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7 juin 2023 3 07 /06 /juin /2023 08:47
Cette douce inclination à l’Être

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Vous, que l’Artiste a nommée « Esquisse », il me plaît de vous envisager sous la forme encore vacante, encore inaccomplie d’un Être-en-voie-de-devenir, à moins que cette forme « extra-humaine » que, me semble-t-il vous nous présentez, ne soit en réalité celle du parfait accomplissement, nous avons tellement de mal à imaginer ce qui, hors-de-Nous, nous pose problème, sinon énigme. Nous, êtres de chair, sommes si intimement reliés à la concrétude de notre roc biologique que nous nous trouvons bien en peine d’imaginer quelque « existence » qui nous déborderait, dont l’excès, la puissance nous réduiraient à Néant en quelque sorte. Vous aurez remarqué la Majuscule à l’initiale de « Néant », ce qui veut signifier le Non-Être, la pure Vacuité, le Silence avant l’émission de quelque parole. Comme je l’évoquais à l’instant, c’est bien notre chair qui fait de nous des présences terrestres plus que terrestres, manières de berniques soudées à l’assurance de leur rocher sans qu’il soit envisageable, en quelque manière de s’en détacher, comme si Bernique était une partie de Rocher, comme si Rocher n’existait qu’à supporter la présence de Bernique. Tout un enchaînement de causes et de conséquences, tout un emboîtement de logiques successives affiliées aux logiques contiguës. Si vous voulez, une aliénation naissant et produisant une autre aliénation.  Certes le paysage n’est guère réjouissant mais jamais la Vie ne nous a demandé notre avis sur les raisons mêmes de notre présence, sur les qualités de cette dernière, sur les multiples souhaits que nous pourrions formuler à son égard. Ceci se nomme Destin et les Moires nous toisent du haut de leur inflexible volonté.

   Mais il nous faut parcourir cette image, lui donner sens si possible et, en son revers, chercher, peut-être, les stigmates du non-sens, encore qu’il nous serait possible, entre ces deux possibilités extrêmes de ce qui signifie et de son autre, d’inventer une catégorie intermédiaire qui serait un genre de méta-réalité en laquelle nous pourrions, selon notre fantaisie et nos caprices, loger nos fantasmes, nos souhaits les plus chers, les bigarrures de notre imaginaire, les pliures infinies de nos rêves. Cette « ontologie » d’un nouveau genre signerait-elle notre liberté ou son contraire ? Il ne nous appartient nullement d’en décider au motif que c’est de l’Inconnu, de l’Impalpable, de l’Invisible de l’Informulable que nous appellerions au chevet d’une conscience torturée. Oui, « torturée » car il faut être sous les fourches caudines d’un feu intérieur pour aller porter sur de nouveaux fonts baptismaux ce genre de « songe-creux » qui n’aurait d’effectivité que son flou, de certitude que les sables mouvants sur lesquels il s’édifierait.

   Mais  un genre de Vérité médiane - peut-être la seule qui soit -, nous installerait-elle à mi-distance des Choses, dans une sorte d’irisation à la Turner, de floculation impressionniste, de brume diaphane qui, en réalité, seraient de même nature, de même tissage que notre corps devenu éphémère, flottant dans un éther sans nom ni consistance, dans une nébulosité qui serait, tout à la fois, notre intime réalité et cet extérieur qui, par un effet de simple porosité, nous rejoindrait à la façon d’une naturelle gémellité. Épreuve d’une neuve Temporalité, nous serions, tout à la fois, cette réminiscence de souvenirs anciens venant s’entrecroiser avec les mailles d’un Présent sans contours, venant s’emmêler avec les vapeurs d’un Futur indéfini. Quant à notre Espace, il n’aurait guère de coordonnées fixes, conventionnelles, nous situant en la même seconde, aussi bien sous la touffeur des Tropiques que sous les frimas de la vastitude Boréale. Comment alors définir l’Indéfinissable qui serait la ligne de notre nouvel horizon ? Comment cerner ce qui, par définition, n’aurait ni début, ni fin et dont les limites seraient, précisément, le sans-limites ?

   Å cette fin nous n’avons que le Langage qui découpe le réel de telle et de telle manière mais pour autant ne peut que rarement coïncider avec lui. C’est ici l’irréductible différence entre la Parole et ce qui est posé là devant nous, qui résiste, se cabre et parfois refuse qu’un acte de nomination en définisse l’être. Alors nous avons recours aux images, aux métaphores, aux analogies et nous sentons bien l’inadéquation entre ce que le regard perçoit et ce que les mots disent de ceci même qui est vu. Il y a donc un inévitable hiatus entre cette Montagne (qu’elle soit Mont-Blanc, Sainte-Victoire ou Kailash) qui s’inscrit dans le champ de notre vision et l’acte de nomination qui tente d’en rendre compte. Or, « hiatus », étymologiquement, veut dire « s'entr'ouvrir, être béant », donc dessiner la faille qui est intimement nôtre puisque c’est bien nous qui essayons de parler de la Montagne, de la faire venir en présence, de réaliser son irréalité même. Car, si dans notre esprit le réel se livre en l’entièreté de son être, ceci n’est que pure affabulation, songe de Grand Enfant, comportement magique qui postule l’évidente performativité de son Langage : « je dis La Montagne = j’existe la Montagne ». Comme si de l’une, la Parole, à l’autre, la Montagne, il y avait naturelle liaison, homologie en quelque sorte. Or si l’énonciation a bien pour tâche de convoquer devant la conscience la chose qu’elle nomme, il y a cependant « loin de la coupe aux lèvres » et la Montagne dont nous proférons le nom n’est nullement le calque de nos mots.

   Entre ces deux réalités, une faille, un abîme dont notre Condition Humaine est l’évidente réplique. C’est bien en nous et seulement en nous que bourgeonne et finit par se sédimenter l’aporie constitutive qui installe une franche et définitive ligne de césure entre ce-qui-est-nous et ce-qui-n’est-pas-nous. C’est l’indication de notre finitude, tout comme la finitude des Choses : nous sommes des êtres dont le péril de vivre connaît, un jour ou l’autre son épilogue. Et puisque nous sommes des êtres de l’intervalle : intervalle entre nous et le Monde, intervalle entre l’aube et le crépuscule, intervalle entre notre Naissance et notre Mort, nous ne pouvons nous recommander que de cette continuelle indécision, de cette consistance de lisière, de cette vacillation de clair-obscur, de cet écart entre les mots qui, s’il est condition de tout sens, est aussi la figure d’un vertige qui s’installe dans les trous du Langage et nous place face à la contradiction que nous sommes nous-mêmes, une irrésolution qui cherche le lieu de sa résolution, une indétermination qui est en quête de son processus de déterminité.

Nous sommes toujours

en voie de…,

en chemin pour…,

en attente de…,

   nous ne sommes que points de suspension et le suspens est le rythme diastolique-systolique, le battement ontologique, un inspir que suit un expir, un inspir que suit un expir, comme si cette antienne récurrente, obstinée, était constitutive de notre paradoxale et clignotante présence.

    Et ici, tel que le suggère le titre, nous sommes toujours en instance d’être, jamais totalement accomplis, bien plutôt porteurs d’une « douce inclination à l’Être » que possesseurs de cet Être qui toujours annonce son nom à la mesure de son infini voilement. Il nous faut donc nous contenter, tel le Colibri devant le pistil chargé de pollen, de voleter, de vibrer, d’approcher, de poudrer son bec d’un sublime nectar à défaut d’en faire notre bien définitif. C’est la relativité qui nous habite, non ce mystérieux Absolu dont, parfois, au cours d’une promenade dans la Nature, à la lecture d’un Poème, à la contemplation d’une Œuvre d’Art, nous percevons le rapide flamboiement, puis tout s’évanouit, l’Absolu se retire de la même façon que nous nous retirons en nous, au plus profond de cette chair qui est le don unique qui nous a été fait, mais de manière provisoire.

   Å regarder « Esquisse », à nous regarder au plein même de notre authenticité, à extraire du réel sa charge de sens, il nous faudrait inventer les conditions, non d’une ontologie (l’Être sera pour plus tard), mais d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Autrement dit, se situer à la jointure de l’Être et du ne pas Être, tel qu’énoncé dans la tirade d’Hamlet, autrement dit affronter ou bien esquiver le tragique qui, toujours, se donne comme l’espace constitutif de l’Homme. Car il s’agit bien d’une équivalence :

ou bien notre Être n’est pas

et demeurer hors existence,

pris dans les mâchoires du Néant,

c’est Tragédie.

Ou bien notre Être est

venu au jour de la présence

et la factualité, l’immanence,

l’absurde de l’existence

sur le mode du « On »,

et c’est Tragédie.

Ce qui revient à énoncer

l’équivalence signifiante

de l’Être et du Non-Être.

   Il faudrait donc, en quelque manière, s’adonner à l’Étrange en sa plus grande verticalité, se tenir sur le bord de la margelle, vivant à-demi dans la clarté, à-demi dans l’obscur au fond du puits. Ce qui, précédemment s’énonçait sous la forme métaphorique de l’Intervalle, du Clair-Obscur, de la Lisière, du Suspens.

Intervalle entre Origine et Destination.

Clair-Obscur, une fois Positivité, une fois Négativité.

Lisière tel un songe, tel l’onirisme, entre Éveil et Torpeur.

Suspens entre Extase et Enstase.

   Ce qui ici est décrit est une intenable position entre ne pas exister et exister. Bien plutôt une posture théorétique, une figure Métaphysique dont nul portrait ne pourrait être tracé qu’au risque d’en défaire la fragile trame. Car, en vérité, il s’agit bien d’un genre d’ébriété, d’illucidité, de vertige, de tremblement, d’opalescence impossibles à définir, à cerner, une sorte de reflet à l’infini dont nul prédicat ne pourrait rendre compte. N’Être nullement Soi, mais plutôt, d’une façon irrésolue, en-deçà, au-delà, dans le mouvement même, dans le passage d’un état à l’autre. Bien évidemment ceci se situe au mieux dans une zone pré-logique, dans une perspective archaïque où les fonctions limbiques et reptiliennes n’arrivent pas encore aux premières lueurs du néocortex. Manière de transition entre l’Erectus et le Sapiens, entre l’anatomique-physiologique et le concept.  Entre la Pierre et la Plante. Entre la Plante et l’Animal. Entre l’Animal et l’Homme. Lieu du « Entre », qui indique cet espace innommé de l’oscillation située dans l’intervalle du Profane et du Sacré. Entre l’Animalité et l’Humanité.  

   D’une façon strictement concrète, nul ne pourrait rencontrer cette bizarrerie, manière de fléau de la balance : sur un plateau le Non-Être, sur l’autre, lui faisant face, l’Être. La logique y « perdrait son Latin ». Or, le réel, parfois faut-il l’halluciner, se déporter de lui, prendre de la distance afin que, de ce recul, puisse surgir quelque question innommée. Nous pensions nous être absentés de l’image, avoir laissé « Esquisse » à son propre sort, quelque part en un lieu de pure nullité.

   Mais il nous faut prendre appui sur qui-elle-est ou bien, plus modestement, tente d’être, cherchant à la relier au parcours théorique jusqu’ici tracé. Déjà, au premier regard, le massif de la tête est énigme, la forêt de la chevelure évoquant une Nuit initiale, un Néant dont elle pourrait provenir. Et le visage, le porte-emblème de l’Être, l’épiphanie humaine en sa plus belle et évidente monstration, voici qu’il se retient comme si, venant au monde, il s’en absentait aussitôt. Bien plus que visage, nous le rencontrons tels ces masques de carnaval qui sont le mystère même de la Ville des Doges. Ces masques, jamais il ne faut les regarder telle la fantaisie d’un Carnaval où tout un chacun se rendant anonyme, le Pauvre comme le Nanti, quelque miracle de la rencontre peut s’accomplir et déboucher sur une légende contemporaine. Il y a bien plus et ceci même se rend visible dans l’interprétation qu’en donne l’Artiste Allemande. Ici, d’une manière évidente, l’Être-en-voie-de-devenir, l’Être sur le point de se jeter dans les remous de l’existence, l’Être donc hésite et se « retire sur la pointe des pieds » si l’on peut oser cette métaphore aussi indigente qu’éclairante. Car, comme il a été exprimé précédemment, l’Être est toujours en retrait de l’exister, dans cette zone floue où il nous fait signe tel un étonnant sémaphore, seul son mouvement apparaît, nullement qui-il-pourrait-être s’il décidait jamais de surgir à même le monde, de s’y abîmer en quelque sorte.

   Tout, dans cette œuvre, est de l’ordre de l’esquisse, c’est-à-dire que tout se retient sur le bord d’une possible signification, quelques sèmes s’allument ici et là qui fouettent notre curiosité mais s’arrêtent toujours avant même d’être clairement identifiés. Tout y est toujours en réserve. Tout y est en pré-formulation. Tout y est amorcé dans la suspension de son propre processus. Et c’est cette constante donation en retrait qui est la véritable nature de cette toile que l’on nomme en anglais « work in progress », « travaux en cours » selon la traduction littérale. Ce qui suppose un genre d’activité sans but encore clairement déterminé, une tâche infiniment recommencée qui semblerait correspondre au statut même de l’Être en constant réaménagement selon les multiples et infinies guises dont son essence est constituée.  L’Être est bien du genre de cette indétermination qui se nourrit de son propre procès car tout achèvement supposerait son effacement à jamais. Observant l’épanouissement de la rose, son être, autrement dit sa floraison, son éclosion, seul ce mouvement de venue à la Chose est perceptible, autrement dit l’étant-Rose dissimule en ses formes et pétales le secret qui anime le dépliement de sa corolle. De même « Esquisse » ne peut en aucune manière être saisie d’une façon nominale, comme si le fait de prononcer son nom nous la livrait dans la totalité de-qui-elle-est. « Esquisse » en tant que « work in progress », est seulement assimilable à la forme verbale, autrement dit nous la saisissons dans le présent de l’image, nous y devinons son passé, nous supputons ce que pourrait être son futur. Donc des stances successives, des stations dans l’être, des postures, des effectuations, jamais ce total accomplissement qui nous l’offrirait sans reste.

   Tout ceci que nous dit l’image. Les bras esquissent une ébauche de geste, nullement la fin d’une action qui trouverait confirmation de son être. Et cette robe à la teinte pastellisée, aquarellée, elle est si peu visible, une consistance d’eau de lagune (comme à Venise), un ciel d’aube non encore venu à lui, une teinte qui se cherche à défaut de se trouver, un bleu qui grésille d’Aigue Marine à Dragée avec quelques applications légères d’Azuré, enfin un chemin de native irrésolution qui laisse « Esquisse » au destin qui est le sien, à savoir devenir et devenir encore jusqu’au point dernier de sa finitude. Et ces jambes qui évoquent bien plus l’écoulement d’un fleuve anonyme plus qu’une chair humaine qui se livrerait au soin de la marche ou au jeu de la séduction. C’est bien l’en-voie-de, dont il a été parlé qui se montre ici tel le seul chiffre lisible de cette œuvre en cet instant de son énigmatique parole.

Après cette rapide évocation formelle, que dire sinon méditer à nouveau sur cette « méta-réalité », sur cette « ontologie d’un nouveau genre », sur ces « irisations-floculations » dont nous souhaiterions qu’elles ouvrent l’espace d’un nouveau regard sur les Choses qui viennent à nous avec leur opacité alors que nous les souhaiterions transparentes tel le verre, translucides telles les ailes de tulle des Demoiselles, ces magnifiques insectes dont l’être si diaphane se confond avec la trame invisible de l’air, avec l’inconsistance de l’eau, avec le cristal du songe dont on les penserait constitués.

   Il y a, chez « Esquisse », un flottement exquis qui nous la rend précieuse, ce que n’aurait pu faire la certitude nettement affirmée de sa présence. C’est de cette vacillation, de cet ondoiement qu’elle tire son entier coefficient de fascination. Et, paradoxalement, par simple effet d’aimantation, nous la rejoignons en sa posture translucide comme si, notre évanouissement rejoignant le sien, nous étions devenus, nous aussi, des Êtres-se-constituant, des Êtres-en-chemin observant la Vie depuis l’illisible figure d’un promontoire cerné de nuages. Elle, « Esquisse », « Nous-les-Quidams », avons la souple, éphémère et fragile texture de ces nuées qui se confondent avec le ciel, comme si notre destin le plus apparent était de sombrer à même ce qui nous fait face, buée se dissolvant à la surface du miroir.

