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23 septembre 2023 6 23 /09 /septembre /2023 08:24
L’Autre : réalité archipélagique

 Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Comme dans nombre de mes écrits, ce sera, une fois de plus, le principe de l’analogie qui nous servira d’entrée en matière. Ce que, parfois, le réel échoue à dire, pour des raisons de complexité, la comparaison le délivre sous une forme symbolique directement assimilable, immédiatement compréhensible. Ici, le problème de l’Altérité qui sera abordé, se manifestera au travers de l’image de l’Archipel, ce naturel éparpillement géographique, ce saupoudrage au milieu des flots bleus de la mer se pouvant en tout point comparer à l’étrangeté de la figure de l’Autre, cette étonnante mosaïque, ce bizarre puzzle qui, malgré nos tentatives d’en unifier la vision, s’égare toujours, ce visage, en une manière de pluralité qui nous échappe. C’est bien là, sinon la matière d’une aporie, du moins le lieu d’un constant égarement de qui-nous-sommes par rapport à ce qui, n’étant pas nous,

 

est toujours hors,

est toujours au-delà,

est toujours la texture

d’un indéfinissable.

  

   Si, une fois de plus la peinture de Barbara Kroll nous questionne sous les traits de ce masque humain plâtreux, semblable au moulage de quelque célébrité posant pour la postérité, c’est moins en son titre formel qu’en sa consistance ontologique singulière. Qui est-elle donc, elle qui nous toise depuis la meurtrière de son anonymat ? Qui est-elle pour elle ? Qui est-elle pour nous ? Donc, la procédure comparative nous appellera à évoquer les contours de cette « Étrangère », sinon sa riche intériorité, au moyen de ce bel Archipel Finlandais dont le semis d’îles parsème la vaste étendue d’azur de la Mer Baltique.

 

Homologie de notre ressenti

du phénomène de l’Altérité et

de ce poudroiement de terres

émergeant à peine de

la grande nappe liquide.

 

   Et l’on ne se lassera nullement de décrire, dans des termes faisant signe vers la pure beauté, de décrire donc ces chapelets d’îles aux noms chantants que nous imaginerons prononcés par quelque Finlandaise Poétesse de la Mer et de ses profonds mystères.

 

*Écoutons l’île de Kaunissaari, Pyhtää ,

« L’île de beauté »   poudrée de

plages de sable blanc.

Écoutons les Îles Pellinge, Porvoo,

regardons le motif de leur

danse du feu ancestrale.

* Écoutons la rumeur marine

de Suomenlinna-Helsinki,

découvrons ses collines

vertes surplombant la mer.

* Écoutons fredonner Pentala, Espoo,

cherchons à deviner

la pureté de son lac,

de sa plage sauvage de sable blanc.

* Écoutons la voix de drap blanc

de Jussarö, Tammisaari,

l’île fantôme   de Finlande.

*Écoutons le froissement du vent

qui traverse le château médiéval

de Nauvo, Parainen.

* Écoutons le soleil parcourir,

à la manière d’une caresse,

Åland, celle que l’on nomme

« la terre fluviale ».

* Écoutons Reposaari, Pori,

 prêtons l’oreille aux longs

craquements de ses

 bâtisses de bois.

* Écoutons le doux clapotis

des eaux des lagons de

l’Archipel de Kvarken, Vaasa.

Écoutons le cri des barges

à queue noire survolant

le miroitement des dunes

à Hailuoto, Oulu.

 

Oui, nous avons tout écouté,

mais avons-nous seulement entendu ?

Oui, nous avons vu,

mais avons-nous seulement regardé ?

Oui, nous avons senti,

mais avons-nous réellement éprouvé ?

 

   Si, par un simple trait de notre esprit, nous prenons de la hauteur, si nous immobilisons la quête de nos yeux sur cette partie infime du Golfe de Botnie, qu’y apercevons-nous d’autre que ces taches de verdure, ces sols terreux, ces vagues contours qui tracent la légende d’une illisible géographie, qui posent en nous plus de questions que nous ne pourrons jamais en résoudre la confondante complexité ? Nous demeurons au bord de la question sans jamais en pouvoir franchir les hauts murs, en traverser la mutité de fortin. Nous demeurons HORS et c’est bien ceci qui aiguillonne notre désir de connaître. Y a-t-il une logique qui relie entre elles, la beauté de Kaunissaari, Pyhtää, la solitude de Jussarö, Tammisaari, le multiple chant ornithologique de l’Archipel de Kvarken ? Nous voyons bien que ces questions sont insolubles, que la pluralité de ce réel nous égare au même titre que nous égare la présence de cet Autre dont nous n’obtenons jamais que quelques clichés épars disséminés au hasard du temps, dans l’anonymat de l’espace. L’Autre, par définition, nous le butinons, prélevant ici un peu de nectar, plus loin un peu de pollen avant que tout ne s’éparpille dans l’illisible marche aveugle des destins particuliers.

  

L’étrangeté presqu’insulaire est un

halo de l’étrangeté humaine,

 une réverbération,

une sorte de facsimilé.

 

   Ce que le réel nous dissimule, le symbole nous l’octroie à la force de sa représentation. Cependant il serait naïf de croire qu’apercevoir des genres de passerelles entre les îles nous installerait de facto dans le site de compréhension de la dimension humaine. Certes le symbole aiguise notre intuition, il ne peut prétendre pour autant nous livrer toutes les clés herméneutiques de décryptage du hiéroglyphe humain. Ce dernier est d’une autre nature. Voyant l’Archipel Finlandais, en quelque sorte je vois la figure selon laquelle s’ordonne la complexité humaine. Peut-être la danse du feu ancestrale de Pellinge, Porvoo nous aidera-t-elle à nous approcher du feu qui couve en « Masque Ambigu » (tel sera le nom de la figuration krollienne), ce feu follet, flou, équivoque, ce ballet qui, une fois dit sa texture, une fois nous l’ôte comme s’il était devenu braise éteinte, puis cendre.

   Peut-être la rumeur marine de Suomenlinna, Helsinki nous disposera-t-elle à entendre l’imprononcé, l’indit de la parole silencieuse de « Masque ». Mais, ici, pensez à ces Pierrot tristes, à ces faces blêmes des masques de Mimes, ils expriment dans leur rigidité de celluloïd une vérité inhérente à l’humain, son constant retrait de Soi en d’inaccessibles douves. Qui s’y aventurerait le ferait au risque de Soi, c’est-à-dire au danger de se perdre en l’Autre, au péril de son propre effacement, de sa possible disparition. Car s’il y a un réel problème de l’Altérité (et parions sur celui-ci), il ne se peut mesurer qu’à l’aune des positions respectives des Présences, lesquelles ne supposent nul empiètement des formes l’une sur l’autre, affirment le  caractère de non miscibilité de principes nécessairement séparés, différents.  De Toi à Moi, un abîme se creuse dont ni l’amitié, ni l’amour, ni la compréhension, ni la charité ne pourront combler le hiatus car il en est ainsi de l’événement anthropologique que les Monades sont à elles-mêmes leur principe et leur finalité. Contrairement aux idées reçues elles ne communiquent pas ou, si elles échangent, ce n’est que dans la superficie, le discours vite clos, la vive effraction puis le repli. Il y a d’indépassables évidences.

L’Autre : réalité archipélagique

« Précurseur » du Diagramme de Venn

  

   Si la théorie des Ensemble nous montre l'intersection de deux formes dans un diagramme de Venn (voir schéma ci-dessous), une appartenance de deux systèmes autonomes signant l’apparition d’un tiers inclus, ceci est bien entendu une vue de l’esprit qui ne saurait facilement se transposer dans le cadre de la réalité humaine. Cette dernière, la réalité humaine, ne postule que le tiers exclus au simple motif que ni les corps, ni les âmes ne sont miscibles, que nulle osmose ne peut les affecter, que ce sont des singularités absolues dont le constat le plus effectif est bien celui de la Tragédie des Hommes abandonnés à leur sort sans qu’il leur soit existentiellement possible d’enfreindre cette Loi de la Nature :

 

un chêne n’est pas un olivier

qui, à son tour, n’est ni

un aulne ni un bouleau.

Chacun inclus en son écorce,

chacun posé sur ses propres racines,

chacun s’abreuvant à son ilot d’humus singulier.

 

    C’est en ceci que le fameux « Je T’aime », possessif, autocentré, d’appropriation, de capture, n’est qu’un vulgaire miroir aux alouettes jouant sur le clavier des illusions, des paradoxes, des ambiguïtés. Le « Je T’aime » est à destination uniquement auto-référentielle, il vient conforter la royauté de l’ego en son hermétique citadelle. Il est un genre de boomerang lancé en direction de l’Autre, lequel moissonne de précieux nutriments avant que de revenir à Soi dans le plus rayonnant des solipsismes. Cette constatation est-elle affligeante ? La réponse à cette question ne peut qu’être bifide :

 

d’un côté elle nous indique

une foncière impossibilité

d’accéder à l’Autre,

d’un autre côté elle nous comble

 au titre de cette Liberté que seule

assure une entière autonomie.

L’Autre : réalité archipélagique

   En aucune manière il ne peut y avoir intersection, interpénétration de deux Principes par nature opposés, comme le sont le Feu et l’Eau. Cette supposée part commune dénommée « AMOUR » n’est en rien commune, elle appartient en propre à l’Amant, à l’Aimée en leur impartageable essence. Pour reprendre la métaphore, l’Amant-Chêne n’est nullement l’Aimée-Aulne, il y a singulière incompatibilité. Deux réalités ontologiques sont nécessairement séparées par l’infranchissable du Tiers Exclus. L’Amour, ce prodige, cette exception, cette ressource à nulle autre pareille ne peut se donner que sous la vêture de ce Tiers Exclus. Il faut le dire à nouveau, s’en persuader afin de lutter contre l’imperium des idées fausses.

 

Et ceci est condition de possibilité

de deux Libertés qui ne peuvent

empiéter l’une sur l’autre.

 

   L’Amour donc ne peut s’envisager qu’à l’aune d’une recherche épistémologique, ne peut s’inscrire que dans l’ordre de l’imaginaire et de son rejeton, le fantasme, ne peut figurer que dans le site vide et sidéral de cet indéfinissable ENTRE-DEUX dont il convient de comprendre que le TIRET qui en relie les deux termes existe en tant que symbole au second degré, lien sans consistance réelle mettant en présence deux Signifiants (l’Amant et l’Aimée) au pli d’un même Signifié,

 

ce nébuleux Amour,

cette chair sans épaisseur,

cette pure transparence,

cette haute diaphanéité,

cette illisible figure

 

   telle qu’elle existe dans l’effectivité même du « súmbolon » (le symbole tel que défini par les anciens Grecs », dont le dictionnaire nous précise le contenu :

    « En Grèce, on nomme symbolon un signe de reconnaissance obtenu en brisant en deux un objet, souvent un tesson de poterie. Chaque contractant emporte un morceau. Pour liquider le contrat, chacun doit produire son symbolon, qui doit s’emboiter parfaitement à celui du co-contractant. »

 

L’Autre : réalité archipélagique

Le symbolon

Source : Jean-Claude Bologne

 

Or, si l’on regarde adéquatement ce fameux symbolon, que partagent donc les Contractants (L’Amant, l’Aimée), sinon

cette césure immatérielle,

cette cassure entre deux fragments,

ce genre de mince mais efficace abîme ?

 

   Oui, c’est bien là l’irrépressible loi du symbole que d’isoler et de relier par une sorte d’habile artifice, deux entités inaliénables, deux tessères, deux tablettes définitivement irréconciliables dont même la « coïncidence des opposés » ne parviendrait à résoudre la contradiction. Il faut le redire, le Chêne n’est pas l’Olivier et ne le sera jamais, la réversibilité du propos étant également vraie. C’est sur cette tremblante ligne de faille que l’Amour s’est toujours érigé, ceci fondant aussi bien sa ténuité que son essentielle valeur aux yeux des humains.

   Afin de clore provisoirement cet article, nous citerons la conclusion d’un bel article de Jean-Jacques Wunenburger, spécialiste de l’Imaginaire, dans un texte intitulé :

 

« Typologies de l’entre-deux : de l’intervalle au tiers inclus ».

 

 Quelques rapides commentaires tiendront lieu d’épilogue :

  

   « L’entre deux constitue donc une matrice fondamentale pour penser la complexité et le dynamisme des choses. S’il peut s’entendre en un sens faible, comme un intervalle anonyme, indifférencié, vide d’identité, il accède souvent à un sens fort. Dans ce cas, il rend possible le passage du duel vers le ternaire. Un ternaire qui peut être euphémisé, ou au contraire promu au rang de réalité pleine. Le tiers devient dès lors la condition pour rendre possible les rapports entre deux identités distinctes, il leur donne vie et sens. Il institue un champ ontologique et cognitif de complexification. S’il œuvre dans le champ ontologique, il réalise pleinement ses fonctions dans le champ symbolique. Les processus de symbolisation de l’imaginaire lui doivent leur logique et leur fécondité herméneutique. »

   (C’est moi qui souligne)

   Cette notion « d’entre-deux » possède en soi une inestimable fécondité. Elle vient, en une certaine façon, euphémiser l’aporie insoluble surgissant au cœur même de toute relation, précisément entre l’Amant et l’Aimée. Cet espace de pure vacuité, cet espace qui, en réalité, est un non-espace, une épaisseur sans épaisseur, la simple texture d’une utopie, vient au secours de Ceux et Celles qui désespèrent de ne jamais connaître la totalité d’une Chose (l’Amour en l’occurrence), de n’en percevoir que la fluidité essentielle, quelques remous puis la dissolution en forme de vortex. Ce « Ternaire » qui vient heureusement s’immiscer au plein de la rencontre, ce Ternaire à la légèreté de soie, ce fil de la Vierge, cette onde arachnéenne, voici qu’il se donne en tant que ce viatique, ce soutien, ce refuge dont nous attendons qu’ils nous sauvent de Nous, qu’ils nous sauvent de l’Autre sous ce visage sans épiphanie de ce Tiers inclus qui n’est jamais que le revers de ce Tiers exclus dont, Tous, Toutes, nous sommes les involontaires et mortels hérauts. Loin devant nous, à la limite extrême de notre vision, nous en déployons la luxueuse bannière, conscients que nous sommes de n’agiter que des êtres de pure forme, des fantômes, des spectres, des entités de papier et de cendre. Cette constations n’est nullement une invite à désespérer. Bien au contraire elle est un hymne au génie humain qui, toujours a su se sortir des ornières et des marécages à la seule force de son imaginaire, cette Puissance à laquelle nul corps ne saurait accéder.

Seul le vide.

Seul l’intervalle.

Seule la faille.

   Quant aux esprits épris de logique, sans doute leur déconvenue sera-t-elle à la hauteur de leur espoir. Les Logiciens qui postulent l’effective présence du Tiers inclus sous la forme de l’Enfant né de l’union de l’Amant et de l’Aimée, raisonnent à la manière des Sophistes. Si cet Enfant né de l’Amour est ce « Tiers Inclus » en la matrice maternelle le temps nécessaire à sa gestation, et encore cette affirmation est-elle hasardeuse, comment cet Enfant pourrait-il le demeurer, cet Enfant nécessairement Tiers Exclus au titre de sa Liberté, de son autonomie ontologique ? Et c’est bien pour cette raison que les Géniteurs qui pensent avoir un droit de propriété sur leur Progéniture se trompent grandement. Ce souhait serait-il exact, l’appliquer à l’Autre reviendrait, par pure logique, à se l’appliquer à soi-même, c’est-à-dire à ne nullement être Libre, à ne nullement exister.

   Nous voyons bien ici que nous sommes irrémédiablement pris dans les mailles de l’absurde et de l’irrationnel, ce même absurde, ce même irrationnel qui, par définition, ne peuvent être que des Tiers Exclus afin que la dignité humaine puisse trouver un temps et un espace à sa convenance. Ainsi notre itinéraire imaginaire trouve-t-il son terme dans une constatation que nous pensons devenue évidente :

 

nous sommes des Réalités Archipélagiques

qu’une simple eau relie, une eau médiatrice,

qui, parfois, peut revêtir la forme

d’une eau lustrale signant

notre purification, notre baptême,

notre venue au Monde.

Sans l’Autre, sans l’Amour

elle ne serait pas,

notre existence.

Sauf une virtualité !

Une vacuité !

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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 09:52
D’une vision dionysiaque du réel

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   Assurément, dans un premier geste de la vision, face à ce « crayon » nous pensons être en présence d’un gribouillis d’enfant, d’une simple fantaisie posée sur l’innocence de la feuille. Tout nous incline à cette interprétation immédiate : le peu d’assurance du graphisme, le jeu des lignes comme semé au hasard, la biffure rouge de la tête, les lianes de la chevelure grossièrement évoquées. Cependant, un regard plus attentif ne tardera guère à remarquer, sous l’apparente désinvolture, la maîtrise du geste graphique, l’exactitude de la forme féminine se montrant à nous sous les auspices d’un dépouillement, d’une décision originelle, une esquisse qui peut-être demeurera dans cette posture approximative, peut-être trouvera le chemin d’une réalisation plus accomplie. Ce n’est nullement cet aspect formel qui nous retiendra mais bien plutôt la symbolique qui en traverse l’effectuation.

   Si, par le biais des analogies, nous cherchons à décrire l’événement que constitue ce dessin à peine ébauché, alors notre imaginaire, sans délai, se peuplera des images suivantes. Vision d’une combe, d’un ravin, d’une faille, peu importe, à la seule condition que, de ce regard porté sur ces choses posées là-devant, ne ressorte que du flou, de l’imprécis, du confusionnel, de l’embrouillé.

 

De l’inextricable si vous voulez

mais acquis à quelque bonheur,

du sibyllin mais semé d’ivresse,

de l’illisible mais poudré d’extase,

de l’incompréhensible mais animé

en son intériorité du feu de la joie.

 

   D’une joie sauvage, indescriptible, sans frontière, sans foi ni loi. Tout est libre de soi qui ne connaît nulle entrave. Le Printemps est là qui recommence le cycle des saisons. Le Printemps qui s’immisce dans les corps des Hommes et des Femmes, les met sous tension, les gonfle de désirs turgescents, dilate au plein de leur chair de radieuses perles séminales.

