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7 juin 2023 3 07 /06 /juin /2023 08:47
Cette douce inclination à l’Être

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Vous, que l’Artiste a nommée « Esquisse », il me plaît de vous envisager sous la forme encore vacante, encore inaccomplie d’un Être-en-voie-de-devenir, à moins que cette forme « extra-humaine » que, me semble-t-il vous nous présentez, ne soit en réalité celle du parfait accomplissement, nous avons tellement de mal à imaginer ce qui, hors-de-Nous, nous pose problème, sinon énigme. Nous, êtres de chair, sommes si intimement reliés à la concrétude de notre roc biologique que nous nous trouvons bien en peine d’imaginer quelque « existence » qui nous déborderait, dont l’excès, la puissance nous réduiraient à Néant en quelque sorte. Vous aurez remarqué la Majuscule à l’initiale de « Néant », ce qui veut signifier le Non-Être, la pure Vacuité, le Silence avant l’émission de quelque parole. Comme je l’évoquais à l’instant, c’est bien notre chair qui fait de nous des présences terrestres plus que terrestres, manières de berniques soudées à l’assurance de leur rocher sans qu’il soit envisageable, en quelque manière de s’en détacher, comme si Bernique était une partie de Rocher, comme si Rocher n’existait qu’à supporter la présence de Bernique. Tout un enchaînement de causes et de conséquences, tout un emboîtement de logiques successives affiliées aux logiques contiguës. Si vous voulez, une aliénation naissant et produisant une autre aliénation.  Certes le paysage n’est guère réjouissant mais jamais la Vie ne nous a demandé notre avis sur les raisons mêmes de notre présence, sur les qualités de cette dernière, sur les multiples souhaits que nous pourrions formuler à son égard. Ceci se nomme Destin et les Moires nous toisent du haut de leur inflexible volonté.

   Mais il nous faut parcourir cette image, lui donner sens si possible et, en son revers, chercher, peut-être, les stigmates du non-sens, encore qu’il nous serait possible, entre ces deux possibilités extrêmes de ce qui signifie et de son autre, d’inventer une catégorie intermédiaire qui serait un genre de méta-réalité en laquelle nous pourrions, selon notre fantaisie et nos caprices, loger nos fantasmes, nos souhaits les plus chers, les bigarrures de notre imaginaire, les pliures infinies de nos rêves. Cette « ontologie » d’un nouveau genre signerait-elle notre liberté ou son contraire ? Il ne nous appartient nullement d’en décider au motif que c’est de l’Inconnu, de l’Impalpable, de l’Invisible de l’Informulable que nous appellerions au chevet d’une conscience torturée. Oui, « torturée » car il faut être sous les fourches caudines d’un feu intérieur pour aller porter sur de nouveaux fonts baptismaux ce genre de « songe-creux » qui n’aurait d’effectivité que son flou, de certitude que les sables mouvants sur lesquels il s’édifierait.

   Mais  un genre de Vérité médiane - peut-être la seule qui soit -, nous installerait-elle à mi-distance des Choses, dans une sorte d’irisation à la Turner, de floculation impressionniste, de brume diaphane qui, en réalité, seraient de même nature, de même tissage que notre corps devenu éphémère, flottant dans un éther sans nom ni consistance, dans une nébulosité qui serait, tout à la fois, notre intime réalité et cet extérieur qui, par un effet de simple porosité, nous rejoindrait à la façon d’une naturelle gémellité. Épreuve d’une neuve Temporalité, nous serions, tout à la fois, cette réminiscence de souvenirs anciens venant s’entrecroiser avec les mailles d’un Présent sans contours, venant s’emmêler avec les vapeurs d’un Futur indéfini. Quant à notre Espace, il n’aurait guère de coordonnées fixes, conventionnelles, nous situant en la même seconde, aussi bien sous la touffeur des Tropiques que sous les frimas de la vastitude Boréale. Comment alors définir l’Indéfinissable qui serait la ligne de notre nouvel horizon ? Comment cerner ce qui, par définition, n’aurait ni début, ni fin et dont les limites seraient, précisément, le sans-limites ?

   Å cette fin nous n’avons que le Langage qui découpe le réel de telle et de telle manière mais pour autant ne peut que rarement coïncider avec lui. C’est ici l’irréductible différence entre la Parole et ce qui est posé là devant nous, qui résiste, se cabre et parfois refuse qu’un acte de nomination en définisse l’être. Alors nous avons recours aux images, aux métaphores, aux analogies et nous sentons bien l’inadéquation entre ce que le regard perçoit et ce que les mots disent de ceci même qui est vu. Il y a donc un inévitable hiatus entre cette Montagne (qu’elle soit Mont-Blanc, Sainte-Victoire ou Kailash) qui s’inscrit dans le champ de notre vision et l’acte de nomination qui tente d’en rendre compte. Or, « hiatus », étymologiquement, veut dire « s'entr'ouvrir, être béant », donc dessiner la faille qui est intimement nôtre puisque c’est bien nous qui essayons de parler de la Montagne, de la faire venir en présence, de réaliser son irréalité même. Car, si dans notre esprit le réel se livre en l’entièreté de son être, ceci n’est que pure affabulation, songe de Grand Enfant, comportement magique qui postule l’évidente performativité de son Langage : « je dis La Montagne = j’existe la Montagne ». Comme si de l’une, la Parole, à l’autre, la Montagne, il y avait naturelle liaison, homologie en quelque sorte. Or si l’énonciation a bien pour tâche de convoquer devant la conscience la chose qu’elle nomme, il y a cependant « loin de la coupe aux lèvres » et la Montagne dont nous proférons le nom n’est nullement le calque de nos mots.

   Entre ces deux réalités, une faille, un abîme dont notre Condition Humaine est l’évidente réplique. C’est bien en nous et seulement en nous que bourgeonne et finit par se sédimenter l’aporie constitutive qui installe une franche et définitive ligne de césure entre ce-qui-est-nous et ce-qui-n’est-pas-nous. C’est l’indication de notre finitude, tout comme la finitude des Choses : nous sommes des êtres dont le péril de vivre connaît, un jour ou l’autre son épilogue. Et puisque nous sommes des êtres de l’intervalle : intervalle entre nous et le Monde, intervalle entre l’aube et le crépuscule, intervalle entre notre Naissance et notre Mort, nous ne pouvons nous recommander que de cette continuelle indécision, de cette consistance de lisière, de cette vacillation de clair-obscur, de cet écart entre les mots qui, s’il est condition de tout sens, est aussi la figure d’un vertige qui s’installe dans les trous du Langage et nous place face à la contradiction que nous sommes nous-mêmes, une irrésolution qui cherche le lieu de sa résolution, une indétermination qui est en quête de son processus de déterminité.

Nous sommes toujours

en voie de…,

en chemin pour…,

en attente de…,

   nous ne sommes que points de suspension et le suspens est le rythme diastolique-systolique, le battement ontologique, un inspir que suit un expir, un inspir que suit un expir, comme si cette antienne récurrente, obstinée, était constitutive de notre paradoxale et clignotante présence.

    Et ici, tel que le suggère le titre, nous sommes toujours en instance d’être, jamais totalement accomplis, bien plutôt porteurs d’une « douce inclination à l’Être » que possesseurs de cet Être qui toujours annonce son nom à la mesure de son infini voilement. Il nous faut donc nous contenter, tel le Colibri devant le pistil chargé de pollen, de voleter, de vibrer, d’approcher, de poudrer son bec d’un sublime nectar à défaut d’en faire notre bien définitif. C’est la relativité qui nous habite, non ce mystérieux Absolu dont, parfois, au cours d’une promenade dans la Nature, à la lecture d’un Poème, à la contemplation d’une Œuvre d’Art, nous percevons le rapide flamboiement, puis tout s’évanouit, l’Absolu se retire de la même façon que nous nous retirons en nous, au plus profond de cette chair qui est le don unique qui nous a été fait, mais de manière provisoire.

   Å regarder « Esquisse », à nous regarder au plein même de notre authenticité, à extraire du réel sa charge de sens, il nous faudrait inventer les conditions, non d’une ontologie (l’Être sera pour plus tard), mais d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Autrement dit, se situer à la jointure de l’Être et du ne pas Être, tel qu’énoncé dans la tirade d’Hamlet, autrement dit affronter ou bien esquiver le tragique qui, toujours, se donne comme l’espace constitutif de l’Homme. Car il s’agit bien d’une équivalence :

ou bien notre Être n’est pas

et demeurer hors existence,

pris dans les mâchoires du Néant,

c’est Tragédie.

Ou bien notre Être est

venu au jour de la présence

et la factualité, l’immanence,

l’absurde de l’existence

sur le mode du « On »,

et c’est Tragédie.

Ce qui revient à énoncer

l’équivalence signifiante

de l’Être et du Non-Être.

   Il faudrait donc, en quelque manière, s’adonner à l’Étrange en sa plus grande verticalité, se tenir sur le bord de la margelle, vivant à-demi dans la clarté, à-demi dans l’obscur au fond du puits. Ce qui, précédemment s’énonçait sous la forme métaphorique de l’Intervalle, du Clair-Obscur, de la Lisière, du Suspens.

Intervalle entre Origine et Destination.

Clair-Obscur, une fois Positivité, une fois Négativité.

Lisière tel un songe, tel l’onirisme, entre Éveil et Torpeur.

Suspens entre Extase et Enstase.

   Ce qui ici est décrit est une intenable position entre ne pas exister et exister. Bien plutôt une posture théorétique, une figure Métaphysique dont nul portrait ne pourrait être tracé qu’au risque d’en défaire la fragile trame. Car, en vérité, il s’agit bien d’un genre d’ébriété, d’illucidité, de vertige, de tremblement, d’opalescence impossibles à définir, à cerner, une sorte de reflet à l’infini dont nul prédicat ne pourrait rendre compte. N’Être nullement Soi, mais plutôt, d’une façon irrésolue, en-deçà, au-delà, dans le mouvement même, dans le passage d’un état à l’autre. Bien évidemment ceci se situe au mieux dans une zone pré-logique, dans une perspective archaïque où les fonctions limbiques et reptiliennes n’arrivent pas encore aux premières lueurs du néocortex. Manière de transition entre l’Erectus et le Sapiens, entre l’anatomique-physiologique et le concept.  Entre la Pierre et la Plante. Entre la Plante et l’Animal. Entre l’Animal et l’Homme. Lieu du « Entre », qui indique cet espace innommé de l’oscillation située dans l’intervalle du Profane et du Sacré. Entre l’Animalité et l’Humanité.  

   D’une façon strictement concrète, nul ne pourrait rencontrer cette bizarrerie, manière de fléau de la balance : sur un plateau le Non-Être, sur l’autre, lui faisant face, l’Être. La logique y « perdrait son Latin ». Or, le réel, parfois faut-il l’halluciner, se déporter de lui, prendre de la distance afin que, de ce recul, puisse surgir quelque question innommée. Nous pensions nous être absentés de l’image, avoir laissé « Esquisse » à son propre sort, quelque part en un lieu de pure nullité.

   Mais il nous faut prendre appui sur qui-elle-est ou bien, plus modestement, tente d’être, cherchant à la relier au parcours théorique jusqu’ici tracé. Déjà, au premier regard, le massif de la tête est énigme, la forêt de la chevelure évoquant une Nuit initiale, un Néant dont elle pourrait provenir. Et le visage, le porte-emblème de l’Être, l’épiphanie humaine en sa plus belle et évidente monstration, voici qu’il se retient comme si, venant au monde, il s’en absentait aussitôt. Bien plus que visage, nous le rencontrons tels ces masques de carnaval qui sont le mystère même de la Ville des Doges. Ces masques, jamais il ne faut les regarder telle la fantaisie d’un Carnaval où tout un chacun se rendant anonyme, le Pauvre comme le Nanti, quelque miracle de la rencontre peut s’accomplir et déboucher sur une légende contemporaine. Il y a bien plus et ceci même se rend visible dans l’interprétation qu’en donne l’Artiste Allemande. Ici, d’une manière évidente, l’Être-en-voie-de-devenir, l’Être sur le point de se jeter dans les remous de l’existence, l’Être donc hésite et se « retire sur la pointe des pieds » si l’on peut oser cette métaphore aussi indigente qu’éclairante. Car, comme il a été exprimé précédemment, l’Être est toujours en retrait de l’exister, dans cette zone floue où il nous fait signe tel un étonnant sémaphore, seul son mouvement apparaît, nullement qui-il-pourrait-être s’il décidait jamais de surgir à même le monde, de s’y abîmer en quelque sorte.

   Tout, dans cette œuvre, est de l’ordre de l’esquisse, c’est-à-dire que tout se retient sur le bord d’une possible signification, quelques sèmes s’allument ici et là qui fouettent notre curiosité mais s’arrêtent toujours avant même d’être clairement identifiés. Tout y est toujours en réserve. Tout y est en pré-formulation. Tout y est amorcé dans la suspension de son propre processus. Et c’est cette constante donation en retrait qui est la véritable nature de cette toile que l’on nomme en anglais « work in progress », « travaux en cours » selon la traduction littérale. Ce qui suppose un genre d’activité sans but encore clairement déterminé, une tâche infiniment recommencée qui semblerait correspondre au statut même de l’Être en constant réaménagement selon les multiples et infinies guises dont son essence est constituée.  L’Être est bien du genre de cette indétermination qui se nourrit de son propre procès car tout achèvement supposerait son effacement à jamais. Observant l’épanouissement de la rose, son être, autrement dit sa floraison, son éclosion, seul ce mouvement de venue à la Chose est perceptible, autrement dit l’étant-Rose dissimule en ses formes et pétales le secret qui anime le dépliement de sa corolle. De même « Esquisse » ne peut en aucune manière être saisie d’une façon nominale, comme si le fait de prononcer son nom nous la livrait dans la totalité de-qui-elle-est. « Esquisse » en tant que « work in progress », est seulement assimilable à la forme verbale, autrement dit nous la saisissons dans le présent de l’image, nous y devinons son passé, nous supputons ce que pourrait être son futur. Donc des stances successives, des stations dans l’être, des postures, des effectuations, jamais ce total accomplissement qui nous l’offrirait sans reste.

   Tout ceci que nous dit l’image. Les bras esquissent une ébauche de geste, nullement la fin d’une action qui trouverait confirmation de son être. Et cette robe à la teinte pastellisée, aquarellée, elle est si peu visible, une consistance d’eau de lagune (comme à Venise), un ciel d’aube non encore venu à lui, une teinte qui se cherche à défaut de se trouver, un bleu qui grésille d’Aigue Marine à Dragée avec quelques applications légères d’Azuré, enfin un chemin de native irrésolution qui laisse « Esquisse » au destin qui est le sien, à savoir devenir et devenir encore jusqu’au point dernier de sa finitude. Et ces jambes qui évoquent bien plus l’écoulement d’un fleuve anonyme plus qu’une chair humaine qui se livrerait au soin de la marche ou au jeu de la séduction. C’est bien l’en-voie-de, dont il a été parlé qui se montre ici tel le seul chiffre lisible de cette œuvre en cet instant de son énigmatique parole.

Après cette rapide évocation formelle, que dire sinon méditer à nouveau sur cette « méta-réalité », sur cette « ontologie d’un nouveau genre », sur ces « irisations-floculations » dont nous souhaiterions qu’elles ouvrent l’espace d’un nouveau regard sur les Choses qui viennent à nous avec leur opacité alors que nous les souhaiterions transparentes tel le verre, translucides telles les ailes de tulle des Demoiselles, ces magnifiques insectes dont l’être si diaphane se confond avec la trame invisible de l’air, avec l’inconsistance de l’eau, avec le cristal du songe dont on les penserait constitués.

   Il y a, chez « Esquisse », un flottement exquis qui nous la rend précieuse, ce que n’aurait pu faire la certitude nettement affirmée de sa présence. C’est de cette vacillation, de cet ondoiement qu’elle tire son entier coefficient de fascination. Et, paradoxalement, par simple effet d’aimantation, nous la rejoignons en sa posture translucide comme si, notre évanouissement rejoignant le sien, nous étions devenus, nous aussi, des Êtres-se-constituant, des Êtres-en-chemin observant la Vie depuis l’illisible figure d’un promontoire cerné de nuages. Elle, « Esquisse », « Nous-les-Quidams », avons la souple, éphémère et fragile texture de ces nuées qui se confondent avec le ciel, comme si notre destin le plus apparent était de sombrer à même ce qui nous fait face, buée se dissolvant à la surface du miroir.

    Nous, en tant que Voyeurs aux yeux ourlés d’incertitude, Elle « Esquisse » qui ne fait sens qu’à s’absenter, nous sommes sur le seuil d’une compréhension nouvelle de-qui-nous-sommes ou peut-être de-qui-nous-ne sommes-pas, étrange équivalence de la parution et de son contraire. Y a-t-il quelque motif tragique à se situer en cet étrange entre-deux, à ne se sentir exister que par défaut, simple image se formant et se déformant dans le bain révélateur du bain photographique ? Simples sels d’argent que les caprices de la lumière façonnent selon leur propre volonté, simple clignotement qui, une fois nous fait Être, une autre fois nous fait Néant. Eh bien non, nous sommes à des lieues et des lieues du tragique, nous en habitons même le revers à l’aune d’une neuve liberté. Nous parlions, il y a peu, quant à la venue des Choses et des êtres au Monde, d’une pré-ontologie, d’un antéprédicatif des Choses, d’une vision antérieure à la possibilité même d’une Essence. Eh bien c’est ceci qu’il nous faut expérimenter sans délai, le fait d’être totalement accomplis en raison même de notre nul accomplissement, ou bien, dit de façon plus précise, de nous éprouver en tant que forme du gérondif, avançant, cheminant, hésitant, sur la voie de l’étance et sur la voie uniquement. En réalité une simple Forme Verbale éprouvant de son intérieur même, ce mouvement de l’Être toujours inapparent et pourtant le seul qui puisse nous conduire au mystère de la Présence.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, c’est être sur-le-bord, avant même que quelque chose comme notre Destin nous fixe à demeure en telle ou telle Chose déterminée qui nous ôterait toute liberté.

  Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, n’être qu’un être de l’Aube, un être d’avant la franche et redoutable Lumière, n’être qu’une simple déclinaison de la Clarté, non la Clarté elle-même en son aveuglante figure.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, demeurer sur la lisière, à la limite, là où se dessine ce cercle lumineux qui délimite la forêt, ouvre la clairière où dansent les flots apaisés d’un sublime clair-obscur.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, nullement le vaste Océan (il y a trop de flux et de reflux, trop de tempêtes en gestation, trop de naufrages, trop d’abysses à la gueule de suie), ce que nous voulons, ni l’Estuaire aux larges rives, ni le Fleuve au cours impétueux, ni la rivière où bondissent les truites, ni le Ruisseau aux écailles d’argent, ni la Fontaine avec son bec de métal qui crache l’eau par intermittences, mais nous voulons être au creux même de notre avenance, la Source en sa venue, la goutte en son émiettement cristallin, la poussière d’eau inaperçue qui contient en son microcosme toute la beauté du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, la graine, la modeste graine, elle qui dort dans le secret de la Terre et se prépare silencieusement au sublime motif de l’éclosion, à la levée, à la croissance, toutes nominations de l’Être en son déploiement.

       Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, juste la Rose avant même sa maturité, ce superbe Bouton qui pourrait être la métaphore de toute Origine. Avant lui, rien n’était que le Néant. Après lui, rien ne sera que le Néant encore. Être Bouton veut dire assister depuis son pli le plus secret au mystère de la Vie se faisant, de la Vie se déployant en l’échelle des tons, mais dans l’invisible mouvement de l’Être, à peine l’appui des pattes des gerridés sur le miroir de l’eau.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non le texte (il est trop bavard), non la phrase (sa période est infinie), non le mot (sa présence est encore trop visible), non la lettre (elle est déjà affectée de trop de significations, support de trop de prédicats), seulement, dans le motif de l’avenance, l’écart entre les lettres, le silence avant que les lèvres n’articulent l’une des formes nominales du Monde.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, certainement pas le brasier qui dévore tout, pas plus que le haut feu qui incendie le ventre du poêle, et non plus la danse des flammes dans la cheminée, mais bien plus modestement la merveilleuse étincelle, elle qui tient encore d’une nuit primitive, elle qui ouvre l’espace de toute clarté.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, ni le Noir qui abolit toute parole, éteint toute vision, ni le Blanc qui néantise tout, se retire en son naturel autisme, mais le Gris, le superbe Gris, lui le Messager entre ce qui n’est pas encore venu et ce qui va venir, lui le point de passage du Nocturne au Diurne, lui qui profère à fleurets mouchetés ce qui, plus tard, viendra à la parole afin qu’un Monde se déplie et devienne possible.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, remonter en direction de l’aurore de l’humanité, nous abreuver à la source Grecque, la seule encore capable de nous dire d’où nous venons, cette mesure Orientale, cette Lumière encore bourgeonnante avec, en arrière-plan l’admirable Olympe et le panthéon polychrome de ses dieux et les chapiteaux de ses Temples sacrés.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être sans délai logés au cœur même de l’antique épopée, être les Héros de l’Iliade et de l’Odyssée, être Ulysse et son légendaire courage, celui qui, incessamment cherche à rejoindre son Sol Natal, autrement dit son berceau, son nid, l’Origine dont il tire ses faveurs et ses mérites.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être Pénélope, cette admirable mesure hestiologique, la Gardienne du Foyer, celle qui veille sur le feu, sur l’Être, celle qui tisse le jour, ce qu’elle détisse la Nuit, métier sur lequel s’ourdissent les fils de chaîne et de trame  des Hommes et des Femmes : le Destin.

   Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, non être l’Arbre, il est trop haut, trop majestueux, non être les branches, elles sont multiples et s’égaillent dans l’aire libre de l’espace, non être le tronc, il est trop rugueux, trop semé de failles et d’entailles, non être la blanche racine qui se perd dans le sol nocturne, non être la confusion des tapis de rhizomes, mais être la Feuille, la simple et belle Feuille, elle la Médiatrice de l’air, de l’eau, du vent, elle qui ne chute qu’à mieux renaître lorsque la saison l’invité à la fête de l’Être.

      Ce que nous voulons telle « Esquisse » en son avenance, être au Seuil de-qui-nous-avons-à-être, être sur ce mince liseré qui, tout à la fois dit le lieu de notre détermination et encore, en nos refuges les plus humbles, cette indétermination qui nous habite, nous traverse encore comme si, en un instant, tout Espace pouvait être aboli, tout Temps annulé, toute Genèse mise entre parenthèse.

Temps sans temps.

Espace sans espace.

Devenir sans passé ni présent.

   Car, avant d’être Hommes et Femmes en nos essences, nous sommes des êtres du paradoxe, de simples volètements dans la nuit du Monde, de simples brasillements dans le Jour qui se lève et décline, qui sera bientôt Nuit.

Une Nuit se clôt

qu’un nouveau Jour attend.

« Attendre » dans la Sérénité,

tel le mot Fin s’écrivant

à la cimaise de notre front,

nous les Existants

qui ne sommes

qu’à avancer sur l’infini

chemin de l’Être.

  

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3 juin 2023 6 03 /06 /juin /2023 08:03
Y a-t-il une vérité Hors-de-Soi ?

 

Barbara Kroll

 

***

 

    Vous êtes là, posée sur le cube de votre fauteuil noir. Vous êtes là, mais y êtes-vous Vraiment ou bien feignez-vous de vous rendre réelle alors que vous n’êtes même pas assurée de votre Être ? Votre posture est, en soi, pure énigme. En avez-vous au moins conscience ? Ne cherchez-vous délibérément à vous rendre mystérieuse, absente à tout ce qui vous rencontre ou tente de le faire ? Vous êtes dans une telle zone d’invisibilité que, peut-être, nulle lumière ne s’allume en votre intérieur qui vous porterait à la clarté ? Ne seriez-vous énigme pour vous-même ? Nul langage ne vous habiterait, nul mot ne produirait son sens dans la meute aliénée de votre corps. Oui, je sais le lieu commun qui nous fait être secret et pures ténèbres pour-qui-n’est-nullement-nous. Le problème de l’Altérité, qui toujours se pose, et nous inquiète, prend la forme obtuse et inapprochable de l’aporie. Par nature, étant inclus-en-qui-nous-sommes (comment ne le serions-nous pas ?), tout ce qui nous est extérieur se vêt du prédicat de l’incompréhensible.

   Mais comment donc peut-il y avoir quelque chose qui diffère de nous, quelque chose qui ne soit pas nous ? Certes cette méditation ne laisse de nous méduser au motif qu’elle nous pose tel le seul Être qui puisse recevoir une justification logique, le Tout Autre n’étant possiblement  qu’une invention de notre esprit, lequel, parfois, livré à la torture de s’exonérer de Soi, ressent ceci comme la plus grande injustice et sans doute à la manière d’une étonnante concrétion de l’Absurde. Nous avons déjà tellement de peine à parvenir à tracer nos propres limites, à les investir de manière adéquate, que la tâche de sortir de Soi, donc « d’en-visager » le Monde (de lui conférer visage) est quelque chose qui est hors-mesure, la question nous terrassant avant même qu’elle n’ait pu trouver le début de quelque résolution.

   Par essence, nous sommes des Autistes en acte, d’étranges Monades que rien ne pourrait traverser, de pures opacités dont nulle transparence ne pourrait se lever. Sans doute en avez-vous remarqué l’étonnante survenue, parti de Vous, subrepticement, une métonymie s’est déployée dont mon propre Ego est devenu l’Unique Sujet. Preuve, s’il en était besoin, de notre confondant statut monadique.

 

On ne parle jamais que de Soi.

On n’est jamais occupé que de Soi.

 On n’est Soi qu’à être Soi.

 

   Oh, ceci n’est nullement désespérant en raison du fait qu’empiriquement, symboliquement, réellement, l’on est logé au sein même de qui-l’on-est et que nulle effraction ne procèdera à notre propre métamorphose, fût-elle acte de générosité, de piété, d’amour. Nous sommes au centre de cette évidence ontologique, Soi-pour-Soi, comme l’écorce est au tronc, l’ongle au doigt, l’étincelle au feu. L’existence est tissée de cet irréductible constat jusqu’en ses plus infimes fragments, jusqu’en son imprescriptible chair. Certes ceci n’est accablant qu’au yeux de ceux qui voilent cette réalité de la taie d’une cruelle cécité. Être lucide n’est nulle malédiction, simplement voir le réel selon ses esquisses les plus concrètes, les plus vraies. Ceci fait signe en direction de la seule interrogation qui vaille :

 

suis-je, en Vérité, autre

 que ce que la lumière

de ma conscience porte

au jour de ma Raison ?

 

   Autrement dit, est-ce que j’accorde, en toute confiance et sérénité, une place à cet Autre qui peut-être n’est « Autre » qu’à la hauteur de mon propre décret ?

     Si je me résous à admettre l’effectivité de l’Autre, ceci suffira-t-il à l’amener en présence et, corrélativement, à me poser auprès de Lui tel l’Être-que-je-suis ? Alors nous serons DEUX, placés en vis-à-vis et notre référence à la Solitude, à l’Insularité se verra du même coup invalidée. Ainsi l’Autre ne serait qu’un effet de ma propre volonté, le simple résultat de mon acceptation. Comme si, me dédoublant, en quelque sorte, Celui-qui-me-fait-face était issu de ma propre chair, tissé des invisibles fils de mon esprit. Mais alors, le problème d’une évidente réciprocité se posant sans délai, je ne serais, à mon tour, que cette Chose (une réelle réification) issue d’un Démiurge qui me serait nécessairement extérieur. L’on voit bien qu’ici, et de manière immédiate, le problème posé n’est rien moins qu’éthique. Si par pure complaisance ou auto-générosité je m’accorde la grâce d’Être, comment pourrais-je, et au nom de quoi, la soustraire à mon Commensal, à mon Frère, à mon Ami, à cet Arbre, à ce Nuage, à cette Eau qui bat au plus profond de l’Océan ?

   Et, bien évidemment, le profil de l’Altérité entraîne la Totalité de ce qui vient s’inscrire dans le champ de ma conscience, aussi bien l’être de chair, l’être vivant que celui, inerte, la poussière par exemple, sur laquelle mes pas impriment le sceau de mon existence. Alors on est l’irrémédiablement livré au Grand Poème du Monde. On le lit, on l’écrit, on se le destine et on en fait le don à l’Autre. Du sein même de la bogue fermée de notre Ego, quelque chose se lève et s’ouvre en direction de ce-qui-n’est-nullement-Soi. De l’Indivis que nous pensions être, voici que tout se dédouble, que tout se réverbère, profère, à la manière de l’écho, Soi se portant au-devant du Monde, le Monde accusant réception de notre présence. Ainsi se dessine, dans la plus précieuse des matières qui soit, cette Parole au terme de laquelle nous témoignons de notre propre Esquisse et témoignons nécessairement de toutes les Autres car toute parole n’est qu’échange, relation, aller-retour ou bien meurt sous sa propre inanité, si elle n’était que pur silence. Le Langage, l’irremplaçable Langage nous place en position de Celui-qui-demande et de Ceux-qui-répondent à ma demande, seul l’effet de réel et sa possibilité s’inscrivant dans cette structure dialogique. Ce que la chair semble devoir occulter, à savoir la présence du Tout Autre, le Langage nous la restitue au centuple, essence de-qui-nous sommes, essence de qui-ils-sont, nos Interlocuteurs, ceux qui s’envisagent sous la forme de l’ALTER EGO.

    Mais, si cette propédeutique est un juste préalable, afin de vous rendre « palpable », si je puis dire, obligation m’est faite, au titre de votre réverbération en Moi, de procéder, en quelque sorte, à votre inventaire. Vous êtes identique à ces présences hautement mythologiques dont il me plaît de dresser le portrait, une stratégie, si vous voulez, d’appropriation de-qui-vous-êtes à l’aune d’une fable qui n’est jamais que la conséquence de ma pure subjectivité, une singularité qui m’isole du Tout et me place au sein même de mon être là où rougeoie le sentiment d’une vérité. « Présences hautement mythologiques », entendez par-là ces genres de Cerbères qui hantent de leur étrangeté la banlieue des Enfers.

   Non que je vous imagine telle cette dérangeante créature à trois têtes avec six rangées de dents, une queue de dragon et des griffes de lion. Nullement quelque attribut qui dirait votre archaïque animalité. Non, votre esquisse baroque se donnerait seulement comme symbolique d’un étrange enfermement à l’intérieur de vos propres frontières. Et, vous décrivant de la sorte, par voie de conséquence, Moi qui vous regarde, j’endosse à mon tour cette tournure si bizarre qui vous détermine. Nous sommes deux simples positions tératologiques dont l’essence est de demeurer en soi, enclos dans l’étroitesse d’une forme sans nom, autrement dit s’abîmant dans la pure négation. Lorsque l’Homme, la Femme désertent leur essence, lorsque, refusant toute altérité, ils s’enferment dans leurs corps sans issue, ils deviennent identiques à ces bêtes sauvages, à ces hyènes au dos fuyant qui hantent les cauchemars les plus éprouvants.

   Notre contemporaine société est assez souvent porteuse de ces emblèmes du non-sens où nul ne reconnaît plus personne, où l’égoïté galopante devient le seul mode d’échange qui surnage, faible et dernière réminiscence des époques qui firent de la Lumière de la Raison l’étendard sous lesquels leur humanité se rangeait. Certes je ne vous placerai nullement sous la bannière de ces tristes individus qui émergent à peine de la plante et s’enfoncent bien plutôt dans l’hébétude d’un minéral qui ne connaît ni son nom ni l’obscur chemin sur lequel ils font du surplace plutôt que d’ouvrir un chemin. Ce n’était qu’une manière qui m’est personnelle de mettre en perspective ces apories qui nous assaillent dès l’instant où, ne se contentant de la croûte du réel on en entame de l’ongle le fragile épiderme, alors le derme se laisse voir à la façon d’une chair révulsée.

   Mais après vous avoir aperçue tel Cerbère montant la garde devant la porte des Enfers (sans doute ai-je forcé le trait), il convient mieux maintenant que je vous mette en vis-à-vis de « L’Acteur tragique » mis en scène par Manet dans sa représentation « d’Hamlet ».

Y a-t-il une vérité Hors-de-Soi ?

   Hamlet, cet archétype du Tragique qui rassemble en lui tout le sombre, le terrible, « l’inquiétante étrangeté » dont l’Humaine Condition est saisie dès l’instant où, abandonnant le tissu chatoyant de la peau du réel, elle se précipite dans l’abime dont on ne ressort jamais qu’amputé de son propre être, vivant moins qu’à demi, remis au sort le plus ténébreux qui soit. Oui, c’est bien ce visage lacéré, labouré d’une étrange malédiction que vous portez au-devant de vous, lequel bien plutôt que de réaliser votre assomption, la sortie hors de-qui-vous-êtes, vous immole en votre geôle de chair, habille vos yeux de deux cercles impénétrables qui vous rendent inacessiblble aux Autres, seulement inclinée en votre for intérieur dont j’imagine aisément qu’il est parcouru d’ombres longues, de corridors tortueux, de douves infinies qui sont l’image d’une conscience abusée par son propre reflet. Tout indique le refuge en vous, le repli, le retrait comme si le monde alentour ne pouvait que procéder à votre sommaire exécution, vous reconduire au Néant dont vous revenez tout droit, les stigmates en sont visibles qui vous soustraient à la considération des Existants, quelle que soit leur condition, qu’elle que soit leur charité, leur magnanimité, leur fraternité en direction du Laissé-pour-compte, du Chemineau, de l’Invisible qui hantent les coursives immenses de la présence. 

    Vos bras sont deux tiges blanches, frêles, irrésolues dont vous supputez qu’elles constituent la barbacane censée vous protéger des assauts du réel. Vos deux jambes longues qui semblent n’avoir pas de fin, croisées l’une sur l’autre dans un geste d’étrange pudeur, vos deux pieds, larges battoirs qui n’arrivent à prendre assise sur le sol, tout ceci dit bien le désarroi qui vous étreint, vous précipite dans les oubliettes sans fond des incertitudes, vous biffe en quelque sorte de l’univers bariolé des saisons de l’âme, des polychromies du cœur, des arcs-en-ciels de l’amour, des scintillements de l’Altérité. Vous êtes pareille au limaçon forclos en sa coquille, un opercule de calcaire, lors de la péride hivernale, en scelle le destin non encore venu à sa forme propre.

   Bien évidemment, ici, je viens de décrire la dramaturgie sur la scène de laquelle, nous Humains nous agitons Tous et Toutes avec nos vêtures multicolores d’Arlequin, nos vices à la Pantalone, nos minauderies à la Colombine, notre élégance à la Rosalinde, notre forfanterie à la Matamore. Ceci qui vient d’être décrit, ce sont nos masques, nos fards, nos maquillages.Il suffit d’un coup de vent du destin pour que tout s’efface. Que nos visages colorés, éclatant de santé et de joie ne se métamporphosent en cette face blême, triste d’un Pierrot subitement privé de boussole. Telle qu’en-vous-même le sort vous a livré au sein de son dénuement, si ce n’est de sa totale nudité, vous nous interpellez, vous figez un instant nos sourires béats d’enfants gâtés, illucides, inscrits sur la courbe d’un trajet lumineux. Que dure la Lumière la belle Lumière. Nous ne sommes nullement pressés de découvrir nos propres ombres, celles qui nous plongent dans une nuit sans espoir.

 

Que vienne l’aube

et l’effeuillement

des sourdes ténèbres !

Y a-t-il une Vérité

Hors-de-Soi ?