    Nous, en tant que Voyeurs aux yeux ourlés d’incertitude, Elle « Esquisse » qui ne fait sens qu’à s’absenter, nous sommes sur le seuil d’une compréhension nouvelle de-qui-nous-sommes ou peut-être de-qui-nous-ne sommes-pas, étrange équivalence de la parution et de son contraire. Y a-t-il quelque motif tragique à se situer en cet étrange entre-deux, à ne se sentir exister que par défaut, simple image se formant et se déformant dans le bain révélateur du bain photographique ? Simples sels d’argent que les caprices de la lumière façonnent selon leur propre volonté, simple clignotement qui, une fois nous fait Être, une autre fois nous fait Néant. Eh bien non, nous sommes à des lieues et des lieues du tragique, nous en habitons même le revers à l’aune d’une neuve liberté. Nous parlions, il y a peu, quant à la venue des Choses et des êtres au Monde, d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Eh bien c’est ceci qu’il nous faut expérimenter sans délai, le fait d’être totalement accomplis en raison même de notre nul accomplissement, ou bien, dit de façon plus précise, de nous éprouver en tant que forme du gérondif, avançant, cheminant, hésitant, sur la voie de l’étance et sur la voie uniquement. En réalité une simple Forme Verbale éprouvant de son intérieur même, ce mouvement de l’Être toujours inapparent et pourtant le seul qui puisse nous conduire au mystère de la Présence.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, c’est être sur-le-bord, avant même que quelque chose comme notre Destin nous fixe à demeure en telle ou telle Chose déterminée qui nous ôterait toute liberté.

  Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, n’être qu’un être de l’Aube, un être d’avant la franche et redoutable Lumière, n’être qu’une simple déclinaison de la Clarté, non la Clarté elle-même en son aveuglante figure.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, demeurer sur la lisière, à la limite, là où se dessine ce cercle lumineux qui délimite la forêt, ouvre la clairière où dansent les flots apaisés d’un sublime clair-obscur.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, nullement le vaste Océan (il y a trop de flux et de reflux, trop de tempêtes en gestation, trop de naufrages, trop d’abysses à la gueule de suie), ce que nous voulons, ni l’Estuaire aux larges rives, ni le Fleuve au cours impétueux, ni la rivière où bondissent les truites, ni le Ruisseau aux écailles d’argent, ni la Fontaine avec son bec de métal qui crache l’eau par intermittences, mais nous voulons être au creux même de notre avenance, la Source en sa venue, la goutte en son émiettement cristallin, la poussière d’eau inaperçue qui contient en son microcosme toute la beauté du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, la graine, la modeste graine, elle qui dort dans le secret de la Terre et se prépare silencieusement au sublime motif de l’éclosion, à la levée, à la croissance, toutes nominations de l’Être en son déploiement.

       Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, juste la Rose avant même sa maturité, ce superbe Bouton qui pourrait être la métaphore de toute Origine. Avant lui, rien n’était que le Néant. Après lui, rien ne sera que le Néant encore. Être Bouton veut dire assister depuis son pli le plus secret au mystère de la Vie se faisant, de la Vie se déployant en l’échelle des tons, mais dans l’invisible mouvement de l’Être, à peine l’appui des pattes des gerridés sur le miroir de l’eau.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non le texte (il est trop bavard), non la phrase (sa période est infinie), non le mot (sa présence est encore trop visible), non la lettre (elle est déjà affectée de trop de significations, support de trop de prédicats), seulement, dans le motif de l’avenance, l’écart entre les lettres, le silence avant que les lèvres n’articulent l’une des formes nominales du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, certainement pas le brasier qui dévore tout, pas plus que le haut feu qui incendie le ventre du poêle, et non plus la danse des flammes dans la cheminée, mais bien plus modestement la merveilleuse étincelle, elle qui tient encore d’une nuit primitive, elle qui ouvre l’espace de toute clarté.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, ni le Noir qui abolit toute parole, éteint toute vision, ni le Blanc qui néantise tout, se retire en son naturel autisme, mais le Gris, le superbe Gris, lui le Messager entre ce qui n’est pas encore venu et ce qui va venir, lui le point de passage du Nocturne au Diurne, lui qui profère à fleurets mouchetés ce qui, plus tard, viendra à la parole afin qu’un Monde se déplie et devienne possible.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, remonter en direction de l’aurore de l’humanité, nous abreuver à la source Grecque, la seule encore capable de nous dire d’où nous venons, cette mesure Orientale, cette Lumière encore bourgeonnante avec, en arrière-plan l’admirable Olympe et le panthéon polychrome de ses dieux et les chapiteaux de ses Temples sacrés.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être sans délai logés au cœur même de l’antique épopée, être les Héros de l’Iliade et de l’Odyssée, être Ulysse et son légendaire courage, celui qui, incessamment cherche à rejoindre son Sol Natal, autrement dit son berceau, son nid, l’Origine dont il tire ses faveurs et ses mérites.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être Pénélope, cette admirable mesure hestiologique, la Gardienne du Foyer, celle qui veille sur le feu, sur l’Être, celle qui tisse le jour, ce qu’elle détisse la Nuit, métier sur lequel s’ourdissent les fils de chaîne et de trame  des Hommes et des Femmes : le Destin.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non être l’Arbre, il est trop haut, trop majestueux, non être les branches, elles sont multiples et s’égaillent dans l’aire libre de l’espace, non être le tronc, il est trop rugueux, trop semé de failles et d’entailles, non être la blanche racine qui se perd dans le sol nocturne, non être la confusion des tapis de rhizomes, mais être la Feuille, la simple et belle Feuille, elle la Médiatrice de l’air, de l’eau, du vent, elle qui ne chute qu’à mieux renaître lorsque la saison l’invité à la fête de l’Être.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être au Seuil de-qui-nous-avons-à-être, être sur ce mince liseré qui, tout à la fois dit le lieu de notre détermination et encore, en nos refuges les plus humbles, cette indétermination qui nous habite, nous traverse encore comme si, en un instant, tout Espace pouvait être aboli, tout Temps annulé, toute Genèse mise entre parenthèse.

Temps sans temps.

Espace sans espace.

Devenir sans passé ni présent.

   Car, avant d’être Hommes et Femmes en nos essences, nous sommes des êtres du paradoxe, de simples volètements dans la nuit du Monde, de simples brasillements dans le Jour qui se lève et décline, qui sera bientôt Nuit.

Une Nuit se clôt

qu’un nouveau Jour attend.

« Attendre » dans la Sérénité,

tel le mot Fin s’écrivant

à la cimaise de notre front,

nous les Existants

qui ne sommes

qu’à avancer sur l’infini

chemin de l’Être.

  

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3 juin 2023 6 03 /06 /juin /2023 08:03
Y a-t-il une vérité Hors-de-Soi ?

 

Barbara Kroll

 

***

 

    Vous êtes là, posée sur le cube de votre fauteuil noir. Vous êtes là, mais y êtes-vous Vraiment ou bien feignez-vous de vous rendre réelle alors que vous n’êtes même pas assurée de votre Être ? Votre posture est, en soi, pure énigme. En avez-vous au moins conscience ? Ne cherchez-vous délibérément à vous rendre mystérieuse, absente à tout ce qui vous rencontre ou tente de le faire ? Vous êtes dans une telle zone d’invisibilité que, peut-être, nulle lumière ne s’allume en votre intérieur qui vous porterait à la clarté ? Ne seriez-vous énigme pour vous-même ? Nul langage ne vous habiterait, nul mot ne produirait son sens dans la meute aliénée de votre corps. Oui, je sais le lieu commun qui nous fait être secret et pures ténèbres pour-qui-n’est-nullement-nous. Le problème de l’Altérité, qui toujours se pose, et nous inquiète, prend la forme obtuse et inapprochable de l’aporie. Par nature, étant inclus-en-qui-nous-sommes (comment ne le serions-nous pas ?), tout ce qui nous est extérieur se vêt du prédicat de l’incompréhensible.

   Mais comment donc peut-il y avoir quelque chose qui diffère de nous, quelque chose qui ne soit pas nous ? Certes cette méditation ne laisse de nous méduser au motif qu’elle nous pose tel le seul Être qui puisse recevoir une justification logique, le Tout Autre n’étant possiblement  qu’une invention de notre esprit, lequel, parfois, livré à la torture de s’exonérer de Soi, ressent ceci comme la plus grande injustice et sans doute à la manière d’une étonnante concrétion de l’Absurde. Nous avons déjà tellement de peine à parvenir à tracer nos propres limites, à les investir de manière adéquate, que la tâche de sortir de Soi, donc « d’en-visager » le Monde (de lui conférer visage) est quelque chose qui est hors-mesure, la question nous terrassant avant même qu’elle n’ait pu trouver le début de quelque résolution.

   Par essence, nous sommes des Autistes en acte, d’étranges Monades que rien ne pourrait traverser, de pures opacités dont nulle transparence ne pourrait se lever. Sans doute en avez-vous remarqué l’étonnante survenue, parti de Vous, subrepticement, une métonymie s’est déployée dont mon propre Ego est devenu l’Unique Sujet. Preuve, s’il en était besoin, de notre confondant statut monadique.

 

On ne parle jamais que de Soi.

On n’est jamais occupé que de Soi.

 On n’est Soi qu’à être Soi.

 

   Oh, ceci n’est nullement désespérant en raison du fait qu’empiriquement, symboliquement, réellement, l’on est logé au sein même de qui-l’on-est et que nulle effraction ne procèdera à notre propre métamorphose, fût-elle acte de générosité, de piété, d’amour. Nous sommes au centre de cette évidence ontologique, Soi-pour-Soi, comme l’écorce est au tronc, l’ongle au doigt, l’étincelle au feu. L’existence est tissée de cet irréductible constat jusqu’en ses plus infimes fragments, jusqu’en son imprescriptible chair. Certes ceci n’est accablant qu’au yeux de ceux qui voilent cette réalité de la taie d’une cruelle cécité. Être lucide n’est nulle malédiction, simplement voir le réel selon ses esquisses les plus concrètes, les plus vraies. Ceci fait signe en direction de la seule interrogation qui vaille :

 

suis-je, en Vérité, autre

 que ce que la lumière

de ma conscience porte

au jour de ma Raison ?

 

   Autrement dit, est-ce que j’accorde, en toute confiance et sérénité, une place à cet Autre qui peut-être n’est « Autre » qu’à la hauteur de mon propre décret ?

     Si je me résous à admettre l’effectivité de l’Autre, ceci suffira-t-il à l’amener en présence et, corrélativement, à me poser auprès de Lui tel l’Être-que-je-suis ? Alors nous serons DEUX, placés en vis-à-vis et notre référence à la Solitude, à l’Insularité se verra du même coup invalidée. Ainsi l’Autre ne serait qu’un effet de ma propre volonté, le simple résultat de mon acceptation. Comme si, me dédoublant, en quelque sorte, Celui-qui-me-fait-face était issu de ma propre chair, tissé des invisibles fils de mon esprit. Mais alors, le problème d’une évidente réciprocité se posant sans délai, je ne serais, à mon tour, que cette Chose (une réelle réification) issue d’un Démiurge qui me serait nécessairement extérieur. L’on voit bien qu’ici, et de manière immédiate, le problème posé n’est rien moins qu’éthique. Si par pure complaisance ou auto-générosité je m’accorde la grâce d’Être, comment pourrais-je, et au nom de quoi, la soustraire à mon Commensal, à mon Frère, à mon Ami, à cet Arbre, à ce Nuage, à cette Eau qui bat au plus profond de l’Océan ?

   Et, bien évidemment, le profil de l’Altérité entraîne la Totalité de ce qui vient s’inscrire dans le champ de ma conscience, aussi bien l’être de chair, l’être vivant que celui, inerte, la poussière par exemple, sur laquelle mes pas impriment le sceau de mon existence. Alors on est l’irrémédiablement livré au Grand Poème du Monde. On le lit, on l’écrit, on se le destine et on en fait le don à l’Autre. Du sein même de la bogue fermée de notre Ego, quelque chose se lève et s’ouvre en direction de ce-qui-n’est-nullement-Soi. De l’Indivis que nous pensions être, voici que tout se dédouble, que tout se réverbère, profère, à la manière de l’écho, Soi se portant au-devant du Monde, le Monde accusant réception de notre présence. Ainsi se dessine, dans la plus précieuse des matières qui soit, cette Parole au terme de laquelle nous témoignons de notre propre Esquisse et témoignons nécessairement de toutes les Autres car toute parole n’est qu’échange, relation, aller-retour ou bien meurt sous sa propre inanité, si elle n’était que pur silence. Le Langage, l’irremplaçable Langage nous place en position de Celui-qui-demande et de Ceux-qui-répondent à ma demande, seul l’effet de réel et sa possibilité s’inscrivant dans cette structure dialogique. Ce que la chair semble devoir occulter, à savoir la présence du Tout Autre, le Langage nous la restitue au centuple, essence de-qui-nous sommes, essence de qui-ils-sont, nos Interlocuteurs, ceux qui s’envisagent sous la forme de l’ALTER EGO.

    Mais, si cette propédeutique est un juste préalable, afin de vous rendre « palpable », si je puis dire, obligation m’est faite, au titre de votre réverbération en Moi, de procéder, en quelque sorte, à votre inventaire. Vous êtes identique à ces présences hautement mythologiques dont il me plaît de dresser le portrait, une stratégie, si vous voulez, d’appropriation de-qui-vous-êtes à l’aune d’une fable qui n’est jamais que la conséquence de ma pure subjectivité, une singularité qui m’isole du Tout et me place au sein même de mon être là où rougeoie le sentiment d’une vérité. « Présences hautement mythologiques », entendez par-là ces genres de Cerbères qui hantent de leur étrangeté la banlieue des Enfers.

   Non que je vous imagine telle cette dérangeante créature à trois têtes avec six rangées de dents, une queue de dragon et des griffes de lion. Nullement quelque attribut qui dirait votre archaïque animalité. Non, votre esquisse baroque se donnerait seulement comme symbolique d’un étrange enfermement à l’intérieur de vos propres frontières. Et, vous décrivant de la sorte, par voie de conséquence, Moi qui vous regarde, j’endosse à mon tour cette tournure si bizarre qui vous détermine. Nous sommes deux simples positions tératologiques dont l’essence est de demeurer en soi, enclos dans l’étroitesse d’une forme sans nom, autrement dit s’abîmant dans la pure négation. Lorsque l’Homme, la Femme désertent leur essence, lorsque, refusant toute altérité, ils s’enferment dans leurs corps sans issue, ils deviennent identiques à ces bêtes sauvages, à ces hyènes au dos fuyant qui hantent les cauchemars les plus éprouvants.

   Notre contemporaine société est assez souvent porteuse de ces emblèmes du non-sens où nul ne reconnaît plus personne, où l’égoïté galopante devient le seul mode d’échange qui surnage, faible et dernière réminiscence des époques qui firent de la Lumière de la Raison l’étendard sous lesquels leur humanité se rangeait. Certes je ne vous placerai nullement sous la bannière de ces tristes individus qui émergent à peine de la plante et s’enfoncent bien plutôt dans l’hébétude d’un minéral qui ne connaît ni son nom ni l’obscur chemin sur lequel ils font du surplace plutôt que d’ouvrir un chemin. Ce n’était qu’une manière qui m’est personnelle de mettre en perspective ces apories qui nous assaillent dès l’instant où, ne se contentant de la croûte du réel on en entame de l’ongle le fragile épiderme, alors le derme se laisse voir à la façon d’une chair révulsée.

   Mais après vous avoir aperçue tel Cerbère montant la garde devant la porte des Enfers (sans doute ai-je forcé le trait), il convient mieux maintenant que je vous mette en vis-à-vis de « L’Acteur tragique » mis en scène par Manet dans sa représentation « d’Hamlet ».

Y a-t-il une vérité Hors-de-Soi ?

   Hamlet, cet archétype du Tragique qui rassemble en lui tout le sombre, le terrible, « l’inquiétante étrangeté » dont l’Humaine Condition est saisie dès l’instant où, abandonnant le tissu chatoyant de la peau du réel, elle se précipite dans l’abime dont on ne ressort jamais qu’amputé de son propre être, vivant moins qu’à demi, remis au sort le plus ténébreux qui soit. Oui, c’est bien ce visage lacéré, labouré d’une étrange malédiction que vous portez au-devant de vous, lequel bien plutôt que de réaliser votre assomption, la sortie hors de-qui-vous-êtes, vous immole en votre geôle de chair, habille vos yeux de deux cercles impénétrables qui vous rendent inacessiblble aux Autres, seulement inclinée en votre for intérieur dont j’imagine aisément qu’il est parcouru d’ombres longues, de corridors tortueux, de douves infinies qui sont l’image d’une conscience abusée par son propre reflet. Tout indique le refuge en vous, le repli, le retrait comme si le monde alentour ne pouvait que procéder à votre sommaire exécution, vous reconduire au Néant dont vous revenez tout droit, les stigmates en sont visibles qui vous soustraient à la considération des Existants, quelle que soit leur condition, qu’elle que soit leur charité, leur magnanimité, leur fraternité en direction du Laissé-pour-compte, du Chemineau, de l’Invisible qui hantent les coursives immenses de la présence. 