   Ils sont, Les Printaniers, tels des fleuves, des flux et des reflux, des remous et des tourbillons, ils sont des vortex par où le vaste Monde lui-même menacerait d’être englouti s’il n’était régénéré par cet infini mobilisme, cet exubérant vitalisme, cette effusion de soi dans le vaste sein de la Nature. Ceux, Celles qui font la fête, sous leurs déguisements, ne sont nullement reconnaissables, sur leurs visages les ruisseaux pourpres du vin dessinent d’étonnantes fleurs de sang. Ils sont tout près de la terre, comme si, d’un instant à l’autre, ils pouvaient y retourner, nullement pour mourir, mais pour y puiser les graines d’une nouvelle germination, en réalité d’une « re-naissance », d’un Éternel Retour à Soi depuis le lieu même de son corps parcouru d’étranges irradiations, un éclair pourrait s’y allumer, une foudre en surgir. Enfin une manière d’éternité puisée à la source printanière, dont le sifflement égrillard d’une flûte de Pan signerait la résurgence,

 

ici et maintenant,

en ce moment de débord,

de pure exaltation de Soi,

de jaillissement hors de

ses propres limites.

  

   Oui, ce dessin jeté à la hâte sur le vélin, comme s’il voulait en traverser la trame, en percuter les grains, oui ces hachures de graphite, oui cette liane de sang qui biffe la tête (à moins qu’il ne s’agisse du sang de la vigne), oui ces tracés pleins de vie et de bouillonnement nous installent d’emblée parmi les images des Anciens Grecs, parmi ces fameuses Dionysies qui rythmaient, sous une forme violemment orgiaque, les rites de populations encore soudées à la Nature, dédiées au culte de la grappe, adoratrices des pampres, courtisanes empressées des vendanges, cette évocation si intense du flux vital, de la nécessité de le fêter périodiquement, de faire retour vers un Temps originaire, archaïque, doué des valeurs les plus hautes, ce qu’un temps profane ne pouvait donner, lui dont les rouages n’avaient plus nul souvenir du lieu et de l’instant de sa naissance. Et si, initialement, nous faisons venir Dionysos, c’est seulement en raison de la forme « aporétique » de ce dessin qui paraîtrait, dans sa brisure, sa fermeture, sa violente occlusion, faire signe en direction de « La Mort de Dieu », ce concept nietzschéen trop souvent interprété d’une manière inadéquate.

   Cette mort, beaucoup l’ont interprétée en tant que la mort du Dieu des Chrétiens. Double mort, si l’on peut dire. Première mort liée à l’étrange phénomène de l’incarnation, Dieu se faisant homme chute de l’éternité pour connaître la temporalité close de la finitude. Seconde mort : mort de Dieu crucifié en la personne du Christ. Mais, pour l’auteur de « Zarathoustra », cette mort est trop christique, trop liée au dogme d’une religion tombée dans le séculier. Il faut voir autrement, il faut rétrocéder en un temps originaire, un temps archaïque, celui-là même immergé dans l’immédiateté donatrice de la Phusis, dans le surgissement des Choses à même leur étonnante déclosion. En philologue averti, le natif de Röcken, voit les choses d’une façon plus primitive, lui le fougueux, l’impétueux, le bouillant interprète de la Grèce archaïque, le familier des Présocratiques, celui qui nourrit de nombreuses affinités avec Héraclite, avec son être en perpétuel devenir, avec son concept du tout qui se meut sans cesse, sa pensée que nulle chose ne demeure en ce qu’elle est, qu’elle passe toujours en son contraire, avec son ressenti d’une constante polémique du réel « Toutes choses naissent de la discorde », le Père du « Gai Savoir » ne pouvait que solliciter l’exubérance d’une existence dionysiaque, laquelle contrastait en tous points avec la sagesse, l’harmonie d’une vie apollinienne.

   Malgré la longueur de la citation, qu’il nous soit permis de livrer au Lecteur, à la Lectrice, cet extrait du « Gai Savoir » qui dit le tout de la pensée nietzschéenne sur le point qui nous occupe, en même temps que ce singulier et admirable langage atteste de la puissance du génie de son Auteur :

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus haute que ne fut jamais toute histoire. » - Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « Je viens trop tôt, dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues. Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est eux qui l’ont accompli ! » - On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « A quoi servent donc ces églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ? »

    Quelques rapides commentaires afin que le texte de Nietzsche ne demeure en friche, incompris, gauchi dans le message qu’il veut nous adresser, lequel n’est rien moins que « vital », à savoir ce « qui concerne, constitue la vie », donc en détermine l’essence.

   « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! ». Étonnante formulation que celle-ci, dans son emploi de « reste », comme si, de toute éternité, les Hommes avaient accompli le meurtre de Dieu en raison même d’une incapacité de s’élever vers lui, de le reconnaître en tant que Dieu et ceci pour le reste des temps à venir.

   « de plus sacré et de plus puissant », c’est bien ici la force subversive, transgressive, tellurique de ce dieu étranger, porteur de mystères, initiateur d’extases qui est salué en tant que ce qui est le plus précieux pour les Hommes qui en célèbrent le culte. 

   « l’Insensé », celui qui a perdu ses sens, celui que la vision, dans une rue de Turin, d’un cheval battu (figure dionysiaque s’il en est) , plonge dans la plus grande des afflictions, puis, finalement, entraîne dans une folie dont, jamais, il ne se relèvera. Chacun, chacune, aura compris que l’Insensé est la figure transposée de celle de Nietzsche lui-même.

   « Je viens trop tôt », oui, c’est le lot des Prophètes, des Visionnaires, des Oracles, c’est le prix à payer des Zarathoustra, les trop-tôt-venus dont la lanterne n’atteint nullement le peuple des Égarés, ceux dont les yeux ont des œillères, dont les oreilles sont operculées de bouchon de cire.

   « Il faut du temps à l’éclair et au tonnerre », comment ici ne pas reconnaître le visage dissimulé mais cependant très apparente de Zeus, ce dieu des dieux que le regard des Hommes n’atteint plus ?

   « les tombes et les monuments de Dieu », il faut se détourner de tous les dogmes religieux, déserter les églises, retourner aux rites agraires, champêtres, fêter le sol et sa prodigalité, sa promesse de croissance, renouer avec le cep noueux qui, bientôt, portera les grappes, le suc rouge dont on s’enduira le corps, manière de régénération naturelle, de retour aux sources, de possibilité de renaître de Soi.

   La richesse des Présocratiques était totalement incluse dans cette immédiateté ontologique, dans cette plongée dans l’indéterminé, le fougueux, le chaotique, faire de son propre cops une simple racine en contact avec le primordial, l’élémental, l’originaire, ce en quoi trouver la force de croître, de devenir arbre aux larges ramures, tronc rugueux, feuillaison tutoyant de célestes hauteurs. Ce que les Présocratiques avaient instauré en tant que fondement de l’Humain en sa plus effective présence, voici que les Post-Socratiques en sapaient les bases, mettant, en lieu et place de Dionysos, la haute et apaisante figure d’Apollon, lui, le Lumineux, celui qui conduit le char du Soleil, le dieu des Purifications, le médiateur des Arts, celui qui favorise Poésie et Musique. Ce faisant, les successeurs de Socrate avaient substitué

 

à la folie la raison ;

 au rugueux le lisse ;

 au terrestre le céleste ;

au débridé la Sagesse,

 

   occultant en ceci le côté ténébreux du dieu vengeur qui déchaîne les épidémies. En tout Homme, comme en tous dieux, ceux-ci, par leur côté humain, se haussent tout en haut des vertus, mais chutent parfois dans les douves de la faiblesse, du désordre, peut-être du libertinage, toutes « vertus » attribuées au rustique Dionysos, celui dont le nom signifiait « deux fois né ». En effet, selon la légende, Dionysos est né deux fois, c’est un dieu dithyrambe, il a franchi deux fois les portes de la vie. C’est pour cette raison que le symbolisme de la grappe lui a été associé, cette grappe uniquement née afin de mourir pour renaître en vin, ce sang qui irriguait de manière jugée aujourd’hui insolente, les célèbres Dionysies.

   Cette toute puissance de l’énergie dionysiaque irrigue en profondeur toute l’œuvre de Nietzsche, Éternel Retour d’un temps cyclique qui n’est autre que le temps sacré, le temps hiérophanique au terme duquel convier sa propre palingénésie, laquelle se livre aux Hommes selon une création infinie, une manière de volonté démiurgique, laquelle, parfois, se paie au prix fort de la folie. Ce que Nietzsche reprochait à la vision apollinienne du Monde à partir de Socrate, c’était cet affadissement, ce nivellement du réel, cette mise sous le boisseau de l’énergie passionnelle qui ne se résolvait qu’en morale triste, cette « moraline », cette morale chrétienne dominante des bien-pensants, cette inclination bourgeoise acharnée à dissimuler, sous le tapis, la nature sulfureuse de ses vices les plus maléfiques, les plus délétères, ferments, s’il en est, des pires apories qui se puissent concevoir, mais aussi creuset d’une existence plurielle, foisonnante, polyphonique, un geyser éclatant à la face du Monde, lui donnant ses couleurs, lui attribuant un rythme, le dotant de ces scansions qui sont le battement même de la Vie, son effusion, son éternel vitalisme.

   Ce long détour dionysio-apollinien n’avait pour but que de conférer un cadre interprétatif au dessin de Barbara Kroll. Son esquisse énigmatique, la violence de son graphisme, la puissance avec laquelle elle surgit du fond du subjectile, tous ces signes hautement visibles, nous les avons reportés à une vision strictement dionysiaque du geste esthétique. Et c’est sans doute à ceci que nous invite l’Artiste en nous imposant (nous proposant ?) cette manière de cariatide nue ne soutenant nul autre chapiteau qu’elle-même en cette vigoureuse surrection, elle nous fait penser à ces attributs sexuels gigantesques, les phallophores qui, en tête des cortèges dionysiaques étaient censés représenter, de façon totalement prosaïque, mais combien réelle, l’exubérance de la Vie, son aspect continûment créateur, ses excès qui, toujours se soldaient par la mort, phénomène que les Dionysies étaient censé annuler au titre de cette mystérieuse renaissance dont le temps toujours renouvelé était l’incontournable fondement. Oui, tout ceci, pour nous, peut se lire au travers de cette œuvre qui ne semble dictée que par l’impulsion, le débordement énergétique, la dilatation d’un naturel enthousiasme, le saut à même la vie dans ce qu’elle présente de plus impétueux, d’indompté, de ruades, tel ce cheval de Turin dont la simple vue foudroie le Génie.

 

Oui, la vision nietzschéenne est belle.

 

Oui, la vision socratique est belle.

 

   Car, rien sur notre Terre, ne se donne sous le sceau de la simple et univoque unité, le pluriel nous habite et fourmille telle la plurivocité qui nous ait, tantôt Êtres de ceci, Êtres de cela. Ceci est inscrit, tel un puissant archétype dans la cire ambivalente de notre psyché. Et nous flottons, « deçà, delà », telle la feuille verlainienne au Noroît d’automne, sans doute à notre insu, en direction de ce qui se donne pour notre Destin, toujours un entier mystère !

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 septembre 2023 2 12 /09 /septembre /2023 07:34
Tout un monde de vides conjectures

Edward Hopper

Chop Suey, 1929, collection privée.

Source : APARANCES

 

***

 

   L’on ne saurait entrer d’emblée dans cette œuvre d’Edward Hopper. Il faut l’aborder en diagonale par le truchement de l’analogie. Tout comme l’on s’immergerait dans le lagon de glace islandais de Jökulsárlón, semé de blocs de glace provenant de l'immense calotte glaciaire du glacier Vatnajökull. Oui, ces mots « Jökulsárlón », « Vatnajökull » sonnent étrangement, comme venus d’une autre Planète et c’est bien en leur paradoxale nomination qu’il nous faut les rencontrer, puisant en ce dépaysement les nutriments d’une possible compréhension de la peinture que, plus tard, nous allons aborder.

       Le lagon est d’eau bleue, d’un Bleu Céruléen, d’un Bleu Pétrole, ces teintes ombrées, à la limite d’une visibilité, tant leur côté nocturne est puissant, tant leur pénétrante méditation nous reconduit de facto à la profondeur des abysses en lesquels elles se reflètent. On ne sait guère si cette manière de refus de la couleur de parvenir à sa nature propre correspond à l’origine du Monde ou bien, plutôt, à son absentement définitif. Visant ce Bleu de lourde densité, nous sommes égarés, nous cherchons des repères qui nous diraient le lieu des Choses, tout comme le lieu de notre Être. Tout au fond, un autre Bleu légèrement estompé, éclairci par la distance, un Bleu Ciel qui se confond avec la nébulosité des nuages. Combien tout ceci nous reconduit sur les rives de l’insolite, les marges de l’inhabituel, les lisières de l’inattendu.

   Une bande de sable Jaune Chamois sépare notre vision en deux parties d’égale valeur. Mais ce qui nous interroge le plus et nous laisse perplexes, ce blanc moutonnement du Peuple des Icebergs, ces genres d’immenses Solitudes qui flottent dans l’immense d’un Temps qui paraît aussi flou qu’immobile, grains des secondes arrimés à la gorge étroite du sablier, fixité, glaciation, hibernation de l’exister en son étrange suspens. Chaque bloc de glace et de neige est situé à l’emplacement exact que lui a configuré le Destin, chaque bloc flotte pour Soi, uniquement pour Soi et cet archipel de givre et de banquise se réduit à une simple somme d’unités séparées, nullement à une entente, à une osmose qui eût pu en accomplir le sens. On aura compris que la solitude, l’exil, le retranchement dessinent la singulière figure d’une thébaïde, d’un ermitage au sein desquels chaque individualité est retirée au lieu même de sa plus effective autarcie, sans possibilité aucune d’en transgresser les frontières. Alors, lorsque l’on s’éloigne de ce paysage aussi ascétique que désert, une partie de qui-nous-sommes demeure inexaucée, comme en attente de sa complète parution. Rien ne se dit qu’un silence figé.

   Décrivant cette Haute Terre Septentrionale, disant la profondeur en abîme de notre désarroi face à l’incompréhensible qui nous atteint en plein cœur, nous avons, en réalité, brossé le portrait analogique de cette toile de l’Artiste New Yorkais dont l’on verra que les créations jouent sur le paradoxe d’une situation poudrée de frimas, frappée de fixité, circonscrite à la nasse étroite d’une catalepsie. Dans le cadre refermé du tableau, rien ne se passe que d’aporétique venue, rien ne se donne que sous le boisseau d’un vertical nihilisme. Tout ne fait sens, précisément, qu’à en être dépourvu. « Chop Suey », déjà le titre, autrement dit ce qui est censé synthétiser les significations de l’œuvre, ne se donne que dans la pure immanence. Une réelle ironie s’en dégage au regard de l’exotisme du plat que vient renforcer sa traduction littérale :

« mélange de morceaux ». Or si, par une hardie analogie, nous attribuons la qualité de « morceaux » aux Étranges Personnages qui y figurent, le moins que l’on puisse en dire c’est que le « mélange » ici, ne s’illustre que sous le visage de la séparation, de la dissociation. Chacun en-Soi, pour-Soi. La situation semble sans issue, la finalité irrémédiable, une manière de Théâtre de Marionnettes abandonnées au sort qui est le leur lorsque Celui qui leur donnait vie s’est retiré, Le Marionnettiste, ne laissant sur place que la vide armature d’un castelet de carton-pâte.

   Alors surgit immédiatement le problème de décrire une scène vide d’intentions, de donner des couleurs au Néant, d’insuffler une âme à ce qui n’en saurait recevoir la vive empreinte. Et puisque les divers Protagonistes paraissent dépourvus d’identité, manières de corps de cire d’un surprenant Musée Grévin, spectres sans épaisseur, ombres fuligineuses, simples contours de simulacres, il nous faudra les nommer en la moindre valeur ontologique qui se puisse imaginer, « pré-nom » plutôt que nom, préfiguration de ce qu’ils pourraient être, mais sans y jamais parvenir. Afin d’irréaliser le réel qui vient à nous, de lui configurer le prédicat le plus mince, nous userons d’une simple convention formelle, la couleur faisant office d’identité et de présence au Monde.

   Ainsi, la Femme vue de dos se nommera-t-elle « Oregon », celle vue de face « Lichen », l’homme aperçu de profil « Turquin », la femme à l’extrême-droite de la scène « Pointe d’Amarante ». Tels de simples amas de couleurs sur la face d’une palette, non mêlés, conservant en quelque sorte la pureté de leur origine, chaque teinte mènera-t-elle sa vie de teinte sans se soucier des présences contiguës qui ne figurent là qu’à la mesure du Hasard. Chacun enclos en sa Monade. Nul épanchement de Soi en direction de ce qui-n’est-nullement-Soi. Solipsisme parfait qui ne réclame rien, forme auto-manifestée, se tenant immobile à l’intérieur d’elle-même.

   Il ne reste plus aux Voyeurs que nous sommes qu’à décrire au plus près, la description étant à elle-même son propre savoir, le moyen à partir duquel briser sa propre coquille de silence, nullement celle qui, adverse, fige les Personnages dans leur gangue de glace. Mais sans doute est-ce au décor théâtral que nous offrirons la première place, manière d’avant-scène avant que les Acteurs ne se livrent, sur les planches, au jeu qui est le leur, pareil à celui d’une Antique Tragédie.

   Au motif de leurs teintes complémentaires (un Bleu, un Jaune), clairement affirmées, les divers plans sont visiblement architecturés, déterminant autant de lieux juxtaposés bien plutôt que jouant selon le rythme souple d’une harmonie. De ceci résulte une évidente tension, comme si une pesante atmosphère régnait sur les Protagonistes, comme si le joug du Destin, posé sur leurs épaules fragiles les inclinait à avoir cette vie-ci, pleine d’aléas et non cette vie-là, brodée des fils de la joie. Nous qui regardons, sommes également pris au piège. Les Bleus profonds, les Jaunes Soufre ou Moutarde, le Rouge Groseille de l’enseigne sont autant de signaux qui nous rivent à demeure, aiguisent le dard de notre fascination. Nos yeux sont littéralement cloués à la scène, attendant de quelque mobilité interne au geste de la peinture la possibilité d’une libération. Notre intime et singulière situation serait entièrement identique à celle des Antiques Spectateurs qui, de la niche de velours incarnat de leur fauteuil, assistaient à la révélation par Phèdre à sa nourrice Œnone, de son amour pour Hippolyte. L’inextricable d’un Destin qui s’acharne à poursuivre ses funestes desseins sur une âme sans doute naïve mais sincère dans le mouvement même de sa passion.