 

 

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1 juin 2023 4 01 /06 /juin /2023 08:38

Kath Holton

 

***

 

   Toujours en voie de Soi. On est là, quelque part au centre ou sur le bord du Monde, on est là, dans l’étonnante pliure de Soi, on y arrime tout ce qu’on peut y arrimer : un cumulus qui passe très haut dans le ciel, une fleur dont on fera un bouquet, une graine qu’on associera à une autre graine pour en tirer un froment, réaliser un pain, combler partiellement sa naturelle satiété. Car jamais la satisfaction n’est complète, car jamais la réplétion ne parvient à l’emplissement de ce dont elle est en quête, en réalité une illisible forme aux confins de son propre univers. On est Enfant au plein de son ravissement, on assemble l’une après l’autre les boules sur son boulier, les perles sur son collier et l’on croit posséder l’intégralité de ce qui est à l’aune de sa récurrente occupation. Mais la conscience du manque n’est pas encore parvenue à son terme et le jeu est pris en tant que ce qu’il est : une activité qui se ressource à même son propre mouvement.

   On est collectionneur, de timbres par exemple, et l’on assemble patiemment, dans de grands classeurs ces touchantes petites vignettes, toujours en attente de l’autre dont on n’attend rien moins que la résolution de sa propre incomplétude. On est voyageur, on traverse méridiens et équateur, on sillonne vallées et montagnes, on connaît chaque pays par son nom, ses valeurs, sa singularité, mais on rêve de terres inaccessibles, d’archipels extrêmes, d’Île Jackson perdue au milieu de nulle part, qui porte le nom étrange d’Oblast d'Arkhangelsk avec ses neiges éternelles ses eaux profondes bleues comme l’acier. Puis, un jour, sa vue on l’emplit de Jackson mais l’empan est toujours trop étroit pour y loger, dans un unique souci, la Mer Blanche, les terres arctiques de François-Joseph et de Nouvelle-Zemble. On est Nomade aux yeux étroits, aux mains percées, la fluence du Monde coule entre nos doigts sans que nous n’en puissions retenir la belle et inaccessible Totalité.

 

Toujours en voie de Soi,

jamais au bout du chemin.

  

   Chaque pas que nous faisons vers l’avant se dépouille de ce que le pas précédent avait assemblé avec tant de patience et de douce résolution. On est Homme terrassé au motif de sa propre finitude, on est assis à la terrasse d’un café parmi la multitude urbaine, on boit distraitement quelque boisson glacée, on dévisage les Passants, on aperçoit, parfois, dans une manière d’hébétude, la concrétisation de ses fantasmes, telle Fille perchée sur de hauts escarpins, jambes infinies, vêture courte, fière poitrine à la proue, cheveux coiffés à la garçonne, yeux verts telle une émeraude,

 

on voit l’Impossible,

on voit le Mystère et déjà,

 

   le coin de la rue est tourné qui ne laisse qu’une empreinte vide, un espace de totale nudité, un vortex qui fore son trou au mitan du crâne avec son bruit de forge.

   Alors, ON EST SEUL au plein de sa propre tragédie, alors on est Homme parmi les Hommes, Chiffre usé sur le vaste et inquiétant palimpseste d’une infinie dévastation. Toute existence est d’essence tragique au prix de cette fuite constante des Choses, tel qui croyait saisir ne happe plus guère que son étrange dénuement. Un vent passait qui portait son joli nom, Mistral, Ponant, Libeccio, Sirocco, autrement dit des significations et voici que n’en demeure qu’on « Vent mauvais », saturnien, tel celui chanté par Verlaine, simple feuille à la ténébreuse destinée. C’est bien là, dans cette Silhouette tremblante, dans cette féerie à portée de la main qui s’évanouit, c’est bien là la pointe la plus avancée d’un cruel Nihilisme, la flèche au curare de l’Absurde qui se plante dans la forêt révulsée de notre chair.

   Mais d’où vient donc, en ce printemps lumineux, cette inclination si funeste, elle fait penser à quelque deuil douloureux qui serait la métaphore accomplie du non-sens ? D’où vient ceci qui place notre tête sous les fourches caudines d’une verticale incompréhension comme si, tout entendement aboli, l’on n’était plus que cette diversion inaperçue parmi la sauvagerie du Monde, sa rapidité effrayante qui laisse de nombreux Quidams sur le bord de la route et nul véhicule ne passe qui, déjà, pourrait être signe de réconfort. D’où cela vient-il ? Simplement de la force sémantique de cette image au titre pourtant poudré d’une singulière joie :

 

« Bleu sur bleu.

La Méditerranée »

 

   Ce Bleu, symbole de sagesse et de sérénité. Cette si belle Méditerranée siège des Civilisations les plus éminentes, ses mers secondaires aux noms si féeriques l’Ionnienne, l’Égée, l’Adriatique, la Thyrénienne avec, au centre de son immense bassin, la Grèce, la Grèce mythique avec son Olympe, ses dieux, son art majestueux, son creuset de la Philosophie, son berceau de la Tragédie, si belles inventions qu’elles se donnent pour les créations les plus étincelantes, les plus éblouissantes dont l’Homme est capable lorsqu’il cherche la Beauté et ne se fourvoie dans les douves étroites et désastreuses de la barbarie. Comment être triste face à tant de merveille ? Comment désespérer de l’Homme dont le visage ici en filigrane laisse transparaître son génie ? Comment sombrer dans la mélancolie lorsque la grande Étoile blanche, du haut de l’empyrée verse à foison les nutriments qui façonnent et portent notre vie vers l’avant ? Comment ?

    Il suffit de regarder l’image plus avant, de s’y immerger en quelque sorte, d’en vivre la complexité du sein même de qui elle est. Il faut la lire tel l’oxymore qu’elle propose à notre sagacité, dont la formule pourrait se résumer en ces quelques mots :

 

« Cruelle Beauté »

 

   Oui, il y a une évidente Beauté qui tutoie un abîme dont la présence se rend visible eu égard à cette fragmentation qui joue en mode dialectique avec la Totalité dont toujours nous sommes en recherche afin qu’une possible Unité nous atteigne et nous dise le lieu imprescriptible de notre Être. Ici, bien plus qu’esthétique, le niveau de lecture qui est requis est ontologique. Nous voulons nous approcher de-ce-qui-est avec un coefficient de certitude qui apaise nos doutes et colmate les brèches vives ouvertes par l’angoisse qui, toujours, nous étreint.

   Devant cette mer bleue infinie que surmonte un ciel bleu infini, devant ce garde-corps blanc qui nous assure de sa protection, devant cette assise vacante qui attend notre repos, devant cette table propice à la joie de possibles agapes, devant toute cette profusion, comment demeurer en Soi, au centre de sa propre amande, graine avant même sa germination, vie non encore prise en charge par la vitalité de son métabolisme, existence celée identique à celle de la momie pliée dans les secrets de ses bandelettes de toile ? Comment, devant tout ceci, ne nullement exulter, comment retenir sa joie en Soi, comment se cloîtrer dans sa réserve apollinienne, comment ne pas sortir de soi, décorer sa tête de pampres, enduire son corps du jus de la vigne, comment ne pas courir après tout ce qui bouge, toute cette sève du délire propre à ce qui est sans frein, propre au geste délié de toute entrave ? En un mot, devenir Dionysos lui-même, ce dieu de la fête et du vin, ce dieu de l’intense liberté portée aux rivages mêmes de la folie, ce dieu qui fait du sauvage le mode d’être qui convient, le seul à même de nous ôter aux griffes du Néant.

   Mais il faut reprendre la sévère architecture de l’image, mer, garde-corps, assise, table, en déborder la signification immédiate qui ne nous conduirait, en toute logique, qu’à une manière de déconvenue. Mais ceci, la déconvenue, ne serait que moindre mal, un mal issu, en quelque manière, d’une incompréhension. Il y a bien plus que ceci. Il y a totale dépossession du réel qui vient à nous et, corrélativement, privation, spoliation de ceux que nous avons à être selon les lignes directrices de nos destins respectifs. Sans délai, il faut se livrer à une sorte d’herméneutique de l’image, extraire d’elle les sèmes qui la traversent en filigrane. Certes ils sont cryptés, certes ils sont hiéroglyphiques mais c’est bien en ceci qu’ils doivent fouetter notre curiosité, susciter notre étonnement.

   Le haut ciel est déserté de nuages et d’oiseaux. L’étendue bleue de la mer ne porte nulle voile, ne soutient nulle embarcation. Le garde-corps ne fait que se garder lui-même dans une étrange réification, minéralisation du Monde. L’assise jaune, pourtant solaire, n’est l’appui de nul Méditant qui en occuperait le lieu. La table est inoccupée, motif d’une étonnante Cène que n’anime ni la présence du Christ, ni celle des Apôtres et l’on chercherait en vain les signes de l’Eucharistie, ni miettes de pain consacré, ni trace de vin faisant signe vers l’absence du corps Sacré. La confrontation à cette image n’est rien moins que le surgissement du vertige. Histoire sans histoire. Scène d’un non-lieu, autrement dit inconsistance native de l’utopie. Et l’Homme, là-dedans, la Silhouette assurée, infrangible, qu’il imprime sur les objets du Monde, la mesure démiurgique de ses actes, le sceau de sa volonté tendue tel un arc, où tout ceci, où ce qui pourrait nous confirmer dans nos êtres ? Le haut signe anthropologique, celui nous faisant Hommes plus qu’Hommes, que ne se montre-t-il à nous à la façon du seul viatique qui nous justifierait, nous porterait en avant de nous, assurerait notre présence d’un possible futur ? Mais cette manifestation de l’Humain ne se dessine qu’en creux, au plein d’une cruelle absence si bien que le doute nous étreint quant à la possibilité de faire phénomène, de se vêtir des attributs de la présence.

   Et c’est bien en ceci que cette image est forte, qu’elle nous fait trembler, nous les Hommes, sur nos fondations d’argile. Elle fait apparaître, en toute son ampleur, ce qu’il faut bien nommer une « ontologie du vide », autrement dit l’être de l’image se contredit en permanence dans le non-être dont elle trace ce que nous pourrions qualifier de « doute exquis » (toujours nous sommes dans l’ambivalence, le curieux paradoxe de nous inscrire aussi bien, avec une félicité identique, soit dans l’être, soit dans le non-être car nous ne nous rendons bien visibles qu’à l’aune de cette constante dialectique), et de cette vision du manque nous tirons cependant quelque jouissance cachée, l’appelant telle notre « part manquante », celle, équivoque, qui toujours appelle la présence à partir d’une absence qui lui est coalescente.

 

Roméo n’est vraiment Roméo

qu’à attendre Juliette.

Juliette n’est vraiment Juliette

qu’à attendre Roméo.

 

   Le manque est le signe universel qui relie ces Amants maudits. Le manque, en son fondement le plus absolu, est ceci même qui tresse la trame de notre Destin, en soutient le continuel tissage. Ôtez le Manque et il ne demeurera qu’une étrange lassitude sise sur la margelle étroite mais irrépressible de la finitude.

   Observant cette image nous ne sombrons nullement dans le silence, ne nous abîmons nullement dans une éternelle mutité. C’est l’exact contraire qui se produit. Cela parle en nous, cela questionne en nous, cela s’agite en nous. D’une manière consciente ou inconsciente, nous cherchons à doter ce rébus d’une solution, nous nous mettons en demeure d’inscrire un sens à même sa complexité, à même son non-sens apparent. Une manière de gageure qui nous assaille et fait notre siège tout le temps que nous n’aurons fourni de réponse à la question. Face à cette mer énigmatique, à cette chaise désertée, à cette table ouverte à la vacuité, nous sommes pareils à des Voyeurs d’une œuvre abstraite, laquelle ne décèle, ni ne donne les prémices qui nous permettraient de dévoiler son chiffre interne. Nous sommes « perdus » en quelque sorte, orphelins d’une parole qui pourrait nous rassurer.

   Face à « Bleu sur bleu, La Méditerranée » nous sommes dans uns posture identique à celle que nous adopterions face à « Route de l’Estaque » de Braque (1908) ou face à « Maisonnette dans un jardin » de Picasso (1908), qui se souviendront tous les deux des leçons de Cézanne dans la vue de « Gardanne » 1883-86) ou des toiles de la « Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière Bibemus » (1897), Braque comme Picasso passionnément épris du jeu des formes géométriques, de la plastique des structures rationnelles telles que développées dans le Cubisme, sous filiation cézanienne.

   Ce que nous souhaitons exprimer ici par le recours au Cubisme et à son fondement historique, c’est que l’ensemble des significations d’une œuvre ne sont nullement inscrites dans le cadre étroit d’un tableau, mais en débordent l’étroite figure, l’excèdent de toutes parts en se référant à sa singulière genèse. Comprendre « Route à l’Estaque », c’est en même temps comprendre « Gardanne » et « La Sainte-Victoire », associer Braque et Cézanne dans un même mouvement de la pensée. En quelque façon, partir de la présence du présent de la toile, une sorte de manque que viendra combler la dimension historique de l’Art et de ses œuvres. Rien n’est suffisant en soi, tout fragment (tableau image) est redevable de quelque chose qui lui est extérieur, une forme, une couleur, un style, une théorie qui en définissent les contours. La Terre, notre Planète ne fait sens qu’à figurer parmi la chorégraphie cosmique des étoiles. Les étoiles ne font sens qu’à accueillir la Terre.

 

Rien ne signifie hors contexte.

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Ainsi, la signification dans le Monde Grec Antique est un perpétuel jeu de renvois, un jeu de miroir sans fin. C’est ceci que nous dit Marcel Detienne dans « Apollon le couteau à la main » :

   « savoir qu'en régime polythéiste un dieu, quel qu'il soit, est toujours au pluriel, c'est-à-dire articulé à d'autres puissances, pris dans des assemblages, dans des groupements de dieux, dans des configurations d'objets et de situations sans lesquelles il n'est rien, ou si peu. »

   Ce qui veut dire que nul monothéisme clos dans son étroite monade n’eût pu correspondre à la belle tonalité grecque, laquelle exige échanges et rencontres, multiplicité, polyphonie et polychromie.

 

Tout ne signifie qu’à être contextualisé.

 

   Un pays par rapport à un autre, une frontière par rapport à une autre, un Homme par rapport à un autre. Mais les rapports ne sont pas toujours de positivité, telle chose appelle telle chose. Non, ceci serait trop simple. Parfois les rapports de l’exister sont-ils contradictoires, ourlés d’une native incompréhension, une positivité s’opposant à une négativité, une Présence faisant fond sur un Vide, une Absence. C’est cette manière de violente dialectique qui s’inscrit dans le site abstrait de « Bleu sur bleu. La Méditerranée ». Certes l’image est ici directement lisible, dans le repos, l’image appelle la raison, l’esthétique réfléchie mais c’est dans ses marges et, sans doute à l’extérieur de son cadre qu’elle incite au débordement, à l’excès, à ce qui métamorphose l’ordinaire en extraordinaire. Car demeurer à la surface de l’image avec pour seul horizon le ciel vide, la mer étale, les objets statiques, ceci ne nous entraînerait jamais que dans la douce léthargie de « l’in-signifiant, » dans ce qui, par essence, ne proférerait rien en soi. Å toute image convient-il de donner la parole. L’image est langage ou n’est rien. Mais les référents qui y sont présents nous laissent sans voix au motif de leur étrangeté. Le Réel qui est là, le Réel têtu, il faut l’extraire de sa gangue opaque, nous le rendre transparent, limpide, faute de quoi l’opacité nous gagnerait, nous rendant semblables à la pierre dissimulée au plus profond de sa veine de terre sourde.

   Le ciel, il nous faut en faire cette magnifique terre Olympienne où les dieux observent les Hommes et déterminent leur destin. La Mer, il nous faut la métamorphoser en ce mystérieux site fécondé par l’admirable Poséidon dont le trident déchaîne tempêtes et tremblements, on n’est nullement un dieu à se contenter d’une simple figuration. Le garde-corps, il faut lui donner cops, précisément, lui attribuer le prédicat de la limite selon laquelle l’Homme est Homme et non la Nature, un dieu ou une plante. Chacun à sa place selon le rang qu’il mérite. L’assise, il faut la considérer en tant que le lieu mortel dont l’Homme est le gardien, cette Finitude qui, tout en le terrassant, signe sa grandeur humaine rien qu’humaine. La table, il faut en faire le lieu de confluence de toutes les Altérités, des rencontres, des affinités, de la convivialité, de la fraternité, le siège de l’amitié, tout ceci dont l’Homme a grand besoin en ce Monde semé de déserts et de zones arides où le vivant reçoit les plus vives morsures qui se puissent imaginer.

    Habiller de prédicats tout ce qui vient à nous dans la présence, habiller adéquatement, ainsi se définit le rôle éthique des Voyageurs de la Terre. Ce qu’il est urgent de réaliser, de comprendre le monde où nous vivons, qui nous accueille avec la plus grande générosité.

 

Comprendre dans la perspective juste,

c’est réenchanter le Monde.

 

Comprendre juste,

c’est lui conférer l’assise

transcendantale qu’il mérite.

Comprendre juste,

 c’est le soustraire

 au poids infini des contingences

et le mettre à l’abri des lieux communs.

Comprendre, vivre éthiquement,

sont une seule et même chose.

Comprendre juste cette belle image,

c’est l’amener à son accomplissement,

en même temps que nous habiterons

correctement la Terre,

cette « Materia Prima »

qui est, tout à la fois,

essor de notre naissance

et pli de notre linceul !

 

 

 

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26 mai 2023 5 26 /05 /mai /2023 07:53
Avant d’être arrivé à Soi, Après

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Il y a le Monde, le vaste Monde, avec ses collines semées d’herbe, ses vallées profondes, ses hautes montagnes, les flaques immenses de ses Océans. Il y a le complexe réseau des routes, les nœuds ferroviaires pareils à des énigmes. Il y a les villes tentaculaires, on dirait des pieuvres. Il y a les tours d’acier et de verre. Enfin il y a les Gens par milliers, par millions, Jaunes, Noirs, Blancs, Rouges qui parcourent tous les méridiens de la Planète, ils ressemblent à des essaims fous à la recherche de quelque provende, en réalité à la recherche de-qui-ils-sont. Puis, tout au bout de la chaîne, identiques à un maillon perdu dans l’immensité du Monde, il y a cet Homme que-je-suis, cette Femme que-vous êtes et, surtout le questionnement que nous sommes venus poser aux Choses que nous rencontrons à la manière d’étranges vis-à-vis. Autrement dit, il y a notre confondante singularité faisant fond sur le multiple, le pluriel, le disséminé et, le plus souvent, l’indéterminé au motif que, du Monde, nous ne saisissons jamais qu’une image, n’écoutons que l’une de ses narrations, ne rencontrons qu’un faible et évanescent échantillon de ses créations.

