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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 07:53
Ponctuations blanches.

A la manière de…

Photographie : Martine Fabresse.

 

 

 

Eté - Automne.

 

   Cet été-là, il n’y avait guère eu de répit. Le matin déjà une brume flottait au-dessus des collines et des maisons. Venue de la nuit. Chaude, tissée de mailles lourdes, poisseuses, qui collait aux draps et les corps étaient des sueurs profuses avec leurs taches aux aisselles, et leurs étoilements dans la toison du pubis. L’air se plaquait aux anatomies, faisait autour de leur géographie des tuniques pareilles à celles des scarabées. On n’avait nul repos et changer de position sur sa couche n’était que transporter une douleur dans une autre. Oui, une douleur car l’on ne voyait nullement la fin du supplice. On espérait l’hiver. On attendait l’hiver avec ses frimas ramassés en boule et ses givres faisant leurs arabesques sur le ciel des vitres.

   Puis l’automne, mais sans transition, comme si la clameur estivale prolongeait la partie, faisait de cette belle saison l’arrière-cour des jours brûlants de juillet et août. Les terrasses des cafés bruissaient tels des essaims d’abeilles. Les corolles des robes étaient des soleils, des tournesols vibrant dans la clarté du jour. Les chemises étaient fleuries qui flottaient autour du luxe bronzé des Ephèbes. Dans les vignes le travail battait son plein et l’on buvait de longs traits d’eau pour calmer le feu de sa gorge. Le jus écarlate de la vendange moussait sous les ardeurs solaires et, le soir, autour des tables, l’on buvait un généreux vin blanc que l’on servait dans des carafes si fraîches qu’elles exsudaient, sur leur galbe de verre, de minces ruisselets. La fournaise ne cédait rien aux aubes déjà plus fraîches et dès les premières heures du jour la suffocation était le ressenti le plus ordinaire qu’il fût.

 

Hiver.

 

   Puis il y a eu comme un subit retournement des choses, un hiatus dans la succession du temps. D’abord ç’avait été de longues flammes blanches, des manières de déflagrations qui avaient envahi le ciel. Cela crépitait tout contre sa toile grise. Cela rayonnait dans toutes les directions de l’espace, cela fusait en longs feux de Bengale. Cela fuyait, poussé par un blizzard aux étonnantes morsures. On se vêtait de lourds manteaux, on entourait son cou de chaudes écharpes de laine, on dissimulait son visage derrière le rempart des cols. La neige, en interminables convois, était tout droit venue de Sibérie, portant avec elle toute la rigueur des aires septentrionales. Les chemins étaient longés des haies denses des congères. Les toits croulaient sous le tapis blanc et les fumées grises s’y frayaient un étroit passage, comme un goulet dans l’air serré, plié sur sa propre indigence. Nul ne s’aventurait dans les rues. On restait cloîtrés près de l’âtre, on habillait ses mains de mitaines afin que le livre que l’on tenait entre ses mains ne fût soudain abandonné en raison d’un subit engourdissement. On parlait peu. De la bouche s’élevait une haleine blanche pareille à une stalagmite de glace. On glissait, sous les couettes de rutilantes bassinoires ou bien des moines en forme de luge avec leur cassolette de braises. On hibernait. On prenait l’attitude de la marmotte dans son terrier. On s’enroulait sur soi avec l’espoir de recueillir un peu de chaleur qu’on disputait aux draps. On ne bougeait plus, tellement le moindre geste eût été la porte ouverte aux attaques du froid.

 

Deux ponctuations blanches.

 

   Voilà, l’hiver n’est, à l’infini, que cette longue plainte silencieuse. Voilà les hommes ne sont plus car lorsque le sang gèle dans la tunique des veines la vie se retire en son empyrée, quelque part, loin là-bas, bien au-delà de l’humaine nature. Voilà, sur la Terre dévastée ne restent plus que deux ponctuations blanches, simples réseaux de fines branches, troncs cerclés de noir et blanc, comme pour dire, en métaphore, l’étrange clignotement de l’apparition, de la disparition. Nul bruit à l’horizon qui annoncerait quelque présence, fût-elle celle aussi discrète que la fuite blanche de l’hermine dans le royaume qui est comme son écho. Le ciel est une nuée de cendres, la surface d’un lac dans la brume naissante. Un pré en pente, peut-être, mais tout fait phénomène dans l’orbe du doute, de l’indistinction native. Comme pour dire une origine, le possible commencement de quelque chose qui était en suspens dans l’espace et le temps. Parchemin immaculé du sol sur lequel tracer les signes de significations nouvelles. Peut-être dessiner l’espoir. Peut-être réaliser l’estompe heureuse de la paix. Peut-être ciseler la neige de la flèche de Cupidon et se retrouver instantanément sur les rives de l’amour. Ou bien, tel un enfant jouant, imprimer avec une brindille dans la plénitude des cristaux les nervures étranges de la beauté.

 

L’aire immensément libre du silence.

 

   Oui, c’est cela qui naît en filigrane de cette belle photographie. L’aire immensément libre du silence sur laquelle pourraient naître les harmoniques d’une belle parole, à savoir du poème en son inestimable présence. Mais aussi un chant pourrait se lever, un hymne d’harmonie universelle puisque, ici, l’unité blanche en permet la subtile émergence. Blanc : image du néant. Oui, mais d’un néant fondateur, riche de milliers de conditions de possibilités. Blanc : tremplin pour toutes les rhétoriques du monde. Rien ne peut paraître qu’à trouver son fondement dans l’absence, le simple, l’inaccompli, le discret, l’inapparent. Ce manteau de neige eût-il été maculé et alors l’Histoire se serait déjà mise en marche de telle ou de telle manière occultant toutes ses autres virtualités. Magnificence sémantique de la source originelle qui, encore abritée dans la conque de son surgissement est pleine d’une infinité de promesses. Beauté symbolique du seuil du temple dans lequel repose le dieu sans visage. En aurait-il et alors il perdrait ses attributs divins et ne serait plus qu’un existant parmi une foule d’autres.

 

Ces arbres sont « sans pourquoi ».

 

   Ces arbres ont déjà commencé le cercle de la parution, dira-t-on. Certes mais ils sont encore dans la pureté du paraître puisqu’il ne dépend que d’eux d’être ce qu’ils sont en leur essence. Ils sont plus de subtiles Formes (ces manifestations fondatrices de l’art) que des arbres contingents dont on attendrait que leur bois réchauffât l’âtre ou bien servît de poutres pour élever l’isba dans la solitude nordique. Ces bouleaux (c’est tout juste si nous pouvons les assurer d’un prédicat si modeste) vivent en autarcie, s’alimentent à leur propre sève, se hissent dans le ciel à la seule force de leurs ramures fines tel l’éther. Nulle explication rationnelle qui viendrait en justifier la présence. Nul enchaînement de causes et de conséquences concourant à remonter plus en amont que leur propre esquisse, redescendre vers l’aval de quelque finalité. Tout comme la rose d’Angélus Silésius, ces arbres sont « sans pourquoi », ne se questionnent ni sur leur passé, ni sur leur futur mais vivent dans l’incandescence de l’instant. Ce faisant ils sont intemporels, ils sont sans lieu qui les déterminerait à l’aune de coordonnées topographiques, d’un site, ici où là, au revers de quelque colline ou bien dans l’accueillante fraîcheur d’un vallon. Non, ils existent en eux, pour eux, sans que l’ombre d’une dépendance quelle qu’elle soit en atténue le souverain rayonnement. C’est toujours la grande force de ces représentations dépouillées, à la limite d’une abstraction, sur la lisière d’un concept, que de nous apparaître en leur nature même, sans fioritures qui, depuis l’extérieur, viendraient apposer sur leur pureté le sceau d’une qualité particulière, de stigmates qui s’essaieraient à en restreindre la liberté.

 

Oui, ces arbres sont libres.

 

   Oui, ces arbres sont libres. Oui cette image est libre. Oui cette neige est libre. Surgissements du réel dont chacun, depuis l’antre de sa subjectivité, pourra les féconder, ces libertés, selon sa manière qui est toujours singulière. Puissance de la photographie en noir et blanc, qui, libérant le représenté du carcan des couleurs, de leur inquiétante polysémie, la livre aux Regardeurs avec une sorte de naïveté, d’innocence qui est le gage d’une découverte empreinte de charme, de magie. Une esthétique à la limite d’une ascèse dont l’unité est en même temps l’expression d’une vérité. Seuls la prolifération, l’inextricable, le chaos sont porteurs de mensonges. Leur bavardage cache toujours ce qu’il y a d’essentiel à connaître des choses, le cœur qui les anime et les fait les heureux détenteurs d’une destinée claire, ouverte.

 

Suspension d’un souffle.

 

   Le titre de l’article « Ponctuations blanches » voudrait précisément attirer l’attention sur l’apparente modestie du propos qui n’est nullement un retrait mais, bien au contraire, le tremplin d’une plénitude. A savoir, orienter vers un sens immédiatement perceptible. Si la ponctuation se définit en tant que : «art et manière de marquer les repos dans le discours musical», il fait signe en direction du phrasé qui fait apparaître « les divisions, les périodes, les suspensions, les repos, analogues aux césures de la poésie ». Rimbaud utilisait habilement ces césures, autrement dit ces ponctuations, afin de produire des effets de sens dans ses poèmes : épanouissement ou lassitude, tension induite entre attachement et détachement, cocasserie parfois. La ponctuation n’est donc pas gratuite, elle est une respiration par laquelle attirer l’attention du Lecteur sur une signification qui y figure à titre d’implicite. L’homologie de cette photographie et du procédé stylistique de la ponctuation peut se lire dans la mesure où l’image, par le calme qu’elle évoque, par son silence, invite à une sustentation de l’esprit afin qu’apparaisse ce qui s’y dessine comme sa rhétorique la plus juste : nous incliner à faire halte, peut-être à faire retour sur nous-mêmes et nous interroger sur le destin de cette nature qui est notre interlocuteur toujours accessible. « Ponctuations blanches » figure donc à la manière d’une césure, de la suspension d’un souffle ouvert dans la trame compacte du réel, y glissant le coin d’une liberté dont nous ne serons comptables que vis-à-vis de nous-mêmes, de nos affinités, de nos sympathies, de nos désirs, de nos projections intimes. Ainsi va l’image qui ouvre lieu et temps pour la pensée.

 

 

 

 

 

 

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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 07:52
Partir de l’eau.

« Prendre le dernier quart

qui ne dit pas

jusqu'où s'étend le gris ».

 

Photographie : Ela Suzan.

 

 

 

 

   Partir de l’eau.

 

   Il faut partir de l’eau après y avoir longuement séjourné. On a posé son corps d’aigrette sur la vitre liquide, une à peine distinction de ce qui est à l’entour. Une lueur blanche au ras des choses, un langage muet qui, proféré de l’intérieur, fait ses halos irisés, ses amas floconneux, ses pluies de rémiges dans le temps qui vient. Il vient de loin le temps avec ses ailes invisibles, ses orbes de silence, ses tablettes d’argile où s’inscrivent les signes de l’homme. Il est si discret qu’il nous traverse à notre insu, qu’il fuit en avant de nous, surgit à l’arrière avec de curieux bonds - les « intermittences de la mémoire » -, s’immisce dans la faille de notre corps pour y imprimer le chiffre de la présence.

  

   Le lisse d’une intuition.

 

   Alors on est cloués à l’heure, on attend le bruissement des secondes, on demeure en soi pour l’éprouver selon la guise d’une soie. C’est tout juste si l’on ne se confondrait avec le luxe de cette éternité qui plane dans l’instant à la manière d’un aigle survolant les corridors de l’existence. Être n’est qu’être temps. C’est pour cette raison d’une réalité sans épaisseur que nous ne pouvons en saisir la trame serrée. Il faudrait différer de soi, se décoller de sa membrane de peau, voguer loin, se doter d’un regard synoptique, explorer la moindre parcelle du corps, y dénicher ici le jour d’une contemplation, là le surgissement d’un éblouissement, là encore le lisse d’une intuition nous déposant au bord du monde avec la sublime conscience d’y être à la manière d’un illisible sablier qui fait couler ses gouttes de mica une à une, scansion de notre cheminement en son énigme.

 

   Âme de la Cité.

 

  Au loin, là où se dresse la flèche verticale d’un campanile, où gonfle sous le ciel le dôme d’une église, où flottent telles des virgules levées les proues des gondoles, le temps est ce continuel bourdonnement, cet ébruitement incessant qui entame les choses, érode les façades, glace l’eau des canaux de sa pellicule de plomb. Les ponts sont en dos d’âne qui se courbent vers le ciel pour laisser passer l’eau, donner site au clapotis, faire lieu au murmure liquide qui est l’âme de la cité.

 

    Urgence à …

 

   Partout sont les mouvements, les hululements, les voix qui ricochent sur l’ocre des façades, parfois le rose d’un palais saigne à la manière d’une égratignure. On entend les pas pressés, le cliquetis des talons, le poinçon des semelles sur la dalle usée des pavés. Il y a tellement d’urgence à connaître, à s’emparer du visible, à l’archiver dans les têtes brûlées de soleil, sous les fronts dévastés de hâte et la marée partout se répand dans les temples de la beauté. Flux et reflux, ondes incessantes, Les étraves fendent l’eau, l’écume bouillonne, les quais sont flagellés, le carrousel n’a aucun repos, la trêve n’aura pas lieu.

  

   Dans ce tumulte.

 

   Cela bourdonne aux terrasses des cafés, cela s’agite sur les places, cela irrigue les ruelles  de milliers d’erratiques trajets, cela se donne dans la confusion comme si, de ceci, l’égarement, devait naître la consistance d’une vérité, l’assurance d’une juste mesure des choses. La certitude que la vie ne peut faire effraction que dans ce tumulte, cette recherche fiévreuse, cette angoisse sans fondement qui taraude l’esprit et dissocie l’âme en mille gerbes multicolores.

 

  Digues de la beauté.  

  

   Depuis sa tunique d’oiseau blanc on a survolé longtemps le Peuple des Nombreux. On a vu leurs essaims, leurs grappes lourdes, leurs brindilles noires telles des armées de fourmis. On a vu le destin buccinateur de leurs bouches étroites. On a vu leurs flots tumultueux se dresser contre les digues de la beauté. On a vu leur dessin de limaille de fer qu’attirait l’aimant d’une irrésistible force. On a vu l’interminable pèlerinage prendre d’assaut les seuils des édifices, les porches des églises, les hautes ouvertures par lesquelles s’annonce le prodige des musées.

  

   Intimité de leur chair.

 

   On a vu ce qui ne pouvait être regardé qu’avec l’œil de la stupeur. La Cité des Doges croulait sous les lourdes tentures des hommes, sous les draperies rubescentes de la curiosité. De la « Sérénissime », on n’apercevait plus que la vertu outragée, les limbes après que la tornade est passée, on ne discernait plus que des briques mordues dans l’intimité de leur chair, de vagues errances qui se donnaient à voir en tant que saut dans l’incompréhensible.

  

   Portes en trompe-l’œil.

