ces fameuses Dionysies qui rythmaient, sous une forme violemment orgiaque, les rites de populations encore soudées à la Nature, dédiées au culte de la grappe, adoratrices des pampres, courtisanes empressées des vendanges, cette évocation si intense du flux vital, de la nécessité de le fêter périodiquement, de faire retour vers un Temps originaire, archaïque, doué des valeurs les plus hautes, ce qu’un temps profane ne pouvait donner, lui dont les rouages n’avaient plus nul souvenir du lieu et de l’instant de sa naissance. Et si, initialement, nous faisons venir Dionysos, c’est seulement en raison de la forme « aporétique » de ce dessin qui paraîtrait, dans sa brisure, sa fermeture, sa violente occlusion, faire signe en direction de « La Mort de Dieu », ce concept nietzschéen trop souvent interprété d’une manière inadéquate.

   Cette mort, beaucoup l’ont interprétée en tant que la mort du Dieu des Chrétiens. Double mort, si l’on peut dire. Première mort liée à l’étrange phénomène de l’incarnation, Dieu se faisant homme chute de l’éternité pour connaître la temporalité close de la finitude. Seconde mort : mort de Dieu crucifié en la personne du Christ. Mais, pour l’auteur de « Zarathoustra », cette mort est trop christique, trop liée au dogme d’une religion tombée dans le séculier. Il faut voir autrement, il faut rétrocéder en un temps originaire, un temps archaïque, celui-là même immergé dans l’immédiateté donatrice de la Phusis, dans le surgissement des Choses à même leur étonnante déclosion. En philologue averti, le natif de Röcken, voit les choses d’une façon plus primitive, lui le fougueux, l’impétueux, le bouillant interprète de la Grèce archaïque, le familier des Présocratiques, celui qui nourrit de nombreuses affinités avec Héraclite, avec son être en perpétuel devenir, avec son concept du tout qui se meut sans cesse, sa pensée que nulle chose ne demeure en ce qu’elle est, qu’elle passe toujours en son contraire, avec son ressenti d’une constante polémique du réel « Toutes choses naissent de la discorde », le Père du « Gai Savoir » ne pouvait que solliciter l’exubérance d’une existence dionysiaque, laquelle contrastait en tous points avec la sagesse, l’harmonie d’une vie apollinienne.

   Malgré la longueur de la citation, qu’il nous soit permis de livrer au Lecteur, à la Lectrice, cet extrait du « Gai Savoir » qui dit le tout de la pensée nietzschéenne sur le point qui nous occupe, en même temps que ce singulier et admirable langage atteste de la puissance du génie de son Auteur :

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » - Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est eux qui l’ont accompli ! » - On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »

    Quelques rapides commentaires afin que le texte de Nietzsche ne demeure en friche, incompris, gauchi dans le message qu’il veut nous adresser, lequel n’est rien moins que « vital », à savoir ce « qui concerne, constitue la vie », donc en détermine l’essence.

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! ». Étonnante formulation que celle-ci, dans son emploi de « reste », comme si, de toute éternité, les Hommes avaient accompli le meurtre de Dieu en raison même d’une incapacité de s’élever vers lui, de le reconnaître en tant que Dieu et ceci pour le reste des temps à venir.

   « de plus sacré et de plus puissant », c’est bien ici la force subversive, transgressive, tellurique de ce dieu étranger, porteur de mystères, initiateur d’extases qui est salué en tant que ce qui est le plus précieux pour les Hommes qui en célèbrent le culte. 

   « l’Insensé », celui qui a perdu ses sens, celui que la vision, dans une rue de Turin, d’un cheval battu (figure dionysiaque s’il en est) , plonge dans la plus grande des afflictions, puis, finalement, entraîne dans une folie dont, jamais, il ne se relèvera. Chacun, chacune, aura compris que l’Insensé est la figure transposée de celle de Nietzsche lui-même.

   « Je viens trop tôt », oui, c’est le lot des Prophètes, des Visionnaires, des Oracles, c’est le prix à payer des Zarathoustra, les trop-tôt-venus dont la lanterne n’atteint nullement le peuple des Égarés, ceux dont les yeux ont des œillères, dont les oreilles sont operculées de bouchon de cire.

   « Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre », comment ici ne pas reconnaître le visage dissimulé mais cependant très apparente de Zeus, ce dieu des dieux que le regard des Hommes n’atteint plus ?

   « les tombes et les monuments de Dieu », il faut se détourner de tous les dogmes religieux, déserter les églises, retourner aux rites agraires, champêtres, fêter le sol et sa prodigalité, sa promesse de croissance, renouer avec le cep noueux qui, bientôt, portera les grappes, le suc rouge dont on s’enduira le corps, manière de régénération naturelle, de retour aux sources, de possibilité de renaître de Soi.

   La richesse des Présocratiques était totalement incluse dans cette immédiateté ontologique, dans cette plongée dans l’indéterminé, le fougueux, le chaotique, faire de son propre cops une simple racine en contact avec le primordial, l’élémental, l’originaire, ce en quoi trouver la force de croître, de devenir arbre aux larges ramures, tronc rugueux, feuillaison tutoyant de célestes hauteurs. Ce que les Présocratiques avaient instauré en tant que fondement de l’Humain en sa plus effective présence, voici que les Post-Socratiques en sapaient les bases, mettant, en lieu et place de Dionysos, la haute et apaisante figure d’Apollon, lui, le Lumineux, celui qui conduit le char du Soleil, le dieu des Purifications, le médiateur des Arts, celui qui favorise Poésie et Musique. Ce faisant, les successeurs de Socrate avaient substitué

 

à la folie la raison ;

 au rugueux le lisse ;

 au terrestre le céleste ;

au débridé la Sagesse,

 

   occultant en ceci le côté ténébreux du dieu vengeur qui déchaîne les épidémies. En tout Homme, comme en tous dieux, ceux-ci, par leur côté humain, se haussent tout en haut des vertus, mais chutent parfois dans les douves de la faiblesse, du désordre, peut-être du libertinage, toutes « vertus » attribuées au rustique Dionysos, celui dont le nom signifiait « deux fois né ». En effet, selon la légende, Dionysos est né deux fois, c’est un dieu dithyrambe, il a franchi deux fois les portes de la vie. C’est pour cette raison que le symbolisme de la grappe lui a été associé, cette grappe uniquement née afin de mourir pour renaître en vin, ce sang qui irriguait de manière jugée aujourd’hui insolente, les célèbres Dionysies.

   Cette toute puissance de l’énergie dionysiaque irrigue en profondeur toute l’œuvre de Nietzsche, Éternel Retour d’un temps cyclique qui n’est autre que le temps sacré, le temps hiérophanique au terme duquel convier sa propre palingénésie, laquelle se livre aux Hommes selon une création infinie, une manière de volonté démiurgique, laquelle, parfois, se paie au prix fort de la folie. Ce que Nietzsche reprochait à la vision apollinienne du Monde à partir de Socrate, c’était cet affadissement, ce nivellement du réel, cette mise sous le boisseau de l’énergie passionnelle qui ne se résolvait qu’en morale triste, cette « moraline », cette morale chrétienne dominante des bien-pensants, cette inclination bourgeoise acharnée à dissimuler, sous le tapis, la nature sulfureuse de ses vices les plus maléfiques, les plus délétères, ferments, s’il en est, des pires apories qui se puissent concevoir, mais aussi creuset d’une existence plurielle, foisonnante, polyphonique, un geyser éclatant à la face du Monde, lui donnant ses couleurs, lui attribuant un rythme, le dotant de ces scansions qui sont le battement même de la Vie, son effusion, son éternel vitalisme.

   Ce long détour dionysio-apollinien n’avait pour but que de conférer un cadre interprétatif au dessin de Barbara Kroll. Son esquisse énigmatique, la violence de son graphisme, la puissance avec laquelle elle surgit du fond du subjectile, tous ces signes hautement visibles, nous les avons reportés à une vision strictement dionysiaque du geste esthétique. Et c’est sans doute à ceci que nous invite l’Artiste en nous imposant (nous proposant ?) cette manière de cariatide nue ne soutenant nul autre chapiteau qu’elle-même en cette vigoureuse surrection, elle nous fait penser à ces attributs sexuels gigantesques, les phallophores qui, en tête des cortèges dionysiaques étaient censés représenter, de façon totalement prosaïque, mais combien réelle, l’exubérance de la Vie, son aspect continûment créateur, ses excès qui, toujours se soldaient par la mort, phénomène que les Dionysies étaient censé annuler au titre de cette mystérieuse renaissance dont le temps toujours renouvelé était l’incontournable fondement. Oui, tout ceci, pour nous, peut se lire au travers de cette œuvre qui ne semble dictée que par l’impulsion, le débordement énergétique, la dilatation d’un naturel enthousiasme, le saut à même la vie dans ce qu’elle présente de plus impétueux, d’indompté, de ruades, tel ce cheval de Turin dont la simple vue foudroie le Génie.

 

Oui, la vision nietzschéenne est belle.

 

Oui, la vision socratique est belle.

 

   Car, rien sur notre Terre, ne se donne sous le sceau de la simple et univoque unité, le pluriel nous habite et fourmille telle la plurivocité qui nous ait, tantôt Êtres de ceci, Êtres de cela. Ceci est inscrit, tel un puissant archétype dans la cire ambivalente de notre psyché. Et nous flottons, « deçà, delà », telle la feuille verlainienne au Noroît d’automne, sans doute à notre insu, en direction de ce qui se donne pour notre Destin, toujours un entier mystère !

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 septembre 2023 1 18 /09 /septembre /2023 17:12
Fais ce qui te plaît

 « Jolies pluies de mai »

Photographie : André Maynet

 

 

***

 

                                                                                Le 29 Mai 2018

 

 

 

              A toi Fleur du Nord

 

 

   Après un hiver bien maussade, voici venus les orages. Il ne se passe nul jour qui ne voie son cortège de nuages gris, ses grondements célestes, ses furies méridiennes et, le soir arrivé, l’horizon criblé d’éclairs, des roulements de galets à l’infini, des crépitements sur les feuilles pareils à des percussions de tambour. Quelle joie alors de se réfugier sous le toit protecteur, de regarder, au travers des vitres, les ruisseaux de gouttes faire leurs étonnantes symphonies. Connais-tu un sentiment plus profond, plus ancré en l’âme que celui de l’abri faisant face au péril ? Sans doute une résurgence archaïque des chasseurs-cueilleurs  qui trouvaient dans la grotte une parade contre la peur. Oui, nous venons de là, de ces primitives concrétions de pierre et de chair qui ne savaient du monde, le plus souvent, que son faciès hermétique et ses fulgurantes vengeances, ses assauts vipérins. Encore en nous la persistance de ces soudains raz-de-marée qui ne connaissent d’accalmie qu’à gagner un lieu de repos. Ils sont la forme symbolique d’un intérieur que toujours nous sentons menacé. Le nôtre, bien évidemment, dont le dénuement est l’aspect le plus habituel qu’il revêt. Il est condition de notre bonheur, lequel ne fait jamais fond que sur un marigot de stupeur primitive.