   Certes on peut vivre sans se poser autant d’interrogations, plonger son museau fouisseur dans un rassurant humus, forer son trou de taupe et n’être que pur silence parmi le charivari partout    présent, n’être qu’une forme invisible parmi l’éparpillement des autres formes. Certes, on le peut, au moins virtuellement, nullement réellement puisque, par essence, Êtres-Parlants, comment pourrions-nous nous exonérer de la question, du besoin de connaître, de percer un peu de la légende de ceci même qui nous entoure et ne profère rien, du moins dans une première approche ? Comment pourrions nous opposer au bavardage du Monde notre propre mutisme, notre retrait dans quelque coulisse dont on espèrerait qu’elle nous mît à l’bri des déconvenues, creusât pour nous la niche au sein de laquelle trouver repos et assurance ?

   Certes nous pouvons vivre d’illucidité, comme si nous jouions à la roulette et attendre du Hasard qu’il nous plaçât sur le Grand Échiquier en position de Roi, nullement de Fou ou de simple Pion. Car, fût-on de modeste naissance, au plus profond d’un secret bien dissimulé, nous nous souhaitons en pleine lumière, hissés sur un piédestal, toisant du sommet de quelque Olympe, tels les dieux antiques, les jeux des Hommes et des Femmes au sein du carrousel qui est le leur. On serait dieu et homme à la fois, sans doute demi-dieu, cet étrange composé mythologique se sustentant à deux sources, s’attirant les grâce des Immortels, mais aussi celle des Mortels, pensant puiser à l’aune de ce constant paradoxe les faveurs les plus effectives.

   Jusqu’ici, nous n’avons parlé que d’objets déterminés que l’on peut localiser facilement dans l’espace et le temps, leur assigner des polarités terrestres, les situer sur une échelle de valeur, tâcher de deviner la place qu’ils occupent dans un gradient hiérarchique. En un mot, notre regard nous l’avons volontairement circonscrit dans l’orbe des choses visibles, nous gardant bien d’interroger tout se qui gravite autour, par exemple l’Invisible, le Néant, le Rien, l’Inapparent. Ces mots de haute tenue qui portent en eux aussi bien la possibilité d’une inquiétude, aussi bien les perspectives d’une joie sans partage.

   Or si nous sommes inscrits dans l’ordre de la Présence, nous le sommes tout autant dans l’ordre de l’Absence, du non-encore-venu-à-jour, de l’irrévélé, de l’avant-genèse des Choses et des Êtres. Si la psychanalyse nous met en demeure de nous reconnaître parmi les figures identificatoires du Père-Loi ou de la Mère-Réceptacle, jamais elle n’outrepasse les deux bornes de l’en-deçà, de l’au-delà. Elle se confine à la parenthèse existentielle et même l’inconscient qui pourrait s’extraire de cette lourde contingence, toujours il est ramené à tel événement, tel lapsus à tel accident, tel désir projeté sur une personne en chair et en os.

   Mais est-il bien sûr que notre aventure ontologique se situe exclusivement entre ces deux pôles ? Ne conviendrait-il de franchir ces limites de pierre et de roc, de chercher à apercevoir la sourde pulvérulence qui essaime à l’entour de ce qui nous est familier ? Certes, sommes-nous assurés de notre existence, du moins en théorie, mais notre totalité, notre unité se réduisent-elles à ces pures évidences, à ce qui vient à nous dans la conformité que, d’emblée, nous leur attribuons ? Sans doute notre réassurance primaire se satisfait-elle de ces évidences qui, toujours, sont évidences pour notre sensorialité, essentiellement pour notre regard. Ne vaudrait-il pas mieux pratiquer un décèlement du réel, en ouvrir la bogue, en explorer le chatoyant corail ?

   Ne nous est-il enjoint, d’accomplir le trajet essentiel de notre propre genèse ? Il est en arrière de nous dans la nécessaire nébulosité de notre naissance. Il est en avant de nous dans le champ obscur qui sera ouvert par notre mort. L’image ici présente de Barbara Kroll fait voler en éclat la coque matérielle de la physique et ouvre une brèche dans le mystérieux et l’inaccompli, autrement dit dans ce qui, sous couvert de silence et d’invisibilité, est le moyen le plus immédiat de nous reconduire à ceux-que-nous-sommes, des enfants de la Métaphysique qui connaissent une éclaircie le temps de quelques aventures humaines. Bien évidemment, méditer sur de l’intangible, de l’inapparent est forcément entreprise délicate. Cependant, à cette fin, nous pouvons disposer de trois vecteurs d’approche : l’analogie, la métaphore, enfin l’allégorie. Or, pour nous en tout cas, l’esquisse de l’Artiste entre bien dans ce dernier cas de figure. Pour notre part nous y voyons, quoique dans l’approche, le flou, l’approximation, les principaux traits qui déterminent l’essence humaine, dans ses franges, dans ces halos certes, mais c’est bien là que gisent les fondements de l’aventure anthropologique. Maintenant convient-il d’interpréter, à nos risques et périls. De toute manière toute interprétation est nécessairement située dans l’irréel, l’imaginaire, le plus souvent dans le feu d’une intuition qui, tel l’éclair, dit peut-être la Vérité mais se retire aussitôt dans son cèlement essentiel.

   Cette image est troublante. Cette image nous confine à quelque vertige comme si nous étions soudain placés face à un illisible abîme. Cette image que, pour notre part, nous vivons à la manière de l’emblème de l’avant-Vie, de l’après-Mort, (y aurait-il équivalence, valeurs convergentes, identité en quelque sorte ?), cette image donc tire toute sa puissance signifiante (étrange paradoxe) de ce qui, non-sens absolu, ne saurait avoir quelque signification, à moins que cette dernière ne soit cryptée, ésotérique, nécessitant l’apprentissage d’un code secret. Ce que l’image semble ici poser dans l’ordre de l’évidence, le langage peine à en restituer la fuyante, l’évanescente nature. Cependant nous ne pouvons nous contenter de confier à notre seul regard, à notre sensorialité, le soin de venir à bout des sèmes inaperçus semés ici et là, qu’il nous faut bien essayer d’approcher afin de ne demeurer dans la banlieue d’un sens sans polarité, sans contenu apparent, manière de fable aux mots troués qui disparaîtrait à même son énonciation.

   Ce qui, présentement, est difficile à saisir, ce flottement indéterminé, cet espace de pure vacuité qui oscille indéfiniment entre le non-être et la possibilité d’être. Ces énigmatiques figures (ce sont les nôtres selon l’hypothèse que nous formulons), nous placent face à une aporie constitutive : ne se saisit-on jamais qu’à la manière d’une brume sans consistance, d’une fumée que boirait sans délai un ciel vide ? Ces formes ne sont formes qu’après avoir été, qu’avant même de trouver le site de leur présence. Ces formes ne sont formes que dans la grâce de l’instant. Dès qu’entamée, leur temporalité connaît déjà son déclin. Mais alors, seraient-elles porteuses d’éternité seulement avant de paraître, après avoir paru ?

   Le traitement de l’image, esquisse à peine entamée, biffure des formes naissantes nous installe d’emblée dans le vaste et mystérieux domaine de l’antéprédicatif, de l’a priori, avant même (ou après) que l’existence a trouvé ses propres assises terrestres. Ce qu’il faut en déduire, que ces formes sur le point d’être sont totalement libres de se donner de telle ou de telle manière. Leur fort coefficient d’indétermination leur ouvre tous les espaces, tous les temps. C’est une chair invisible avant même que le mystère de l’incarnation puisse avoir lieu. C’est le silence qui précède le mot comme sa condition de possibilité. C’est à partir du silence que se déploie la pure merveille de la parole. C’est du Trou, du Rien, du Néant du Non-être que l’être tire la nécessité qui le rend visible.

   Certes on a beaucoup glosé sur l’être, sur la quasi impossibilité de « l’en-visager » (de lui conférer une épiphanie, de le rendre « palpable » en quelque sorte), sur le vide adjectival qui lui est intimement coalescent. Sur le plan métaphorique : une sorte de dentelle qui n’exhibe jamais que ses trous, jamais la trame qui en relie l’essence. Nécessairement l’être ne peut se sentir tissé de voiles si arachnéens qu’aucune substance ne pourrait en traduire la supposée forme. Le pourrait-elle et l’être, devenu étant, perdrait tout son prestige et l’étant toute possibilité de faire sens puisque c’est bien l’être de l’étant qui manifeste l’étant et seulement lui. L’être-rose de la rose est son déploiement même, il n’est ni abstraction ontologique, ni pure matérialité parvenue à son terme. Il n’y a accomplissement de la chose qu’au travail inapparent de l’essence qui en nervure la venue en présence. L’être est passage, translation, mouvement dynamique, chemin du repos à l’acte puis repos se ressourçant à une origine constamment renouvelée.

   Les visages à peine marqués, les corps à la limite d’une visibilité sont les témoins oculaires de cette effervescence interne de l’être qui ne bourgeonne qu’à accomplir sa propre genèse en-lui-hors-de-lui, dans cet éternel mouvement de balancier qui, jamais ne le rend visible (il y a être seulement, l’être à proprement parler n’est pas), toujours en retrait, en absence, en effacement et il est heureux qu’il en soit ainsi pour la simple raison que les phénomènes  ne pourraient exhiber leur revers qu’à s’annuler eux-mêmes. Ici se montre de façon nette le hiatus qui existe nécessairement entre la valeur symbolique du langage et la valeur ontologique de ce-qui-se-montre-à-nous. Le langage est purée évocation. Le Réel est pure présence. Et, une fois encore, nous aurons recours à la force de visualisation de l’analogie. Imaginez une pièce de monnaie avec ses deux faces. L’avers porte la Figure, autrement dit le phénomène. Le revers porte le Chiffre, à savoir le prédicat qui détermine le phénomène., en indique la valeur en quelque sorte.  Quant au liseré entre les deux, la carnèle, symboliquement, se montre comme l’espace du déploiement entre être et chose, en même temps qu’il correspond à notre propre espace de compréhension de ce qui vient en présence, à vrai dire bien plutôt une saisie intuitive qu’un échafaudage strictement conceptuel.

   Ces étranges créatures sans contours précis, dont on ne peut réellement savoir si elles sont en-deçà de la ligne ou bien au-delà, cette nuit informe et surréelle, ces teintes qui n’en sont pas, une simple cendre, une pulvérulence qui paraît ne sortir de soi que pour y mieux retourner, tout ceci, cette énonciation à mi-voix, cette figuration à mi-regard, ce flou des lisières, cette hésitation de l’aube, ce fourmillement des choses sur le point d’être, de n’être pas encore ou bien d’avoir été, tracent les contours toujours hésitants, constamment remis en question, ces constants allers-retours dont la Condition Humaine est l’étrange mise en musique. Une symphonie que remanie une fugue, une fugue qui s’élève en symphonie.

 

Et nous les Hommes,

vous les Femmes

qui sommes des

êtres de l’entre-deux.

 

 

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19 mai 2023 5 19 /05 /mai /2023 07:30
Å peine venue au Monde

« Autoportrait au Collier de perles »

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est des Êtres d’étrange venue, des Êtres qui vous interrogent, nullement au titre de leur présence mais de ce qu’elle pourrait être, cette présence, si elle se déterminait à la lumière de prédicats bien visibles, bien identifiables.

 

Ce qui fait le charme

de ces Êtres,

c’est précisément

 qu’ils s’entourent

de mystère,

se voilent de brume,

se drapent du doux et

impalpable tissage

des songes.

Ils sont,

 sans être vraiment.

Ils sont à la manière

d’une Marine de Turner,

cette diaphanéité océanique

qui tient, tout à la fois,

de la profondeur

insondable de l’éther,

de l’énigme bleue

des abysses.

Ils sont à la manière

des touches à peine posées

des Peintres Impressionnistes,

ces effleurements de couleurs

tels ceux des « Nymphéas »

de Monet,

ces Bleus impalpables

 qui hésitent

entre Céleste, plumes de Paon

et s’abîment avec bonheur dans

les gorges nuptiales de Sarcelles.

  

Voyez-vous, une simple

irisation à l’orée des choses,

une chair de poule levée

sur la peau d’une Amante,

l’épreuve d’une neuve griserie

après qu’une verte Absinthe

 a allumé, dans la tête du Poète,

ses inaperçus flamboiements.

Tout ceci n’est-il pas heureux ?

Tout ceci ne mérite-t-il une pause ?

Tout ceci n’est-il pure merveille ?

Ô combien la fuite

est préférable à l’immobile

 figement sur place !

Ô combien la scintillante

rosée l’emporte sur

la pluie continue !

 Ô combien le fin duvet

de l’oiseau triomphe de

 la lourdeur des rémiges !

  

   Ces Êtres avancent à pas comptés, un pied sur un nuage, un autre sur une goutte d’eau. Ils ne marchent nullement, ils glissent le long d’eux-mêmes comme le grésil d’hiver sur le miroir du ciel. On les croit ici, au pied de la colline, ils sont là-bas, plus loin que l’imaginaire ne saurait les porter. On les souhaite au Présent, bien visibles dans le jour qui rutile, ils sont au Passé, simples réminiscences que, bientôt, la capricieuse mémoire effacera, telle une buée. On les projette au Futur mais leur devenir, leur destin sont immolés en qui-ils-sont, ils sont aussi minces que la promesse de l’aube. On les voudrait d’argile dure, cuite au four, ils ne sont que fins biscuits, une blancheur s’effritant sous une pluie de lumière. On les souhaiterait de cuir, de bois et de chiffon, dociles marionnettes entre nos doigts, ils ne sont que Pantins à fil dont le corps est transparent.

 

Seules leurs articulations,

seules leurs métamorphoses,

seul le Gand Œuvre Alchimique

 avec son Noir de Saturne,

son Blanc de Lune,

son Jaune de Vénus,

son Rouge de Soleil.

   

    Ils ne sont pas des corps complets, entièrement venus à eux, ile ne sont que passages d’un état à l’autre, transsubstantiation de la matière, jongleries de rêves, transparentes diatomées sous la loupe du Savant. Le plus étrange, le plus incompréhensible pour la compréhension humaine, ils sont sans être, ils ne sont nullement et sont malgré tout. Et c’est bien en ceci qu’ils nous sont précieux, nous les Hommes qui n’avons pour certitude que notre chair, vous les Femmes dont le fondement ne repose que sur les vertus de l’Amour. Å tous, il nous faut beaucoup de mérite pour tracer notre sillon dans la vie. Å tous il faut beaucoup de constance pour éprouver le temps selon sa capricieuse durée. Nous nous pensons ourdis de certitudes et pourtant, sous la meute pressée de nos pas, ce ne sont qu’écroulements, châteaux de sable qui s’effritent, « pierres qui roulent et n’amassent pas mousse ». Nous nous croyons d’airain alors que nous ne sommes que glaise ductile battue des vents, menacée de pluie. En quelque manière nous ressemblons à ces Êtres d’étrange venue mais ne voulons nullement nous avouer notre faiblesse, la fragilité native de notre constitution.

   Mais la fable ici commencée ne saurait trouver son naturel prolongement qu’à évoquer cette évanescente Figure dont Barbara Kroll a le secret. L’inachèvement de ses œuvres, ou ce qui pourrait passer pour tel, est, bien au contraire une esthétique accomplie qui, certes, nous plonge dans le Grand Bain de la Métaphysique, mais à la vérité, nous ne sommes que ceci, des Effigies Métaphysiques qui, jamais, ne se peuvent saisir en totalité.

Notre présent fuit sans cesse.

Notre Passé n’est plus.

Notre Avenir brasille au loin

 dans d’obscures flammes,

dans de sibyllines paroles

dont nous ne pouvons

rien décrypter.

   Celle dont il va être ici question, attribuons-lui pour nom le titre donné à ces quelques méditations : « Å-peine-venue-au-Monde » et tâchons de nous en approcher au plus près, non d’en sonder les profonds arcanes, ceci est impossible au titre même de l’insondable de toute Altérité.

   Tout semble fondu en une simple esquisse unitaire. Tout est en voie de Soi, mais dans la nuance, l’à peine distinction, un genre de bulle osmotique que nul ne pourrait ni pénétrer, ni interpréter, tant un halo de mystère en nimbe l’exacte essence. La voir dans sa tenue de pure gemme, dans son bourgeonnement de nectar, dans sa pluie de pollen, ce n’est ni entrer dans la pulpe de sa chair, ni s’arrimer au motif rouge de ses lèvres ou au charbon de ses yeux, c’est tout simplement folâtrer tout autour d’elle tel l’insecte qui fait sa douce vibration tout contre le verre de la lampe. Avec ces Êtres de mince consistance, jamais l’on n’entre dans la citadelle, on regarde de loin, on estime la profondeur des douves - un abîme -, on mesure la distance et l’on se tient en Soi, dans une manière de geste sacrificiel, fragment isolé du Tout dont il voudrait rejoindre la plénitude. Il faut donc demeurer en avant de soi, dans une zone indistincte, espérant de ce flou, de cette nébulosité, tirer quelque précieux phénomène, quelque étonnante translation qui nous déposerait aux pieds de qui-Elle-est, Vassal sans possibilité aucune d’épouser l’illisible et magnétique Forme nous faisant face dans le genre d’un mirage. Mais être dans la lisière serait déjà l’ombre d’un infini bonheur.