    Bien évidemment, ceci est pure conjecture, laquelle ne fait qu’illustrer le titre de ce texte. Et puisque conjectures il y a, sans pour autant en détailler les minces événements (ce qui serait aussi vain que fastidieux), tâchons d’exprimer, au moins par le concept, ce que cette situation révèle d’ambiguïtés, de conflits latents, de non-dits qui avancent sous la ligne de flottaison de l’exister. Questionner, voici à quoi il nous faudra nous tenir.

   La posture légèrement inclinée d’Oregon, ne nous dit-elle son possible abattement, peut-être l’aveu d’un secret et alors, l’image de Phèdre se superpose à la sienne ? Et cette table blanche immaculée, on dirait un champ de neige, ne nous indique-t-elle cette « Plaine de la Vérité » platonicienne qui dans « Le Phèdre » (encore !) souligne l’effort de l’âme à rejoindre « le pré qui fournit la pâture convenable, celle qui fait pousser les ailes et lui donne sa légèreté » ? (La Plaine de Vérité – Pierre Courcelles). Car oui, si le pré que survole l’Attelage Ailé du Phèdre est bien Vert, combien le Blanc pur, libre de tout signe, dégagé de toute empreinte, correspond en son entièreté à l’Archétype du Vrai, dont ce Mythe prétend nous donner la vision exacte.

   Or, cette métaphore de « Plaine de la Vérité », sous l’espèce de la table blanche, est bien ce qui focalise l’image, la rassemble en sa centralité, pose la seule question qui vaille en cette heure arrêtée, dans l’étrangeté de cette salle de restaurant. De cette aura de la Table-Vérité, Lichen reçoit la vive illumination, peut-être sous les propos enfin portés au jour de Celle-qui-lui-fait-face. Son visage de Geisha, la blancheur de son teint qui fait écho à celle de la Table, à celle de la « Plaine de la Vérité », paraissent lui octroyer cette Vérité intérieure qui se diffuse à l’ensemble de son être, singulièrement à la libre épiphanie de son visage. Tout ceci est de l’ordre de la révélation. Révélation d’un secret. Révélation de Soi face à ce secret.

   Le visage est doucement coloré d’un Rose de Céladon, le fruit des lèvres s’anime de Grenadine, le trouble est intérieur qui fait son indistincte résurgence. Cependant, nul ne saura la teneur des propos des deux Interlocutrices et ceci est heureux dans la perspective d’une libre interprétation en laquelle trouver les traits d’une possible signification. Le non-dit est riche de profils, d’esquisses, de silhouettes dont le dit, l’entièrement exposé, seraient bien en peine de rejoindre la puissance, la prodigalité, la force inouïe d’expansion. Quant aux deux coiffes symétriques d’Oregon et de Lichen, elles ne font qu’accentuer le caractère mystérieux, la tonalité obscure, la pente ténébreuse d’un dialogue pareil à une eau de source souterraine, elle ne vient au jour que par effraction, par minces ruissellements, une sorte de rosée posée sur le bruissement des lèvres.

   Cependant que ces deux femmes font vœu de silence, à la manière de deux Religieuses dans le calme d’un Monastère, quelque chose vient soudain fouetter l’image, la tirer, au moins provisoirement, de sa possible agonie. Une lame de lumière Jaune Soufre vient cingler le montant de l’ouverture, vibrant appel du Monde extérieur, de l’exister en sa force d’exultation. Mais la lumière s’arrête au cadre de la fenêtre, disant ici, son incapacité à pénétrer cette ouate compacte qui est le milieu diffus en lequel les Personnages se réfugient, tels des animaux au plein de leur hibernation. Donc rien ne fera effraction au sein de la Monade, elle est trop entière, frôlant la consistance de quelque Absolu.

   Dans la partie de la pièce la plus éloignée de son plan de référence, dans une sorte de brume bleue, à la limite d’une visibilité, deux Étranges dont il semblerait qu’il n’y ait rien à dire, tant ils sont absents à la scène, tant ils paraissent absents à eux-mêmes. Turquin, en son costume bleu sombre, buste légèrement incliné vers l’avant, semble tenir une cigarette dans sa main droite dont, bizarrement, il ne sort nulle fumée comme si, décidemment, rien ne devait faire signe en direction de la vie, de sa naturelle pulsation. Le regard de l’Homme est orienté vers un cendrier qu’il semble interroger, un peu comme si son existence même en dépendait. Pointe d’Amarante, elle, par une sorte de pur contraste, porte son regard en direction de cet Homme dont on ne sait s’il s’agit de son Compagnon habituel, d’un Ami, d’un Amant rencontré au hasard des rues. Un coin de table éclairé fait son frimas étincelant, rappelant « La Plaine de la Vérité » supposée surgir entre Oregon et Lichen. Curieusement, il semble y avoir des Destins croisés, celui d’Oregon faisant écho avec celui de Turquin au motif de leurs postures identiques, aperçus de dos, silencieux, inclus en l’entièreté même de leur être propre. Autre similitude, celle qui assemble, en une même clarté, en une semblable épiphanie sortant de l’ombre, Lichen et Pointe d’Amarante. Cependant, comme il a été évoqué précédemment, ces épiphanies ne sont que de surface, de convention, de pure forme, ne reflétant que l’abîme d’une profonde et insondable intériorité.

   Il existe une autre « Présence » dont, jusqu’ici, il n’a été fait mention, celle de la vêture Jaune Mastic suspendue à une patère. Par simple déduction, elle ne peut appartenir qu’à Lichen, la seule à s’être mise « à l’aise » dans une manière de geste de libération. Mais, si elle indique bien un « dépouillement », un genre de « mise à nu », elle n’en livre nullement la raison. Dans cette toile, Edward Hopper a manifestement souhaité porter l’énigme à son comble. Comme si son geste, se limitant à brosser des esquisses, avait soudain décidé d’en fixer l’être à ce degré d’irrésolution. Un peu comme Picasso, parfois, arrêtait ses tableaux en une manière de suspens, ne les « achevant » pas, laissant à l’œuvre, en quelque sorte, le soin de porter plus avant le visage de sa signification. Ce qui fait l’entière singularité de l’Artiste Américain, c’est bien ce genre d’affirmation/retrait, de dévoilement/voilement, de désocclusion/occlusion, exprimant en cette ambiguïté même, en cette ambivalence foncière, son souhait que le Voyeur devenant son propre Herméneute, se livre à une tâche d’interprétation qui lui soit unique, personnelle, subjective en dernière analyse. Or cette manière de suspendre l’œuvre au seul jugement du Spectateur, n’est-elle, en définitive, le seul geste de liberté dont nous pouvons disposer face aux épiphanies de l’Art ?  De « vides conjectures » en lieu et place de la Vérité ? Ne pourrait-il jamais en être autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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29 août 2023 2 29 /08 /août /2023 08:16
Réduction au motif premier

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

    Car il nous faut partir de la quoddité, de l’objet qui résiste, du réel qui, telle la liane, s’enroule autour de notre chair, de la chose en sa massive et incontournable présence. Cependant, ô combien, nous les Idéalistes, nous les Essentialistes, eussions aimé ne trouver, sur notre chemin, que transparence, air libre et léger, souplesse d’écume, entités diaphanes disposées, au motif d’une entente avec qui-nous-sommes, à nous rencontrer dans l’immédiateté de leur être, dans leur native générosité. La belle et indépassable quiddité, Hermès aux sandales ailées, en lieu et place de cette quoddité aux semelles de plomb qui nous rive à demeure, nous attache à un sol lourd de toutes les glaises aporétiques imaginables. Bien évidemment, cette posture postulant une entière liberté, flaire bon l’utopie, mais plutôt l’ouverture du rêve que l’irrémédiable fermeture d’une ontologie matérielle, visible, infiniment préhensible, tous prédicats qui nous aliènent et nous emprisonnent à l’intérieur même de notre frontière de peau.

 

N’avons-nous pas, à notre disposition,

la dimension ouverte de notre imaginaire ?

N’avons-nous pas le bourgeonnement

intérieur de nos songes éveillés ?

N’avons-nous pas la fontaine

inépuisable de nos créations ?

N’avons-nous pas le faisceau

largement déployé de nos désirs ?

 

   Alors, pourquoi se priver de ce que l’exister place en nous comme le lieu insigne à partir duquel nous révéler à nous-mêmes en tant que ce prestige inépuisable du jour, que cette possibilité unique de déploiement, de rayonnement ; une joie, toujours en coule, comme le miel s’échappe de la ruche selon la manière d’une belle prodigalité ? Pourquoi ? Au réel, aux contingences, aux événements sans nervure, aux accidents de toutes sortes, aux imprévus multiples, à la banalité du quotidien, il nous est intimé l’ordre, sinon de nous rebeller, du moins d’en contourner les obstacles, d’en amoindrir la portée, d’en affaler cette lourde voile qui, malgré nous, nous contrarie, nous désoriente, nous porte aux pires errances qui se puissent imaginer, nous fait ballotter sur des mers qui n’ont ni fond, ni rivage, seulement de hautes vagues qui nous cachent le visage de la Terre, nous ôte la vision du vaste Monde en son étendue toujours renouvelée.

   « Réduction au motif premier » nous dit le titre. Oui, réduction afin de trouver le visage le plus précieux des choses, afin de surgir à même la Simplicité de l’Esquisse de L’Artiste, juste une Ligne sur le bord du Monde et des Êtres. Réduire est l’acte essentiel qui nous place, certes dans une perspective esthétique exacte, mais pas seulement ceci, qui nous convie à débusquer sous la pluralité, le multiple, ce qui s’y dissimule de plus juste, de plus précis, de plus remarquable, ce qui est la définition même de l’éthique, à savoir trouver le lieu qui seul convient à notre habitation humaine, simplement et adorablement humaine. « Adorablement », tout comme le Poète Hölderlin s’exprimait admirablement dans sa parole « En bleu adorable », quête d’une Haute Poésie selon laquelle porter son regard vers le Haut, vers ces Célestes, ces dieux enfuis dont plus personne, aujourd’hui, ne conserve le souvenir. Réduire, selon nous, veut dire « habiter poétiquement le monde », souci dont Novalis se faisait lui aussi le héraut, affirmant ceci qui est substantiel, devrait même, au cœur des Hommes, en régler le rythme, en moduler harmonieusement les battements :

 

"La poésie est le réel véritablement absolu.

C'est le noyau de ma philosophie.

Plus c'est poétique, plus c'est vrai".

 

   Pourrait-on trouver plus belle inscription à déposer dans le Grand Registre de la Vie ? Si tel était le cas, disparaîtraient de la Terre, les guerres, les polémiques intestines, les vices de tous genres qui affectent l’humain et, parfois, amputent sa conscience, amoindrissent sa vision, le rendent dur tel le granit, feu insensible qui dévore tout et n’a cure que de lui-même.

   Alors, maintenant, et ceci n’est nullement un jeu ou un décret de pure fantaisie, nous nous disposerons à déceler, sous la dure croûte du réel, ces sources vives, ces eaux fossiles pures qui brillent d’un éclat souterrain, le seul à même de demeurer qui il est, de n’être perverti ni par un regard distrait, ni d’être souillé par quelque geste inconséquent.

 

Dès lors nous allons nous appliquer

à chercher sous la surface, la profondeur ;

sous l’apparence, un réel non fardé ;

sous le rapide et le vite approché,

cette lenteur, cette prévenance qui sont

 les marques insignes d’une attention

aux choses en leur plus effective présence.

  

   Nous réduirons, successivement, ces choses communes et générales dont nous pensons qu’elles nous sont acquises sans reste, alors que nous n’en percevons jamais que le bref éclat, le fulgurant éclair, le jaillissement de gouttes, mais nullement ce qui, en elles, ces choses, fait sens, nous requérant en quelque sorte à la tâche de les comprendre et de les mettre à l’abri dans quelque site sûr, là où leur essence révélée, les portera au plus haut de leur être.

 

Nous réduirons

 

Montagne,

Mer,

 Arbre,

Pomme,

 

   ces quelques prélèvements du réel suffisant, par extension, à reporter sur le tout du Monde la valeur éminente de ces « Objets ».

   

MONTAGNE - D’abord il faut imaginer un vaste site, un plateau brun et jaunâtre semé d’herbe, des affleurements de roches lisses, érodées, des laquets aux eaux vertes en lesquelles le ciel se reflète, une vallée gris-bleu à la gorge profonde, puis le sublime ressac de hauts massifs, leurs flancs richement texturés, le saillant et le retrait de leur subtile géométrie, les taches blanches des névés alternant avec des revers d’ombre où se devine la possibilité même d’une nuit, d’un mystère ou, à tout le moins, d’un secret. Montagne en elle-même venue au plus effectif de sa présence. Puis, grâce au jeu de l’imaginaire, nous amputerons le réel de son trop riche lexique, nous rétrocéderons en direction d’une voix plus simple, presque d’un murmure. Alors, que verrons-nous ? Ceci même qui ressemble aux esquisses aquarellées destinées par Cézanne à cette déesse tout droit venu des hauteurs de l’Olympe, la Montagne Sainte-Victoire, cette exception du paysage, cette surrection de la beauté parmi l’ordinaire et le toujours renouvelé. 

   Tout ici devient fluide, tout devient léger, tout devient aérien. Tout s’unifie dans le souci d’une palette monochrome. Un Bleu-Dragée que tutoie, dans la plus grande discrétion, un Bleu-Azuré, manière de glissement d’un givre sur l’impermanence d’un ciel d’hiver. Rien n’est plus lisible à l’aune d’une vision rationnelle, découpant le réel selon l’artefact des catégories, selon la rigueur verticale du concept. Tout se donne de soi dans la plus grande évidence, dans l’irréfléchi, le spontané, l’instinctuel, comme une forme naissant à elle-même du plus profond de qui-elle-est. Alors, il suffira d’un léger décalage de l’imaginaire pour ne plus conserver du motif de la toile que cette crète parme faisant son chemin parmi de vaporeux nuages, simple condensation de ce-qui-est sous la modestie infinie de la ligne.

   MER - C’est d’ici qu’il faut partir, de ces rochers troués plein de bulles, de ces vagues écumantes, de ce bouillonnement blanc qui frappe et lacère le dur, le résistant. D’ici, de ce haut plateau de la mer ruisselant d’énergie, contenant en lui cette puissance immémoriale acharnée à tout détruire, à tout métamorphoser, à ruiner tout ce qui se rebellerait et voudrait faire acte d’autorité. D’ici, de cette agitation primordiale telle que représentée par Katsushika Hokusai dans la « Grande vague au large de Kanagawa », cette force obscure, ces gerbes de pure violence, cette domination du réel croulant sous la masse d’un sombre Déluge. Puis, lassés de tant de brutalité gratuite, ouvrir ses yeux sur cette Mer apaisée, à peine visible, douce à découvrir, calme à envisager, telle que décrite par William Turner dans ses marines floues, irisées où l’élément liquide devient cette Mer matricielle, archétypale, cette Mer-Origine, cette Mer-Idée, laquelle dépourvue de quoi que ce soit qui serait vague, flux et reflux, contient en soi à titre de concept, toutes les Mers, toutes les vagues, toutes les pluies d’embrun poudrant les rivages de leur empreinte marine. Tout comme la Montagne se réduisait à une simple ligne, la Mer ne conserve d’elle que ce mince fil de l’horizon qui est sa limite ultime, la lisière qu’elle ne sautait transgresser sauf à renoncer à qui-elle-est.

   ARBRE - Portez sur l’écran de votre vision un de ces arbres nommés « remarquables » par exemple un Chêne Millénaire à la carrure impressionnante, aux immenses ramures, au tronc aussi vaste qu’une colonne dorique, à l’écorce semée de crevasses et de gerçures, de minces dolines et de soudains rehauts, enfin le relief d’une mémoire venue du lointain du temps. Voyez encore le peuple infini de ses racines gagner les profondeurs du sol, voyez encore ses tapis de rhizomes, ils peignent l’humus échevelé en de minces sillons se perdant dans la nuit de la terre. Puis substituez à cet arbre réel plus que réel, un arbre symbolique, plus que symbolique, en quelque sorte un arbre Essentiel ou Quintessenciel qui aurait porté en lui les éléments Eau-Air-Terre-Feu, les synthétisant, les recueillant en une subtile harmonie, une Forme Parfaite dont nul arbre sur Terre ne pourrait être l’image car il en est du rare comme de la beauté, on ne les rencontre qu’à la faveur d’un éclair, à peine ont-ils surgi que, d’eux-mêmes, ils s’effacent et retournent au lieu de leur naissance. Alors, que verriez-vous ? Vous verriez quelques feuilles exactes, à l’ovale abouti orner le bout des rameaux, eux-mêmes portés à leur plus simple expression formelle, puis un tronc médiateur entre le régime des ramures et celui des racines. Vous verriez cet étrange végétal, comme reflété par le Miroir de la Terre, les Racines n’étant que la forme inversée des Branches, le pli autour d’un axe unificateur.

   Là, seulement, vous sauriez ce qu’est l’Arbre en sa plus haute valeur, le reflet Conscient d’un Inconscient, l’échange sans rupture du Terrestre et du Céleste, la mise à l’épreuve silencieuse d’une Mutité connaissant le déploiement de la Parole. Et cette Parole réservée de l’Arbre, vous en sentiriez le secret cheminement en qui-vous-êtes et il s’en faudrait de peu que vous ne fussiez, simplement, le résultat d’une subtile métempsycose, vos pieds-racines humant les sourdes fragrances de l’humus, votre tronc escaladant les strates d’air, vos bras-ramures s’éployant en toutes les directions de l’espace, vos doigts-feuilles s’égouttant dans la lumière, identiques à des nuées d’étoiles. C’est ceci le « miracle » de l’Unité : se sentir relié de l’intérieur-de-Soi à Tout-ce-qui-est, être Soi et l’Arbre et la vaste Mer et la Haute Montagne. Nulle frontière sauf dans la tête bousculée des Existants, ils sont quotidiennement assaillis de milliers d’images qui les détournent d’eux-mêmes sans même qu’ils n’y prennent garde.