    Vos bras sont deux tiges blanches, frêles, irrésolues dont vous supputez qu’elles constituent la barbacane censée vous protéger des assauts du réel. Vos deux jambes longues qui semblent n’avoir pas de fin, croisées l’une sur l’autre dans un geste d’étrange pudeur, vos deux pieds, larges battoirs qui n’arrivent à prendre assise sur le sol, tout ceci dit bien le désarroi qui vous étreint, vous précipite dans les oubliettes sans fond des incertitudes, vous biffe en quelque sorte de l’univers bariolé des saisons de l’âme, des polychromies du cœur, des arcs-en-ciels de l’amour, des scintillements de l’Altérité. Vous êtes pareille au limaçon forclos en sa coquille, un opercule de calcaire, lors de la péride hivernale, en scelle le destin non encore venu à sa forme propre.

   Bien évidemment, ici, je viens de décrire la dramaturgie sur la scène de laquelle, nous Humains nous agitons Tous et Toutes avec nos vêtures multicolores d’Arlequin, nos vices à la Pantalone, nos minauderies à la Colombine, notre élégance à la Rosalinde, notre forfanterie à la Matamore. Ceci qui vient d’être décrit, ce sont nos masques, nos fards, nos maquillages.Il suffit d’un coup de vent du destin pour que tout s’efface. Que nos visages colorés, éclatant de santé et de joie ne se métamporphosent en cette face blême, triste d’un Pierrot subitement privé de boussole. Telle qu’en-vous-même le sort vous a livré au sein de son dénuement, si ce n’est de sa totale nudité, vous nous interpellez, vous figez un instant nos sourires béats d’enfants gâtés, illucides, inscrits sur la courbe d’un trajet lumineux. Que dure la Lumière la belle Lumière. Nous ne sommes nullement pressés de découvrir nos propres ombres, celles qui nous plongent dans une nuit sans espoir.

 

Que vienne l’aube

et l’effeuillement

des sourdes ténèbres !

Y a-t-il une Vérité

Hors-de-Soi ?

 

 

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1 juin 2023 4 01 /06 /juin /2023 08:38

Kath Holton

 

***

 

   Toujours en voie de Soi. On est là, quelque part au centre ou sur le bord du Monde, on est là, dans l’étonnante pliure de Soi, on y arrime tout ce qu’on peut y arrimer : un cumulus qui passe très haut dans le ciel, une fleur dont on fera un bouquet, une graine qu’on associera à une autre graine pour en tirer un froment, réaliser un pain, combler partiellement sa naturelle satiété. Car jamais la satisfaction n’est complète, car jamais la réplétion ne parvient à l’emplissement de ce dont elle est en quête, en réalité une illisible forme aux confins de son propre univers. On est Enfant au plein de son ravissement, on assemble l’une après l’autre les boules sur son boulier, les perles sur son collier et l’on croit posséder l’intégralité de ce qui est à l’aune de sa récurrente occupation. Mais la conscience du manque n’est pas encore parvenue à son terme et le jeu est pris en tant que ce qu’il est : une activité qui se ressource à même son propre mouvement.

   On est collectionneur, de timbres par exemple, et l’on assemble patiemment, dans de grands classeurs ces touchantes petites vignettes, toujours en attente de l’autre dont on n’attend rien moins que la résolution de sa propre incomplétude. On est voyageur, on traverse méridiens et équateur, on sillonne vallées et montagnes, on connaît chaque pays par son nom, ses valeurs, sa singularité, mais on rêve de terres inaccessibles, d’archipels extrêmes, d’Île Jackson perdue au milieu de nulle part, qui porte le nom étrange d’Oblast d'Arkhangelsk avec ses neiges éternelles ses eaux profondes bleues comme l’acier. Puis, un jour, sa vue on l’emplit de Jackson mais l’empan est toujours trop étroit pour y loger, dans un unique souci, la Mer Blanche, les terres arctiques de François-Joseph et de Nouvelle-Zemble. On est Nomade aux yeux étroits, aux mains percées, la fluence du Monde coule entre nos doigts sans que nous n’en puissions retenir la belle et inaccessible Totalité.

 

Toujours en voie de Soi,

jamais au bout du chemin.

  

   Chaque pas que nous faisons vers l’avant se dépouille de ce que le pas précédent avait assemblé avec tant de patience et de douce résolution. On est Homme terrassé au motif de sa propre finitude, on est assis à la terrasse d’un café parmi la multitude urbaine, on boit distraitement quelque boisson glacée, on dévisage les Passants, on aperçoit, parfois, dans une manière d’hébétude, la concrétisation de ses fantasmes, telle Fille perchée sur de hauts escarpins, jambes infinies, vêture courte, fière poitrine à la proue, cheveux coiffés à la garçonne, yeux verts telle une émeraude,

 

on voit l’Impossible,

on voit le Mystère et déjà,

 

   le coin de la rue est tourné qui ne laisse qu’une empreinte vide, un espace de totale nudité, un vortex qui fore son trou au mitan du crâne avec son bruit de forge.

   Alors, ON EST SEUL au plein de sa propre tragédie, alors on est Homme parmi les Hommes, Chiffre usé sur le vaste et inquiétant palimpseste d’une infinie dévastation. Toute existence est d’essence tragique au prix de cette fuite constante des Choses, tel qui croyait saisir ne happe plus guère que son étrange dénuement. Un vent passait qui portait son joli nom, Mistral, Ponant, Libeccio, Sirocco, autrement dit des significations et voici que n’en demeure qu’on « Vent mauvais », saturnien, tel celui chanté par Verlaine, simple feuille à la ténébreuse destinée. C’est bien là, dans cette Silhouette tremblante, dans cette féerie à portée de la main qui s’évanouit, c’est bien là la pointe la plus avancée d’un cruel Nihilisme, la flèche au curare de l’Absurde qui se plante dans la forêt révulsée de notre chair.

   Mais d’où vient donc, en ce printemps lumineux, cette inclination si funeste, elle fait penser à quelque deuil douloureux qui serait la métaphore accomplie du non-sens ? D’où vient ceci qui place notre tête sous les fourches caudines d’une verticale incompréhension comme si, tout entendement aboli, l’on n’était plus que cette diversion inaperçue parmi la sauvagerie du Monde, sa rapidité effrayante qui laisse de nombreux Quidams sur le bord de la route et nul véhicule ne passe qui, déjà, pourrait être signe de réconfort. D’où cela vient-il ? Simplement de la force sémantique de cette image au titre pourtant poudré d’une singulière joie :

 

« Bleu sur bleu.

La Méditerranée »

 

   Ce Bleu, symbole de sagesse et de sérénité. Cette si belle Méditerranée siège des Civilisations les plus éminentes, ses mers secondaires aux noms si féeriques l’Ionnienne, l’Égée, l’Adriatique, la Thyrénienne avec, au centre de son immense bassin, la Grèce, la Grèce mythique avec son Olympe, ses dieux, son art majestueux, son creuset de la Philosophie, son berceau de la Tragédie, si belles inventions qu’elles se donnent pour les créations les plus étincelantes, les plus éblouissantes dont l’Homme est capable lorsqu’il cherche la Beauté et ne se fourvoie dans les douves étroites et désastreuses de la barbarie. Comment être triste face à tant de merveille ? Comment désespérer de l’Homme dont le visage ici en filigrane laisse transparaître son génie ? Comment sombrer dans la mélancolie lorsque la grande Étoile blanche, du haut de l’empyrée verse à foison les nutriments qui façonnent et portent notre vie vers l’avant ? Comment ?

    Il suffit de regarder l’image plus avant, de s’y immerger en quelque sorte, d’en vivre la complexité du sein même de qui elle est. Il faut la lire tel l’oxymore qu’elle propose à notre sagacité, dont la formule pourrait se résumer en ces quelques mots :

 

« Cruelle Beauté »

 

   Oui, il y a une évidente Beauté qui tutoie un abîme dont la présence se rend visible eu égard à cette fragmentation qui joue en mode dialectique avec la Totalité dont toujours nous sommes en recherche afin qu’une possible Unité nous atteigne et nous dise le lieu imprescriptible de notre Être. Ici, bien plus qu’esthétique, le niveau de lecture qui est requis est ontologique. Nous voulons nous approcher de-ce-qui-est avec un coefficient de certitude qui apaise nos doutes et colmate les brèches vives ouvertes par l’angoisse qui, toujours, nous étreint.

   Devant cette mer bleue infinie que surmonte un ciel bleu infini, devant ce garde-corps blanc qui nous assure de sa protection, devant cette assise vacante qui attend notre repos, devant cette table propice à la joie de possibles agapes, devant toute cette profusion, comment demeurer en Soi, au centre de sa propre amande, graine avant même sa germination, vie non encore prise en charge par la vitalité de son métabolisme, existence celée identique à celle de la momie pliée dans les secrets de ses bandelettes de toile ? Comment, devant tout ceci, ne nullement exulter, comment retenir sa joie en Soi, comment se cloîtrer dans sa réserve apollinienne, comment ne pas sortir de soi, décorer sa tête de pampres, enduire son corps du jus de la vigne, comment ne pas courir après tout ce qui bouge, toute cette sève du délire propre à ce qui est sans frein, propre au geste délié de toute entrave ? En un mot, devenir Dionysos lui-même, ce dieu de la fête et du vin, ce dieu de l’intense liberté portée aux rivages mêmes de la folie, ce dieu qui fait du sauvage le mode d’être qui convient, le seul à même de nous ôter aux griffes du Néant.

   Mais il faut reprendre la sévère architecture de l’image, mer, garde-corps, assise, table, en déborder la signification immédiate qui ne nous conduirait, en toute logique, qu’à une manière de déconvenue. Mais ceci, la déconvenue, ne serait que moindre mal, un mal issu, en quelque manière, d’une incompréhension. Il y a bien plus que ceci. Il y a totale dépossession du réel qui vient à nous et, corrélativement, privation, spoliation de ceux que nous avons à être selon les lignes directrices de nos destins respectifs. Sans délai, il faut se livrer à une sorte d’herméneutique de l’image, extraire d’elle les sèmes qui la traversent en filigrane. Certes ils sont cryptés, certes ils sont hiéroglyphiques mais c’est bien en ceci qu’ils doivent fouetter notre curiosité, susciter notre étonnement.

   Le haut ciel est déserté de nuages et d’oiseaux. L’étendue bleue de la mer ne porte nulle voile, ne soutient nulle embarcation. Le garde-corps ne fait que se garder lui-même dans une étrange réification, minéralisation du Monde. L’assise jaune, pourtant solaire, n’est l’appui de nul Méditant qui en occuperait le lieu. La table est inoccupée, motif d’une étonnante Cène que n’anime ni la présence du Christ, ni celle des Apôtres et l’on chercherait en vain les signes de l’Eucharistie, ni miettes de pain consacré, ni trace de vin faisant signe vers l’absence du corps Sacré. La confrontation à cette image n’est rien moins que le surgissement du vertige. Histoire sans histoire. Scène d’un non-lieu, autrement dit inconsistance native de l’utopie. Et l’Homme, là-dedans, la Silhouette assurée, infrangible, qu’il imprime sur les objets du Monde, la mesure démiurgique de ses actes, le sceau de sa volonté tendue tel un arc, où tout ceci, où ce qui pourrait nous confirmer dans nos êtres ? Le haut signe anthropologique, celui nous faisant Hommes plus qu’Hommes, que ne se montre-t-il à nous à la façon du seul viatique qui nous justifierait, nous porterait en avant de nous, assurerait notre présence d’un possible futur ? Mais cette manifestation de l’Humain ne se dessine qu’en creux, au plein d’une cruelle absence si bien que le doute nous étreint quant à la possibilité de faire phénomène, de se vêtir des attributs de la présence.

   Et c’est bien en ceci que cette image est forte, qu’elle nous fait trembler, nous les Hommes, sur nos fondations d’argile. Elle fait apparaître, en toute son ampleur, ce qu’il faut bien nommer une « ontologie du vide », autrement dit l’être de l’image se contredit en permanence dans le non-être dont elle trace ce que nous pourrions qualifier de « doute exquis » (toujours nous sommes dans l’ambivalence, le curieux paradoxe de nous inscrire aussi bien, avec une félicité identique, soit dans l’être, soit dans le non-être car nous ne nous rendons bien visibles qu’à l’aune de cette constante dialectique), et de cette vision du manque nous tirons cependant quelque jouissance cachée, l’appelant telle notre « part manquante », celle, équivoque, qui toujours appelle la présence à partir d’une absence qui lui est coalescente.

 

Roméo n’est vraiment Roméo

qu’à attendre Juliette.

Juliette n’est vraiment Juliette

qu’à attendre Roméo.

 

   Le manque est le signe universel qui relie ces Amants maudits. Le manque, en son fondement le plus absolu, est ceci même qui tresse la trame de notre Destin, en soutient le continuel tissage. Ôtez le Manque et il ne demeurera qu’une étrange lassitude sise sur la margelle étroite mais irrépressible de la finitude.

   Observant cette image nous ne sombrons nullement dans le silence, ne nous abîmons nullement dans une éternelle mutité. C’est l’exact contraire qui se produit. Cela parle en nous, cela questionne en nous, cela s’agite en nous. D’une manière consciente ou inconsciente, nous cherchons à doter ce rébus d’une solution, nous nous mettons en demeure d’inscrire un sens à même sa complexité, à même son non-sens apparent. Une manière de gageure qui nous assaille et fait notre siège tout le temps que nous n’aurons fourni de réponse à la question. Face à cette mer énigmatique, à cette chaise désertée, à cette table ouverte à la vacuité, nous sommes pareils à des Voyeurs d’une œuvre abstraite, laquelle ne décèle, ni ne donne les prémices qui nous permettraient de dévoiler son chiffre interne. Nous sommes « perdus » en quelque sorte, orphelins d’une parole qui pourrait nous rassurer.

   Face à « Bleu sur bleu, La Méditerranée » nous sommes dans uns posture identique à celle que nous adopterions face à « Route de l’Estaque » de Braque (1908) ou face à « Maisonnette dans un jardin » de Picasso (1908), qui se souviendront tous les deux des leçons de Cézanne dans la vue de « Gardanne » 1883-86) ou des toiles de la « Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus » (1897), Braque comme Picasso passionnément épris du jeu des formes géométriques, de la plastique des structures rationnelles telles que développées dans le Cubisme, sous filiation cézanienne.

   Ce que nous souhaitons exprimer ici par le recours au Cubisme et à son fondement historique, c’est que l’ensemble des significations d’une œuvre ne sont nullement inscrites dans le cadre étroit d’un tableau, mais en débordent l’étroite figure, l’excèdent de toutes parts en se référant à sa singulière genèse. Comprendre « Route à l’Estaque », c’est en même temps comprendre « Gardanne » et « La Sainte-Victoire », associer Braque et Cézanne dans un même mouvement de la pensée. En quelque façon, partir de la présence du présent de la toile, une sorte de manque que viendra combler la dimension historique de l’Art et de ses œuvres. Rien n’est suffisant en soi, tout fragment (tableau image) est redevable de quelque chose qui lui est extérieur, une forme, une couleur, un style, une théorie qui en définissent les contours. La Terre, notre Planète ne fait sens qu’à figurer parmi la chorégraphie cosmique des étoiles. Les étoiles ne font sens qu’à accueillir la Terre.

 

Rien ne signifie hors contexte.

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Ainsi, la signification dans le Monde Grec Antique est un perpétuel jeu de renvois, un jeu de miroir sans fin. C’est ceci que nous dit Marcel Detienne dans « Apollon le couteau à la main » :

   « savoir qu'en régime polythéiste un dieu, quel qu'il soit, est toujours au pluriel, c'est-à-dire articulé à d'autres puissances, pris dans des assemblages, dans des groupements de dieux, dans des configurations d'objets et de situations sans lesquelles il n'est rien, ou si peu. »

   Ce qui veut dire que nul monothéisme clos dans son étroite monade n’eût pu correspondre à la belle tonalité grecque, laquelle exige échanges et rencontres, multiplicité, polyphonie et polychromie.