   Pourrait-on seulement la faire paraître au risque du langage ? Pourrait-on l’extraire de la gangue dont elle se distingue à peine à simplement la regarder ? Å seulement espérer toucher de la pulpe des doigts son esquisse celée dont la venue au Monde n’est rien moins qu’incertaine ? Il faut oser quelques mots. « Å-peine-venue-au-Monde », qui est-elle pour nous si ce n’est ce Noir de suie de la chevelure, une Nuit en réalité que vient confirmer la double tache du bitume des yeux. Est-elle dans la cécité d’elle-même, dans le repli, dans un arrière-pays dont nul univers étranger ne pourrait franchir les frontières ? Nous aperçoit-elle seulement, nous qui sommes en quête d’un savoir à son sujet ? Visage d’un ovale parfait, il fait songer à la posture hiératique de « La Muse endormie » de Constantin Brâncuși, cette perfection portée au plus haut d’elle-même.

   Et les bras, ces deux lianes d’argile qui coulent le long du corps avec une infinie douceur, ne nous disent-ils le précieux, pour elle, à se retirer en soi, là où rien ne pourra jamais l’atteindre, sauf ses songes les plus fluviaux, ses pensées les plus célestes ? En sa vêture de mousseline et de gaze, ce genre de cocon de chrysalide qui accueille la souplesse de son corps, elle est la possibilité d’un dépliement, mais plus tard, lorsque le Monde se sera assagi, que ses tumultes auront regagné quelque antre secret, que les motifs les plus rugueux seront devenus plaines dociles, accueillant la mouvance des herbes. Et ces mains si discrètes, on dirait le simple prolongement d’un rêve.

   Et le doux et sensuel croisement de ses jambes, qu’abrite-t-il que nous ne saurions voir, une genèse est logée au sein même de ce qui est le plus dissimulé, de ce qui, soustrait à notre regard, n’en devient que plus précieux. Que ne puissions-nous nous abreuver à cette Fontaine d’Amour et de Jouvence, à cette Fontaine qui nous dit, tout à la fois, la multiple beauté des choses et notre incapacité à en rejoindre le don retenu, infiniment retenu ? Nous sommes des Égarés qui, tels des Papillons de Nuit, battent des ailes tout contre la vitre derrière laquelle fleurit une subtile et éployante Lumière. « Å-peine-venue-au-Monde » est cette clarté retenue qui pénètre au tréfonds de nos propres corps, y allume des feux qui jamais ne s’éteindront.

 

C’est toujours

dans la réserve,

le pli discret,

la faille entre deux terres,

la vague entre deux marées

que gît le SENS.

 

A nous, simplement à nous

 il appartient d’en raviver

 la subtile texture.

Toujours la chair est disponible.

Il faut la tirer de sa mutité.

Il faut la porter au jour.

Il faut la faire rayonner

au plus haut.

  

   Nous n’avons nullement évoqué ce « Collier de perles » qui donnait son titre à cette œuvre. Sa discrétion est à l’image d’« Å-peine-venue-au-Monde ». Chacun, selon ses propres inclinations, y projettera ce qui, en lui, fait ses mouvantes arabesques, ses feux de joie, ses enthousiasmes, ses retraits, ses vertiges. Le monde est ainsi fait qu’il est un infini carrousel d’images. C’est ainsi que nous le voulons. C’est ainsi qu’il nous pose face à son énigme et nous met au défi d’en lire le prodigieux hiéroglyphe.

 

 

 

 

 

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17 mai 2023 3 17 /05 /mai /2023 07:50
Étreindre, mais quoi ?

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Étreindre, mais quoi ?

 

    En ces temps de pullulation, en ces temps de multitude, en ces temps où tout se conjuguait selon l’ordre du POLY, du PLURI, du MULTI, rien ne faisait sens que la profusion, la prolifération, la foison sans fin des choses et il ne demeurait, dans l’espace, nul endroit où trouver repos et apercevoir quelque lumière dont on eût pu tirer quelque parti autre que celui d’une gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde. Le Monde n’était que du chiffrable, du consommable, du buvable et, bientôt, du jetable. Ainsi ce suffixe en « able » dessinait-il les contours d’une Humanité seulement occupée de se situer dans une échelle des tons quasi matérielle, sans qu’un seul instant, elle ne fût troublée en quoi que ce fût par la sourde contingence de ses occupations. Cependant le Monde tournait, cependant les gens s’amusaient, cependant les significations des choses passaient sans que quiconque ne s’en alarmât. Sans doute ceci était-il dans l’ordre des choses, en tout cas dans la belle logique anthropologique et chacun se fût alarmé d’en modifier l’ordonnancement d’un iota, d’en métamorphoser le moindre événement. Il en était ainsi des choses habituelles qui portaient en elles les germes de leur incessant renouvellement, de leur reproduction à l’identique tout le long des ans et des siècles.

   Et ceci n’eût été nullement dommageable si l’ordre du MULTI n’avait produit ses orbes qu’à la hauteur de l’espace : parcourir la Planète en tous sens, connaître les hauts plateaux Andins, puis les steppes de Patagonie, puis les hauteurs immaculées de l’Himalaya.

   Et ceci n’eût eu nulle conséquence fâcheuse si l’ordre du POLY n’avait affecté que le temps : être à la fois dans l’immédiateté du Présent, regarder par-dessus son épaule son histoire passée, se projeter en avant de Soi en direction de son avenir.

   Et ceci se fût à peine remarqué si la ronde éternelle du PLURI n’eût consisté qu’en un changement de toilettes compulsif, en échanges téléphoniques pléthoriques, en longues files d’attente devant les murs aveugles des cinémas. En réalité tout ceci n’était que le vêtement d’Arlequin de l’existence ordinaire et quiconque s’en fût offusqué se fût d’emblée exposé aux quolibets, railleries et moqueries de ses Commensaux. Le Monde était ainsi fait qu’il puisait en ses fondations les lignes mêmes selon lesquelles son architecture s’édifierait, n’ayant cure de s’écarter des sentiers balisés immémoriaux en lesquels il avait trouvé une sorte d’équilibre, sinon d’harmonie.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

    Toutefois, comme en sourdine, comme une antienne venue du plus loin d’un passé fossilisé, se faisait entendre une voix petite, menue, mais non moins irritante, interrogative pour qui en percevait l’inoxydable ritournelle. Étreindre, mais quoi ?  Oui car l’interrogation, le prurit mental, l’urticante comptine se ressourçaient à leur propre énigme et en éprouver l’urgence revenait à faire de sa tête le lieu d’un éternel sabbat, d’un tohu-bohu de sorcière dont on ne sortirait que fourbu, l’âme en miettes, le miroir de la conscience troublé et piqueté de chiures de mouches.

 

Étreindre, mais quoi ?

 

   Et, maintenant, afin de rendre notre méditation concrète, explicite, il convient que nous commentions cette œuvre de Barbara Kroll, cette belle Esthétique Métaphysique qui, en un seul et même mouvement, dit

l’Ombre et la Lumière ;

la Tristesse et le Bonheur ;

la Donation et le Retrait ;

le Silence et la Parole ;

la Rencontre et la Séparation :

l’Amour et l’Indifférence ;

la Dualité et l’Unité ;

la Vie et la Mort,

 

   ces deux pôles existentiels  qui en synthétisent la cruelle et heureuse vérité car tout, sous notre Ciel, sur notre Terre, se donne sous la figure de l’oxymore :

 

un vide se montre que

comble une complétude,

une faille s’ouvre que

colmate la plénitude d’un sentiment,

un pleur glace une joue

qu’un baiser vient essuyer.

 

   C’est toujours sous le joug destinal des contraires, c’est toujours dans l’alchimie des opposés, c’est toujours sous l’œil figé des divergences que l’aventure humaine, tantôt rougeoie, tantôt connaît la sombre couleur du deuil. C’est à l’intersection de ces prédicats de la division, du partage, de la dissociation que s’inscrit tout cheminement vers plus loin que Soi.

   La nuit est présente, infiniment présente dans sa dominante Bleu Métal, Bleu de Prusse, enfin dans une pente infiniment crépusculaire dont rien ne semble pouvoir émerger que la haute et éprouvante figure de la Finitude. Étreindre, mais quoi ? L’Homme plutôt deviné, entr’aperçu que clairement désigné, est simple image nocturne, simple diversion d’une Ombre, ligne d’un clair-obscur nullement assuré de soi. Contour et simple trait comme si, d’un instant à l’autre, il pouvait retourner à l’Obscur dont il figure la tremblante émanation.

 

Étreindre, mais quoi ?

Étreinte de quoi, de Qui ?

 

   Les bras sont deux lianes étiques qui entourent une forme qui se donne pour un corps. Mais quel corps ? Corps-cierge ? Corps-pierre ? Corps-Statue ? Étreindre, mais quoi ? Et Qui-est-étreinte ? Qui est-elle, sinon cette blanche falaise toisant la nuit du fond, la nuit de l’Homme ?

   Tête-broussaille-de-cheveux. Coulures de sanguine qu’un gris fait mine d’assembler en quelque chose de possible, de lisible. Étreindre, mais quoi ? Corps de neige et de silence. Corps-congère. Corps-boréal que n’illumine nulle aurore verte phosphorescente, que ne vient féconder nul nectar solaire, Corps de gemme éteinte, comme gisant parmi les lignes de faille d’une carrière abandonnée, des mains rouges y poussent qui aliènent bien plutôt que de libérer. Étreindre, mais quoi ? En quelque manière cette image pose les conditions mêmes de sa propre destruction. Tout naît à peine que, déjà, tout est frappé d’une cruelle obsolescence, que déjà tout est poinçonné de Mort.

   Qui sont-elles ces deux Formes qui tremblent sur la toile ? Qui sont-ils ces deux Inconnus dont nulle identité ne se dégage du sombre massif de leur venue à l’être ? Mais une simple esquisse d’être, un trait de fusain estompé, une eau d’invisible aquarelle, un effleurement de lavis viennent-il les sauver des griffes du Néant ? Les biffent-ils du Rien dont ils semblent la vertigineuse oscillation, le numéro d’équilibriste, le plomb alchimique se refusant à devenir Or ? Å devenir Pierre Philosophale ? A devenir Homme et Femme s’enlaçant dans l’unique et merveilleux geste d’Amour ? Étreindre, mais quoi ? L’image, dans son évidente désolation, nous ôte toute considération rationnelle, en quelque sorte nous dépossède de-qui-nous-sommes, nous les Observateurs que la représentation requiert et immole dans l’étroite quadrature de ses mâchoires d’acier, dans la rigueur de sa camisole de force.

   Certes, Lecteurs, Lectrices vous peindrez mon âme des plus funestes teintes qui se puissent concevoir. Mais avouez donc que, vous aussi, penchés sur le bord de l’image, avant-bras reposant sur la margelle d’incertitude, observant ces Inquiétantes Figures, elles vous font penser aux Mannequins transparents de Giorgio de Chirico, ce Grand maître du Songe Métaphysique et soudain vous ressentez en vous ce réflexe nauséeux d’un Roquentin suspendu à l’étrange facticité de la Racine Noire, vous y invaginant corps et âme, disparaissant à même la terre métempirique du Jardin Public de Bouville. Oui, l’Art a cette force exceptionnelle de nous reconduire à nos propres fondements et, selon ses humeurs changeantes, de nous propulser vers les hauteurs de l’empyrée où de nous précipiter dans les fosses rougeoyantes et fuligineuses de l’Érèbe.

   En définitive, poser la question « Étreindre mais quoi ? », n’est pas poser la question, du moins en ligne directe, de qui-nous-sommes. Pourtant, en son fond c’est de ceci dont il s’agit et uniquement de ceci. C’est bien à Nous que nous devons aboutir et rien qu’à Nous puisque, si par un trait de l’imagination nous nous biffions, et la question disparaîtrait et Nous-qui-la-posons corrélativement. « Étreindre mais quoi ? », poser cette interrogation suppose une longue et tortueuse déambulation parmi des domaines qui en sous-tendent la réalité la plus effective. Le début de cet article nommait « la gestion comptable, numérique, orthogonale du Monde », en tant que vision biaisée de ce même Monde en lequel nous sommes inclus et qu’il nous incombe de considérer selon de nouvelles perspectives. Jamais question essentielle (« Étreindre mais quoi ? ») ne se peut résoudre facilement comme si, de prime abord, poser la question se résolvait par un genre d’évidence, de truisme massif.

   Nous croyons qu’il nous faut faire l’hypothèse d’un réel parcours intellectuel qui fera apparaitre les jalons déterminants selon lesquels notre interrogation recevra quelque chance de réponse adéquate. A notre sens, bien à l’écart des intérêts d’une société consuméro-matérialiste, il nous est demandé de parcourir et de mener une investigation sur des sentiers aujourd’hui remisés au compte des archives anciennes. Pour nous, de toute évidence, il devient urgent de mener un véritable travail d’Archéologue, de mettre à jour ce qu’il y a de plus essentiel pour le rayonnement de la psyché humaine, pour le déploiement de la sphère intellectuelle. Ainsi, de proche en proche, nous faudra-t-il aborder successivement, quelques extraits de textes littéraires qui, chacun à sa façon, vient jouer en écho avec notre interrogation obsessionnelle : « Étreindre mais quoi ? ».

   De la même manière nous aurions pu investiguer, selon un mode antéchronologique, proche d’une genèse en quête d’une origine, quelques pages de la Philosophie, nous arrêter sur quelques œuvres d’Art, questionner la position nécessairement éthique de l’Autre et, bien évidement de Soi en l’Autre, de Soi en Soi, autant se stations nécessaires afin que le SENS, Ultima Thulé de l’Esprit Humain enfin parvenu à une sorte d’éclosion vienne nous libérer de nos quotidiens démons et nous installer dans la seule Lumière qui soit, la Vérité pour Nous car nous devons être à Nous-même notre propre Vérité. C’est une simple question d’éthique. Bien évidemment, les points majeurs de notre recherche s’abreuveront à nos AFFINITÉS électives, les seules qui, pour Nous, signifient et ouvrent l’espace de la Clairière parmi la forêt des doutes et des incompréhensions.

   Mais ici, nous limiterons volontairement notre propos à trois extraits de textes suffisamment explicites, assortis d’un bref commentaire. Cependant, une critique ne manquera de venir à jour sous la forme suivante : pourquoi tant de noirceur, de désolation, de désespoir dans le geste de l’étreinte qui ne saisit que des Ombres alors, qu’aussi bien, la Lumière se fût donnée comme ce qui, au terme de la question, l’aurait illuminée d’un jour nouveau, d’un jour heureux ? Certes la remarque est de pure logique. Toute existence s’inscrit nécessairement sous la figure d’une dialectique, d’un mouvement qui, tantôt connaît son zénith, ses heures de gloire, tantôt découvre son nadir, ses instants de déclin. La vie se peut représenter métaphoriquement sous les traits d’un kaléidoscope (cette référence est constante dans mon écriture, sans doute une résurgence des kaléidoscopes dont les images mouvantes ravirent bien des moments de mon enfance), d’un kaléidoscope donc avec ses fragments hauts en couleur, ses flamboiements, ses feux d’artifice que suivent, dans une certaine confusion, d’autres fragments opaques, décolorés, sans grand intérêt chromatique. De même pour l’existence qui, tantôt appelle la plénitude, tantôt le déroutant dénuement. Mais il n’y a nulle égalité entre les deux termes d’un gain et d’une perte pour la simple raison que notre condition mortelle, efface au bout du compte la féérie colorée, lui substituant cette suie qui enduit notre corps des glaçures du marbre.

   Posons donc à nouveau la question « Étreindre mais quoi ? » et examinons quelques réponses apportées par la littérature.  

  

   En premier, Roger Gilbert-Lecomte dans « Proses » :

  

   « À la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l’autonomie de sa personne humaine, un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s’étendre une immense steppe vide barrée, à l’horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis. »  

 

   Les paysages intérieurs que le Poète retrace plongent dans les abysses les plus sombres. Alors, comment s’étreindre lorsque le Soi ne fait plus face qu’à ce « gouffre noir » qui ne se peut envisager qu’en tant qu’image de la Mort, au moins en ses cruelles prémisses ? L’organe de la vision, celui par où le réel est abordé et compris, est mis à mal, si bien que plus aucune vision objective n’est possible, autre qu’une constante hallucination où la conscience elle-même est amputée de sa vertu dominante, à savoir la pointe de la lucidité qui autorise une vision juste des choses. Et comment dire son propre égarement qu’à évoquer cette « steppe vide barrée », autrement dit cette agonie de tout projet, ce saut inouï dans la « banquise » où les sens glacés ne perçoivent guère plus qu’un monde chenu en train de s’éteindre ? Ce corps qui, pour tout Vivant est la seule matière dont il ne soit jamais assuré, le voici « ce corps insupportable jeté en miettes dans l’espace illimité ».

 

   En second, Antonin Artaud dans « L’ombilic des limbes » :

 

   « Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe, pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme y coule et passe dans son feu ardent. […]

Celui-là sait ce que l’apparition de cette matière signifie et de quel souterrain massacre son éclosion est le prix. »

 

   Ce texte est saisissant car le motif anthropologique s’y trouve métamorphosé selon un incroyable processus de minéralisation. Chacun sait combien le génial Artaud s’est battu contre son corps, combien celui-ci a éprouvé le tremblement convulsif des électrochocs, connu l’emprisonnement des camisoles chimiques, les injections de drogues qui stérilisent l’esprit, le plongeant dans un constat état de sidération. Mais ici, dans ce fragment, un point de non-retour a été atteint dont l’on craint bien que nulle issue n’en atténue le sort cruel. Celui qui a cherché, dans les signes de pierre des Indiens Taharumaras un chiffre céleste pouvant l’aider à interpréter sa propre cosmogonie, en réalité cette folie active, visionnaire qui l’encercle et le réduit à néant, celui qui a été, sa vie durant ce « Théâtre de la cruauté », voici que cette cruauté s’est retournée au point d’immoler son Auteur dans une gangue de sédiments, de fractures, de diaclases, de séismes où l’esprit devient matière, où la matière devient esprit, dans une sorte de tohu-bohu géologique,  révélation d’une souffrance ultime « en-deçà de la conscience », là où ne règne plus qu’une Nature élémentale, « feu ardent » qui brûle tout sur son passage, il ne demeure que le paysage calciné d’une existence réifiée, simple roche logée au sein de l’immense mutité minérale. Il fallait tout le talent poétique d’un Artaud, toute sa douleur patente pour en rendre compte. Mais le compte n’est rendu qu’à la hauteur d’une extinction du Soi dont la beauté est tragique. Le destin entier du Poète est de la nature d’un violent oxymore.