   POMME - Maintenant percevez-vous parmi le Peuple délicieux et infiniment varié des Pommes. Côtoyez la Golden avec sa peau soyeuse d’un beau Jaune Safran ; approchez-vous de la Reinette Rouge Orangé, piquetée de minuscules taches ; devinez la présence de la Belle de Boskoop avec sa lumière naissante au milieu des irisations rouges ; flattez de la paume la splendide Granny Smith étincelante dans sa robe hésitant entre Anis et Pistache. Le Monde des Pommes est prodigieux, infini et l’on ne s’arrêterait jamais d’en évoquer les multiples faveurs. Et puisque notre tâche est de réduire, ôtons délicatement la fragile peau, introduisons-nous dans le derme, que celui-ci soit le nutriment, non seulement de notre corps, mais la nourriture de notre esprit ; nous sentons combien il est accueillant, combien il est protecteur, un genre de milieu interne qui vit de la richesse de sa propre substance. Et bientôt, merveille des merveilles, nous découvrirons les cinq carpelles où sont logées les graines qui dessinent la forme régulière d’une étoile.

   Ces graines, pépins de couleur marron, font penser à la toilette lustrée de la châtaigne, ils en possèdent la diffuse lumière, elle nous invite, sans délai, à la fête du-dedans, de ce qui est délicat, précisément parce qu’ôté à la vue, parce que situé à l’abri de tout contact, de toute effraction. Alors, au regard de cette modestie, de ce refuge, nous pénétrerons avec douceur à l’intérieur même de cette niche minuscule, y percevant bientôt cette matière blanche, vierge de toute inquisition, libre de soi, inquiète, tout à la fois, d’être découverte et de ne l’être point. Car il en est ainsi de toute essence (cette Blancheur, ce Silence), elle est, en sa nature, seulement disposée à être découverte, mais dans la prudence, le respect, une sorte de recueillement présidant à son dévoilement. La portant au jour, c’est son propre Soi qui fera effusion et se révélera tel le profond mystère qu’il est, une simple courbure de l’Espace, un simple fourmillement du Temps.

   Toutes ces réductions successives, tous ces étiages atteints après le reflux des eaux du réel, toutes ces aubes convoquées après l’effacement du jour, toutes ces racines premières après l’élagage des buissons de l’exister, voici qu’ils n’avaient d’utilité que propédeutique, genre de prolégomènes nous acheminant au seuil même de l’Être, de sa manifestation à peine esquissée.  Ici nous voulons parler du dessin de l’Artiste en son canevas le plus élémentaire, sorte d’avant-figure, d’a priori, de pré-conceptuel précédant toute effectuation véritable, précédant toute parole à son sujet, tout acte qui en porterait les contours comme quelque chose de stable et de véritablement accompli. Ici, nous sommes dans les coulisses, ici nous sommes à l’avant-scène, ici nous sommes sur le seuil, adossé à des prémisses dont nous attendons qu’elles tracent quelque chose du Monde, un saut de l’Origine en direction d’une possibilité de paraître, d’exister, d’amorcer le contenu d’un conte, d’une fable, peu importe qu’il s’agisse d’imaginaire ou bien de réel, la seule chose nous requérant dès lors, qu’un Sens se donne en tant que finalité de notre cheminement. Il ne nous reste plus que les mots (parfois tarissent-ils dans la tâche même de porter au Jour ce qui se dissimule dans l’Ombre), les mots hissant des gorges profondes de la mutité quelques copeaux brillant dans la nuit de l’interrogation.

   C’est une teinte avant-courrière, une teinte non encore affirmée, telle la climatique qu’elle est, une teinte Coquille d’œuf, autrement dit une teinte Native, elle sourd de qui-elle-est avec prudence, avec circonspection. Une teinte à peine sortie de sa poudre de kaolin. Une teinte doucement vibratile, le flottement d’une paramécie, un frémissement unicellulaire, un battement ciliaire faisant sa mince comptine dans des eaux amniotiques qui, encore, ne sont pas les eaux du devenir, seulement leur antécédence, leur souple ondulation, un train d’ondes à lui-même sa propre mouvance, sa singulière énigme. L’exister est un modeste halo, un appel venu du plus loin, une voix glissant au milieu d’étranges paravents de papier, une soie se défroissant à peine, le battement d’ailes d’un papillon de nuit, la chute immobile d’un grésil sur l’imperceptible d’un sol en attente de soi.

   Tout dans le suspens, comme si, venir à Soi, constituait le plus grand danger, élevait les parois d’une étroite geôle. Pour cette raison d’un péril, d’un écueil, le graphite hésite à poser son empreinte sur le lisse et le non encore advenu du Vergé, fibres de chanvre indociles, rétives à recevoir une impression du dehors, à connaître le premier geste qui pourrait être celui d’une flétrissure, d’une possible impureté venant troubler l’ordre immuable des Choses. Comment alors, dans ce sentiment entièrement auroral, dans cette lumière de premier matin du Monde, un signe pourrait-il avoir lieu autre que celui d’une réserve, d’une retenue, d’une longue hésitation à se faire point, puis point suivant le point, puis ligne mais ligne telle le piètement d’un passereau sur le tapis de neige fraîche, une simple glaçure à la face de la jarre, un reflet, une illusion disant son chiffre du bout des lèvres, une méditation précédant l’articulation d’un vœu, l’adresse d’une confidence à Celle-qui-écoute, à la Mère, à l’Amante ? 

   Le trait s’est posé à la façon du vol d’une plume. Le trait s’est dit sans jamais pouvoir s’exténuer, connaître le bruit même de sa chute sur le papier. Un grésillement. Une note de musique suspendue aux cordes d’un violon. Un effleurement de doigts sur la peau du tambourin. Une pure allusion à ce qui va advenir sans en préciser ni l’initiale, ni la finale.

 

Le visage ?

Un ovale ouvert, autrement

dit l’amorce d’une liberté.

Les lèvres ?

Un griffonné de Rouge Carmin,

le seul feu qui, ici, fait sa

neuve insistance.

Les bras ?

 Un seul bras dont l’autre

se déuit par pure symétrie.

La suite du corps ?

 Nulle poitrine. Nul nombril. Nul sexe.

Une longue et anonyme

plaine blanche où rien n’émerge

qu’un éternel silence.

Les doigts ?

Un début, une ébauche dont

notre imaginaire édifiera la suite.

 

   Alors, s’agit-il seulement d’une ébauche humaine ou bien est-ce un geste créatif en son originelle temporalité qui se confierait à nous sur le mode du secret ?

 

Le geste de l’Art est de cette nature

qu’il n’a jamais commencé

ni jamais ne finira.

Le Ciel a-t-il commencé un jour ?

 Le Silence a-t-il commencé ?

Et la Parole ? Et l’Amour ?

Et l’Être qui est-il, lui dont l’esquisse

est toujours au-devant de nous,

derrière nous, au-dessus de nous ?

Pouvons-nous au moins coîncider

avec sa mystérieuse présence ?

 

 Être

ou ne pas

Être ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 août 2023 7 27 /08 /août /2023 17:35

 

La déroute des gens : cheminement vers la mort ?

(A partir du Journal de

Pierre Kahane).

mpk

 Couverture de la revue Merz n°2, 

avril 1923

Source : JM Palmier

Articles redécouverts.

"Il n'y a rien de plus agréable que de dérouter les gens."

Tristan Tzara.

Extrait de la revue Merz - Janvier 1924

***

   Certes, ô combien Tzara a raison. Je ne sais si, dans son esprit, cette "déroute" pouvait, en quelque critère particulier, rejoindre l'étonnement philosophique. Sans doute pas. La visée était vraisemblablement plus modeste, à visée pragmatique, s'essayant à sortir des sentiers battus de la quotidienneté. Sans doute plus artistique. Dada aimait toutes les remises en cause et ne négligeait jamais de bousculer les conventions établies, de déstabiliser les certitudes de tous ordres. L'art est souvent la résultante d'une subversion délibérée, parfois un désir de choquer. Songeons simplement à l'étron réel - ne dit-on pas, en langage familier "couler un bronze " ? étron qu'un Artiste belge Wim Delvoye a porté à la dignité de l'œuvre artistique,  «la première tentative mondiale de recomposition artificielle des principes de la digestion», aboutissant à la création quasi-quotidienne, obsessionnelle - on connaît l'attachement de ces derniers, les obsessionnels,  aux fèces et autres joyeusetés de cette nature - d'un étron synthétique mais non moins figuratif.

  Que les culs bénits, les hauts-bourgeois, les coincés de l'épiderme, les massicotés du sexe, les amputés de l'intellect, les pourfendeurs de la culture s'en offusquent, soit, non seulement ils en ont le droit, mais certainement le devoir. On ne renie jamais mieux que les objets que l'on ne comprend pas.

  Et l'invention ne s'arrête pas en si bon chemin.  Dans un article de Libération du 18 Juin 2011, Edouard Launet précisait :

  "Le premier muséum des Arts défécatoires s’est ouvert le mois dernier à Nolléval (Seine-Maritime) […] Le fameux Urinoir de Duchamp est sans doute ce qui a mis Quéréel sur la voie de son conservatoire des Arts défécatoires. Ce qui avait été fait pour devant devait avoir son pendant par-derrière. Mais le conservateur ne s’est pas contenté de renverser cul par-dessus tête un trône en faïence de chez Jacob Delafon, il a constitué une collection de deux cents pièces dont la plus remarquable est une paire de «crotteux», statues en plâtre représentant un homme et sa femme accroupis et déculottés, que le père du conservateur fabriquait pendant la guerre pour se nourrir."

  Bien évidemment, tout ceci prête à sourire, mais pourquoi l'art s'interdirait-il l'accès à tous les domaines de l'existence, sous le seul prétexte que certains, plus "nobles" en serviraient mieux la cause ? Si l'homme possède un intellect, un imaginaire, il n'en est pas moins constitué d'un corps, de bras et de jambes et d'autres "bas morceaux", - faut-il emprunter les termes relatifs à la  boucherie ? - dont on penserait qu'ils sont trop prosaïques pour pouvoir être exhibés.

  Mais que l'on songe simplement à l'admirable toile de Courbet, "L'origine du monde", pour se persuader que l'art, non seulement a droit de cité en ce domaine, mais que sa fonction nécessairement transcendante, "élève" le débat bien au-dessus des voluptés scabreuses et des intentions adultérines. Encore que ces dernières ne puissent recevoir d'opprobre, l'amour a droit de cité partout où il peut éclore.

  Mais qu'a donc ce sexe féminin ourlé de sa toison naturelle, qu'ont donc ces grandes lèvres carminées, qu'a ce ventre rebondi couleur de nacre "d'obscène", pour employer le langage châtré - j'ai failli dire "châtié" -  (ces paronymies prêtent tellement au lapsus !) qu'ont donc ces "objets" du désir et du plaisir de "néfaste", de non recevable qu'il faille détourner vivement la tête, chaperonner son esprit, encagouler son âme ? Se référerait-on au souverain Principe de raison que nous ne trouverions d'arguments suffisants et la métaphysique s'essoufflerait bien vite à légitimer ce qui ne saurait l'être. Et pourtant. Avons-nous cité la noble métaphysique par hasard ? Certainement pas. Car l'enjeu de ce qui, dans le sexe, pose problème aux étroits de l'entendement, aux oblitérés de la beauté, c'est que ces derniers  enjambent joyeusement le réel tangible, la merveilleuse pâte ductile, la soie humaine pour se retrouver bien au-delà des significations ordinaires, dans une manière d'arrière-monde peuplé de fantasmes, d'images fausses, peut-être de démons et de goules qu'ils ne doivent qu'à leur propre imaginaire, friands qu'ils sont  de surprises dont leur lucidité tronquée ne peut leur faire l'offrande avec la vision étroite  du monde qui est la leur. Un regard quasiment "féodal", se glissant parmi meurtrières et se vissant à de bien étranges couleuvrines.

   Car le supposé vice, l'inclination libidineuse, la pente en direction de la perversion, la lubricité ne sont jamais le fait d'innocent organes, lesquels, pour être tout simplement "naturels" ne peuvent être suspectés d'intention mauvaise, de pensée délétère. Irait-on dire que l'appendice caudal du chat est licencieux, que le museau du chien est vicieux ? L'on sent bien ici que ces affirmations ne tiennent pas plus que si l'on supputait que tel ou tel végétal est orienté, de pas sa forme évocatrice, à sombrer dans la débauche, la dépravation et autre avanie. Jamais raison ne saurait souscrire à de telles assertions. Donc, si ces "objets", ne recèlent pas en eux-mêmes d'intention mauvaise, c'est que l'homme, certains hommes, leur inoculent le venin  dont ils sont détenteurs.

   Mais revenons donc à Tzara, plutôt que de côtoyer ces fâcheux qui, à la longue, finiraient par détourner notre regard de ce qui, à proprement parler, constitue nos fondements. Je veux simplement dire le sexe car, sauf démonstration contraire, nous sommes issus de lui comme la pluie l'est du souverain ciel. "Dérouter les gens", c'est, étymologiquement, leur "faire perdre le bon chemin". Or qu'en est-il du "bon chemin" ? Faisons la thèse qu'il ne peut s'agir que du chemin de la vie, ce dernier s'assurant les bonnes grâces d'un bonheur suffisant. Dès lors que les gens en question empruntent le "mauvais chemin", il faut en déduire l'antithèse suivante, à savoir le cheminement en direction de la mort, et à tout le moins, d'un malheur nécessaire.

  Or que trouvons-nous au bout du sentier aporétique, sinon Thanatos lui-même, cet ange noir que l'on qualifie volontiers "d'ennemi implacable du genre humain". Et que trouver comme contrepoison de ces sombres agissements, sinon Eros lui-même, "dieu de l’Amour et de la puissance créatrice" ?

  Donc "dérouter les gens", c'est les reconduire là où ils auraient toujours dû séjourner, à savoir dans la proximité du dieu dispensateur de joie et d'existence. Seuls les pisse-vinaigre sont suffisamment atteints de cécité pour ne pas voir cette vérité éblouissante comme "la lampe à arc" en langage leclézien. Ici, soudain, fait sens l'assertion de Tzara en  son absolue réalité :

 "Il n'y a rien de plus agréable que de dérouter les gens."

  Puisqu'aussi bien, les "dérouter" revient à les érotiser. Or, à tout le moins, il semble que le dieu joufflu et taquin ne néglige nullement quelque partie d'anatomie que ce soit, s'accrochant même, de préférence, à celles qu'on qualifie habituellement "d'érogènes", - et pour cause - certaines éminences ou failles attisant même son attention de notable manière. La compagnie d'Eros ne devient insupportable qu'à ceux qui ne voient dans le sexe que le reflet d'une laideur supposée de leur âme. Mais servons à ces derniers, en guise de viatique, quelques aphorismes dont ils feront leur ordinaire si, cependant, ils veulent bien consentir à accorder aux choses belles, l'attention qu'elles méritent :

 *  Le sexe ne constitue pas, en soi, un péché.

*  Le sexe est inoffensif.

*  Le sexe ne devient lieu de curiosité qu'à la condition d'en avoir été privé.

* Le sexe n'est "sale" qu'à la condition de n'être point soumis aux ablutions.

* Le sexe n'est concupiscent qu'aux concupiscents.

* Le sexe est au fondement de l'art, analogiquement, puisque condition de possibilité de toute création.

* Le sexe n'attire les foudres que de ceux qui en sont exclus.

* Le sexe ne profère rien de particulier. Ce sont les hommes, les femmes qui profèrent à son sujet.

* Le sexe n'est ni bon, ni mauvais, il n'est que ce que l'on en fait.

* Le sexe et l'exister : une relation nécessaire.

* Le sexe ne devient pervers qu'à la mesure d'une faille de la raison.

* Le sexe est "origine du monde" (voir Courbet). 

   Enfin, qu'il nous soit permis de citer la belle phrase de Camille Laurens qui résume à elle seule bien des idées que nous pourrions émettre au sujet de cette pure merveille remise aux mains de l'homme et qui doit faire l'objet, sinon d'une vénération, du moins d'une attention respectueuse car c'est de rien moins du salut de son âme dont il dépend. Rappelons que "l'âme" est, originairement : "souffle, air, principe de vie, principe spirituel; être vivant", cette mesure étymologique situant le débat au niveau qu'il mérite : 

  « Le sexe est une folie quand, au lieu d’unir, il séparerenvoyant l’homme au délire de sa solitude. »

 Citation que nous complèterons par la très lucide remarque de Philippe Roth, dans "La bête qui meurt" : 

  « On aura beau tout savoirtout manigancertout organisertout manipulerpenser à tout, le sexe nous déborde. »

 Ici, il ne s'agit nullement d'une "démonstration", laquelle serait de l'ordre de la raison, mais bien davantage d'une intuition intellectuelle, de la contemplation des œuvres d'art, de la simple expérience de la vie dont nul doute, qu'elle soit l'école la plus à même de nous renseigner sur nous-mêmes dans le déroulé de notre existence.

  Délibérément, nous avons pris la parti du "sexe", afin d'éclairer avec force ce qui toujours est pensé à défaut d'être dit. Mais il eût été aussi éclairant de citer à l'appui de l'assertion de Tristan Tzara, quelques autres "déroutes" dont le genre humain s'offusque à défaut d'en être étonné, c'est-à-dire d'être conduits au seuil d'un début de réflexion, tant pour certains esprits chagrins tout écart du "bon chemin" est au moins subversion et peut-être même une manière d'offense faite à leur âme. Citons, pêle-mêle, à l'appui de notre thèse, quelques sujets qui, pour ne pas être "révolutionnaires" ne tarderont guère à faire sortir de leurs gonds - leur chemin -, les soi disant "bien-pensants". Pour "dérouter les gens", proposez-leur les affirmations suivantes :

* La considération des Autres, n'est, le plus souvent, que le miroir de son propre ego.

* La générosité vraie est le bien le plus mal partagé du monde.

