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11 septembre 2023 1 11 /09 /septembre /2023 17:31
Traces de mémoire

Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

                                                                                    Le 2 novembre 2018

 

 

 

          Chère Solveig

 

 

   En ce jour de « Fête des Morts », comment ne pas penser à ceux, celles, qui nous furent chers, dont il ne nous reste plus que quelques objets, des photographies jaunies et, surtout, une trace dans la mémoire ? Quelque part, s’ils sont encore vivants, c’est à la simple mesure du souvenir. Si, nostalgiques, nous prenons la peine de les évoquer, nous nous trouvons face à quelques images qui nous disent le chemin d’une vie. Par exemple, sur la scène de notre imaginaire, surgit soudain un personnage à la face rieuse, aux rides déjà profondes, aux moustaches lissées de gomina, une cigarette roulée entre ses doigts tors, un pantalon de velours aux larges côtes, des sabots de bois d’où dépasse un tapis de paille. Certes, c’est bien ceci qui vient à ma rencontre, faisant à nouveau paraître l’un de mes aïeux. Mais alors, tout cela ne serait-il pas simplement une reproduction d’Epinal, un portrait que nous aurions enchâssé derrière la vitre floue d’un chromo de jadis ? Le réel d’un temps perdu est si évanescent qu’il semble flotter, au loin, sur une improbable scène, au point que, parfois, nous nous demandons s’il ne s’agirait d’un rêve ou bien d’un spectacle que nous aurions vu sur une scène dont nous ne connaîtrions plus l’étrange nature. Il s’ensuit toujours un trouble de l’âme qui ne fait que flotter entre deux horizons identiquement inaccessibles, celui du passé, celui du présent dont les contours, peut-être, ne sont guère plus lisibles que ceux des jours d’autrefois. Nous reposons sur un doute consubstantiel à notre condition humaine qui nous interroge sur l’effectivité de notre propre présence au monde. Serions-nous de simples illusions flottant au-dessus de la brume d’un marais ?

   Toutes ces pensées me sont venues à la suite d’une promenade au bord d’un lac, photographiant ici un reflet sur l’eau, là une racine mouvementée ou bien une souche usée, comme incisée de rides, traversée de vergetures, ne laissant plus apparaître qu’un genre de squelette. En quelque sorte le dernier état d’un bois allant vers sa mort, peut-être même l’ayant dépassée. Et, vois-tu, cette apparence n’est nullement triste malgré le degré de métaphore mortelle qui, inévitablement, en atteint le dénuement. Bien au contraire il y a une sorte de jouissance esthétique à observer le lent et assidu travail du temps, la morsure des heures, l’empreinte de la fatalité qui se donne comme une irréversible fin. C’est uniquement en raison de notre mortalité que nous ressentons la beauté des choses. Non eu égard à une identification à la feuille trouée ou à la terre ravinée par les pluies. Nous ne sommes ni feuilles, ni terre. Face à cette souche nous sommes parvenus au plein de notre être, c'est-à-dire que nous avons soudain renoncé aux mille subterfuges par lesquels nous nous grimions afin de nous rendre immortels. Une nudité face à une autre nudité. Ainsi seulement se dévoile la beauté. Ainsi seulement une vérité nous visite - j’ai failli dire nous « assaille » -, et nous conduit dans la lumière de la lucidité.

   Cette mort de l’arbre n’est nullement effrayante car elle s’est dépouillée des prédicats existentiels qui en traçaient la forme, les branches, les feuilles, l’écorce. Tous attributs qui disaient la vie. Tous attributs qui disaient le pouvoir mourir. Ici, le passage a eu lieu, le temps a terminé son entreprise d’altération et c’est pourquoi cette réduction à une simple esquisse a une figure d’éternité. Désormais, il n’y a plus rien à y ajouter, plus rien à y retrancher. Elle a acquis la grande sagesse des choses hors du temps. Seul le temps nous aliène et nous tend le miroir de notre propre chair soumise à la corruption. Si, ne serait-ce que par la pensée, nous nous exonérons du temps, alors un calme nous est donné, alors une sérénité nous est acquise. Certes il faut une grande abnégation pour parvenir à cette partielle négation de soi au terme de laquelle, seulement, une quiétude nous sera dévolue, qui nous attribuera un supplément d’être au détriment d’une abondance de l’avoir.