 

   En troisième, J.M.G. Le Clézio dans « Le livre des fuites » :

 

   « Je veux fuir dans le temps, dans l’espace. Je veux fuir au fond de ma conscience, fuir dans la pensée, dans les mots. Je veux tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie : créer, et rompre. Je veux imaginer, pour aussitôt effacer l’image. Je veux, pour éparpiller mieux mon désir, aux quatre vents. Quand je suis un, je suis tous. J’ai l’ordre aussi, le contre-ordre, de rompre ma rupture, dès qu’elle est advenue. Il n’y a pas de vérité possible, mais pas de doute non plus. Tout ce qui est ouvert, soudain se referme, et cet arrêt est source de milliers de résurrections. Révolution sans profit, anarchie sans satisfaction, malheur sans bonheur promis. Je veux glisser sur les rails des autres, je veux être mouvement, mouvement qui va, qui n’avance pas, qui ne fait qu’énumérer les bornes. »

 

   C’est sans doute chez Le Clézio, dans le concept même de « fuite », donc d’être Soi-hors-de-Soi, de ne trouver sa place que par défaut, de n’assumer sa temporalité qu’à être éparpillé selon les stances télescopées d’un passé-présent-avenir, que s’exprime le mieux cette constante désespérance d’une existence qui cherche fiévreusement à s’étreindre mais ne parvient jamais qu’à connaître sa propre vacuité, sa terrible incomplétude. Car « fuir dans le temps, dans l’espace », ce n’est ni assumer le temps, ni assumer l’espace mais les déterminer comme ce qui est toujours au loin de Soi, comme ce qui clignote, appelle et se retire à même cet appel. Quant au fait de « fuir au fond de [sa] conscience », ceci supposerait une conscience spatialisée, située, donc réifiée en quelque sorte, ce qui serait une évidente absurdité. Et « fuir dans la pensée », ne serait-ce énoncer l’impossibilité même d’élaborer quelque concept, de réduire l’acte de pensée à une simple vapeur toujours en fuite de Soi ? Et « fuir dans les mots », ne serait-ce désigner la transcendance du langage en tant que simple immanence, comme si l’essence des mots se pouvait résumer au statut de simple chose ?

   Nous voyons bien ici, avec la « profession de foi » de Jeune Homme Hogan, que le simple fait de vivre est une gageure, que tout est en partance de Soi, que rien ne tient, que tout être du monde est une illusion qui ne se laisse nullement approcher, encore moins enchaîner, comme si l’Homme pouvait s’en rendre Maître.  Et cette décision de l’ordre de l’oxymore

 

« créer et rompre » ;

« imaginer et effacer » ;

« l’ouvert se referme » ;

« glisser sur le rail des autres »,

 

   toutes ces formules étonnantes, ces tournures syntactico-rythmiques syncopées qui procèdent à leur annulation sitôt qu’émises, ne font-elles signe en direction d’une constante capture qu’annule son contraire, la libération de ce qui avait été à peine entrevu ? Ici, dans cet extrait de texte convulsif, dans ces saltos, dans ces revirements subits, dans ces éternels sauts de carpe, dans ces palinodies qui, paraissant s’approcher du but ne concourent qu’à l’annuler, peut se lire le triple échec d’une étreinte de Soi, de Ceux-qui-nous-font-face, de ce Monde qui clignote à l’horizon et pourrait bien n’être que « poudre aux yeux », imaginaire qui nous rendrait transparent à nous-même. Là est rejointe la proposition plastique de Barbara Kroll. C’est une identique posture philosophique qui ne postule la possibilité de créer quoi que ce soit que dans le tissu lâche de l’utopie, de ne se construire Soi-même et toute Altérité que selon la figure illusoire de la Chimère.

 

  

  

  

 

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13 mai 2023 6 13 /05 /mai /2023 08:13
Tête à tête avec le Néant

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

En cette soirée de Printemps, le temps n’était pas le temps.

 

  Seulement une durée qui semblait n’avoir ni commencement, ni fin. Une durée sans consistance, une matière ductile qui remaniait sa forme à chaque instant. Un peu à la manière d’une pâte de guimauve qu’on malaxe entre ses doigts, on la replie en forme de boule, on l’étire, on la sent fuyante, imprécise, nullement assurée de soi. Et, par simple mimétisme, on en rejoint la confondante indécision. On est guimauve Soi-même, on est déréliction sur quoi rien ne prend, sauf la grise pliure du jour.

 

Toute la journée on a erré

sur l’ossature blanche du Causse,

toute la journée on a piqué

ses mollets aux échardes des genévriers,

toute la journée on a épuisé

 son propre contingent de secondes

à ne se reconnaître nullement,

à divaguer d’une pierre à l’autre,

à suivre de loin sa propre voix intérieure,

elle est identique à un écho bleu

qui résonnerait sur les

parois obliques du Monde.

  

   En cette soirée de Printemps, l’espace n’était pas l’espace, nulle dilatation, nul éploiement. Une seule ligne continue sur laquelle on plaquait sa mince silhouette de Fil-de-fériste. Nul balancier afin d’assurer son équilibre. Nul regard aigu qui eût décrypté le moindre détail, le nommant selon des mots connus, familiers :

 

« arbre »,

« colline »,

chemin de castine ».

 

   Non, l’espace était muet et l’on était muet dans la vastitude de l’espace. Peut-être un simple point sur la rotation sans fin d’un cercle. Peut-être un simple mot dans le texte serré de l’Univers.

   On n’avançait sur le chemin de son Destin qu’à tracer un sillage à côté de Soi. On était trace de blanche écume à la poupe d’une mince pirogue. On était sans être. On était sans conscience de Soi. On était le Fou d’un Vaste Damier, sautant mécaniquement d’une case à une autre :

 

une Blanche, une Noire,

une Noire, une Blanche

et ainsi à l’infini de

son propre désarroi.

 

   Et cette confusion du corps (il ne possédait nul contour) et ce désordre existentiel (il était indescriptible), on les éprouvait à part Soi, comme si l’on n’avait été Soi qu’à la mesure d’une distraction, une diversion des Choses, une erreur d’Alchimiste dans la goutte de verre de ses cristallines cornues. Se connaissait-on, comme on connaît un Équipier, un Collègue, une Amante ? Nullement.

 

On était une maille lâche

dans le tissu des jours.

On était un trou dans

la robe d’une Princesse.

On était la vilaine tache

sur la surface éblouissante

de la toile.

On était un puzzle dont

il manquait l’ultime pièce

qui l’eût accompli

et déterminé en tant que tel.

  

   Autrement dit on errait dans son outre de peau, pareil au vin fermentant dans sa jarre, au hochet faisant sonner ses grains de sable, à la tige métallique frappant au hasard les bords du triangle idiophone. On était, du moins le supputait-on, sans que quelque assurance en vînt confirmer la verticale présence. Et le délice était ceci, ne pas savoir qui l’on était, cela ménageait la place pour

 

une infinie transmutation,

un surgissement peut-être

 sous la morphologie

d’un cancrelat comme chez Kafka,

sous le portrait du Bouffon Gonella

dans un tableau de Jean Fouquet,

ou de l’autre bouffon

shakespearien, Yorik,

qui ne livre que son

crâne d’os dans Hamlet.

Enfin, voyez-vous,

l’Étrange en sa plus étonnante concrétion,

un peu comme les statues grotesques

dans les jardins de pierre de la Renaissance.

  

Alors, pouvait être lu autrement qu’à

l’aune d’une tératologie ?

 

Licorne à la corme torsadée,

Chimères au corps léonin,

Triton gris au ventre ocellé,

Léviathan à l’anatomie

flexueuse semée d’écailles ?

 

  Le pire, sans doute s’étonnera-t-on de ceci,

eût été de demeurer dans sa forme définitive,

condamné à végéter dans la camisole

de sa propre identité.

 

   Comme si les Mots, les divins Mots s’étaient soudain vus condamnés à renoncer à leur plurielle polysémie, ne connaissant plus qu’une étroite monosémie, ce qui serait revenu à une aliénation de leur essence nécessairement polymorphe. Ce qui devenait urgent : être-Soi-plus-que-Soi de manière à échapper aux griffes du Néant. Mais échappe-t-on jamais au Néant, nous les Mortelles Créatures ? Ceci nous le savons de toute éternité et c’est bien là ce qui nous différencie des autres règnes qui croissent sous le ciel en toute quiétude.

   Donc on a erré tout le jour à la recherche du Rien. Et, bien entendu, l’on n’a rien trouvé que cette dissolution de Soi qui en est la vibrante analogie. Maintenant le crépuscule a tendu son voile sur l’entier mystère du Causse. Les pierres, en se refroidissant, font entendre le craquement de leurs jointures. Nul mouvement sous la lente coulée de la Lune gibbeuse. Les animaux sont au terrier, les hommes au logis. On s’apprête à l’épreuve du souper,

 

SEUL face à Soi, face au Vide.

 

  Seul à Seul dans l’immense mystère du Monde. Seul, entièrement livré à la grimaçante et pourtant admirable solitude. L’on ne s’éprouve jamais mieux Soi-même qu’à se faire face dans la blanche cellule de l’isolement. Rien pour distraire de Soi, l’Altérité est à peine un souvenir perdu sur le cercle de quelque clairière fardée du deuil des feuilles.

 

Tout, autour de Soi,

est plongé dans le Bleu,

le Bleu minéral,

le Bleu aquatique,

le « Bleu à l’âme » comme

le disent les Midinettes,

le Bleu du ciel où se

perdent les idées des Hommes,

où s’évanouissent

les serments d’amour.

La toile en est usée jusqu’à la trame.

 

    On est pure divagation. On ne sait plus si l’on se reconnaît Soi-même sur le miroir dépoli de la conscience, si son esprit produit encore quelque flamme, si ses projets ne sont que de funestes intuitions ne trouvant plus la source de leur manifestation. On est une Forme assemblée devant le mur bleu, le mur mutique. En quelque manière on s’y réfléchit mais sans image de retour, on s’y abolit, on s’y éprouve dans la non-différence, dans la muriatique confusion.

 

On est dans le Noir.

On est le Noir.

Le Noir de la chute.

Le Noir du péché.

Le Noir de l’inconnaissance.

 Le Noir du deuil.

 

   On est le deuil lui-même, on assiste à l’oraison funèbre de son propre corps, on entend sonner le glas tout contre sa cage d’os, les bruits rampent le long des clavicules, les bruits entament tarses et métatarses, percutent les aponévroses, vrillent les ficelles blanches des ligaments. Sous le dais de sa tête chenue, cette boule de neige, cette congère livide, on n’a plus pour pensée que quelques enroulements d’étoupe, des grincements de poulies, des frottements d’émeri. Les mots, eux-mêmes ne sont plus qu’un amas confus de grappes grises, pareilles à des œufs de batracien. La mémoire, la vaste mémoire s’est abîmée dans l’abysse sans fond des réminiscences sans objet, un simple flottement dans la toile de bitume du crépuscule.

   On est assis devant la table, on dirait le Christ d’une Cène triste, les Convives s’en sont allés pour de bien contingentes tâches, mais combien vivantes, mais combien animées d’une gigue existentielle :

 

voyager, tailler

 un pieu en pointe,

faire cuire un ragoût,

faire l’amour à une

Inconnue de passage.

 

   On est en Soi, plié sur Soi, deux notes qui ne profèrent nul son : une Blanche, une Noire, inutiles croches ayant déserté la partition de la Vie. On est triste diapason qui ne vibre plus qu’au rythme d’un grand Vide Intérieur. Tout murmure intime s’est tari, juste un filet d’eau que boit un humus avide. Ses mains, mais est-ce encore des mains ces immenses battoirs blancs, ces illisibles moignons aux jointures à peine visibles ?

 

Pour quelle prière

se sont-elles rassemblées ?

Quel exorcisme demandent-elles

à un Dieu absent ?

De quel étonnant rituel

sont-elles la piètre figure ?

  

   Devant, identique à un linceul, la table. Vide. Désolée. Lieu d’agapes à jamais disparues. Sur la grande plaine livide, sur la plaque de lourd silence, un objet, un seul, sans doute une bouteille. Mais quelle bouteille ? Pour quelles ambroisies ?

 

En vérité une Bouteille à la Mer

avec toute sa charge sémantique.

 

Å l’intérieur, un message illisible tracé à l’Encre Sympathique.

On y devine, parmi les copeaux des signes,

quelques lettres hiéroglyphiques

dont l’énigme est à venir,

toujours à venir

 

>>>

>>

>

 

Solitude est notre condition

Solitude dit notre essence

Toujours nous sommes SEULS

LAutre est une invention du Diable

Seul pour toujours

Å la face mutique du Monde

 

*

 

(Solitude est notre condition

Solitude dit notre essence

Toujours nous sommes SEULS

L’Autre est une invention du Diable

Seul pour toujours

Å la face mutique du Monde)

 

 

 

 

 

 

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2 mai 2023 2 02 /05 /mai /2023 07:49
Les chemins de poussière

« Route 66 »

 Remi Rébillard

Source : Susana Kowalski

 

***

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

   Le ciel, au loin, est une bande blanc-gris-bleu, une simple indétermination, une manière de lac perdu aux confins de l’espace. Une colline, en pente douce, chute vers un horizon indistinct. Plus près, identique à une lame blanche qui servirait de frontière au paysage, une surface qui pourrait bien être une lagune semée de sel, une étendue d’eau à la couleur de soufre, un lieu étonnant de surréalité. Enfin, une énigme dont nulle résolution ne pourrait entamer le sourd mystère. De part et d’autre de la scène, deux portions de terre brune, couleur Terre de Sienne usée. Au centre, semblable à une large avenue parcourant les silencieuses agoras des villes, un chemin de poussière bise, à l’aspect de vieux carton bouilli. Sur ce chemin perdu en plein Désert, une Femme à l’allure plutôt jeune, mince, tête coiffée d’un foulard qui retombe en pointe sur le haut du dos. Les bras sont nus, deux frêles tiges qui pendent le long du corps. Au bout du bras droit, une valise de cuir. Une robe très près du corps, de teinte Vert-bouteille. Les jambes sont fines et hâlées. Escarpins noirs aux pieds qui martèlent le sol de sable ou d’argile légère. Å droite de la Passante, son ombre portée, fluette, qui se projette vers l’avant. On dirait l’aiguille d’un cadran solaire qui serait la projection symbolique de l’objet éclairé. 

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

   Nous ne savons rien d’Elle qui ne sait rien de Nous. En réalité, deux Planètes perdues aux confins de l’Univers qui, jamais, ne se rencontreront, ne se connaîtront. Deux destins solitaires. Deux chemins progressant à l’aveugle dont chacun ignore l’autre. Qui est-elle Elle qui nous interroge ? Notre questionnement s’augmente de la perte qu’elle est pour notre corps, nos yeux, nos gestes, nos âmes. Nous voudrions en simplement détisser quelque fil et, ainsi, fil après fil, la conduire à sa nudité contre laquelle la nôtre propre pourrait jouer en écho.

 

Nudité contre nudité.

Dépouillement contre dépouillement.

 

   Entre Elle-qui-fuit et Nous-qui-demeurons-sur-place, nous aurions voulu installer l’intervalle le plus court, surgir à même son histoire sans même qu’elle en puisse deviner les prémisses, en pressentir le feu qui taraude notre âme et la cloue au pilori. Car oui, il est tragique, par rapport à cet Autre qui vous aimante à la hauteur de son obscurité, de n’en point éclairer la face inquiète, de ne nourrir son esprit que d’hypothèses vagues, de n’offrir à sa vision que ces mirages qui tremblent au-dessus des barkhanes et en rejoignent bien vite le pesant anonymat.

   Oui, la tristesse nous gagne car, parmi les plus hautes missions de notre humaine condition : connaître et posséder de manière à ce qu’enfin comblés, nous puissions étancher notre soif et nous considérer en tant qu’êtres complets, non en tant que cet éternel manque qui nous ampute de la moitié de qui-nous-sommes.

 

Car, tout le temps que ce ciel

en partance de lui-même,

tout le temps que cette colline illisible,

tout le temps que cette lame innommée,

tout le temps que ces terres étrangères,

tout le temps que ce chemin sans issue,

tout le temps que cette Femme muette,

tout le temps que les choses

demeureront inaccessibles,

 nous serons tels des textes antiques,

des palimpsestes aux chiffres effacés,

des hiéroglyphes dont nul Archéologue

ne pourra traduire le sens caché,

seulement un balbutiement

 à l’orée du Monde.

 

   Or nous ne pouvons nous souffrir muets, paralytiques, aveugles, cloués, comme cette Passante, sur un chemin de poussière,

 

il ne dit que notre éparpillement,

notre incomplétude,

 notre fragmentation,

notre poudroiement parmi

les vastes étendues mondaines

qui sont nos cénotaphes

ouverts à tous les vents de

 la plus sombre déréliction.

  

Ô combien nous voudrions

accompagner Passante

dans son étrange cheminement !

Combien nous voudrions

lui offrir notre bras.

Combien poser notre épaule

contre la sienne !

 

   Ouvrir, avec Elle, la valise de ses secrets, en faire le précieux inventaire, y rencontrer les gemmes les plus brillantes, y découvrir les lettres gravées dans la pulpe douce d’un Journal Intime, y dévoiler des Photographies d’autrefois qui nous diraient la belle et unique genèse de l’Inconnue, nous la rendant plus proche, peut-être inclinée à quelque subtile confession, prête à nous manifester un geste d’Amour longtemps contenu, gros d’avoir attendu le moment de la confidence, l’instant de l’éclosion, de l’épanchement. Un vase s’écoulant en l’autre, lui offrant cette ambroisie au gré de laquelle métamorphoser une vie banale en lumineuse existence ! Combien nous souhaiterions que ces prodiges pussent surgir, comme extraits d’une merveilleuse lampe d’Aladin et, alors, nous serions semblables à ces Princes d’Orient, à ces Purs Esprits flottant sur leurs tapis tissés de fils d’or et d’argent !