   Mais que je te dise la beauté simple de ce modeste habitant de nos talus et de nos champs, ce coquelicot qui ne s’épanouit dans sa robe de pourpre que le temps qui convient à son effeuillement, car, vois-tu, cette mince distraction ne vit qu’à l’aune de l’instant. A peine cueilli ses pétales s’inclinent vers la terre et tirent bientôt leur révérence. Comme pour dire « l’ardeur fragile », nom qui lui revient dans le langage des fleurs. Je ne sais si, à tes hautes latitudes, ce modeste vient illuminer le tapis vert des blés. Mais peu importe, c’est sa charge de sens qui m’intéresse, le message dont, à son corps défendant, il est porteur. A moins qu’il ne dissimule sa volonté sous un air de farouche timidité : toujours le rouge lui monte aux joues. Peut-être simplement la confusion lorsque, croisant le chemin d’une Belle, il parvient à grand peine à cacher son trouble.

   Voici que, me promenant il y a peu, dans le frais d’une combe entourée de deux plateaux calcaires, j’aperçois une Belle - le rouge a-t-il cerné mon front de la braise de la surprise ? -, plutôt dévêtue que vêtue d’une simple robe de toile si légère qu’un souffle d’air eût pu aisément s’en emparer. Une Belle donc en cette surprenante livrée, entourée du vert tendre des épis, cernée du rouge des coquelicots entre alizarine et amarante, cœurs du plus beau noir incendiant de deuil la graine de leur ombilic. S’agissait-il d’une étrange  apparition? D’une hallucination ? De la pointe de mon désir trouvant la juste mesure de sa satisfaction ? Ne t’étonne point de mon carrousel de questions, il était simplement à la hauteur de mon désarroi. Désarroi, certes, car ce dernier s’alimente indifféremment au bourgeonnement d’un effroi ou à son contraire, à l’effusion d’une rapide euphorie.

   Sans doute cette Jeune Apparition se croyait-elle seule en cet endroit désolé, nul œil ne pouvant être le témoin de sa nudité prochaine car, en cet instant, je ne pouvais nullement douter de son intention de se retrouver bientôt métamorphosée en Eve au milieu du Paradis. Tu connais ma discrétion aussi bien que ma pudeur. Que pouvais-je faire d’autre que poursuivre mon chemin, peut-être émettre un léger bruit afin que l’Inconnue, avertie, pût sans dommage réajuster sa vêture, prendre une contenance et cueillir en toute innocence quelques unes de ces fleurs si immobiles qu’on les eût crues posées là comme pour un décor de cinéma. Eh bien, après avoir feint de tousser plusieurs fois d’une manière sans équivoque, avoir poussé du pied quelques pierres s’ébruitant doucement, Celle-qui-était-là, nullement troublée par ma présence, entreprit de poursuivre son manège qui, loin de me réconforter, m’intriguait au plus haut point. Manifestement la gêne était plus de mon côté que du sien. « Quel mal y a-t-il à se mettre à l’aise ?», telle était vraisemblablement, pour elle,  la signification attachée à son entreprise résolue.

   Elle semblait de fragile constitution, fines attaches, corps menu, une pluie de cheveux noirs chutant sur ses épaules. Elle ne paraissait ni farouche, ni osée, simplement naturelle. Tout vêtement n’était que de surcroît puisque, tous, tant que nous étions, avions affirmé notre nudité en venant au monde. C’est vrai, peut-être des strates de morale bourgeoise, des empilements de faits culturels avaient-ils à ce point perverti notre jugement que nous assimilions au mal une attitude somme toute bien spontanée. Cependant je ne souhaitais persister dans mon statut de Voyeur et, par glissements successifs, je commençais à m’éclipser, semblable en ceci à un enfant pris la main dans le bocal de friandises.

   Le sentier, maintenant, montait au milieu des bouquets de noisetiers. De joyeux ocelles jonchaient le sol de leurs facétieux clair-obscur. Par les trouées se laissait apercevoir la Divine Surprise dont la nudité se détachait sur la marée verte des herbes. La corolle de la robe, largement déployée, recevait l’averse des pétales rouges que l’Inconnue y épandait. De l’endroit où je me trouvais, à bonne distance, sa nudité était si inoffensive que même un adolescent en quête d’amour ne s’en fût point alarmé. Ce qui se donnait à voir était un genre de pastorale innocente, de gentille bluette où une Officiante au cœur sensible aurait voué à Dame Nature quelque rituel panthéiste. Peut-être cueillait-elle ces simples à des fins médicinales, à moins qu’elle ne recherchât la vertu narcotique de ses capsules, la parenté avec le soporifique pavot étant patente. A moins qu’esthète, elle ne fût commise à rapporter à Monet lui-même sa brassée de pétales dont le Maître ferait un des délices de l’impressionnisme.

   Après tout, quelle différence y avait-il entre ce qui m’apparaissait là, à quelque distance, et le tableau du Peintre de Giverny ? Cette femme à l’ombrelle, vêtue de noir, qu’accompagne une petite fille, cette irisation rouge des coquelicots, cet horizon d’arbres foncés, ce ciel bleu parcouru du glacis blanc des nuages, n’était-ce, en définitive, une vision du réel semblable à toute autre vision ? Une « impression » seulement, identique à celle qui, venant frapper mon œil, m’éveillait au poème du monde ? Et puis, l’acte de voir était-il si exact qu’il semblait paraître ? Toute prise en compte des choses était-elle pure attestation de ceci qui faisait phénomène ? Etions-nous tellement assurés d’une objectivité que, jamais, nous ne pussions mettre en doute la vérité des apparences ? « Impression soleil levant », tel était le titre de la célèbre toile qui avait donné son impulsion à l’un des mouvements artistiques les plus féconds de l’histoire de la peinture.

   Alors, Sol, il faut en venir aux sources du langage, donner acte à la force primitive des mots, laisser agir leur sens au niveau physique, organique, en sentir l’étrange pouvoir de fascination. « Impression » : « action d'un corps sur un autre ». Quel corps sur quel autre corps ? Le corps de cette Etrangère sur le mien qui réclame son dû car tout corps exige son correspondant, son alter ego par lequel il se révèle et trouve les harmoniques qui l’amènent à son être. Car tout corps est redevable d’une altérité. Notre corps surgit d’un autre corps, cette fontaine de jouvence maternelle que toujours nous cherchons comme la justification du nôtre, son histoire primitive tout comme son histoire future.

   Nous ne sommes qu’un point dans la lignée des corps, pareils à ce coquelicot noyé dans la foule de ses congénères. Le coquelicot n’existe et ne prend sens que par sa contiguïté avec ses semblables. Corps à corps de la chose avec l’autre chose qui lui est miroir, parole, fable annonciatrice d’un destin. Aucun corps n’est plus recevable qu’un autre. Le monde est corporel, infiniment corporel. Cascade de relations ustensilaires : la branche appelle le tronc qui appelle le derme du bois, qui appelle la racine, qui appelle l’étrange mangrove des rhizomes se diffusant dans l’immense caverne des réalités terrestres, telluriques, dans le fourmillement de la glaise, l’éparpillement du peuple de l’humus.

   Avoir des « impressions », c’est être relié à cette Ténébreuse aux mystérieuses volontés qui se dénude, cherche le corps à corps avec le sensible, la matière nerveuse de l’univers. Offerte à soi elle est immédiatement offerte aux autres, à mon égarement parmi la multitude, offerte à la sensibilité impressionniste, offerte à toi, Sol qui es ma Confidente et celle donc qui reçois toutes les impulsions qui me traversent. Vois-tu, tout ce qui est ici, sous le ciel, sur la terre, constitue une vivante toile d’araignée. Nul n’est jamais seul qui se croît abandonné.

   Une Jeune Fille cueille une fleur dans un champ à l’abri de tout regard, un Voyant occasionnel en surprend la tremblante esquisse et voici que, simultanément, se met en branle lr réseau infini des communications. Et peu importe que cette Etrange existe en réalité, qu’elle soit la confluence de purs fantasmes, la résultante d’une activité imaginaire ou bien le produit d’une invention du langage. Elle est parce qu’elle est et s’inscrit dans le monde à la seule prétention de son mode d’être. Pense une chose : l’envol d’une feuille, une écriture à poser sur du papier, une esquisse à dessiner, une eau de fontaine surgissant du rocher et toute chose s’élève de ton esprit et devient substance qui, peut-être un jour s’actualisera ou bien l’inverse. C’est indifférent. « Penser est un agir en un sens élevé » disait le Philosophe.

 

              Je pense à toi Solveig selon ce simple et efficace cogito : « Je pense, tu existes ».

 

Oui, tu existes si fort que, parfois, au milieu de mes rêves tu es cette Belle Inconnue se dévêtant afin que du monde quelque chose soit dit. Demeure en toi aussi longtemps que le jour est clair. Aussi longtemps que le coquelicot est fragile. Tu vibres dans le pourpre ! Nul ne t’ôtera cette infinie liberté ! Tu es la plus belle fleur qu’il m’ait été donné de voir. Ceci ne saurait s’oublier.

 

 

  

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16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 17:03
« Au creux de la tendresse ».