* Dites "homme" et en même temps vous dites "ambitieux"; "égoïste"; "cupide".

* La soumission à la mode n'est qu'un reniement de sa propre singularité.

* Bien des gens agitent des épouvantails mentaux, peu réfléchissent.

* Beaucoup de moutons de Panurge, peu de personnalités affirmées.

* L'homme se détourne des autres, jamais de lui-même.

* La téléphilie n'est jamais que le premier pas vers l'aliénation.

* Beaucoup préfèrent regarder "sous les jupes des filles",

plutôt que de chercher à soulever le voile de Māyā ,

cette illusion avec laquelle on s'arrange toujours.

* La culture est, avec l'art, l'une des premières nécessités.

* Tout jeûne est salutaire, ne serait-ce qu'à titre symbolique.

* La dissimulation de la vérité est toujours le saut vers son propre reniement.

* La main tendue est le premier geste  en direction  de soi, parfois de l'Autre.

* Le fard n'est que la dissimulation de ses propres incomplétudes,

à ses propres yeux, aux yeux de l'Autre.

* Toute addiction, sexe, alcool, drogue est le souhait de tout un chacun

que l'on dissimule sous le masque des apparences.

* La richesse matérielle est la manière la plus visible de combler

ses propres insuffisances.

* L'exercice de la Philosophie devrait être gravé comme droit imprescriptible

dans le marbre de toute constitution.

* La fréquentation de l'art est l'antidote à toute barbarie.

* Au fronton du  panthéon humain, comme en Mai 68 : "Jouissons sans entraves."

* La condition de toute jouissance : après celle des démunis.

* L'humanisme est la considération de l'Autre

par lequel nous assurons notre propre assomption.

* Le monde est un miroir pour l'homme,

aussi bien pour la femme.

* Nous sommes de pures subjectivités, l'Autre vient après !

* La culture, seul vrai signe extérieur de richesse.

* Ecrire élève l'âme, lire l'ennoblit.

* Nos jugements sont pures délibérations

 de l'exception que nous sommes.

* L'écologie est le cadet de nos soucis :

toujours le problème de l'Autre.

* L'éducation est le premier marchepied vers la socialité.

* L'exactitude à l'Autre devrait toujours être vue

comme la première la politesse à soi.

* La passion est moins préjudiciable à l'individu

que son désintéressement de tout.

* La réalité est une esthétique,

la vérité une éthique.

* Symbolique et imaginaire font jeu égal

avec la sacro-sainte réalité.

* Le fatalisme n'est que la fatalité de Soi.

* Les "Damnés de la terre" sont plus innocents que coupables.

* Le métissage est la forme aboutie d'une compréhension de la totalité.

* Nous n'existons que par nos différences.

* Le Différent n'est péjoratif qu'à l'aune d'un jugement moral.

* L'automobile est toujours à l'image du Voituré.

* Astiquer sa maison ou faire reluire son portrait.

* On ne brille jamais mieux que par ses silences.

* Moi, plus que Toi : pente fatale de l'humanité.

* La Grande Histoire n'est, souvent, que collection

de bien petites.

* Souvent, votre propre "route"

ne s'illustre qu'à créer les conditions de la "déroute" des Autres.

* Rien n'est plus agréable que

de se dérouter soi-même, ainsi se terminera,

provisoirement, notre litanie aphoristique,

que nous vous invitons à poursuivre

afin que, jamais, le langage ne s'éteigne,

notre bien le plus précieux !  

 

 

 

 

 

 

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 09:21
Un Soi entièrement déterminé ?

Crayon : Barbara Kroll

 

***

 

   La présentation du titre trouverait son exacte formulation en ceci :

 

« N’arriverons-nous jamais à nous déterminer en notre entièreté ? ».

 

   Cette question court à bas bruit chez tous les Existants, toutes les Existantes, pour la plupart à leur insu. Cependant, quelques Individus plus inquiets, plus aiguillonnés par l’urgence des interrogations, n’ont de cesse de penser, de l’aube au crépuscule, en passant par l’heure de midi, de penser donc à ce qui, le plus souvent les chagrine et les désespère : connaîtront-ils, un jour de lumière printanière ou même dans la tristesse blanche d’une heure d’hiver, ce beau sentiment, cette sensation singulière d’une plénitude les submergeant, les portant à éprouver en totalité la « merveille d’être » ? Oui, être, être-Soi jusqu’en ses plus intimes faveurs, voici la grâce dont tout Humain sur Terre souhaiterait être affecté, fût-il un Modeste vivant en solitaire dans quelque steppe aride, sur le toit du Monde ou dans le damier des villes où ne s’égrènent que d’illisibles et obscures secondes. Car il y va toujours pour l’Homme de son Destin, cette manière de clignotement, de clair-obscur, un jour une peine, un autre jour une joie, de ce divers dont il voudrait tirer, sans doute à son corps défendant, un genre de symphonie interne le conduisant parfois au bord des larmes, parfois dans un état de ravissement dont, toujours il est long à revenir, tant l’extase qui l’a traversé en a bouleversé la vie, en a métamorphosé les gestes et jusqu’au sentiment de sa propre nature.

   Une façon de « re-naissance », si l’on veut, de désocclusion, d’ouverture du Soi à de nouveaux espaces, à de renouvelées temporalités dont, jusqu’ici, il n’avait jamais fait la moindre expérience. Cependant, nul n’est le démiurge façonnant cette argile du Monde, lui donnant la forme achevée, l’exposant devant la lumière de la conscience, en faisant une sorte d’orient selon lequel son existence prendrait la belle teinte du mercure, s’introduirait dans cette sphère parfaite, immanence réalisée bien plus que quiconque ne l’eût envisagée. C’est bien, sinon le hasard qui battrait la mesure de cette exigence-de-Soi-pour-Soi, plutôt la recherche permanente de cet état hors du commun, la douce volonté d’inscrire dans le derme de l’exister cette déchirure par où dépasser, ne fût-ce que dans l’instant, cette condition aporétique qui est celle de l’Homme.

    En un mot, transmuter le réduit étroit et fuligineux de l’aporie, le porter dans le site inégalé et le plus souvent hors d’atteinte d’Euporie, son antonyme, Euporie, Déesse de l’Abondance, Abondance synonyme de Plénitude. Certes, c’est bien au risque de Soi que le pas doit être franchi, que le saut doit être effectué qui, du commun, propulse en direction du fabuleux, de l’insolite, de l’incomparable. Être Soi jusqu’en ses entours et au-delà, c’est comme de se déposséder de sa pesante étantité, de la troquer pour la vêture bien plus ample, scintillante, fascinante de l’Être, cet Être dont jamais nous ne connaîtrons rien, cet Être seulement intuitionné, mais alors quelle allégie, quelle transparence, quelle luminescence ! La chair en est éclairée de l’intérieur. Les gestes deviennent diaphanes à eux-mêmes. Les pensées volent tels des essaims d’or. L’imaginaire se dilate depuis son site irrévélé. Les rêves éveillés sont de simples feuilles de résine claire volant au plus haut de la possibilité humaine, en d’inestimables, d’incalculables hauteurs.

   Alors, qu’est-ce qui peut présider à cette magie, qu’est-ce qui déplie cette subtile alchimie au terme de laquelle la fin se donne comme la multiple beauté du projet initial, comme l’exaltation des prémisses légères qui n’osaient postuler qu’un dénouement somme toute bien modeste, à mesure humaine, alors qu’ici, nous sentons bien qu’il s’agit d’une autre dimension, cette dimension innommable et qui doit le demeurer afin d’éviter les conclusions hâtives, les postulations faciles de la présence d’un arrière-monde. Il n’y a pas d’arrière-monde, de mystère à percer, si ce n’est tâcher de décrypter la puissance infinie du Langage, son pouvoir de nomination qui est, en même temps, pouvoir de faire venir les choses en présence. Le Langage nous habite depuis toujours et nous précède. C’est lui qui décide de nous en tant que cet Universel auquel nous puisons l’infinie ressource qui nous est destinée en propre, à nous les Humains.

   Seul le Langage peut prétendre « atteindre » l’Être, ou tout au moins en tracer l’esquisse, en appeler l’épiphanie, en approcher les illisibles et étincelants contours à la façon d’une légère touche de graphite sur le blanc du papier, d’une empreinte de fusain, peut-être d’une onde aquarellée, et puis c’est tout. Rien d’autre à dire. Rien d’autre à faire. Se disposer à l’événement même qui n’est pas seulement l’événement de l’Être, mais l’évènement de Soi-en-Soi, la coïncidence absolue, au moins éphémère mais non moins précieuse, de Soi-avec-Soi. Jamais nul ne peut soutenir l’épreuve de manière prolongée. Regarder le liseré infiniment brillant de l’astre céleste pendant l’éclipse ne saurait se soutenir qu’au prix d’une prochaine et irrémédiable cécité.

 

C’est ainsi, l’Être,

l’Innommable,

l’Indéfinissable,

cependant la Nervure

qui soutient notre venue au monde

 et assure notre possible ne peut

 que se dissimuler dans l’orbe

même de son essentialité.

Il n’est que Passage.

Il n’est que Transition.

 Il n’est que Sens.

  

 

   Direction d’un point de l’espace à un autre. Direction d’une temporalité passée vers un futur qu’un présent actualise sous la forme d’une fuite de Soi-au-delà-de-Soi. Pure évanescence. Pure fugacité. Pur éclair que rien, jamais, ne pourrait venir border, enclore en d’étroites limites. Toutes ces nominations, toutes ces prédications qui n’en sont pas, au motif que l’Être prédiqué perdrait en ceci son essence, sa nature profonde, j’en ai usé et abusé tout au long de très nombreux textes, comme le ressassement d’une antienne, comme le chant d’une source à elle-même sa propre faveur, comme un mantra dont l’essentielle teneur serait de déposer en-qui-je-suis la certitude de cet Irrémédiable à jamais, de cet Inatteignable dont la grandeur est précisément tissée de cette légèreté de cendre, de cette inaperçue pulvérulence, de cette inapparente floculation.

   Il y a une évidente distance de-qui-nous-sommes à cette Essence dont nous aurions voulu être atteints, en une manière d’heureuse fusion, l’Être et Nous unis en une ineffaçable alliance, en une « affinité élective » selon le mot irremplaçable de Goethe. Nous aurions souhaité, du plus loin d’une longue patience, de l’effectivité d’un travail sur Nous, que notre être-particulier ne différât en rien, au moins d’une manière hypothétique, peut-être même d’un simple souhait qui se fût voulu performatif, s’accomplissant à seulement être proféré, que notre être donc ne parût ne diverger en rien de cet Être-Universel, de cette Entité ourdie d’un silencieux Langage. Selon notre plus précieux désir, sous l’irrépressible poussée de notre passion en l’Être, il se fût agi d’une seule et même réalité, d’une unicité postulée, d’une indifférenciation annoncée dont nulle distance n’eût pu être prise, qui en eût signé la profondeur, en eût désigné l’éminence, en eût détouré le motif cardinal.

   Dans certains de mes écrits, rêvant sans doute d’une possible dyade, laquelle eût confondu en un unique creuset mon être-Langage et l’Être-lui-même, il m’est arrivé d’énoncer ceci :

 

L’Être = Langage,

 

   réalisant ainsi une identité de l’un, l’Être, et de l’autre, le Langage. Mais ceci, bien évidemment, n’était qu’une figure de rhétorique, une commodité langagière, un moyen de faire apparaître l’Inapparent. En réalité, le plus grand service que nous rendrions quant à l’évocation de l’Être, serait tout simplement de « l’innommer », de le laisser au silence, de lui attribuer ce site du recueil dont nul ne pourrait transgresser les éminentes bordures. Avec l’Être, nous ne pouvons jamais qu’être bord à bord, sur une ligne tangentielle, dans l’orbe d’une discrète coalescence.

   C’est seulement parce qu’il y a un Universel de l’Être qu’il peut y avoir une multiplicité de particularités, un foisonnement de singularités. L’Être, métaphoriquement, est le foyer, nous ne sommes que des étincelles qui girons tout autour. L’Homme n’a d’autre possibilité épistémologique que de subsumer l’ordre du particulier sous celui de l’Universel. L’Universel est la Loi dont nous sommes les décrets immanents, cependant nullement dépourvus d’actes transcendants, au motif de notre Langage, de notre Pensée, de nos Intuitions. C’est là, dans cette possibilité ultime de l’Homme de se saisir hors-de-Soi en direction de ce qui le dépasse, l’interroge et le requiert que se loge pour la suite des temps à venir, la mission-événement qui, bien plus que d’avoir la consistance d’un rêve, déterminerait l’Existant en son possible le plus ouvert, en son possible le plus exaltant. Le Soi de l’Homme est toujours en voie de détermination, en chemin vers, sur le seuil de, toutefois la Totalité du Soi lui est inconnaissable, sauf par de subites intuitions, de brefs éclairs à la lueur desquels l’Unité de l’Être lui apparaît de la même façon dont un arc-en-ciel prend appui sur la Terre puis se fond dans l’abyssale dimension du ciel.

   Å ce crayon de Barbara Kroll qui, en son fragment, en son incomplétude, par simple effet de réverbération logique nous a mis sur la voie de l’Être en ce qu’il est synonyme de Totalité, il convient maintenant d’explorer la forme, de la doter de mots qui nous la destinent en tant que simple dessin, peut-être même en tant que dessein d’une plus haute destinée, à savoir celle du concept. Décrire, élaborer du Sens est déjà chemin en direction de cet intellect chargé d’illuminer cette Figure, de la faire émerger de son ombre native. C’est du fond dont il faut partir, de ce vide, de ce silence, de cette nulle Parole dont, pourtant, il nous faudra bien entendre la subtile voix. Blanc de cendre et de grésil. Blanc qui, tout à la fois surgit et se retire, telle la mouvementation toujours en retrait de l’Être, sa dispersion, son effusion parmi les mailles du réel en lesquelles il s’abîme, ouvrant ainsi aux yeux des Attentifs la possibilité même de la question :

 

qu’en est-il de l’Être ?

Qu’en est-il de l’Homme ?

 Qu’en est-il de l’Homme en l’Être,

de l’Être en l’Homme ?

 

   Travail infini de navette que celui du décryptage ontologique, lequel nous assure une fois du Visible, à la fois nous esseule dans la posture effacée de l’Invisible. Et c’est bien la Solitude qui constitue la Voie Royale, celle qui, nous plaçant en regard de notre propre être, donc face à la dimension abyssale de notre angoisse constitutive, écarte les plis du Réel pour y faire surgir la possibilité même d’une Présence.

   Venue du plus loin de la mutité, du plus loin du secret, une ligne, une simple ligne se donne telle l’origine de ce qui est à venir, le dessin, mais aussi notre propre venue sise face à son événement. Car tout ce qui vient en Présence est pur Événement. Quelque chose n’était nullement qui s’inscrit dans le tissu serré du Monde. Le Grand Monde Universel qui nous domine et dans lequel nous sommes nécessairement déterminés en tant que Ceux que nous avons à être. Le mince monde particulier au sein duquel s’imprime avec légèreté le trait même de notre singularité.

   La ligne est encore tremblante, nullement assurée de soi, comme toute chose faisant effraction depuis le lieu fermé de sa nuit primitive. Cette ligne infiniment « flexueuse » selon le beau lexique de Léonard de Vinci, est l’archétype formel de notre propre genèse. Tout juste un frémissement, une oscillation inaperçue, un étrange vacillement à l’orée des choses. C’est toujours fragile la venue à soi d’un être, c’est un genre de porcelaine translucide, une ténébreuse lumière traversant la fontanelle de la vie. Cela bat à la manière d’un pouls. Cela s’agite dans la douceur, le presque repli, identique à la chute d’un grésil contre le verre dépoli de l’hiver. Cela hésite et il pourrait, à tout instant, y avoir rétrocession en direction du lieu inaperçu de la naissance. Et alors ce serait un genre de maelstrom, de vortex qui nous menaceraient de subite extinction. Car, pour que nous soyons, il nous faut du vis-à-vis, il nous faut une paroi sur laquelle ricocher, il nous faut cet obstacle au gré duquel nous sentir exister.

   La ligne est une ébauche de narration. Elle s’origine dans l’indéfini de l’Être, elle prend appui sur une sorte de Mythologie, de Grand Récit Fondateur des apparitions/disparitions qui ne sont jamais que les métaphores clignotantes de notre-venue-à-l’être, de notre détachement, un jour, de l’Être qui nous désigna tel l’un des siens. La ligne trace un contour étrangement fantomatique, un genre de linge blanc flottant sous le zéphyr de ce qui fait phénomène et faisant ceci, esquissant déjà le geste de l’absentement. C’est comme si nous étions sous ce voile qui faseye, parfois nous tutoie et nous réalise, parfois s’éloigne de nous et nous déréalise. Étonnant mouvement des contraires, surprenant Jeu de l’Oie avec ses subites fulgurations, ses confondantes éclipses. Case « Oie » de pure lumière qui se dialectise avec ses cases adverses « Hôtel », « Labyrinthe », « Prison » et même sa case ultime « Tête de Mort », images du retrait, du suspens, de la chute définitive.

   La ligne hésite à venir au jour, à s’exposer au risque de la lumière. Elle ne s’énonce qu’à l’empreinte légère du contour, de la bribe, de la touche à fleuret moucheté, du tutoiement discret. Pourtant, l’être-qui-s’annonce dans le trait, ne saurait demeurer suspendu au-dessus de cette ligne de faille, écartelé de part et d’autre d’une éternelle brisure. Alors il faut avancer et ne consentir à l’être-en-devenir que le lieu d’un possible, l’annoncer bien plutôt qu’en totaliser l’épiphanie. C’est pourquoi le partiel sera supposé être le miroir de la forme achevée, c’est pourquoi quelques mots posés sur la feuille évoqueront la phrase et aussi bien le texte parvenu à son terme. Aussi le visage ne sera-t-il visage que par défaut, l’ovale d’un œil, l’amorce de la parenthèse du nez suffiront à ce réel en voie de constitution. En l’œil, nul iris, nulle pupille, seulement un germe vide, une graine à venir. Un œil, un seul, clin d’œil, si l’on peut dire, à la condition cruelle du Cyclope définitivement condamné à ne sonder que son intérieur, autrement dit l’abysse du Rien, la dimension sans dimension du pur Nihil.