  

Mais ce que nous savons

depuis l’instant de notre naissance,

que les rêves sont poussière,

que l’espoir est poussière,

que l’imaginaire est poussière,

que la vie est poussière.

 

Une argile naît, croît, se multiplie,

puis se fendille, se lézarde

et retombe

Poussière sur le

Chemin de Poussière.

 

Les Chemins de Poussière

Nous les portons en nous

Pareils à des Chemins de Croix

Nous ne sommes que Poussière

Sur les Chemins de Poussière

 

 

 

 

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25 avril 2023 2 25 /04 /avril /2023 07:51
CHAOS

« Effet papillon »

Source : Futura Sciences

 

***

 

   Parfois l’on se lève, dans l’approximation de Soi. On est décentré, on penche vers quelque abîme, la Musique des Sphères on l’entend, mais loin, derrière un voile de coton. On quitte sa natte de sommeil avec des songes encore accrochés à ses basques. On titube sur le bord de sa couche comme si l’on était pris d’ivresse. On se rend compte que le phénomène de l’équilibre est une prouesse, que gagner la position debout tient du prodige, qu’avancer un pas derrière l’autre est une sorte de miracle. Qu’exister est une rude épreuve dont on ne sait si le mode appliqué pourra longtemps se poursuivre. On sait, tout au fond de Soi, que le jour qui vient ne sera pas le jour mais une ribambelle de haillons que reliera un mince fil, il pourrait bien se rompre à tout instant. On sait que l’heure ne sera pas l’heure, mais une suite ininterrompue de hoquets, d’hiatus, une bordée de pointillés dénués de toute logique. Tout ceci on le sait dans la confusion comme si une fumée, un mince brouillard gris en faisaient trembler l’image incertaine. On sait sans savoir vraiment, dans l’égarement, l’à-peu-près, l’indéfini. On ne sait même pas si l’on est vraiment.

   On quitte le sombre réduit de sa chambre. On progresse de guingois, à la manière des crabes parmi le lacis des racines de palétuviers. Que craint-on ainsi ? Qu’un meurtrier ne se dissimule dans la pénombre, prêt à commettre un acte irrémissible ? Qu’une hyène puisse, à tout instant, vous sauter dessus et vous prendre à la gorge ? Non, ce que l’on redoute par-dessus tout, c’est de faire face à qui l’on est ou à qui l’on n’est pas, de faire l’inventaire de ses propres fissures, de sonder la profondeur de ses failles, d’expertiser jusqu’à la folie le vide incommensurable qui vous habite, d’en éprouver le vertige jusqu’au seuil d’une possible disparition. On avance avec maladresse, comme glissant sur des coques de noix. Parfois l’on s’agrippe au chambranle de la porte. Parfois même, en un acte de profond découragement, l’on regagne le bord de sa couche qui ne nous offre que le désert de ses draps vides, de simples vagues blanches que le gris boulotte consciencieusement.

   On gagne l’étroite coursive de sa salle d’eau. Par la vitre dépolie filtre un jour sale, une sorte de torchon qui bat « au vent mauvais ». Ses ablutions on les accomplit, nullement dans le souci de Soi, non dans la pure routine, dans le conditionnement élémentaire. L’eau n’est guère amicale, pas plus que la lame du rasoir qui trace dans l’épaisseur de la mousse son entaille de chasse-neige. Les crins de la barbe sont durs qui résistent. L’eau qui coule du bec de cygne percute l’émail de la vasque avec un bruit têtu, obstiné, c’est la mesure d’un jour sans limite qui est compté là,

 

c’est l’addition des ennuis,

des renoncements,

des retours en arrière,

des saltos

 

   qui vous laissent à demeure, font un cruel sur-place comme si les mailles du temps s’étaient relâchées, que votre propre histoire ne menace de s’effondrer. Au toucher, vous estimez la qualité du chantier. Par-ci, par-là quelques picots rebelles, quelques touffes révoltées. Mais le maquis suffira pour aujourd’hui, il est à la mesure de ce qui va venir, de ce qui vient, de cet inconnu qui palpite tel un gouffre avec la herse de ses stalagmites, avec les dents de ses stalactites qui chutent dans un fond sans consistance.

   On est maintenant assis à sa table de solitude. Mais ceci, énoncer la solitude est un truisme puisque, n’étant nullement assuré d’exister Soi-même, comment pourrait-on postuler l’existence de l’Autre ? Tout est si vide dans le monde, si flou, si fuyant. Tout flotte et rien ne s’attache à rien. L’eau, dans la casserole, fait son minuscule grésillement. La seule compagnie. Personne dans la rue. La rue est vide, solitaire. La clarté frappe au carreau mais sur le mode de la retenue, une manière de badigeon Ardoise que l’œil a bien du mal à traverser. Le Printemps bourgeonne avec des insistances de frimas. La belle saison s’annonce avec de larges entailles hivernales. On allume la radio. Les nouvelles du Grand Ailleurs : guerres, génocides, fugues, viols, disparitions en tous genres, conflits, diasporas de peuples exténués. Comme si le vaste tissu du Monde se déchirait, on ne voit plus que sa trame étique, le désordre de son façonnage. Dans le corridor de la gorge, le thé noir fait son trajet brûlant, réchauffe la braise du cœur qui palpite à peine, accordée qu’elle est à l’Anthracite d’un temps figé qui ne connaît plus ni son alpha ni on oméga. Des flocons de brioche avancent lentement, manière de clepsydre qui égrène les secondes d’une façon métronome, comptable, uniquement arithmétique. La trentième seconde fait suite à la vingt-neuvième qui fait suite à la vingt-huitième et ainsi, à l’infini. C’est si désolant les chiffres, tellement désincarné, juste la frappe d’une numération perdue dans le vaste rythme universel.

   Bureau, maintenant ; ou plutôt pièce de Lecture et d’Ecriture. Pièce des Mots. Murs garnis de livres. Ils veillent, garnisons de signes noirs dans la faible lueur des maroquins. Habituellement, Génies tutélaires, Hautes Présences. Les mots irradient au travers des couvertures, leur fragrance de papier vole ici et là, identique à un encens qui répandrait ses volutes sous les voûtes de quelque sanctuaire. Au travers des vitres martelées, toujours ce halo gris cerné de pluie, toujours cette obstination de la nuit à vouloir celer le jour, à le conduire à son crépuscule. La pluie est verticale. Son clapotis parvient, atténué. Une gouttière dégorge quelque part son trop-plein. Un fin brouillard monte du sol, semblable à ces fumées de feux de camp qu’on éteint, qui couvent doucement dans le tapis d’ombre. Juste le lent, l’immobile cliquetis du temps, le tempo mortel qui vient de l’illisible territoire de la finitude. Silence lourd, de plomb, d’étain, de zinc, enfin de teintes sourdes qui ne s’élèvent guère de leur pure matérialité.

 

Gel gel partout.

Glu, glu partout.

Suif, suif partout.

 

Å l’abri des maroquins et des toiles les signes s’impatientent.

 

   Les signes veulent être lus. Sinon les livres sont leurs cénotaphes. Les signes s’impatientent. On s’impatiente de ne pouvoir les saisir d’un trait, de les manduquer, comme on le ferait, à pleines dents, de la chair nacrée d’une mangue. Chaque bouchée est une merveille. Au hasard, dans la perte grise de la lumière, un manuel est extrait de sa catacombe. La couverture luit faiblement comme ces pierres sombres d’Irlande que le ciel lisse de sa palme douce. Le papier, sous la pulpe des doigts, tient son langage de papier, à peine un chuchotement, un bruissement pareil à l’envol d’un courlis au-dessus du miroir de la lagune. Au début, forêt de mots simplement, rien n’émerge de rien. Puis l’œil accommode, puis la pupille boit avidement ce qui vient à elle, telle une faveur. Ce qui se montre dans la touffeur moite du temps :

 

« Rêve du ciel »

 

   « Oh voici : le souffle balsamique de cet infini printemps devait fermer les plaies brûlantes de la vie, et l’homme, saignant encore des blessures reçues sur la terre qu’il venait de quitter, devait se cicatriser parmi les fleurs, en vue du ciel à venir, où la Vertu et la Connaissance suprêmes exigent une âme guérie. Car ah ! les souffrances de l’âme, ici-bas, sont tellement trop grandes ! – Lorsque, sur ce champ neigeux, une âme en étreignait une autre, leur amour les fondait en une même goutte de rosée scintillante ; en tremblant elle descendait alors dans une fleur qui la soufflait en l’air, partagée de nouveau, comme un encens sacré. »

 

   Dans sa couverture vert bouteille, le livre de Jean Paul, « Choix de rêves », a été refermé sitôt qu’ouvert. Il gît sur le glacis de la table, tel un objet inutile. Il pleut toujours. De grosses gouttes qui font des cercles dans les flaques boueuses. Le silence règne en maître, il pèse tel un couvercle et enserre les mots dans une gangue semblable à la mutité de lourds sédiments. Les mots sont pris au piège, ils tournent en rond dans leur geôle tels des Prisonniers qui attendent l’heure de leur marche circulaire entre les murs gris de leur forteresse. Ils n’ont plus de vis-à-vis, ils meurent de n’être nullement regardés, compris, ils gisent tels d’énigmatiques hiéroglyphes dont nul Herméneute ne parviendrait à saisir le sens. Au milieu d’eux, au milieu de leur soudaine « in-signifiance, » je ne suis guère qu’un Égaré aux mains lisses, tout glisse en elles, rien ne demeure. Tout autour de moi les mots volètent tels des insectes que la lumière aurait portés à une sorte d’ivresse. Les mots, les divins mots qui, hier encore, festonnaient le massif ténébreux de ma tête, y allumaient des feux de joie, les voici soudain devenus des Étrangers dont je ne comprends nullement la raison de leur singulier comportement. Ils sont un tel mystère ! Ils sentent le soufre. Ils me mettent au défi de m’en emparer, d’en faire mon bien. Mais ma peau résiste, mais ma chair se révulse.

   Au-dehors l’air est sale, compact tel des mèches d’amadou, tout s’y abîme et y devient méconnaissable. Je retourne à l’intérieur du livre de Jean Paul, j’essaie de m’y creuser un terrier que je tapisse de mots. Mais dans la maladresse, comme si leur matière venait à moi pour la première fois. Au hasard je tisse de boue « le souffle balsamique », j’enduis mon corps de « plaies brûlantes », je m’inflige de vives « blessures », puis j’enjoins à ma mélancolie de « se cicatriser parmi les fleurs » et je prends acte de ce nouvel état qui m’affecte, de cette désertion du langage qui, bientôt sans doute, ne manquera d’ébrécher ma conscience, d’y creuser d’irréparables ornières. Au-delà des vitres semble gésir un monde en proie aux tourments identiques aux miens. Ce n’est que brume et confusion. Ce n’est que chemins de boue qui se perdent à même leur propre confusion. Parfois, une voiture, au loin, fait son bruit de sourds élytres. Mais est-ce bien une présence, ne l’ai-je créée de toutes pièces afin de me rassurer ? Puis un silence humide, un mur en vérité que personne ne pourrait franchir. Du fond de mon terrier que rien ne semble pouvoir atteindre, sauf un éternel ennui, je crois que mes Coreligionnaires ont déserté la ville, que je suis seul, ici, livré au pandémonium des mots, car maintenant les mots se rebellent, les mots sont véritablement hostiles, ils sont des manières d’oursins aux piquants venimeux qui perforent ma peau. Ils sont des calots d’acier qui percutent le cercle de mon front. Ils sont des flèches au curare qui empoisonnent ma chair. Ils sont des pièges qui, sur la loque que je suis devenu, referment leurs puissantes mâchoires de métal. Cela fait un bruit d’éponge au centre d’un bizarre cliquetis.

   Épilogue - Parfois, lorsque le ciel est bas, que la vue est courte, parfois lorsque le sens de l’exister se précipite dans le trou d’une énigmatique bonde, on ne sait plus qui on est, d’où l’on vient, vers où l’on va. On n’a plus de passé et la mémoire se refuse à la moindre réminiscence. On n’a plus, en guise d’avenir, qu’une carte de géographie sans équateur ni méridien, sans continent, sans océan. On est dans un présent noué sur lui-même, un genre d’ouroboros aux écailles ternes, une manière de ruban de Moebius dont on ne parvient nullement à savoir en quel point l’on se situe, en quel chiasme il nous précipite, où tout se retourne soudain, mais se retourne sur quoi ?

 

Sur le vide,

sur l’irreprésentable,

sur l’indescriptible,

sur l’innommable.

 

   Ce sont, à chaque fois, des atteintes qui pour n’être nullement mortelles au sens propre, le sont au sens figuré. Alors le pire s’accomplit, on est livré à Soi, à Soi seul, ce qui est la plus vive aporie qui se puisse concevoir. Car l’Homme a pour mission secrète, mais nécessaire de tous temps, d’être ce miroir où se reflètent les Autres, les Choses, le Monde. Faute de ceci il s’étiole et présente un visage inquiétant, tel celui de la mythique et vénéneuse Mandragore qui, pour être cueillie, nécessite toute la puissance d’un rituel magique, le plus souvent hors du pouvoir des Mortels que nous sommes. Bien des choses sont en notre pouvoir : édifier des habitats, écrire des poèmes, tailler une pierre, cultiver un lopin de terre, réciter des vers, aimer une Compagne, naviguer sur un fleuve, bien des prouesses à hauteur d’Homme même si, la plupart du temps, toutes ces tâches ne sont accomplies que partiellement, dans une sorte de distraction. Cependant la forêt de nos diverses puissances présente une inquiétante brèche, une vive clairière y creuse sa vacuité infinie, nous ne sommes nullement maîtres de qui nous sommes. C’est ceci que, parfois, les jours de pluie, lorsque le maussade et l’ennui tissent la trame du jour, nous pensons avoir perdu, à savoir le bien parmi les plus précieux, cet usage de la Langue qui se donne comme l’unique geste affecté de transcendance qu’il nous soit donné d’accomplir, ici, sur cette Terre semée de bien des afflictions.

   Pour les âmes courageuses et généreuses qui m’auront accompagné tout au long de cette sombre complainte, qu’ils soient récompensés à la lecture de ce fragment tiré encore une fois de la prose poétique inimitable de Jean Paul, ce phare du Romantisme Allemand :

 

   « Quitte la terre, et monte dans l’éther vide : plane alors, et vois la terre devenir une montagne flottante, et jouer autour du soleil avec six autres poussières de soleil ; - des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi, et montent et descendent devant la lumière solaire – puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d’éclairs, lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde, et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante. – Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil et parvenir, au-delà, à la grande nuit. Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par-delà l’abîme et par-delà tout ce qui est visible ; et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils, dont les gouttes sombres sont des terres, t’environnent, montent et descendent, et de nouvelles séries de soleil sont face à face, à l’orient et à l’occident, et la roue de feu d’une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps. »

 

   Cette belle prose que je qualifierai volontiers, de « cosmologique » au sens plein du terme (étymologiquement « théorie du monde », mais aussi, mais surtout, « théorie de la Langue » lorsque saisie d’un souffle céleste, elle quitte le rivage de la Terre et se donne comme Pure Poésie, Poésie Essentielle), cette prose magnifique je vous l’offre, non seulement pour qui elle est, mais tout autant pour sa valeur que je dirai « performative », elle efface, au moins provisoirement, les abîmes dans lesquels se fourvoie, à longueur de journée l’Humaine Condition, elle élève l’âme à sa juste hauteur qui est celle d’une Essence dont, toujours nous devrions nous pénétrer bien plutôt que de nous précipiter dans les conciliabules mondains qui occultent le plus souvent ce qui fait notre fondement, cette Conscience qui, aussi, est Lucidité.

 

   Aujourd’hui la pluie a cessé de dresser son rideau à l’horizon des yeux. De gros nuages traversent le ciel d’Ouest en Est. Quelques trouées de soleil. C’est elles qu’ici et maintenant je veux voir sous l’infinie Poésie de Jean Paul : une lumière se lève et déchire le drap nocturne !

 

 

 

 

 

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22 avril 2023 6 22 /04 /avril /2023 07:33
Eloge de l’ennui

« L'ennui est après l'ambition le plus grand poison de la vie. »

 

Proverbe français

 

***

 

                       Mercredi 11 Novembre

 

   Le plus souvent, lorsque rien de précis ne se profile à l’horizon, ni travail, ni rendez-vous, que les programmes de cinéma vous laissent indifférent, que vous êtes situé dans la zone d’incertitude sise entre la lecture de deux livres, vous n’avez de cesse, afin de vous changer les idées, d’aller faire une promenade au Jardin du Luxembourg. Le plus souvent, vous choisissez de vous asseoir sur l’une de ces chaises métalliques peintes en vert, sur le terre-plein qui domine le Grand Bassin, vous laissant aller à la plus douce des rêveries, celle qui, chez vous, chasse le spleen et ôte de votre esprit quelque chagrin qui aurait pu s’y loger. Certes vous êtes coutumier du fait mais, pour autant, vous ne souhaitez vous installer dans une routine qui serait contraire à la manifestation d’un facile bonheur. Toujours, dans votre imaginaire, l’espoir que quelque chose de nouveau surgira : une idée d’écriture, la concrétisation d’un rêve sous les espèces de la vision d’une scène inattendue, peut-être une rencontre qui orientera le cours de votre vie dans une direction dont vous ne pouviez soupçonner qu’elle pût exister.

