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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 17:16
Un refuge où s’appartenir

Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

 

                                                       Le 9 Avril 2018

 

 

 

 

              A toi qui sors de la nuit.

 

 

   Sans doute tes rives nordiques commencent-elles à s’orner des premières lueurs du printemps. Ici la saison se fait attendre et les giboulées sont sorties de Mars pour entrer en Avril. Voilà pour les nouvelles climatiques.

   Je t’ai souvent parlé de l’attirance qu’exercent sur moi les grandes étendues, surtout les déserts avec leur belle austérité. Jamais je n’en ai foulé l’immense solitude. Jamais je n’en parcourrai les vastes étendues. Je suis bien trop sédentaire pour envisager une telle transhumance. Alors que me reste-t-il, sinon à feuilleter les pages d’un livre, à regarder les images sur un écran et, surtout, à rêver. Il y a peu, pris de cette vague nostalgie qui affecte les voyageurs en chambre, j’ai regardé un reportage sur la Mongolie et le Désert de Gobi. Le documentaire était un peu daté, si bien qu’il présentait plutôt l’aspect d’une découverte archéologique ancienne que d’un réel saisi sur le vif. Peut-être était-ce mieux ainsi. Tu sais comme moi combien tous ces documentaires sont conventionnels, manières de bréviaires pour touristes où se mêlent, pêle-mêle, ces longs paysages de steppe herbeuse, ces yourtes grossières revêtues de peau, ces beaux chevaux mongols harnachés de selles colorées, ces lutteurs, genres de sumos portant bottes, ces familles de nomades qui se prêtent au jeu d’une intrusion dans leur intimité, montrant ici leurs derniers nés, là les peaux qui leur servent de couche, leurs ustensiles de cuisine, leur poêle rempli de bouses de yack dont l’épaisse fumée ressort par un oculus percé dans le toit. Mais encore tout ceci aurait été acceptable si la caméra ne s’était ingéniée à filmer le « progrès », lequel consistait en quantité de chantiers hideux où d’immenses excavatrices éventraient le sol afin d’en extraire l’or. La cupidité des hommes est sans limite, raison de plus pour s’en détourner. J’ai renoncé à voir le mot « fin » s’inscrire sur l’écran. De la Mongolie, du Gobi, je préférais conserver un souvenir qui ne soit celui de cette désolation.

   Alors, vois-tu, combien il est plus heureux de poser devant soi le désert en sa pureté. Mais regardons ensemble cette très belle photographie d’Hervé Baïs et tâchons d’y voir les phénomènes essentiels qui l’animent. En sa plus haute décision le ciel est ce drap noir qui paraît fixer aux destinataires de ces lieux un cadre à ne pas dépasser comme si, en sortir, constituait une coupable effraction. Aperçois-tu cette pure exigence de ces microcosmes qui n’ont de raison d’être qu’à la dimension de leur propre présence ? C’est bien là la vérité du subtil et de l’aérien, le point nodal de leur unique beauté. Nul ne pourrait s’y soustraire qu’à renoncer, en lui, à cette voix de source qui coule infiniment pour témoigner de l’unique persistance des choses, de leur dimension d’éternité. Mais seulement pour qui sait sentir au-delà de la vision bornée d’une rationalité, la poétique de l’apparaître selon sa pente la plus révélatrice.

   Juste au-dessous c’est une belle lueur gris-blanc qui est l’épure de ce qui se donne sans retrait. Là pourrait avoir lieu tout surgissement, du nuage, de l’oiseau, de la fumée. Mais en réalité rien ne saurait  entacher cette manière de vide qui n’est, à bien en méditer le sens, que la libre venue à soi de la plénitude. Combien de saints, d’anachorètes, d’ermites aux vœux absolutistes réfugiés dans des cabanes de pierre avec le sable pour seul horizon ont vraisemblablement connu ces états transcendants si proches de la fascination éprouvée auprès des œuvres d’art par les esthètes. Ceci, j’en suis sûr, tu en constates comme moi l’intuition certaine : toute élévation de l’âme est à soi la profération de l’unique, qu’elle provienne de ceci ou bien cela, du paysage sublime, de la prière fervente du religieux, de l’accroissement d’être de l’artiste voyant s’éployer son œuvre en tant que son propre soi trouvant le site de son effectuation. Il y a tellement de manières dont une faveur, un don, un prodige peuvent venir à notre rencontre et y faire lever les jaillissements de la joie. Je ne parle même pas de l’amour qui, dans toutes les manifestations, est la résille commune des emplissements de tous ces affects.

   Et que dire alors du sentiment immédiat de la proximité. Être le regardeur privilégié nous installe au centre de l’image, au foyer de ses ondes multiples qui ne sont plus mouvantes, étrangement, mais infiniment immobiles comme si une halte était toujours nécessaire à la saisie intime des choses. Oui le temps se métamorphose. Oui l’espace modifie sa topologie. Oui notre être se donne tout entier au procès de la manifestation. La solitude en est la médiatrice essentielle. Rien ne doit distraire. Rien ne doit séparer. Rien déporter en-dehors de soi. Être-de-la-dune en constante osmose avec l’être-que-l’on-est en attente de sa propre complétude. Nous, hommes aux mains vides, aux yeux souvent infertiles, à la peau éblouie par l’incandescence du jour, il faut le face à face, l’événement, le point de fusion qui nous portera dans ces régions de certitude que rien ne saurait dépasser.

   Etrange fascination pareille à un mirage au loin qui aurait retourné son signe afin que, nous l’appropriant, toute chose recouvre son ordre en même temps que l’impression de félicité qui lui est attachée. Là dans les plis et les orbes des collines de sable, dans leurs subtils ondoiements, leurs formes si étonnamment parfaites, leurs rides éoliennes parcourues de douleurs anciennes, là dans les sillons et les creux où glisse l’ombre en son mystère, là à la limite de soi où le flottement du palmier nous rappellerait à la partition lointaine du monde, il est un refuge pour s’appartenir sans partage, telle la pierre de la météorite tombée en un point caché où nul n’en pourra surprendre le secret.

   Tu le sais bien, Solveig, nous sommes ces brillants sémaphores qui s’agitent sur d’innombrables crêtes dont nos corps ouvrent le tombeau à d’illisibles pensées, y compris aux nôtres. Seul le paysage sublime, seule l’œuvre d’art en sa singularité, l’émergence de l’altérité proche peuvent en déchiffrer l’alphabet crypté. Là, en cette essence qui toujours réclame sa complétude, réside le « bonheur-malheur » de la condition humaine. Oui, ce visage à double face, cette éternelle ambiguïté qui tel jour montre la figure du rayonnement, tel autre jour la face d’ombre. L’on pourrait demeurer des heures entières dans la contemplation d’une œuvre belle. Seulement le réel toujours nous rattrape, seulement le gardien vient annoncer la fermeture du musée, seulement l’aimée nous adresse un signe de la main lorsque, la coupée relevée, le bateau s’éloigne du rivage. Il faut cette distance de soi à soi, cette perte des choses afin que notre désir de nous retrouver, fouetté à vif, nous incite à nous ancrer, tels ces sauvages chevaux mongols à la crinière flottante, dans un lieu de renaissance. Puissent-ils trouver, ces chevaux,  la liberté qui n’est que l’autre nom de la beauté. Puissent-ils !

 

 

 

 

 

 

  

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10 septembre 2023 7 10 /09 /septembre /2023 09:21
Du plus Haut du Ciel

Roadtrip Iberico…

Fortaleza de Sagres…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

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   Située dans le « Journal de Voyage » d’Hervé Baïs en Terre Ibérique, « Fortaleza de Sagres » est l’image d’une construction militaire sise près du cap Saint-Vincent, le point le plus au sud-ouest du Portugal. Mais cette précision est de surcroît au motif qu’il s’agit moins de préciser les coordonnées géographiques de ce lieu que d’en tirer quelque enseignement symbolique. Autrement dit, substituer au premier plan de vision, un autre dont nous pensons qu’il sera plus riche d’enseignements. Habituellement, nous les Hommes d’humble destinée, avons-nous pour habitude d’avancer les yeux fixés sur l’horizon et singulièrement sur cette Terre que nos pieds foulent à la façon d’un remerciement. Comme si un rituel dédié au sol excluait, de par sa position, toute mesure qui serait placée hors du terrestre, de la glaise, de l’humus. Le limon en lieu et place de l’éther. Observez donc les Passants au hasard des rues, vous apercevrez leur attitude soucieuse, regard rivé aux pavés, peu d’entre eux, visages orientés vers le ciel, se présenteront à vous comme des explorateurs d’Infini, des aventuriers de l’Absolu. Certes « Infini », « Absolu » sont de Grands Mots qui nous toisent de toute leur hauteur mais, pour autant, ne doivent nullement nous réduire à n’être que de minces fourmis transportant leurs brindilles d’un coin du territoire à un autre. Ce préambule n’a pour but que d’attirer le regard en d’autres lieux que ceux, conventionnels qui, au compte de leur routine, ne font que nous aliéner à une lourde et immobile matière.

   Donc cette exigeante photographie, il faut la faire nôtre, degré par degré, tout comme l’on se hisserait depuis les profondeurs de la Caverne Platonicienne jusqu’aux altitudes célestes, là où le Soleil diffuse sa brillante et immortelle Lumière. Tout en bas, dans les profondeurs du Sensible, enveloppés d’ombres, nous nous confortons de cette manière de demi-cécité. Nous y sommes bien au motif que, toujours, nous en avons connu les voiles familiers, les attouchements quasi-maternels. Voir dans la clarté serait une trop vive blessure. De quoi nous satisfaisons-nous ? De ces silhouettes fuligineuses qui s’animent sur les parois de pierre. Puis, quelqu’un que nous appellerons « L’Innommé », vient saisir notre main, nous encourageant à quitter notre cocon. Au début, nous regimbons puis, petit à petit, nous gravissons la pente, distinguant dans la ténèbre un lac aux reflets d’étain, des Formes animant d’autres formes, le brasillement d’un feu au plein de la nuit. Toujours la main de l’Innommé nous invite à nous hausser au-delà de qui-nous-sommes afin de connaître une autre condition que celle d’Enchaînés. Bientôt l’air libre. Bientôt la douce caresse du vent sur notre peau. Bientôt l’Illumination Solaire, l’éclat à nul autre pareil. Soudain des Mots de pure essence s’inscrivent au fronton du Ciel :

 

Vérité – Justice – Beauté,

 

mots que féconde et porte à leur accomplissement le Souverain Bien.

  

   Voici le terme du voyage. Par contraste avec l’Allégorie Platonicienne, nous ne regagnerons nullement l’antre ombreux mais demeurerons en l’entière clarté de ce qui vient à nous. Maintenant nos yeux voient l’Invisible, maintenant nos yeux sont pénétrés de cette joie de l’Intelligible. Maintenant les Choses, le Monde nous dévoilent leur envers, nous gratifient de ce Chiffre mystérieux, de ce Secret qui les rend si essentiels aux yeux de Ceux qui veulent connaître et aller de l’avant avec, dans le regard, cette pierre de cristal, cette gemme transparente, ce rubis étincelant des énigmes révélées, des arcanes ouverts à la limpidité, à la simplicité du Jour. Toute Nuit est mise à l’écart qui obombrait, scellait nos paupières.

Quiconque lira, se posera la question de l’utilité de ces prémisses philosophiques, avec raison.

 

Le mobile invoqué pourrait se résumer à cette unique interrogation :

 

nos yeux nous dévoilent-ils l’entièreté du réel ?

 

   Chacun répondra à sa manière. Cependant, pour notre part, munis du viatique platonicien, nous gravirons les strates de l’image avec l’émerveillement qui sied aux Enfants dont chacun sait, qu’étant plus près de l’Origine, corrélativement, ils sont plus près de la Vérité. Ce que nous voyons là, posée devant nous, cette inexpugnable forteresse, ne serait-il préférable de la lire telle ces merveilleuses Ziggurats Mésopotamiennes, celles que l’on nommait « élevées », « construites en hauteur », ou encore les « très hautes », ce lexique si particulier méritant d’être rencontré à l’altitude qu’il mérite qui n’est autre que l’élévation babélienne du Monde, un Logos rayonne qui porte au-delà de sa propre présence l’entièreté, la totalité de ce qui vient nous visiter sous les traits du phénomène. Et, derrière le phénomène, la dissimulée mais très précieuse luminescence de l’Être, cet Indéfinissable qui pour n’être jamais circonscrit n’en détermine pas moins le tout de ce qui vient en Présence. Mais de l’Être, nous ne dirons davantage, cependant du Langage qui est la voie par laquelle il se signale, se manifeste selon son essentielle médiation, nous dirons un peu plus

 

car c’est bien en Hommes de Langage que nous

pouvons approcher d’un iota la nature de l’Être.