   Et la main, orpheline elle aussi, cette main en large battoir, cette main en forme de herse levée devant le sombre mystère d’un visage tronqué. La main défensive paraissant préserver l’être-en-venue des morsures vives de la réalité. Seuls les ongles sont arrivés à terme, crayonnés de noir, ils font penser à des griffes, donc à des défenses, bien plutôt qu’à des prédicats chargés de prodiguer des caresses. Å l’évidence, le texte commis à la rencontre de l’œuvre de l’Artiste Allemande, ne gire que dans les ténébreuses limites d’une Métaphysique ou d’une Ontologie qui, non seulement n’affirment rien de l’existence, mais semblent vouloir en abattre en permanence les fragiles fondements. Oui, c’est bien exact, mais ces disciplines ne sont en rien le tremplin de minces joies et leur nature même se donne tel le contraire du divertissement. Si elles veulent être ce qu’elles ont de tout temps à devoir être, il leur faut « racler jusqu’à l’os » le derme même de l’exister. Puisque, sondant au-delà des simples apparences, elles dépouillent les choses de leur habituel vernis, elles ôtent l’écorce de l’arbre et le montrent sous le jour de sa nudité la plus crue.

   Mais ceci n’est nullement péjoratif et le soleil n’émerge jamais de manière aussi brillante qu’à s’extraire des ténèbres de la nuit. Tout ce qui concerne l’être-des-choses et le nôtre en propre se doit d’être toujours en travail. Or, chacun le sait pour en avoir fait maintes fois l’expérience, parfois la tâche est ardue, simplement d’exister et de demeurer en l’exister. Ici, le trajet de l’Être-en-tant-qu’Être à l’être-possible n’a fait que s’esquisser. A nous, Regardeurs de l’œuvre, depuis cette irrésolution que nous sentons en nous au plus profond, de nous affermir en l’Être, cette Énigme qui nous fascine parce qu’Énigme. C’est du-dedans-même de notre Nuit (ce Néant qui se tresse en nous), visant ce qui, pour un instant, s’annonce comme le hors-retrait, dont nous devons maintenir, autant que faire se peut, cette Lumière en partage qui, bientôt s’éclipsera.

 

Toute Lumière, un jour ou l’autre,

regagne le site de sa provenance.

 

 

 

 

 

 

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16 juillet 2023 7 16 /07 /juillet /2023 17:01
Guetteurs de silence.

René Magritte

***

"Je ne guette rien

Tout me guette.

Dont

Votre regard étiré

Cernant le rond des nuits,

Etrange harmonie grise

Courbée et tendue

Tel un arc entre deux lunes.

Vos pupilles portées

En invisible

Autour du blanc d’un cou,

Sautoir aux odeurs carnées

Et l’heure se creuse

Dans le soudain d’un mot.

Je ne guette rien,

La phrase se jette

Du haut d’un œil

M’assaille en silence

Retourne l’entaille

Et au fond de la langue

Un pan de métal poli

Se dresse ,

Le mot glisse sur la paroi lisse

Jusqu’à l’entraille du dire.

Me guettait

Durant ces temps creux

Ce Vous à dire.

Je Vous porte donc

A la cime de l’arbre sec

Et j’attendrai

Qu’à la serrure blessée

L’œil se dévoile.

Il me plait que vous n’en sachiez rien.

Je vous laisse le vol du silence."

Nathalie Bardou

Octobre 2014

*

[Essai de libre interprétation

du poème de Nathalie Bardou]

 

 L'attente de ce Vous qui demande et fait naître la poésie, l'attente de ce Vous énigmatique qui porte à la parole, dans l'imminence de cela qui pourrait survenir, l'attente en son ouverture, cette unique tension, vers le ciel, le dieu, l'autre, l'amour, l'œuvre d'art, enfin toutes les cimaises par lesquelles nous paraissons au monde et faisons événement depuis notre fragile " entaille ". L’attente comme on dirait " le suspens ", " l’abîme ", " le vertige ", " l’infini ", " l’absolu ". Car, nous mêlant d’écrire, l’arche est ouverte, l’arche est haute qui nous convie à déplier ce qui se trouve retenu et qui, encore, n’est parvenu à son éclosion. Alors nous disons " Je ne guette rien " et que pourrions-nous guetter d’autre, sinon notre empreinte sur la pâte ductile de l’existence. Mais pour ceci, l’empreinte, nous ne la déposons qu’à la manière de stigmates, donc d’une nécessaire douleur.

 Ecrire n’est pas rêver. Ecrire n’est pas jouer. Ecrire n’est pas faire semblant. Ecrire est produire, façonner, malaxer une argile et la mettre en forme afin qu’élevée dans l’espace elle puisse témoigner d’un sens. Travail artisanal s’il en est. Travail au sens de la "poïétique" grecque où une matière est mise en œuvre. Or la matière est langage et vibre dans le mot, lequel est toujours en attente du suivant et en suspens du précédent. C’est dans cet intervalle infiniment subtil que le Vous se glisse, ce Vous témoignant aussi bien d’une distance par rapport à ce qui est à l’évidence transcendant, aussi bien d’un recueil en soi devant une manière de sacré, de déité.

 Si le langage mondain s’affranchit facilement de ce Vous et tutoie les rudesses de la réalité, mettant le " tu " au centre des contingences, la poésie ne saurait emprunter une voie si périlleuse qu’à se commettre dans de bien étranges ornières, à savoir y perdre ses mérites. Or, la poésie est toujours mérite et c’est essentiellement pour cette raison qu’elle tient au-dessus de la terre et " tutoie " le sublime, ce qui veut dire qu’avec le commerce vrai des mots, seul le voussoiement est de rigueur. Il y faut de la distance, il y faut de la profondeur, il y faut un nécessaire recueillement.

 " Et au fond de la langue un pan de métal poli se dresse ". Sans doute faut-il entendre cette subtile métaphore résonner selon un lexique de chair car c’est un glaive qui entaille la gorge de laquelle va sourdre le mot avec toute sa charge de tragique. C’est bien d’un arrachement dont il s’agit. " Le mot glisse sur la paroi lisse jusqu’à l’entraille du dire ". Comment pourrait-on mieux dire la souffrance de créer que par cet exhaussement du-dedans même du corps ? Le mot du poème, avant d’être vibration sonore, signe sur le papier, est ce tissu, cette lymphe, ce sang, cette excrétion, cet embryon expulsé vers la lumière. Ô combien cet acte peut-être rapproché de la maïeutique socratique, mais non dirigée vers un disciple à éduquer, vers soi-même, uniquement. S’accoucher de cela qui vrille l’ombilic et demande à connaître le jour, à percer la bogue de l’inconnaissance, à briller d’un singulier éclat. Les mots du poème sont des pépites, des gemmes qui sourdent du ventre de la terre, d’une Tellus Mater à laquelle il faut arracher sa densité, sa noirceur, sa sourde complexion et la porter sur ces fonts baptismaux qu’on appelle littérature.

"Je vous porte donc à la cimaise de l’arbre sec ". Mais de qui est-il parlé ici, si ce n’est de l’être même du poème, " la cime ", sa transcendance, " l’arbre sec ", ce bois éolien, usé, travaillé par la force simple du vent du langage afin que dépouillé de ce qui le porterait à n’être qu’une fable, une anecdote, un simple événement, le conduise à l’avènement qui le révèle aux yeux des hommes comme l’instance qu’ils doivent prendre en garde. Pour le langage, d’abord, pour eux ensuite, les hommes, qui sont requis pour en faire briller l’essence. La plus haute mission de l’homme.

"La phrase se jette du haut d'un œil", la phrase fond littéralement sur le poète, venue des hauteurs illisibles qui sont, par nature, la demeure de l'art. Or l'art n'est jamais visible en soi, seulement ses nervures, la sculpture, la peinture, le poème, l'œuvre en définitive, laquelle témoigne de cette étonnante rencontre par laquelle l'essence se fait existence. Notre "compréhension" du poème, ou plutôt sa saisie, sont transition, passage, translation de cela qui fait phénomène, le poème, en direction de ce Vous qui lui a donné naissance, cette mystérieuse origine dont nous ne pouvons apercevoir que les agitations métaboliques, les irisations, les phosphènes animant la surface de notre sclérotique, déposés dans le creuset de notre conscience, dans l'aire libre de notre présence au monde. Seulement ceci, cette merveilleuse ambroisie, cette douloureuse absinthe, cette ivresse mescalinienne ne se donnent à voir qu'à l'œil exercé - cette belle métaphore de la lucidité, de l'intuition, de la disposition au langage de l'être -, lequel œil "m'assaille en silence", aussi bien l'œil qui donne à voir (la poésie elle-même), que celui qui est affairé à regarder dans ce qui est, l'œil du destinataire du message, le vôtre, le mien, tout regard enfin qui cherche, sous l'écaille du monde - ce faux semblant - à débusquer ce qui en fait le don à nul autre pareil, cela qui parle en mode silencieux et, jamais, ne peut apparaître qu'à la manière de ce qui, constamment s'éclipse. L'art est toujours en fuite du réel. A nous de nous mettre en quête de son dire silencieux. Il n'y a guère de plus pure aspiration à paraître que de forer ce sublime langage. Ainsi naît cette constante alchimie dont nous attendons qu'elle métamorphose le vil plomb en or. Non comme une possession, seulement comme un accroissement ontologique. A ceci nous sommes attachés comme "à la prunelle de nos yeux" pour utiliser une image qui, habituellement, fait sens dans l'immédiateté. Nous sommes en chemin . Et nos yeux sont ouverts.

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13 juillet 2023 4 13 /07 /juillet /2023 08:43
Est-il possible de comprendre ?

Source : Science et Vie

 

***

 

   [Entrée en matière – Le texte qui va suivre, réflexion sur un Poème d’Emmanuel-Emmanuel, n’est sans doute rien moins que difficile à saisir. En raison de son objet même car tout travail de compréhension-interprétation suppose plus un défrichement qu’un déchiffrement, tellement le Langage de l’Autre est toujours énigme. Et la métaphore qui fait signe vers l’action de défricher n’est nullement le fait d’une pure fantaisie. C’est bien d’une forêt des mots au sein de laquelle, Lecteurs, Lectrices, nous avons à ouvrir la clairière du sens. Or cette tâche est toujours difficile, sinon impossible.  Au motif même que le contenu de l’énonciation est le lieu opaque de non-dits, de réserves, de dissimulations, d’implicite, de pure subjectivité. Autrement dit c’est une Terre qui se lève devant nous dont nous devrons fouiller le sol à nos risques et périls, au risque de ne point trouver cette gemme que son Auteur a pris soin de travestir sous la vêture du lexique dont chacun sait le caractère d’immense polysémie.

    Si des mots comme « refuge », « renoncement », « sevrage » peuvent trouver de claires significations au titre même de leur dénotation usuelle, il en va bien autrement avec la zone toujours interlope des connotations, travail de la subjectivité sur les formes langagières. Car, de la linguistique à l’existentiel l’écart est ample, souvent abyssal. Le mot n’est pas de nature simplement langagière, ceci serait trop simple. Le mot est aussi reflet ontologique, signe de l’exister en son exorbitante polyphonie. Dans cette perspective plurielle de la pullulation sémantique, comment trouver son orient, poser ses propres repères, faire que l’acte de lecture ne soit jeu purement gratuit ?

   Interpréter, glisser la lame du couteau dans les interstices de la chair, l’endommager le moins possible, ménager ses fibres naturelles, entrer dans le su au gré de son propre insu qui devra se faire discret afin de ne nullement bouleverser l’ordonnancement de ceci même qui se donne à comprendre. On sera immédiatement alertés que toute tâche d’interprétation, au prix du nécessaire décalage qu’elle implique, suppose un réaménagement de ce qui a été dit, écrit, proféré. Il y va de la rencontre de deux subjectivités, de deux mondes étrangers l’un à l’autre. Comprendre adéquatement ne consiste nullement à parvenir au plein de la signification, seulement déflorer sans détruire, prélever le nectar sans offusquer la corolle, butiner le précieux sans en disséminer la beauté originelle.  

   L’édifice babélien, l’originaire comme le symbolique, est assemblage de terre crue, raison pour laquelle il est difficile de s’y aventurer autrement que dans la retenue. Comprendre-interpréter est un pur travail de modification de la source, c’est pourquoi les ruisseaux qui en résultent en aval ont perdu de leur vitalité primitive. C’est à pas comptés que nous devons pénétrer dans l’enceinte du Langage. Il y a tant à voir dans la pureté. Demeurons sur le seuil. Seulement d’ici l’édifice sera au repos et nous-mêmes assurés de ne rien transgresser du geste originel.]

 

*

 

« Par combien de refuges

Par combien de renoncements

Sous l’addition des sevrages

Force de ne plus t’aimer

Voudrais-je quitter l’orbite de cette terre désespérée

Sa pluie si belle

Ses cheveux doux

Si fous

De l’attente

Des calamités et du chaos

Je voulais être un arbre

E. Szwed

07-VII-23

Je voulais être un arbre »

 

Commentaire d’Emmanuel-Emmanuel dont j’ai partagé le Poème

Dans mon Groupe « Écriture & Cie » :

 

« J'espère et je crois que vous comprenez. Merci donc. »

 

*

 

   « Est-il possible de comprendre ? ». Å première vue la question paraît naïve mais, sans doute, parce qu’insuffisamment interrogée.  Comprendre, est-ce si naturel qu’il y paraît ? Comprendre, est-ce si logique que supposé ? Y aurait-il une sorte de pré-compréhension, d’a priori qui nous habiteraient si bien que, toute question de ramener en notre direction un possible sens, ceci constituerait l’évidence même ? Il y aurait donc résolution à même la question. Certes, nous les Humains ne sommes nullement une terre vierge et les chemins que nous avons parcourus ont semé en nous quantité de jalons qui sont autant de facilitateurs d’une future saisie des problèmes et, corrélativement, de leur dénouement. Cependant, si j’applique à chaque énoncé auquel je fais face en tant que déchiffreur (le terme de « défricheur » serait peut-être plus exact), le postulat selon lequel, d’emblée, une réponse m’est donnée face à l’énigme qu’est tout questionnement, il semble bien que je fasse abstraction d’une réalité liée à l’essence même de toute énonciation proférée par un Locuteur. Entre Celui qui me questionne et auquel je dois répondre et celui que je suis dans le présent de la situation, ce qu’il est essentiel de saisir, c’est qu’un abîme nous sépare existentiellement et que cet abîme est abîme de sens. Et c’est bien cet abime qui installe entre les Hommes, la polémique, les divergences, les guerres, parfois.

   Supposons un énoncé en référence tel que celui-ci. Un jour d’été, en pleine lumière, au sein de cet épanouissement sans limite qui vient à moi, un sentiment de plénitude immédiate m’atteignant, un Quidam s’adresse à moi de telle manière :

 

« Il fait beau aujourd’hui »

 

   alors se dégage immédiatement une adéquation de l’énoncé, du réel et de nos deux présences, si bien que rien ne demeure dans l’ombre, rien ne se dissimule sous quelque voile mystérieux, l’assertion nous saisit en sa vérité, notre compréhension de ce qui fait phénomène sera soudain si saturée que rien ne nous questionnera plus avant. Il y aura homologie des situations signifiantes. Il y aura accord et l’énoncé trouvera sa chute positive dans le cadre de sa profération. Certes l’exemple est simple, si ce n’est simpliste, mais parfois faut-il partir du simple pour aller vers le complexe. Ici, la situation, si l’on peut dire est de « nature », la chose convoquée se donnant telle la colline à l’horizon, tel le rocher sur le rivage. Tout y est explicite. Tout y est transparent.

    Mais là où la chose se complique, c’est lorsque de l’implicite, du caché, du non directement préhensible obscurcissent ce qui vient à nous dont, jusqu’ici, notre expérience ne s’est nullement enquise. C’est comme si l’énoncé venait du trou du Souffleur, au théâtre, que le Souffleur nous était inconnu, de même que la scène qu’il articule pour nous mais qui se dérobe à l’exercice de nos sens. C’est donc de l’indistinct qui fait fond sur de l’illisible, c’est donc un rébus avec ses clés qui ne nous sont nullement accessibles dans le moment du dialogue. Si, dans le cadre de ce dialogue, Locuteur et Allocutaire partagent une expérience commune, alors la tâche de compréhension sera grandement facilitée. L’Allocutaire, informé des motifs développés par son Vis-à-vis, saisira immédiatement le sens du message qui lui est adressé. Si, situation inverse, Locuteur et Allocutaire se trouvent en des lieux et des temps différents, la clarté de l’énoncé, du moins pour le Destinataire, s’en trouvera considérablement affaiblie. D’où la nécessité d’une mise en commun des motifs qui guident l’émergence du corpus afin qu’une terre partagée soit le lieu d’une entente qui, faute d’être présente, réduirait la communication au silence.

   Mais appuyons-nous sur le contenu du Poème cité en référence de manière à ce que, du concret de l’énonciation, quelque chose nous soit donné comme un sens possible. Ce qui, d’emblée pose problème sur le plan de l’interprétation, se trouve entièrement contenu dans le vers suivant :

 

Force de ne plus t’aimer

 

   Le t, pronom personnel de la deuxième personne du singulier a été graphiquement accentué car c’est de lui dont il s’agit, de ce mot pivot autour duquel se construit la totalité de la signification du Poème. Tout rayonne à partir de lui, tout le corpus tourne en orbite, si l’on peut oser cette métaphore, à reposer sur la nécessaire ambiguïté de Celui ou Celle qui en est le Destinataire. Or ce fameux Destinataire se perd à même l’anonymat d’un mot qui est à peine un mot, ce TE ou ce TU qui ne subsistent, après l’élision, que dans la forme évanescente de ce  t qui nous met en demeure de le comprendre et nous place de facto en situation d’échec. Car comment pourrions deviner ce vers qui il fait signe, les indices sont si minces, si flous, que l’enquête menace de tourner court.