 

    On était delta de plumes plaqué contre l’éther et de cette condition on tirait un large empan de vision. Tout, compte fait, tout était question de regard. Aussi bien la figure bariolée du Carnaval, la danse anonyme des masques, la chorégraphie des cercles sautillants et animés des bergamasques. Comme une métaphore du saut sur place, des facéties de la commedia dell’arte, des diners aux chandelles dans les palais traversés d’agitations hauturières et de faux-semblants. Toute une vie de supercherie, d’illusions, de portes en trompe-l’œil, de coulisses au travers desquelles s’annonçait la marche de biais de l’humain. Toujours une action qui poussait l’autre. Toujours un désir qui  allumait un autre désir. Toujours une gigue qui prenait  la place d’un cheminement méditatif.

 

   Revenir à l’eau.

  

   Tout défile au-dessous des ailes déployées. Le paysage de la lagune file à toute vitesse et le Peuple laborieux des Occupés n’est plus qu’un lointain souvenir quelque part dans l’ombre d’une plume. Le vent s’est levé, une douce brise qui porte au-devant de soi, comme si l’on était soudain précédé par son destin. Le temps qui, l’espace d’un vol, avait été menacé de se réifier, de se durcir telle une ivoire, voici qu’il s’étale à la mesure des eaux d’étain qui dorment, loin, dans l’essaim de l’archipel.

 

   Contours d’une plénitude.

 

   Temps fluide, continu, temps de nidification et de réassurance. On regarde une chose, par exemple le vol de verre d’une libellule et le contentement va de soi et l’immédiat sentiment d’un bonheur sans partage s’installe dans le triangle de la tête. On regarde les cheveux rouges des salicornes, les étoiles roses des asters, les tapis hirsutes des lavandes de mer, leurs taches mauves et l’on est, à la fois, loin et proche de soi. Loin parce que la porte de l’imaginaire s’est ouverte qui fait ses merveilleuses efflorescences. Près en raison d’un sentiment intime qui dessine les contours d’une plénitude.

  

   Un si humble don.

 

   Rien ne sert de distraire son attention parmi les miroirs étincelants du monde, rien ne sert de se fondre dans le labyrinthe du réel qui n’est jamais que l’écho de ses propres rêves, que l’image tremblante mais impérieuse du feu de ses fantasmes. La vraie beauté est toujours à saisir dans le simple, dans le geste immédiat qui saisit la cruche et s’abreuve d’une eau limpide, dans la main qui recueille les flocons de brume et les tisse en d’arachnéennes pliures oniriques, dans la fleur qui n’étale le duvet de sa corolle qu’à nous ravir d’un si humble don.

 

   Nuit qui point.

  

   Alors quand le vol s’épuise, que le crépuscule teinte d’un vermeil adouci la résille claire des nuages, que le soleil n’est plus qu’un cercle de blancheur, que la Cité au loin se présente à la manière d’un rêve somptueux, que la terre est une illisible ligne noire, un trait de fusain, que l’eau bat insensiblement de son rythme immémorial, on se pose doucement sur la plaque qui oscille et tangue à la mesure de son repos, on dissimile sa tête d’écume au long bec noir sous l’abri de plumes et l’on se laisse aller au rythme de l’onde, ce subtil glissement qui nous reconduit à notre être, alors que dans le silence de la nuit qui point, s’allume le dard de la convoitise des hommes, cette incoercible braise, ce rougeoiement qui les tient en haleine le temps d’une sombre ardeur. Il est temps de dormir. Le songe est là qui frappe à la porte ! Peut-être saurons-nous « jusqu'où s'étend le gris », cette couleur qui n’en est pas une, cette teinte médiatrice qui nous installe entre nuit et jour, entre mensonge et vérité. Il ne nous restera plus qu’à prévoir le lieu de notre chute. Là sera notre domaine.

 

Partir de l’eau.

Mappa della laguna di Venezia.

 

Source : Aliexpress.

 

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31 mars 2020 2 31 /03 /mars /2020 07:51
Jeune Joueur de flûte à Cuzco.

                     Werner Bischof

             Jeune joueur de flûte à Cuzco

                        Pérou, 1954

              Source : Esprits Nomades.

 

  

  

 

   Être de la lumière.

 

   Le plateau de terre est vaste, seulement parcouru de sillons et de rares touffes d’herbe. Il n’y a que le vide et, parfois, le vent en rafale que rien n’arrête. Le ciel est vide d’oiseaux. Il plane infiniment au-dessus des choses et l’on dirait un regard mystérieux sans commencement ni fin. Immense solitude comme si rien encore n’avait pu accéder à l’existence. La plaque de verre au zénith reflète la croûte de terre au nadir. De l’une à l’autre la lumière claque, bondit, fait ses zigzags, écume, libère ses bulles de cristal qui éclatent dans l’air vierge de bruits. L’être de la lumière est là qui assemble en un seul mouvement la dalle d’argile et le vaste dôme bleu délavé qui plane tel un rapace perché tout en haut de l’horizon, invisible à l’œil sauf à celui de quelque Initié qui en aurait appris le mystérieux langage.

  

   Qui tient du prodige.

 

   Un nuage de poussière s’est levé tout au loin, là-bas,  dans une manière de brume lumineuse. On devine dans ses tourbillons, dans sa verticale ascension quelque chose qui tient du prodige. Pour le moment on n’est assurés de rien et l’on dilate sa pupille afin que des images viennent s’y imprimer, douées de sens, porteuses d’espoir. Le paysage ici est si désolé, mais grandiose à la mesure de son dénuement. Le nuage avance vers nous, lentement d’un pas mesuré, guidé par une sorte d’instinct ou bien de projet. Au centre de la bulle de poussière, une forme indistincte qui pourrait être celle d’un arbuste qu’un courant d’air emporterait pour un étonnant voyage. Cela avance, cela se précise, cela commence à se dire selon le langage de l’humain. Ce que l’on aperçoit, comme sur la vitre d’un écran dépoli : un chapeau de feutre, un poncho de toile posé sur une épaule, un pantalon court, une flûte de bois, puis un visage tanné de soleil, les serres des mains brunes, les tiges fragiles des jambes, les battoirs des pieds qui arpentent consciencieusement les meutes de cailloux, les minuscules plages de sable.

 

   Absent au monde.

 

   Né de la poussière,  Jeune Joueur de flûte, avance sans s’inquiéter de ce qui est alentour, ces escarpements en terrasses, cette vallée en damiers, cet air pur qui glisse infiniment sur l’arête du visage. Sans prendre dans son champ de vision l’alpaga laineux qui pourrait à tout moment surgir du déluge minéral avec la vêture blanche qui moissonne son dos pareil à une écume. Sans se soucier du regard qui pourrait le surprendre, tel marcheur, tel berger cheminant à la tête de son troupeau. Jeune Joueur paraît absent au monde, seulement guidé par une intuition intérieure, aimanté vers quelque insaisissable but. Ses pas sont si légers. On dirait qu’il flotte à la manière des hautes herbes de l’altiplano, qu’il s’écoule dans le vent et traverse le temps comme ce dernier tisse le doux duvet des vigognes sans que rien n’en signale le passage. Un flux suivi d’un autre flux. Une suite de mots aériens. Le battement d’une plume sur le rivage océanique transi de beauté.

  

   Tumulte libre du ciel.

 

   Mais voici que quelque chose apparaît, que quelque chose fait son doux ébruitement, qu’un son monte dans l’air pareil au vanneau à la tunique grise et blanche se fondant dans le tumulte libre du ciel. Un son continu, l’image d’un fil qui déroulerait sa soie jusqu’en haut de l’éther là où il n’y a plus de présence que celle des hauts courants hauturiers, des dérives ineffables, des hymnes souverains qui brodent de leur dentelle les espaces cosmiques. Le chant s’est levé qui ne s’arrêtera plus, il est une colonne de cristal qui fait son unique tresse, un entrelacs de purs harmoniques, une spirale infinie, une vrille magique, un son vibrant de sa propre émission, une voix et le corps de Jeune Joueur grimpe le long de cette échelle céleste avec tant de grâce qu’il se confond avec la tresse elle-même. Son corps s’est dématérialisé, désubstantialisé, il est ce mince fil, cette sublime invisibilité, cet arc-en-ciel aux mille couleurs, ce flamboiement irisé qui relie d’un seul et même mouvement le profane et le sacré, le séculier et le céleste.

  

   Le ciel qui les regarde.

 

   Il a gagné le territoire sans contours, le logis immémorial où reposent tant d’imaginaires existentiels malmenés par les turbulences terrestres, il est devenu pareil à une corde sans début ni fin, à un Mont puisant dans le sol l’énergie subtile seule à même de l’arracher à sa lourde densité afin que sa pointe avancée puisse connaître l’extase qui l’accomplira en tant que cet unique qu’il est. Maintenant est la haute lumière qui inonde la vallée, grimpe les escaliers gris des terrasses. Des hommes sont au travail qui fouillent et retournent la terre dont ils vivent. Des troupeaux de lamas dérivent au loin dans un moutonnement couleur d’argile et de névés. Plus de trace du Joueur sinon une étrange mélodie de vent et d’air limpide. Au loin, dans une brume diaphane, la découpe de deux montagnes aux croupes brunes. Des glaciers coiffent leurs sommets éblouissants. Ils regardent le ciel qui les regarde. Demain peut-être ou bien cette nuit dans l’infini glissement des étoiles, un air de flûte pour dire notre destinée d’hommes. Peut-être. 

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 10:05
Materia prima

 

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

« Et le secret absolu de la pensée est sans doute ce désir jamais oublié

de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière,

dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   La photographie placée à l’incipit de cet article nous plonge au cœur même de la réflexion relative à la matière, à ses rapports avec l’esprit. D’une manière évidente, ce tronc est matière à l’écorce rugueuse, ce lierre est matière aux feuilles lisses, nous sommes nous-même matière qui regardons le réel dans sa texture concrète, hautement préhensible, le plus souvent destinée à un usage particulier, dimension utilitaire des choses avec lesquelles nous avons un destin commun. Nous, hommes de chair de fragile constitution, cependant nous avons pouvoir sur cette matière, nous la façonnons à notre guise, la métamorphosons. La bille de chêne devient madrier, puis meuble à usage domestique, peut-être fauteuil sur lequel nous trouverons repos sans savoir même l’arbre qui s’y est trouvé à l’origine comme l’être à nous adressé dans une générosité naturelle, magnifique geste de donation d’une forme sourde, inconsciente, à une autre forme, ouverte elle, consciente, mais le plus souvent oublieuse des événements, des enchaînements de causes et de conséquences qui se perdent dans le bruit général et souvent confus du monde.

   La matière, en sa foncière concrétude, nous est si habituellement coalescente que nous finissons par n’avoir plus guère d’égard quant à son existence. Nous longeons les replis de terre, l’eau brillante du lac, le doux moutonnement des forêts, sans même nous apercevoir que, sans leur présence, nous ne serions plus hommes, puisque notre condition d’existants, non seulement nous met en relation, mais nous fait dépendre d’eux, ces éléments du réel qui devraient nous interroger bien plus fort qu’ils ne le font. Sans doute leur essence les verse-t-elle à une modestie, à un silence, à un retrait, à une constante dissimulation.

   Bien sûr, parfois, nous entendons un cri, celui par exemple d’un arbre qu’on abat, qui se couche au milieu de ses congénères dans un fatras de branches, une pluie de feuilles, un spasme des racines, elles sont blanches et nous disent leur douleur d’être tirées sans ménagement du lourd sommeil qui était le leur, longue patience afin que l’être-arbre en son entier puisse se déployer, lancer ses ramures dans l’espace, abriter le Passant, accueillir l’oiseau, recevoir la source bienfaisante de l’eau de pluie, canaliser les ruisseaux de vent qui se perdent au loin, dans la confusion du jour, parmi les grains dilatés de la lumière.

   La terre porte les semences, l’eau nous abreuve, nous nous chauffons aux flammes des bûches. Tout ceci est si évident que cela existe de la même façon que nous respirons, sans effort, sans processus d’une force à mettre en œuvre, sans quelque énergie à déployer, sans une quelconque prière adressée aux dieux dont nous attendrions qu’ils accèdent à nos vœux les plus chers : vivre dans le bonheur et l’insouciance et trouver un naturel Paradis mis à notre disposition de toute éternité.

   Qui dit Matière, dit en même temps Nature, et c’est bien elle, la Prodigieuse, qui nous appelle et demande notre plus attentive disposition. Quand nous la négligeons, elle se rappelle à nous sur le mode du déchaînement, de la tornade, de l’abîme parfois et, alors, nous faisons amende honorable et prenons la ferme résolution de la servir, de la choyer, sans doute pour des raisons intimement personnelles, des motifs brodés d’égoïsme. Mais peu importe la motivation et, ici, au moins provisoirement, nous pouvons faire l’économie d’une morale immédiate, nous passer d’une absolution, éviter une pénitence, cependant nous ne pouvons nullement ignorer l’éthique, cette façon d’habiter la Terre en toute conscience, en raison, en sensibilité aussi puisque notre tonalité fondamentale, la climatique de nos humeurs déterminent nos conduites et guident nos actes.

   Certes la matière est utile, certes la matière nous puisons en elle les ressources dont nous avons besoin pour assurer notre subsistance et ceci n’est nullement répréhensible, ceci doit seulement être guidé selon les motifs éclairés de notre libre arbitre : prélever à bon escient ce qu’il faut, juste ce qu’il faut pour avancer sur le chemin, ne nullement ployer sous le fardeau de nos envies qui, à y bien regarder, ne sont que caprices d’enfants ne supportant pas le spectacle de leurs mains vides.

   Mais la plénitude de la main ne doit nullement se confondre avec une satiété qui ne serait comblée qu’à l’aune d’un continuel et toujours renouvelé emplissement. Que nous ayons faim et soif est, bien évidemment, dans l’ordre des choses. Ce qui pose problème n’est pas la nature de nos besoins fondamentaux, seulement la manière dont nous y répondons, souvent quantitativement, alors que la qualité devrait être notre plus exacte perspective. Le goût d’un fruit ne saurait être lié à sa forme extérieure, au chatoiement de sa peau, bien plutôt à son caractère singulier qui en détermine la saveur, peut-être une modestie qui indique sa vérité, cette offrande qu’il nous adresse comme son geste essentiel.

   A trop considérer la matière en tant que matière, nous perdons le sens même de ceci qui y est inscrit, qui ne relève simplement d’une association complexe d’atomes, d’un enchaînement de molécules, d’entités inertes livrées au seul hasard d’un destin tracé à l’avance. C’est à nous, rien qu’à nous les hommes de donner sens à la matière et de la considérer selon les lignes ineffaçables de ses virtualités qui sont grandes si l’on sait viser correctement les signes qu’elle nous prodigue à l’envi. La matière, toute matière par définition est au service de l’Homme. Mais, par un souci de juste retour, il est nécessaire que l’Homme soit au service de la matière, qu’il ne la considère seulement comme un fonds dans lequel puiser indéfiniment les nutriments de sa félicité. Tout s’épuise qui est Matière aussi bien qu’Esprit.