« Au creux de la tendresse »

Avril 2013 - Nadège Costa

Tous droits réservés

***

 C’était une à peine respiration dans la lumière levante, la translation d’un nuage contre le linge du ciel, l’envol du héron sur la rive du lac. Cela se produisait, pourtant, et le doute était là qui faisait ses confluences. Aussi bien vous auriez pu ne pas exister, être l’effleurement d’un songe, l’image reflétée par un miroir dont le tain aurait été lustré par le caprice de l’imaginaire. J’étais sujet, il est vrai, à me construire châteaux de sable et hallucinations comme si quelque peyotl eût troublé mon habituel breuvage. Le monde que je regardais était cette étonnante disparition des formes, leur troublant métabolisme qui les écartait d’elles, de leur propre réalité et les versait dans les remous de cristal d’un constant onirisme. Plus que d’un spleen baudelairien ou bien d’une blancheur mallarméenne butant contre le vide de la page, j’étais atteint d’une manière de transparence comme si choses et gens se fussent ingéniés à passer outre mon corps sans qu’ils en fussent alertés. A parler vrai, j’étais dans les limites d’une invisibilité qui ne dialoguait qu’avec elle-même et l’inaperçu dont j’étais une simple nervure ne m’affectait guère plus que la chute du temps dans la gorge du sablier.

 Comment, dans le clair-obscur de cet hôtel de la Côte d’Opale, dans la brève lueur grise des galets, eussé-je seulement pu imaginer votre présence ? En tracer les contours ? En décrire la palme ouverte, ses battements infinis - diastole, systole - jusqu’à une manière d’affolement ou bien de vertige et alors, du monde, rien ne tenait plus que cette vibration indistincte. Alors l’en-dehors n’était plus que l’altération de mes sens brouillés et une brume native noyait la courbure de mes yeux jusqu’à la perte de la vision, sinon totale, amputée de l’entièreté des choses à paraître. Racines de l’arbre et ramures se perdant dans l’effeuillement du jour. Socle brun du rocher et bulles de gaz qui le trouèrent en un temps immémorial. Proue d’une barque bleue que le ressac fait clignoter au sommet de la vague. Vous étiez pareille à cette image tremblante oscillant sur la toile blanche du cinéma d’antan, brèves apparitions parmi les zébrures du film et brusques sauts à la limite de l’écran, autrement dit d’une possible disparition. Jamais l’on ne s’attache plus fort à une silhouette qu’à son illusoire et brève présence. Un passage de l’ombre à la lumière puis la fermeture du rideau rouge et la salle plongée dans un silence cotonneux. Voici, de vous, de votre éclair dans ce matin de brume, ce qui est resté et demeure comme une braise forant de l’intérieur une conscience que j’anticipe, bientôt, dans sa plus grande altération. « Ombilic des songes » et le spectre d’Antonin, livide et dépouillé de soi fait son mime sur quelque scène de théâtre vide. Mais a-t-il seulement joué pour autre que lui ? A-t-il existé en dehors de sa propre douleur, à l’extérieur de la camisole de son génie ?

 Voici : le gonflement des lèvres au bord de la profération du poème ; l’ubac du menton que l’ombre du désir dissimule dans sa perte prochaine ; le glissement blanc d’une joue ; le pendentif et ses perles de corail disant la beauté de la parure, son élégance ; l’incroyable surgissement du cercle de l’épaule pareil à la plénitude après le reflux d’un chagrin ; la parenthèse de la vêture qui voile à peine ; la naissance de la gorge, son sublime renflement afin que, de l’amour, soit connu le vertige. Et, surtout, abrité par la corde étroite de la clavicule, ce « creux de la tendresse », creux à nul autre pareil. Ici s’origine tout ce qui chante et appelle, tout ce qui attire et s’éploie jusqu’à la limite de soi et annonce refuge et retour au sentiment primitif d’exister. Oui, ceci est la conque où trouver abri et ressourcement. Oui, ceci est la doline dont toute femme sur terre nous fait l’offrande à condition que nous sachions en déchiffrer le mystère. Voici, vous apercevant dans la fuite verte de la lumière, ce que j’avais compris : j’étais en deuil de cette pure forme d’amour qu’un jour enfant, je connus au contact de celle qui me confia au projet d’exister. Vous en étiez, ici, la troublante résurrection, le rythme alangui au seuil du jour alors même que je naissais à moi-même dans la complétude d’une révélation. Depuis, combien de Côtes d’Opale ont dérivé dans l’éparpillement infini des secondes, combien de dolines accueillantes bordées de la lueur éteinte des galets, de la brume de la Mer du Nord, du cri des oiseaux blancs se perdant dans la grande dérive hauturière, Combien ? Vous reverrais-je jamais, vous qui avez rendu la lumière à mon regard ? Vous reverrais-je, au moins en rêve ?

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Published by Blanc Seing - dans Microcosmos
16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 09:09
ÉLOGE du SIMPLE

Toujours il faut partir

du Complexe,

de lEmbrouillé,

de lIllisible

 

Et faire immédiatement

retour vers l’Unique

 

Vers la Source

Vers l’Origine

 

Voir ce Beau Livre

 tel qu’en lui-même

 

LE LIVRE

 

Certes, il est multiple

Dans ses pages

Multiple dans ses mots

Mais combien son aspect évident

Nous rassure

Nous place au cœur même

 de qui-nous-sommes

Nous sommes une Fiction

Inclinant vers une autre Fiction

Nous sommes une Histoire

Inscrite en une autre Histoire

Et nous cherchons, toujours,

sans doute de manière inconsciente

Le lieu même de notre Être

 

Cette Figure si étrange

Si évanescente

 

Mais qui est le Pivot

Selon lequel notre Existence

Prend sens et se déploie

 

Sous la multiple bannière des Horizons

Du Monde, le nôtre avant d’être

Celui de tous les Hommes

Peut-être, l’Horizon, dans un souci

De radicalité, d’Essentialité

Faudrait-il le reconduire

 

Au souci d’une Ligne Simple

 

Telle cette Belle Œuvre

De Martin Barré

Ce Chercheur d’Absolu

La Ligne est Belle

La ligne est Simple

Qui biffe à peine la toile

Selon sa diagonale

 

Ligne telle un Mot

Par exemple

Chose

Soleil

Avoir

 

Mais ici, il y a encore TROP

Car Chose, Soleil, Avoir

Sont multiples

Ils orientent

Vers une Polysémie

Dans laquelle il pourrait

Nous arriver de ne

Nullement nous reconnaître

 

Et notre égarement serait grand

Et notre éparpillement serait infini

 

Il faut réduire

Il faut condenser

Il faut cristalliser

 

Ce qui signifie en venir

A la pureté du Cristal

A son unique vibration

Un fil ténu

Parmi la complexité du Monde

Oui, c’est ceci que nous avons

A faire, continûment, sans repos

 

Chercher le Lieu Géométrique

Autour duquel nous oscillons

 

Å la manière d’un métronome fou

 

Notre Vérité intime

La coïncidence que nous

Pouvons avoir

Avec Nous-Mêmes

ce n’est nullement

le mouvement de balancier

cette sorte de course

de Charybde en Scylla

c’est bien plutôt

ce Point Fixe

cette Immobilité

qui cernent notre être

en délimitent

la Subtile Forme

en disent

l’imprescriptible Nature

Telle l’aiguille de la Boussole

Qui a trouvé son Nord Magnétique

 

Nous sommes en quête de cette

Immuable direction

Laquelle, nous extrayant

De nos habituelles incertitudes

Nous confère la sagesse

du Sédentaire

Opposée à l’agitation

du Nomade

 

L’Homme Bleu est sans repère

Il est l’éternel Fuyant

Quittant ce lieu

Pour un autre

Comme si l’Espace

Était le danger même

Le Mirage au gré duquel

L’Homme, jamais, ne parviendrait

A trouver ni son centre

Ni sa périphérie

 

Une manière de

danse de saint Guy

Une chorégraphie

Tout autour de Soi

Une rotation de Derviche

Immolée à son propre geste

Sans origine ni fin,

Immolée dans le mouvement même

Qui prétendait le rendre libre

Et ne fait que l’aliéner

L’inclure au sein

de sa propre geôle

 

Le Simple toujours

Il nous faut le chercher

certes en un ailleurs

 

dans la majesté unique

de l’Arbre

 

Dans l’inouï rayonnement

Du Soleil

Cet œil unique qui nous regarde

Il est le centre même

de notre propre rayonnement

mais le Simple

il faut le chercher

en Soi, dans le pli le plus

intime de notre chair

 

C’est là dans le plein du mystère

Que le Simple prend sens

Qu’il nous assemble

En un lieu sûr

A l’abri du Monde

A l’abri des regards inquisiteurs,

à l’abri des maléfices de tous ordres

 

Le Simple il faut l’aller chercher

Dans les plis uniques

De la Merveilleuse Nature

Humer, par exemple

La fragrance serrée

Du Bouton de Rose

Ce recueil en soi

De tout ce qui se dit

Selon l’esquisse de la pureté

Le Bouton est supérieur

Aux pétales épanouis

Il est le concentré

Le point ultime

Où se rassemble

L’essence d’une chose

En son coefficient

D’irréductibilité

 

En ceci le

Bouton de Rose

Est semblable

A la modestie

De la Graine

 

Selon le processus

 de réduction

De condensation

La Graine est

 le point ultime

Celui que jamais l’on

ne peut outrepasser

En-deçà est le pur mystère

Le pur mystère

De la Venue au Monde

Des Choses

 

C’est un peu comme la

déroutante simplicité

d’une Goutte de pluie

Elle est la libre

 condensation

Du nuage

Elle est la parfaite

quintessence

 du Ciel

Elle est Tout Esprit

Venu dans la transparente matière

Elle est matière sans matière

Elle est elle et elle seule

Mais le Monde en son entier

S’y peut refléter

Miracle du Vivant

Lorsqu’il se fait Menu

Inapparent tel le sentiment

A contre-jour de la clarté

 

La magnifique Goutte de Pluie

Que le Sillon d’Argile

Appelle telle sa complétude

Le Sillon est beau qui vit en Soi

Au creux intime de Soi

Le sillon est unique

Qui glisse parmi

La souple ondulation

De ses Frères

Le Sillon

est creuset

De la Vie

En lui fermentent

Les Trésors dont l’Homme

Parfois, n’aperçoit guère

L’insondable secret

 

L’Homme n’est

que par

Le Sillon

La Graine

La Goutte

 

Il a été parlé de l’Arbre

Ce Roi qui essaime sa puissance

Sur tous les orients de la Terre

Mais rien encore n’a été dit

De l’Écorce qui le vêt

Qui est sa parure

Souple et lisse

Ou bien rugueuse

Ocellée ou

bien flexueuse

Parcourue

De l’incessant trajet

Du Peuple des Insectes

 