 

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Un pays par rapport à un autre, une frontière par rapport à une autre, un Homme par rapport à un autre. Mais les rapports ne sont pas toujours de positivité, telle chose appelle telle chose. Non, ceci serait trop simple. Parfois les rapports de l’exister sont-ils contradictoires, ourlés d’une native incompréhension, une positivité s’opposant à une négativité, une Présence faisant fond sur un Vide, une Absence. C’est cette manière de violente dialectique qui s’inscrit dans le site abstrait de « Bleu sur bleu. La Méditerranée ». Certes l’image est ici directement lisible, dans le repos, l’image appelle la raison, l’esthétique réfléchie mais c’est dans ses marges et, sans doute à l’extérieur de son cadre qu’elle incite au débordement, à l’excès, à ce qui métamorphose l’ordinaire en extraordinaire. Car demeurer à la surface de l’image avec pour seul horizon le ciel vide, la mer étale, les objets statiques, ceci ne nous entraînerait jamais que dans la douce léthargie de « l’in-signifiant, » dans ce qui, par essence, ne proférerait rien en soi. Å toute image convient-il de donner la parole. L’image est langage ou n’est rien. Mais les référents qui y sont présents nous laissent sans voix au motif de leur étrangeté. Le Réel qui est là, le Réel têtu, il faut l’extraire de sa gangue opaque, nous le rendre transparent, limpide, faute de quoi l’opacité nous gagnerait, nous rendant semblables à la pierre dissimulée au plus profond de sa veine de terre sourde.

   Le ciel, il nous faut en faire cette magnifique terre Olympienne où les dieux observent les Hommes et déterminent leur destin. La Mer, il nous faut la métamorphoser en ce mystérieux site fécondé par l’admirable Poséidon dont le trident déchaîne tempêtes et tremblements, on n’est nullement un dieu à se contenter d’une simple figuration. Le garde-corps, il faut lui donner cops, précisément, lui attribuer le prédicat de la limite selon laquelle l’Homme est Homme et non la Nature, un dieu ou une plante. Chacun à sa place selon le rang qu’il mérite. L’assise, il faut la considérer en tant que le lieu mortel dont l’Homme est le gardien, cette Finitude qui, tout en le terrassant, signe sa grandeur humaine rien qu’humaine. La table, il faut en faire le lieu de confluence de toutes les Altérités, des rencontres, des affinités, de la convivialité, de la fraternité, le siège de l’amitié, tout ceci dont l’Homme a grand besoin en ce Monde semé de déserts et de zones arides où le vivant reçoit les plus vives morsures qui se puissent imaginer.

    Habiller de prédicats tout ce qui vient à nous dans la présence, habiller adéquatement, ainsi se définit le rôle éthique des Voyageurs de la Terre. Ce qu’il est urgent de réaliser, de comprendre le monde où nous vivons, qui nous accueille avec la plus grande générosité.

 

Comprendre dans la perspective juste,

c’est réenchanter le Monde.

 

Comprendre juste,

c’est lui conférer l’assise

transcendantale qu’il mérite.

Comprendre juste,

 c’est le soustraire

 au poids infini des contingences

et le mettre à l’abri des lieux communs.

Comprendre, vivre éthiquement,

sont une seule et même chose.

Comprendre juste cette belle image,

c’est l’amener à son accomplissement,

en même temps que nous habiterons

correctement la Terre,

cette « Materia Prima »

qui est, tout à la fois,

essor de notre naissance

et pli de notre linceul !

 

 

 

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28 mai 2023 7 28 /05 /mai /2023 10:03
ÉLOGE du SIMPLE

Toujours il faut partir

du Complexe,

de lEmbrouillé,

de lIllisible

 

Et faire immédiatement

retour vers l’Unique

 

Vers la Source

Vers l’Origine

 

Voir ce Beau Livre

 tel qu’en lui-même

 

LE LIVRE

 

Certes, il est multiple

Dans ses pages

Multiple dans ses mots

Mais combien son aspect évident

Nous rassure

Nous place au cœur même

 de qui-nous-sommes

Nous sommes une Fiction

Inclinant vers une autre Fiction

Nous sommes une Histoire

Inscrite en une autre Histoire

Et nous cherchons, toujours,

sans doute de manière inconsciente

Le lieu même de notre Être

 

Cette Figure si étrange

Si évanescente

 

Mais qui est le Pivot

Selon lequel notre Existence

Prend sens et se déploie

 

Sous la multiple bannière des Horizons

Du Monde, le nôtre avant d’être

Celui de tous les Hommes

Peut-être, l’Horizon, dans un souci

De radicalité, d’Essentialité

Faudrait-il le reconduire

 

Au souci d’une Ligne Simple

 

Telle cette Belle Œuvre

De Martin Barré

Ce Chercheur d’Absolu

La Ligne est Belle

La ligne est Simple

Qui biffe à peine la toile

Selon sa diagonale

 

Ligne telle un Mot

Par exemple

Chose

Soleil

Avoir

 

Mais ici, il y a encore TROP

Car Chose, Soleil, Avoir

Sont multiples

Ils orientent

Vers une Polysémie

Dans laquelle il pourrait

Nous arriver de ne

Nullement nous reconnaître

 

Et notre égarement serait grand

Et notre éparpillement serait infini

 

Il faut réduire

Il faut condenser

Il faut cristalliser

 

Ce qui signifie en venir

A la pureté du Cristal

A son unique vibration

Un fil ténu

Parmi la complexité du Monde

Oui, c’est ceci que nous avons

A faire, continûment, sans repos

 

Chercher le Lieu Géométrique

Autour duquel nous oscillons

 

Å la manière d’un métronome fou

 

Notre Vérité intime

La coïncidence que nous

Pouvons avoir

Avec Nous-Mêmes

ce n’est nullement

le mouvement de balancier

cette sorte de course

de Charybde en Scylla

c’est bien plutôt

ce Point Fixe

cette Immobilité

qui cernent notre être

en délimitent

la Subtile Forme

en disent

l’imprescriptible Nature

Telle l’aiguille de la Boussole

Qui a trouvé son Nord Magnétique

 

Nous sommes en quête de cette

Immuable direction

Laquelle, nous extrayant

De nos habituelles incertitudes

Nous confère la sagesse

du Sédentaire

Opposée à l’agitation

du Nomade

 

L’Homme Bleu est sans repère

Il est l’éternel Fuyant

Quittant ce lieu

Pour un autre

Comme si l’Espace

Était le danger même

Le Mirage au gré duquel

L’Homme, jamais, ne parviendrait

A trouver ni son centre

Ni sa périphérie

 

Une manière de

danse de saint Guy

Une chorégraphie

Tout autour de Soi

Une rotation de Derviche

Immolée à son propre geste

Sans origine ni fin,

Immolée dans le mouvement même

Qui prétendait le rendre libre

Et ne fait que l’aliéner

L’inclure au sein

de sa propre geôle

 

Le Simple toujours

Il nous faut le chercher

certes en un ailleurs

 

dans la majesté unique

de l’Arbre

 

Dans l’inouï rayonnement

Du Soleil

Cet œil unique qui nous regarde

Il est le centre même

de notre propre rayonnement

mais le Simple

il faut le chercher

en Soi, dans le pli le plus

intime de notre chair

 

C’est là dans le plein du mystère

Que le Simple prend sens

Qu’il nous assemble

En un lieu sûr

A l’abri du Monde

A l’abri des regards inquisiteurs,

à l’abri des maléfices de tous ordres

 

Le Simple il faut l’aller chercher

Dans les plis uniques

De la Merveilleuse Nature

Humer, par exemple

La fragrance serrée

Du Bouton de Rose

Ce recueil en soi

De tout ce qui se dit

Selon l’esquisse de la pureté

Le Bouton est supérieur

Aux pétales épanouis

Il est le concentré

Le point ultime

Où se rassemble

L’essence d’une chose

En son coefficient

D’irréductibilité

 

En ceci le

Bouton de Rose

Est semblable

A la modestie

De la Graine

 

Selon le processus

 de réduction

De condensation

La Graine est

 le point ultime

Celui que jamais l’on

ne peut outrepasser

En-deçà est le pur mystère

Le pur mystère

De la Venue au Monde

Des Choses

 

C’est un peu comme la

déroutante simplicité

d’une Goutte de pluie

Elle est la libre

 condensation

Du nuage

Elle est la parfaite

quintessence

 du Ciel

Elle est Tout Esprit

Venu dans la transparente matière

Elle est matière sans matière

Elle est elle et elle seule

Mais le Monde en son entier

S’y peut refléter

Miracle du Vivant

Lorsqu’il se fait Menu

Inapparent tel le sentiment

A contre-jour de la clarté

 

La magnifique Goutte de Pluie

Que le Sillon d’Argile

Appelle telle sa complétude

Le Sillon est beau qui vit en Soi

Au creux intime de Soi

Le sillon est unique

Qui glisse parmi

La souple ondulation

De ses Frères

Le Sillon

est creuset

De la Vie

En lui fermentent

Les Trésors dont l’Homme

Parfois, n’aperçoit guère

L’insondable secret

 

L’Homme n’est

que par

Le Sillon

La Graine

La Goutte

 

Il a été parlé de l’Arbre

Ce Roi qui essaime sa puissance

Sur tous les orients de la Terre

Mais rien encore n’a été dit

De l’Écorce qui le vêt

Qui est sa parure

Souple et lisse

Ou bien rugueuse

Ocellée ou

bien flexueuse

Parcourue

De l’incessant trajet

Du Peuple des Insectes

 

Sa croûte lézardée

Ses profonds sillons

Ses barres rocheuses

Ses vertigineux ravins

Ses lignes de faille

Ses diaclases

Tout ceci se donne

Comme un Microcosme

De la Terre

Une sublime

correspondance

Une osmose

 

Rien jamais

Ne se peut séparer

 

L’Arbre est l’Arbre

Parce que la Terre

La Terre est Terre

Parce que le Sillon

Le Sillon est Sillon

Parce que la Graine

La Graine est Graine

Parce que la Vie

 

El les merveilleux Insectes

Et la mince tige

De la Fourmi

Cette brindille noire

Si laborieuse

Cette discrétion

De la terre

Ces colonnes si entêtées

Cet acharnement

A être Soi

Å seulement

Thésauriser

Afin que Vivre

Ne soit nul hasard

Qu’une logique s’installe

Depuis la cueillette

Jusqu’à la manducation

Depuis la manducation

Jusqu’à la Mort

Le dernier acte

teinté de suie

 

Paradoxe terrible

des ressemblances

Meurtre sans fin

des analogies

 

Le Simple des choses,

oui

Le Simple des Mots,

oui encore

Ces Mots qui nous

Font Homme

 parmi les Hommes

 

Alliance

Fenaison

Ouate

Lumière

Dune

Diaphane

Diatomée

Diamant

 

Grande beauté du DIA

 « ce qui Traverse »

préfixe de l’Exister

en sa fluence

le DIA est la marge d’Espoir

le DIA est combat

contre la dure factualité

 

un mot encore

dans la plénitude de son Être

 

Métaphysique

 

Avec son esthétique

Graphie grecque

μετά 

 

L’Après

L’au-delà de

 

Préfixe de l’Imaginaire

S’il en est

 

Préfixe de la Liberté

S’il en est

 

Alors comment représenter

Ce qui n’a nul contour

Nul contenu

Sauf celui de nos Songes ?

Et le songe souvent

Si embrouillé

Si confus

Comment lui donner

Une assise simple

Un Lit flotte en l’air

Un Nuage flotte

au-dessus du Lit

 

Le Rêveur

est absent

 

Le Songe est

absence de Soi

 

Faire du Songe

Une simple

 racine blanche

dépouillée

Qui s’enfonce dans

notre propre humus

 

Homme = Humus

Retour différé à la Terre

Racine qui court

Dans le silence

De la glaise

Sans doute la métaphore

du Simple

En sa plus haute venue

 

Le Simple est

Dépouillement

Dénuement, solitude

Retour à Soi

 

En son ultime contrée

Avant il n’y a Rien

Après il n’y a Rien

Le Simple est

Notre seul Viatique

Tout ajout

N’est que fioriture

Toute addition

Que perversion

De notre Essence

 

Et, au titre du Simple

En son ultime effectuation

Nous allions oublier

Dans notre hâte

De citer le

Merveilleux

GALET

l’Ovale en sa perfection,

La Couleur

En sa douce griserie

Le Toucher

En sa guise de soie

 

Le Galet

Est un

Monde-en-Soi

Sans nulle césure

Qui viendrait en

Atténuer l’Essence

 

Le Simple

En tant que

Le Simple

 

Toujours

Le Simple

Revient

Au Simple

 

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27 mai 2023 6 27 /05 /mai /2023 08:35
De l’être des choses venu à la révélation

 

« Chambre avec vue »

Cyrille Druart

Only Analogue Photography

 

***

 

   Voyez-vous, longtemps je me suis demandé si les fantasmes étaient symbolisables, si on pouvait en voir la forme en songe, en dessiner le portrait, les installer au cœur de son imaginaire comme on y loge un paysage dont, depuis toujours, on a été hanté par la grande beauté. Longtemps je me suis demandé si les événements pouvaient faire l’objet d’une prescience, si une manière de subtile intuition pouvait en précéder la venue. Certes, je reconnais ce sont des questions insolubles mais fascinantes cependant au seul motif de leur énigme. Longtemps je me suis demandé qui, du réel ou de la fiction, l’emportait dans le choix que je faisais d’orienter mon existence selon telle ou telle voie. Et voici qu’aujourd’hui le hasard me comble au centuple des angoisses depuis longtemps éprouvées du sein même de ces interrogations qui, pour n’être nullement vitales, n’en sont pas moins des manières d’urgence, lesquelles, tout le temps qu’elles demeurent irrésolues vous chauffent l’âme à blanc tant et si bien que les nuits sont pâles tels des jours, que les jours sont sombres telles des nuits. Mais je ne cogiterai guère plus avant, tant il m’est devenu indispensable de vous rejoindre par la pensée maintenant que vous n’êtes plus qu’un léger cirrus sur le ciel de mes souvenirs.

   Je ne sais quelle curieuse lubie, ce jour de printemps, m’avait fait déserter mon appartement du Quai aux Fleurs pour gagner cet immense bâtiment gris de la Bibliothèque des Antiques où, de temps à autre j’allais occuper la mansarde pour y compulser quelque ouvrage sur les Anciens Grecs, ces magnifiques Philosophes sans lesquels nous ne serions nullement ce que nous sommes, nous autres Occidentaux couchés sous la lumière déclinante de l’Hespérique. Mais il me faut maintenant en venir à un ciel qui pour n’être nullement Olympien, n’en dévoile pas moins en son sein une Déesse au moins d’une égale beauté à celle d’Aphrodite, un prestige pareil à celui d’Athéna. Seul en ma mansarde, c’est un privilège que j’ai obtenu du Bibliothécaire qui préside à l’ordonnancement des lieux, j’ai tout à loisir le temps de m’immerger dans les pages d’anthologie de la littérature antique et, à la suite, de longuement rêver sur les généreux paysages qui bordent la Mer Égée et autres ilots répandus tels de minces cailloux au centre de cette immense mare d’un bleu si profond qu’il semble tout droit venu du mystère des abysses. Au beau milieu des ouvrages que je lis tantôt dans la langue originale, tantôt dans ma propre langue, m’arrive-t-il souvent de m’évader en laissant errer mon regard au travers de l’encoche de lumière qui se découpe sur le clair-obscur de ma pièce de lecture et de méditation.

    Je n’ai plus le souvenir exact du jour béni où, détachant mes yeux d’un passage de « L’Iliade » ou de « L’Odyssée », ma vision se porta un degré plus bas, sur cet immeuble limité par la confluence de deux rues, un genre de proue levée en plein ciel. Å l’accoutumée, le navire de pierre était vide de ses occupants, ses fenêtres occultées par ces persiennes de métal qui sont le lot commun de l’habitat parisien. La partie supérieure de l’immeuble se terminait par un genre de galetas dans lequel s’ouvrait une lucarne dont la décoration, du reste, me faisait penser à ces chapiteaux évocateurs des anciens temples grecs. Un peu comme si un fragment symbolique de la Bibliothèque sise plus haut se fût détaché de ses hauteurs olympiennes pour rejoindre de plus terrestres occupations.