   Tout s’épuise et ne saurait se renouveler puisque la flèche du temps est orientée vers l’avenir, dont nul démiurge ne détournera le trajet. Il y a une incoercible volonté de l’exister de toujours se continuer au-delà de son propre présent, de connaître cet avenir qui flamboie au-delà de la courbe des jours, sans doute plein de promesses, que notre foncière naïveté habille de la vêture de l’infini. Mais, chacun le sait, le propre de notre infini est celui d’être fini, bordé par une lisière temporelle, circonscrit dans un espace clos qui ne saurait se dilater au-delà du cercle qui, de tous temps, lui a été attribué comme sa signification ultime.

   La belle expression de Le Clézio : « se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière » ne doit pas être considérée comme une manière de néant où plus rien ne serait visible, où plus rien ne ferait sens qu’une matière compacte, bornée, avec laquelle l’Homme finirait par se confondre, formé réifiée se confondant avec une autre forme de nature identique. Ici, il faut accentuer deux mots dont la présence est essentielle pour saisir la pensée de l’Auteur. Il s’agit de « extatique » puis de « fusion », dont il est urgent de comprendre combien ces termes engagent d’une manière essentielle la formulation totale de la phrase. « Extatique », d’abord, il faut le viser comme l’état de conscience extrêmement dilaté de Celui qui, appelé par un événement hors du commun, rencontre avec le Sublime de la Nature, de Dieu, de l’Art, de l’Histoire s’augmente soudain d’une conscience qui paraît illimitée, sentiment de fusion avec la totalité de l’univers, « sentiment océanique » selon la belle expression de Romain Rolland, déport de son être en direction d’un Être qui le transcende dans les Universaux précédemment cités, Nature, Art, etc…

   Ensuite « fusion ». Fusion, par exemple, comme dans un genre de convertisseur Bessemer qui débarrasse la grossière fonte, la transforme en un acier bien plus utilisable, bien plus pur. Action, pourrions-nous dire, sur la « materia prima », afin que d’un procédé de nature chimique, peut être alchimique, naisse un corps nouveau, essentiellement volatile, essentialisé en quelque sorte, émanation d’une substance qui, petit à petit, cède ses attaches terrestres pour en gagner de plus aériennes, de plus célestes. Ainsi, en image symbolique convoquant une étrange machine, pouvons-nous, sinon saisir le processus de la métamorphose de l’intérieur, du moins en voir le phénomène accompli, cette neuve réalité allégée de son poids, cette figure qui ne s’adresse plus directement à nos corps de chair mais sollicite notre esprit, ce nuage, cette buée qui s’exhalent de nous sans que nous puissions en toucher, de manière concrète, la subtile transition, le passage d’un état à un autre.

   Car, s’il y a bien une rupture, une césure, même un véritable hiatus installés entre le lieu sensible de notre corps et celui, intelligible, de notre esprit, si nous ne pouvons nullement les expliquer de façon logique, il ne nous est nullement interdit d’utiliser la médiation de la métaphore (le convertisseur Bessemer en l’occurrence) cette facilitation imagée qui nous fait passer immédiatement du signifiant-matière au signifié-esprit sans qu’il nous soit nécessaire, en aucune façon, d’en démonter le mécanisme, d’en justifier le fonctionnement. C’est bien plutôt une connaissance sans intermédiaire, une connaissance de l’ordre de l’intuition qui nous conduit au plein d’un mystère dont, par nature, nous n’épuiserons jamais l’être.

   Mais il nous faut revenir à la photographie et tâcher d’y trouver ce subtil passage qui, issu de la matière, se donne maintenant comme esprit. Et nous ne tirerons guère notre épingle du jeu qu’en ayant recours, une fois de plus, à la dimension symbolique dont tout réel est affecté pour la simple raison que, nous les Hommes, êtres éminemment symboliques puisque pourvus de langage, sommes invités inévitablement, de façon analogique, à reporter notre propre essence (langagière) sur ce qui vient à notre rencontre (cet arbre par exemple), cherchant en lui les motifs d’un possible langage, fût-il caché et sujet à toutes les interprétations. Car le réel, sa signification, ne nous sont pas donnés d’emblée dans le cadre d’une certitude, le réel est polyphonique et fait entendre de multiples voix selon les dispositions et les inclinations que nous déployons à son égard.

   A l’évidence, cet arbre, ce tronc, ne sont pas anonymes, muets, couchés dans une manière d’éternel silence. Cet arbre « parle » ou bien « il a été parlé » pour lui. Sur la surface libre du tronc, en caractères bien visibles, se déploie un cœur à la parfaite symétrie, contenant en son sein les deux initiales A - B. Certes nous pourrions en rester à cette constatation idéographique et passer notre chemin sans qu’une vive inquiète ne s’attache à cette inattention. Cependant, que l’on poursuive sa progression ou que l’on demeure, nous aurons été, dans l’instant, touchés au plus vif de nos sentiments, peut-être aussi de notre légitime curiosité. Pourquoi ces initiales ? Pourquoi cette inscription qui restera pour toujours, croîtra avec le développement de l’arbre, dépérira et mourra avec lui ? Nulle chose n’est gratuite dans le geste des humains, sauf à être la gesticulation incontrôlée d’un inconscient. Rien n’est gratuit et cette inscription porte en elle sa puissance de diction qui est aussi, corrélativement, puissance d’accomplissement, de signifiance.

   Sans doute, à observer cette « œuvre » (au sens de ce qui a été « œuvré »), nous nous lancerons dans une pure fiction dont, sans doute le coefficient de réel, la force de vérité, ne seront que des tentatives de compréhension, des hypothèses émises au cas où elles rencontreraient un possible ayant eu lieu pour des humains, sur cette Terre, en un temps bien déterminé. Nous pourrions dire, par exemple : Que signifient A et B, dans cet ordre énoncés, un début d’alphabet qui serait le début d’une histoire ? A, serait-il l’abréviation d’Adam, et alors nous interrogerions le site de toute origine ? B serait-il l’initiale de Béatrice, la Béatrice de Dante, A son Aimé, le Florentin auteur de « La Divine Comédie » et alors à quelle partie du poème devrions-nous référer, à l’Enfer, au Purgatoire, au Paradis ?

   Gageons, que pour les supposés Amants qui ont gravé d’une main tremblante, dans l’écorce disponible, les graphies de l’Amour, seul le Paradis pouvait s’ouvrir à eux et les combler d’une félicité, au moins provisoire, dont le témoignage sylvestre rendait compte selon une esthétique aussi simple qu’émouvante. Or, y aurait-il manifestation plus spirituelle que celle octroyée par le mythique Paradis, patrie des saints et des hommes sans péchés, des entités séraphiques et chérubiniques, tous esprits célestes, simples manifestations intangibles, corps astraux, auras, halos, nimbes qui ne disent plus rien de la Matière (à moins d’une possible réminiscence qui se manifesterait dans l’esprit), mais qui attestent seulement d’un mystérieux alpha et oméga concentrant en son incroyable amplitude le Tout de l’Univers, l’UN assemblé de toutes choses.

   Certes, nous avons convoqué l’imaginaire, bâti de toutes pièces une possible architecture, à vrai dire une Babel, cette « Tour des Miracles » grosse de mille langues donc d’une infinie pluralité de significations, l’une appelant l’autre, l’une se réverbérant en l’autre, et ainsi à l’infini du temps, l’illimité de l’espace. Que nos projections soient justes, vraisemblables, tissées de possible ou bien totalement hors sujet, peu importe ici la manière dont l’esprit a été convoqué, conduit à révéler son être. Ici n’est nullement le lieu des sciences exactes, ici est le lieu de la libre disposition du Soi vis-à-vis de ce qui le questionne et le met au défi de répondre, de trouver, à l’intérieur de ses propres limites, les matériaux d’un possible entendement.

   Tout ce qui appartint au domaine nébuleux des essences ne se donne jamais avec la même facilité que nous réserve le concret dans son infinie variété, dans son caractère de naturelle évidence, dans le confort qu’il offre à notre vision, le préhensible qu’il destine à nos mains. Ce qui est difficile dans la perception de la notion d’esprit, c’est bien sa nature fondamentalement différente de ce à quoi nous sommes quotidiennement habitués, cet environnement familier, cette table-ci, cette chaise-là, toutes présences affectées d’objectalité, soutenant l’épreuve du réel sous les effets d’une résistance, d’une tension, de quantités observables, consignables dans le grand registre de l’exister, pouvant trouver leur singulière justification à l’aune d’un étalon quelque part déposé qui joue en tant qu’accusé de réception de nos certitudes. Car l’Homme, en son angoisse native, en son esquisse trouée de constante déréliction veut une confirmation permanente de son être propre que ces choses ici et là lui procurent au titre de leur immédiate présence. Exister c’est tenir, tenir c’est être rassuré, être rassuré, la condition de l’ouverture d’une clairière dans le sombre et le ténébreux de la forêt existentielle.

   « Se replonger (…) dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. » Oui, la formule est aussi saisissante qu’incompréhensible en un premier geste de la pensée. Comment le concret, comment cette masse têtue qui se dresse devant mon horizon humain, pourrait soudain, devenir abstraite, s’alléger de soi, par quel miracle, par quelle mystérieuse alchimie ? Réponse : le processus n’est nullement physique, matériel, comme si un fragment de Nature ici convoqué, sommé dans l’instant de paraître, délesté de ses habituels prédicats, pouvait obtempérer, obéir à notre volonté et alors, devant nos yeux étonnés, cet arbre-ci, se dépouillerait de son tronc, de ses racines, de ses branches et de ses feuilles pour ne plus laisser « paraître » que l’invisible de sa forme, ce esprit que nous lui supposons, dont le déficit le plus important est de ne jamais se montrer, de se dissimuler, de n’agiter devant nos yeux que des spectres que nous nommons « réalité ». Jamais l’être-d’une-chose ne fait phénomène, seulement son étant, ce qui se présente à nous sur le théâtre de l’exister.

   Alors comment ce concret devient-il abstrait ? Sans doute suffit-il, pour en comprendre les enjeux, d’avoir recours à un genre de fable. Imaginons les deux mystérieux personnages identifiés par A et B, devant cet arbre-ci, certes avec son gracieux, sa beauté, la complexité chatoyante qu’il présente aux yeux et aux autres sens mobilisés par l’entièreté de sa présence. Imaginons-les parfaitement immobiles, fascinés par l’étrangeté et l’énigme de ce réel-ci (pourquoi existe-t-il ? Quelle est la raison de sa présence ? Est-il plus présent que nous le sommes, nous les humains ? Pourquoi, face à son visage, éprouvons-nous des sentiments de joie, de tristesse ou bien de mélancolie ? Pourquoi sa beauté vient-elle à notre rencontre ?), immobiles donc mais nullement passifs, questionnant seulement son être-arbre tout comme ils questionnent leur propre être-présents car toute situation au monde est bâtie sur cette interrogation même qui, si elle disparaissait, entraînerait les hommes à leur chute. L’Homme n’est ni l’animal, ni la pierre. L’Homme est l’être-pensant par excellence, par sa pensée il s’explique, se justifie et, par un identique mouvement, donne l’être à tout ce qui l’environne, dont il rencontre les multiples figures dans son trajet existentiel.

   Donc A et B sont devant cet arbre-ci, dans une manière d’état contemplatif qui, s’il est en quelque sorte admirable, aura son propre temps, sa durée, connaîtra ses contours et la lisière ultime de sa finitude. Car tout s’épuise et parvient à son naturel étiage. A et B, leur amour les tînt-il éveillés, ne pourront indéfiniment demeurer dans cette posture silencieuse qui ne pourrait se prolonger qu’au risque d’un néantissement de leur propre destin. Observons-donc le concret en sa plus grande « concrétude ». Imaginons deux matières se confrontant : la matière-humaine faisant face à la matière-chose. Peut-être rien ne se passera, au début de la rencontre, qu’un regard orienté sur un « objet ». Mais il ne pourra guère se prolonger. A se mettra à parler, B lui répondra. Face à la matière, ce sera du langage qui se sera levé, donc de l’esprit. A se réfugiera dans une activité imaginaire et B dans les arcanes complexes d’un rêve éveillé, imaginaire, rêve, manifestations d’un esprit agissant. A se projettera dans l’avenir, B se réfugiera dans le corridor du passé, encore l’esprit à l’œuvre dans ces gestes purement intellectifs.

   Peut-être, fatigués, dans une commune attitude, A et B tomberont-ils dans un sommeil traversé des éclairs du songe, animé des volutes étranges de l’inconscient, songe, inconscient uniquement tressés des liens invisibles de l’âme. Où l’on s’aperçoit bien ici que la matière, l’arbre pour ce qui nous concerne, implique toujours l’accès de Celui, Celle qui s’y confient à une réserve d’invisibilité afin d’en cerner le merveilleux phénomène, autrement dit sa vérité qui ne peut consister en son caractère partiel mais en sa totalité. C’est bien l’arbre qui demande à l’homme que soit épuisé son être. C’est bien l’homme qui, se confrontant à l’arbre, mobilise son esprit de façon à ce que la matière correctement abordée, envisagée, puisse répondre à cette silencieuse voix humaine qui toujours s’agite sous le dôme de chair er demande que des comptes lui soient rendus. Exister est à ce prix qui fait de la matière le correspondant de l’esprit, de l’esprit le correspondant de la matière. 

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:50
Temps exact de l’être

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »

 

Dongni Hou

 

***

 

 

   Cette peinture d’une Jeune Femme inconnue est à proprement parler « prodigieuse ». « Prodige » veut dire étymologiquement : «événement extraordinaire, de caractère magique ou surnaturel». Oui, ici, il s’agit bien de magie, de surnaturel, comme si ce jeune être ne pouvait naître que de lui-même et déployer son essence aussi longtemps que durerait le monde. Comment, en effet, à contempler cette pure beauté, n’être pas immédiatement saisi d’un sentiment d’éternité ? C’est comme une aube radieuse qui se lève, comme une saison originaire, un Printemps ivre de sa propre profusion. Elle, que nous ne connaissons pas, dont nous ne savons rien au-delà de sa simple apparence, nommons-là « Aurore », et entrons dans la belle poésie de Ronsard déclarant :

 

« Ces liens d'or, ceste bouche vermeille,

... Et ceste joue à l'Aurore pareille ...

Feirent nicher Amour dedans mon sein.»

 

   Amour est là qui veille, Amour est là qui fait son doux murmure et nos yeux ne pourront se détacher de Celle qui inspire cette effusion qu’avec regret, sinon au prix d’un sacrifice, si ce n’est d’un deuil. La tresse des cheveux est fluviale, dans la couleur réconfortante de la châtaigne et de la cendre, elle cascade jusqu’à la plaine du dos et nous la supposons infinie car l’image s’arrête là même où nous aurions voulu la suivre, flotter en quelque rêve aquatique. Certes, nous pensons à Ophélie, mais il est encore trop tôt pour ouvrir la porte de la tragédie. Le front est une faïence doucement bombée qui abrite les somptueuses idées, les projets clairs, on dirait un cristal, les souvenirs, cette résurgence qui vêt la mémoire de ses plus beaux atours. Le visage est un talc doucement nimbé d’une juste lumière, suffisamment afin qu’il soit rendu visible dans une manière d’approche discrète, dans la réserve, pour qu’il conserve son air de mystère, sa fragilité songeuse.