 

   Le bas de la Ziggurat se confond avec l’ombre dont elle provient. Le socle est ombre plus qu’ombre, c’est-à-dire mutité pleine et entière, occlusion des mots en leur gangue la plus primitive, la plus sourde.  Rien ne parle encore, ce qui veut dire que rien n’existe, que tout est immergé dans l’inextricable Chaos, que tout se mêle avec tout, que le Néant égale le Néant. C’est là le marais où s’emmêle le confus, où grouille le labyrinthique, où s’enracine le dédaléen. L’homme est encore en sa forme la plus archaïque, un simple tubercule en devenir, une racine noueuse non encore consciente de sa tumultueuse condition.

  Maintenant nous nous disposons à gravir les degrés de cette Babélienne Demeure, cette Demeure au sein de laquelle l’Homme, enfin venu à Lui, rencontrera les linéaments les plus assurés de son Essence selon le triptyque

 

Lire – Écrire – Parler,

 

   signes infimes au début, signes inscrits sur ces magnifiques tablettes sumériennes qui sont les orients qui le déterminent, l’Homme,  et l’installent en son Être. Gravir les degrés s’accomplira selon les Hymnes du Rig-Véda, ces paroles sacrées supposées avoir été révélées aux Rishis, ces Sages-Voyants à qui s’est donnée, un jour, l’entièreté, l’originarité d’une vision aurorale.

  

Premier degré – L’Origine du Monde

   

   « Å l’origine, enveloppé dans la nuit, cet univers n’était qu’une grande eau indistincte. L’UN formidable, du sein du vide, surgit alors par la puissance de son désir. »

  

   Et c’est bien nous, les êtres-en-devenir qui, aimantés par cette surabondance, cette sur-essentialité, gravirons le prochain degré qui, au sortir de la nuit, ne pourra être que pleinement auroral.

  

Second degré – Å l’Aurore

  

   « Dans les temps passés elle brillait splendide ; avec la même magnificence aujourd’hui elle éclaire le monde ; et dans l’avenir elle resplendira aussi belle. Elle ne connaît pas la vieillesse, immortelle, elle s’avance, toujours rayonnante de nouvelles beautés. »

 

    C’est bien parce que cette beauté nous aura atteints en plein cœur, Nous les appelés à être, que nous porterons nos yeux vers une lumière encore plus éblouissante, celle qui nous convoquera à notre horizon humain.

  

Troisième degré – Au Soleil

  

   « Il se lève du ciel, le Soleil brillant ; il va à sa tâche lointaine, éclatant de lumière ; - allons ! que les hommes aussi, réveillés et ranimés par lui, aillent à leur place et à leur tâche. »

  

   Voici, de l’Origine du Monde à la station finale de la vision du Soleil, après une initiation Aurorale, nous voilà enfin parvenus au sommet de la Ziggurat, au point le plus élevé de la Tour de Babel, là où notre regard enfin décillé peut voir les Choses en leur plus grande profondeur. Bien sûr cette pérégrination ressemble trait pour trait, à une Procession Mystique, à un Rite d’Initiation grâce auquel atteindre quelque Vérité cachée aux yeux des Mortels ordinaires. Certes. Parvenus à la plus grande hauteur, là où les mots vacillent, où la Matière se spiritualise, où les formes s’estompent, se fondent dans la nuit immensément ouverte du Ciel, où le regard s’allège, devient pareil à ces fins cirrus qui glissent, pareil à des voiles diaphanes, que dire, que prononcer qui ne soit consommé avant d’être produit, que penser qui déjà ne soit dissout dans une prochaine pensée, que méditer dont la consistance ne soit détruite à même la vacuité, la vanité des hypothèses ?  Nous sommes là, portés sur un si mince fil que, déjà, nous n’en percevons plus l’intime vibration.

 

Nous sommes en suspens

au-dessus de Nous-mêmes.

Nous ne nous abreuvons que de rosée,

ne nous sustentons que de brume,

n’avançons qu’au rythme d’une fugue.

Les Planètes font leur giration infinie.

Serons-nous au moins atteints

de cette « Musique des Sphères » ?

Elle seule pourrait nous dire

si notre quête d’Absolu présente encore

la forme de quelque nervure lisible

dans le lointain cosmos.

Le lointain !

 

 

 

 

 

 

 

 

   

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3 septembre 2023 7 03 /09 /septembre /2023 10:16

 

Tout visage est le lieu d'une vérité.

 

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 Sur l'album de Magda Manser

***

 L'apparition d'un visage est toujours un mystère. A peine l'apercevons-nous et, déjà, nous sommes conscients d'avoir franchi une limite, de nous situer dans un territoire d'une autre nature que celle du réel qui nous affecte quotidiennement. Le visage est ce miroir qui reflète le monde en même temps qu'il reflète l'essence de Celui, Celle qui en sont les sublimes porteurs. Oui, "sublimes" car cette effigie qui dresse devant nous sa singulière forme ne le fait qu'à l'aune d'un principe originaire, d'un temps suspendu. Car la durée ne saurait avoir de prise sur le visage. Seulement l'étincelle de l'instant s'y imprime avec la précision des choses simples. On évoquera, cependant, les rides témoignant d'une temporalité gravée dans la chair. Certes, mais ce sont seulement les nervures de l'être qui y figurent afin que l'Existant qui fait face puisse y lire la nature d'une âme, la quintessence par laquelle un Présent-sur-Terre signale sa silhouette anthropologique. Voyant le visage de l'Autre, ce n'est pas d'une simple géométrie dont il s'agit, d'une topologie qui aurait modelé la chair afin d'en préciser le commerce avec ses semblables. Ici, il est question d'un phénomène principiel s'annonçant, à chaque fois, comme unique, non reproductible. Le lexique facial est d'une telle complexité que, jamais, il ne peut renouveler sa propre épiphanie.

 Il en est ainsi de la Vérité qui ne surgit toujours qu'à assumer son essentielle singularité. Si la Vérité est l'adéquation de l'homme à cette profonde affinité qui le lie d'une manière exacte aux choses élues - on parlera "d'affinités électives", comme le faisait Goethe -, et gageons qu'il en soit ainsi, alors chaque instant d'une révélation ne peut faire sens qu'à être l'unique rencontre d'un FACE à FACE. On entendra par là la fusion de deux visages dans une commune osmose. C'est de l'être dont il s'agit, c'est-à-dire que la contemplation du visage de l'autre se révèle comme ontophanie, soit la pure décision de l'être de se donner à voir. On objectera peut-être que le corps dans sa totalité est également porteur d'une infinité de sèmes, d'une mise à jour d'une multiplicité de signifiants. Sans doute l'argument est-il recevable mais à condition que s'installe une rigueur perceptive de ce qui se montre. Si le corps signifie, et bien évidemment il le fait, il ne délivre du sens qu'à titre de sémaphore. Souvent les mains viennent confirmer ce que le langage finit  d'énoncer  et d'autres territoires corporels, chacun à leur manière, se manifestent comme porteurs d'informations. Seulement le corps dont on excepte le visage s'anime en tant que territoire ontique destiné à faire apparaître les esquisses successives de l'exister : nous sommes dans l'existence concrète, palpable, directement observable. De cette disposition du corps-parlant, il faut rapprocher  la dimension du visage en tant que pure grâce événementielle. Ici est le domaine ontologique par excellence, à savoir le lieu par lequel la conscience se livre, l'âme se dévoile, l'être surgit comme étrave singulière. Une apodicticité qui n'aurait besoin d'aucune explication si la nature de l'essence s'illustrait avec assez de cohérence aux yeux de ceux qui la reçoivent.

  Livrer, d'un seul et même empan de l'écriture, aussi bien la conscience que l'âme et proférer la survenue de l'être pourrait apparaître comme une décision purement arbitraire. Il s'agit donc de se défaire de ces abstractions pour se diriger vers ce qui, dans le visage, plonge ses assises dans le domaine de la concrétude, sans cependant oublier d'en préserver, comme en filigrane, les attaches ontologiques. L'on dit communément que "les yeux sont les fenêtres de l'âme" et chacun aura éprouvé combien il est troublant de se perdre dans le regard de l'Autre. Donc, si les yeux sont les fenêtres, par simple voie de conséquence le visage est la maison de l'âme de la même façon que Heidegger précisait que "le langage est la maison de l'être". Aussi bien langage et être sont indissociables, aussi bien âme et visage vivent en écho. En effet, si le langage dit l'être, le visage dit l'âme. Il n'y a pas de rupture sémantique, il y a simplement homologie ontologique. Mais évoquons maintenant quelques situations épiphaniques par lesquelles s'immiscer au plus près d'une possible réalité de l'âme, donc de l'être qui en assure l'essor.

  Mais, avant de pénétrer l'essence du visage, ce qui est important à saisir c'est le principe par lequel nous apparaît cette mesure d'invisibilité, d'indicible ou, à tout le moins, d'imperceptible manifestation. Car si nous percevons l'âme qui nous fait FACE, par le truchement des attitudes et mimiques qui s'impriment sur le visage de l'Autre, c'est bien que nous disposons d'une clé donnant accès à son être intime, à son essence même. Or Regardant et Regardé ne s'observent pas à la dérobée de la même façon que l'on s'appliquerait à détailler les esquisses d'un objet. Regardant-Regardé sont inclus dans un même geste ontologique dont la mesure est celle d'un regard contemplatif. Or la contemplation a ceci de particulier qu'elle gomme les aspérités existentielles pour nous situer, d'emblée, auprès des fondements. Toute anecdote se dissout dans la profondeur de l'acte de vision. Le Regardeur devient Voyant. Le Regardé devient Vu. "Vision" dans son sens étymologique de : « perception d'une réalité surnaturelle ». La nature s'effaçant donc pour nous livrer une compréhension toute  métaphysique du réel.  Toute la gamme des expressions faciales replacée dans ce contexte interprétatif ne s'inaugure alors que comme ces états d'âme impalpables d'ordinaire mais qui se manifestent au monde dans une immédiateté directement observable. Ainsi se font jour, dans leur plus pure "représentation" ces évanescences, ces insaisissables qui se nomment joie, bonheur, tristesse, douleur, extase, ravissement. L'on pourrait décliner à l'infini l'immense et prodigieux chromatisme selon lequel la psyché humaine - on l'entendra comme « partie de la philosophie qui traite de l'âme, de ses facultés et de ses opérations » - se révèle comme une source inépuisable d'émotions, de sensations, d'inclinations à être. Observateur et Observé se reflètent à l'infini, dans une immense "psyché", ce miroir où les âmes ne révèlent que leurs subtiles transparences. Il en est ainsi d'un principe pensant qui ne consent à s'actualiser qu'à l'aune d'une impalpable intellection ou bien, aux yeux de Ceux, Celles qui en sont suffisamment avertis pour lire dans les métamorphoses du visage la touche instantanée de l'être. C'est bien cette fugacité, cette étincelle aussi vite occultée qu'apparue qu'il s'agit de percevoir dans ce mystère que l'Autre demeure toujours, quand bien même il nous livrerait son âme à la lumière de notre raison, à la profondeur de notre intuition. Mais parvenus à ce point sans doute indépassable d'une rationalité en acte, convient-il de faire la place à quelques visages tenant le discours discret mais apparent de l'âme. Quelques portraits significatifs nous aideront à saisir par l'image et l'art ce que la parole peine à nous dire, que la réalité excède toujours comme pour nous disposer à forer plus avant ce domaine infini de la sémantique existentielle dont nous nous abreuvons souvent à défaut d'en bien saisir les si belles nuances.

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  Visage inconnu

 "Au seuil d'une parole"

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 Mystère - Réserve en soi des sentiments qui pourraient faire effraction et mettre en danger. Le visage se dérobe à demi comme pour mieux laisser paraître une manière d'ambiguïté, de difficulté à se dire. Langage sur le point d'une profération mais qui laisse au silence, à son suspens peut-être plus révélateur qu'aucune parole, le soin de retenir l'instant. Rien ne nous est soustrait de L'inconnue puisqu'à être dissimulée semble correspondre sa nature. Nous sommes comme à l'orée d'une demeure secrète, dans cette sorte de rite de passage dont tout seuil porte le message. 

*****

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Rimbaud âgé de 17 ans, en octobre 1871
(photographie : Étienne Carjat)

"Le Bateau ivre"

***

  Ce portrait de Rimbaud, contemporain de l'écriture du "Bateau ivre", semble être la transposition allégorique des visées rimbaldiennes quant à la poésie.

  "Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens".

  Or "Le Bateau ivre" est la mise en scène de ce sublime "dérèglement". Mais, bientôt le Poète est contraint de se résigner à "crever", à abandonner ses visions pour se réfugier "dans la plénitude du grand songe".

 Ce portrait raconte ce songe inaccessible où la nostalgie le dispute à la tristesse et s'abîme dans la révolte de n'avoir pu demeurer dans les rives de "l'inconnu", de n'avoir pu habiter  que cette destinée d' "un noyé pensif" reconduit à ne fréquenter  que le vieux monde d'où les Voyants s'absentent. Plus que le portrait de Rimbaud, cette photographie est le symbole même de la Poésie, de sa tentation permanente de ne tutoyer que les sphères élevées de la transcendance.

 "Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !"

 ***** 

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Charles Baudelaire

Source : Wikipédia

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 "Le sentiment tragique de la vie".