   Vous raconter la suite de l’histoire est pour moi pures délices, réenchantement d’un Monde bien en peine de trouver sa voie. Ma vue, progressivement, s’étant accommodée au tableau qui lui était proposé un peu plus bas, portant encore en elle la transcendance des dieux grecs, ne tarda guère à se satisfaire de la belle immanence qui la visitait à la manière d’une grâce. Parfois est-il plus difficile de tracer l’empreinte d’une joie soudaine que de décrire, par le menu, un malheur venu vous visiter à la croisée de votre destin. Mais je ne vous tiendrai davantage en haleine, oppressé que je suis à la simple idée que l’évocation de ce moment heureux pourrait m’être soustraite par je ne sais quelle décision hors de moi, dont je ne pourrais soupçonner la lointaine origine. Mais le seul temps qui convienne maintenant à mon récit : le présent le plus immédiat qui soit, nullement un discours différé qui ne pourrait m’exiler de qui-je-suis et, en quelque sorte, me perdre en moi, ce qui, sans doute, est le sort le plus cruel qui se puisse envisager. On est à la fois le mal lui-même, son origine, et celui qui en attise les pathétiques braises.

   Donc, sise dans l’encadrement de sa lucarne, une Présence dont il me faut préciser quelques contours. En arrière de l’appui de fer ouvragé de la fenêtre, les lames d’un parquet ciré qui luisent dans l’obscurité, un genre de conscience du sol si vous préférez. Puis une large couche blanche, de chanvre ou de coton dont mes yeux tâchent de palper le moelleux, d’éprouver la souple texture de soie. Il ne peut s’agir que de ceci, la couche royale commise au repos d’une Déesse. Et, dans la diagonale du clair-obscur, comme émergeant d’un tableau de Rembrandt, des attributs divins, deux jambes hâlées, lisses tel le galet, parfaites en leur forme. Le genre d’un Idéal s’offrant dans le réel, une manière d’évidence heureuse dont l’épaisseur du temps qui me sépare de cette divine vision n’est nullement parvenu à effacer la subtile trace. Bien au contraire elle ne fait que rutiler à mesure que le temps déplie ses pétales dans « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », pépite symboliste dans le dédale gris des jours.

      La jambe droite est allongée dans le signe d’une sérénité, comme si rien n’en pouvait troubler le repos. La jambe gauche, à demi relevée, dit, quant à elle, un genre de position sur le qui-vive, un éveil venant contrarier le geste d’abandon de celle qui ne semble devoir s’adonner qu’à un éternel silence. La totalité de ma vision est comblée de ce fragment humain, de cette féminité tronquée qui, loin d’en être diminuée, s’accroît de cette absence, de ce vide qui ne creusent nul désarroi, mais au contraire dessinent les contours d’une plénitude. Nulle frustration face à ce tableau incomplet. Ce que masque le montant de la lucarne, mon imaginaire le multiplie au centuple, l’étoffe, le déploie et c’est comme si cette Inconnue était venue poser une énigme dont j’étais le seul témoin, donc le seul en mesure d’en pouvoir déchiffrer le rébus. Un peu comme ces hiéroglyphes des anciens textes grecs qui me mettent en demeure de les comprendre, faute de quoi ils pourraient bien s’effacer de ma mémoire.

   Certes, pour un esprit attaché à ne voir, dans le réel, que l’architecture d’une complétude, l’épreuve eût été redoutable. Pour moi, grand rêveur devant l’Éternel, ceci même qui s’offrait à moi dans le genre d’une éclipse était l’assurance de longues et fructueuses heures de méditation. Cette Déesse avait creusé en moi cette niche au sein de laquelle je la rejoignais, comme le jumeau est attiré par son image homologue, simple réverbération, écho de Soi. Voyez-vous, encore, après que bien des jours ont passé, je pourrais à la seule force de ma mémoire, depuis mon appartement du Quai aux Fleurs, regardant naviguer les péniches sur l’eau boueuse de la Seine, tracer le dessin de ce qui fut, inclure dans le rectangle de la fenêtre cette pure Apparition, lui donner un nom, lui destiner quelque aventure, la porter au lieu même où ses désirs pourraient la conduire s’ils prenaient corps, ici, à Paris, sous le ciel gris des toits de zinc.   

   Sans doute vous doutez-vous de mon observation inquiète des jours qui suivirent la « révélation ». Jamais Déesse ne reparut. Jamais les archets de ses jambes n’interprétèrent quelque divine symphonie. Cependant, elle est en moi plus que, supposément, elle n’a jamais été en Soi. Irrémédiablement, à son insu, elle fait partie de moi, elle m’accompagne le long des rues de la ville, elle clignote parmi les Héroïnes des romans que je lis, elle me fait signe dans tel tableau impressionniste ou symboliste. Elle est, dans cette manière de nébulosité qui étreint mon âme, moi-plus-que-moi, moi-dilaté, moi-agrandi aux dimensions du cosmos. Ce qui, jusqu’alors, dans les ruelles tortueuses de mon esprit, se donnait comme opacité et manque, voici que cela s’anime dans la transparence du cristal. Cette gemme sur son lit, laquelle eût pu se réfugier dans le plus pur silence, la voici vivante-plus-que-vivante, elle parle et rit, elle pleure et soupire, elle est ma Confidente comme je suis l’Auditeur de ses peines et de ses joies.

   Ne trouvez-vous étrange cette force d’aimantation du réel lorsqu’il est transfiguré par quelque inclination fantasque, lorsqu’une image en dit plus long que cette statue de chair et d’os qui vient vers vous dans le jour qui brasille, lorsque sur ce quai de gare où coule une glauque lumière, sur le quai désert donc, sauf vous, une Belle Inconnue se lève pour-vous-rien-que-pour-vous ?

 

Une Absence qui

devient pure Présence.

 

La folie du Réel est terrassée,

elle qui voulait se donner

comme la seule certitude possible.

 

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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26 mai 2023 5 26 /05 /mai /2023 07:53
Avant d’être arrivé à Soi, Après

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Il y a le Monde, le vaste Monde, avec ses collines semées d’herbe, ses vallées profondes, ses hautes montagnes, les flaques immenses de ses Océans. Il y a le complexe réseau des routes, les nœuds ferroviaires pareils à des énigmes. Il y a les villes tentaculaires, on dirait des pieuvres. Il y a les tours d’acier et de verre. Enfin il y a les Gens par milliers, par millions, Jaunes, Noirs, Blancs, Rouges qui parcourent tous les méridiens de la Planète, ils ressemblent à des essaims fous à la recherche de quelque provende, en réalité à la recherche de-qui-ils-sont. Puis, tout au bout de la chaîne, identiques à un maillon perdu dans l’immensité du Monde, il y a cet Homme que-je-suis, cette Femme que-vous êtes et, surtout le questionnement que nous sommes venus poser aux Choses que nous rencontrons à la manière d’étranges vis-à-vis. Autrement dit, il y a notre confondante singularité faisant fond sur le multiple, le pluriel, le disséminé et, le plus souvent, l’indéterminé au motif que, du Monde, nous ne saisissons jamais qu’une image, n’écoutons que l’une de ses narrations, ne rencontrons qu’un faible et évanescent échantillon de ses créations.

   Certes on peut vivre sans se poser autant d’interrogations, plonger son museau fouisseur dans un rassurant humus, forer son trou de taupe et n’être que pur silence parmi le charivari partout    présent, n’être qu’une forme invisible parmi l’éparpillement des autres formes. Certes, on le peut, au moins virtuellement, nullement réellement puisque, par essence, Êtres-Parlants, comment pourrions-nous nous exonérer de la question, du besoin de connaître, de percer un peu de la légende de ceci même qui nous entoure et ne profère rien, du moins dans une première approche ? Comment pourrions nous opposer au bavardage du Monde notre propre mutisme, notre retrait dans quelque coulisse dont on espèrerait qu’elle nous mît à l’bri des déconvenues, creusât pour nous la niche au sein de laquelle trouver repos et assurance ?

   Certes nous pouvons vivre d’illucidité, comme si nous jouions à la roulette et attendre du Hasard qu’il nous plaçât sur le Grand Échiquier en position de Roi, nullement de Fou ou de simple Pion. Car, fût-on de modeste naissance, au plus profond d’un secret bien dissimulé, nous nous souhaitons en pleine lumière, hissés sur un piédestal, toisant du sommet de quelque Olympe, tels les dieux antiques, les jeux des Hommes et des Femmes au sein du carrousel qui est le leur. On serait dieu et homme à la fois, sans doute demi-dieu, cet étrange composé mythologique se sustentant à deux sources, s’attirant les grâce des Immortels, mais aussi celle des Mortels, pensant puiser à l’aune de ce constant paradoxe les faveurs les plus effectives.

   Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’objets déterminés que l’on peut localiser facilement dans l’espace et le temps, leur assigner des polarités terrestres, les situer sur une échelle de valeur, tâcher de deviner la place qu’ils occupent dans un gradient hiérarchique. En un mot, notre regard nous l’avons volontairement circonscrit dans l’orbe des choses visibles, nous gardant bien d’interroger tout se qui gravite autour, par exemple l’Invisible, le Néant, le Rien, l’Inapparent. Ces mots de haute tenue qui portent en eux aussi bien la possibilité d’une inquiétude, aussi bien les perspectives d’une joie sans partage.

   Or si nous sommes inscrits dans l’ordre de la Présence, nous le sommes tout autant dans l’ordre de l’Absence, du non-encore-venu-à-jour, de l’irrévélé, de l’avant-genèse des Choses et des Êtres. Si la psychanalyse nous met en demeure de nous reconnaître parmi les figures identificatoires du Père-Loi ou de la Mère-Réceptacle, jamais elle n’outrepasse les deux bornes de l’en-deçà, de l’au-delà. Elle se confine à la parenthèse existentielle et même l’inconscient qui pourrait s’extraire de cette lourde contingence, toujours il est ramené à tel événement, tel lapsus à tel accident, tel désir projeté sur une personne en chair et en os.

   Mais est-il bien sûr que notre aventure ontologique se situe exclusivement entre ces deux pôles ? Ne conviendrait-il de franchir ces limites de pierre et de roc, de chercher à apercevoir la sourde pulvérulence qui essaime à l’entour de ce qui nous est familier ? Certes, sommes-nous assurés de notre existence, du moins en théorie, mais notre totalité, notre unité se réduisent-elles à ces pures évidences, à ce qui vient à nous dans la conformité que, d’emblée, nous leur attribuons ? Sans doute notre réassurance primaire se satisfait-elle de ces évidences qui, toujours, sont évidences pour notre sensorialité, essentiellement pour notre regard. Ne vaudrait-il pas mieux pratiquer un décèlement du réel, en ouvrir la bogue, en explorer le chatoyant corail ?

   Ne nous est-il enjoint, d’accomplir le trajet essentiel de notre propre genèse ? Il est en arrière de nous dans la nécessaire nébulosité de notre naissance. Il est en avant de nous dans le champ obscur qui sera ouvert par notre mort. L’image ici présente de Barbara Kroll fait voler en éclat la coque matérielle de la physique et ouvre une brèche dans le mystérieux et l’inaccompli, autrement dit dans ce qui, sous couvert de silence et d’invisibilité, est le moyen le plus immédiat de nous reconduire à ceux-que-nous-sommes, des enfants de la Métaphysique qui connaissent une éclaircie le temps de quelques aventures humaines. Bien évidemment, méditer sur de l’intangible, de l’inapparent est forcément entreprise délicate. Cependant, à cette fin, nous pouvons disposer de trois vecteurs d’approche : l’analogie, la métaphore, enfin l’allégorie. Or, pour nous en tout cas, l’esquisse de l’Artiste entre bien dans ce dernier cas de figure. Pour notre part nous y voyons, quoique dans l’approche, le flou, l’approximation, les principaux traits qui déterminent l’essence humaine, dans ses franges, dans ces halos certes, mais c’est bien là que gisent les fondements de l’aventure anthropologique. Maintenant convient-il d’interpréter, à nos risques et périls. De toute manière toute interprétation est nécessairement située dans l’irréel, l’imaginaire, le plus souvent dans le feu d’une intuition qui, tel l’éclair, dit peut-être la Vérité mais se retire aussitôt dans son cèlement essentiel.

   Cette image est troublante. Cette image nous confine à quelque vertige comme si nous étions soudain placés face à un illisible abîme. Cette image que, pour notre part, nous vivons à la manière de l’emblème de l’avant-Vie, de l’après-Mort, (y aurait-il équivalence, valeurs convergentes, identité en quelque sorte ?), cette image donc tire toute sa puissance signifiante (étrange paradoxe) de ce qui, non-sens absolu, ne saurait avoir quelque signification, à moins que cette dernière ne soit cryptée, ésotérique, nécessitant l’apprentissage d’un code secret. Ce que l’image semble ici poser dans l’ordre de l’évidence, le langage peine à en restituer la fuyante, l’évanescente nature. Cependant nous ne pouvons nous contenter de confier à notre seul regard, à notre sensorialité, le soin de venir à bout des sèmes inaperçus semés ici et là, qu’il nous faut bien essayer d’approcher afin de ne demeurer dans la banlieue d’un sens sans polarité, sans contenu apparent, manière de fable aux mots troués qui disparaîtrait à même son énonciation.

   Ce qui, présentement, est difficile à saisir, ce flottement indéterminé, cet espace de pure vacuité qui oscille indéfiniment entre le non-être et la possibilité d’être. Ces énigmatiques figures (ce sont les nôtres selon l’hypothèse que nous formulons), nous placent face à une aporie constitutive : ne se saisit-on jamais qu’à la manière d’une brume sans consistance, d’une fumée que boirait sans délai un ciel vide ? Ces formes ne sont formes qu’après avoir été, qu’avant même de trouver le site de leur présence. Ces formes ne sont formes que dans la grâce de l’instant. Dès qu’entamée, leur temporalité connaît déjà son déclin. Mais alors, seraient-elles porteuses d’éternité seulement avant de paraître, après avoir paru ?

   Le traitement de l’image, esquisse à peine entamée, biffure des formes naissantes nous installe d’emblée dans le vaste et mystérieux domaine de l’antéprédicatif, de l’a priori, avant même (ou après) que l’existence a trouvé ses propres assises terrestres. Ce qu’il faut en déduire, que ces formes sur le point d’être sont totalement libres de se donner de telle ou de telle manière. Leur fort coefficient d’indétermination leur ouvre tous les espaces, tous les temps. C’est une chair invisible avant même que le mystère de l’incarnation puisse avoir lieu. C’est le silence qui précède le mot comme sa condition de possibilité. C’est à partir du silence que se déploie la pure merveille de la parole. C’est du Trou, du Rien, du Néant du Non-être que l’être tire la nécessité qui le rend visible.

   Certes on a beaucoup glosé sur l’être, sur la quasi impossibilité de « l’en-visager » (de lui conférer une épiphanie, de le rendre « palpable » en quelque sorte), sur le vide adjectival qui lui est intimement coalescent. Sur le plan métaphorique : une sorte de dentelle qui n’exhibe jamais que ses trous, jamais la trame qui en relie l’essence. Nécessairement l’être ne peut se sentir tissé de voiles si arachnéens qu’aucune substance ne pourrait en traduire la supposée forme. Le pourrait-elle et l’être, devenu étant, perdrait tout son prestige et l’étant toute possibilité de faire sens puisque c’est bien l’être de l’étant qui manifeste l’étant et seulement lui. L’être-rose de la rose est son déploiement même, il n’est ni abstraction ontologique, ni pure matérialité parvenue à son terme. Il n’y a accomplissement de la chose qu’au travail inapparent de l’essence qui en nervure la venue en présence. L’être est passage, translation, mouvement dynamique, chemin du repos à l’acte puis repos se ressourçant à une origine constamment renouvelée.

   Les visages à peine marqués, les corps à la limite d’une visibilité sont les témoins oculaires de cette effervescence interne de l’être qui ne bourgeonne qu’à accomplir sa propre genèse en-lui-hors-de-lui, dans cet éternel mouvement de balancier qui, jamais ne le rend visible (il y a être seulement, l’être à proprement parler n’est pas), toujours en retrait, en absence, en effacement et il est heureux qu’il en soit ainsi pour la simple raison que les phénomènes  ne pourraient exhiber leur revers qu’à s’annuler eux-mêmes. Ici se montre de façon nette le hiatus qui existe nécessairement entre la valeur symbolique du langage et la valeur ontologique de ce-qui-se-montre-à-nous. Le langage est purée évocation. Le Réel est pure présence. Et, une fois encore, nous aurons recours à la force de visualisation de l’analogie. Imaginez une pièce de monnaie avec ses deux faces. L’avers porte la Figure, autrement dit le phénomène. Le revers porte le Chiffre, à savoir le prédicat qui détermine le phénomène., en indique la valeur en quelque sorte.  Quant au liseré entre les deux, la carnèle, symboliquement, se montre comme l’espace du déploiement entre être et chose, en même temps qu’il correspond à notre propre espace de compréhension de ce qui vient en présence, à vrai dire bien plutôt une saisie intuitive qu’un échafaudage strictement conceptuel.