   Mais cette lourde atmosphère métaphysique, il nous faut la dépasser et retrouver quelques signes qui furent les cheminements du passé. Il nous faut nous interroger sur la mémoire, sa capacité de restitution, la valeur qu’elle représente pour nous et ceux qui furent associés à notre aventure. Toi, moi, cela fait si longtemps ! A tel point que, parfois, je pense n’écrire qu’à une ombre qui aurait fait sa tache au milieu des épicéas et des bouleaux de chez toi, ces immenses silences qui habitent le Septentrion.  La Suède est si loin que, jamais, je ne la reverrai. Il n’y a guère de temps, j’ai cherché à reconstituer, sur mon écran, les étapes du voyage qui me conduisit, naguère, vers ce que j’identifiais en tant que  sources de la joie. Et, si mes souvenirs sont exacts, il en fut ainsi en de maintes rencontres, des paysages, des hommes, de l’amour en son éclosion. J’étais si jeune, tu l’étais aussi. La vie nous était ouverture et promesse sans fin. Comment aurions-nous pu ne pas accepter ses offrandes, mains tout ouvertes et les yeux éblouis ? Comment ?

   A mon grand désarroi, je dois avouer que je n’ai rien reconnu de cette belle ville du Nord. Rien. Ni les immeubles du centre avec leurs parements de brique claire, ni les parcs, ni les maisonnettes anciennes - ces maisons de poupée - avec leurs façades de bois où grimpent les rosiers. Pas plus que les rives du Lac Roxen, ses grappes de chalets peints en rouge. Seulement quelques impressions fugitives, le vert de gris des clochetons de cuivre, l’atmosphère pluvieuse de l’air, les caravanes de nuages, des routes fuyant vers l’horizon de cendre avec leurs bas-côtés semés d’herbe jaunie. Tu vois, plutôt un état d’âme que des repères précis. La vague sensation d’un connu qui se dilue dans les arcanes du passé. Peut-être est-ce cela la mémoire, ne garder que l’écume des choses, archiver leur être, dire la fragrance unique de l’essence, renoncer à la densité du réel, trier parmi l’ivresse de l’existence les instants rares, en faire de pures gemmes qui éblouiront la facticité des événements.

   Mais, désormais, et afin de ne demeurer dans le flou d’une théorie, il me faut revenir à l’aïeul dont j’ai tracé un bref portrait au début de ma lettre. Sans doute est-il vivant en quelque coin de mon territoire de chair, autrement dit « incarné », rendu concret, visible, au moins à l’œil de l’âme. Mais l’évoquer, est-ce d’abord le restituer tel qu’il fut avec ses habitudes vestimentaires, les péripéties de ses occupations, le tabac qu’il roulait méticuleusement dans une feuille de papier, le briquet dont il faisait tourner la molette de ses doigts gourds de paysan, la flamme, la fumée sortant de sa bouche comme elle s’élevait dans la cheminée auprès de laquelle il s’asseyait lors des longues nuits d’hiver ? Incontestablement, retracer est, en quelque sorte, se livrer à cette manière de lente et obstinée archéologie, y deviner une présence, y dessiner le labeur d’une vie, y faire se lever les joies et les peines. Je montrais la fumée s’élevant dans l’air bleu de la grande pièce, la pièce à vivre d’autrefois qui était la conscience de la maison.

   Oui, la fumée. C’est bien cela, cette sorte de futilité, d’empreinte du néant sur la trame obscure des jours. Nous croyons saisir, par  le recours à la photographie ou à quelque document ancien, un peu de ce qu’une personne fut et nous feuilletons fiévreusement les pages d’un vieil album. Inconsciemment, nous pensons que nous y découvrirons, au détour d’un feuillet, non l’homme en chair et en os, mais tout de même, un peu de sa substance, un brin de sa réalité fût-elle infime. Peut-être même une lettre porte-t-elle la trace de ses doigts, son index  y est si lisible ! Mais nous ne brassons que de l’air et le vent de l’heure, toujours, emporte avec lui ce qu’il promettait de nous donner. Car, bien évidemment le problème est bien celui de la temporalité. Nous ne reconstituons jamais que cette sorte de nuage blanc qui sortait des lèvres de l’aïeul et ne promettait qu’un vide consécutif à son émission. Bientôt il n’en demeurerait qu’une étrange vibration, quelque braise crépitant dans l’âtre et une odeur de feu qui, bientôt, s’éteindrait.