Sa croûte lézardée

Ses profonds sillons

Ses barres rocheuses

Ses vertigineux ravins

Ses lignes de faille

Ses diaclases

Tout ceci se donne

Comme un Microcosme

De la Terre

Une sublime

correspondance

Une osmose

 

Rien jamais

Ne se peut séparer

 

L’Arbre est l’Arbre

Parce que la Terre

La Terre est Terre

Parce que le Sillon

Le Sillon est Sillon

Parce que la Graine

La Graine est Graine

Parce que la Vie

 

El les merveilleux Insectes

Et la mince tige

De la Fourmi

Cette brindille noire

Si laborieuse

Cette discrétion

De la terre

Ces colonnes si entêtées

Cet acharnement

A être Soi

Å seulement

Thésauriser

Afin que Vivre

Ne soit nul hasard

Qu’une logique s’installe

Depuis la cueillette

Jusqu’à la manducation

Depuis la manducation

Jusqu’à la Mort

Le dernier acte

teinté de suie

 

Paradoxe terrible

des ressemblances

Meurtre sans fin

des analogies

 

Le Simple des choses,

oui

Le Simple des Mots,

oui encore

Ces Mots qui nous

Font Homme

 parmi les Hommes

 

Alliance

Fenaison

Ouate

Lumière

Dune

Diaphane

Diatomée

Diamant

 

Grande beauté du DIA

 « ce qui Traverse »

préfixe de l’Exister

en sa fluence

le DIA est la marge d’Espoir

le DIA est combat

contre la dure factualité

 

un mot encore

dans la plénitude de son Être

 

Métaphysique

 

Avec son esthétique

Graphie grecque

μετά 

 

L’Après

L’au-delà de

 

Préfixe de l’Imaginaire

S’il en est

 

Préfixe de la Liberté

S’il en est

 

Alors comment représenter

Ce qui n’a nul contour

Nul contenu

Sauf celui de nos Songes ?

Et le songe souvent

Si embrouillé

Si confus

Comment lui donner

Une assise simple

Un Lit flotte en l’air

Un Nuage flotte

au-dessus du Lit

 

Le Rêveur

est absent

 

Le Songe est

absence de Soi

 

Faire du Songe

Une simple

 racine blanche

dépouillée

Qui s’enfonce dans

notre propre humus

 

Homme = Humus

Retour différé à la Terre

Racine qui court

Dans le silence

De la glaise

Sans doute la métaphore

du Simple

En sa plus haute venue

 

Le Simple est

Dépouillement

Dénuement, solitude

Retour à Soi

 

En son ultime contrée

Avant il n’y a Rien

Après il n’y a Rien

Le Simple est

Notre seul Viatique

Tout ajout

N’est que fioriture

Toute addition

Que perversion

De notre Essence

 

Et, au titre du Simple

En son ultime effectuation

Nous allions oublier

Dans notre hâte

De citer le

Merveilleux

GALET

l’Ovale en sa perfection,

La Couleur

En sa douce griserie

Le Toucher

En sa guise de soie

 

Le Galet

Est un

Monde-en-Soi

Sans nulle césure

Qui viendrait en

Atténuer l’Essence

 

Le Simple

En tant que

Le Simple

 

Toujours

Le Simple

Revient

Au Simple

 

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14 septembre 2023 4 14 /09 /septembre /2023 08:32
L’œuvre : effusion de l’Artiste hors de Soi

Peinture mixte Autoportrait

Lea Ciari

 

***

 

      Au début, il faut partir de deux réalités convergentes, comme si, de l’Artiste à l’Oeuvre, il y avait homologie, coexistence en une unique valeur, coïncidence de la forme et du fond. En quelque manière, et ceci vaudra aussi pour la pâte colorée posée sur la palette, le corps de l’Artiste est opaque, pareil à une glaise lourde, à une substance de lointaine venue, peut-être de quelque magma originel, de quelque limon aux contours flous, au contenu indéterminé. Une sorte de chaos initial, de vocabulaire informulé, de sémantique encore dans les limbes. Ceci qui affecte en son entier la chair de l’Artiste, nul n’aura de mal à le transposer, par la médiation de son imaginaire, à ces petits cônes de Blanc de Titane, de Terre de Sienne, de Bleu Aigue-Marine. Toujours la réalité est aisément comprise qui vise la matière en sa position la plus inerte.

   Par opposition, la réification pleine et entière d’un corps humain est toujours un souci, une lourde mise à l’épreuve. Car chacun a bien conscience que la Personne Humaine, en sa plénière condition, transgresse naturellement ces limites étroites pour déboucher dans le site rayonnant de l’Esprit, dans le domaine immense de l’Âme. Certes il en est bien ainsi mais, pour les besoins de la démonstration, injonction nous est adressée de partir d’un isomorphisme de Celle-qui-œuvre et de ce-qui-est-œuvré afin que nul hiatus n’entravant le travail de notre pensée, un genre d’évidence puisse surgir de la confrontation de ces deux entités.

    Donc deux formes vaguement informulées en vis-à-vis. Nul dialogue qui se pourrait évoquer selon le rythme et l’intonation d’une Parole, selon la majesté d’un Verbe, la pure dimension d’un Logos. Non, affrontement seulement de deux factualités sourdes et aveugles, motifs que n’anime nulle arabesque, figures sans visage, épiphanies gommées en attente de leur être propre. Les premières touches posées sur la plaine blanche et silencieuses de la toile sont comme deux clameurs, deux déchirures de l’anatomie de l’Artiste, peut-être des projections de lymphe, des ruissellements de larmes, des coagulations de sang. Rien que de l’anatomo-physiologique, rien que du nerf et de l’os, rien que de l’aponévrose et du ligament. Nécessairement, la source est ceci qui fait signe, douloureusement, en direction de l’Écorché des salles d’anatomie. Une mise à nu qui est aussi mise à mort, dépouillement, éviscération jusqu’à ne plus être qu’un souffle rauque, une respiration à la peine, un battement de cardia, une oscillation neuronale. Car, si l’Artiste, tout comme nous qui lisons-écrivons, est d’abord, en son essence la plus profonde, cette matière brute, cette gemme non encore arrivée au diamant, ce tellurisme interne qui ne sait encore l’origine de son tremblement, ceci n’obère point la dimension d’altérité qu’il porte en lui, en elle, la capacité de métamorphose dont il ou elle est le fondement.

   Pour surgir dans le mouvement même de la peinture, le Créateur, la Créatrice ont à se fondre en l’objet même sur lequel porte leur fascination. Coalescence des conditions qui est la condition de possibilité de leur future efflorescence. N’y aurait-il cette correspondance de l’Artisan et de la matière à œuvrer, tout ceci se solderait par l’impossibilité même de porter au jour quoi que ce soit de visible, de compréhensible. Il faut une entente minimale, une esquisse commune, un canevas identique à partager, à faire fructifier. Que cette hypothèse conceptuelle en déroute beaucoup, ceci est simple truisme. Mais ce qui est immédiatement à saisir ici, c’est que le symbole outrepasse le réel afin que ce dernier, dilaté, transcendé, libère ce qu’il porte en lui de virtualités et de puissances irrévélées. La chair de l’Artiste en sa confondante épaisseur est ce calice qui n’attend que de s’ouvrir, cette fleur de lotus qui ne rêve que de déplier la pure grâce de sa corolle. Il n’empêche que son pied repose dans cette pesante vase qui est promesse de devenir.

   Mais, bien évidemment, nous n’en resterons nullement à ces a priori théoriques, assurant, au motif de la description de cette toile pleine de contenu, quelque essor qui lui serait promis depuis la nuit des temps, depuis la nuit des corps. Il n’est nullement indifférent que le sujet de cette toile soit un « Autoportrait ». Tout le commentaire portant sur la liaison Artiste-Œuvre en découle. Tout est harmonisé en des teintes douces depuis des Beiges légers jusqu’à des Terres de Sienne plus soutenues qu’un Bleu Pastel vient heureusement médiatiser. Afin d’étayer notre propos, la Silhouette située à gauche dans le tableau, que nous interprétons comme un écho, une projection de la figure de l’Artiste, devra être considérée en tant que totalité de l’expression picturale, notre vision se focalisant uniquement sur ce lien Créatrice-Œuvre dont, déjà, nous avons posé quelques jalons explicatifs.

   Incluse dans la cadre d’une porte que double le cadre du tableau, le visage « d’Autoportrait » est doucement incliné, dans un geste que nous estimons être pur don de Soi (toute œuvre d’art suppose ceci, ce geste sans retenue en direction de ce qui devra faire phénomène au terme de la tâche), un peu comme ces visages de Saintes dont le relief reflète les stigmates de leur dévotion, de leur adoration d’un Être qui, les dépassant, les accomplit en qui-elles-sont.

 

Donc cette effusion de Soi,

ce jet de Soi hors de Soi,

cet exil, cet arrachement,

s’ils prennent momentanément

figure de sacrifice, ne sont que

la face visible de cet Invisible

dont tout Artiste est en quête

qu’il soit musicien, sculpteur,

peintre ou faiseur de miracles.

Du désordre il convient

de tirer de l’ordre.

Du Chaos confusionnel

 faire surgir la pure

beauté d’un Cosmos.

  

   Ce qui, sans nul doute, questionnera au plus haut point tout Voyeur de cette œuvre, c’est la présence de cette étrange paroi bleue, de cette fissure s’ouvrant à même la plaine du visage, de cette schize qui, tel un vibrant tellurisme, semblerait détruite ce qui, jusqu’ici, a été porté à la dignité du visible. Là, en ce lieu précis, là en ce qui pourrait apparaître telle une division, une fracture, une faille, là donc le geste pictural est porté à son comble, là se rassemblent les sèmes par lesquels il peut trouver son point d’équilibre, en même temps qu’il nous assure du nôtre. Ce qu’il faut considérer maintenant, c’est tout le travail que l’Artiste a accompli en-deçà, au-delà de notre vision, dont nous ne percevons que la forme finale. Au cours de la lente élaboration des teintes et des formes, le corps même de l’Artiste a connu une transformation, chaque coup de pinceau, sous la poussée de la conscience, sous le guide d’une douce volonté, s’est donné tel un processus de métabolisation qui a eu, pour effet principal, de l’alléger, de le rendre quasiment transparent, de le porter à la limite d’une diaphanéité.