   Ces étranges créatures sans contours précis, dont on ne peut réellement savoir si elles sont en-deçà de la ligne ou bien au-delà, cette nuit informe et surréelle, ces teintes qui n’en sont pas, une simple cendre, une pulvérulence qui paraît ne sortir de soi que pour y mieux retourner, tout ceci, cette énonciation à mi-voix, cette figuration à mi-regard, ce flou des lisières, cette hésitation de l’aube, ce fourmillement des choses sur le point d’être, de n’être pas encore ou bien d’avoir été, tracent les contours toujours hésitants, constamment remis en question, ces constants allers-retours dont la Condition Humaine est l’étrange mise en musique. Une symphonie que remanie une fugue, une fugue qui s’élève en symphonie.

 

Et nous les Hommes,

vous les Femmes

qui sommes des

êtres de l’entre-deux.

 

 

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24 mai 2023 3 24 /05 /mai /2023 07:43
La profondeur du Réel

Carlos Godinho

 

***

 

   Jamais, devant le réel, nous ne demeurons inertes. Faisant face au réel, cela parle en nous, cela image en nous, cela résonne en nous, cela mobilise la dentelle immense des réminiscences, cela fore au plus profond de notre corps, cela crée le jeu infini des analogies, des relations, des correspondances. Nul objet, fût-ce le plus anodin, le plus discret, ne s’efface devant notre regard, ne se biffe devant notre conscience. Rien de ce qui est venu à nous et vient encore à nous ne renonce à faire présence, à s’élever au mérite de quelque pensée. Ce qui est à proprement parler « extra-ordinaire », ce qui s’arrache au réel pour féconder notre esprit est la mesure du sans-limite. Å observer le Monde tout autour de nous et tout s’affilie au mouvant, au transitif, au nomadisme infini. Regardant tel objet et, déjà, nous ne sommes plus dans une position de fixité à son égard, et déjà nous imaginons quantité de perspectives nouvelles, de topologies infinies. Tout se dilate, tout se spatialise. Et l’objet, paradoxalement, déserte la position qu’il occupe dans la présence du Présent pour gagner d’autres rives temporelles passées ou futures, sa mouvance est principe de temporalisation et le sablier ne sait plus où commence son mince filet de mica, où il finit, comme si un temps cyclique s’était instauré selon le mode étrange de l’Éternité.

   L’objet devant nous, le mur, la fenêtre, les dalles du plancher ne nous laissent nullement en repos, toutes ces choses nous requièrent afin que, cheminant de concert, une compréhension de leur surgissement se tienne dans l’ordre du possible, dans l’ordre de l’indéfiniment reproductible. Ceci se nomme « pure merveille » et demande à être approché autrement qu’à l’aune d’une attention discrète. Tout comme notre langage témoigne de notre profondeur, les choses rendent compte de la profondeur du monde. Chaque profondeur en vis-à-vis creuse la profondeur analogue, accomplit son SENS jusqu’à une manière d’ivresse dont nous les Hommes, vous les Femmes sommes les réceptacles, manières de jarres creuses où résonne toute la beauté vacante du Monde. Tout creux est condition de possibilité de la plénitude, cet état que nous cherchons désespérément alors que nous sommes possédés par lui, le plus souvent à notre insu. C’est à un constant processus alchimique auquel notre conscience est invitée. Il lui suffit d’écarter les voiles d’ombre pour que se donne la plus vive et signifiante lumière. Ce qu’il faut dire encore du Réel c’est qu’il est un constant et infini emboîtement de Formes. Cette Forme au premier plan, par exemple un simple verre destiné à la boisson, porte en elle, comme en écho, comme en réverbération, tous les verres du Monde et l’ensemble des significations qui leur sont coalescentes, les narrations qui peuvent monter d’elles, les figurations naïves ou artistiques dont elles constituent le prétexte, le plus souvent devenu invisible au fil du temps.

   Le Réel, qu’on donne le plus souvent pour une matière palpable, concrète, voici qu’il devient l’athanor à partir duquel peuvent s’élaborer des concepts, croître les infinies ramifications et arabesques de l’imaginaire. Ce qui veut simplement signifier, qu’à la différence des Anciens Grecs, qui n’attribuaient d’âme qu’à la substance végétale ou animale (et bien entendu humaine), peut-être faut-il l’étendre au Monde des Objets, condition nécessaire de leur métamorphose. Mais nous nous apercevons tout de suite que ce raisonnement porte à faux, que le changement d’état de l’objet n’est nullement de son fait mais ne résulte que d’un événement que nous projetons sur lui afin de le mettre en adéquation avec la force inassouvie de notre désir. Oui, c’est bien NOUS qui modelons le Réel à notre guise, comme s’il était simple pâte d’argile ductile dans laquelle nous imprimerions les empreintes dont notre psyché est le continuel et toujours renouvelé réceptacle.

   Et maintenant, si nous focalisons notre vision sur l’image située à l’incipit de ce texte, que pouvons-nous en tirer qui ne soit le jeu d’une pure gratuité ? Et, comme à l’accoutumée, il nous faut d’abord décrire le Réel qui vient à notre encontre, afin de le faire nôtre et poser quelque hypothèse à son sujet. La pièce, indéterminée au premier abord, est plongée dans un clair-obscur où l’ombre l’emporte sur la lumière, ce qui contribue à nimber l’image dans une sorte d’ambiance mystérieuse, secrète. Et c’est bien à l’aune de ce retrait, de cet effacement, de cet inapparent que cette représentation nous concerne au plus haut point, comme si, soudain, la totalité de notre existence était suspendue à sa présence même, à la question qu’elle nous pose et nous met en demeure de résoudre. Nous n’aurons de réel repos qu’à en avoir désoperculé la lourde opacité, à avoir tenté d’en saisir la possible transparence, ce SENS qui brasille sous le couvert de cendres de ce qui vient à nous.

   Ainsi cette Nuit qui encadre l’image, c’est notre nuit celle, présente, qui teinte notre angoisse, tresse à l’entour de notre finitude les pampres de l’obscur. Cette nuit, c’est notre nuit passée lorsque, enfant, au travers de la croisée entr’ouverte, le rayon de la Lune veillait sur le repos de notre sommeil. Cette nuit, c’est l’attente fébrile, moite, un peu suffocante de l’Amante dont nous désespérions de ne la rencontrer qu’en songe. Cette nuit, c’est cette éclipse déjà lointaine, cette aube soudain glissant sur toutes choses, les animaux se réfugient au plein de leur terrier, les feuilles des arbres sont immobiles, les gestes d’amour sont suspendus, l’étrangeté de la lumière parcourue de sombres mouvances nous fait craindre que le jour, à nouveau ne se lève, qu’une nuit éternelle ne s’annonce comme le seul possible qui nous sera alloué pour le reste des jours à venir.

   Cette Fenêtre étroite que quadrillent les minces armatures des petits bois, c’est celle-là même au travers de laquelle notre regard adolescent cherchait à déchiffrer le monde, à percer quelques unes de ses aventures. Les volets sont tirés, juste pour laisser passer un prisme de faible clarté. Sur la table, le maroquin d’un livre à la douce couleur d’acajou. Un titre : « La force de l’âge ». Un Auteur : Simone de Beauvoir. Une joie : celle d’entrer dans le domaine feutré d’une littérature de la vie, là où rayonne ce mode d’exister que l’existentialisme prétendait ériger en philosophie de la liberté.

   Cette Assise, simple planche de bois supportée par deux jambages, c’est le souvenir de l’étroite guérite du confessionnal qui, en ces temps de simplicité et d’accomplissement immédiat, était la seule thérapie, la seule psychanalyse à laquelle se confiait notre jeune âge, comme si notre départ dans la vie ne pouvait s’envisager qu’à l’horizon d’une relation à Dieu, dont le Confesseur était le Représentant sur Terre.  Encore au creux de l’oreille l’entrelacement de deux chuchotements. Sans doute Dieu avait-il l’ouïe fine !

   Ces Lames de Plancher lissées d’un doux éclat, ce sont celles, réelles ou imaginaires qui meublaient le sol des chambres successives, la native d’abord, perdue dans les limbes du passé, une douce campagne s’étendait alentour. Ce sont aussi les lames de la chambre de la petite enfance, ce refuge cotonneux, ce généreux intervalle qui abrite du Monde, met à distance, projette sur Soi la bienveillance de l’ombre maternelle. Puis les chambres plurielles qui jalonnent le parcours de la vie. Chambres d’étude et de repos, chambres d’écriture et de méditation, de longues méditations, elles sont le recueil dans l’intime, l’abri, le port d’attache avant que de cingler vers les hautes eaux, de connaître les marées d’équinoxe, ces hasards de tout cheminement. Lorsqu’il est retrouvé, le plancher, sa patine benveillante constituent le lexique personnel par lequel se reconnaître, ne nullement sombrer. Toujours il faut un port, un havre de paix, un golfe où se protéger des meutes et des caprices du vent.

   Le sujet de la chambre, sa richesse symbolique nous font inévitablement penser à l’œuvre de Rembrandt, « Le philosophe en méditation », non que ma vie, en quelque période que ce soit

 

La profondeur du Réel

ait été poinçonnée à l’aune de la Philosophie, simplement au motif d’une nature inclinée à la contemplation plutôt qu’à l’action, à l’imaginaire, à la rêverie, à « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » selon le beau mot de Pierre Réverdy. Plutôt l’Esprit que le Réel. Alors, me direz-vous avec raison, l’image de gauche est une assise vide, le Philosophe ne s’y inscrit jamais qu’à halluciner sa présence selon une pure détermination qui le fait être là où il n’est nullement. Pensant ceci, vous ne vous inscrirez que dans cet éternel Principe de Réalité, lequel porte en son revers ce Principe de Plaisir qui est l’ornement de l’imaginaire, la parure étincelante de la rêverie.

   En toute logique, Nuit, Fenêtre, Assise, Lames de plancher n’ont été le prétexte qu’à broder une ganse autour du Réel, à l’assortir d’un passement dont nous avons pensé que leur rayonnement, leur prestige suffisaient à gommer tout ce qui vient dans la présence d’une façon strictement matérielle, obtuse, incontournable en quelque façon. Comme exprimé plus haut, les Choses portent en elles une étrange et heureuse polysémie et nous, en tant que Voyeurs de ce Monde, nous n’en extrayons jamais que ce que nos plus profondes affinités ont trouvé utile de porter à une sorte de séduction. Tous ces emboîtements du Réel, tous ces assemblages baroques selon la figure des poupées gigognes, c’est Nous et seulement Nous qui en avons dressé la singulière cartographie. Tel Autre n’en eût retenu, peut-être, que la dureté matérielle, l’aspect fonctionnel, l’architecture utilitaire. Mais peu importe le mode d’approche de-ce-qui-est. Ce-qui-est, avant tout, c’est ce dialogue particulier que nous entretenons avec les choses, cette belle et confondante originalité avec laquelle notre chair s’ordonne, comme le ciel choisit les nuages qui le traversent. Car il nous faut croire à un monde animé et magique des Choses, à notre propre pouvoir de les métamorphoser, de les faire à notre main, de les voir selon les perspectives successives de notre regard. S’il y avait, sur Terre, le faisceau d’une unique vision, alors tout se décolorerait et la précieuse polysémie s’abîmerait dans une manière d’humus inconsistant.

 

Or, ce que nous voulons,

ce sont les sillons d’argile flexueux,

pareils aux vagues ourlées

d’émeraude de l’Océan.

Toujours le Monde est

à recommencer,

à chaque Parole,

à chaque Regard,

 à chaque Geste.

 

                                                               

 

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21 mai 2023 7 21 /05 /mai /2023 09:17
Qu’en est-il du Rouge ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Lorsque votre intuition vous signale un Être de lointaine venue, un Être qui, par le plus pur des hasards pourrait bien se lier au vôtre, ou au moins vous influencer, infléchir le parcours de votre existence, vous n’avez de cesse de vous interroger à son sujet. Alors, dans une manière d’abord un peu chaotique des choses, vous vous demandez la nature de son sexe, la couleur de ses cheveux, la profondeur de son cristallin, l’inclination toute romantique de son âme ou bien, en son opposé, la verticalité d’un rationnel sans faille. Enfin vous vous interrogez sur tout et sur rien, comme si, de vos doutes, de votre constante hésitation, ne devait naître rien moins que le bloc d’airain inaltérable de la réalité. Mais, tout comme moi, vous n’êtes nullement sans savoir que toute réalité n’est qu’illusion, qu’elle se recompose à chaque instant, selon les projections de chaque Individu, qu’elle est perpétuelle métamorphose, réaménagement continu de ces images qui viennent à nous dans une façon d’aimable approximation.  Mais si le réel, par nature, jamais ne peut être saisi, pourquoi alors ne tenter de chercher ce qui en constitue la seule et première trame visible, à savoir le généreux chromatisme du Monde qui vient à nous et sature nos yeux d’une manière d’arc-en-ciel qui confine au vertige ?

   Imaginez un instant ceci : vous êtes le Passager, la Passagère d’un aéronef qui nage en plein ciel, bien au-dessus du souci des Hommes. La Terre est une simple boule qui vous apparaît sous la nuance de Bleu des Océans, sous celle Beige des Terres, sous celle Verte des marais de forêts, sous celle Jaune des chaumes d’été qui poudroient à l’infini, enfin sous celle, belle entre toutes, Rouille, qui confère à l’Automne son inimitable majesté. En réalité, et celle-ci est de l’ordre de l’évidence, ce sont les Couleurs et elles seules qui auront imprimé sur l’écran de votre rétine le sceau merveilleux des choses ici présentes. Vous aurez aperçu la palette d’un Peintre avec ses Terres de Sienne, ses Bleus Outremer, ses Jaunes Orpiment, ses Verts Véronèse, ses Violets Héliotropes. Toute cette variété colorée, certes vous l’aurez vue et il faut croire qu’une dominante aura frappé au cœur de votre sensorialité, ce Rouge si présent dans la psyché humaine. Car, si les couleurs désignent des choses, de prime abord, portant sur elles un regard plus précis, nous ne tarderons guère à nous apercevoir qu’elles sont le support de nos climatiques psychologiques.

   Or, ici, nous n’avons fait l’économie du Rouge qu’à en mieux cerner la substance, à en pénétrer l’essence. Å seulement observer la riche palette des Rouges et déjà se porte devant nos yeux éblouis la multiple et bigarrée Condition Humaine avec ses avancées et ses reculs, ses heures de gloire et ses mélancolies, ses hauteurs où brille l’esprit, ses bas-fonds où végètent et se fomentent ses plus sombres desseins. Certes, toute perception des Formes et des Signes est hautement subjective, liée à notre vécu intime, parfois à nos fantasmes, au théâtre personnel sur la scène duquel s’animent nos projets et espoirs les plus secrets. Pour nous, en tout cas, les déclinaisons de cette belle couleur Rouge se donnent de la manière suivante. Le jeu des « correspondances », lexique baudelairien s’il en est, se décline de la sorte.

 

Å l’atténuation d’un Bordeaux,

correspondent

colère et violences rentrées.

Au rayonnement d’un Écarlate,

sang et principe vital.

Å l’effervescence de Mars,

le pur danger.

Å la déchirure violente de Magenta,

les émotions les plus fortes,

les plus exacerbées.

Au surgissement de Vermeil,

le danger de la Révolution.

Å l’élégance sourde de Cardinal,

la passion, la sexualité dionysiaque.

 

   Vous, l’Apparition-sur-la-Toile, c’est Vous que nous essayons de décrypter au prix d’un laborieux inventaire des différentes teintes qui se présentent à nous. Nous savons bien qu’il y a péril à mésinterpréter, à surinterpréter, à vous dire telle que vous n’êtes pas. De toute manière, vous seriez bien incapable, Vous en premier, de vous définir telle la Venue-au-Monde dont vous portez l’esquisse à la manière d’un don à faire aux Autres, mais sur le mode de la réserve, de la prudence. On ne projette si facilement et sans quelque dommage qui-l’on-est sur le large praticable du Monde. Il y faut avancer à pas feutrés, derrière un masque (la « personne »), regarder par l’étroite fente d’une meurtrière, ne nullement se donner en pâture au regard des Curieux, ne nullement s’immoler dans les méandres de la foule qui ne sont que les linéaments apparents du Néant qui en creuse la mouvante et parfois fascinante effigie.