   Oui, Sol, c’est bien sous le signe indépassable de l’extinction que la mémoire se donne comme ce vol de l’oiseau cinglant le ciel qui lui a donné lieu et forme. Il se dissout dans l’espace, ne laissant, derrière lui, qu’une ligne grise qui s’estompe à mesure des secondes qui s’écoulent. Alors, doit-on s’attrister de ce si peu de réalité de la mémoire ? Doit-on s’en affliger ? Prier qu’un jour de miracle les choses et les personnes nous soient restituées telles qu’en leur passé ? Cette espérance est si inopportune qu’elle semblerait s’alimenter à une foi religieuse en la réincarnation. Nulle métempsychose ne nous sauvera jamais de notre angoisse au regard de l’effacement. Il nous faut nous contenter de la fumée. De ton beau pays que persiste-t-il après de si nombreuses années à part quelque cliché délivrant eaux immobiles, forêts, crépuscules rapides, nuits froides sous la percée des étoiles polaires ?

   Et, de toi, qu’est-ce donc qui, encore, peut venir à ma rencontre ? Sans doute tes cheveux châtain ont-ils commencé à grisonner, tes tempes s’ornent-elles de quelques rides, tes lèvres peut-être d’un léger frémissement. Alors, sais-tu, ce qui se perpétue et ne meurt jamais, l’amour. De toi, de ce bel écrin de la Suède, de cette ville de Linköping qui en vit l’éclosion alors que, déjà, il fallait partir. Oui, il le fallait. Jamais on ne peut forcer la main du destin. Toujours il s’accomplit bien au-delà des hommes. Peut-être un jour de lumineux printemps, ce renouveau, frapperas-tu à ma porte ? Oui, Amour, je te reconnaîtrai !

 

A quand ta visite en dehors de ma négligente mémoire ? A quand ?

 

 

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2 septembre 2023 6 02 /09 /septembre /2023 16:47
Sur quelle scène jouons-nous ?

       « Derrière le rideau »

       Œuvre : André Maynet

 

***

 

 

                                                                                                                                     Le 29 Janvier 2018

 

 

 

   Solveig, certainement seras-tu étonnée de recevoir ma lettre avec cette photographie qui, je m’en doute, ne te parlera guère. Au moins aussi surprise que moi qui, ouvrant ma dernière missive, fis la découverte de cette belle image. Il n’y avait ni mot d’accompagnement, ni explication, seulement inscrite au dos, cette formule aussi étrange qu’elliptique : « Derrière le rideau ». Quant à identifier l’endroit de sa provenance, l’encre sur le timbre était si atténuée que même ma loupe de philatéliste ne parvint à bout d’en déchiffrer les illisibles signes. Voici, parfois il faut se livrer aux événements du hasard et ne point chercher au-delà de leur inapparente texture la raison de leur soudaine apparition. Je dois dire qu’à défaut d’en connaître l’expéditeur (l’expéditrice ?), force est de me résoudre à n’en appréhender que la belle esthétique. J’ai pensé, Sol, que ce mince événement te plairait, toi dont la fertile imagination laisse neiger derrière elle « de blancs bouquets d’étoiles parfumées », pour faire suite au Poète d’Apparition.

    Mais quittons le poème tout en le laissant à la tâche de ses rimes. Donc, « Derrière le rideau ». Comment ne pas évoquer la scène de théâtre, la présence de son rideau précisément, cette allégorie de l’existence, du destin qui s’y imprime comme si, au-delà, notre vie ne nous appartenait plus, que nous dussions errer longuement sur l’estrade de planches, sillonner en long et en large, au rythme de nos pathétiques répliques, un espace si restreint que notre liberté s’en trouverait affectée au plein de sa chair ? Oui, tu en conviendras, la cage au sein de laquelle nous semons nos errances est pleine de symboles et ce ne serait que frôler des lieux communs que d’évoquer le Souffleur et la voix de la conscience, les coulisses et les arrière-plans de notre visibilité, la herse et sa fonction d’épée de Damoclès.