   Bien sûr le contexte du Poème nous permet d’élaborer quelques hypothèses dont, toutes, cependant, à chaque moment, risquent de verser dans la fausseté. Å qui donc s’adresse ce qui se donne sous la figure de la plainte ? Le seul pas qui puisse se faire en cette contrée vide, est un pas, sans doute vers cette Aimée qui, soudain se trouve répudiée, après que du négatif a été éprouvé à son encontre. « Refuges », « renoncements », « sevrages » semblent indiquer une frustration du Narrateur, sentiment si négatif qu’il ne suppose nul retour en direction de Celle qui en a fomenté l’aporétique tissu. Point de non-retour que souligne l’irréductibilité du mot « force », comme une injonction intérieure du Narrateur qui se résout, non seulement à ne plus orienter son amour vers son Aimée, mais à doubler son geste de la décision tragique de quitter le sol nourricier de la Terre. La Terre aux mille vertus. La Terre belle et douce. La Terre promise aux « calamités » et au « chaos ». Mort du Narrateur donc, lequel au terme d’un processus semblable à celui de la métempsycose, renaît à lui-même sous les espèces d’un arbre. Sans doute d’un Arbre symbolique puisant à même la merveille du sol, grâce à ses racines, la force de s’élever sous la forme du tronc, des branches, des feuilles, nouvelle génération venant annihiler les traits de l’Absurde qui en précédait la venue.

   Bien évidemment, un commentaire plus serré permettrait de donner sens à chaque fragment du corpus, de préciser son jeu propre, ses relations avec les autres mots, enfin de bâtir une narration vraisemblable qui, nous hissant vers le haut, nous exonèrerait du bourbier d’incompréhension dans lequel nous risquions de nous enliser. Cependant rien ne nous assure de la validité de notre interprétation et ici il nous faut reprendre quelques considérations d’ordre général. Afin d’en assurer une meilleure appréhension conceptuelle, j’aurais recours à la figure explicative du diagramme, laquelle, par son travail de synthétisation, assemble le divers sous une forme immédiatement lisible.

 

Est-il possible de comprendre ?

    Brossés à grands traits et d’une façon synthétique, les deux motifs de la compréhension (en situation d’une expérience commune du Locuteur et de l’Allocutaire) et de l’interprétation (en l’absence de cette même expérience) pourraient se traduire en termes d’harmonie ou de dysharmonie. Harmonie lorsque, d’une manière générale, les contenus de l’énonciation coïncident : Locuteur et Allocutaire se réfèrent à une expérience commune. Dysharmonie lorsque ces mêmes contenus divergent : Locuteur et Allocutaire sont existentiellement situés sur deux plans différents, lesquels créent les conditions mêmes d’une mésinterprétation ou, pire, d’une totale incompréhension.

   Ce qui est à comprendre (dans le champ de la compréhension), c’est qu’un dialogue minimal est la condition de possibilité de tout échange fructueux. En quelque façon le « Soi » du Lecteur doit se superposer, se calquer sur celui de l’Auteur, affinités préalables à toute entente réciproque. Instaurer un dialogue, c’est faire en sorte que l’étymologie du mot « dialogue » ne reste lettre morte, mais que le « dia », « ce qui traverse » puisse rencontrer le « logos », le « discours », la « raison » de celui à qui la parole est destinée. Hors de cette rencontre, de cette convergence, de cette osmose en vue de laquelle tout discours est produit, il n’y aura jamais que la glaise d’une lourde incompréhension, deux positions parallèles dont l’essence est de ne jamais aboutir à cette belle jonction du mot proféré, du mot reçu en la totalité de sa signification.

Est-il possible de comprendre ?

 

Diagramme de Venn montrant

quels glyphes en majuscules

sont partagés par l'alphabet

grec, latin et russe.

 

 

   Le recours au diagramme ci-dessus, ou « Diagramme de Venn », reporté au diagramme proposé plus haut, permettra de saisir ce lieu unique, cette manière de creuset, de réservoir mis en commun, là où une entente identique des choses les conduira à leur accomplissement le plus parfait. Ce qui a été nommé, dans le premier diagramme, au lieu d’intersection des deux cercles :

Mise en commun des expériences

Zone de compréhension « objective » de l’Allocutaire

Zone de médiation

 

Se réverbère en miroir dans le second diagramme, là où

 

O M K T

 

A X Y H

 

B E P

 

Sont les parties communes, partagées

des glyphes de langues originellement distinctes

grec, latin et russe

 

   C’est donc dans une zone bien déterminée du réel, une zone de médiation qui fait se superposer, se chevaucher des expériences plurielles, que peut se donner, dans un genre d’universel commun, la signification ultime qui sera entente entre Locuteur et Allocutaire. Ce qui, énoncé en termes qui me sont chers, revient à énoncer une fusion des affinités comme seule mesure qui rende possible un échange humain.

   Ainsi, si le corpus du Poème cité en référence, devient « cause commune », entente, possession partagée, alors l’énigme s’éclaire et se résout dans la plus pure clarté. Les « refuges », « renoncements », « sevrages » se désocculteront, sortiront de l’ombre et le « » de « Force de ne plus t’aimer », s’exilant de sa zone de mystère, deviendra le « tiers inclus » grâce auquel un dévoilement aura eu lieu, autrement dit le surgissement d’une Vérité. De manière semblable, l’arbre anonyme trouvera à s’épanouir selon la forme hautement compréhensive de ses racines fondatrices, de son tronc rugueux au contact du réel, du réseau infini de ses branches, du scintillement de ses milliers de feuilles, autant de minuscules métaphores d’une herméneutique en acte. Car, nous Humains ne sommes que ceci, un constant dépliement compréhensif-interprétatif de qui-nous-sommes en direction de-qui-nous-ne-sommes-pas, cette altérité qu’il faut faire sienne au risque de Soi. Sans doute n’y a-t-il rien de plus essentiel que de nous comprendre nous-mêmes et ce qui ne l’est nullement, car notre destin est tissé de ceci :

 

Être est comprendre

Ignorer est Non-Être

  

Puissions-nous, à partir de ceci, lire le beau Poème

d’Emmanuel-Emmanuel à nouveaux frais :

 

« Par combien de refuges

Par combien de renoncements

Sous l’addition des sevrages

Force de ne plus t’aimer

Voudrais-je quitter l’orbite de cette terre désespérée

Sa pluie si belle

Ses cheveux doux

Si fous

De l’attente

Des calamités et du chaos

Je voulais être un arbre

E. Szwed

07-VII-23

Je voulais être un arbre »

 

*

 

Oui, nous voudrions « être un arbre », un arbre compréhensif

Disposé à l’entente de l’Autre à l’aune de ses feuilles

De ses branches, de ses racines, de ses rhizomes

Et pouvoir rejoindre en un saut de la pensée

Celle qui, toujours aimée, s’éclaire

Au plus haut

Du Sens

 

O M K T

 

A X Y H

 

B E P

 

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7 juillet 2023 5 07 /07 /juillet /2023 08:10
L’Humaine Figure

Barbara Kroll

 

***

 

   Notre confrontation à l’image, en un premier temps, se donne sous l’espèce du paradoxe. Habitués que nous sommes, avec les œuvres de Barbara Kroll, à nous y retrouver immédiatement avec le motif de la figuration, ici, la soudaine illisibilité, l’effet de nouveauté, le surgissement de l’énigme nous désorientent et c’est de Nous dont il sera bientôt question, de notre rapport au monde de la représentation picturale. Car c’est toujours du relationnel, de la médiation, de l’échange dont il y va avec le microcosme de l’œuvre qui ne cesse de nous interroger, de nous mettre à l’épreuve et donc de la reconnaître en tant que ce qu’elle est, ce qu’elle profère, subtil langage dont nous deviendrons les vifs herméneutes si, du moins, nous ne voulons demeurer dans une ambiguïté qui nous serait préjudiciable, tout comme elle le serait pour la figuration qui s’enliserait en sa propre matière. Car, nécessairement, il nous faut creuser l’écart, autre nom du sens, afin que les choses mises en place, une sémantique puisse nous atteindre. Si notre compréhension ne saurait être de nature strictement intellectuelle, au moins faut-il que notre voyage dans le sensible trouve ses amers, pose ses jalons, ouvrant les sèmes au terme desquels l’œuvre, quittant son coefficient d’étrangeté, nous rencontrera à l’aune de son explicite, jusqu’ici implicite.  Car nul ne saurait demeurer au silence face à ce qui l’interroge.

   Regardant l’image, en un second temps, prenant acte du fait qu’elle nous propose bien plutôt un jeu de couleurs qu’une organisation structurée, qu’un plan déterminé qui trouverait, en toute logique, la voie claire de sa lecture, un peu décontenancés face à cette cartographie un brin chaotique, c’est notre instinct, sans doute notre inconscient, guidés par la puissance de quelque archétype, qui feront de notre conduite un genre de tâtonnement parmi le divers, le multiple, le polyphonique. C’est en effet comme si mille voix s’adressaient à nous dont nous devrions démêler l’écheveau afin d’en percevoir l’unique et singulier message. Or, dans cette « jungle » de couleurs, dans cet entrelacement de formes esquissé bien plus que dirigé par la finalité d’une composition qui dévoilerait immédiatement son être, nous ne pourrons guère avoir d’autre recours que celui qu’offre au Patient qui y est soumis, d’interpréter l’indécis, l’indiscernable, le flottant à l’aune de nos propres projections dans ce qui apparaît comme un Test de Rorschach. Une manière d’illogique des taches, laquelle, une fois explorée, nous proposera, sinon la rigueur d’une logique, du moins un soubassement sur lequel édifier quelque hypothèse.

   Chacun sait que, lorsque le réel est confus (un empilement de rochers au bord de la mer, un amoncellement se stalactites et de stalagmites dans une grotte, la luxuriance d’une végétation, un moutonnement de cumulo-nimbus), nous n’aurons de cesse de les comprendre qu’à plaquer sur leur réalité complexe, un visage ou un corps humains ou bien même leurs fragments, qu’à projeter sur leurs formes tout un bestiaire, qu’à imaginer à leur contact l’aspect des choses familières de notre usage quotidien. Cependant, chacun le sait pour en avoir fait l’expérience, il existe une évidente précellence accordée à l’épiphanie humaine, au simple motif que c’est un peu de Nous qui s’y actualise. Et notre effort vis-à-vis de cette esquisse de Barbara Kroll empruntera tout naturellement la voie humaine puisque, aussi bien, c’est celle-ci que privilégie l’Artiste dans la quasi-totalité de ses expressions picturales.

   Alors, que voyons-nous à la lumière de notre imaginaire ? Å l’évidence, tout en bas de la toile, cette large tache rouge foncé, tel l’Andrinople, de forme ovale, nous la désignons comme le surgissement signifiant d’emblée, le double bourrelet des lèvres, la zone intervallaire, plus sombre, indiquant la profondeur de la cavité buccale. Cependant sommes-nous quittes de l’image, sommes-nous assurés qu’une nette effigie humaine s’ensuivra ? Nullement car, en dehors de ce fragment significatif, le reste de la toile se fond dans une manière de pullulation qui, jamais, ne dit son nom. Là est le lieu d’une constante confusion. Là est le lieu hiéroglyphique dont nulle grille d’interprétation ne viendra résoudre l’indéchiffrable rébus. Nous sommes en terre inconnue et c’est à partir de ce nouveau sol que nous devrons déterminer, tant bien que mal, les limites, les frontières à l’intérieur desquelles de mystérieuses formes délivreront une partie de leur secret. Et, d’une manière totalement étonnante, c’est cette ambiguïté qui constituera le moteur de notre recherche.  Dans la partie centrale de l’image dont une découpe vous est proposée ci-après, se détache avec une certaine netteté la forme approximative, dont nul doute cependant n’entamerait la réalité, la forme donc d’un homme

L’Humaine Figure

 

dont on voit manifestement qu’il est en position animale, tête relevée en signe d’exploration de l’espace, bras telles des pattes antérieures solidement ancrées au sol, le reste du corps, s’il paraît dans une certaine inorganisation, un certain fouillis, n’en demeure pas moins la suite logique de la partie antérieure. Ainsi se livre à nous une manière de créature mixte, zoo-anthropologique, nullement inquiétante toutefois, comme si cette créature à peine issue d’elle-même se disposait au Monde selon une progression archaïque, tels les premiers hominidés bien plus apparentés aux Grands Singes qu’aux Hommes proprement dits.

   Bien entendu, si, à partir du décryptage du motif des lèvres, l’image peut être interprétée en sa totalité, alors ce qui était « in-signifiant », devient immédiatement signifiant et nous ne tarderons guère à substituer à la posture animale le détail même d’une joue vue au travers d’une loupe, à attribuer à la tache vert-Amande qui se donne selon une diagonale centrale, la qualité d’un nez, à imaginer l’ovale des yeux, au-dessus, dans cette zone d’indétermination qui, libre de toute forme, pourra les recevoir toutes. Bien évidemment, la facture abstraite de la peinture nous aura conduits à un long et préparatoire travail d’interprétation.

L’Humaine Figure

 

Barbara Kroll

 

   Et maintenant, nous mettons en relation deux images à l’évidence complémentaires, en raison du motif identique du visage qui s’illustre en chacune d’elle. D’emblée, la différence est nette. D’emblée, avec la précision du dessin, nous sautons à pieds joints, si l’on peut dire, dans la rhétorique de l’œuvre qui se décline de manière minimale, selon l’amorce d’une chevelure, selon le double ovale des yeux, selon la ligne du nez, selon le dessin de la bouche, tous signes que prolonge et accomplit la présence d’une robe et d’un collier. Alors, s’il y a divergence formelle entre les deux figurations, laquelle des deux nous conduirait avec le plus d’efficacité sur le terrain du Sens, puisque c’est de ceci dont il s’agit ici ? Du dessin à la peinture, se creusera un écart, respectivement l’immédiateté de la représentation opposée au détour ; l’évidence se confrontant à l’énigme. Si le dessin dit d’emblée le lieu de son être, l’esquisse peinte, quant à elle, demeure en retrait, nécessite l’espace d’un travail du Voyeur, une prise de distance car une vision proximale se noierait dans l’illisible, alors qu’une vision distale, opérant une synthèse, réorganise les formes selon la logique du Principe de Raison.

   Mais, bien plus que de simples considérations formelles, en réalité, c’est de temporalité dont il est question ici, temporalité dont la profondeur nous éclairera sur les destins divergents des deux façons d’envisager (de mettre en visage) le Modèle qui leur sert de prétexte. Le dessin est pure donation de soi dans l’instant même de sa profération. Tout y est clair, tout y vient dans la transparence, nulle opacité n’en vient contredire la parution. La structure narrative est directe et les détails de l’image, la posture du Sujet, non seulement permettent de le saisir dans sa totalité perceptive, mais encore, c’est le caractère du Modèle, les modalités de son tempérament qui viennent à notre rencontre. Celle-du-dessin est soucieuse, son regard ténébreux, comme si le souci de la finitude l’habitant, cette même finitude transparaissait à même son inquiète présence. Sa temporalité est celle de l’instant et c’est comme la décision d’un scalpel qui nous la livrerait selon le mode du dépouillement, un peu comme ces écorchés des salles d’anatomie livrés à l’incision du regard de l’Autre dans la dérision même de n’y pouvoir répliquer. Une forme vêtue de sens face à une nudité.

   Å l’aune de cette vision, combien le mode d’approche de Celle-qui-est-peinte diffère radicalement de celui qui vient d’être considéré. Ici, la temporalité s’amplifie à la dimension d’un long cheminement, car rien ne nous est livré d’emblée qu’un inextricable dont il faudra bien venir à bout, mais après qu’un labeur aura été accompli, celui d’un inventaire signifiant des formes au terme duquel, seulement, le visage pourra apparaître surgissant de sa propre énigme. Si le dessin appelait la promptitude de la saisie du trait, à l’opposé les taches de couleur supposent une sinuosité de l’intellect cherchant à débrouiller l’écheveau emmêlé d’un lexique pour le moins confus. Alors se pose maintenant la question de savoir, face au dessin, face à l’esquisse peinte, comment le Voyeur fait face, comment sa propre tonalité psychique réagit à ces propositions picturales si opposées. Dès lors il ne peut guère être question que du climat particulier de chaque subjectivité par rapport à l’effectivité de la dimension temporelle.

   Tel Voyeur se trouvera rassuré au simple motif de l’immédiate lisibilité du dessin, tel autre préférera, à cette soudaineté, une approche différée tout comme le serait celle de l’abeille butinant patiemment le pollen de la fleur avant même d’en cueillir le rare, l’inestimable. Quant à nous, nous croyons le second mode de saisie (selon la longue temporalité) davantage orienté vers une rétribution plus décisive du geste du regard esthétique. Car le plus souvent en art, comme en littérature, comme en philosophie, le don que nous font ces disciplines de l’esprit ne surviennent qu’à la mesure d’un réel investissement affectif, d’un parcours intellectuel conséquent, d’une lente élaboration du sens. Oui, ces disciplines sont exigeantes et c’est bien en ceci qu’elles sont précieuses. L’Athlète qui pratique une course de fond, un marathon par exemple, n’est reconnu qu’au terme de ses souffrances. Ces « souffrances » ne sont nullement facultatives, elles sont coalescentes à l’esprit même de l’effort humain en son continuel dépassement. Cet exemple n’a de valeur que métaphorique mais c’est bien une idée analogue qui traverse la recherche artistique, qui traverse la volonté de progrès sportif.

   Toujours le « risque » consiste à choisir la solution de facilité, à s’en remettre à ce qui se formule sans délai, tant « L’homme pressé » est une image ancrée dans les mentalités contemporaines. Certes, sans doute y a-t-il le plaisir d’une gratification imminente alors que l’attente est toujours synonyme d’ennui, de sentiment d’incomplétude. Ainsi se laisse comprendre, dans la plupart des cas, la fuite devant les œuvres abstraites (une toile unie de Rothko, le bitume noir d’un Soulages, une blancheur de Malevitch), au profit d’œuvres concrètes, dont le caractère d’évidente réalité ne suppose nulle propédeutique initiale avant que d’entrer en l’œuvre et d’en dévoiler l’intention.