   Les yeux sont des aigues-marines, des billes d’eau levées vers le dôme souple du jour. La bouche est une fraise assourdie, un repos, une entrouverture qui dit le silence, qui retient la divine parole. On devine le gonflement des lèvres, on devine une comptine de vie qui se dit dans l’intime, qui rougeoie tout contre le massif de la langue. L’oreille reproduit la teinte du lien qui court dans les cheveux, une manière de braise endormie attendant l’onction du jour, le poudroiement de la lumière.

   L’expression est toute de candeur, d’attention ouverte à ce qui pourrait surgir, de disponibilité à l’accueil de l’exister, de confiance naturelle, de disposition vigilante, un brin soucieuse, mais dans la retenue, dans la pudeur qui est la vêture des âmes droites, des esprits sincères. Qu’une inquiétude perce, sous-jacente à cette équanimité, ceci est non seulement évident, ceci est nécessaire. On n’est un être touché par la grâce qu’à en apprécier le juste prix, celui qui consisterait à la voir fuir en-dehors de soi, d’en connaître le douloureux étiage, d’en éprouver le manque absolu, comme un amour qui se perd dans les oubliettes invisibles du temps sans possibilité aucune de retour, sans même qu’une réminiscence ait lieu qui pourrait se donner comme substitut, don différé, baume encore disponible afin que l’affliction décroisse, devienne supportable.

   Seulement toute beauté, toute grâce ont, par nature, le douloureux privilège de ne durer que le temps que durent les roses. Plus la félicité a connu de hauts sommets, plus douloureuse sera la chute dans l’abîme. « N’attendez pas qu’il soit trop tard », nous prévient l’Artiste, en tant que commentaire de son œuvre. Et il nous faut à nouveau citer le « Prince des poètes et poète des princes », l’auteur de « À Cassandre », énonçant les vers immortels :

 

« Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté. »

 

   C’est bien en ces vers magnifiquement rythmés que se dit le tragique, que s’annonce la finitude. Tout ceci, ce savoir de « l’être-pour-la-mort », selon le mot du Philosophe, est toujours présent, il ne fait que se dissimuler, éviter de paraître en pleine lumière car la souffrance serait trop grande et l’existence un chemin de croix. Alors nous rusons, nous feignons de nous croire éternels, nous pensons la maladie comme le fardeau de l’Autre, la mort comme ce si grand éloignement qu’il pourrait bien s’agir de quelque invention diabolique, irréelle, inconsistante, éparpillée au large des hommes comme le sont les myriades d’étoiles dans le lointain cosmos. Nous savons qu’elles existent, qu’elles ont pour nom Sirius, Cassiopée, Andromède, mais leur sillage se confond avec la voie lactée, mais leur présence finit par devenir une fable.

   Oui, cette peinture, son commentaire, sont bien le lieu d’une méditation sur le temps. Le temps, cette entité métaphysique par excellence. Toujours nous le cherchons, en arrière de nous dans le passé ; en avant de nous, dans le futur, et ne nous apercevons même pas qu’il se donne dans le présent comme notre seule possibilité d’exister, de porter témoignage de notre passage sur Terre. Alors nous questionnons avec quelque impertinence, car nous savons bien que nul ne pourrait avoir de réponse, mais l’inquiétude pointe et nous disons :

 

Avons-nous un temps exact, un temps de plénitude

 où nous sommes à l’apogée de notre essence ?

S’il existe, quel est donc cet instant fabuleux

qui nous ferait coïncider avec notre propre vérité ?

Peut-être ne le rencontrons-nous jamais,

au motif que nous ne vivons

que des moments ordinaires,

brodés de sourdes contingences ?

Ne serions-nous victimes

d’un genre « d’éternel retour du même »

qui rebattrait constamment les cartes,

notre jeu dans le monde n’étant

que la réitération d’habitudes,

la récurrence de conduites stéréotypées ?

 

   Nous tendons l’oreille, nous affutons notre esprit mais rien ne paraît que le vide et la solitude. Le temps questionné, c’est nous-mêmes que nous questionnons et le jeu tourne en rond, à la manière d’un étrange cercle herméneutique s’alimentant à sa sempiternelle giration. Nous sommes en pleine existentialité alors qu’il nous faudrait être en totale essentialité, à savoir définir les contours de notre être et en tirer quelque longue quiétude.

   Mais revenons à la peinture et tâchons de la faire se projeter dans le temps, de connaître son futur. Nous allons nous livrer à un saut qui ne sera uniquement temporel mais d’intensité hautement métaphysique, en un mot nous surgirons à même la condition tragique de notre propre nature. Ici, nous voulons faire jouer en un écho, certes mortifère, Aurore avec sa possibilité la plus propre, nous voulons dire celle de sa mort.

 

Temps exact de l’être

 

                                        Dongni Hou                                      Anne-Louis Girodet

                                                                                                 « Atala au tombeau »

                                                                                                          Fragment

                                                                                                    Source : Wikipédia

 

   Nous plaçons en vis-à-vis, Aurore et Atala, cette dernière issue d’«Atala au tombeau » de Girodet. Il ne s’agit nullement d’un jeu gratuit, d’une association conduite sous le sceau de quelque fantaisie. A l’évidence, il y a des homologies formelles, à commencer par la pureté des formes, cet ovale parfait du visage, cet air d’abandon, certes inquiet chez Aurore, repos éternel chez Atala, ces épaules parfaites où joue la lumière, une identique vêture qui dévoile, sans les trahir, des corps dont on ne peut deviner le secret, que l’on suppose toutefois atteints d’une belle harmonie. S’il y a des homologies, il y a aussi des différences et si fortes que l’on peut parler d’une verticalité dialectique qui oppose les deux images pour l’unique raison qu’Aurore est douée de vie, qu’Atala est livrée à la mort. S’il faut trouver une manière de « logique » mettant ces deux œuvres en présence, il convient de la relier à la fois à l’assertion de l’Artiste :

 

« N’attendez pas qu’il soit trop tard »,

 

   Et d’accoler à ce conseil les quelques vers de Ronsard qui témoignent de ce non-dit, de cette pensée sous-jacente qui s’y articule :

 

« Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautés laissé choir!

Ô vraiment marâtre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir ! »

 

   « Du matin jusques au soir ! » : Aurore, le Matin ; Atala, le Soir. Et, bien entendu, non seulement dans cette évocation d’un début et d’une fin peuvent paraître le Sujet brossé par  Dongni Hou, celui créé par Girodet, mais aussi bien Nous-les-Vivants, Nous-les-futurs-morts, chacun de Nous qui, fatalement, connaissons la lumière, qui connaîtrons l’ombre. Nous regardons la représentation claire, légère, printanière d’Aurore, nous nous sentons envahis d’un sentiment de bien-être comme si nous contemplions la scène heureuse du « Printemps » de Botticelli, avec ses figures mythologiques si grâcieuses, cet allègement de l’air, sur fond d’orangers fleuris, le chatoiement des couleurs.

   Cependant, comme surgi des ténèbres, Zéphyr souffle sur Flore, crée un trouble en elle dont on nous dit qu’il lui révèle sa féminité, dont plutôt nous voudrions apercevoir sa féminitude, dont la finale rime avec finitude. Si le tableau du peintre de la Renaissance se manifeste à la façon d’une fête haute en couleurs, la présence inquiétante du dieu du vent, à l’extrême droite de la composition, comme s’il se dissimulait dans les coulisses du théâtre humain, vient créer une sorte de dysharmonie, tout comme en sont porteuses la maladie et la mort.

   Si l’ange Cupidon, l’autre nom d’Eros, se situe dans une place centrale, prêt à décocher la flèche d’Amour, n’oublions jamais l’intime liaison d’Eros et de Thanatos, leur œuvre commune. Ce que crée Eros dans la beauté de son geste, Thanatos le défait sans cesse, travail de sape qui déconstruit l’humain, inversion du tissage, genre de Pénélope mortifère annulant la nuit ce qu’elle a porté à la visibilité le jour. N’oublions nullement que le travail de Thanatos est nocturne, ténébreux, tissé de desseins secrets dont jamais nous n’apercevons clairement les motifs, seulement les conséquences qui néantisent tout ce qui vient à la vie et lutte pour survivre.

 

Temps exact de l’être

   L’œuvre de Dongni Hou, belle s’il en est, ne saurait être regardée seulement à l’aune de sa face lumineuse, éclairée, rayonnante. Du reste, si l’on se focalise sur le regard d’Aurore, certes il y a bien une lunule de clarté sur le dôme de l’iris, mais l’acte de vision est déporté hors de soi, comme, précisément, pour questionner et la pupille noire plonge dans cette sorte de marécage dense qui habite nécessairement notre intérieur. Il semble bien que ce soit cette distorsion, cette tension entre un supposé dedans et un supposé dehors qui symbolisent le drame de toute vie humaine, ce que nous projetons hors de nous nous revient avec la force d’un reflux lors des marées d’équinoxe. Cette dernière semble vouloir nous dire, en une manière de vibrante allégorie :

 

« Ne cherche nullement hors de toi, ce qui n’est qu’en toi.

 En toi le germe de vie, en toi celui de la mort.

Voilà la vérité ultime dont ton existence

te fera l’offrande au moment de t’absenter.

Sois présent, tant que tu le peux,

 en ta plus singulière plénitude.

Là est la loi de ton être,

Nulle part ailleurs. »

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:28
Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

Jean-Paul Sartre, La Nausée

 Manuscrit autographe, 1932-1938

Source : BnF

 

***

 

 

« Ecrire, si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. A laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront. »

 

J.M.G. Le Clézio - « L’extase matérielle »

 

*

 

   Bien des actes de la vie sont dépourvus du moindre sens, ainsi cette promenade au bord de l’eau, une errance, un lieu sans finalité, sans possible justification. Ainsi cette cigarette fumée sans le moindre désir, plutôt un tic qu’une libre décision de la volonté. Ainsi ce bout de bois que grave la pointe d’un canif : pure diversion, inscription de son propre signe dans la matière, passage du temps en son écoulement parfois si long qu’on ne penserait plus en connaître les rives, en éprouver le sens intime. Questionner, questionner sans relâche, voici sûrement le motif au gré duquel se livre tout acte d’écriture.

   A quoi pensait donc Jean-Paul Sartre, écrivant ses milliers de lignes sur la table de café du « Flore » ou des « « Deux magots » ? Au sens « existentiel » de l’existentialisme, si je puis me permettre ce genre de tautologie ? A la qualité de son engagement ? A l’impossible liberté que, cependant, il postulait et revendiquait pour chaque homme, bien plus loin que son essence puisque celle-ci n’était que position secondaire par rapport à la tâche de vivre ? A la contingence, la cendre de sa « Boyard » stigmatisant cette insaisissable pâte du trajet humain qui, toujours s’effrite et, au bout du compte, ne signifie guère plus que ces brins de tabac qui partent en fumée ? Songeait-il à son amour paradoxal avec Simone de Beauvoir, peut-être plus philosophique, littéraire que sentimental, que recueilli dans la pliure de la chair ? Méditait-il sur la figure du Garçon de café qui était « en situation » de Garçon de café, alors que lui, « l’Ecriveur impénitent », ne faisait que jouer son propre rôle social, celui de témoigner, que les Autres lui prêtaient comme sa vêture la plus vraisemblable ?

   Disserter sur l’écriture est toujours se confronter, en une certaine manière, à son propre abîme. C’est lui, l’abîme, qui pointe entre les mots, dans les moments de silence et de doute, dans le suspens qui est le tissu véritable où gît l’angoisse, où elle se développe et lance ses assauts. Peut-être n’écrit-on que pour fournir une nourriture au souci, faire en sorte qu’il diffère ses attaques, modère ses prétentions à nous réduire à néant. « L’Etre et le Néant », l’assertion sartrienne est sans merci dans le titre même de son volumineux essai qui se donne simultanément comme l’acte du paraître, de faire phénomène, qu’annule aussitôt la présence du « et », cette mince conjonction qui nous met au péril de disparaître à même notre confondante présence.

   A chaque instant nous éprouvons cet étrange clignotement, nous sentons en notre intime lieu humain, cette dialectique abrupte qui opère notre césure, clive notre réalité.

Inspir : nous vivons. Expir : nous mourons.

Jour : nous vivons. Nuit : nous mourons.

Amour : nous vivons. Haine : nous mourons.

   Et la liste de nos successives textures existentielles, passant du nadir au zénith, de la plénitude au retrait, de l’exhaussement au déclin pourrait être exhaustive, c'est-à-dire infinie dont, jamais, nous ne pourrions épuiser le derme prolixe, toujours une faille succédant à une élévation, toujours un aven creusant son vide dans le plateau de roches calcaires.

   Ecrivant, nous témoignons nous dit Le Clézio et, sans doute, a-t-il raison. Chacun de nos gestes, chacun de nos actes témoignent en effet de notre parcours, impriment nos propres stigmates dans l’argile ductile du réel. C’est, vraisemblablement, la notion de « style » qui nous détermine le mieux, nous fait surgir en propre du sein de l’être qui nous anime et nous porte au-devant, tel Celui, Celle que nous sommes. S’il y a une essence qui nous singularise originairement, c’est bien celle qui trace en nous nos lignes de force, libère notre énergie, nous livre au monde de telle manière qui est unique, non reproductible.

   Pourrait-on mieux dire le style qu’au travers d’une page de Proust, cette inimitable prose, reconnaissable entre toutes, frappée au coin de la réminiscence et de la méditation sur la condition humaine en ses aspects les plus sensibles, en ses profondeurs les plus insoupçonnées ? Il est évident que l’être-de-Proust est entièrement contenu dans son écriture. Aussi pourrait-on dire : Proust EST son écriture. Proust ne serait nullement Proust en dehors de ses manuscrits fiévreux, de ce tellurisme de la pensée qui l’animait jour et nuit afin que, connaissant tous les personnages de ses fictions, il puisse, enfin, avoir accès à son propre mystère.

   Connaître son être ne diffère nullement de ceci : percer son propre secret. Certes mais tout secret, par définition, se dissimule, aussi une véritable volonté est-elle requise pour accéder à son chiffre et en connaître l’exception. Je crois que l’acte d’écrire n’est que cette tension vers soi, cette quête incessante de SENS, à commencer par le nôtre, toute altérité ne faisant office que de miroir, de chambre d’écho, de registre où archiver nos états d’âme afin qu’ils nous reviennent, fécondés par l’Autre, multipliés par son regard, amplifiés par sa conscience. Or ceci n’est nullement à mettre sur une démesure de l’ego de celui qui écrit. Pas plus que de celui qui lit, qui voudrait se conformer à une particularité, à une originalité.

   Tous, nous sommes soumis à cette règle strictement ontologique, notre exister ne peut que s’accroître de l’exister de l’Autre et réciproquement car, avant tout, nous sommes des « animaux sociaux » et avons besoin, afin d’assurer notre complétude, de manifester un instinct grégaire, de nous fondre dans le « troupeau », quitte, par la suite, à poursuivre notre chemin en solitaire. De toutes les façons notre propre parcours est poinçonné à l’aune de la solitude.