 Le titre de l'ouvrage de Cioran cité ci-dessus est celui qui semble le mieux correspondre aux sombres états d'âme du Poète que de vénéneuses "Fleurs du mal" semblent avoir promis, son existence entière, aux pires apories qui se puissent imaginer. Témoin cette phrase  écrite dans : "Mon cœur mis à nu" :

 «Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l'horreur de la vie et l'extase de la vie.» 

 Et, aussi, le dernier quatrain  de "L'Albatros" où est dite avec le désespoir de l'énergie, la condition tragique du Poète :

"Le Poète est semblable au princes des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."

 Ici, l'albatros symbolise cette dualité de l'homme - l'horreur et l'extase -, l'homme rivé au sol alors qu'il est toujours en quête d'infini.

 *****

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 Antonin Artaud.

Source : Regard Éloigné.

***

 « Artaud le Momo »  : la folie perce sous le génie

 Ce portrait est pathétiquement beau. Et, d'ailleurs comment la beauté pourrait-elle s'actualiser autrement que sous les traits du drame, de la perdition, du néant faisant déjà ses mortelles abstractions ? Car la beauté "vraie" n'est jamais éloignée de ce qui la fait vibrer et la tient en équilibre, à savoir sa proximité avec la disgrâce qui joue en contrepoint et s'essaie, toujours, à lancer ses assauts. La beauté est un tel miracle ! Beauté et disgrâce entrelacées, comme peuvent l'être chez le grand créateur, génie et folie. La folie d'Artaud est belle parce qu'elle est l'incandescence de son génie, de sa démesure. L'art n'a pas de limites, son Serviteur non plus. Seulement il y a danger permanent à marcher sur le fil infiniment tendu au-dessus de l'abîme. Le funambule est si près de la chute ! Mais quelle audace, quelle beauté !

  Quand le 13 janvier 1947 « Artaud le Momo »  sur scène pendant trois heures au Théâtre du Vieux Colombier, donne sa représentation, le public est comme hypnotisé. André Gide en fera un somptueux compte-rendu :

 « Jamais encore Antonin Artaud m'avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d'expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie. »

 Oui, ô combien Gide avait pressenti avec justesse et évoqué en mots admirables cette "flamme intérieure" qui n'était en réalité que la confluence du génie confronté à la folie. Jamais, peut-être aucun Acteur n'avait porté si haut son art, jusqu'à parvenir à sa propre combustion. Admirable était Artaud. Admirable était Gide qui, en une formule quasiment elliptique disait le tout de l'âme du créateur, le tout de l'âme de ce magicien de la "poésie-littérature-cinéma-théâtre", à savoir d'un art complet que ne pouvait maîtriser qu'un inventeur de haute volée. Le "théâtre de la cruauté", cette belle création d'Artaud avait finalement eu raison de sa raison, mais au prix d'une œuvre incroyablement exaltante. Artaud-le-supplicié avait donc péri sous les coups de boutoir de son art. Ce portrait nous en livre une perspective saisissante. A elle seule, cette photographie, est la figure de l'Acteur quand le spectacle vient de se terminer : un sublime don de soi !

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 Autoportrait de Léonard de Vinci

Bibliothèque royale de Turin

***

  "L'archétype de la connaissance." 

  Personnalité complexe que celle de Léonard, génie universel, archétype de l'humaniste de la Renaissance, savant voué, par essence, à la connaissance infinie, il ne cesse, par-delà le temps de nous interroger. Mais d'abord, écoutons ce qu'en disait Goethe :

 « Bien fait, les traits réguliers, il était comme un modèle d'humanité et comme la perspicacité et la clarté du regard appartiennent au fond à l'intelligence, notre artiste possédait une clarté et une perfection accomplie. » 

 Intérêt majeur que cet autoportrait qui, dans une même œuvre réalise la confrontation du Voyant et de celui qui est Vu. Ou la coïncidence de l'âme se retournant sur son propre destin. Bien évidemment, cet autoportrait réalisé à la fin de sa vie, s'il reflète encore ce que fut Léonard plus jeune, paraît en avoir épuisé quelques lignes signifiantes. Cependant, l'âme réputée immortelle, ne saurait amputer sa réalité sous le seul prétexte d'une temporalité à l'œuvre. Regardant le dessin exécuté à la sanguine, nous y devinons encore la marque du génie dans ce front à l'immense courbure, l'empreinte du regard commis au savoir sous les sourcils ombreux, la détermination à s'emparer des secrets de l'univers dans la rectitude du nezLes cheveux font penser à quelque savant préoccupé de sa tâche plutôt que des succès mondains. Les ondulations d'une barbe généreuse s'inscrivent comme le naturel prolongement d'un prodigieux intérêt pour les mouvements de l'eau, ses tourbillons infinis. Seule la bouche dont les commissures s'affaissent, témoignent sinon d'une amertume, du moins d'une inclination à quelque résignation.

  Mais, pour mieux cerner ce qui de Léonard nous parvient au travers de ce portrait, lisons ce que Rudolf Steiner écrit dans "La grandeur spirituelle de Léonard au tournant des temps modernes" :

 "Contemplons ce visage et ressentons le génie même de l'humanité qui, à travers ces yeux, nous regarde." 

 Puis, plus loin, sur la façon de travailler de l'Homme de Vinci :

  "Il vit dans son âme un besoin scrupuleux de ne jamais attenter, fût-ce dans le détail le plus minime, à ce qu'il considère comme la vérité. C'est ce qui pénètre toute son œuvre : ne jamais altérer la vérité de l'impression et de telle sorte que cette impression soit absolument juste, exacte, conforme aux secrets intérieurs des choses."  (On ne pourrait guère mieux définir le travail de l'essence à l'intérieur d'une âme !).

 Or, si nous en croyons Steiner dont la probité intellectuelle est incontestable, ce que Léonard a appliqué à l'ensemble de son œuvre avec une méticuleuse conscience, il parait infiniment normal qu'il s'en soit inspiré dans la réalisation de son propre portrait. Ce qui veut simplement dire que la représentation qu'il nous offre de sa silhouette, de son visage, est conforme à la véritédonc révèle bien son essence. Il y a parfaite adéquation entre la réalité de l'homme, sa nature profonde,  et sa représentation. Cette conclusion, somme toute empreinte d'une juste logique, confirme bien l'intuition de départ, laquelle postule en une forme assertive que "Tout visage est le lieu d'une vérité".

   Ainsi, parcourant les différentes figures évoquées, c'est bien d'une vérité dont nous faisons l'expérience lorsque nous regardons "Au seuil d'une parole",  le "Visage inconnu" placé à l'incipit de l'article, jusqu'à "L'archétype de la connaissance" que nous offre le  portrait de Léonard de Vinci, en passant par le "Bateau ivre" de Rimbaud"Le sentiment tragique de la vie" baudelairien; le "génie-folie" "d'Artaud le Momo" et, ainsi, déchiffrant les hiéroglyphes de la vérité parmi ces hautes figures de l'art, c'est à notre propre connaissance que nous travaillons afin que, rendus disponibles à notre essence, nous puissions nous présenter au monde sous les traits d'une authenticité, laquelle est requise dès lors que nous prétendons à l'existence. Tout autour de nous, chaque jour, s'illustrent des portraits, s'impriment des visages qui sont en attente de recevoir un supplément d'âme. Il ne tient qu'à nous de le leur fournir ! En même temps que nous en prenons acte. Ceci est de l'ordre de ce ravissement que l'on sent poindre sur le visage exalté de Marie-Madeleine. Toute prise de conscience d'une altérité par le biais de son visage est, au sens strict, une épiphanie, donc un acte de piété, au sens originel du terme de "passion". Tout visage se doit d'être saisi d'une telle amplitude ou bien n'est pas. Par avance, non seulement nous y consentons, mais nous nous efforçons toujours d'en assurer le digne recueil. Ceci est un simple devoir d'humanité dont les Artistes connaissent si bien le secret. Accordons-leur le crédit qu'ils méritent !

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 Visage de Sainte Marie-Madeleine

Musée du Louvre

Source : LES PETITES CASES.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

  

 

  

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2 septembre 2023 6 02 /09 /septembre /2023 08:13
Être-Soi, simplement Soi en ce Finistère

 

Cabo de São Vicente.

Vila do Bispo,

Faro, Portugal 

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Voir le Cabo de São Vicente, c’est, tout à la fois, voir le Cap des Aiguilles à l’extrémité sud du continent Africain ; c’est voir le Cap Leewin au sud de l’Australie ; voir le Cap Horn tout au bout de l’archipel de la Terre de Feu ; voir le Cap Nord, point le plus septentrional de l’Europe. Tous ces caps sont, à proprement parler, des « finistères », étymologiquement : « là où se finit la Terre », autrement dit, en quelque façon, « Le Bout du Monde », comme si, arrivés en ces lieux de « haute solitude », il ne demeurerait que la vaste étendue océanique puis, peut-être, le vide qui clôturerait la grande aventure des Continents. Le cap Saint-Vincent ici présenté est lui aussi de cette nature, une terre qui s’achève à l’extrême sud-ouest de la péninsule Ibérique, comme pour dire aux Hommes le terme de leur aventure humaine. Ces lieux d’exception (comment ne le seraient-ils, eux qui se donnent à la manière de la fin du parcours terrestre ?), ces lieux donc sont ouverts à toutes les fascinations, aux délires imaginaires, à l’édification de quelque mythologie s’abreuvant à la source même dont Poséidon est le gardien, et c’est aussi le point de départ d’une aventure « géopoétique » telle que définie par Kenneth White, ce sculpteur infatigable de Poèmes atteints de blancheur et de pureté, tout comme ces oiseaux de mer à la large voilure, qui cinglent le ciel de leur faucille de craie et se fondent dans l’immense avant même que notre vue en soit comblée.

 

Ces Terres du Bout du Monde sont aussi,

au moins dans l’ordre symbolique,

des refuges, des niches de l’exil,

des promontoires pour Rêveurs et Solitaires,

des concrétions à partir desquelles

faire s’élever une utopie, ce lieu unique

d’une Liberté possible en nos terrestres contrées.

  

   Alors, comment ne pas se poster, telle l’infatigable Vigie, tout en haut de sa dunette, porter ses mains en visière afin d’abriter ses yeux et regarder cette mesure sans limite de l’Infini ? Oui, car ici, c’est bien l’Infini avec toutes ses cohortes de pensées irisées, spatiales, déployées, largement donatrices de joie, c’est bien cette Illimitation qui nous atteint en plein cœur, en dilate les parois, le fait le contemporain et l’égal de cette vastitude, de cette dimension cosmologique qui ne nous rencontrent qu’en des endroits de pure venue, d’exceptionnelle expansion, des endroits ne connaissant ni leur début, ni leur fin, car il en est de ces Insaisissables comme des merveilleux cerfs-volants, ils flottent tout en haut de l’éther et l’on ne sait plus bientôt, qui est cerf-volant, qui est ciel, l’ivresse s’empare de nous et nous voguons longuement entre argile et nuage sans vraiment savoir le lieu de notre Être.

   Et ceci, ce sentiment hauturier, ce « sentiment océanique », tel que décrit en son temps par Romain Rolland est un don précieux qui nous est remis l’espace de quelques instants :

 

un éblouissement,

une illumination,

 une aura détourent notre corps,

qui se mêle à la précieuse aura du Monde.

 

   Non l’immédiatement préhensible en sa confondante contingence. Bien plutôt l’illisible Figure, le Visage à lui-même sa propre absence, la géométrie de la ligne réduite à son point, le feu reconduit à sa propre étincelle. Tout ce qui, indicible, s’excipant de la parole ordinaire ne peut s’énoncer

 

qu’à la mesure du secret,

à l’insondable dimension du mystère.

 

   Car, si nous avons un daimôn (et présupposons que nous en avons un), ce merveilleux intermédiaire entre les Hommes et les dieux, force-nous est de nous arracher, périodiquement, aux môles étroits qui ligaturent notre corps, de le métamorphoser, ce corps de terrible densité,  en cette libre entité qui se rit des obstacles et des frontières et ondoie infiniment hors ses limites, tutoyant, de cette manière, des pensées, des idées, des concepts lesquels, au gré de leur force d’aimantation, nous arrachent aux mors étroits de la facticité.

   Ô combien ces lieux sont précieux, talqués du plus doux nectar qui se puisse imaginer, celui de vivre, non plus dans l’invagination étroite de sa chair,

 

mais en lisière de Soi, l

à où cela vibre et résonne

avec le chant discret des étoiles,

avec l’ardente couronne solaire,

 avec la frange opalescente de la lune !

 

   Oui, c’est bien cela, un lyrisme romantique nous atteints et nous déporte de nous jusqu’à nous rendre invisibles à nous-mêmes, transparent aux Autres, ôtés, au moins un temps, aux mors de la finitude.