   Dès lors, ce corps modelé par l’allégie, est devenu comme pur éther, substance sans épaisseur, flottement infini au large de Soi, appel de ceci même qui, de l’autre côté de la Ligne Bleue, est pur reflet, pure effusion, réceptacle, manière de jarre disponible en laquelle s’écoule, à la façon d’une inépuisable source, l’action douce et persuasive d’un Esprit seulement occupé de produire de la Beauté. Beauté du cops de l’Artiste qui trouve son répondant, sa figure gémellaire, son sosie, dans cette Forme évanescente qui, médiatisée par l’action de peindre, devient cet autre territoire de recueil qui se confond avec son propre Soi, en est la subtile et troublante réverbération.

   Ici, sous nos yeux, au travers de cette mince Pellicule Bleue (elle nous fait penser aux merveilleux papiers huilés des Maisons de Thé), à la façon dont un baume traverse les couches de l’épiderme, phénomène auquel nous attribuerons le prédicat de « transeffusivité », cette qualité à nulle autre pareille qui fait communiquer des positions primitivement adverses, les résout en une osmose, un échange des essences, en liens affinitaires, ici donc, se réalise cette étonnante transitivité au plein de laquelle l’Artiste devient son Œuvre, l’œuvre, quant à elle, réintègre le domaine le plus secret, mais aussi le plus efficient du geste créateur.

 

Se fondre en sa création,

se diluer à même ce par

quoi on se détermine,

disparaître en quelque sorte

 à son propre Soi,

effacer son ego pour ne laisser

 transparaître que l’Art

 en sa plus évidente venue,

 voici de quoi réjouir et faire rêver

le peuple des Esthètes

 et des « chercheurs d’or ».

 

   Dès lors, c’est bien l’Artiste qui, ayant insufflé en son Œuvre l’esprit qui lui manquait a, au sens premier, spiritualisé la Matière, Elle qui, en une première visée s’était portée au degré le plus bas de son Être afin que « chose parmi les choses » quelque possibilité se lève d’une rencontre. Au terme de ce processus, la projection de l’Artiste en un Profil qui, sortant de son initial silence, autorise un colloque singulier s’instaurant

 

d’Elle l’Artiste,

à Lui, le Profil,

 

   voici l’aboutissement et la rétribution de toutes les hésitations, reprises, annulations, doutes qui tissent la toile même de la création, tension permanente entre ce qui n’est nullement et ce qui advient par le jet du corps de l’Artiste à même son projet pictural.

   Afin de mieux pénétrer la nature de ce geste de génération, de mieux saisir la finesse du passage d’une réalité à une autre réalité, de l’Artiste à ce qui n’est nullement elle mais qui, par la grâce du geste se donnera en tant que semblable, non séparé, appartenance unitaire à un même dessein, qu’il nous soit permis de convoquer la belle Philosophie Plotinienne au terme de laquelle le Principe de l’Un, cet Absolu, cette pure Transcendance, communique aux Hypostases qui en dépendent, l’Intellect, l’Âme, ce qu’il contient en soi de précieux et d’absolument Simple. C’est en raison de la surabondance, de la suressentialité du Principe, par simple phénomène d’émanation, d’écoulement de la Source en direction de ses dérivés, que ces mêmes dérivés en reçoivent la sublime empreinte et se connaissent en tant qu’existants réels au motif de ces essentielles vertus qui leur ont conféré plénitude et rayonnement de leur être singulier.

   Cette métaphore de l’écoulement, du débordement, de l’excès en direction de ce qui se constitue en tant que privation et manque, nous paraît être la façon la plus imagée de rendre compte de la « sureffusion » de l’Artiste donnant à cette matière informe, inachevée, inaboutie, ces infimes et démunis petits tas de pigments posés sur la toile,  la totalité des prédicats qui, les déterminant, les fait être ce qu’ils sont : des parcelles de l’Esprit, de la Conscience, de la Volonté d’une inépuisable matrice, d’une Corne d’Abondance fructifiant et essaimant à la mesure de sa constante prodigalité. Bien entendu nous voulons parler du pouvoir singulièrement démiurgique de l’Artiste.

 

Tout Artiste parvenu au

rayonnement de ses créations

 possède en lui, en elle,

cette efficience démiurgique

qui métamorphose son

propre corps en son Autre,

cette Œuvre qui, parcelle

 de lui-même, d’elle-même,

est comme son aura,

 la trace inaltérable qu’il dépose

sur le visage du Monde.

 

 

 

   

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13 septembre 2023 3 13 /09 /septembre /2023 16:42
Grise inquiétude du jour

« Rive Noire II – Islande »

Michael Schlegel

 

***

 

Grise la lumière

Grise telle la traînée

de cendre.

Tout repose en soi.

Tout est au calme que

même les Hommes ne

peuvent surprendre,

eux qui sont encore

dans la douce texture

de leurs songes.

 

Eux, les Hommes, sont

dans l’inconscience d’être,

comme si, absents

à eux-mêmes,

ils flottaient dans les brumes

d’une invisible Origine.

Leurs corps sont

des champs irrévélés,

 identiques à des boules de cristal

qui traverseraient l’éther selon

les rayons d’une lumière lente,

juste un frémissement

 à l’orée du Monde.

 

Grise la lumière

Venue de si loin

qu’elle n’a plus

 la mémoire

de qui elle est.

Lumière amnésique

en quelque sorte.

Lumière pliée

au sein même

de son immobile vortex.

Rien, sur la Terre,

n’est bien assuré.

Tremblements de luciole.

 Vacuité de diatomée.

 

Le glissement de

l’aile de l’oiseau

sous la soie lisse du Ciel

serait déjà pure effraction,

déchirement de ce qui va venir,

oblitération d’un silence

qui se veut silence et

nulle autre chose.

Merveille parmi

les Merveilles

que ce temps arrêté,

que ce suspens,

un fil attache l’âme

 à ses illisibles amers.

 

Grise la lumière

Répétition de chaque

seconde devenant Éternité.

Grise griserie qui dit

le Tout de l’Homme,

le Tout de la Femme,

la beauté de l’union qui

 les fait être plus

que ce qu’ils sont,

de purs événements déposés

à la lisière de quelque

limpide pensée.

Leurs yeux scintillent

d’être qui ils sont,

de simple Nomades

en chemin vers eux-mêmes,

la seule destination qui soit.

  

Gris le Ciel au tissage de l’heure.

Le Ciel se sait

en tant que Ciel

et vogue très haut,

inattentif à toutes choses.

Le Ciel est une Royauté.

Une vastitude à lui seul

dont nul regard ne pourrait

embrasser le dôme infini,

 la courbe altière qui

ne connaît de limite.

 Être Ciel, c’est être perdu

pour les Hommes, gagné à

l’immensité seulement.

 

Alors l’Homme-Ciron

baisse les yeux

en signe d’allégeance.

Alors l’Homme ploie

sous le faix de

l’Incommensurable.

 Le Ciel est son hiéroglyphe,

le signe sous lequel il s’incline

et renonce à tout pouvoir,

 à toute possession.

 

Noire la colline qui

descend vers la mer.

Mystérieuse telle la

profondeur de la Nuit.

 Nocturne est la colline

 dont nul, encore, n’a pu

déchiffrer les ténébreux

caractères.

Terre/Ciel, des

interrogations

pour les Existants

 qui, à cette

 heure immobile

du jour, sont,

 au plus profond

d’eux-mêmes,

en leur essence,

Question de la Question.

Question, les Hommes,

de la Question du Néant,

de la Question de l’Être.

  

L’Eau. Illimitation de l’Eau.

Venue de si loin, partant si loin.

Eau dans la douce et inaperçue

mouvance du jour.

Grise-Blanche, l’Eau,

comme une hésitation à venir.

Elle vient au Présent,

mains pleines de dons et

se retire en son Passé

que nul Avenir, encore,

n’appelle à se manifester.

Eau lustrale, eau originelle.

 Un baume pour la Terre.

Une purification

pour les Hommes.

Eau qui réverbère la

douce feuille du Ciel,

 se pare de ses subtiles

transparences.

 

Eau qui bat, ici et là,

 avance et se retire,

flux et reflux,

tout ceci pareil au

rythme du Temps,

 à la généreuse

scansion de l’Amour,

à la valse à deux temps

de la Vie, de la Mort.

Balancement immémorial

qui est la mesure même de tout

ce qui vit et progresse

vers son Destin.

 

Eau inconnue en son être.

Eau porteuse de mystères.

Eau qui repousse et attire.

Eau de la fascination.

Eau de Narcisse.

Eau/Miroir en lequel chacun

croît reconnaître les lignes

 de sa fortune ou bien

de son adversité.

 

Et l’air, l’air invisible

on le connaît à sa touche discrète,

pareil au baiser de l’Amante,

pareil au jeu subtil de l’enfant

qui effeuille la vie à gestes feutrés.

L’air est discrétion, l’air est silence

et cependant on le sent si proche,

 tellement en nous,

un vent est passé

dont nous attendions

qu’il revienne,

lustre notre peau

d’une joie nouvelle.

 

Puis cet ilot, au loin,

qui dresse la herse

de ses rochers,

surgissement,

à l’horizon,

griffure qui dirait

la douleur

vacante des Hommes,

la longue attente

des Femmes

près de l’âtre

où le feu étincelle.

 

Gris

Blanc

Noir,

 

trois notes

viennent à nous

et leur modestie,

leur retrait,

nous placent face à

l’exténuante

beauté du Monde.

Exténuante, oui,

ne pas

 la reconnaître

nous plongerait

dans notre propre

abîme.

 

Grise la lumière

 

Sa douceur

Sa pureté

Le Don

Qui nous

 est fait,

L’Être

En sa

Venue.

 

 

 

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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 07:34
Tout un monde de vides conjectures

Edward Hopper

Chop Suey, 1929, collection privée.

Source : APARANCES

 

***

 

   L’on ne saurait entrer d’emblée dans cette œuvre d’Edward Hopper. Il faut l’aborder en diagonale par le truchement de l’analogie. Tout comme l’on s’immergerait dans le lagon de glace islandais de Jökulsárlón, semé de blocs de glace provenant de l'immense calotte glaciaire du glacier Vatnajökull. Oui, ces mots « Jökulsárlón », « Vatnajökull » sonnent étrangement, comme venus d’une autre Planète et c’est bien en leur paradoxale nomination qu’il nous faut les rencontrer, puisant en ce dépaysement les nutriments d’une possible compréhension de la peinture que, plus tard, nous allons aborder.