Solitude

de l’amour,

de l’épreuve,

de la maladie,

de la souffrance,

de la mort.

   Tous les grands événements de notre vie sont les essentielles scansions, coups de gong par lesquels nous prenons conscience des choses, devinons la nature profonde de notre condition, analysons avec la lucidité nécessaire qui-nous-sommes à défaut de pouvoir affirmer pourquoi-nous-sommes. Question : qu’en est-il de la solitude ? Réponse : elle se dit avec la plus grande acuité au départ de l’Ami, de l’Aimée car ce départ creuse un vide que, seul, nous ne parviendrons nullement à combler. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, nous sommes le résultat d’une étrange alchimie qui se fonde sur deux principes opposés, masculin/féminin et cette réalité, cette dichotomie nous traversent en permanence, que nous y soyons sensibles ou non.

   Mais ici, il faut entrer dans le réel, tâcher de lui donner quelque consistance. Aujourd’hui, 24 Mars 2020, j’écris depuis ce lieu familier, mon bureau qui, le plus souvent, se donne pour ce lieu fictionnel du Causse qui traverse la plupart de mes récits. Mais peu importe la fiction, peut-être ne sommes-nous que des êtres de papier et d’encre, quelques mots disséminés au hasard des pages ! Le silence est grand car le confinement impose de rester chez soi. Etrange impression que cette image d’un monde désincarné qui ne semble plus avoir d’orient. C’est un peu comme si la Terre ne connaissait plus son Soleil, si elle fonçait dans la galaxie sans repère, sans autre raison que de se perdre en direction d’un illisible destin.

   Alors, est-ce que j’écris pour témoigner ? Mais de qui ? De Moi, des Autres, du Monde ? Tout à la fois ? Sur les étagères de ma bibliothèque, parmi l’amoncellement des livres, les 13 tomes de « La chair du milieu » qui regroupent la totalité de mes écrits à ce jour : quelques 10 000 pages que nul ne lira jamais, hormis quelques amis, quelques lecteurs rencontrés ici et là, sur mon Blog, sur Facebook. Autrement dit du confidentiel et, peut-être, est-ce mieux ainsi. De toute façon je n’aimerais pas une large diffusion au travers de laquelle j’aurais l’impression que mon écriture se diluerait, se disséminerait dans un espace dont je ne connaîtrais ni les tenants, ni les aboutissants, seulement une bizarre vibration au large de ma conscience, une insolite rumeur de fond.

   Combien il est heureux d’avoir quelques lecteurs fidèles, en réalité des amis avec lesquels échanger par le biais de nouvelles, d’articles divers qui, sans doute, ne sont que le reflet de mes propres préoccupations. Partager quelques affinités avec quelques Autres qui éprouvent de la même manière est déjà pur bonheur. Combien il est agréable d’écrire et d’y trouver du sens, en pensant à tel Ami ou tel autre à qui on destine en secret sa création, pensant trouver en eux, les lecteurs, une caisse de résonance, un lieu de réception positif, peut-être un identique état d’âme, parfois même une pensée rebelle, une émotion esthétique, une irisation érotique. Parfois, au contraire une critique, un désaccord, une remise en question. Alors, c’est ceci qui perce symboliquement, cet antagonisme masculin/féminin, cette ligne de partage qui ne parvient à trouver le lieu de son unité, seulement cette césure qui est comme une cicatrice zébrant la peau de l’humaine condition.

   Aujourd’hui, Mercredi 25 mars, suite du « journal ». Ecrire, pour qui, pour quoi ? Etrange sentiment de solitude. Mon compte Facebook est mis en quarantaine pour plusieurs jours pour cause d’épuisement de mes codes d’identification à 6 chiffres. Plusieurs tentatives auprès du Réseau Social pour remédier à cette situation mais la « Grande Muette » demeure silencieuse et je pense alors à cette immense « Machination » citée par le Philosophe, à cette civilisation technicienne qui fait fi des humains et s’en remet au concept flou « d’intelligence artificielle » et à ses zélés serviteurs, les Logarithmes qui semblent supplanter, en ce début de III° millénaire, le destin habituel de la conscience humaine. Certes, comme l’affirme l’un de mes Amis, « l’on peut vivre sans Facebook » et nul, ici, ne pourrait contredire cette réflexion de simple bon sens. Le Réseau n’est nullement indispensable mais il constitue cependant l’une des formes d’une novelle socialité que l’on ne saurait biffer d’un trait de plume. L’on fait de belles découvertes sur Facebook : tel Ami qui écrit, mais écrit vraiment, tel autre qui est un bel Artiste à l’œuvre si singulière, et puis des Lecteurs ou Lectrices avec lesquels se tissent les liens d’une réelle affinité. Bonheur, chaque jour, que de les retrouver, le plus souvent à heures fixes, faisant leurs commentaires, apportant leurs états d’âme, traduisant leur humeur du moment au gré d’une plaisanterie, d’un trait d’humour. Tout ceci est précieux et seuls les contempteurs de ces nouveaux médias ne peuvent nullement en éprouver l’aspect positif.

   Mais en ces temps tragiques d’affliction de l’humanité tout entière, il convient de relativiser. La « privation » du Réseau est sans doute l’occasion de faire face à son propre Soi et d’en explorer les multiples facettes, de décrypter les fondements des motivations, de se questionner sur son propre désir au regard de toute altérité. Si un genre « d’abîme » se creuse qui, en réalité, est tout au plus le renoncement temporaire à un confort personnel, il est plus qu’utile d’en exploiter le suspens, d’en comprendre les mobiles dissimulés. Tout événement d’ampleur devrait faire l’objet d’une interrogation quant à notre propre éthique mais nous sommes volontiers apathiques et nullement enclins à porter au jour nos propres vérités, à mettre en lumière nos contradictions constitutives de notre être-au-monde. 

   Alors écrivant momentanément en n’ayant plus pour toile de fond qu’un monde virtuel, je fais nécessairement l’expérience de ce que veut signifier écrire. Foncièrement, c’est d’abord pour soi que l’on trace ligne à ligne la topologie de ses désirs, que l’on inscrit sur l’écran de son ordinateur ses pensées intimes, que l’on livre quelque réflexion sur le monde, que l’on cible cette belle photographie en tâchant de poétiser, que l’on prend intérêt à cette œuvre d’art dont on essaie de tirer plus que la satisfaction d’une vision directe, souvent bien trop rapide. Nous sommes nous-même un monde à l’intérieur d’un autre monde, celui des Autres, lequel est à son tour inclus dans le vaste monde de l’humain. Sur une feuille de papier il faudrait tracer ces cercles successifs qui sont comme des emboîtements d’œufs gigognes dont nous occuperions le centre.

Ecrire, pour qui ? pour quoi ?

   A considérer cette simple symbolique se rattache une signification essentielle, celle qui énonce le Soi relié aux autres Soi, au Soi du monde en son ensemble. Tout est lié alors que la métaphysique de la représentation nous fait croire que nous sommes irrémédiablement, des Sujets faisant face à des Objets. Cette vue arbitraire d’un monde clivé nous encourage à fonctionner à l’intérieur de notre propre cercle, à défaut de connaître les autres, ou bien alors sur le mode du « peut-être », de l’éventualité, de la possible mais non nécessaire rencontre. De cette manière s’énonce la topique puissante de l’ego selon ses habituelles variantes : égoïsme, égocentrisme, égotisme, et l’on pourrait créer des néologismes du type « égomaniaque », « égophile », « égologue », tant cette manifestation d’un Soi exacerbé est manifeste en cette époque fascinée par la mode des selfies et le rayonnement de sa propre image.

   Mais il serait naïf de penser au regard de cette profusion de l’être-en-Soi, que le motif de l’altérité serait facultatif, de surcroît en quelque sorte, que nous pourrions en faire l’économie. Certes notre naturelle paresse nous incline à voir notre ombilic, notre centre avant même d’apercevoir, dans une large perspective, tout cet environnement naturel, social, planétaire qui nous entoure et se donne tels les innombrables prédicats dont notre moi a besoin pour trouver son chemin et les justifications qui lui permettent d’aller au-devant, vers son propre avenir. Du monde nous sommes comptables, de l’Inconnu qui passe dans la rue, de cet Amour ancien reconduit au passé, de cette future Amitié qui sera un guide pour notre conscience.

   Ecrire, pour qui, pour quoi ? Combien cette tâche paraît parfois inutile, lieu d’un plaisir autocentré, loin du réel, désincarné en quelque manière. Oui, mais nous ne pouvons réduire l’activité d’un être à sa seule écriture. Cet individu vit, aime, souffre, se questionne, commerce, voyage, espère, croit, rêve, autrement dit cet individu est humain en son entièreté, cet individu affirme certes son style singulier dans des phrases, dans des textes, au travers de fictions qui sont comme ses paravents, ses fragiles certitudes, sa manière de connaître le monde et de se connaître.

   Jeudi 26 mars 2020. Rien n’a bougé dans le vaste monde si ce n’est l’activité faucheuse de vies du Corona qu’il convient, ici, d’écrire avec une Majuscule. Serait-il une nouvelle figure de l’Être se manifestant à nous à l’aune du tragique, du mortel, renouvelant en nous cette idée de la finitude que le plus souvent nous tenons éloignée à des fins de réassurance, à des fins de vie simplement ? Sait-on jamais ce qu’il en est de cet Être avec une lettre capitale à l’initiale, l’Être historique qui selon les époques se décline sous les traits de l’Idée, de Dieu, de la Nature, de l’Esprit, de l’Eternel retour ? L’Être ne serait-il que l’infinie variante de la tonalité fondamentale des êtres que nous sommes qui pensons, successivement, de manière fort différente, une fois sensibles aux chatoiements de la Matière, une autre fois nous allégeant des contraintes et ne voulant plus connaître que les vertus aériennes de l’Esprit ? Ecrivant, nous questionnons et que pourrions-nous faire d’autre ? Le Monde est si complexe qu’il ne nous montre jamais, à la fois, que quelques unes de ses esquisses, que quelques traits de ses visages familiers. Pour le reste, il nous faut imaginer, créer des hypothèses, se fier en quelque sorte à notre part animale qui se nomme instinct.

   En ces temps si dramatiques pour toute conscience humaine, n’est-ce pas alors notre instinct précisément qui resurgit, cette peur ancestrale des hommes de la préhistoire, ceux qui constituent notre origine, cette angoisse sourde comme devant l’éclair qui, en ces temps immémoriaux, zébrait le ciel sans qu’aucune cause apparente pût lui être associée ? L’insuffisance d’une rationalité suffit sans doute à expliquer de telles conduites, le refuge au sein de la grotte protectrice. Si l’intelligence des hommes s’est considérablement développée, si un langage structuré étaye leur pensée, il n’en demeure pas moins qu’un fond limbique, archaïque, toujours ressurgit en ces périodes troubles où nul ne sait se qu’il adviendra de l’humanité. L’inconnu nous assaille et nous contraint à nous replier au sein de notre graine germinative, à demeurer au plus près de soi afin, croyons-nous, d’y trouver les ressources nécessaires en attendant que l’orage ne passe, que le ciel ne redevienne clair et serein.

   Beaucoup de choses pâtissent de la pandémie, à commencer, bien évidemment par ceux qui en sont atteints dans leur chair et il serait indécent de se plaindre au motif que la Messagerie est interrompue, que le Réseau Social tarde à rétablir un compte suspendu pour des motifs techniques. En cette période de grand bouleversement, nous sentons bien combien nous sommes conditionnés par cette Civilisation Technicienne. Nous ne pouvons plus envoyer de mails : nous sommes désemparés. Nous ne pouvons plus surfer sur Facebook : nous avons un sentiment de frustration. L’immense hiatus dans lequel a sombré notre Société du spectacle (Guy Debord) nous désarçonne et les médias qui, hier encore, ne faisaient nullement partie de notre horizon, dont nous nous n’aurions pu penser qu’un jour ils existeraient, voici qu’aujourd’hui notre mise à l’écart non seulement nous chagrine mais que nous éprouvons comme un sentiment d’injustice car nous pensions que tout ceci nous était « naturellement » acquis, à la façon de la terre sous nos pieds, du ciel au-dessus de nos têtes.

   Nous ne pouvons qu’espérer que la crise ouverte par le déferlement du virus nous conduira à réfléchir, à nous poser les bonnes questions, à relativiser, à mettre les choses et les actes en perspective. Alors, combien l’univers de Facebook, YouTube et autres Instagram, nous paraîtront risibles, combien nos besoin de ces médias se montreront en tant que lubies de gamins, coups de tête d’adolescents ou caprices de la maturité, sinon manies de l’âge avancé, tout ceci rapporté ne serait-ce qu’au précieux d’une seule vie, qu’à l’absurde que revêt pour nous cet invisible Ennemi, figure du Mal dont nous pensions qu’elle n’était qu’une fable de Moraliste, un vice crée de toutes pièces par quelque Ascète en quête de spiritualité.

   La suite, bien évidemment nous ne pouvons nullement la savoir, anticiper les effets qu’elle aura sur nos comportements, notre éthique, notre considération de l’Autre, notre respect de la Nature (la pollution est montrée du doigt !), notre intime disposition vis-à-vis de l’exister en son sens le plus fondamental. Si nous regardons « dans le rétroviseur », si nous interrogeons les événements de l’Histoire, nous ne pouvons qu’être pessimistes, aruspices d’une invincible Fatalité qui se déploierait bien au-dessus des consciences humaines, décidant à chaque fois de leurs destins, traçant la ligne inflexible de leurs actes. Ceci voudrait signifier que la liberté n’est qu’une vue de l’esprit, que de grandes tendances traversent le continent anthropologique, l’orientent de telle ou de telle manière sans qu’il ne soit aucunement possible d’en infléchir la terrible volonté. Vue de Cassandre, sans doute, et pourtant.

   A-t-on seulement été libres d’accueillir le Corona, d’ne endiguer le raz-de-marée, d’en atténuer suffisamment les effets afin que les hommes, échappant à cette malédiction, puissent orienter leur vie selon la direction qu’ils souhaitaient, les désirs qu’ils manifestaient. Ceci, souhaits, désirs, ne fait nullement signe en direction d’une marotte, d’un enfantillage devant la vitrine d’un marchand de jouets. Loin de là. Certes toute liberté est relative et n’est absolue que considérée d’un point de vue théorétique. Mais il faut, à l’intérieur de cette relativité, trouver son possible, avancer sans entrave, laisser place à la volonté, poser un socle pour la décision. Bien sûr, beaucoup agissent et de façon totalement admirable, mais la lutte est trop inégale, mais les chances de succès trop conditionnées par les funestes desseins de l’épidémie qui moissonne les vies au hasard, seulement avec pour ultime but de détruire. Si bien que l’on penserait avoir affaire, et je rejoins l’idée évoquée ci-dessus, à la manifestation d’un Être nouvellement apparu, doué d’une farouche volonté de réduire tout à néant.