   Disons, c’est un clair après-midi de printemps, la nature s’éveille, les frondaisons du Jardin, les charmilles bruissent de mille pépiements joyeux. Aujourd’hui c’est un banc qui a retenu votre attention, près du Kiosque à musique. Vous avez pris un journal que vous feuilletez distraitement, plus à la tâche de regarder les allées et venues des passants qu’à une lecture qui vous paraît fastidieuse, les événements sont si gris qui maculent les pages. Vous vous distrayez de tout et de rien, le vol d’un pigeon, le jeu d’un enfant, le travail d’un Jardinier. Après un long moment de flottement, vous êtes sur le point de partir lorsqu’une Inconnue vient s’asseoir près de vous. Certes vous ne souhaitez la dévisager, ce serait un manque de tact. Cependant vous tâchez d’élargir votre champ de vision de manière à l’observer discrètement. Il s’agit d’une femme aux alentours de la quarantaine, cintrée dans un tailleur gris élégant. Sa chevelure est courte, claire, dans les blonds cendrés. Elle lit un livre dont elle tourne lentement les pages comme si elle en savourait le contenu. Vous pouvez lire le titre : ‘La maison de Claudine’ de Colette. Alors quelques phrases se précisent dans votre mémoire. Vous retrouvez surtout les passages lyriques des descriptions de la nature, des scènes de la vie.

   D’évoquer ceci, c’est déjà comme si vous aviez entamé une conversation avec celle qui partage votre solitude. Au bout de peu de temps, vous devez vous avouer à vous-même ce genre de trouble délicieux qui vous envahit au seul motif de votre proximité d’une présence si discrète mais si rayonnante. Vous allumez une cigarette. Afin de vous donner une contenance ? Dans le but de tromper votre impatience ? Vous seriez bien en peine de délimiter l’essence de votre état d’âme. En tout cas vous vous sentez paradoxalement dans l’attitude de celui qui oscillerait entre optimisme et pessimisme, mais il faut le reconnaître, c’est bien là la marque de votre caractère. Peut-être est-elle accentuée par la situation qui vous installe dans la perplexité ? Que souhaitez-vous au juste ? Faire plus ample connaissance de l’Inconnue au tailleur ? Quitter ce banc et ne plus penser à rien ? Vous seriez bien incapable de le dire, ce genre de rencontre vous plonge toujours dans l’embarras.

   Faisant mine de vous plonger avec attention dans la lecture de votre quotidien, alors qu’en réalité vous n’êtes qu’en vous hors de vous, vous entendez une belle voix voilée vous demander si vous avez du feu. ‘Seule’, vous la nommez ainsi, c’est un jeu chez vous d’attribuer des noms aux passantes que vous croisez au hasard de vos déambulations, ‘Seule’ donc a tiré de son étui une longue cigarette au filtre de liège. Vous saisissez votre briquet dont la flamme vacille au gré d’un vent léger. ‘Seule’ entoure vos mains pour abriter sa cigarette. A-t-elle effleuré vos doigts ? Vous avez senti une brève pression et, simultanément, votre cœur a battu plus fort. Mais n’est-ce pas votre imaginaire qui vous abuse ? N’est-ce pas déjà un désir qui s’allume en vous et vous pousse à la déraison ? Le peu de temps qu’a duré la flamme vous avez eu le loisir d’archiver en vous, ce beau visage énigmatique, de détailler la pulpe grenat des lèvres, les yeux couleur d’acier, les cils longs et ombrés, les beaux cernes mauves qui semblent dire l’étrange volupté.

   Vous vous êtes énivré de ces fragrances de miel et d’ambre qui s’élevaient du tabac. Vous avez même pensé à un philtre d’amour. N’était-ce, dans ces feux illusoires du jour, une entreprise de séduction ? Déjà vous savez que vous êtes comme sous l’emprise d’un alcool fort, d’un puissant narcotique qui décidera de votre futur, abrègera vos nuits. Vous êtes un incorrigible séducteur, une manière de Casanova qui vous abreuvez à votre propre plaisir bien plutôt qu’à celui de l’Etrangère  qui est à la racine de votre trouble. Vous êtes un homme double. Vous êtes Vous qu’habite un Autre homme, celui qui est né au contact de ‘Seule’ dont, maintenant, vous ne pouvez qu’accomplir la nécessaire efflorescence. Avec ‘Seule’ vous avez parlé comme dans un songe. Vous avez papillonné autour de son esquisse florale. Vous avez butiné par avance ses pétales, sa corolle intime, vous êtes entré en elle par effraction, vous avez percé sa peau, avez colonisé sa chair. Vous ne pouvez douter que ‘Seule’ vous appartienne, qu’elle tisse sa propre vie au contour de la vôtre, qu’elle soit, en quelque sorte, un satellite dont vous constituerez un centre d’attraction. Le seul qui soit possible en ce lieu, en cette heure.

   Non, vous n’êtes nullement pervers, vous ne tirez nul plan sur la comète, vous laissez la liane de vos affinités capturer qui vous aimez dont vous pensez que l’amour vous était dû. Vous prétendez que nulle rencontre n’est le fait du hasard, qu’elle était inscrite de toute éternité dans votre propre tablette d’argile, dans celle de ‘Seule’ dont la trajectoire vous a enfin rencontré. Le rendez-vous pour demain à la terrasse du ‘Café Romain’, Place de l’Estrapade, est-ce vous ou bien elle qui en avez décidé ? Ou bien est-ce le motif de vos destins réunis ? Une confluence des cœurs anticipant l’osmose des chairs ? C’est si curieux une existence avec ses multiples événements dont il est bien difficile de démêler l’écheveau des causes et des conséquences ! Toujours un secret, toujours un mystère qui cryptent le réel, le rendent illisible.

 

  

   Jeudi 12 Novembre

 

  15 Heures - Vous êtes arrivé avec une bonne heure d’avance. C’est votre habitude. Elle résulte du souci de faire phosphorer le plaisir de la rencontre, de préparer un lit où elle pourra s’épanouir, prendre sens. Vous buvez en de minces gorgées un Canada Dry dont votre palais détaille longuement le pétillant des bulles, le goût tonique du gingembre. Chaque bulle, chaque touche épicée sont les signes avant-coureurs de ‘Seule’ dont, encore, vous ne connaissez le prénom. Elle a préféré vous réserver la surprise. Sans doute une façon d’aiguiser votre envie, de donner des gages à votre appétit. Dans la coursive étoilée de votre tête des prénoms se donnent au hasard comme possibles nominations : Claire, Hélène, Virginie, Eve. Aucun ne brille plus que l’autre. Peut-être ‘Seule’ est-elle une synthèse de toutes ces existences hallucinées ?

   16 heures - Vous regardez compulsivement le cadran de votre montre. 16 heures est l’heure ‘fatidique’ au sens étymologique de ‘fatum’, ce destin irréversible qui joue de vous comme le ciel joue des nuages. Votre regard se perd au loin dans la longue perspective de la Rue des Fossés Saint-Jacques. Vous chercher à distinguer la silhouette de ‘Seule’. Vous scrutez tout ce qui vient à vous, qui ne manquera de vous offrir cette haute silhouette, cette chevelure blond-platine, ce visage qui vous habite comme si vous le connaissiez depuis le plus lointain du temps. Elle ne tardera à arriver. On n’est nullement une femme d’allure si élégante pour ignorer ses rendez-vous. Et puis, vous êtes sûr, hier, cette pression discrète sur vos mains, c’était un signe. Du reste vous ne vous y trompez pas, une longue fréquentation de vos conquêtes féminines vous a pourvu d’un flair indéfectible. Bien sûr, parfois une simple illusion que vous aviez transformée en certitude, mais ces erreurs d’estimation ont été si rares. 

   16 heures 15 - Nulle présence, dans le prolongement de votre regard, dont vous attendiez le surgissement. Elle aura eu un ennui de dernière minute, une course à faire, une toilette à repasser, un paquet de cigarettes à acheter. Elle est si libre quand elle fume, si attentive aux volutes grises, un rapide nuage visite ses yeux qui dit le plaisir de vivre ainsi, au bord des choses, dans la pure surprise d’être. Cependant l’inquiétude naît en vous, fait ses étonnantes confluences dans les noeuds de votre chair, dans le dédale de votre esprit. Vous cherchez, consciemment ou non, à vous distraire de vous, à vous éloigner de vous, pensant que ceci vous sauvera du déluge. Jamais vous n’avez observé avec autant d’attention le monde immédiat qui vous entoure, les pieds ouvragés de la table derrière laquelle vous êtes assis, le bourgeonnement des arbres, le grésillement des abeilles dans le peuple lisse de l’air.

   16 heures 30 - Vous commencez à douter du réel, de vous, de ‘Seule’. C’est un peu comme si ce monde qui vous entoure n’était qu’une sphère de brume dans laquelle vous flotteriez immensément, ne percevant même plus les frontières de votre corps. Vous sollicitez votre mémoire, vous rejouez la scène d’hier à la façon d’une ‘scène primitive’ au gré de laquelle ‘Seule’ aurait été votre amante, l’unique amante de votre vie. Sa beauté, sa présence ont chassé toutes les autres. Les autres sont crucifiées, épinglées telles des insectes sur une planche de liège. Comment donc ont-elles pu exister ? Non, elles ne sont que l’ombre portée de Celle du Jardin du Luxembourg, elles s’évanouissent à son contact, elles brasillent dans l’illisible destin qui est le leur, un feu vite éteint dont nul n’aura même plus la souvenance, à commencer par vous, le ‘Solitaire’ de la Place de l’Estrapade, le « veuf, l’inconsolé », celui dont l’étoile est morte, dont Nerval traça dans le ciel de la littérature « le Soleil noir de la Mélancolie ». Les vers du Poète vous reviennent en tête et l’un d’entre eux, le plus incisif, se plante au plein de votre conscience à la manière d’un canif : « La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé. » Oui, la fleur s’est fanée avant même d’être cueillie et vous demeurez au centre de vous, éparpillé, fragmenté, oublieux de qui vous êtes.

   16 heures 45 - Jamais vous n’avez regardé les choses avec autant d’acuité, de pure lucidité. Les arbres, là sur la petite Place, vous en détaillez les amples ramures, vous en percevez chaque feuille, vous en radiographiez le tronc, vous en percevez l’âme dans sa substance la plus blanche, la plus virginale et il s’en faut de peu que vous ne perceviez jusqu’au cheminement de leurs racines souterraines. En réalité vous ne faites que tromper votre attente, détourner la dague qui menace votre peau, sans doute l’incisera bientôt. Vous laissez flotter la rayon de votre vision sur les longs capots des voitures noires, glisser le long des trottoirs de ciment, inventorier la moindre lézarde, puis rebondir sur la silhouette de cette passante dont vous pensez, qu’aussi bien, elle aurait pu être celle de ‘Seule’ venant s’asseoir tout naturellement à votre table, s’excusant du retard, elle a eu un imprévu de dernière minute, mais ce n’est rien, cela n’entame nullement la joie de la rencontre, cela ne compromet en aucune manière ce qui aura lieu après car chacun sait bien en son fond ce qui adviendra, qui est tout simplement irréversible au simple motif que nul encore n’a pu faire s’inverser un destin, que certaines choses doivent se produire, tout comme la nuit succède au jour et l’accomplit.

   17 heures - Déjà une heure passée à cette terrasse vide de la présence de ‘Seule’. Oui, pensez-vous, j’ai eu raison de lui donner ce nom ‘Seule’ qui, pour l’occasion, pourrait rimer avec le mien, ‘Seul’. C’est ce sentiment de longue solitude qui vous saisit ici et maintenant en cet instant mortel qui jamais ne se reproduira. Votre tête est cernée d’éclairs, de rapides fulgurations qui ne résultent que de votre dépit d’avoir été ignoré. ‘Seule’ vous la voyez nettement se profiler sur l’écran de votre imaginaire. Vous la voyez en discussion sur le banc d’hier avec un Inconnu. Ce dernier lui tend son briquet. Elle entoure de ses mains les mains de l’homme. L’homme sourit intérieurement. Cette pression sur ses doigts, quelle est-elle, quel mystérieux message se blottit au sein de ce léger attouchement ? Quel avenir se dessine ainsi ?

   Malgré vos facultés de projection qui sont grandes, vous n’arrivez à cerner le visage de cet Inconnu du banc. Cependant, vous lui trouvez quelque ressemblance avec votre propre personne. Une façon de parler en faisant des gestes, une façon de regarder ‘Seule’, de l’aimer déjà à la hauteur de sa beauté. Mais qui est-il celui qui parait être votre sosie ? Ne serait-il l’incarnation de votre propre présence, un léger décalage dans le temps, la persistance rétinienne d’un événement, la promesse, en même temps, d’un futur qui chante dont, peut-être, vous pressentez en vous le doux bruissement de source ? Les choses sont si étranges dans ce printemps qui traîne à sa suite les joies et les tristesses des hommes et des femmes : une fuite à jamais dans la fente du temps !

 

    Eloge de l’ennui - Quelques commentaires.

 

   Faire l’éloge d’une perte, d’une affliction, d’une aventure qui a sombré dans le non-sens, ceci paraît risqué pour la simple raison que notre pensée fonctionne sur le mode de la logique, du rationnel et que prétendre préférer l’absence à la présence semble être pure entreprise de Sophiste. Bien entendu si nous raisonnons au premier degré, dans l’immédiate décision de nos attentes légitimes, nous dirons bien vite que l’ennui est un état d’âme négatif qui entraîne toujours chagrin, tristesse et autres contrariétés dont chacun préfère faire l’économie. Un bonheur, fût-il léger et de courte durée, est toujours préférable à l’expérience du malheur. Cependant il ne nous est nullement interdit de tirer d’autres conclusions que celles qui sont habituelles dans ce cas de figure. Si nous consentons à faire l’éloge de l’ennui c’est bien qu’une telle attitude doit trouver quelque part son juste fondement, son évidente justification. Donc le personnage de la fiction, dans cette optique, tire des avantages de sa mésaventure. Et de quelle façon ? Pour quels gains ?

   Nous dirons que, de manière synthétique, ‘Seul’ a vu son niveau de conscience s’élargir de façon appréciable. Si tout s’était passé selon l’ordre des choses, que ‘Seule’ ait honoré son rendez-vous, que la ‘scène primitive’ ait eu lieu, que d’éventuelles rencontres s’en soient suivies, tout se serait déroulé dans la pure quotidienneté, tout n’aurait été, en dernière analyse, que banal, contingent, infiniment reconductible. Maintenant, si nous visons cette longue attente selon son versant positif, nous dirons ceci :

   ‘Seul’ a vu l’empan du temps s’accroître considérablement. Ce qui, dans le temps réel n’a duré que deux heures, de 15 à 17 heures, dans le temps fictif, imaginaire s’est vu octroyer un supplément temporel. Ce temps interminable dont la lenteur est la marque la plus évidente, pourquoi lui conférer un caractère seulement négatif ? Toujours nous nous plaignons de manquer de temps, de faire toutes choses à la hâte, de ne jamais pouvoir apprécier la densité de l’instant, de n’en jamais saisir que l’étincelle. Elargir la temporalité c’est lui affecter de nouvelles configurations, de nouvelles valeurs, la doter de significations qui ne peuvent que nous enrichir si nous prenons la peine d’y consacrer un examen véritablement objectif. Ici, bien entendu, il y a conflit entre notre naturelle impatience à voir se résoudre les problèmes et le don qui nous est fait de goûter le réel avec la méticulosité qu’il mérite. Cet ennui qui ne semble jamais en finir, n’est-il le sentiment ourdi par ‘le philosophe en méditation’ (voyez le tableau de Rembrandt), par le mystique en sa contemplation dans le désert, par le savant qui admire les constellations au-dessus de sa tête (voyez la belle assertion de Kant : « Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »). L’on se doute, regardant avec justesse la réflexion kantienne, que l’état conduisant à ‘l’admiration’ et à la ‘vénération’ ne sauraient résulter que d’une longue patience, vertu indispensable au penseur d’infini. 

   Et, parallèlement à cet accroissement du temps, c’est aussi l’extension de l’espace qui a eu lieu. ‘Seul’ qui, d’ordinaire, centrait son regard sur sa propre personne, sur son intériorité, voici qu’il le déporte de lui, longeant la longue perspective de la rue, interrogeant les frondaisons des arbres, fouillant jusqu’aux racines pour y conduire son exploration perceptive qui, en même temps, est examen, approfondissement de soi. Ce qui, aussi, s’est largement déployé, c’est l’interrogation sur l’attente, inséparable d’un questionnement sur l’amour. Si, en une première estimation fondée sur un naturel égoïsme humain, ‘Seul’ n’avait aperçu ‘Seule’ qu’à la façon d’une facile ‘proie’, si le thème de la rencontre ne s’illustrait que dans la perspective d’un opportunisme, eh bien l’angoisse coextensive à l’ennui, au sentiment de dépossession, projetait maintenant une lumière bien différente sur la possible relation. Elle devenait, non seulement plus essentielle, mais précieuse car l’envisager ôtait de facto cette cruelle épreuve de solitude où rien ne parlait que le souffle du vide.

   Or c’est bien la nouvelle disposition d’esprit relative à l’ennui qui a rebattu les cartes. L’ennui a réalisé les conditions mêmes au gré desquelles les choses peuvent se renforcer et prendre un sens nouveau alors qu’une relation éphémère et donjuanesque eût immolé l’amour à la possession d’un plaisir rapide, sans échange véritable, sans lendemain. Autrement dit un acte parmi tant d’autres d’une laborieuse quotidienneté. Le nécessaire retour sur soi de ‘Seul’ a constitué la quête selon laquelle, à la fois se découvrir en sa vérité, à la fois reconnaître ‘Seule’ en sa dimension de nécessaire et absolue altérité. En conclusion, c’est la nature profonde, l’essence d’une union des âmes qui a eu lieu au travers des singularités propres offertes par l’ennui. Et puis, en fin de compte, chacun, chacune, ‘Seul’, ‘Seule’ n’ont-ils trouvé dans cette singulière situation d’un temps se dépassant lui-même, d’un instant métamorphosé en éternité, le lieu de leur inentamable liberté ? Demeurés où ils sont de leur propre itinéraire, ils conservent la possibilité d’emprunter une autre voie, un autre chemin qui, peut-être, n’est que celui-là même du Soi en son plus lisible rayonnement !

   Peut-être l’ennui constitue-t-il, non la face inversée de l’allégresse, mais son indispensable complément ! Il n’est que d’en expérimenter l’irrésistible force !

 

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