   Le ciel n’a d’autre écho, en sa sombre parution, que la plaque de schiste de l’océan, la face identique à la nuit des abysses. Tout, ici, se dit dans le sombre et le ténébreux. Une manière d’espoir parvenu au comble de son épuisement. Au loin, juste au-dessus de la ligne d’horizon, une faible clarté se devine où bourgeonne une guirlande de fins nuages. Un simple ébruitement de l’azur, une tache de talc sur l’ardoise d’un écolier. L’eau, par endroits, laisse deviner des courants lents, une vague phosphorescence s’y devine identique aux sourdes intonations d’une voix voilée. Seuls, telle la proue d’une antique embarcation, de hauts rochers surgissent de la côte, se dressent, vigilantes sentinelles, au-dessus du tapis d’eau. Ici, le continent affirme ses ultimes prétentions à paraître avant même de s’effacer sous la vaste poussée océanique. Au-dessus des falaises, sur un plan incliné, une maigre végétation tapisse les flancs de la pierre. Un mur se fraie un chemin en diagonale jusqu’au niveau d’une plateforme. Presque au centre de l’image, en position de nervure essentielle, la bâtisse blanche, lumineuse, au sommet de laquelle, tel un point d’orgue, se donne à voir dans la plénitude de son être, la lanterne de verre d’un phare que surmonte un dôme terminal plus sombre, entre mer et ciel.

   Mais qui donc, apercevant ceci, ce haut belvédère d’où pouvoir embrasser un vaste horizon, d’où offrir à sa vue l’entièreté océanique, d’où inscrire en son imaginaire les lianes volubiles qui, largement épanouies, nous feront, en quelque manière, les possesseurs d’un infini regard, d’une contemplation aux confins des choses, qui donc n’a jamais rêvé de devenir ce Gardien de Phare, certes entièrement mythique, certes seulement tissé de brume, enveloppé de songes, qui donc n’a rêvé, au pli le plus secret de sa conscience, sis au centre géométrique d’une totale Solitude, de recomposer le Monde à sa façon, de l’élaborer à nouveau selon les pentes de ses affinités, de le pourvoir « d’êtres selon son cœur » selon la belle expression de Jean-Jacques Rousseau dans « La Nouvelle Héloïse » dont nous cèderons au plaisir de le citer une nouvelle fois :

 

    « Alors, dit-il, l’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon coeur… »

  

   Certes la vision rousseauiste est sans doute empreinte d’un vivant et continuel solipsisme. Mais peu importe. Combien il est heureux de se projeter à même ce « pays des chimères », de se sentir pleinement exister dans ce « monde idéal », de faire de son « imagination créatrice » les fondements sur lesquels établir sa « profession de foi », comme si, à l’aune de notre seule et unique détermination, le Monde, le vaste Monde pluriel, polyphonique, pouvait s’ordonner à notre mince voix, laquelle, pour être discrète, n’en tracerait pas moins les contours de cette nouvelle « Arcadie » dont, tous, secrètement, nous édifions la belle topographie, n’en disant rien à personne, la creusant tout au fond de Soi, tout comme le petit enfant place au fond de sa cachette ce bout de caillou ou de bois qui, pour lui, sont les pépites qui brillent au fond de la nuit de l’aventure humaine. 

   Peut-être, son Soi véritable n’est-il jamais atteignable que dans la faible lumière d’un demi-jour, dans le rayon atténué d’un clair-obscur, comme si, Êtres du passage et de la temporalité, notre effigie humaine, ne pouvait s’inscrire que dans ce Statut intermédiaire entre ce qui brille et se retire au profond de la caverne, dans d’inaperçus plissements, dans d’étroites sinuosités, dans de tortueux sillons dont serait tissée notre vêture existentielle. Et c’est bien au motif de cette « Terre Finie », de ce « Finistère » que nous pouvons espérer la possibilité de quelque ressourcement. Nous sommes en attente !

 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 17:16
De la vertu du microcosme.

Sans titre - 2016

4x5 - FujiFilm

Photographie : Gilles Molinier.

 

 

 

 

   Longtemps il faut marcher. Longtemps il faut méditer et sentir les grains de lumière grêler sa peau avant d’arriver ici où le monde semble finir. Alors qu’il ne fait que commencer. On le sent au mystère du jour. On le sent à ce mince cirque qui, au creux du ventre, inaugure la possibilité d’un événement. Au début, au tout début, c’est à peine l’ébruitement d’une source, comme une musique ancienne posée sur l’énigme claire d’une fontaine. Ça fait ses minces remuements. Ça s’immisce dans le glacis du derme. Ça visite la chair avec une cymbalisation de cigale. Alors on est rivés sur le bord du paysage et l’on ne demande qu’advenir à soi. Dans la plus grande confiance, dans la légitimité à être sous le dôme glacé du ciel. Les jambes sont roides, non d’avoir marché. De se trouver dans l’immédiat sentiment d’une révélation. On le sait depuis au moins des temps immémoriaux. Cela va venir. Cela va s’ouvrir, s’éployer en gerbes étincelantes jusque dans la pliure de l’âme, là où l’ignition est grande, tissée d’attente. Peut-être d’impatience aussi, d’instante disposition à se connaître tout en arrivant au monde. L’air vibre au rythme d’une imperceptible respiration. Les mailles du jour encore à venir tressent leurs fils d’Ariane et c’est comme si l’on entrait dans quelque labyrinthe inconnu. Mais nullement celui qui voudrait apparaître sous la figure de la geôle ou bien emprunter le chiffre d’une insondable perte. C’est le contraire qui s’annonce, le rebond dialectique d’une joie dont toute menace s’écarte avec ses confondantes membranes de suie. Il n’y a, soudain, plus de place ni pour la sombre mélancolie, ni pour l’urticante tristesse, pas plus que pour un romantique spleen qui nous atteindrait au cœur de notre concrétion.

   Tout est si loin qui fait son bruit de rhombe et les hommes, loin là-bas, courbent l’échine sous les fourches caudines du temps. Parfois, entre les commissures du vent, on perçoit leur râle pareil à une lugubre mélopée. Il y a tant d’angoisse partout répandue que recueillent comme une lourde obole les sillons de la Terre. Tout en bas, dans les gorges vides des rues, sur les places aux arbres décharnés, sur les agoras où court une haleine blanche sont les attitudes qui implorent mais les doigts sont gourds et les yeux emplis de résine. La marche des Egarés, leur étrange cheminement claudiquant sur les chemins du monde est une longue procession ivre d’une ambroisie que, jamais, ils ne saisiront entre leurs lèvres de carton. Tout a été bu jusqu’à la lie et ne demeure plus que l’écume et un genre de perdition pour le futur de l’âge. On fait du surplace, on pose la dalle de ses chaussures dans la figure de ses propres empreintes, on s’essaie à répéter sa propre nomination mais le palimpseste de l’identité est usé jusqu’à la trame, jusqu’à son illisible irréalité. On est comme dépossédé de soi, nullement de son corps, cette risible larve, cette tunique de chrysalide étroite qui crie son éternelle souffrance et la proche imago ne sera, visiblement, qu’un naufrage consommé. Qu’un voyage sans retour. Qu’une unique plainte se glissant dans les encoignures contingentes des choses. Un scellement, une occlusion, une fermeture définitive du regard à tout ce qui scintille et énonce sa beauté. Sur la faucille grise de la Lune. La réverbération de l’étoile sur le miroir de l’étang. Le chant de l’amour dans l’âme de l’Aimée.

   Voilà, on est arrivés là où, depuis toujours, nos pas devaient nous conduire. Il n’y a plus d’espace devant. Il n’y a plus de lieux derrière. Plus rien en dessous que le bruit d’écoulement du lourd magma. Plus rien au-dessus que la vitesse infinie du ciel, son éclaboussure noire sous lequel gonfle le nuage, où bientôt s’inscrira le vol courbe de l’oiseau. Le temps, cet éternel glaçon qui fond entre les doigts, le voici qui se cristallise, dresse son glaive dans la matière souple de l’éther, sonne les trois coups simultanés de ce que nous avons été, serons et sommes, ici et maintenant, comme le mystère le plus entier de l’être avec son incroyable charge d’absolu. On est, à la fois, soi dans l’intimité de son être, soi dans le monde, soi dans la pluralité des choses présentes. On regarde l’étincelante lentille du lac et on en est sa réverbération, on en connaît tous les secrets, jusqu’à la myriade infinie de la moindre diatomée, cette architecture si parfaite qu’elle ne peut être que celle de l’intellect, de l’ignition de l’esprit, de la beauté souveraine faite matière, faite chose préhensible parmi tous les errements de la manifestation. On regarde la falaise d’obsidienne, on se heurte à son obscurité, on gravit par la pensée son éboulement de moraines. Mais on n’est nullement dénués, absent de ce qui se montre. On est aussi bien cette nervure de pierre, ce tumulte de gravier, cette étonnante densité par laquelle connaître tous les secrets de la terre, parcourir toutes les levées des sillons de glaise, faire irruption dans l’humus originel dont nos mains sont encore enduites, tout comme l’étaient les mains négatives de nos ancêtres dans la projection pariétale d’une conscience primitive, archaïque mais en voie d’avènement, dans le procès de son propre dépliement. On est cette instance suspendue qui se dévoile à même la périphérie de l’univers, de ce qu’il veut bien confier à nos pupilles artistes, à nos doigts façonneurs, à nos jambes parcourues de l’infinie trémulation du connaître.

   Connaître et savoir que nous sommes, d’abord et en totalité des êtres voués à cerner l’infini des choses, voici de quoi faire notre éternel étonnement, peupler notre existence du luxe qui nous a été assigné au feu de notre naissance. Il n’y a pas de plus belle royauté pour l’homme que de dresser devant lui ce mystérieux menhir qu’il s’engage à déchiffrer tout comme Champollion le faisait de la « Pierre de Rosette ». Savoir les secrets, savoir l’impertinence du vivant, y débusquer le moindre hiéroglyphe signifiant, voici de quoi emplir de joie notre trajet hésitant, le rendre sûr, plein de confiance, l’amener à paraître dans la nuance diaprée et polychrome du réel. Alors de cela, de cette tâche claquant telle l’oriflamme dans le bleu du ciel, il faut faire son breuvage quotidien. « Cultiver son jardin » faisait dire le très estimable Voltaire à son héros dans son conte philosophique « Candide ou l’Optimiste ». Impératif des Lumières par lequel accéder à soi au travers de cette culture reposant sur une maîtrise de la pensée, un constant labeur intellectuel, un raisonnement exigeant car toute advenue de l’homme dans l’espace de ses rivages propres ne se réalise qu’à l’aune de cette tension qui n’est nullement affaire de la seule volonté mais résulte tout autant de la joie dont ce chemin est constamment et inévitablement jalonné. Le Jardin dont il est question ici n’est nullement l’Eden de la religion qui solliciterait la croyance aveugle en une foi, un dogme qui, par définition, indémontrable, exonère de penser plus avant. Aliène donc plus qu’il ne libère. La liberté, ce sentiment sans pareil dont l’homme est toujours en quête, à la source de laquelle il cherche continûment à s’abreuver, jamais il ne la rencontrera mieux qu’à réaliser cette fusion, cette synthèse, ce sentiment profondément unitif entre lui et le monde. Car il ne saurait y avoir de jardins séparés : le mien d’un côté, celui des choses présentes de l’autre. Non, il y a nécessairement relation affinitaire entre celui que je suis et cet immense continent qui m’accueille comme l’un des siens. Je parle et c’est le monde qui parle. L’arbre s’ébroue dans la rosée de l’aube et ce sont mes larmes qui sont fécondées par la sublime parution. Le vol stationnaire et invisible du colibri se met-il en subtil mouvement et c’est mon âme, à l’unisson, qui chante la fable d’un jour nouveau.

   On est là, devant le lac d’argent, tout près du rivage presque inaperçu, auprès du lit de cailloux, dans l’anse descendante de la colline, éclairés par la brume blanche du nuage, lissés de noir au contact de la lame sombre du ciel et c’est tout ceci que l’on est à la fois, le reflet de l’eau, la dureté de la pierre sous la morsure du froid, la pente déclive de la montagne en voyage pour la belle rencontre, le gaz aérien gonflé d’absolu, l’illimité du firmament qui, bientôt, se comblera des visions multiples des étoiles. On est là, dans le silence, l’immobilité, glacés par la fascination, peut-être en attente de quelque aurore boréale aux éclats verts comme l’énigme de l’émeraude. On est dans le microcosme de son corps et, d’un seul et même mouvement de la perception, de la sensation, de la pensée, dans l’immense macrocosme qui nous fait signe du plus loin du temps, du plus loin de l’espace. On est situés à l’exacte pliure de toute cette immensité, à cheval sur deux infinis qui ne sont que les polarités qui nous traversent et nous intiment d’être hommes devant l’ordre du cosmos. C’est pour cela que ce qui vient à nous le fait dans l’imperceptible, l’inaperçu, de manière à ce que, déchirant la toile de notre cécité, nous puissions parvenir à déclore la sphère qui nous entoure et nous employer à notre propre surgissement dans le visible. De l’homme à la taille infiniment réduite (pensons au « ciron » de Pascal), aux espaces illimités de l’univers s’instaure, métaphoriquement parlant, ce merveilleux et inlassable métier à tisser qui entremêle en un seul et même mouvement de sa navette les fils de l’espace, du temps, et ceux infiniment ténus de l’humaine condition. En définitive, nous ne sommes que ce patient ouvrage toujours en cours de confection auquel nous sommes conviés en raison de notre essence questionnante. Nous ne sommes que cela et ne parcourons le monde qu’à en décrypter le sens polysémique, microcosme inclus dans le macrocosme qui contient à son tour le microcosme comme si la figure constamment remise en question du chiasme en était le moteur ontologique. Cette belle photographie est une telle mise en musique. Sachons la loger en nous telle la gemme qu’elle est ! Il n’est guère d’autre façon d’être.