   Si le propre de tout Être est d’être précisément invisible (Idée, Dieu, Nature, Esprit), Corona remplit toutes les conditions requises à cet effet. Bien évidemment l’erreur serait de le substantiver, de lui octroyer le visage du Diable ou de quelque autre Démon, sa puissance provient entièrement de cette insaisissabilité, de cette indétermination qui en fait le plus redoutable des ennemis qui soit. Mais l’on pourrait épiloguer sans fin sur ce phénomène sans contour ni voix, seulement doté d’un maléfique et inquiétant silence.

   Ici, il convient de revenir au geste de l’écriture, mais lors de la précédente digression nous n’en étions pas sortis et les quelques mots étaient des sortes de témoins du temps qui nous échoit ici et maintenant. Je souhaiterais dans l’instant qui suit faire le commentaire d’un texte tiré de « La recherche du temps perdu » de Proust, dans le chapitre intitulé « La Prisonnière ». Outre que cette page, comme une infinité d’autres de cette œuvre immense, est pur fragment d’anthologie, sommet incontesté de la littérature, bien des choses s’y disent relatives à l’écriture, au sentiment, à la sensibilité, au confinement aussi, lui, Proust, l’éternel exilé, condition essentielle de la mise au jour d’un chef-d’œuvre. Sans doute faut-il aux hautes pensées, ce retrait dans l’ombre et le silence, l’entrée dans la sublime introspection comme on entrerait en religion, un lieu retiré, un lieu d’ascèse au loin des mouvements et des contingences du monde.

   Proust ne pouvait être le Proust-écrivant qu’au prix de ce retirement, de cette sorte d’absolutisation du Soi, du recueil en lui-même de toutes les énergies assemblées dans une vie antérieure hautement mondaine, exposée à toutes les beautés comme à tous les avilissements, les lâchetés, les vices de l’humaine condition. La chambre de Marcel était le laboratoire où, entre deux crises d’asthme, entre deux fatigues, deux affaissements, se révélait dans le plus pur rayonnement de beauté l’exception d’une œuvre hors du commun. Proust en sa belle et singulière entreprise littéraire, assemblait à la fois la vue précieuse de l’esthète, la superbe manie du collectionneur d’art, l’oreille du mélomane, l’esprit acéré du psychanalyste des cœurs et des âmes, la vue amplement ouverte du prophète, l’analyse intelligente de l’historien, l’émotion exacte de l’admirateur du paysage, le méticuleux regard explorant les coursives de la mémoire, le talent enfin d’une dentellière brodant, mot à mot, cet ouvrage d’écriture qui ne connaît ni ne connaîtra son semblable sous aucun autre temps, aucun autre horizon. Car s’il y a bien un prédicat pouvant s’appliquer à l’essence de l’écriture, c’est bien celui de son unicité, de sa singularité, toutes qualités servies par un style parfait, achevé, inégalable. Aux phrases de Proust on ne peut rien ajouter, rien retrancher, il s’agit d’une totalité en soi qui n’a nul besoin d’être amendée, métamorphosée. L’UN se suffit à lui-même.

   Donc le passage où le Narrateur, depuis le lieu confiné de sa chambre, perçoit le monde, les Autres et tout ce qui s’y inscrit en creux, hiéroglyphes interprétés au plus près de leur intime vérité :

   "Si, sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice (…). Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ! "

   Certains mots ont été accentués comme les moments essentiels de cette belle dialectique qui met en opposition (mais en complémentarité surtout) le confinement de l’Auteur, les figures extérieures qui en sont les correspondances, qui en constituent le sens le plus profond à la manière d’un furtif bonheur qui prend corps (au sens fort du terme) dans la conscience même de Celui qui regarde et accueille en lui ces formes d’un pur ravissement. C’est par un sublime acte de vision que Proust se réapproprie ces facettes du réel dont sa santé fragile lui a ôté la jouissance, c’est par l’exceptionnelle climatique de sentiments portés à leur plénitude que l’Ecrivain de « La Recherche » recrée un monde à sa propre hauteur, un monde certes imaginaire mais transcendé par la puissance de son génie.

   « Ecrire, pour qui, pour quoi ? ».  Proust écrit en premier lieu pour lui, afin que sa solitude meublée, sa vie devienne enfin fréquentable, signifiante, bordée de rives claires. Pour quoi ? Pour « déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront.», pour reprendre les beaux termes de Le Clézio, cet autre Ecrivain essentiel pour notre époque sujette à la perte des valeurs, à l’oubli du sens d’une manière générale. Oui, les œufs déposés par Proust ont fermenté, ils sont devenus des amers indispensables pour notre conscience le plus souvent dévastée par un insatiable appétit de présent, un comblement de satisfactions immédiates, une impatience constitutionnelle à emplir nos désirs de tout ce qui passe à notre portée sans réel souci d’éclectisme, de saisie de l’élégance, sans inquiétude de saisir cette chair pulpeuse et nacrée du monde qui est tout autant notre propre substance que la sienne, du monde.

   Une image d’Epinal très répandue, à laquelle nous adhérons tous d’une manière quasi-inconsciente, lecteurs ou écriveurs, place l’Ecrivain au centre de sa tour d’ivoire, isolé des hommes et du monde dont, pourtant, il est censé, en quelque manière, être un éclaireur de pointe. Une telle lecture du statut de l’Auteur est erronée au motif qu’elle se borne à voir les apparences, à laisser dans l’ombre ce qui, pourtant, brille et illumine les rives sombres de la nuit de l’inconscient. Par nécessité l’Ecrivain est toujours auprès du monde; c’est même la texture la plus visible de son quotidien. La prétendue solitude de Proust, ce court passage de « La Prisonnière » en dément la réalité. Plus même, dans cette écriture, Proust est plus au monde que ne pourraient l’être les Voyageurs distraits qui parcourent la planète en tous sens sans même bien savoir le visage de la Nature, la configuration des lieux, les histoires des gens qu’ils croisent, leur présence sitôt effacée qu’entrevue.

   Combien Marcel est ici présent, intensément présent, à apercevoir les figures féminines de la Blanchisseuse, de la Boulangère, de la Laitière, effigies s’il en est heureuses en son musée personnel, constellations qui girent dans son ciel comme les étoiles sur la voûte illimitée du cosmos. Ces étranges figures ont, en quelque sorte, vocation d’infini, multipliées par la naturelle fécondité d’un esprit qui les agrandit sans cesse, les illumine, les éclaire de l’intérieur, les dépose sur des fonts baptismaux bien plus réels que le réel lui-même. Puissance ici, de l’intuition créatrice conduite à son efficience absolue, myriade d’images de femmes, de paysages, de sentiments qui confluent en un seul et même endroit, au point focal de l’œuvre, tout est ici présent dans la lancée d’une seule et même énonciation, la chambre à coucher de Combray, celle du Grand Hôtel de Balbec, la chambre de Paris et peut-être, toutes celles hallucinés par un esprit que l’imaginaire décuple, ouvre sur l’infini du monde plutôt qu’il n’en ferme l’accès, qu’il n’en étrécit la vision.

   Ecrivant la Blanchisseuse, évoquant l’Institutrice, un gynécée de « femmes impossibles à imaginer a priori », Proust est intimement auprès de ces créatures de rêves, il recrée en quelque sorte une façon de Paradis originel dont il croise les fils au gré du passage infini de la navette de l’écriture. Citant à la suite, dans un agrandissement topologique sans fin, la rue, la ville, le monde, Marcel déploie l’espace nécessaire à sa fiction, en même temps qu’il se donne ce pouvoir d’agissement sur le réel, qu’il le met à sa portée, tout comme le Picasso de la période Cubiste décomposait à l’infini l’image de la femme dont il pouvait user à satiété. L’imaginaire est tressé de cette matière inépuisable qui se renouvelle à même son constant surgissement. Que quelques esprits fâcheux, sinon pointilleux, se mettent en tête de vouloir démontrer la supériorité du réel par rapport à l’écriture, eh bien qu’ils usent à leur gré de la réalité, nous nous satisferons de ce bel imaginaire proustien qui crée mille lieux en un seul lieu, fait venir mille femmes en une seule. De toute manière, dans ce qui constitue le derme polyphonique de l’exister, nulle hiérarchie, tout joue à égalité de présence. Untel trouvera du sens à flâner auprès de la Nature, tel autre auprès d’une œuvre d’Art, tel autre encore auprès de l’image d’une Belle ou se contentant de sa simple évocation.

   « L'offre d'un bonheur qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais ». Proust, ici, semblerait infirmer ce que nous disions d’une équivalence des termes de l’exister : réel, imaginaire, rêve. Il semble affirmer, en effet, que son état de claustration inflige à son corps (« je souffris que mon corps ne pût suivre »), des contraintes que le réel du dehors aurait comblées au centuple au seul motif que les femmes qu’il regardait avaient aussi un corps et que la confluence, la rencontre de ces derniers ne se pouvait concevoir, la barrière infranchissable de la chambre mettant un terme à tout essai de relation. Mais aussitôt, si l’on peut dire à la façon d’un rattrapage ou bien de l’emplissement d’un désir inassouvi, Proust ajoute « mon regard qui la rattrapait », annulant par cette habileté rhétorique ce que le factuel empêchait, ce que la situation ôtait à sa propre liberté, celle de choisir une compagne de route qui pût le soustraire à ses multiples afflictions.

   Alors, peut-on ici parler d’écriture cathartique, comme si les mots posés sur le blanc de la feuille étaient autant de baumes appliqués sur la meurtrissure d’une chair, colmatant les plaies de l’âme ? Oui, je crois à cette fonction thérapeutique du langage. Oui, je crois à cette vérité de la langue qui n’est nullement inférieure à celle de la réalité, différente cependant, de nature symbolique. Mais qu’est donc le symbole en sa valeur signifiante, sinon cet objet, ce colifichet, cette image dont les contours peuvent être clairement définis tel le signifiant, alors que le signifié en direction duquel agit le symbole est au loin, dans sa marge d’invisibilité, tirant sa puissance, précisément de cette liberté qui lui est octroyée que jamais ne donne ce qui s’étale ci-devant, qui ne pourrait ni changer de forme, ni nous amener autre part qu’au lieu de son immobile présence. L’écriture est liberté !

 

« Ecrire, pour qui? »

Pour Soi

Les Autres

Le Monde

« Ecrire, pour quoi ? »

Pour témoigner

Du Temps qui passe,

Puisque nous ne sommes

Que Temps

…Qui Passe…

 

 

 

 

 

 

 

 

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30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 09:24
Presqu’île lusitanienne.

Portugal, dans la vallée du Douro.

Source : Géo.

 

 

 

 

   Loin, là-bas, autrefois …

 

   Severino ne se souvient plus très bien de son arrivée en France. Il y a si longtemps et la mémoire devient capricieuse, mince filet de fumée se diluant dans la toile unie du temps. Juste quelques images, juste de rapides éclairs faisant leur bruit de comète lointaine. C’est dans le temps d’autrefois alors qu’on émigre en masse pour fuir la misère, les travaux durs qui usent le corps et font le siège de l’âme, la taraudent et alors l’existence devient un fardeau, un boulet que l’on traîne derrière soi.  Le paysage du Douro est si beau avec ses collines bleues à l’horizon, ses terrasses qui gravissent la pente en direction d’un ciel si clair que même les oiseaux de mer s’y perdent, simples pointillés que l’air dissout dans une nuée de poussière. « Les travaux et les jours » pareils à une suite de douleurs, de souffrances. D’espérance aussi en des heures meilleures. La course du soleil est au zénith, la lumière flamboie et les yeux disent la peine de se tenir là, tout contre la pente du destin, sur les grandes marches qui escaladent le paysage. Les dieux, au moins, voient-ils la douleur des hommes ? Ont-ils quelque compassion ? Ou bien ne sont-ils que ces personnages mythiques créés par l’homme afin de loger dans l’imaginaire la fenêtre de quelque espoir, ouvrir un huis par lequel échapper à sa condition, devenir libre enfin ? Libre de se lever dès l’aube. De manger à sa faim. De boire à la régalade de longs traits de porto s’écoulant de la calebasse usée, patinée, qui sert de gourde. D’aimer, de trouver une compagne, d’avoir des enfants joyeux de vivre et de gagner leur vie d’une manière enfin devenue réalité. De demeurer sur Terre avec la certitude d’y trouver sa place, d’y creuser le sillon de ses exigences, fussent-elle modestes, humbles.

  

   L’exil.

 

   Quatre heures du matin. Toute la nuit a été agitée. De grandes rafales de vent glissaient le long de la façade, s’insinuaient par les interstices. Les poutres craquaient comme la carène d’un vieux bateau malmené par la violence des flots. Les parents ne dormaient pas. Severino ne dormait pas. Peut-on trouver le sommeil quand on est sur le point de quitter ses racines, de s’abstraire du sol qui vous a fait naître ici, tout près des vignes du Douro, dans la beauté verticale du lieu ? Cela fait de grandes déchirures, cela ouvre de profondes entailles à l’intérieur même du corps et l’on sent comme un étrange battement du côté du cœur et les mares de sang s’agitent comme pour dire la tragédie de l’homme se séparant de son abri originel.

   Maintenant on est levés. Les yeux gonflés de sommeil. L’esprit encombré d’une foule d’images. La plage, tout en bas, avec ses galets noirs si beaux, cette pureté d’obsidienne. La place devant la maison. Ses pavés usés qui brillent dans le matin avec de sourds éclats d’étain. La fontaine de pierre sombre, gonflée de bulles, qui chante sous le ruissellement de l’eau. Au bas de l’escalier, dans une presqu’île de clarté, des valises de cuir bouilli sanglées de ceintures. Quelques ballots illisibles. Toute une maigre fortune assemblée dans la tristesse du jour à venir. Tout baigne dans un étrange clair-obscur, tout se révèle entre la vérité et le mensonge. Vérité de se détacher d’un lieu fondateur, mensonge, sans doute, de celui qui se propose comme un substitut, genre de figure tutélaire dont on n’ose même pas évoquer le visage, de peur de s’y perdre, de ne jamais pouvoir s’y retrouver comme celui qu’on est. Longue dérive dans le temps qui tarde à paraître.

   L’autobus à l’émail vert, écaillé, serpente parmi les vignes. Des arrêts ici et là pour recueillir des Egarés qui rêvent sinon d’un Eldorado, du moins d’une terre à découvrir qui pansera les plaies, déposera sur les mains calleuses la douceur des jours futurs. Les parents sont assis sur le siège devant celui de Severino. Ils sont silencieux. Leurs faces sont graves, usées d’avoir trop longtemps espéré. Chacun regarde le paysage, archive dans sa mémoire ce qui peut encore y trouver accueil : la perspective d’une terrasse, le toit d’un chai de tuiles rouges, la trace d’une fumée, l’eau argentée du Douro qui fuit, là-bas, dans la première brume. A l’intérieur de sa main fermée, un galet noir que Severino serre, vestige de la plage, souvenir des ricochets qu’il s’amusait à faire, sur la crête souple des vagues. Long voyage entrecoupé de réveils puis de subits endormissements. Parfois les rues encombrées d’une ville, le dos d’une colline, une vallée riante où le soleil dépose ses lumineux ocelles. Puis la Capitale, l’immense ville aux mailles serrées, étouffantes. Un garrot. Puis le bidonville de banlieue où l’on s’entasse, tant bien que mal, dans des cabanes de planches, dans de vieux fourgons transformés en logis. Prétendument provisoires, mais qui durent, tant que la cupidité des Bâtisseurs feint encore d’ignorer cette zone laissée à l’écart du monde.