   Å bien vous observer, à faire votre inventaire formel, vous ne correspondez à aucune des classifications tentées en vue de faire apparaître l’infinie polysémie des Rouges. Ce qu’il faut dire de vous en une prudente approche, le fond de la toile qui déborde sur vous et vous constitue, sans doute à votre insu : des teintes vives d’Anglais que vient recouvrir, dans la nuance, un Garance à peine plus affirmé, puis un discret Nacarat semblable au velouté d’un fragile épiderme, puis quelques touches de Ponceau qui paraissent vouloir tout éteindre dans une manière de pudeur, de sobriété, de réticence en quelque sorte. Faire effraction, oui, mais avec un geste de retour vers l’origine, l’aube virginale, la page blanche qu’encore nulle couleur n’aura fait différer de Soi, un germe en attente d’Être.

   Voyez-vous, toute interprétation hâtive est sujette à caution. On se précipite sur le premier Feu venu, sur le premier Rose Corsa et on leur applique, en toute bonne foi, en toute inconscience, le sceau incontournable d’une définitive signification. Mais reste-t-il autre chose à faire que d’observer au plus près qui-vous-êtes, de vous investir de mots au plus près de votre Vérité (cette gageure !) et, dans l’orbe d’une modestie, de vous esquisser simplement, non telle que vous êtes (ceci est impossible, il y aurait trop de choses à embrasser !), mais telle que vous pourriez être selon les arabesques de notre infinie fantaisie. Voici : Il y a un étonnant paradoxe à vous faire venir au lieu de notre regard. Pour nous il est indécidable de nous prononcer sur le phénomène de votre venue. Est-ce ce Fond Rouge en nuance qui a déterminé votre propre genèse ? Est-ce vous, depuis les pouvoirs de votre Esprit qui avez appelé ce fond qui vous soutient, qui est le prédicat selon lequel vous serez image sur la toile du Monde ?

    Au point où nous en sommes arrivés de notre méditation, vous demeurez largement en-deçà, au-delà de tout ce que le langage pourrait vous attribuer comme valeurs, comme qualifications. Å nous qui tentons de percer votre secret, vous demeurez haute énigme et, à vous qui sondez votre silhouette, à vous ne demeurez-vous transparente, telle la goutte d’eau qui scintille au sommet du brin d’herbe ? Car exister est s’affirmer tel un signe irréfutable qui s’inscrit dans le vaste lexique du Monde. Or, si la gamme des Rouges ne suffit à faire votre inventaire, si les formes hésitent à vous constituer selon une forme vraiment huamine, que nous reste-t-il à tirer en tant que conclusion, si ce n’est que vous êtes une Irréelle sur lequel le Réel échoue à faire fond, que vous êtes pure affabulation, narration non encore venue à son éclosion ?

   Assise telle que vous êtes, chute blanche de cheveux, épiphanie barrée (votre visage a l’étrange consistance des Mannequins de De Chirico), haillons marrons de votre vêture, jambes à peine tracées sur le chemin mondain, quelle bizarre charade nous proposez-vous là, dont nul ne pourrait trouver la solution ? Mais jouons un instant à ce jeu des charades qui, autrefois était si en vogue, arasé qu’il est en nos contemporains loisirs par les images étranges qui surgissent de la Petite Boîte Magique et fascinent tant de Voyeurs, tant de Narcisse qui ne cherchent jamais à voir que leur propre image.

   Jouons donc et souhaitons tirer de cette charade bien plus qu’une fantaisie énoncée à propos de ce réel dont il a été précédemment parlé, dont tout un chacun pense connaître la substance, alors que nul ne serait capable d’en donner la définition.

 

Mon premier est au centre de mon visage

Mon second est l’abrégé de « l’année »

Mon troisième est la fin de « parti »

Mon quatrième est la fin de « briser »

Mon tout est ce qui énonce le Non-Être

 

Solution  NÉ-AN-TI-SER

 

   Voyez-vous, charmante Apparition, non seulement les Couleurs nous ont abusés, non seulement les lignes nous ont embrouillés, non seulement les signes nous ont biffés, mais à tâcher de pénétrer vos plus apparentes ténèbres, nous nous sommes réduits au silence, nous avons posé sur nos yeux des cachets de cire, sur nos oreilles des tampons d’ouate, sur notre peau un voile, comme si l’acte de vous voir nous avait conduits au Néant. Par Vous nous pensions exister. Par Vous nous sommes reconduits plus loin encore qu’une supposée origine. Par Vous nous ne sommes nullement venus à la Parole. C’est pourquoi tout, soudain, s’est effacé. Seule une immense plaine blanche sous laquelle nos corps de chair ne connaissent plus qu’un Hiver infini !

 

 

 

 

 

 

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19 mai 2023 5 19 /05 /mai /2023 07:30
Å peine venue au Monde

« Autoportrait au Collier de perles »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est des Êtres d’étrange venue, des Êtres qui vous interrogent, nullement au titre de leur présence mais de ce qu’elle pourrait être, cette présence, si elle se déterminait à la lumière de prédicats bien visibles, bien identifiables.

 

Ce qui fait le charme

de ces Êtres,

c’est précisément

 qu’ils s’entourent

de mystère,

se voilent de brume,

se drapent du doux et

impalpable tissage

des songes.

Ils sont,

 sans être vraiment.

Ils sont à la manière

d’une Marine de Turner,

cette diaphanéité océanique

qui tient, tout à la fois,

de la profondeur

insondable de l’éther,

de l’énigme bleue

des abysses.

Ils sont à la manière

des touches à peine posées

des Peintres Impressionnistes,

ces effleurements de couleurs

tels ceux des « Nymphéas »

de Monet,

ces Bleus impalpables

 qui hésitent

entre Céleste, plumes de Paon

et s’abîment avec bonheur dans

les gorges nuptiales de Sarcelles.

  

Voyez-vous, une simple

irisation à l’orée des choses,

une chair de poule levée

sur la peau d’une Amante,

l’épreuve d’une neuve griserie

après qu’une verte Absinthe

 a allumé, dans la tête du Poète,

ses inaperçus flamboiements.

Tout ceci n’est-il pas heureux ?

Tout ceci ne mérite-t-il une pause ?

Tout ceci n’est-il pure merveille ?

Ô combien la fuite

est préférable à l’immobile

 figement sur place !

Ô combien la scintillante

rosée l’emporte sur

la pluie continue !

 Ô combien le fin duvet

de l’oiseau triomphe de

 la lourdeur des rémiges !

  

   Ces Êtres avancent à pas comptés, un pied sur un nuage, un autre sur une goutte d’eau. Ils ne marchent nullement, ils glissent le long d’eux-mêmes comme le grésil d’hiver sur le miroir du ciel. On les croit ici, au pied de la colline, ils sont là-bas, plus loin que l’imaginaire ne saurait les porter. On les souhaite au Présent, bien visibles dans le jour qui rutile, ils sont au Passé, simples réminiscences que, bientôt, la capricieuse mémoire effacera, telle une buée. On les projette au Futur mais leur devenir, leur destin sont immolés en qui-ils-sont, ils sont aussi minces que la promesse de l’aube. On les voudrait d’argile dure, cuite au four, ils ne sont que fins biscuits, une blancheur s’effritant sous une pluie de lumière. On les souhaiterait de cuir, de bois et de chiffon, dociles marionnettes entre nos doigts, ils ne sont que Pantins à fil dont le corps est transparent.

 

Seules leurs articulations,

seules leurs métamorphoses,

seul le Gand Œuvre Alchimique

 avec son Noir de Saturne,

son Blanc de Lune,

son Jaune de Vénus,

son Rouge de Soleil.

   

    Ils ne sont pas des corps complets, entièrement venus à eux, ile ne sont que passages d’un état à l’autre, transsubstantiation de la matière, jongleries de rêves, transparentes diatomées sous la loupe du Savant. Le plus étrange, le plus incompréhensible pour la compréhension humaine, ils sont sans être, ils ne sont nullement et sont malgré tout. Et c’est bien en ceci qu’ils nous sont précieux, nous les Hommes qui n’avons pour certitude que notre chair, vous les Femmes dont le fondement ne repose que sur les vertus de l’Amour. Å tous, il nous faut beaucoup de mérite pour tracer notre sillon dans la vie. Å tous il faut beaucoup de constance pour éprouver le temps selon sa capricieuse durée. Nous nous pensons ourdis de certitudes et pourtant, sous la meute pressée de nos pas, ce ne sont qu’écroulements, châteaux de sable qui s’effritent, « pierres qui roulent et n’amassent pas mousse ». Nous nous croyons d’airain alors que nous ne sommes que glaise ductile battue des vents, menacée de pluie. En quelque manière nous ressemblons à ces Êtres d’étrange venue mais ne voulons nullement nous avouer notre faiblesse, la fragilité native de notre constitution.

   Mais la fable ici commencée ne saurait trouver son naturel prolongement qu’à évoquer cette évanescente Figure dont Barbara Kroll a le secret. L’inachèvement de ses œuvres, ou ce qui pourrait passer pour tel, est, bien au contraire une esthétique accomplie qui, certes, nous plonge dans le Grand Bain de la Métaphysique, mais à la vérité, nous ne sommes que ceci, des Effigies Métaphysiques qui, jamais, ne se peuvent saisir en totalité.

Notre présent fuit sans cesse.

Notre Passé n’est plus.

Notre Avenir brasille au loin

 dans d’obscures flammes,

dans de sibyllines paroles

dont nous ne pouvons

rien décrypter.

   Celle dont il va être ici question, attribuons-lui pour nom le titre donné à ces quelques méditations : « Å-peine-venue-au-Monde » et tâchons de nous en approcher au plus près, non d’en sonder les profonds arcanes, ceci est impossible au titre même de l’insondable de toute Altérité.

   Tout semble fondu en une simple esquisse unitaire. Tout est en voie de Soi, mais dans la nuance, l’à peine distinction, un genre de bulle osmotique que nul ne pourrait ni pénétrer, ni interpréter, tant un halo de mystère en nimbe l’exacte essence. La voir dans sa tenue de pure gemme, dans son bourgeonnement de nectar, dans sa pluie de pollen, ce n’est ni entrer dans la pulpe de sa chair, ni s’arrimer au motif rouge de ses lèvres ou au charbon de ses yeux, c’est tout simplement folâtrer tout autour d’elle tel l’insecte qui fait sa douce vibration tout contre le verre de la lampe. Avec ces Êtres de mince consistance, jamais l’on n’entre dans la citadelle, on regarde de loin, on estime la profondeur des douves - un abîme -, on mesure la distance et l’on se tient en Soi, dans une manière de geste sacrificiel, fragment isolé du Tout dont il voudrait rejoindre la plénitude. Il faut donc demeurer en avant de soi, dans une zone indistincte, espérant de ce flou, de cette nébulosité, tirer quelque précieux phénomène, quelque étonnante translation qui nous déposerait aux pieds de qui-Elle-est, Vassal sans possibilité aucune d’épouser l’illisible et magnétique Forme nous faisant face dans le genre d’un mirage. Mais être dans la lisière serait déjà l’ombre d’un infini bonheur.

   Pourrait-on seulement la faire paraître au risque du langage ? Pourrait-on l’extraire de la gangue dont elle se distingue à peine à simplement la regarder ? Å seulement espérer toucher de la pulpe des doigts son esquisse celée dont la venue au Monde n’est rien moins qu’incertaine ? Il faut oser quelques mots. « Å-peine-venue-au-Monde », qui est-elle pour nous si ce n’est ce Noir de suie de la chevelure, une Nuit en réalité que vient confirmer la double tache du bitume des yeux. Est-elle dans la cécité d’elle-même, dans le repli, dans un arrière-pays dont nul univers étranger ne pourrait franchir les frontières ? Nous aperçoit-elle seulement, nous qui sommes en quête d’un savoir à son sujet ? Visage d’un ovale parfait, il fait songer à la posture hiératique de « La Muse endormie » de Constantin Brâncuși, cette perfection portée au plus haut d’elle-même.

   Et les bras, ces deux lianes d’argile qui coulent le long du corps avec une infinie douceur, ne nous disent-ils le précieux, pour elle, à se retirer en soi, là où rien ne pourra jamais l’atteindre, sauf ses songes les plus fluviaux, ses pensées les plus célestes ? En sa vêture de mousseline et de gaze, ce genre de cocon de chrysalide qui accueille la souplesse de son corps, elle est la possibilité d’un dépliement, mais plus tard, lorsque le Monde se sera assagi, que ses tumultes auront regagné quelque antre secret, que les motifs les plus rugueux seront devenus plaines dociles, accueillant la mouvance des herbes. Et ces mains si discrètes, on dirait le simple prolongement d’un rêve.

   Et le doux et sensuel croisement de ses jambes, qu’abrite-t-il que nous ne saurions voir, une genèse est logée au sein même de ce qui est le plus dissimulé, de ce qui, soustrait à notre regard, n’en devient que plus précieux. Que ne puissions-nous nous abreuver à cette Fontaine d’Amour et de Jouvence, à cette Fontaine qui nous dit, tout à la fois, la multiple beauté des choses et notre incapacité à en rejoindre le don retenu, infiniment retenu ? Nous sommes des Égarés qui, tels des Papillons de Nuit, battent des ailes tout contre la vitre derrière laquelle fleurit une subtile et éployante Lumière. « Å-peine-venue-au-Monde » est cette clarté retenue qui pénètre au tréfonds de nos propres corps, y allume des feux qui jamais ne s’éteindront.

 

C’est toujours

dans la réserve,

le pli discret,

la faille entre deux terres,

la vague entre deux marées

que gît le SENS.

 

A nous, simplement à nous

 il appartient d’en raviver

 la subtile texture.

Toujours la chair est disponible.

Il faut la tirer de sa mutité.

Il faut la porter au jour.

Il faut la faire rayonner

au plus haut.

  

   Nous n’avons nullement évoqué ce « Collier de perles » qui donnait son titre à cette œuvre. Sa discrétion est à l’image d’« Å-peine-venue-au-Monde ». Chacun, selon ses propres inclinations, y projettera ce qui, en lui, fait ses mouvantes arabesques, ses feux de joie, ses enthousiasmes, ses retraits, ses vertiges. Le monde est ainsi fait qu’il est un infini carrousel d’images. C’est ainsi que nous le voulons. C’est ainsi qu’il nous pose face à son énigme et nous met au défi d’en lire le prodigieux hiéroglyphe.

 

 

 

 

 

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17 mai 2023 3 17 /05 /mai /2023 07:50
Étreindre, mais quoi ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Étreindre, mais quoi ?

 

    En ces temps de pullulation, en ces temps de multitude, en ces temps où tout se conjuguait selon l’ordre du POLY, du PLURI, du MULTI, rien ne faisait sens que la profusion, la prolifération, la foison sans fin des choses et il ne demeurait, dans l’espace, nul endroit où trouver repos et apercevoir quelque lumière dont on eût pu tirer quelque parti autre que celui d’une gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde. Le Monde n’était que du chiffrable, du consommable, du buvable et, bientôt, du jetable. Ainsi ce suffixe en « able » dessinait-il les contours d’une Humanité seulement occupée de se situer dans une échelle des tons quasi matérielle, sans qu’un seul instant, elle ne fût troublée en quoi que ce fût par la sourde contingence de ses occupations. Cependant le Monde tournait, cependant les gens s’amusaient, cependant les significations des choses passaient sans que quiconque ne s’en alarmât. Sans doute ceci était-il dans l’ordre des choses, en tout cas dans la belle logique anthropologique et chacun se fût alarmé d’en modifier l’ordonnancement d’un iota, d’en métamorphoser le moindre événement. Il en était ainsi des choses habituelles qui portaient en elles les germes de leur incessant renouvellement, de leur reproduction à l’identique tout le long des ans et des siècles.

   Et ceci n’eût été nullement dommageable si l’ordre du MULTI n’avait produit ses orbes qu’à la hauteur de l’espace : parcourir la Planète en tous sens, connaître les hauts plateaux Andins, puis les steppes de Patagonie, puis les hauteurs immaculées de l’Himalaya.

   Et ceci n’eût eu nulle conséquence fâcheuse si l’ordre du POLY n’avait affecté que le temps : être à la fois dans l’immédiateté du Présent, regarder par-dessus son épaule son histoire passée, se projeter en avant de Soi en direction de son avenir.