 

 

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26 août 2023 6 26 /08 /août /2023 09:00
Tout n’est que par son contraire

Roadtrip Iberico…

Praia do Castelejo #02…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Ce qui, dans un premier geste du regard, toujours nous retient, le style d’une photographie, sa composition, le sujet qui y est représenté, mais surtout cette inimitable atmosphère qui s’en dégage, la tonalité au gré de laquelle elle est cette image-ci et non une autre, autrement dit sa singularité, son caractère propre. Depuis longtemps déjà, Hervé Baïs nous a habitués à une économie de moyens, parfois à un minimalisme se donnant sous la belle unité de la triade Noir/Blanc/Gris. Comme un lexique de l’origine qui nous dirait le Tout du Monde à l’aune du menu, du discret, souvent de l’inapparent. Et ceci est heureux et ceci doit se lire à l’encontre du bavardage polychrome qui vient à nous dans l’excès de son fourmillement. Cent fois déjà cette remarque a été faite et il convient d’y insister encore car le réel est têtu lequel, parfois, fait tache dans les yeux des Voyeurs.

   Car rien n’est plus précieux que de tirer de la confusion ambiante, seulement quelques lignes, seulement quelques traits, un lavis léger se donnant souvent telle l’inimitable présence dont il s’agit de rendre compte. Certes il existe des variations d’image, des traitements différents d’un contexte à un autre, ici des accentuations qui, là, s’estompaient sous un voile de brume et de blanche écume. Le réel est si contrasté que la façon d’en rendre compte doit s’accommoder de ces multiples variations, du peuple infini de ses formes. Or ce court article voudrait montrer que c’est bien plus l’intention du Photographe, son inclination personnelle à peindre ce qui vient à lui de telle et de telle manière, que tel détail, tel volume, telle ligne particulière qui constitueraient en leur massive présence la signification ultime de l’œuvre. Certes, parmi les Regardants, Untel préférera la venue de formes soulignées avec vigueur, alors que tel Autre se satisfera davantage de simples évocations, d’effleurements, de suggestions en lieu et place d’affirmations par trop évidentes.

    L’image que, ci-après, nous proposons de mettre en relation avec l’image-titre, voudrait souligner la multiple et complexe parution des choses à l’horizon du regard humain.

 

Tout n’est que par son contraire

Roadtrip Iberico…

Port Covo #02…

Portugal

 

 

   Ici, il devient vite évident que, si les motifs sont sensiblement identiques d’une photographie à l’autre, cependant le traitement de l’image diffère, bien évidemment en fonction du contenu du paysage et de l’heure de la prise de vue. Mais ces causes strictement contingentes doivent être dépassées afin de ne retenir que l’essentiel, à savoir l’être-de-l’image en ce qu’il pose en nous deux empreintes au contraste accentué. Telles deux narrations dont l’une, Praia do Castelejo, s’opposerait à l’autre, Port Covo, un peu comme la nuit s’oppose au jour, l’ombre à la lumière, le rugueux au lisse, le tragique au joyeux. Le Lecteur, la Lectrice entraînés à interpréter la sémantique de l’image, auront tôt fait de donner Port Covo telle une image aurorale, supposée symboliser quelque origine, Praia do Castelejo venant jouer en contrepoint la vision crépusculaire avant que tout ne soit repris dans les plis de la nuit, donc d’un possible néant. Et peu importe laquelle de ces photographies, dans le geste de prise de vue qui les a posées comme existantes, a été réalisée au levant ou au couchant, peut-être même au mi-temps du jour. C’est de symbolisme dont il est ici question, de significations internes gisant en filigrane dans les valeurs respectives des représentations.

   Aussi, maintenant, convient-il de juxtaposer ces deux déclinaisons du paysage afin d’y déceler, aussi bien les convergences, aussi bien les divergences. Ce qui est véritablement enthousiasmant, dans la tâche compréhensive de l’Humain, mettre en rapport ce qui vient à nous et nous met constamment en danger si les formes, demeurant occluses, se figent en elles, en un étrange mutisme qui n’a d’égal que le nôtre. Mutisme dont l’aspect exacerbé nous conduit tout droit dans le champ sans issue de l’aporie, tout comme les Protagonistes des dialogues platoniciens dits « socratiques » ne concluaient rien d’autre, à l’issue de longues et épuisantes méditations, qu’une question suivant une autre question et ainsi à l’infini d’une longue désespérance. Car rien n’est plus dommageable pour l’intellect que de se trouver devant un mur sans issue dont nulle autre réponse ne pourra être extraite qu’une impossibilité de se manifester autrement qu’à cette démesure d’un absurde en acte.

Tout n’est que par son contraire

                                        Praia do Castelejo                                   Port Covo

 

 

   Bien évidemment, le rapprochement, la juxtaposition des deux situations ne peut faire signe qu’en direction d’une dialectique, d’une confrontation des opposés, d’une polémique des contraires. Tout comme l’existence en ses joies et peines successives, en ses éclats de rires que suivent des larmes, en ses discordances successives, la photographie est le reflet de cette variabilité, de cette mobilité, de ces antagonismes, de ces tensions qui structurent le réel, le plus souvent, sans que nous n’y prêtions attention. Ce qu’il est important de saisir en son fond, c’est le fait que chaque photographie ne peut être ce qu’elle est qu’au motif de sa nature profonde. Praia de Castelejo n’est pas Port Covo, pas plus que l’inverse ne serait vrai. Ceci est une simple lapalissade. Ce qui doit nous questionner et le mode sous lequel ce questionnement doit exister, c’est simplement celui de

 

la Relation, du Passage, de l’Échange.

 

   Jamais une réalité ne se donne pour seule. Elle joue en écho avec la totalité du réel et ne prend sens qu’à être comprise, immergée dans ce large horizon des Choses du Monde.

   C’est étonnant ce rapprochement des deux images. C’est un peu comme si l’une se reflétait en miroir en l’autre. A ce ciel noir, à ce ciel d’illisible profondeur, à ce ciel tragique correspond, point par point, cet autre ciel si lisse, si haut, si clair, ce ciel de pure joie, d’entière transparence. Å une pesante finitude, viendraient s’accoter l’ouverture, l’effusion, la parole vive et nette si proche d’un chant sacré, d’une haute poésie, l’empire du Blanc venant tutoyer verticalement la désespérance du Noir. Aux nuages légers de Praia de Castelejo, un fin saupoudrage sans grande conséquence, vient se confronter un voile blanc qui faseye dans l’immense présence lumineuse de Port Covo.

 

Ici la joie naïve et éclatante de l’Enfance.

Là un suaire de haute perdition.

Ici le resplendissement d’une Fête,

 là l’affliction d’un Deuil.

 

   Puis l’histoire se poursuit, logique, implacable. Une ligne d’horizon pareille au trait appuyé d’un fusain, une autre ligne insouciante, rieuse, un destin s’anime des plus vives clartés. Mais il ne saurait y avoir que des différences, de violentes oppositions. Il y a aussi des prolongements, des affinités, des liaisons qui, pour n’être pas « dangereuses », n’apparaissent pas d’emblée au regard. Une sorte de dissimulation, d’échanges secrets, de rencontres intimes. L’immense plaque d’eau argentée de Port Covo trouve sa correspondance dans l’étendue Gris/Blanc de la plage de Praia de Castelejo. Comme s’il y avait une connivence cachée, la rencontre de deux Amants au large des regards des Curieux et des Importuns.

   C’est bien à l’ombre de cette réunion, de cette jonction que notre sentiment de la continuité des choses, de leur logique interne vient nous rassurer et nous tirer, parfois, de l’embarras de vivre. C’est heureux cette confluence, cette convergence naturelles, elles nous confortent dans notre propre sentiment d’unité même si, le plus souvent, l’existence nous tiraille et nous fait chuter de Charybde en Scylla. Oui, c’est vraiment rassurant, cela panse nos plaies, cela obture un peu les failles qui nous divisent et nous font parfois douter de l’utilité de figurer sue la vaste scène mondaine. Puis il y a ce dialogue de la surrection, ce chant tectonique infini, ce beau tellurisme en acte comme si, depuis le centre de la terre, quelque chose voulait se dire à la fragilité humaine, à son caractère friable, à son devenir limité.

 

Le basalte en sa haute présence dure.

L’Homme en sa fugace venue est

de l’ordre de l’instant, de l’éclair,

de la fulguration entre deux néants.

 

   Å Port Covo l’heure est encore native, le rocher émerge tout juste de l’eau. L’eau, tout autour, est lisse, parsemée de flocons de lumière, elle vient à elle dans la longue patience du jour. Elle parle, mais peu, dans le genre d’un enfant non encore bien assuré de son être. C’est intimidant la venue au Monde, cela nécessite une préparation, cela implique une propédeutique, cela exige un savoir. Certes, bien modeste en ses premiers essais, en ses balbutiements, mais ensuite il y faudra de l’application, de la rigueur, des vertus morales seront exigées afin que le surgissement en l’Être soit éthique et non seulement un acte accompli dans la distraction, l’égarement, l’intérêt moyen qui, sans doute, est le pire de tous. C’est bien là à une naissance que nous assistons et c’est l’art de la maïeutique qui sera convoqué. Comme si de bienveillantes Fées se penchaient sur le berceau liquide afin d’en extraire quelque quintessence en voie de devenir. Ici, il s’est agi d’une Image Primordiale, d’une Image fondatrice du sentiment d’exister, d’une Image-Source ontologique par laquelle les sorts des Existants trouvent le site de leur actualisation.

    En regard, l’image de Praia do Castelejo, est image adolescente, peut-être même silhouette de jeune adulte. Hissées, surgies du sable blanc, les roches sont comme inclinées sous la force du vent, à moins que ce ne soit la conséquence d’un implacable destin. Å l’évidence, il y a une fierté de la roche à s’élever, à se sentir envahie de l’intérieur de cette belle plénitude qui dit la présence illimitée des Choses, leur désir de croître et de s’affirmer partout où un espace est disponible, partout où une Beauté peut se montrer et se donner en tant que ce qui est à voir, laissant le ciel à son affliction noire, à la tristesse vacante qui en ralentit la marche en avant. Tout, ici, dit l’essentialité du Rocher, la plaine de sable blanc n’est rien, sauf, sans doute un support, un plateau à partir duquel prendre essor.

   Et la force de la confrontation des deux images, celle de Port Covo, cette à peine insistance, celle de Praia do Castelejo, cette pleine affirmation de Soi, la force donc est de nature dialectique, un jeu d’oppositions, de tensions s’établit dont chaque photographie tire la singularité de sa présence. Pouvoir mettre en relation, pouvoir organiser un passage d’une image à l’autre, voici qui suscite la pensée, implique la méditation, pousse au précieux de toute conceptualisation. Car demeurer muets devant de si belles images serait totale punition et ce serait alors la Beauté qui aurait été sacrifiée à notre désir impétueux, à notre hâte de boulotter image après image sans qu’aucune, vraiment, ne retienne notre attention,

 

ne nous fixe en cette irremplaçable

attention aux Choses,

 une eau de fontaine,

pure et transparente,

attend toujours d’étancher notre soif.

Il n’est que de porter nos lèvres

à la jarre jaillissante-fécondante !

 

 

 

 

 

 

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20 août 2023 7 20 /08 /août /2023 17:12
Peuple de la nuit.

 "H Y P N O S E"

FujiFilm 8x10" / 20x25cm - Colette - 2015

Photographie : Gilles Molinier

*

Jour des Hommes

 

   Dans les demeures où l’air se précipitait en grandes lames scintillantes il n’y avait plus de repos, plus de place pour le sommeil et les rêves faisaient leurs minces boules d’ennui dans les encoignures des chambres, dans l’air dilaté à la mesure d’une pesante angoisse qui suintait des murs, pareille à une intarissable source ne voulant dire son nom. Y avait-il malédiction pour l’homme dans les signes que le ciel envoyait, dans les trombes de chaleur qui gonflaient le jour jusqu’à la nuit tombée ? Y avait-il un message dans ces éclairs de lumière, ces orages magnétiques qui enflammaient l’horizon bien au-delà des mers ? Y avait-il risque de disparaître soi-même dans les convulsions épileptiques d’un temps harassé, submergé par tant de folie

On était hébétés

   Cela faisait des années que la menace tournait, que des trombes de poussière envahissaient l’atmosphère, la maculaient, en faisaient un linge humide faseyant dans les courants languides de la désolation. Nul ne sortait plus des frontières domestiques. Nul ne travaillait plus et toute activité, fut-elle mince comme le fil, était douleur pour le corps, torture pour l’esprit. On était hébétés et derrière les vitres poissées de désespérance on regardait les grandes giboulées blanches, les chutes de flocons ardents, le crépitement du grésil caniculaire.