   Oui, le travail en direction de l’œuvre abstraite est toujours une tâche ingrate dont la finalité n’est jamais assurée d’avance. Peut-être même une vision longue échouera-t-elle à en déclore l’énigme et la toile demeurera dans son coefficient d’ambiguïté, celée sur son secret, genre de monade dont l’auto-constitution la protègera des regards inquisiteurs. Mais à ceci, demeurer dans une zone d’invisibilité, le « danger » encouru, n’est guère opératoire qu’en dépit d’une frustration passagère. La valeur essentielle aura été celle d’une méditation-contemplation, ce genre de « rien » qui, en nous, progressera à bas bruit, ne laissant que d’invisibles traces. Cependant, celles-ci n’auront existé en pure perte. Elles ressurgiront, ici et là, nous donnant peut-être la clé d’autres œuvres car, de ces œuvres, de préalables nervures, des architectures anticipatrices se seront levées qui, en leur temps de venue au Monde, nous livreront cette plénitude que nous attendions dont l’effet n’aura été que différé. Et, pour conclure cet article, cette citation de Patrick Lévy extraite de son livre 'Sâdhus' :

 

   « Le but du chemin est le chemin lui-même, un déplacement sans fin qui devrait nous conduire non quelque part mais ailleurs. Vers soi-même ? Je n'en sais rien. S'il n'y a pas de but, il n'y a pas non plus le souci d'accomplir. C'est dans ce nulle part que se trouve la libération, c'est à dire que l'on découvre que l'on est libre. »

 

   Or c’est bien dans ce genre de « nulle part » que l’esquisse peinte de Barbara Kroll, nous convie l’espace de quelques taches de couleur, de quelques lignes à peine ébauchées. C’est donc vis-à-vis d’elles qu’il faut nous rendre libres. Et être libre, est-ce autre chose que de donner du Sens à ce que nos sens (étonnante convergence signifiante des homophones), perçoivent, que nos affects métabolisent, que notre intellect synthétise ? Est-ce autre chose ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

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14 juin 2023 3 14 /06 /juin /2023 07:58
L’Insondable Présence

« Femme assise »

Barbara Kroll

 

***

 

   Comme rien ne fait encore sens à rencontrer pour la première fois cette image, il faut se résoudre à en parcourir la surface, à en interroger l’obscur, à en traverser le clair, à en décrypter les lignes comme si cette marche hasardeuse, sinon aveugle, pouvait à elle seule nous conduire en-deçà-au-delà de son apparaître, là même où cela commence à se dévoiler, là même où se lève un bruit de source qui pourrait bien être son origine, du moins un index pointant en direction de l’éclaircie d’un mystère. Car, ce que nous savons, plus ou moins confusément, c’est que le réel en sa native nature est pur secret, profond ésotérisme, dissimulation de sèmes dont il nous faut venir à bout. Ou tenter de le faire. S’en exonèrerait-on et l’on ne connaîtrait du Monde que quelques unes de ses rares manifestations et l’on ne possèderait de Soi qu’un fragile fil d’Ariane qui, à tout instant, menacerait de se rompre. Nous sommes si proches de l’énigmatique présence d’un labyrinthe aux murs de verre en lesquels notre image pourrait se perdre qu’il nous faut, sans délai, interroger ce-qui-fait-face : voir le visible de manière à ce que l’Invisible, l’Étrange en leur aporétique figure libèrent notre conscience du poids d’en affronter la possibilité même.

   Le fond, est-ce le Néant lui-même en sa nuit première ? le fond est nocturne où tout pourrait s’abîmer si notre regard persistait à en vouloir percer la troublante énigme. C’est la Nuit, certes la Nuit Souveraine, mais la Nuit en laquelle le Monde et nous-mêmes nous confondons au point de nous rendre illisibles : le Monde aussi bien que nous, tremblantes Esquisses fardées des plus confondantes ténèbres. Puis, à droite, jouxtant la suie nocturne, un végétal, ou ce qui lui ressemble, s’élève comme pour témoigner d’une possible vie, d’une hypothétique génération. Or qui pourrait donc croître dans cette zone de dense irréalité ?

 

Une figure extra-humaine ?

Un animal fantastique,

 Licorne ou bien Centaure,

ou bien Gargouille, ou bien Gorgone,

tellement de sombres silhouettes

 tapissent le rideau torturé

de notre imaginaire ?

 

   C’est un peu l’essence du clair-obscur que de nous révéler des formes ambiguës que la pénombre reprend en elle, une manière d’Amour se lève qu’une immédiate polémique vient gommer, soustraire au piège toujours tendu de notre désir.

   Puis une grande aire blanche identique à un champ de neige, une zone que la blancheur rend anonyme au motif que nulle altérité ne vient en rythmer la présence, que nulle différence ne fait surgir quelque chose qui s’en détacherait, par exemple un oiseau confirmant son être surgi d’un ciel morne d’hiver, juste l’arabesque d’une aile donnant corps à l’air qui en supporte la venue. Certes, un regard un peu plus appuyé, un regard inquisiteur ne tarde guère à faire sortir de toute cette torpeur visuelle quelques formes qui se confirment en leur être tout en procédant à l’émergence du nôtre.  Certes, il y a l’étendue indolente, atone, d’une couche dont on se demande si, jamais, elle n’a accueilli le moindre corps, n’a abrité le songe le plus étroit. Une couche si peu présente à elle-même, un genre de flocon perdu dans l’immense ciel d’une banquise sans attache.

   Certes, il y a un sol, nullement un sol de fondation ou de fondement à partir duquel quelque Être pourrait prétendre faire phénomène, bien plutôt le visage du vide, de l’indécision, d’une indétermination qui, jamais, ne connaîtrait la limite qui pourrait le porter à lui-même, ce visage, dans un genre de certitude. Certes, il y a bien, mais dans l’approche la plus incertaine,

 

cette vision ectoplasmique,

cette vibration de corps astral,

cette manière de transe médiumnique

 

   dont même un esprit éclairé aurait le plus grand mal à figurer les contours, à nommer la « présence » et alors, dans le plus grand trouble, ce seraient des mots tronqués, des énonciations aphasiques, des bégaiements, des reprises car, comment nommer l’Innommable, comment substantiver l’Irréel, comment proférer alors que la bouche est clouée au silence ? Ceci veut signifier l’abolition de la Parole, cette essence la plus haute par laquelle l’Humanité accède à son Être et peut rayonner, ici et là, dans toutes les mesures de l’Espace, dans toutes les stances du Temps.

   Voyez-vous, combien le Langage est maladroit à faire, dans l’Irréel, une découpe que ne viendrait confirmer nul élément concret situé dans l’horizon humain. Ceci, cet Informel, ceci, ce Non-encore-venu-à-l’Être, cette manière d’Illogisme, de contrariété du Principe de Raison, quel nom lui donner qui ne serait pure perversion des mots ? Comment ?

 

« Femme-venant-à-Soi » ?

« Femme pré-logique « ?

« Femme antéprédicative » ?

« Retenue avant la libération » ?

« Étincelle avant la flamme » ?

« Silence précurseur du Dire » ?

« Brume songeuse

avant-courrière de l’Être » ?

 

   Comment mieux exprimer l’embarras dans lequel nous nous trouvons, nous Hommes de Parole que nulle Parole, momentanément, ne vient confirmer en leur Être ? Il nous est intimé l’ordre de nous y retrouver au centre même de ce chaos qui, pour devenir fondateur, a besoin d’une éclaircie, d’une désobstruction de tout ce fatras qui se nomme non-sens, qui se nomme aussi absurde, qui se nomme encore déréliction.

    Certes, nous ne sommes nullement égarés au sein de notre propre Être au point de n’avoir pas reconnu une Esquisse Féminine en sa toute première candeur, en toute sa réserve qui la pose telle la Discrétion-même, Elle diffère si peu de Soi, sa main est un geste qui vient obturer son visage, un bras est replié vers une féminité dont elle assure précieusement la garde, les jambes sont croisées qui, elles aussi, paraissent les gardiennes d’une virginité, d’une venue à l’Être sur le mode du silence, peut-être de l’appréhension, peut-être la tentation l’anime-t-elle en sourdine de rejoindre ce Néant dont elle vient, dont elle voudrait éprouver le coefficient de totale Nullité.

 

Elle est Elle sans être Elle

 

   Certes la formule est étrange, laquelle ne manquera d’étonner les Êtres épris de matérialité, entièrement alloués à la concrétude la plus effective. Mais nous pensons que ces Lecteurs pareils, en quelque sorte, à la solidité d’un roc, auront déserté notre prose bien avant que d’être arrivés ici, à cet endroit où, peut-être, un nœud pourrait se dénouer, une éclaircie advenir dans l’ordre de quelque compréhension. Du moins un essai.

    Elle, nous l’avons nommée Elle, à plusieurs reprises et, du reste, nous aurions été bien en peine de prédiquer plus avant qui-elle-est ou qui-elle-n’est-pas, tellement l’énigme qu’elle nous pose est massive, Œdipe face au Sphinx en quelque sorte. Alors, comment nommer ce qui nous interroge et nous fuit avant même qu’un acte de nomination adéquat ait eu lieu à son sujet ? Pourrions-nous dire, à la façon germanique : « Es gibt Sein », « il y a Être », pour indiquer un lieu, une position, une localité, un évident « il y a », bien plutôt qu’une réalité ontologique, « Être » ? Combien nous sommes dans l’embarras pour faire venir au langage « cette vision ectoplasmique », comme indiqué plus haut. Il faudrait, en tout état de cause, user d’un néologisme semblable aux « néopronoms »  ou pronoms non genrés, ceux qui indiquent, en quelque manière, l’indéfini, la césure quasiment imprononçable, la jointure symbolique de la dyade humaine, le fléau de la balance se fixant d’une façon totalement arbitraire entre IL & ELLE, dont quelques formes nous sont suggérées par le « Tableau synthétique des néopronoms non binaires » d’où nous ne prélèverons, d’une manière tout à fait arbitraire, dictée plutôt par des motifs esthétiques et euphoniques, qu’une courte série telle que donnée ci-après :

 

iel, yel, ielle, ael,

 

   dont tout un chacun s’accordera à reconnaître l’originalité, la juste mesure en quelque sorte de ces simples voyelles, la figure condensée, elliptique, au gré de laquelle naît, dans le genre d’une origine, un Être de pure grâce, un genre de chrysalide avant que n’intervienne l’éclosion, que la métamorphose ne trouve sa résolution. Nous opterons, en raison de simple affinités, pour YEL où, sous chaque valeur phonétique, s’inscrit une dimension sémantique.

 

[j]  [ɛ[l]

 

[j] nous dit, en sa fluidité de semi-voyelle, la naissance de quelque chose, une façon d’envol si l’on veut.  

[ɛ] par son ouverture, prolonge ce premier effet, lui donne de l’ampleur, l’assure d’un possible futur, d’un en-voie-de…

[l] par l’élévation apicale que suppose son articulation, reprend en son sein la fluidité première de [j], accentue l’ouverture de [ɛ], réalise une manière de synthèse qui, à défaut d’être accomplissement terminal, totalisation, initie une venue à l’Être dont YEL sera le fondement même, le principe d’une existence future, la survenue au grand jour de cette Imago qui était en attente de son propre déploiement.  

   Certes plus d’un lecteur, plus d’une Lectrice s’étonneront de la hardiesse de l’interprétation ci-dessus proposée. Sans doute auront-ils raison en une première approximation. Cependant, jamais il ne faut oublier que le Langage est la forme essentielle du SENS, toutes les autres significations étant secondes, dérivées et entièrement sous la dépendance des Mots. C’est bien le Mot qui porte en lui toute la charge de sens imaginable, ce mot qu’habite le génie de la polysémie. Et, pour ce qui est des différentes valeurs onomastiques l’on s’accordera sur le fait que le prénom « Yolande » comporte infiniment plus de douceur et de féminité que le prénom « Arthur », plein de rocaille et de rudesse, de masculinité affirmée. Nous sommes aussi déterminés par nos propres prénoms sur le plan de la réception et c’est une chose de se nommer « Yaël » une autre de se nommer « Robert ». Mais nous sommes ici sur le plan de truismes élémentaires.

   La grande qualité que nous trouvons au choix de YEL, réside entièrement dans le fait de la liberté qu’il autorise.

 

YEL est pure élévation de Soi.

YEL est de la douceur du Miel.

YEL est de la légèreté du Ciel.

YEL est simple écho de l’Essentiel.

YEL simple efflorescence de l’Existentiel.

 

   Ici, le jeu de la paronymie incline vers une pure Beauté, que double une authentique Sérénité, que redouble une réelle Félicité. Car, de YEL, nous ne voulons retenir nullement le Fiel qui pourrait en traverser la singulière temporalité. Trop de Cassandres, en notre Monde d’immédiate jouissance, que ne médiatise nulle éthique, trop de Cassandres donc viennent obscurcir le ciel de pure évidence qui s’ouvre à nous si nous savons le regarder avec la justesse, avec la lumière du déploiement, avec un étonnement mêlé de merveilleux.

 

Oui, notre monde est désenchanté.

Oui, notre Monde ne sait plus rêver.

Oui, notre Monde ne se connaît

plus comme Monde,

seulement une course en avant

 aveugle, obstinée, qui ne parvient plus

à saisir la consistance tragique de sa chute.

  

   De la possible Chute, il faut se relever. Des mors du Nihilisme, il convient de s’affranchir. Du piège de la déréliction il faut nous exonérer. Certes, ceci ressemble à un discours prophétique, à l’énoncé d’une Profession de Foi. Certes, ceci ressemble à l’appel d’une Religion. Å une « religion », sans doute, mais dans sa valeur étymologique de « recueillir », « relier », nullement dans l’aspect de croyance et de dogmatisme qui lui sont naturellement attachés. « Recueillir, relier » suppose avant tout notre propre inscription dans le creuset du SENS, aussi bien celui qui nous est intimement familier, aussi bien l’entièreté des significations du Monde avec lesquelles, nécessairement, nous sommes en lien.

 

D’une manière essentielle,

être soi, c’est être sensé,

au pied de la lettre,

c’est-à-dire être touché,

fécondé,

métamorphosé

par le Sens.

   

   Et puisque, jusqu’ici, nous n’avons guère pratiqué qu’une manière de jeu onomastique tout autour de l’Étrange Figure ébauchée par Barbara Kroll, autant continuer afin de n’en nullement épuiser le sens, du moins en approcher la subtile essence. Notre choix de YEL n’est pure gratuité au simple motif que Tout dans le Monde se tient, que ce monde est le centre même d’un constant jeu herméneutique dont nous figurons l’une des possibilités. En appelant, de nouveau, à la notion de paronymie et, dans une matière d’étoilement, autour de YEL nous ferons surgir toute une constellation signifiante telle qu’évoquée par les beaux titres des livres d’Edmond Jabès, écrivain dont l’œuvre porte le sceau irréductible de son identité juive, sa méditation poétique consistera en une réflexion sur l’exil et le silence de Dieu. Son œuvre entière sera marquée par le recours à un discours apophatique, autrement dit placé sous la bannière de l’indicible, de l’ineffable, de ce qui, par nature, dépasse aussi bien l’entendement humain que ses possibilités langagières. Donc YEL que, pour notre part, nous avons voulu qu’il ou elle se plaçât sous le secret de quelque indétermination, en réalité une sorte de liberté originaire, nous l’inclurons dans la pléiade jabésienne que constituent les beaux noms de

 

YAËL

ELYA

AELY

   

   dont nous remarquerons qu’ils sont tous constituée de quatre lettres, à l’instar du nom DIEU, dont nous pointerons encore l’étonnant jeu alchimico-langagier lequel, dans le mystère de l’athanor, a métamorphosé chaque mot selon les permutations des mêmes lettres, comme de successives vêtures qui, sous un aspect formel différent, décriraient le visage d’un seul et même Être. Une Essence identique jouant à distribuer, à l’intérieur du mot, ses « pions » selon des « fantaisies » successives. En réalité un SENS unique, un genre de vérité-caméleon se donnant de telle ou de telle façon selon la lumière du jour, ce qui se nomme « chromogenèse » au plan du phénomène lumineux, ce qui se nomme « herméneutique » au plan des variations successives de la Langue.

    Donc avec ce qui, précédemment, a été nommé « constellation », dont la figure topologique pourrait prendre l’apparence suivante

L’Insondable Présence

   Nous remarquerons la presque analogie des Quatre Noms. YEL, cependant, demeurant en retrait puisque lui fait défaut le lettre « A » afin d’être en conformité avec les Noms qui gravitent autour de sa présence. Que signifie cette incomplétude, ce manque-à-être, sinon peut-être une manière d’antériorité, de plus proche de l’originaire, d’encore plus matriciel, comme si, encore si peu engagé dans l’Être, un mouvement de retour vers le commencement de la génération pouvait être envisagé. Dès lors, comment faire apparaître sur le plan de l’écrit, par un simple phénomène d’énonciation langagière, cet indicible qui, toujours nous met dans l’échec d’en rendre compte ? Dès lors, comment rendre sensible sur le plan graphique, ces presque équivalences pré-oncologiques ? Dès lors, comment porter à la présence, fût-ce au travers de la métaphore ces Êtres de tulle dont l’inconsistance est la texture même ? Bien évidemment, ces questions n’appellent nulle réponse et Dieu, pas plus que Yaël, Yel, Elya, Aely ne nous soulageront de l’inquiétude de vivre et de convoquer, ici et là, des Noms, des Images, des Songes qui, faute de nous apporter des certitudes, fourniront quelques provendes cathartiques à notre insatiable boulimie de connaître.

   « Femme assise », tel est le titre en guise de constat dont cette œuvre est censée nous fournir le chiffre. Le traitement de la peinture, comme toujours fait de rapides effleurements chez cette Artiste, ne nous donne qu’en apparence, selon le mode de l’illusion ou bien du rêve éveillé, ce qui, en toute saisie première, n’est Femme que par privation, n’est assise que par défaut. Son existence concrète n’a rien d’une certitude et c’est en ceci, toute cette confusion qui émane d’elle et de son paysage proche qu’elle nous rend libres, nous-les-Voyeurs qui ne voulons faire de nos yeux que des faisceaux interrogatifs, de nos corps des radeaux de désirs au large de qui-nous-croyons-être.

 

Peut-être, ne sommes-nous,

nous aussi, que des Êtres

qui bourgeonnent, vacillent

et gravitent autour de ce Rien

qui se nomme « Monde » ?

 

 

 

 

 

 

 

           

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