       Le lagon est d’eau bleue, d’un Bleu Céruléen, d’un Bleu Pétrole, ces teintes ombrées, à la limite d’une visibilité, tant leur côté nocturne est puissant, tant leur pénétrante méditation nous reconduit de facto à la profondeur des abysses en lesquels elles se reflètent. On ne sait guère si cette manière de refus de la couleur de parvenir à sa nature propre correspond à l’origine du Monde ou bien, plutôt, à son absentement définitif. Visant ce Bleu de lourde densité, nous sommes égarés, nous cherchons des repères qui nous diraient le lieu des Choses, tout comme le lieu de notre Être. Tout au fond, un autre Bleu légèrement estompé, éclairci par la distance, un Bleu Ciel qui se confond avec la nébulosité des nuages. Combien tout ceci nous reconduit sur les rives de l’insolite, les marges de l’inhabituel, les lisières de l’inattendu.

   Une bande de sable Jaune Chamois sépare notre vision en deux parties d’égale valeur. Mais ce qui nous interroge le plus et nous laisse perplexes, ce blanc moutonnement du Peuple des Icebergs, ces genres d’immenses Solitudes qui flottent dans l’immense d’un Temps qui paraît aussi flou qu’immobile, grains des secondes arrimés à la gorge étroite du sablier, fixité, glaciation, hibernation de l’exister en son étrange suspens. Chaque bloc de glace et de neige est situé à l’emplacement exact que lui a configuré le Destin, chaque bloc flotte pour Soi, uniquement pour Soi et cet archipel de givre et de banquise se réduit à une simple somme d’unités séparées, nullement à une entente, à une osmose qui eût pu en accomplir le sens. On aura compris que la solitude, l’exil, le retranchement dessinent la singulière figure d’une thébaïde, d’un ermitage au sein desquels chaque individualité est retirée au lieu même de sa plus effective autarcie, sans possibilité aucune d’en transgresser les frontières. Alors, lorsque l’on s’éloigne de ce paysage aussi ascétique que désert, une partie de qui-nous-sommes demeure inexaucée, comme en attente de sa complète parution. Rien ne se dit qu’un silence figé.

   Décrivant cette Haute Terre Septentrionale, disant la profondeur en abîme de notre désarroi face à l’incompréhensible qui nous atteint en plein cœur, nous avons, en réalité, brossé le portrait analogique de cette toile de l’Artiste New Yorkais dont l’on verra que les créations jouent sur le paradoxe d’une situation poudrée de frimas, frappée de fixité, circonscrite à la nasse étroite d’une catalepsie. Dans le cadre refermé du tableau, rien ne se passe que d’aporétique venue, rien ne se donne que sous le boisseau d’un vertical nihilisme. Tout ne fait sens, précisément, qu’à en être dépourvu. « Chop Suey », déjà le titre, autrement dit ce qui est censé synthétiser les significations de l’œuvre, ne se donne que dans la pure immanence. Une réelle ironie s’en dégage au regard de l’exotisme du plat que vient renforcer sa traduction littérale :

« mélange de morceaux ». Or si, par une hardie analogie, nous attribuons la qualité de « morceaux » aux Étranges Personnages qui y figurent, le moins que l’on puisse en dire c’est que le « mélange » ici, ne s’illustre que sous le visage de la séparation, de la dissociation. Chacun en-Soi, pour-Soi. La situation semble sans issue, la finalité irrémédiable, une manière de Théâtre de Marionnettes abandonnées au sort qui est le leur lorsque Celui qui leur donnait vie s’est retiré, Le Marionnettiste, ne laissant sur place que la vide armature d’un castelet de carton-pâte.

   Alors surgit immédiatement le problème de décrire une scène vide d’intentions, de donner des couleurs au Néant, d’insuffler une âme à ce qui n’en saurait recevoir la vive empreinte. Et puisque les divers Protagonistes paraissent dépourvus d’identité, manières de corps de cire d’un surprenant Musée Grévin, spectres sans épaisseur, ombres fuligineuses, simples contours de simulacres, il nous faudra les nommer en la moindre valeur ontologique qui se puisse imaginer, « pré-nom » plutôt que nom, préfiguration de ce qu’ils pourraient être, mais sans y jamais parvenir. Afin d’irréaliser le réel qui vient à nous, de lui configurer le prédicat le plus mince, nous userons d’une simple convention formelle, la couleur faisant office d’identité et de présence au Monde.

   Ainsi, la Femme vue de dos se nommera-t-elle « Oregon », celle vue de face « Lichen », l’homme aperçu de profil « Turquin », la femme à l’extrême-droite de la scène « Pointe d’Amarante ». Tels de simples amas de couleurs sur la face d’une palette, non mêlés, conservant en quelque sorte la pureté de leur origine, chaque teinte mènera-t-elle sa vie de teinte sans se soucier des présences contiguës qui ne figurent là qu’à la mesure du Hasard. Chacun enclos en sa Monade. Nul épanchement de Soi en direction de ce qui-n’est-nullement-Soi. Solipsisme parfait qui ne réclame rien, forme auto-manifestée, se tenant immobile à l’intérieur d’elle-même.

   Il ne reste plus aux Voyeurs que nous sommes qu’à décrire au plus près, la description étant à elle-même son propre savoir, le moyen à partir duquel briser sa propre coquille de silence, nullement celle qui, adverse, fige les Personnages dans leur gangue de glace. Mais sans doute est-ce au décor théâtral que nous offrirons la première place, manière d’avant-scène avant que les Acteurs ne se livrent, sur les planches, au jeu qui est le leur, pareil à celui d’une Antique Tragédie.

   Au motif de leurs teintes complémentaires (un Bleu, un Jaune), clairement affirmées, les divers plans sont visiblement architecturés, déterminant autant de lieux juxtaposés bien plutôt que jouant selon le rythme souple d’une harmonie. De ceci résulte une évidente tension, comme si une pesante atmosphère régnait sur les Protagonistes, comme si le joug du Destin, posé sur leurs épaules fragiles les inclinait à avoir cette vie-ci, pleine d’aléas et non cette vie-là, brodée des fils de la joie. Nous qui regardons, sommes également pris au piège. Les Bleus profonds, les Jaunes Soufre ou Moutarde, le Rouge Groseille de l’enseigne sont autant de signaux qui nous rivent à demeure, aiguisent le dard de notre fascination. Nos yeux sont littéralement cloués à la scène, attendant de quelque mobilité interne au geste de la peinture la possibilité d’une libération. Notre intime et singulière situation serait entièrement identique à celle des Antiques Spectateurs qui, de la niche de velours incarnat de leur fauteuil, assistaient à la révélation par Phèdre à sa nourrice Œnone, de son amour pour Hippolyte. L’inextricable d’un Destin qui s’acharne à poursuivre ses funestes desseins sur une âme sans doute naïve mais sincère dans le mouvement même de sa passion.

    Bien évidemment, ceci est pure conjecture, laquelle ne fait qu’illustrer le titre de ce texte. Et puisque conjectures il y a, sans pour autant en détailler les minces événements (ce qui serait aussi vain que fastidieux), tâchons d’exprimer, au moins par le concept, ce que cette situation révèle d’ambiguïtés, de conflits latents, de non-dits qui avancent sous la ligne de flottaison de l’exister. Questionner, voici à quoi il nous faudra nous tenir.

   La posture légèrement inclinée d’Oregon, ne nous dit-elle son possible abattement, peut-être l’aveu d’un secret et alors, l’image de Phèdre se superpose à la sienne ? Et cette table blanche immaculée, on dirait un champ de neige, ne nous indique-t-elle cette « Plaine de la Vérité » platonicienne qui dans « Le Phèdre » (encore !) souligne l’effort de l’âme à rejoindre « le pré qui fournit la pâture convenable, celle qui fait pousser les ailes et lui donne sa légèreté » ? (La Plaine de Vérité – Pierre Courcelles). Car oui, si le pré que survole l’Attelage Ailé du Phèdre est bien Vert, combien le Blanc pur, libre de tout signe, dégagé de toute empreinte, correspond en son entièreté à l’Archétype du Vrai, dont ce Mythe prétend nous donner la vision exacte.

   Or, cette métaphore de « Plaine de la Vérité », sous l’espèce de la table blanche, est bien ce qui focalise l’image, la rassemble en sa centralité, pose la seule question qui vaille en cette heure arrêtée, dans l’étrangeté de cette salle de restaurant. De cette aura de la Table-Vérité, Lichen reçoit la vive illumination, peut-être sous les propos enfin portés au jour de Celle-qui-lui-fait-face. Son visage de Geisha, la blancheur de son teint qui fait écho à celle de la Table, à celle de la « Plaine de la Vérité », paraissent lui octroyer cette Vérité intérieure qui se diffuse à l’ensemble de son être, singulièrement à la libre épiphanie de son visage. Tout ceci est de l’ordre de la révélation. Révélation d’un secret. Révélation de Soi face à ce secret.

   Le visage est doucement coloré d’un Rose de Céladon, le fruit des lèvres s’anime de Grenadine, le trouble est intérieur qui fait son indistincte résurgence. Cependant, nul ne saura la teneur des propos des deux Interlocutrices et ceci est heureux dans la perspective d’une libre interprétation en laquelle trouver les traits d’une possible signification. Le non-dit est riche de profils, d’esquisses, de silhouettes dont le dit, l’entièrement exposé, seraient bien en peine de rejoindre la puissance, la prodigalité, la force inouïe d’expansion. Quant aux deux coiffes symétriques d’Oregon et de Lichen, elles ne font qu’accentuer le caractère mystérieux, la tonalité obscure, la pente ténébreuse d’un dialogue pareil à une eau de source souterraine, elle ne vient au jour que par effraction, par minces ruissellements, une sorte de rosée posée sur le bruissement des lèvres.

   Cependant que ces deux femmes font vœu de silence, à la manière de deux Religieuses dans le calme d’un Monastère, quelque chose vient soudain fouetter l’image, la tirer, au moins provisoirement, de sa possible agonie. Une lame de lumière Jaune Soufre vient cingler le montant de l’ouverture, vibrant appel du Monde extérieur, de l’exister en sa force d’exultation. Mais la lumière s’arrête au cadre de la fenêtre, disant ici, son incapacité à pénétrer cette ouate compacte qui est le milieu diffus en lequel les Personnages se réfugient, tels des animaux au plein de leur hibernation. Donc rien ne fera effraction au sein de la Monade, elle est trop entière, frôlant la consistance de quelque Absolu.