   Et tout ceci, cette vaste incompréhension des choses on en ressentait, dans le massif alourdi de sa chair, les sombres trémulations, les amas délétères, les sourdes confusions qui conduisaient à l’hébétude comme si la fin des temps était pour demain, si la vie était suspendue dans un vide sidéral dont, jamais, on ne reviendrait

 Jour des Arbres

  Ces incisions de la chaleur, outre qu’elles faisaient, entre les hommes, leurs remous, leurs ilots de perdition, elles s’immisçaient dans la touffeur des arbres, les divisaient en étranges presqu’îles, les consignaient à n’être plus que d’inquiétantes torches levées dans un ciel en fusion. Il s’en serait fallu de peu qu’une soudaine ignition s’emparant d’eux, ils ne devinssent, l’espace d’un clignement de paupière, de vifs brandons égouttant dans l’espace les fragments incandescents de la stupeur. Heureusement pour eux ils se contentaient de souffrir dans l’heure solaire, d’agiter faiblement leurs feuilles de carton, d’inventorier le lent passage de la sève dans la meurtrissure de leurs veines, d’enfoncer leurs lourdes racines dans le sol afin d’y puiser un peu de la fraîcheur qui suffirait à assurer leur survie.

 Le champ infini de la libre beauté

   On entendait distinctement leurs membres craquer, leur écorce se boursoufler, leurs rameaux cliqueter dans l’invasive marée des courants contraires. Sans doute leur immémoriale sagesse associée à quelque équanimité d’âme parvenait-elle à les sauver du désastre, à les maintenir dans un état végétatif dont ils devaient bien se contenter à défaut d’être de luxuriantes frondaisons se multipliant dans le champ infini de la libre beauté. Ce dont ils avaient le plus à souffrir : de leur solitude répétée en écho par leurs coreligionnaires aussi dépourvus qu’eux d’une réassurance grégaire, souffrir aussi de leur désarroi de ne pouvoir abriter sous les éventails de leurs branches l’enfant joueur, les amants enlacés, le chemineau de passage qui faisait halte dans la niche fraîche de leur pénombre.

Nuit des Hommes et des Arbres

  Lentement, doucement, la nuit a posé son voile léger sur le désarroi du monde. L’on ne sait d’où est arrivée cette soudaine fraîcheur qui a envahi la Terre, l’a ressourcée à même son antique plénitude. Tout est au repos maintenant, Aussi bien les hommes dans le filet immobile de leurs corps, aussi bien les arbres dans le luxe éteint de la forêt. C’est comme une immense sollicitude qui serait venue du ciel, une onction souple se posant sur le front des Existants, une gangue de paix s’enlaçant aux lianes végétales, tressant dans l’air muet l’hymne d’une joie soudaine.

 Ce doute fondateur qui conditionne notre essence

  Les hommes comme les arbres ont besoin de l’amplitude du jour, parfois de sa démesure, de son aveuglement, de sa force brutale. Toute vie est cette alternance de puissance et de doute, de sérénité et d’agitation. Les hommes comme les arbres ont besoin de la nuit, cette présence toute maternelle, accueillante qui les reconduit au seuil de leur être, là tout près de ce qu’ils furent en venant au monde, une innocence, une confiance, une libre disposition à faire sens dans le dépliement secret des choses. Si belle dialectique qui fait battre, en une seule et même alternance, le chant de l’oiseau ivre de clarté, le hululement de la dame-blanche dans la livrée grise de la Lune gibbeuse. Comme pour dire la nécessité du clair et de l’obscur, du bonheur et de la tristesse, du ravissement et de la mélancolie, du cri et du silence, de la froidure hivernale et de l’excès estival. C’est au plein de ce flux ininterrompu que nous nous situons, toujours dans cette subtile hésitation, ce suspens qui nous tient en haleine et anime notre souffle.

   Présence hypnotique des Arbres

  Là, dans le fin liseré de la nuit le peuple des arbres est arrivé à son être multiple accordé à l’immédiateté d’une connaissance heureuse. Car nul ne peut se connaître dans l’asservissement, l’aliénation, la perte de soi dans l’insupportable clameur de ce qui lacère et reconduit à la pure absence. Ils sont dans une apparence rêveuse, émergeant à peine du fond dont ils proviennent. A les regarder les yeux se troublent vite. Sont-ils des javelots d’ombre, des concrétions minérales venues d’un temps de pierre et de grottes, de simples fascinations de terre qui s’élèveraient dans la nuit de l’inconscient avec l’hésitation propre au surgissement de soi ?

Arbre dans la brume bleue

  Il y a tant de clarté partout répandue avec le mors de ses dents qui travaille le réel sans complaisance aucune. Autant solliciter la dissimulation, se confondre avec le compagnon de route, tisser le réseau de ses branches de ce subtil entrelacs qui n’est que pure apparence, peut-être silhouette hypnotique dans l’avenue de la première durée. Arbre dans la brume bleue de l’aube l’on est ce fil invisible qui s’élève de soi comme une fumée se dissout dans l’air qui l’attire. Consistance de plume et de frimas, aspect de glace froide et de lueur d’étain. C’est toujours dans cette illusion de l’espace, cette souple irisation du temps qu’il faut adresser au monde son ineffable réserve. Poncer les couleurs, diluer les teintes trop vives, gommer les hachures, faire rouler la herse de l’esprit sur les éboulis qui, de toute part, menaceraient de semer la confusion, de réduire à néant les essais de profération.

Murmurer de ses mains de feuilles

 On bouge si peu dans le jour natif, dans la perte de la nuit, dans cette mesure qui est celle, juste, qui convient au poème, à l’esquisse, au trait de fusain sur la toile à peine sortie de sa blancheur originelle. Faire son doux tressaillement, murmurer de ses mains de feuilles, fredonner de la peau souple de son écorce, chuchoter dans l’à-peine éveil des choses. On est imagination plus que roc tangible. On est pensée plus que matière modelable. On est longue rêverie plus qu’immersion dans les contingences et les articulations du manifesté, de l’immédiat préhensible. On est bois pour le chant soufflé des flûtes, attente du travail du luthier, fragment modeste de la marquèterie. On est art en sa réserve. On est pure effervescence de la méditation. Voudrait-on nous saisir et, instantanément, on se métamorphoserait en cendres, en zéphyr léger, en vapeur qui ferait sa gaze au-dessus de la lagune.

Le clair-obscur est notre vraie demeure

  On est cet état modifié de conscience, cette cristallisation des songes, cette transe qui vibre dans le pli de l’air printanier, cette extase du rêveur qui se donne à même son événement comme le cosmos qu’il est, là au-delà de tout ce qui se perd dans les ornières de la facticité et des phénomènes indéterminés, ces irrésolutions qui nous habitent l’espace d’une perte du sens à soi. Pour cette raison d’un arrachement aux errances accidentelles de l’exister, nous voulons continuer ce voyage onirique, le seul en mesure de combler le vide, d’obturer la faille car, toujours, nous avons à effectuer le saut partant du passé qui nous habita, du futur qui nous appelle alors que le présent fuit entre nos doigts tel le sable dans la gorge étroite du sablier. Nous voulons l’hypnose. Oui nous voulons être ici et ailleurs à la fois. Notre seule chance de nous soustraire aux pesanteurs de tous ordres. Entre l’incision blanche de la lumière et la densité noire de la nuit. Le clair-obscur est notre vraie demeure !

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20 août 2023 7 20 /08 /août /2023 08:21
Sous l’autorité des Moires

« inner cuts

with Moira

©️jidb

aug2023 »

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Tous, Hommes, Femmes et aussi bien les Enfants, tous nous cherchons la liberté, la liberté la plus grande qui se puisse concevoir. Hommes, Femmes, Enfants, nul ne veut être dans les fers, nul ne veut être l’Esclave disposé au bon vouloir du Maître. Ce que nous voulons, du plus profond de notre conscience, voler comme le goéland, voilure étendue, tout en haut du ciel. Nager tel le dauphin et cabrioler sur la crète écumeuse des vagues. Glisser avec aisance et grâce sur le fil de l’onde, cygne plein de majesté qui ne se questionne sur rien de ce qui se passe alentour. Combien ce sentiment d’une licence largement éployée est fondateur d’une immédiate et immense joie ! Si bien qu’envisager, une seule seconde, une situation diamétralement opposée, et alors fulgure à l’horizon une incontournable et cruelle tragédie, celle qui moissonne les têtes et réduit la taille humaine à celle de l’invisible ciron. S’éprouver captif, aliéné, contraint, pieds et poings liés, ceci est sans doute l’épreuve existentielle la plus douloureuse qui soit.

 

On n’est Homme qu’à être Libre,

ceci tisse les fils même de notre Essence.

 

   Pour cette raison, celui qui est réduit à l’esclavage perd nécessairement visage humain, sombrant dans le sombre cachot de l’animalité.

   Mais, bien plutôt que d’argumenter, convient-il de laisser place à quelques métaphores qui, si elles ne raisonnent nullement, nous proposent cependant des images suffisamment puissantes afin que, touchés en notre fond, une intuition puisse surgir et, nous habitant du dedans, vienne confirmer notre ressenti vis-à-vis de cette privation de liberté que nous vivons telle une injustice.

   On navigue sur une embarcation, une goélette par exemple, toutes voiles dehors, la proue cinglant les flots selon des gerbes étincelantes. La plaque de la mer brille tel un métal poli. Parfois, des mouettes rieuses viennent nous frôler de leur triangle blanc et nous les suivons à la trace dans une aura de pure félicité. On est criblés de gouttes d’eau. On est inondés de soleil. Son corps, on le sent léger tels ces cerfs-volants qui montent au ciel, leur longue queue faseye dans l’air pris d’ivresse, troué de vertige. Mais bientôt la vue se trouble et s’obscurcit, la vue se limite. Le port est atteint que ceinturent de hautes digues de ciment. Ici prend fin l’aventure. Ici se termine la belle exaltation du voyage.

   On marche depuis des heures parmi les flux et les reflux des hautes herbes jaunes de la steppe. Le ciel est très haut, très pur, que nul nuage ne tache. On respire à pleins poumons. La vue est illimitée que rien n’arrête et son propre corps vit au rythme de ce sans-mesure, de cet infini dont nulle borne ne vient entraver le cheminement. Parfois, passent, dans un sillage de vent, des Nomades grimpés sur des coursiers rapides, leurs crinières flottent encore longuement alors qu’ils se sont effacés du champ de vision qui nous occupe. Puis le crépuscule se montre dans des teintes violettes. Une haute barre de montagnes dresse son verrou. La marche s’interrompt. Le vaste horizon est derrière Soi, pareil à un rêve évanoui.

   On se promène sur les larges places des villes, une sorte d’agora seulement livrée au rythme de ses pavés, couchée sous une belle lumière rasante. Le sol luit tel une poterie ancienne, telle une jarre antique sise dans le luxe d’un musée. On avance facilement. C’est comme si l’on avait enfilé des patins, seulement occupés à tracer des figures sur le miroir d’une glace étincelante. Souples arabesques, voltes infiniment renouvelées, figures s’enchaînant avec facilité, allées et venues pareilles à celles des feuilles d’automne, ces papillons légers pris dans les volutes d’air. Cependant cette grâce trouve soudain sa pesanteur. Déjà apparaissent de hauts immeubles de briques sourdes, des manières de fortifications qui figent sur place l’avancée libre de l’agora.

 

La digue du port,

la haute barre des montagnes,

les murs de briques,

 

   autant d’événements qui, non seulement empiètent sur le terrain de notre Liberté, mais en sapent la base, en aliènent l’essence et nous voici Prisonniers, nous qui nous pensions Hommes Libres. La digue du port, la haute barre de montagnes, les murs de briques ne sont que les noms des limites au gré desquelles notre existence, soumise au régime de la privation, de la pénurie, de l’indigence, connaît son plus cruel revers. Alors, indignés de tant de dépossessions, de tant de confiscations, nous portons nos yeux au ciel et qu’y apercevons-nous ? Des fils bien réels quoiqu’invisibles, des fils pareils à ceux de la Vierge, ils s’arriment à nos têtes, à nos bras, à nos jambes, métamorphosés que nous sommes en de simples Marionnettes ne disposant ni de leur sort, ni de l’inflexion, de la direction qu’ils prendront, celle-ci est hors de portée, celle-ci est remise à d’autres mains que les nôtres.

   Ce que nous voyons, simples formes éthérées tout droit venues de l’Olympe, les Moires, ces Fileuses aveugles qui décident, à notre place, du trajet de notre vie, des circonstances et du décret fixant le jour et l’heure de notre mort. Au travers de la résille de nos cils, comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre mi-réelle, mi-irréelle, apparaissent successivement,

 

Clotho qui tisse le fil de nos vies avec son fuseau ;

Lachésis qui en prend les mesures ;

Atropos qui le coupe et trace

 le point final de notre aventure,

 

   ici, sur cette Terre dont nous pensions qu’elle serait à jamais, le lieu même de notre essor, de notre expansion, nous faisions l’hypothèse, en silence, de son infinité.