 

   Presqu’île lusitanienne, ici et maintenant.

 

   Severino est un vieil homme, maintenant. Presque arrivé au terme de la course et le sachant. Parfois, s’éveillant au milieu des siestes quotidiennes, l’illumination de brefs éclairs. Le portrait des parents. Leurs travaux pénibles. Le père maçon usant ses mains sur des chantiers ouverts par de malins spéculateurs. La mère, femme de ménage aux horaires impossibles, au salaire si étroit qu’il faut encore cultiver ses légumes, en faire l’ordinaire et économiser ce que l’on peut en prévision de coups durs. Qui jamais ne manquent d’arriver. Qui rôdent à la manière d’un chien sauvage a l’entour des villes où sont les hommes.

   Puis son départ à lui, Severino, pour cette lointaine province du Sud où, au moins, la lumière généreuse du soleil remplace la brume du Nord, son éternelle froidure. Courageux, robuste, le jeune homme trouvera à se faire embaucher facilement dans une briqueterie où l’on fabrique toutes sortes de carrelages, mais aussi des motifs de décoration, quelques fantaisies devant égayer le quotidien. Parfois il évoque ce qu’il n’a guère connu qu’au travers de reproductions dans des livres, ces beaux azulejos qui, autrefois décoraient les palais du Portugal.

   Son pays, jamais il ne l’a revu. Peut-être ne l’a-t-il pas souhaité. Qu’aurait-il trouvé de ses traces d’enfance, de ses jeux innocents sur les monceaux de gravier noir qui s’évanouissaient dans la blancheur de l’eau ? Qu’aurait-il reconnu de son ancienne maison dont ses parents s’étaient séparés de manière à améliorer un peu le quotidien, sinon un spectre, sans doute bien autre chose que ce qu’elle avait représenté dans une tête d’enfant ? Le Portugal, ce  pays si attachant, subsistait en lui à titre de trace légère, d’empreinte dans une cire devenue amnésique à force d’oubli.

   Dans le genre de cabane où , maintenant il s’est retiré - écho du logis parental dans le bidonville -, il a punaisé sur les cloisons de planches, de vieilles photographies : les rives du Douro, les cultures en terrasses, toute une fantasmagorie personnelle, mais aussi des paysages que jamais il ne connaîtra, la belle campagne de l’Alentejo, ses champs de blé blond, ses chênes-lièges à l’écorce couleur de sanguine, ses vignes aux ceps noueux, ses oliviers séculaires, tortueux, traversés par un air pur et léger. Mais aussi les vertigineuses falaises brunes au nord du Cap Saint Vincent, en Algarve, à partir desquelles l’océan laisse percevoir son immensité bleue, promesse d’une infinie liberté pour un regard contemplatif. Parfois, au milieu d’un rêve, surgit cette langue incroyablement chantante, rythmée, joyeuse comme une farandole d’enfants primesautiers. Il en a davantage conservé la mélodie plutôt que l’exercice rigoureux dont se trament les discours. Quelques refrains dans l’antre de la tête. Parfois cette obsessionnelle saudade qui n’en finissait pas de faire ses motifs mélancoliques comme si un vibrant appel se faisait entendre du plus loin de l’espace, du plus étrange du temps. La saudade, ce « manque habité », tel qu’un musicien l’a nommée avec une belle intuition de ce que signifie un état d’âme. Cette chose qui fuit continuellement, identique à une eau de source dont on perçoit le bruit sans jamais pouvoir en identifier l’origine.

   Est-ce cela, cette sorte de mal incurable dont le « Lusitanien » est aujourd’hui affecté alors que, seul dans son abri de planches (il n’a eu ni compagne, ni enfant), parfois le vertige d’être le prend et qu’il ne sait plus très bien quelle est sa place sur Terre, si du moins il en possède une, si son statut de perpétuel exilé ne le déporte hors de soi dans un ailleurs innommé dont la forme lui échappe à mesure qu’il essaie d’en saisir les fondements. Il est devenu Celui qui erre continuellement dans son outre de peau devenue inutile, trop grande, pareille à une voile faseyant continuellement sous le vent de l’ennui. Alors il comble les vides. Alors il emplit les failles que les jours, continûment, ouvrent sous ses pieds de marcheur de l’impossible.

   Seul, il ne l’est pas totalement. Il a son chien, ce vieux bâtard à la robe grise qui se confond avec le sol de poussière. Fidèle, certes, mais un peu sourd et d’aucune inutilité si, un jour un maraudeur s’essaie à pénétrer dans la minuscule enceinte que rien ne délimite vraiment : un vieux portail rapiécé, une clôture presque factice, un logis qui, pour peu, pourrait s’ouvrir à tous les vents. Non, pas seul. Des poules aussi dans un enclos de grillage de sa fabrication. Symbolique fermeture qui n’effraierait nul renard en manque de gibier. Non, pas seul. Des voisins pas très loin. Un bonjour parfois. Une remarque sur le temps qu’il fait. Jamais sur le temps de la finitude. Le destin est bien assez lourd à porter sans s’inventer des complications supplémentaires.

   Grâce à  son travail à la tuilerie, à sa vie modeste, quelques économies aidant, il avait pu acheter une maison modeste, cube de ciment blanc aux parements de brique. Mais, maintenant, elle est devenue trop grande, difficile à entretenir, à chauffer. Alors Severino s’est replié dans cet abri qui, autrefois, lui servait d’atelier. Il l’a emménagé sommairement. Un lit, une table de bois blanc, un fourneau, une cheminée qui lui sert à se chauffer, parfois à faire étuver des pommes de terre sous la cendre. Une télévision, seule concession faite à la modernité. Les actualités. Des reportages sur des pays. Combien il est ému lorsque le hasard l’oriente vers ce Portugal devenu mythique à force d’éloignement, de temps décoloré, de mémoire poncée jusqu’à la trame. Verrait-il son village natal qu’il ne le reconnaîtrait pas. Serait ému seulement au simple énoncé de son nom. L’histoire est trop ancienne qui ne s’écrit plus qu’à la façon d’un palimpseste raturé, illisible. Seule en demeure la texture, la forme générale, un nom, un refrain, quelques mots pareils à une comptine d’enfants.

   Seul, non, des passants et passantes sur l’ancienne voie ferrée qui longe son terrain, à deux pas de son abri. Les jours de soleil la « Voie Verte » est animée. Severino assis sur un banc à claire-voie regarde les marcheurs, les salue, sourit intérieurement lorsqu’on lui adresse un petit signe de la main. Un jour, une inconnue est venue le voir. Elle avait remarqué des guirlandes de calebasses accrochées sous un toit de tôles. Elle cherchait de la graine, mais aussi des fruits secs afin de les graver, d’y inscrire des motifs. Severino s’est empressé de lui en offrir. C’était un peu un fragment de lui-même dont il faisait l’offrande. Le soleil des kakis brillait dans le vieux plaqueminier au milieu du jardin. Severino est allé chercher une poche, l’a tendue à la passante pour qu’elle en fasse provision. Ce qu’il a à donner ? Ceci : quelques fruits, des calebasses si anciennes qu’elles imitent le bois, parfois la pierre ou bien l’étain. Rien d’autre mais c’est comme s’il offrait cette manière d’enclave lusitanienne dont il est le Robinson alors que les jours coulent sans faire de bruit, que la lumière décroît à l’approche de l’hiver.

   Maintenant l’abri de planches et de tôles est fermé. Un filet de fumée monte tout droit dans le crépuscule qui étend sa toile, recouvre la ville de son tissage serré. L’hiver promet d’être rude. Il fera bon, tout contre la cheminée, le chien gris à côté de l’âtre alors que la radio diffusera en sourdine, cette mélancolique saudade, rythme immémorial de la Lusitanie dans sa dérive terrestre. Oui, on sera bien !  Plus rien ne manquera que le rêve qui, bientôt dépliera ses membranes tout contre le front du vieil homme avant que le sommeil ne vienne l’habiter. Quelques étincelles brasillent encore dans l’âtre. La ville est silencieuse. Vénus est tout juste levée qui fait sa braise atténué dans le mystère du ciel.

 

 

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28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 09:17
De l’ombre voir le monde

                  Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

 

   Ce qui est à faire, se poster en arrière des choses, attendre qu’elles se dévoilent. Toujours elles se donnent de telle ou telle façon sans que nous prenions garde à leur venue. Aussi, le plus souvent, se révèlent-elles dans le banal, l’ordinaire. Elles échouent à nous étonner. Elles perdent la posture philosophique dont elles auraient pu se parer. Oui, car les choses, intentionnellement, ne se montrent qu’à nous interroger. Non à nous plonger dans un abîme. Ceci, l’abîme, seuls les humains le peuvent. Les choses sont, tout à la fois, plus modestes et infiniment exigeantes. A un embarrassant coreligionnaire qui fait votre siège, vous pouvez toujours manifester votre ennui ou bien lui signifier que sa présence est inopportune. Allez donc dire à ce paysage de s’absenter, à ce fourré de se dissimuler, à cette ouverture à claire-voie de fermer l’œil que nous observons là, devant nous. Oui, l’œil, car les choses nous voient et nous mettent en demeure de délivrer notre humaine condition. La seule manière pour elles, les choses, de s’y retrouver parmi l’écheveau dense des significations. Chose avec chose est de l’ordre de l’insignifiance. Choses avec homme et tout s’éclaire de cet écart, tout s’éclaire de cette amplitude.  

   De l’ombre voir le monde. Ceci veut dire que nous partons essentiellement d’un trouble, d’une non-vérité en direction d’une lumière dont nous espérons qu’elle nous décillera, tracera la voie d’une lucidité. Certes, vous me direz que la plupart ne se soucie guère d’authenticité dans cette saison approximative où tout égale tout dans une même coupable indistinction, à moins qu’il ne s’agisse d’indifférence. Les habitudes abrasent tout, si bien que les valeurs se confondant, parfois les choses prennent plus d’importance que les hommes ou les hommes méritent plus de considération que les choses. Ces deux attitudes sont également fausses et dommageables en raison d’une omission de pensée. Si nous-mêmes et le divers qui nous atteint ne pouvons être mis sur un pied d’égalité, l’attitude qui consisterait à jouer la précellence d’un par rapport à l’autre, de la chose, de l’homme, serait une simple et pernicieuse erreur : pour l’homme, pour la chose.

   Marchant sur ce chemin à la crête de l’aube, je ne me sens ni l’égal du buisson, ni son supérieur. Je me sens simplement auprès de lui, tout comme la colline à l’horizon a besoin de ma vue pour exister, la trouée de lumière se manifeste à me conduire auprès du réel sans distance. Je suis ce que je vois. Je suis le réel au fond de moi et je suis ce réel qui vient à ma rencontre. Je suis à cette croisée des chemins. Pour cette raison je ne peux pas davantage m’absenter de moi-même que me soustraire à la découpe d’ombre, à la tache blanche qui flotte à l’horizon, à la vibration de la terre qui court tout là-bas, au double trait du sentier qui métaphorise la voie de mon destin.

   Ce qui est à faire, se poster en arrière des choses, attendre qu’elles se dévoilent. Ainsi nous nous dévoilerons à nous-mêmes, étrangers que nous sommes qui, pensant à nous, oublions le monde. Oui, oublions le monde !

 

 

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28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 09:16
Donné du dedans.

                       « Passage »

                    Etang de Bages
             Photographie : Hervé Baïs

 

 

 

 

   Une étole de nuit.     

 

   D’abord c’est comme s’il n’y avait rien. D’abord c’est un doute qui pose sur les yeux son étole de nuit. Nuit - Nuit - Nuit -, triplement proférée comme pour dire son royaume, l’illimité de son ombre, la densité d’où rien ne sortira avant qu’elle ne l’ait ordonné. Car la décision appartient à la nuit et à elle seule. Le jour naîtra à partir d’elle, simple émanation d’une brume d’aube que le ciel fera sienne dans la clarté de l’heure. Matrice nocturne toujours disponible. Depuis ses replis de ténèbres, ses tapis de suie, ses enduits de bitume tout s’annonce dans la réserve, le retrait, l’informulé.

 

   Sans ligne de faille.

 

   Les Existants ne vivent pas encore et leur poitrine s’ourle de si faibles mouvements. On dirait d’étranges animaux, peut-être des êtres cavernicoles, des rhinolophes suspendus par les pattes à la voûte de la grotte. A peine de petits cris parfois, de minces sifflements tout droit sortis du labyrinthe du rêve. On est si bien dans le matelas douillet de l’inconscient. Il n’y a plus de temps, plus d’espace, plus de contrainte, plus de morale et la liberté s’annonce de bizarres et somptueuses façons : on est Maîtres du Monde ; on est à la fois, d’un seul et même mouvement du corps, Soi et l’Autre ; on est Ici et Là, au bord de la Mer, en haut de la Montagne ; on est l’Amant et l’Aimée, on est l’Amour sans partage, sans ligne de faille, sans douleur d’une césure.

  

   Boule de platine.

 

   On s’appartient en totalité, son anatomie est un cercle ou plutôt une sphère, une boule de platine sur laquelle s’abîment tous les reflets du dehors. Tout est donné du dedans. On est regard se regardant regarder. On est dans le bain délicieux d’une complétude sans limites. On vogue immensément d’un bord à l’autre de l’horizon et le cosmos nous appartient de prime abord sans même qu’il soit utile de l’imaginer, d’en halluciner les formes parfaites. C’est pour cette unique raison que les Hommes s’agrippent à la nuit, saisissent sa traîne obscure, la retiennent de toute la force de leur âme. Comment, en effet, ressusciter au jour après qu’une telle félicité a été atteinte, que la joie a allumé sur les fronts les étincelles d’une révélation, que la liberté a été éprouvée jusqu’à l’ivresse ? Comment ?

 

   Une ramure aérienne.

 

   Au loin la garrigue dort égarée parmi ses meutes de cailloux, ses plaques de rochers, ses langues de terre aride, ses massifs de buissons griffés par l’immémoriale dague du temps.  Il n’y a pas encore de réelle présence, sauf en veille, discrète, à peine une vibration au cœur des frondaisons, un simple trajet blanc le long des racines dans la lourdeur anonyme du sol. Les genévriers ont replié leurs piquants, les oliviers ont oublié leur vert cendré, ce poudroiement qui fait la nature belle et dit le rare des endroits austères où la vérité libère son subtil arôme sous la poussée du vent. Le busard cendré niche quelque part, on ne sait où, dans quelque pli de silence d’une ramure aérienne ou bien dissimulé dans les touffes d’euphorbe. Le lézard ocellé à la couleur d’émeraude a viré au vert si sombre qu’il se confond avec les étoiles enténébrées des garances.

 

   Pleins et déliés.