   Dans la partie de la pièce la plus éloignée de son plan de référence, dans une sorte de brume bleue, à la limite d’une visibilité, deux Étranges dont il semblerait qu’il n’y ait rien à dire, tant ils sont absents à la scène, tant ils paraissent absents à eux-mêmes. Turquin, en son costume bleu sombre, buste légèrement incliné vers l’avant, semble tenir une cigarette dans sa main droite dont, bizarrement, il ne sort nulle fumée comme si, décidemment, rien ne devait faire signe en direction de la vie, de sa naturelle pulsation. Le regard de l’Homme est orienté vers un cendrier qu’il semble interroger, un peu comme si son existence même en dépendait. Pointe d’Amarante, elle, par une sorte de pur contraste, porte son regard en direction de cet Homme dont on ne sait s’il s’agit de son Compagnon habituel, d’un Ami, d’un Amant rencontré au hasard des rues. Un coin de table éclairé fait son frimas étincelant, rappelant « La Plaine de la Vérité » supposée surgir entre Oregon et Lichen. Curieusement, il semble y avoir des Destins croisés, celui d’Oregon faisant écho avec celui de Turquin au motif de leurs postures identiques, aperçus de dos, silencieux, inclus en l’entièreté même de leur être propre. Autre similitude, celle qui assemble, en une même clarté, en une semblable épiphanie sortant de l’ombre, Lichen et Pointe d’Amarante. Cependant, comme il a été évoqué précédemment, ces épiphanies ne sont que de surface, de convention, de pure forme, ne reflétant que l’abîme d’une profonde et insondable intériorité.

   Il existe une autre « Présence » dont, jusqu’ici, il n’a été fait mention, celle de la vêture Jaune Mastic suspendue à une patère. Par simple déduction, elle ne peut appartenir qu’à Lichen, la seule à s’être mise « à l’aise » dans une manière de geste de libération. Mais, si elle indique bien un « dépouillement », un genre de « mise à nu », elle n’en livre nullement la raison. Dans cette toile, Edward Hopper a manifestement souhaité porter l’énigme à son comble. Comme si son geste, se limitant à brosser des esquisses, avait soudain décidé d’en fixer l’être à ce degré d’irrésolution. Un peu comme Picasso, parfois, arrêtait ses tableaux en une manière de suspens, ne les « achevant » pas, laissant à l’œuvre, en quelque sorte, le soin de porter plus avant le visage de sa signification. Ce qui fait l’entière singularité de l’Artiste Américain, c’est bien ce genre d’affirmation/retrait, de dévoilement/voilement, de désocclusion/occlusion, exprimant en cette ambiguïté même, en cette ambivalence foncière, son souhait que le Voyeur devenant son propre Herméneute, se livre à une tâche d’interprétation qui lui soit unique, personnelle, subjective en dernière analyse. Or cette manière de suspendre l’œuvre au seul jugement du Spectateur, n’est-elle, en définitive, le seul geste de liberté dont nous pouvons disposer face aux épiphanies de l’Art ?  De « vides conjectures » en lieu et place de la Vérité ? Ne pourrait-il jamais en être autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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11 septembre 2023 1 11 /09 /septembre /2023 17:31
Traces de mémoire

Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

                                                                                    Le 2 novembre 2018

 

 

 

          Chère Solveig

 

 

   En ce jour de « Fête des Morts », comment ne pas penser à ceux, celles, qui nous furent chers, dont il ne nous reste plus que quelques objets, des photographies jaunies et, surtout, une trace dans la mémoire ? Quelque part, s’ils sont encore vivants, c’est à la simple mesure du souvenir. Si, nostalgiques, nous prenons la peine de les évoquer, nous nous trouvons face à quelques images qui nous disent le chemin d’une vie. Par exemple, sur la scène de notre imaginaire, surgit soudain un personnage à la face rieuse, aux rides déjà profondes, aux moustaches lissées de gomina, une cigarette roulée entre ses doigts tors, un pantalon de velours aux larges côtes, des sabots de bois d’où dépasse un tapis de paille. Certes, c’est bien ceci qui vient à ma rencontre, faisant à nouveau paraître l’un de mes aïeux. Mais alors, tout cela ne serait-il pas simplement une reproduction d’Epinal, un portrait que nous aurions enchâssé derrière la vitre floue d’un chromo de jadis ? Le réel d’un temps perdu est si évanescent qu’il semble flotter, au loin, sur une improbable scène, au point que, parfois, nous nous demandons s’il ne s’agirait d’un rêve ou bien d’un spectacle que nous aurions vu sur une scène dont nous ne connaîtrions plus l’étrange nature. Il s’ensuit toujours un trouble de l’âme qui ne fait que flotter entre deux horizons identiquement inaccessibles, celui du passé, celui du présent dont les contours, peut-être, ne sont guère plus lisibles que ceux des jours d’autrefois. Nous reposons sur un doute consubstantiel à notre condition humaine qui nous interroge sur l’effectivité de notre propre présence au monde. Serions-nous de simples illusions flottant au-dessus de la brume d’un marais ?

   Toutes ces pensées me sont venues à la suite d’une promenade au bord d’un lac, photographiant ici un reflet sur l’eau, là une racine mouvementée ou bien une souche usée, comme incisée de rides, traversée de vergetures, ne laissant plus apparaître qu’un genre de squelette. En quelque sorte le dernier état d’un bois allant vers sa mort, peut-être même l’ayant dépassée. Et, vois-tu, cette apparence n’est nullement triste malgré le degré de métaphore mortelle qui, inévitablement, en atteint le dénuement. Bien au contraire il y a une sorte de jouissance esthétique à observer le lent et assidu travail du temps, la morsure des heures, l’empreinte de la fatalité qui se donne comme une irréversible fin. C’est uniquement en raison de notre mortalité que nous ressentons la beauté des choses. Non eu égard à une identification à la feuille trouée ou à la terre ravinée par les pluies. Nous ne sommes ni feuilles, ni terre. Face à cette souche nous sommes parvenus au plein de notre être, c'est-à-dire que nous avons soudain renoncé aux mille subterfuges par lesquels nous nous grimions afin de nous rendre immortels. Une nudité face à une autre nudité. Ainsi seulement se dévoile la beauté. Ainsi seulement une vérité nous visite - j’ai failli dire nous « assaille » -, et nous conduit dans la lumière de la lucidité.

   Cette mort de l’arbre n’est nullement effrayante car elle s’est dépouillée des prédicats existentiels qui en traçaient la forme, les branches, les feuilles, l’écorce. Tous attributs qui disaient la vie. Tous attributs qui disaient le pouvoir mourir. Ici, le passage a eu lieu, le temps a terminé son entreprise d’altération et c’est pourquoi cette réduction à une simple esquisse a une figure d’éternité. Désormais, il n’y a plus rien à y ajouter, plus rien à y retrancher. Elle a acquis la grande sagesse des choses hors du temps. Seul le temps nous aliène et nous tend le miroir de notre propre chair soumise à la corruption. Si, ne serait-ce que par la pensée, nous nous exonérons du temps, alors un calme nous est donné, alors une sérénité nous est acquise. Certes il faut une grande abnégation pour parvenir à cette partielle négation de soi au terme de laquelle, seulement, une quiétude nous sera dévolue, qui nous attribuera un supplément d’être au détriment d’une abondance de l’avoir.

   Mais cette lourde atmosphère métaphysique, il nous faut la dépasser et retrouver quelques signes qui furent les cheminements du passé. Il nous faut nous interroger sur la mémoire, sa capacité de restitution, la valeur qu’elle représente pour nous et ceux qui furent associés à notre aventure. Toi, moi, cela fait si longtemps ! A tel point que, parfois, je pense n’écrire qu’à une ombre qui aurait fait sa tache au milieu des épicéas et des bouleaux de chez toi, ces immenses silences qui habitent le Septentrion.  La Suède est si loin que, jamais, je ne la reverrai. Il n’y a guère de temps, j’ai cherché à reconstituer, sur mon écran, les étapes du voyage qui me conduisit, naguère, vers ce que j’identifiais en tant que  sources de la joie. Et, si mes souvenirs sont exacts, il en fut ainsi en de maintes rencontres, des paysages, des hommes, de l’amour en son éclosion. J’étais si jeune, tu l’étais aussi. La vie nous était ouverture et promesse sans fin. Comment aurions-nous pu ne pas accepter ses offrandes, mains tout ouvertes et les yeux éblouis ? Comment ?

   A mon grand désarroi, je dois avouer que je n’ai rien reconnu de cette belle ville du Nord. Rien. Ni les immeubles du centre avec leurs parements de brique claire, ni les parcs, ni les maisonnettes anciennes - ces maisons de poupée - avec leurs façades de bois où grimpent les rosiers. Pas plus que les rives du Lac Roxen, ses grappes de chalets peints en rouge. Seulement quelques impressions fugitives, le vert de gris des clochetons de cuivre, l’atmosphère pluvieuse de l’air, les caravanes de nuages, des routes fuyant vers l’horizon de cendre avec leurs bas-côtés semés d’herbe jaunie. Tu vois, plutôt un état d’âme que des repères précis. La vague sensation d’un connu qui se dilue dans les arcanes du passé. Peut-être est-ce cela la mémoire, ne garder que l’écume des choses, archiver leur être, dire la fragrance unique de l’essence, renoncer à la densité du réel, trier parmi l’ivresse de l’existence les instants rares, en faire de pures gemmes qui éblouiront la facticité des événements.

   Mais, désormais, et afin de ne demeurer dans le flou d’une théorie, il me faut revenir à l’aïeul dont j’ai tracé un bref portrait au début de ma lettre. Sans doute est-il vivant en quelque coin de mon territoire de chair, autrement dit « incarné », rendu concret, visible, au moins à l’œil de l’âme. Mais l’évoquer, est-ce d’abord le restituer tel qu’il fut avec ses habitudes vestimentaires, les péripéties de ses occupations, le tabac qu’il roulait méticuleusement dans une feuille de papier, le briquet dont il faisait tourner la molette de ses doigts gourds de paysan, la flamme, la fumée sortant de sa bouche comme elle s’élevait dans la cheminée auprès de laquelle il s’asseyait lors des longues nuits d’hiver ? Incontestablement, retracer est, en quelque sorte, se livrer à cette manière de lente et obstinée archéologie, y deviner une présence, y dessiner le labeur d’une vie, y faire se lever les joies et les peines. Je montrais la fumée s’élevant dans l’air bleu de la grande pièce, la pièce à vivre d’autrefois qui était la conscience de la maison.