   Et ceci se fût à peine remarqué si la ronde éternelle du PLURI n’eût consisté qu’en un changement de toilettes compulsif, en échanges téléphoniques pléthoriques, en longues files d’attente devant les murs aveugles des cinémas. En réalité tout ceci n’était que le vêtement d’Arlequin de l’existence ordinaire et quiconque s’en fût offusqué se fût d’emblée exposé aux quolibets, railleries et moqueries de ses Commensaux. Le Monde était ainsi fait qu’il puisait en ses fondations les lignes mêmes selon lesquelles son architecture s’édifierait, n’ayant cure de s’écarter des sentiers balisés immémoriaux en lesquels il avait trouvé une sorte d’équilibre, sinon d’harmonie.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

    Toutefois, comme en sourdine, comme une antienne venue du plus loin d’un passé fossilisé, se faisait entendre une voix petite, menue, mais non moins irritante, interrogative pour qui en percevait l’inoxydable ritournelle. Étreindre, mais quoi ?  Oui car l’interrogation, le prurit mental, l’urticante comptine se ressourçaient à leur propre énigme et en éprouver l’urgence revenait à faire de sa tête le lieu d’un éternel sabbat, d’un tohu-bohu de sorcière dont on ne sortirait que fourbu, l’âme en miettes, le miroir de la conscience troublé et piqueté de chiures de mouches.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

   Et, maintenant, afin de rendre notre méditation concrète, explicite, il convient que nous commentions cette œuvre de Barbara Kroll, cette belle Esthétique Métaphysique qui, en un seul et même mouvement, dit

l’Ombre et la Lumière ;

la Tristesse et le Bonheur ;

la Donation et le Retrait ;

le Silence et la Parole ;

la Rencontre et la Séparation :

l’Amour et l’Indifférence ;

la Dualité et l’Unité ;

la Vie et la Mort,

 

   ces deux pôles existentiels  qui en synthétisent la cruelle et heureuse vérité car tout, sous notre Ciel, sur notre Terre, se donne sous la figure de l’oxymore :

 

un vide se montre que

comble une complétude,

une faille s’ouvre que

colmate la plénitude d’un sentiment,

un pleur glace une joue

qu’un baiser vient essuyer.

 

   C’est toujours sous le joug destinal des contraires, c’est toujours dans l’alchimie des opposés, c’est toujours sous l’œil figé des divergences que l’aventure humaine, tantôt rougeoie, tantôt connaît la sombre couleur du deuil. C’est à l’intersection de ces prédicats de la division, du partage, de la dissociation que s’inscrit tout cheminement vers plus loin que Soi.

   La nuit est présente, infiniment présente dans sa dominante Bleu Métal, Bleu de Prusse, enfin dans une pente infiniment crépusculaire dont rien ne semble pouvoir émerger que la haute et éprouvante figure de la Finitude. Étreindre, mais quoi ? L’Homme plutôt deviné, entr’aperçu que clairement désigné, est simple image nocturne, simple diversion d’une Ombre, ligne d’un clair-obscur nullement assuré de soi. Contour et simple trait comme si, d’un instant à l’autre, il pouvait retourner à l’Obscur dont il figure la tremblante émanation.

 

Étreindre, mais quoi ?

Étreinte de quoi, de Qui ?

 

   Les bras sont deux lianes étiques qui entourent une forme qui se donne pour un corps. Mais quel corps ? Corps-cierge ? Corps-pierre ? Corps-Statue ? Étreindre, mais quoi ? Et Qui-est-étreinte ? Qui est-elle, sinon cette blanche falaise toisant la nuit du fond, la nuit de l’Homme ?

   Tête-broussaille-de-cheveux. Coulures de sanguine qu’un gris fait mine d’assembler en quelque chose de possible, de lisible. Étreindre, mais quoi ? Corps de neige et de silence. Corps-congère. Corps-boréal que n’illumine nulle aurore verte phosphorescente, que ne vient féconder nul nectar solaire, Corps de gemme éteinte, comme gisant parmi les lignes de faille d’une carrière abandonnée, des mains rouges y poussent qui aliènent bien plutôt que de libérer. Étreindre, mais quoi ? En quelque manière cette image pose les conditions mêmes de sa propre destruction. Tout naît à peine que, déjà, tout est frappé d’une cruelle obsolescence, que déjà tout est poinçonné de Mort.

   Qui sont-elles ces deux Formes qui tremblent sur la toile ? Qui sont-ils ces deux Inconnus dont nulle identité ne se dégage du sombre massif de leur venue à l’être ? Mais une simple esquisse d’être, un trait de fusain estompé, une eau d’invisible aquarelle, un effleurement de lavis viennent-il les sauver des griffes du Néant ? Les biffent-ils du Rien dont ils semblent la vertigineuse oscillation, le numéro d’équilibriste, le plomb alchimique se refusant à devenir Or ? Å devenir Pierre Philosophale ? A devenir Homme et Femme s’enlaçant dans l’unique et merveilleux geste d’Amour ? Étreindre, mais quoi ? L’image, dans son évidente désolation, nous ôte toute considération rationnelle, en quelque sorte nous dépossède de-qui-nous-sommes, nous les Observateurs que la représentation requiert et immole dans l’étroite quadrature de ses mâchoires d’acier, dans la rigueur de sa camisole de force.

   Certes, Lecteurs, Lectrices vous peindrez mon âme des plus funestes teintes qui se puissent concevoir. Mais avouez donc que, vous aussi, penchés sur le bord de l’image, avant-bras reposant sur la margelle d’incertitude, observant ces Inquiétantes Figures, elles vous font penser aux Mannequins transparents de Giorgio de Chirico, ce Grand maître du Songe Métaphysique et soudain vous ressentez en vous ce réflexe nauséeux d’un Roquentin suspendu à l’étrange facticité de la Racine Noire, vous y invaginant corps et âme, disparaissant à même la terre métempirique du Jardin Public de Bouville. Oui, l’Art a cette force exceptionnelle de nous reconduire à nos propres fondements et, selon ses humeurs changeantes, de nous propulser vers les hauteurs de l’empyrée où de nous précipiter dans les fosses rougeoyantes et fuligineuses de l’Érèbe.

   En définitive, poser la question « Étreindre mais quoi ? », n’est pas poser la question, du moins en ligne directe, de qui-nous-sommes. Pourtant, en son fond c’est de ceci dont il s’agit et uniquement de ceci. C’est bien à Nous que nous devons aboutir et rien qu’à Nous puisque, si par un trait de l’imagination nous nous biffions, et la question disparaîtrait et Nous-qui-la-posons corrélativement. « Étreindre mais quoi ? », poser cette interrogation suppose une longue et tortueuse déambulation parmi des domaines qui en sous-tendent la réalité la plus effective. Le début de cet article nommait « la gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde », en tant que vision biaisée de ce même Monde en lequel nous sommes inclus et qu’il nous incombe de considérer selon de nouvelles perspectives. Jamais question essentielle (« Étreindre mais quoi ? ») ne se peut résoudre facilement comme si, de prime abord, poser la question se résolvait par un genre d’évidence, de truisme massif.

   Nous croyons qu’il nous faut faire l’hypothèse d’un réel parcours intellectuel qui fera apparaitre les jalons déterminants selon lesquels notre interrogation recevra quelque chance de réponse adéquate. A notre sens, bien à l’écart des intérêts d’une société consuméro-matérialiste, il nous est demandé de parcourir et de mener une investigation sur des sentiers aujourd’hui remisés au compte des archives anciennes. Pour nous, de toute évidence, il devient urgent de mener un véritable travail d’Archéologue, de mettre à jour ce qu’il y a de plus essentiel pour le rayonnement de la psyché humaine, pour le déploiement de la sphère intellectuelle. Ainsi, de proche en proche, nous faudra-t-il aborder successivement, quelques extraits de textes littéraires qui, chacun à sa façon, vient jouer en écho avec notre interrogation obsessionnelle : « Étreindre mais quoi ? ».

   De la même manière nous aurions pu investiguer, selon un mode antéchronologique, proche d’une genèse en quête d’une origine, quelques pages de la Philosophie, nous arrêter sur quelques œuvres d’Art, questionner la position nécessairement éthique de l’Autre et, bien évidement de Soi en l’Autre, de Soi en Soi, autant se stations nécessaires afin que le SENS, Ultima Thulé de l’Esprit Humain enfin parvenu à une sorte d’éclosion vienne nous libérer de nos quotidiens démons et nous installer dans la seule Lumière qui soit, la Vérité pour Nous car nous devons être à Nous-même notre propre Vérité. C’est une simple question d’éthique. Bien évidemment, les points majeurs de notre recherche s’abreuveront à nos AFFINITÉS électives, les seules qui, pour Nous, signifient et ouvrent l’espace de la Clairière parmi la forêt des doutes et des incompréhensions.

   Mais ici, nous limiterons volontairement notre propos à trois extraits de textes suffisamment explicites, assortis d’un bref commentaire. Cependant, une critique ne manquera de venir à jour sous la forme suivante : pourquoi tant de noirceur, de désolation, de désespoir dans le geste de l’étreinte qui ne saisit que des Ombres alors, qu’aussi bien, la Lumière se fût donnée comme ce qui, au terme de la question, l’aurait illuminée d’un jour nouveau, d’un jour heureux ? Certes la remarque est de pure logique. Toute existence s’inscrit nécessairement sous la figure d’une dialectique, d’un mouvement qui, tantôt connaît son zénith, ses heures de gloire, tantôt découvre son nadir, ses instants de déclin. La vie se peut représenter métaphoriquement sous les traits d’un kaléidoscope (cette référence est constante dans mon écriture, sans doute une résurgence des kaléidoscopes dont les images mouvantes ravirent bien des moments de mon enfance), d’un kaléidoscope donc avec ses fragments hauts en couleur, ses flamboiements, ses feux d’artifice que suivent, dans une certaine confusion, d’autres fragments opaques, décolorés, sans grand intérêt chromatique. De même pour l’existence qui, tantôt appelle la plénitude, tantôt le déroutant dénuement. Mais il n’y a nulle égalité entre les deux termes d’un gain et d’une perte pour la simple raison que notre condition mortelle, efface au bout du compte la féérie colorée, lui substituant cette suie qui enduit notre corps des glaçures du marbre.

   Posons donc à nouveau la question « Étreindre mais quoi ? » et examinons quelques réponses apportées par la littérature.  

  

   En premier, Roger Gilbert-Lecomte dans « Proses » :

  

   « À la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine, un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis. »  

 

   Les paysages intérieurs que le Poète retrace plongent dans les abysses les plus sombres. Alors, comment s’étreindre lorsque le Soi ne fait plus face qu’à ce « gouffre noir » qui ne se peut envisager qu’en tant qu’image de la Mort, au moins en ses cruelles prémisses ? L’organe de la vision, celui par où le réel est abordé et compris, est mis à mal, si bien que plus aucune vision objective n’est possible, autre qu’une constante hallucination où la conscience elle-même est amputée de sa vertu dominante, à savoir la pointe de la lucidité qui autorise une vision juste des choses. Et comment dire son propre égarement qu’à évoquer cette « steppe vide barrée », autrement dit cette agonie de tout projet, ce saut inouï dans la « banquise » où les sens glacés ne perçoivent guère plus qu’un monde chenu en train de s’éteindre ? Ce corps qui, pour tout Vivant est la seule matière dont il ne soit jamais assuré, le voici « ce corps insupportable jeté en miettes dans l’espace illimité ».

 

   En second, Antonin Artaud dans « L’ombilic des limbes » :

 

   « Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme y coule et passe dans son feu ardent. […]

Celui-là sait ce que l’apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. »

 

   Ce texte est saisissant car le motif anthropologique s’y trouve métamorphosé selon un incroyable processus de minéralisation. Chacun sait combien le génial Artaud s’est battu contre son corps, combien celui-ci a éprouvé le tremblement convulsif des électrochocs, connu l’emprisonnement des camisoles chimiques, les injections de drogues qui stérilisent l’esprit, le plongeant dans un constat état de sidération. Mais ici, dans ce fragment, un point de non-retour a été atteint dont l’on craint bien que nulle issue n’en atténue le sort cruel. Celui qui a cherché, dans les signes de pierre des Indiens Taharumaras un chiffre céleste pouvant l’aider à interpréter sa propre cosmogonie, en réalité cette folie active, visionnaire qui l’encercle et le réduit à néant, celui qui a été, sa vie durant ce « Théâtre de la cruauté », voici que cette cruauté s’est retournée au point d’immoler son Auteur dans une gangue de sédiments, de fractures, de diaclases, de séismes où l’esprit devient matière, où la matière devient esprit, dans une sorte de tohu-bohu géologique,  révélation d’une souffrance ultime « en-deçà de la conscience », là où ne règne plus qu’une Nature élémentale, « feu ardent » qui brûle tout sur son passage, il ne demeure que le paysage calciné d’une existence réifiée, simple roche logée au sein de l’immense mutité minérale. Il fallait tout le talent poétique d’un Artaud, toute sa douleur patente pour en rendre compte. Mais le compte n’est rendu qu’à la hauteur d’une extinction du Soi dont la beauté est tragique. Le destin entier du Poète est de la nature d’un violent oxymore.

 

   En troisième, J.M.G. Le Clézio dans « Le livre des fuites » :

 

   « Je veux fuir dans le temps, dans l’espace. Je veux fuir au fond de ma conscience, fuir dans la pensée, dans les mots. Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie : créer, et rompre. Je veux imaginer, pour aussitôt effacer l’image. Je veux, pour éparpiller mieux mon désir, aux quatre vents. Quand je suis un, je suis tous. J’ai l’ordre aussi, le contre-ordre, de rompre ma rupture, dès qu’elle est advenue. Il n’y a pas de vérité possible, mais pas de doute non plus. Tout ce qui est ouvert, soudain se referme, et cet arrêt est source de milliers de résurrections. Révolution sans profit, anarchie sans satisfaction, malheur sans bonheur promis. Je veux glisser sur les rails des autres, je veux être mouvement, mouvement qui va, qui n’avance pas, qui ne fait qu’énumérer les bornes. »

 

   C’est sans doute chez Le Clézio, dans le concept même de « fuite », donc d’être Soi-hors-de-Soi, de ne trouver sa place que par défaut, de n’assumer sa temporalité qu’à être éparpillé selon les stances télescopées d’un passé-présent-avenir, que s’exprime le mieux cette constante désespérance d’une existence qui cherche fiévreusement à s’étreindre mais ne parvient jamais qu’à connaître sa propre vacuité, sa terrible incomplétude. Car « fuir dans le temps, dans l’espace », ce n’est ni assumer le temps, ni assumer l’espace mais les déterminer comme ce qui est toujours au loin de Soi, comme ce qui clignote, appelle et se retire à même cet appel. Quant au fait de « fuir au fond de [sa] conscience », ceci supposerait une conscience spatialisée, située, donc réifiée en quelque sorte, ce qui serait une évidente absurdité. Et « fuir dans la pensée », ne serait-ce énoncer l’impossibilité même d’élaborer quelque concept, de réduire l’acte de pensée à une simple vapeur toujours en fuite de Soi ? Et « fuir dans les mots », ne serait-ce désigner la transcendance du langage en tant que simple immanence, comme si l’essence des mots se pouvait résumer au statut de simple chose ?

   Nous voyons bien ici, avec la « profession de foi » de Jeune Homme Hogan, que le simple fait de vivre est une gageure, que tout est en partance de Soi, que rien ne tient, que tout être du monde est une illusion qui ne se laisse nullement approcher, encore moins enchaîner, comme si l’Homme pouvait s’en rendre Maître.  Et cette décision de l’ordre de l’oxymore

 

« créer et rompre » ;

« imaginer et effacer » ;

« l’ouvert se referme » ;

« glisser sur le rail des autres »,

 

   toutes ces formules étonnantes, ces tournures syntactico-rythmiques syncopées qui procèdent à leur annulation sitôt qu’émises, ne font-elles signe en direction d’une constante capture qu’annule son contraire, la libération de ce qui avait été à peine entrevu ? Ici, dans cet extrait de texte convulsif, dans ces saltos, dans ces revirements subits, dans ces éternels sauts de carpe, dans ces palinodies qui, paraissant s’approcher du but ne concourent qu’à l’annuler, peut se lire le triple échec d’une étreinte de Soi, de Ceux-qui-nous-font-face, de ce Monde qui clignote à l’horizon et pourrait bien n’être que « poudre aux yeux », imaginaire qui nous rendrait transparent à nous-même. Là est rejointe la proposition plastique de Barbara Kroll. C’est une identique posture philosophique qui ne postule la possibilité de créer quoi que ce soit que dans le tissu lâche de l’utopie, de ne se construire Soi-même et toute Altérité que selon la figure illusoire de la Chimère.

 

  

  

  

 

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