 

   En bas, tout en bas, à l’étiage du sommeil des hommes, l’étang fait sa plaque fuligineuse qui ne se distingue guère des hautes collines, des bouquets de pins encore invisibles, du ciel où ne s’éclairent faiblement que des nuages pris d’une inquiétante immobilité. Tout est à venir qui se maintient encore dans l’oubli, dans les cernes indistincts d’une mémoire sans contour. Au fond de la mare liquide au ventre immensément lourd, ce ne sont que glissements sinueux d’anguilles, avancées inapparentes de muges, dissimulations de daurades sous la vitre de l’eau. Tout est donné du dedans. Rien ne paraît encore qui dirait le lieu, son emplacement, tracerait les courbes, les pleins et déliés de sa belle géographie.

  

   Sera toujours temps.

 

   Tout est donné du dedans. C’est pour ceci que les Hommes sont tenus en haleine, qu’ils retardent l’heure de leur réveil. Il sera toujours temps de s’affronter aux incisions de la lumière, de décliner le nom de chaque rue, « Des pêcheurs », « Du Cadran », « Du Castel », de s’inscrire dans le mouvement de la durée, de faire s’écouler les grains de sable du destin. Il sera toujours temps. Cette heure native, si oublieuse des tracas du monde, est si précieuse qu’il faut en ralentir le cours, en atténuer la venue, en déguster l’ambroisie unique, en estimer la forme non reproductible, en palper la douceur de soie.

 

   Le Passage.

 

   Ainsi s’annonce « Le Passage », cette heure initiatique qui ouvre le jour et plonge les hommes dans « le bruit et la fureur ».Oui, car le mouvement est irréversible qui attire les Egarés encore occupés de songes, dans la grande mare de l’exister, souvent ce marigot dont ils devront s’extirper à la force de leur volonté. Il y a tant de pièges tendus, tant de nasses ouvertes qui attendent les Vivants et ne souhaitent rien tant que de les contraindre à éprouver le poids résolu des fourches caudines, cette aliénation sans fin dont l’issue, jamais, ne se dit. Sauf cet éternel voyage sans raison, sans but, sans finalité autre que sa propre errance. Plus d’un alors renoncerait à paraître pour demeurer dans le refuge onirique, la nacelle de paix, le gîte fondateur que ne visite aucun projet, que ne perturbe aucune intention mauvaise. Seulement une libre avenue dans le territoire du sommeil, une constante disposition de soi dans l’aire illimitée d’une utopie heureuse. Un vol plané qui n’aurait nulle fin. Une navigation sur des hauts fonds dont on ne connaîtrait l’abîme. Seulement une longue ligne sans brisure.

 

      Ce qui se pose devant soi.

 

   Alors on n’a guère d’autre alternative que de dire ce qui se pose devant soi dans la pureté d’une évidence. Une manière d’origine, un commencement du monde avant que les Hommes ne fassent tourner la grande roue des commotions, des dissimulations, des faux-semblants.

  * Le ciel est encore teinté de nuit. Il semble venir de si loin, peut-être d’un univers que les hommes ne pourront jamais connaître. L’étendue est si vaste, le mystère si profond, le questionnement illimité. Le langage, fût-il riche, échouerait à en donner une image approximative, à en cerner l’incomparable réalité.

   * Une bannière de nuages flotte entre ciel et terre, immense caravane dont on ne suivra nullement le périple, seulement le luxe d’une vision puis, peut-être, l’éther subitement lavé et nul ne se souviendra plus de ces cumulus emportés par le flux du devenir.

   * Une ligne de rochers noirs à l’horizon, médiateurs entre l’air et l’eau, ces éléments si présents aux yeux des Distraits qu’ils finissent par n’en plus percevoir l’ineffable présence. Puis cet éparpillement de multiples ilots, cette mosaïque aquatique où l’herbe rejoint l’eau, cette symphonie si naturelle qu’on pourrait bien l’ignorer  sans délai avec l’âme en repos et l’esprit disponible.   

   * Mais comment ne pas voir le hérissement vert-clair des salicornes, les fers de lance des plantains, les touffes légères des tamaris que traverse la brume du vent marin ? Bien sûr encore le peuple des étangs - aigrettes, hérons, flamants, gravelots -, ne se montre pas mais on le devine partout dissimulé derrière ces touffes marines, sur ces langues de terres maigres gorgées de sel. C’est un vrai bonheur que de simplement les imaginer, de tracer leur dessin en arrière de la cimaise du front, d’en suivre l’envol, d’en entendre les cris que le vent disperse, d’en suivre la hasardeuse route. Mais, eux, savent-ils au moins le lieu de leur destination, le motif qui anime leur migration, le choix de ces îles, de ces rivages, de ces herbiers qui sont la forme aboutie de toute beauté ?

  

   Chemin sinueux.

 

   Puis l’immense et illimité chemin sinueux - du moins en donne-t-elle l’impression -, de la passerelle qui semble fuir vers un indéchiffrable horizon. Allégorie sublime de l’exister dont nous ne pouvons jamais saisir que les premières notes, repérer le ton fondamental. Les harmoniques sont trop nombreux qui nous échappent et ce coude qui se perd dans la courbe de l’image que nous dit-il de nous, de notre harassante route ? Que nous réserve-t-il dans sa fuite que nous ne saurions formuler ? Pourtant nier cette beauté serait un acte de mauvaise foi. Pourquoi les choses belles sont-elles tragiques, hors de portée, telle l’Amante dont nous rêvions qui s’efface sur ce quai de gare dans la mise en mouvement de notre train ? En sens inverse ! Oui, voici la texture de toute aporie : l’impossibilité de faire se rejoindre les opposés sauf à les réduire à ce qu’ils ne seront jamais, une unité illusoire, une magie opérante, un rêve parsemé de mirages.

  

   Tension de son être.

  

   Peut-être le mirage est-il simplement notre propre présence ici, devant ce merveilleux paysage sans pouvoir le toucher, sans possibilité aucune d’en sentir la rumeur marine proche, les effluves de sel, d’en éprouver le goût iodé, de nous laisser traverser par cet air si fluide, impalpable, d’être auprès de la sauvage garrigue, de ses senteurs musquées, de deviner les baies rouges des pistachiers, d’apercevoir l’agitation légère des hampes mauves des limodores ?  Bien sûr le réel toujours nous manque, son fourmillement subtil, sa parole de vérité, la tension de son être, les mots qu’il murmure afin de se faire mieux saisir, le sol qu’il pose sous nos pieds, le soleil qui nous éblouit, le souffle continu de l’air qui nous invite au vertige.

 

   Sentiment de présence.

 

   Mais il y a une autre manière d’éprouver ce sentiment de présence. A savoir se laisser habiter par une œuvre d’art, une belle peinture, les détails d’une gravure, le symbolisme d’une photographie réduite à l’expression du simple, autrement dit du juste : un noir, un blanc qui posent les fondamentaux, un gris qui médiatise et unit ce qui aurait pu être séparé, divisé, morcelé. Grande beauté que cette image qui dit en un lexique aussi net qu’esthétique la nécessité de se relier à ce subtil savoir de la Nature qui s’exprime en ces quelques nuances aussi rares que précises.

  

   Ceci tient du poème.

 

   Un acte de création réussi est celui qui profère avec exactitude le tableau qu’il veut mettre en scène. Tout y est énoncé dans une économie à laquelle nous ne saurions retrancher ou ajouter quoi que ce soit qui viendrait en offusquer la mélodieuse parole. Ceci tient du poème. Jamais, à un alexandrin, l’on ne saurait substituer un vers tronqué qui compterait onze ou treize pieds. Car si l’alexandrin a besoin de son nombre exact de pieds pour avancer dans l’ordre littéraire, la photographie elle aussi, dans l’ordre iconique, nécessite quelques règles d’harmonie. Ici tout concourt à un merveilleux équilibre : les corde de nuages plaquées sur le ciel noir, le rivage qui décompose les plans de vision, les touffes aquatiques qui rythment l’apaisement de l’eau, ponctuent ses plaques de brillance, la touffe de tamaris bordant l’image sur sa gauche, enfin cette sublime levée de planches semée des ponctuations des poteaux de bois, cette sublime « ligne flexueuse » qui nous invite à rêver tout en questionnant les bords intimes et inquiets de notre être. Il ne saurait y avoir de plus belle évocation.

   En nous, immédiatement, nous avons la feuille irisée du vent, l’hésitation du flamant avant l’envol, l’air chargé de sel et d’embruns qui cingle notre visage, mais aussi l’élévation de terre brune, la belle rigueur de la garrigue avec ses touffes de plantes odorantes, une évasion au plein d’une liberté. Oui, nous avons tout cela. Immensément !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 mars 2020 5 27 /03 /mars /2020 09:05
Du clair à l’obscur

                     Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

“Dans le clair-obscur, le silence est encore le meilleur interprète des âmes.”

 

Paul Javor / « Sa raison de vivre »

 

*

 

   C’est étonnant cette persistance des choses à ne vouloir se manifester que sous leur être plein et entier ! C’est toujours trop ou toujours pas assez. Voyez le jour, l’intensité de sa lumière, les crêtes des montagnes qui se découpent sur la dalle blanche du ciel, la luminescence des glaciers sur le dôme brillant des pôles. A l’inverse, voyez la nuit, ses lames d’ombre, ses corridors de suie, ses encoignures où rien ne se distingue de rien. Voyez le mystère ténébreux des combes, le pli taciturne des gorges, la figure sépulcrale des cryptes. Partout, jour, nuit, glaciers, combes, l’on est dans l’outre-mesure, dans l’extrême, l’on est dans un langage soit qui flamboie trop, soit dans une mutité celée sur elle-même. Ce que nous souhaiterions, c’est le juste milieu, l’équilibre, l’exacte mesure à nous adressée. Toujours nous la cherchons sans bien le savoir, mais l’exacte mesure sait, pour nous, qui sommes égarés dans le monde aux multiples facettes.

   C’est encore l’hiver, c’est déjà l’été et le printemps ne sait plus trop à quel orient se destiner. La nature est comme perdue, elle qui croyait pouvoir prétendre à un peu de repos, la voici sollicitée, tirée à hue et à dia, écartelée, elle aussi, entre la radiance du jour et la somnolence nocturne. Ce qu’elle aurait souhaité : cette manière de repos à mi-pente entre la saison froide, la chaude, afin qu’un équilibre enfin atteint l’eût maintenue dans la posture d’une contemplation. Une réalité correspond à ce souhait, celle du clair-obscur qui, tout à la fois emprunte à la lumière, mais aussi à l’ombre, ceci donnant vie à une espèce du troisième genre qui participe des deux sans aucune vassalité. Le clair-obscur se suffit à lui-même et son étrange beauté vient en droite ligne de cette autonomie, de cette auto-donation d’une inimitable figure. Pour cette raison de « visage du milieu » ayant trouvé la place à lui assignée de toute éternité, il nous fascine, il nous appelle de manière à ce que nous puissions lui correspondre. En quelque sorte une sérénité jouant en écho avec une autre.

   C’est l’heure saisie entre ce qu’elle était et ce qu’elle sera. C’est l’heure médiane du présent, elle qui flotte entre deux eaux, celle du passé qui clapote au loin, celle de l’avenir qui fulgure là-bas, tout au bout de l’horizon des hommes. On ne bouge pas, on est immobile, identique à la tache de grésil qui hésite dans l’air froid et suspend son vol dans l’instant qui pétille. Tout là-haut, le ciel est une plaine livide que cernent de fins nuages, ils l’entourent à la façon dont une eau ferme les terres d’une île. Le ciel est immense qui fait sa muette clameur. Il est cet éther si infini que l’on n’en perçoit que l’illimitée solitude. Il est absent du monde, retiré en son étrange empyrée et nul, depuis longtemps, ne questionne plus sa présence. Il est là, nous sommes là et il n’y a guère d’autre mystère. Là où le ciel rejoint la terre, il y a comme une densité accrue de sa nature, un genre de matérialité qui s’emparerait de lui dans l’intention de le rendre plus visible, préhensible en quelque sorte.

   Ce qui est beau, infiniment, c’est cette ligne noire de l’horizon, ce trait de graphite qui traverse le secret des choses, dit le partage des éléments entre eux. Ce mince fil tient à la fois de l’aérien et du terrestre, médiateur discret de ce qui est en haut, de ce qui est en bas, et nous au milieu qui errons, pareils à des âmes indécises, en quête d’une intime ressource. Nous sommes placés en cette césure, nous sommes la césure qui tient le monde en suspens puisque, sans notre conscience humaine, rien ne ferait signe, ni ciel, ni terre, ni les autres au gré desquels nous existons et par lesquels nous venons à nous. La feuille d’eau est claire, miroitante, avec des reflets, des bonds sur place, de minces transitions dont nous ne saisissons nul mouvement. Tout est si figé dans cet instantané du temps photographique qui convoque la plus juste présence qui soit. Cette lumière, ce ciel, cette eau, cet horizon, jamais ne se reproduiront. Ils nous sont donnés, ici et maintenant, en leur essence même. Nulle variation qui en atténuerait l’éclat, nul écart qui les soustrairait à notre regard. Une manière d’évidence absolue qui nous ôterait jusqu’aux mots qui constituent le plus propre de notre condition. Etre là, sur le bord de la scène, l’iconique ou bien la réelle, en ce point du temps condensé, ce n’est rien moins que de faire s’ajointer deux êtres, celui du lieu unique, celui du nôtre, singulier, en cette osmose qui les unifie et les rapporte l’un à l’autre tels les deux fragments d’un symbole, deux signifiants s’assemblant pour prodiguer un seul et unique signifié. Ceci se dit également sous le terme de « vérité », ce si fragile lexique qu’il pourrait bien se briser sous le premier vent d’une intention mauvaise.

   Donc l’eau miroite, fait ses remous immobiles et ses confluences cendrées, tout ceci dans la belle économie de teintes qui n’en sont pas vraiment, qui sont seulement les mots simples au gré desquels quelque chose comme un poème pourra voir le jour de son éclosion. De minces bâtons émergent de l’eau, trouent le silence, remontent jusqu’à l’inaperçue présence des hommes. Les hommes sont là, en filigrane, en touches mouchetées, en souffleurs sertis dans leur boîte de scène. Nul ne les voit, mais chacun en sent l’étrange nécessité. Une embarcation est posée sur la nappe liquide, on dirait en sustentation, tellement le contact est léger qui fait se rejoindre deux impératifs réciproques, l’onde et la barque qui y confie sa frêle silhouette. Ici, on pourrait dire que tout est nécessaire, confluence de simplicités qui parlent bien mieux que ne saurait jamais le faire quelque sophistication, quelque supercherie. C’est comme d’être aux confins du monde, dans la certitude d’un savoir précieux, celui de la donation immédiate de ce qui a pour règle d’exister selon le plus proche de son être. Pour cette seule raison, toujours nous sommes affectés de quitter un tel lieu, qu’il s’agisse du naturel ou bien du photographique.

   “Dans le clair-obscur, le silence est encore le meilleur interprète des âmes”, disait le poète Paul Javor dans son recueil « Sa raison de vivre ». Clair, obscur, silence, âmes, peut-être y a-t-il là, en ces simples mots, plus de compréhension qu’en de bien longs discours. Les méditer est déjà être au plein des choses. Il y a peu d’espace de l’écorce à l’âme du bois.  Peu de jeu et c’est à nous, les distraits, d’y accorder notre être !

 

 

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