   Oui, la fumée. C’est bien cela, cette sorte de futilité, d’empreinte du néant sur la trame obscure des jours. Nous croyons saisir, par  le recours à la photographie ou à quelque document ancien, un peu de ce qu’une personne fut et nous feuilletons fiévreusement les pages d’un vieil album. Inconsciemment, nous pensons que nous y découvrirons, au détour d’un feuillet, non l’homme en chair et en os, mais tout de même, un peu de sa substance, un brin de sa réalité fût-elle infime. Peut-être même une lettre porte-t-elle la trace de ses doigts, son index  y est si lisible ! Mais nous ne brassons que de l’air et le vent de l’heure, toujours, emporte avec lui ce qu’il promettait de nous donner. Car, bien évidemment le problème est bien celui de la temporalité. Nous ne reconstituons jamais que cette sorte de nuage blanc qui sortait des lèvres de l’aïeul et ne promettait qu’un vide consécutif à son émission. Bientôt il n’en demeurerait qu’une étrange vibration, quelque braise crépitant dans l’âtre et une odeur de feu qui, bientôt, s’éteindrait.

   Oui, Sol, c’est bien sous le signe indépassable de l’extinction que la mémoire se donne comme ce vol de l’oiseau cinglant le ciel qui lui a donné lieu et forme. Il se dissout dans l’espace, ne laissant, derrière lui, qu’une ligne grise qui s’estompe à mesure des secondes qui s’écoulent. Alors, doit-on s’attrister de ce si peu de réalité de la mémoire ? Doit-on s’en affliger ? Prier qu’un jour de miracle les choses et les personnes nous soient restituées telles qu’en leur passé ? Cette espérance est si inopportune qu’elle semblerait s’alimenter à une foi religieuse en la réincarnation. Nulle métempsychose ne nous sauvera jamais de notre angoisse au regard de l’effacement. Il nous faut nous contenter de la fumée. De ton beau pays que persiste-t-il après de si nombreuses années à part quelque cliché délivrant eaux immobiles, forêts, crépuscules rapides, nuits froides sous la percée des étoiles polaires ?

   Et, de toi, qu’est-ce donc qui, encore, peut venir à ma rencontre ? Sans doute tes cheveux châtain ont-ils commencé à grisonner, tes tempes s’ornent-elles de quelques rides, tes lèvres peut-être d’un léger frémissement. Alors, sais-tu, ce qui se perpétue et ne meurt jamais, l’amour. De toi, de ce bel écrin de la Suède, de cette ville de Linköping qui en vit l’éclosion alors que, déjà, il fallait partir. Oui, il le fallait. Jamais on ne peut forcer la main du destin. Toujours il s’accomplit bien au-delà des hommes. Peut-être un jour de lumineux printemps, ce renouveau, frapperas-tu à ma porte ? Oui, Amour, je te reconnaîtrai !

 

A quand ta visite en dehors de ma négligente mémoire ? A quand ?

 

 

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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 17:16
Un refuge où s’appartenir

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

 

                                                       Le 9 Avril 2018

 

 

 

 

              A toi qui sors de la nuit.

 

 

   Sans doute tes rives nordiques commencent-elles à s’orner des premières lueurs du printemps. Ici la saison se fait attendre et les giboulées sont sorties de Mars pour entrer en Avril. Voilà pour les nouvelles climatiques.

   Je t’ai souvent parlé de l’attirance qu’exercent sur moi les grandes étendues, surtout les déserts avec leur belle austérité. Jamais je n’en ai foulé l’immense solitude. Jamais je n’en parcourrai les vastes étendues. Je suis bien trop sédentaire pour envisager une telle transhumance. Alors que me reste-t-il, sinon à feuilleter les pages d’un livre, à regarder les images sur un écran et, surtout, à rêver. Il y a peu, pris de cette vague nostalgie qui affecte les voyageurs en chambre, j’ai regardé un reportage sur la Mongolie et le Désert de Gobi. Le documentaire était un peu daté, si bien qu’il présentait plutôt l’aspect d’une découverte archéologique ancienne que d’un réel saisi sur le vif. Peut-être était-ce mieux ainsi. Tu sais comme moi combien tous ces documentaires sont conventionnels, manières de bréviaires pour touristes où se mêlent, pêle-mêle, ces longs paysages de steppe herbeuse, ces yourtes grossières revêtues de peau, ces beaux chevaux mongols harnachés de selles colorées, ces lutteurs, genres de sumos portant bottes, ces familles de nomades qui se prêtent au jeu d’une intrusion dans leur intimité, montrant ici leurs derniers nés, là les peaux qui leur servent de couche, leurs ustensiles de cuisine, leur poêle rempli de bouses de yack dont l’épaisse fumée ressort par un oculus percé dans le toit. Mais encore tout ceci aurait été acceptable si la caméra ne s’était ingéniée à filmer le « progrès », lequel consistait en quantité de chantiers hideux où d’immenses excavatrices éventraient le sol afin d’en extraire l’or. La cupidité des hommes est sans limite, raison de plus pour s’en détourner. J’ai renoncé à voir le mot « fin » s’inscrire sur l’écran. De la Mongolie, du Gobi, je préférais conserver un souvenir qui ne soit celui de cette désolation.

   Alors, vois-tu, combien il est plus heureux de poser devant soi le désert en sa pureté. Mais regardons ensemble cette très belle photographie d’Hervé Baïs et tâchons d’y voir les phénomènes essentiels qui l’animent. En sa plus haute décision le ciel est ce drap noir qui paraît fixer aux destinataires de ces lieux un cadre à ne pas dépasser comme si, en sortir, constituait une coupable effraction. Aperçois-tu cette pure exigence de ces microcosmes qui n’ont de raison d’être qu’à la dimension de leur propre présence ? C’est bien là la vérité du subtil et de l’aérien, le point nodal de leur unique beauté. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à renoncer, en lui, à cette voix de source qui coule infiniment pour témoigner de l’unique persistance des choses, de leur dimension d’éternité. Mais seulement pour qui sait sentir au-delà de la vision bornée d’une rationalité, la poétique de l’apparaître selon sa pente la plus révélatrice.

   Juste au-dessous c’est une belle lueur gris-blanc qui est l’épure de ce qui se donne sans retrait. Là pourrait avoir lieu tout surgissement, du nuage, de l’oiseau, de la fumée. Mais en réalité rien ne saurait  entacher cette manière de vide qui n’est, à bien en méditer le sens, que la libre venue à soi de la plénitude. Combien de saints, d’anachorètes, d’ermites aux vœux absolutistes réfugiés dans des cabanes de pierre avec le sable pour seul horizon ont vraisemblablement connu ces états transcendants si proches de la fascination éprouvée auprès des œuvres d’art par les esthètes. Ceci, j’en suis sûr, tu en constates comme moi l’intuition certaine : toute élévation de l’âme est à soi la profération de l’unique, qu’elle provienne de ceci ou bien cela, du paysage sublime, de la prière fervente du religieux, de l’accroissement d’être de l’artiste voyant s’éployer son œuvre en tant que son propre soi trouvant le site de son effectuation. Il y a tellement de manières dont une faveur, un don, un prodige peuvent venir à notre rencontre et y faire lever les jaillissements de la joie. Je ne parle même pas de l’amour qui, dans toutes les manifestations, est la résille commune des emplissements de tous ces affects.

   Et que dire alors du sentiment immédiat de la proximité. Être le regardeur privilégié nous installe au centre de l’image, au foyer de ses ondes multiples qui ne sont plus mouvantes, étrangement, mais infiniment immobiles comme si une halte était toujours nécessaire à la saisie intime des choses. Oui le temps se métamorphose. Oui l’espace modifie sa topologie. Oui notre être se donne tout entier au procès de la manifestation. La solitude en est la médiatrice essentielle. Rien ne doit distraire. Rien ne doit séparer. Rien déporter en-dehors de soi. Être-de-la-dune en constante osmose avec l’être-que-l’on-est en attente de sa propre complétude. Nous, hommes aux mains vides, aux yeux souvent infertiles, à la peau éblouie par l’incandescence du jour, il faut le face à face, l’événement, le point de fusion qui nous portera dans ces régions de certitude que rien ne saurait dépasser.

   Etrange fascination pareille à un mirage au loin qui aurait retourné son signe afin que, nous l’appropriant, toute chose recouvre son ordre en même temps que l’impression de félicité qui lui est attachée. Là dans les plis et les orbes des collines de sable, dans leurs subtils ondoiements, leurs formes si étonnamment parfaites, leurs rides éoliennes parcourues de douleurs anciennes, là dans les sillons et les creux où glisse l’ombre en son mystère, là à la limite de soi où le flottement du palmier nous rappellerait à la partition lointaine du monde, il est un refuge pour s’appartenir sans partage, telle la pierre de la météorite tombée en un point caché où nul n’en pourra surprendre le secret.

   Tu le sais bien, Solveig, nous sommes ces brillants sémaphores qui s’agitent sur d’innombrables crêtes dont nos corps ouvrent le tombeau à d’illisibles pensées, y compris aux nôtres. Seul le paysage sublime, seule l’œuvre d’art en sa singularité, l’émergence de l’altérité proche peuvent en déchiffrer l’alphabet crypté. Là, en cette essence qui toujours réclame sa complétude, réside le « bonheur-malheur » de la condition humaine. Oui, ce visage à double face, cette éternelle ambiguïté qui tel jour montre la figure du rayonnement, tel autre jour la face d’ombre. L’on pourrait demeurer des heures entières dans la contemplation d’une œuvre belle. Seulement le réel toujours nous rattrape, seulement le gardien vient annoncer la fermeture du musée, seulement l’aimée nous adresse un signe de la main lorsque, la coupée relevée, le bateau s’éloigne du rivage. Il faut cette distance de soi à soi, cette perte des choses afin que notre désir de nous retrouver, fouetté à vif, nous incite à nous ancrer, tels ces sauvages chevaux mongols à la crinière flottante, dans un lieu de renaissance. Puissent-ils trouver, ces chevaux,  la liberté qui n’est que l’autre nom de la beauté. Puissent-ils !

 

 

 

 

 

 

  

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