  

   C’est un sens identique dont nous avons l’intuition dans cette belle œuvre de Judith in den Bosch. Selon nous, cette image est sous l’entière férule des Moires, si bien que le Personnage ou plutôt la Silhouette Noire, sont peut-être le signe avant-coureur d’une invitation de la Camarde à quitter la scène existentielle, à la rejoindre, à exécuter un pas de deux, à entreprendre les premiers pas de cette « Danse Macabre » dont nous parle Charles Baudelaire dans « Les fleurs du mal », ce mal qui nous hante telle notre ombre toujours prête à surgir pour de funestes desseins. La scène est sombre, rayée, traversée de sillages de pluie qui ne sont peut-être que l’habile métaphore des fils de tissage des Moires. Comme sur l’agora précédemment citée, il n’y a plus nul espace à explorer, on est face à un mur aux gigantesques moellons de pierre, autant dire la falaise d’une fortification, peut-être d’une prison. Nul espoir que, soudain, puisse en son sein se creuser une faille au gré de laquelle une neuve Liberté pourrait être expérimentée. Comme sous un ciel lourd d’équinoxe, comme arraisonnée par les meutes pressantes des nuages et des trombes d’eau, l’Inconnue pliée dans son linge noir n’a de cesse que de trouver une issue. Or nulle dérobade ne semble pouvoir s’offrir, nulle tergiversation ménager une sortie existentielle encore honorable, salvatrice.

   La porte noire est verrouillée. Le Destin a frappé. La condamnation est sans appel. Plus aucune possibilité de retour à Soi. Plus aucune alternative que celle d’attendre la décision du « Jugement Dernier », la peine paraît irrévocable. Au Grand Jeu de l’Oie de la Vie, la Joueuse vient de jeter les dés qui, définitivement, la condamnent à n’être plus qu’un Rien s’enlevant sur du Vide, qu’un Vide faisant fond sur le Néant. Décidemment cette image possède une irrésistible force d’annulation, d’absentement, de biffure de tout ce qui est, de tout ce qui, sur cette Terre, est soumis au procès de la corruption, du délitement, le ver est dans le fruit qui le boulotte consciencieusement, sans répit, sans relâche.

   La Vie dont le constant doublet est la Mort, tout comme l’arbre connaît un jour son abattage, tout comme le soleil connaît un jour son éclipse, tout comme le ruisseau connaît un jour son étiage. Cette photographie est le lieu même où tout espoir connaît sa fin, où le rire expérimente ses larmes, où la joie se retourne en tristesse. Et c’est ceci, cette onction hautement tragique qui l’effectue en son entier, qui lui donne le sens le plus effectif. Que cette image nous dérange à l’aune de ses significations sous-jacentes, ceci est bien naturel. Si elle nous fait un brin vaciller sur nos certitudes, elle aura atteint son but :

 

faire de notre marche aveugle

sur les sentiers du Monde,

 le prétexte à forer en nous

la césure de la lucidité.

 

   Ceci est accroissement, nullement perte. Ce travail porte en lui, telle sa signature, les traces d’une Métaphysique à l’œuvre. En notre siècle de pur divertissement, d’apparences et de solutions toutes faites, de recettes d’un bonheur facile, cette exigence de Vérité est tout à fait remarquable. Rien n’a jamais servi de se voiler la face. Le voilement ne dissout pas le réel, bien au contraire il en aiguise les vires arêtes.

 

Il nous faut demeurer les yeux ouverts !

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18 août 2023 5 18 /08 /août /2023 10:24
Une île noire au bord des flots

 

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   « Alleen », tel est son nom qui veut dire « Seule » et par extension « Solitaire », « Solitude ». Sans doute ce prédicat lui était-il prédestiné depuis le plus loin du temps. Sans doute l’immense cosmos, dans son déploiement, avait-il ménagé, au sein de son événement, un creux, une niche, une cavité, une douce alcôve où Alleen pût faire halte, méditer, se ressourcer et puiser une eau pure à laquelle donner sens à son existence. Car vous le savez bien, vous qui lisez, c’est le SENS qui est essentiel, le sens qui détermine l’avancée même de nos pas, le sens qui ouvre en nous le sillon selon lequel cheminer parmi la vaste et inextinguible confusion de l’infini du Monde. Le sens s’absenterait-il et alors nos vies se résumeraient à des tournoiements de girouettes, à des claquements de toiles perdues dans les tourbillons de vent, à des nages en de cruels vortex qui auraient tôt fait de nous reconduire au Néant avant-courrier de notre naissance. Dit d’une autre manière, être privé de sens, revient à être privé d’être, à disparaître à Soi-même, à devenir, pour les Autres, simple signe effacé sur une antique tablette d’argile, quelque part dans les poussières antédiluviennes d’une mythique Mésopotamie. S’abreuver à l’eau saumâtre du non-sens, c’est disparaître corps et biens sans espoir d’un possible retour.

   Au seuil de sa vie, tout enfant, puis fraîche adolescente, puis encore jeune adulte, elle avait cru à la magie et au pouvoir illimité du vertige du Monde, elle avait regardé ses reflets, fascinée, sur l’eau des lacs et l’immense flaque de l’océan, elle avait fixé de ses pupilles désirantes les mille et un reflets qui, ici et là, allumaient leurs promesses de félicité. Elle avait remonté le cours de son existence comme on remonte un réveil, en comprime le ressort afin que, le temps venu, il pût vous restituer au centuple l’énergie que vous aviez insufflée en son âme d’acier flexible autant que généreuse. Seulement, au fil des jours, comme si une usure des choses s’était immiscée au cœur même de la spirale de métal, une sorte de corruption y agissant à bas bruit, les rétributions des dons primitifs étaient parvenues soudain à leur étiage et le ressort fatigué avait fini par se détendre, renonçant à tout mouvement, sorte de pitoyable impéritie disparaissant à même son inconsistance. Que ceci, cette prise de conscience d’une versatilité des choses, d’une impuissance gravée à même leur nature fût en mesure d’atteindre Alleen au plus profond, nul ne pourrait en douter et l’on serait affecté profondément pour bien moins que cette surprenante révélation. Le Monde était donc, en son sein, creusé de sombres avens, ouvert sur des dolines sans noms, situé au bord d’immenses et vertigineux abîmes. Comment donc pouvait-on être Homme, être Femme et cheminer sur le bord de ce risque constant sans en être affecté jusqu’en son fond le plus abyssal ?

   Cependant, tout le temps où une certaine insouciance, accolée à l’idée même de jeunesse, avait tracé en elle ses sillages de joie, elle avait fait de sa vie une suite ininterrompue de plaisirs successifs, de désirs comblés sitôt qu’hallucinés, de jouissances immédiates du corps et de l’esprit, suivant en ceci l’ornière habituelle de l’humaine condition.  De voyages, d’expéditions lointaines en des terres des confins, non seulement elle avait rêvé, mais elle avait parcouru, des années durant les surfaces glacées de l’Île Victoria, les étendues désolées de la Terre de Feu, elle avait sillonné les immenses steppes de Mongolie, avait empli ses yeux des sommets vertigineux de l’Himalaya, avait traversé l’Australie de Darwin à Melbourne, était montée tout en haut du Machu Picchu, avait connu les civilisations Incas, Carthaginoise, des Mayas, des Vikings. Cependant, de tout cet inventaire fiévreux de la pluralité du Monde, de cette infinie multiplicité des choses, ne subsista plus bientôt qu’une impression de dispersion, d’éparpillement, de diaspora, si bien qu’elle finit par percevoir, aussi bien dans son esprit que dans son corps, comme d’infinies fragmentations dont sa seule bonne volonté ne parvenait nullement à réaliser une synthèse satisfaisante, à tracer les voies d’une possible harmonie.

      Mais Alleen ne souhaitait plus longtemps participer à cet immense jeu de dupes d’une mondialisation effrénée, laquelle abrasait les cultures, en même temps qu’elle fondait en un moule unique la belle et infinie diversité humaine. La Jeune Femme voyagea de moins en moins, se limita à quelques pays proches pour finir là, en son site le plus précieux, dans une maison de modeste constitution, dissimulée et abritée du vent du Nord par un cordon de dunes. C’est tout au bord de la Mer des Wadden qu’elle avait élu domicile sur la petite île de Borkum, trouvant dans cette terre de la Frise Orientale tout ce qu’en elle elle cherchait depuis bien longtemps sans pour autant pouvoir le nommer ni en préciser les limites, en tracer les coordonnés sur la carte de quelque planisphère. C’était un peu le hasard qui avait guidé ses pas, comme si, à l’aveugle, les yeux clos, elle avait posé son index sur cette terre du bout du monde qui, désormais, serait son dernier refuge.

   Créant entre elle et l’île une étrange et profonde complicité, elle s’était peu à peu métamorphosée, avait trouvé le lieu qui lui correspondait le mieux, installée au centre de sa      thébaïde comme une pluie de gouttes est logée au centre du ciel, dans la plus parfaite osmose qui soit, dans une manière d’affinité naturelle que rien ne semblait pouvoir dépasser. Elle était Borkum, tout comme Borkum était elle, à tel point que son propre nom (cette indépassable identité) avait subi une totale transformation. Alleen était devenue Eiland-L’îlienne sans pour autant qu’une césure ne s’immisçât en elle qui l’aurait installée en une sorte de troublante duplicité.

   Non, Alleen-Eiland était qui elle était dans le rayon de complétude le plus exact qui se pût imaginer. Une profonde harmonie régnait en elle, une paix faisait sa douce comptine au plein de sa chair, une légère antienne courait tout le long de sa peau identique à l’alizé qui glisse sous un ciel de pur azur. Au début de son installation dans l’île, elle avait exploré ce minuscule territoire, un microcosme, s’attardant à flâner sur le relief dunaire, à inventorier les prairies et les étangs d’eau douce, à cueillir parfois un bouquet d’orchidées sauvages, en extrayant une seule tige qu’elle disposait dans le tube étroit d’un soliflore. Oui, une seule car elle était à la recherche de cette unicité, de ce simple dont elle tirait les plus vives satisfactions. Alors, dans ce tête à tête avec la fleur, dans ce dialogue étroit, tout se disait de ce minuscule monde, à l’encontre de ce vaste Monde dont il semblait qu’elle avait épuisé les charmes à la mesure d’un rituel qui, au fil du temps, était devenu une chose sans intérêt, la réitération d’un geste qui s’annulait à même sa reproduction.

   Cette côte sauvage, située à sa pointe la plus septentrionale, quiconque s’y fût aventuré eût aperçu Alleen-Eiland, drapée dans un vaste châle noir, manière de silhouette ténébreuse, assise au plus près des flots, sur le miroir du sable, de courtes vagues écumeuses venant mourir à ses pieds. Elle faisait une étrange tache sombre qui se détachait sur fond de lumière diffuse. Le drap du ciel était uniformément de schiste foncé, un genre de noire clarté qui, visiblement, la fascinait, immobile, immuable telle une marmoréenne statue figée là pour l’éternité. Un cumulus blanc faisait son bruissement d’étoupe, seule et unique promesse du jour parmi les plis denses de la nuit. Alleen-Eiland était une irréalité posée au seuil du Monde, un questionnement, une forme que le mystère de la mer semblait en voie d’accomplir, peut-être même de reconduire au Néant, de porter sur les fonts baptismaux d’une étrange Origine.

 

Alleen-Eiland était-elle seulement venue à elle ?

Était-elle née ou en attente de l’être ?

Était-elle séparée des éléments primordiaux

ou bien en constituait-elle un fragment ?

Était-elle à l’orée d’elle-même ou

déjà en voie de rejoindre ce Rien

dont le paysage semblait dresser

 l’insolite emblème ?

N’était-elle que question sans réponse ?

Interrogation sur le Vide ?

N’était-elle que poudroiement Métaphysique,

revers de l’Être, simple figuration

dont nul visage n’eût conforté la présence ?

      

   A seulement être posée, l’énigme n’eût pu trouver de réponse. Il eût fallu être doté d’un regard visionnaire, traverser l’opacité du réel, forer bien au-delà des choses habituelles de manière à se doter d’une intuition seule capable d’ouvrir la coque de silence, de faire naître le pouvoir des mots, de dire un peu de la Présence de cette Inconnue, là au bord du visible, sise sur sa propre limite, comme si elle était à elle-même son éternel hiéroglyphe. Mais supposons un instant que, dotés d’un pouvoir magique transcendant la mutité du tangible, quelque chose dans le genre d’une mince révélation vînt enfin nous atteindre. Révélation d’une pensée méditative logée au sein même d’Alleen-Eiland, cette Terra Incognita, laquelle menace de toujours le demeurer.

    Alors, ayant accompli le pur prodige d’avoir franchi l’écran de sa peau, de s’être invaginé au plus dense de sa chair, d’être enfin parvenus au centre de son esprit, là où les choses sont diaphanes, légères, aériennes, que devinerions-nous dans le labyrinthe de sa psyché qui nous parlât d’elle et nous la livrât dans la pureté de son essence ? Une voix intérieure pareille à l’eau cristalline de la source pourrait-elle sourdre d’elle avec naturel et grâce ? Une voix entrelacée au rébus du Monde, en différant si peu, Alleen-Eiland méditant sur le mode d’une lallation, Alleen-Eiland miroir de la Présence, Alleen-Eiland se confondant, « île noire au bord des eaux », avec le moutonnement sombre de la mer, avec la pliure blanche du nuage, avec le flux et le reflux du silence, avec la dalle muette du sable. Sa parole intérieure nous parviendrait comme au travers d’un coutil, d’une soie à l’infini froissement, d’une mousseline à l’invisible tissage :

  

« Regardant sans voir j’appelle l’Invisible ;

écoutant sans entendre j’appelle l’Inaudible ;

palpant sans atteindre

j’appelle l’Imperceptible ;

voilà trois choses inexplicables

qui, confondues, font l’unité. »

  

   Le Lecteur, la Lectrice avertis de culture chinoise auront reconnu, légèrement modifié, remplaçant le « on » indéfini par le « Je » de l’énonciation, un bref extrait tiré du Lao-tzu, censé décrire le Tao comme manifestation du Vide. L’universalité du « On » se soustrayant afin de laisser place au rayonnement du « Je », à sa fulguration, laquelle ici, est purement intérieure, pareille à la braise couvant sous la cendre.

   D’Alleen à Alleen-Einland s’ouvre l’écart entre un Plein, cette exultation de l’exister qui convoque la pluralité du Monde, et un Vide particulier, singulier, en réalité ce Vide, ce Rien, ce Néant, comme signification de Soi à Soi qui précède toute prise en compte de ce qui n’est nullement Soi mais ne peut être rencontré que dans cet intime creuset, là où aucun sol, aucun fondement ne se donnant, le Tout du Monde puisse surgir en l’entièreté de son Être, tout comme l’être d’Alleen-Einland s’enlève de Soi dans l’infinité du Sens.

 

« Île noire au bord des flots »

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12 août 2023 6 12 /08 /août /2023 08:27
L’Humaine Figure

Roadtrip Iberico…

Odeceixe…

Portugal

 

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Dans les livraisons de son travail en Noir et Blanc, Hervé Baïs nous a habitués à des images le plus souvent minimalistes et, lorsqu’elles débordent de ce cadre, elles ne le font que dans la juste mesure de ce parti-pris d’autant plus remarquable que ces exigences, aujourd’hui, du bien fait, de l’abouti, bien moins que minimales sont réellement homéopathiques. Mais la critique s’arrêtera là, sinon elle menacerait d’envahir la totalité de l’article. Regardez le lot d’affligeantes images d’Épinal dont nous abreuvent, quotidiennement, les Réseaux dits Sociaux, un tout jeune enfant même en serait décontenancé, à condition, cependant, que sa vision ait été entraînée à l’exercice d’une vue claire. Le débord du minimalisme, chez ce Photographe, n’en altère nullement l’exigence de qualité et quand le Multiple vient en lieu et place de l’Unité, c’est toujours l’Unité (cet écho de la Vérité) qui l’emporte sous les auspices d’un cadrage parfait, d’une inquiétude de la géométrie, de la précision des lignes de fuite, de l’harmonie bien étagée des différentes valeurs de la triade Noir-Blanc-Gris. Ceci est assez singulier pour ne nullement appeler de plus longs développements.

   Mais mettons-nous en devoir de commenter cette Image au plus près, au ras des phénomènes si je puis dire, les significations y afférentes constitueront la suite logique de mon exposé. Mes descriptions habituelles partent, le plus souvent, des hauteurs du Ciel pour rejoindre la basse horizontalité de la Terre. Symboliquement une Transcendance se résout en Immanence à l’épilogue de son parcours. Donnons-nous l’optique inverse, laquelle consisterait, en quelque façon, à prendre essor du socle des contingences en direction de cette Idéalité toujours hors d’atteinte, ce qui est, du reste, la figure achevée de son Essence. Tendre vers…, être en chemin pour plus loin que Soi (selon l’une des formules récurrentes dans mes textes), ceci n’est rien de moins qu’entrer dans le vif du sujet depuis une position de surplomb, faute de laquelle rien n’est atteint de ce qui est dit dans une image, une situation du quotidien, l’espace d’une rencontre.

   Le premier plan est une zone noire, indistincte, peut-être la conjugaison d’une végétation située à contre-jour, de graviers et de sable à la consistance nocturne. Au second plan, parmi encore un émiettement de graviers, une large flaque d’eau en laquelle se réverbère l’ardoise armoriée du ciel. Puis un genre d’isthme semi-circulaire, une sorte d’anse avant le ressac de buttes de sable qui tracent la limite entre le territoire terrestre et la vaste étendue marine. Au loin, se détachant sur la ligne d’horizon, les silhouettes malingres d’un Peuple de parasols en attente de leur ouverture, en attente du Peuple des Humains, ce Peuple fourmillant, bariolé, bavard, doué d’une inextinguible parole. Å droite de l’image se dessine la diagonale d’une haute falaise, laquelle regarde, comme son vis-à-vis, un essaim de maisons blanches blotties les unes contre les autres. Puis, un ciel de vaste étendue, un ciel qui semble n’en devoir jamais finir de se diffracter, semblable à l’expansion illimité de l’univers, un ciel clair en sa partie la plus basse, un ciel sombre en sa partie la plus haute, sa partie médiane ourlée des festons successifs de cirrus aux fibres légères, se succédant selon des bandes annelées, symétriques, parallèles, comme si un habile Démiurge en avait commandé l’ordonnancement.

   Tout ceci dresse un tableau romantico-nostalgique auprès duquel les âmes inclinées au silence et au recueil puiseront les plus hautes valeurs cathartiques, les plus lénifiantes onctions. Certes le Romantisme est de nos jours fortement déprécié. Quant à la nostalgie, elle est considérée en tant que mouvement antiquaire dont on ne comprend ni n’apprécie plus le sens plein lequel, au mieux, ne serait que le reflet d’une passion depuis longtemps éteinte dans les mailles d’un inatteignable passé. Pour beaucoup, aujourd’hui, la seule Beauté qui puisse s’énoncer crépite sur de virtuels écrans qui, en toute hypothèse, ne sont que des écrans de fumée en lesquels la conscience ne rougeoie plus qu’à demi, l’esprit succombant au charme des chimères et sortilèges de la sphère médiatique. Å chaque écran qui s’illumine et fascine correspond, point pour point, un affadissement du réel, une perte esthétique, laquelle entraîne, de facto, une dilution éthique et un effondrement de ces valeurs qui constituaient, il y a peu encore, les racines des Existants, les signes selon lesquels ils s’orientaient et donnaient à leur marche en avant le statut de quelque qualité, la teinte resplendissante d’un but à atteindre.

   Sur cette Image, nulle présence humaine, nulle conscience qui ferait son étincellement. Paysage en tant que paysage qui semble n’avoir plus aucune mémoire de Ceux qui s’y installent habituellement avec cette espèce d’assurance à tout va, psalmodiant, au fur et à mesure de leur cheminement, cette célèbre formule du Sophiste Protagoras :

 

« L’Homme est mesure de toutes choses. »

 

   Mais, si, de cette assertion pleine de suffisance, nous ôtons la pellicule de surface, ce vernis dont l’Homme aime à se vêtir, afin de faire illusion, de se donner en spectacle, d’apparaître sur le mode de la représentation, si, de toute cette écume, nous extrayons la seule chose qui vaille, à savoir l’essence de l’Homme en tant qu’Homme, nous percevons aussitôt, combien cette affirmation de la « mesure » est fondée en Raison (encore que « le reflet de toutes choses » eût mieux, selon nous, convenu à cette réalité-vérité), nous prenons acte du fait que la présence de l’Homme est ineffaçable, adhérente qu’elle est, par nature, à tout ce qui fait Sens sur cette Terre. N’y aurait-il nul Homme et tout retournerait au chaos, et tout s’abîmerait en un silence éternel.

   Si, étonnamment, je fais soudain référence à l’Homme qui, à l’évidence, s’absente de l’Image ceci n’est pure gratuité mais volonté d’introduire, dans cette représentation, sa présence discrète, continue, identique à un filet d’eau qui ondulerait, glisserait le long de failles inaperçues, sous des strates dont on ne soupçonnerait pas qu’elles puissent abriter quelque mouvement anthropologique que ce soit. Ce qui est à considérer, c’est que le Destin de l’Homme se devine en chaque chose, y compris en chaque chose le dissimulant, le soustrayant à notre vue, comme si une photographie dépouillée de quelque Existant, se devait, immédiatement, en sa nature même, de nous le rendre visible, préhensible, toute Image en soi étant le lieu d’émergence de l’humanité. Å l’encontre de la photographie dite « humaniste », la caractéristique humaine n’apparaîtrait certes qu’en filigrane, qu’en creux, mais ne serait, pour autant, nullement réduite à néant. Une dette existentielle aussi bien qu’éthique en quelque sorte. Le réel, tout comme une pièce de monnaie, comporte deux faces, une face visible, son opposé qui ne l’est pas. Il suffit de retourner la pièce pour apercevoir son chiffre si, jusqu’alors, la seule figure était venue à notre rencontre. Donc « retournons » l’image et mettons-nous en quête de ce qui s’y illustre qui, jusqu’ici, est demeuré dans l’ombre et le secret.

   Graviers et sables, ne disent-ils l’usure du temps, ce temps éminemment humain qui le tisse en son fond comme l’être qu’il est, ce Mortel dont la finitude l’oblige à se questionner sur le sens de sa propre vie ?

    La Flaque d’eau, ce miroir étincelant vers lequel, tel Narcisse, il courbe son corps, interrogeant son reflet, cet écho de son ego qui le fait Homme en tant que cet indépassable Sujet, cette flaque, donc, témoigne de qui il est, une personne des apparences et des illusions, un individu en quête de lui-même que l’eau éblouit, le privant ainsi d’une vérité qui eût pu le conduire en sa pointe la plus extrême.

   Ce genre d’isthme, ne lui parle-t-il de ses propres limites lui qui, tel un dieu, se voudrait sans limites, capable d’aller à sa guise, ici sur la crète de la haute montagne, là au-delà du rivage qui l’aliène et le retient en un lieu trop étroit, là encore bien au-delà de qui il est, rêvant de se vêtir de la parure étincelante du Héros, tel Ulysse franchissant les mers, naviguant d’île en île sans que rien, jamais, n’en vienne arrêter la course sans fin ?

   Cette vaste étendue marine, n’évoque-t-elle pour lui, l’Homme, des souvenirs anciens, d’une poésie de Victor Hugo, par exemple, quelques vers venus du plus loin du temps chantent encore à ses oreilles devenues sourdes des paroles qui disent la perte, l’effacement, le sombre de la vie en ses abyssales profondeurs :

 

« Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.

Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,

Sur le sombre océan jette le sombre oubli. »

 

    Ce Peuple des Parasols ne laisse rien dans l’ombre, lui. Tout, en lui, est pure évidence. Leurs frêles silhouettes sont déjà silhouettes humaines, on y entend du babil, des cris de joie, on y perçoit l’ivresse estivale, cette manière d’Infini qui se donne à l’Homme l’espace de quelques jours, de quelques heures.

   La haute falaise, n’est-elle celle de l’Homme-Vigie lui qui, du haut de sa dunette, observe la haute mer, essaie d’y deviner les navigations hauturières, les voiliers cinglant dans le vent, les mats de goélettes où s’arriment mouettes et goélands, comme si, de cette patiente observation, pouvait se lever un présage, se dire l’aventure humaine en son étrange navigation ?

   Les maisons blanches regroupées en essaim, ne sont-elles le symbole du sentiment grégaire de l’Homme, de l’essai de réassurance que lui promet la grotte depuis la lointaine préhistoire, dont il poursuit la fonction de protection au travers de la hutte de branchages de Terra Amata, puis des cubes de béton de l’ère moderne ? On y entrevoit l’unité que l’altérité accomplit. On y voit la mesure hestiologique de toute présence humaine : un foyer est là qui réchauffe, donne confiance, assemble la diaspora humaine selon les rites de la fraternité, du regroupement du clan, des digues à élever contre les humeurs sauvages de la Nature parfois ?

   Oui, il nous faut en convenir, une lecture d’image, sauf à demeurer superficielle, ne saurait se contenter de sa surface glacée, miroitante. Il faut creuser plus avant. Il faut risquer l’interprétation. Il faut trancher le réel avec la lame d’une curiosité étayée en Raison.

 

Il faut traverser l’insu.

Voir l’invisible.

Écouter l’inaudible.

 

  Å ce prix et à ce prix seulement le Monde perd un peu de son opacité pour nous offrir le début d’une transparence. S’être mis en chemin est déjà beaucoup ! Que l’Image adéquatement abordée puisse forer en nous la vrille du questionnement par quoi tout prend SENS, aussi bien ce qui nous est le plus étranger, aussi bien le sans-distance que nous sommes à nous-mêmes, mais pour autant figure énigmatique dont, jamais, nous ne sonderons la vertigineuse profondeur !

 

 

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