   Mais, alors, sur quelle scène jouons-nous, nous les passagers du temps, les voyageurs de l’immobile ? Car nous pensons progresser vers un futur et notre plus lourd tribut est peut-être de demeurer enclos dans l’enceinte de notre corps, enceinte que redouble l’étroite architecture du théâtre sans que nous puissions échapper à sa magie concentrationnaire. Sans doute penseras-tu à la pièce de Sartre, « Les séquestrés d’Altona », à cet étrange personnage de Frantz qui rôde depuis une douzaine d’années dans cette chambre dont il fait le lieu d’un procès contre sa propre espèce : "L'homme est mort, et je suis son témoin".  Voici qu’après la mort de Dieu décrétée par Nietzsche, survient celle de l’humanité. Comment encore relever la tête après tant de constats aporétiques, comme si, depuis l’origine, l’homme n’avait jamais couru et concouru qu’à sa propre perte ? J’en conviens, le trait est noir, l’interprétation sombre, le néant si proche qu’on en sentirait presque le souffle acide.

   Maintenant il nous faut parler de l’Absente, comment la nommer autrement, elle qui semble perdue dans ses pensées, ou bien enclose dans une insondable intériorité, ou bien expulsée d’elle-même au point que son être ne serait plus qu’un lointain satellite observant une esquisse de chair et de peau à la limite d’une présence ? Elle si mystérieuse dont on se demande où peut bien siéger sa conscience, se situer les membrures de sa mémoire. Ici, ailleurs, en un temps révolu, en un temps à venir ? Regarde donc cet air de doux désarroi dont son front est illuminé, une touche si légère, pourtant, qu’un instant on se met à douter qu’une affliction puisse se dessiner sur un si beau visage. Et le feu de ses cheveux que semble visiter plutôt un zéphyr qu’un vent impétueux, comment en rendre compte autrement qu’à l’aune d’une interrogation ?

   Vois-tu, à évoquer ceci, me voici transporté sans délai à mes lectures enfantines, sur ces pages tachées d’encre, des bouts de fibres y transparaissaient, qui tissaient, autrefois, le bonheur du jour. Approche donc, ne vois-tu pas un double de François Lepic, surnommé « Poil de carotte », ce garçon à la tignasse de rouille, aux taches de rousseur, cette malheureuse destinée prise entre une mère malveillante, un père indifférent, autrement dit une réalité à la dérive, un statut d’existant perverti à même son premier bourgeonnement ? Y aurait-il une malédiction des enfants roux, une tristesse endémique, un vague à l’âme qui, jamais, ne pourrait trouver de repos ? Imagine, Sol, je n’ai nullement oublié le cuivre éteint de tes cheveux, leur chute vers la teinte auburn, ceci incline davantage vers la touffeur de la terre, le repos, l’entaille du labour, non pour réduire à merci, mais pour ensemencer, faire se lever des épis, moissonner. Combien est éloigné l’air triste, résigné du petit Lepic, cette blessure du jour qui suinte et ne vit que de sa propre faille !

   Connaissant ton goût pour les choses belles, ton attrait pour la délicatesse, je sais que ta vue sera une simple euphémisation de la mienne, cette naturelle tendance qui m’est habituelle de  vêtir les choses du masque vertical du tragique. Tu sais combien j’ai passé de veillées à lire scrupuleusement, ligne à ligne, mot à mot, jusqu’en leur substance la plus affairée, intranquille, les milliers de signes serrés des livres de Cioran, « Le Crépuscule des pensées », les « Syllogismes de l'amertume », « Écartèlement », oui, j’en conviens, un certain goût pour le vertige, une manière de jouissance au seul fait d’évoquer le néant, d’en approcher les membranes de brume. Est-on, en ta Nordique Contrée, tellement sous l’influence de la rigueur climatique, sous le dais obscurci de la lumière, sa rareté, d’une humeur si affligée que même le solstice d’été ne parviendrait à en dissiper les maléfiques attaques ? 

   Tu en conviendras, il y a un inévitable hiatus naissant de la rencontre d’une humeur qui paraît chagrine et cette lumière, cette auréole de clarté qui diffuse son incroyable baume sur la géographie d’un visage innocent, on le croirait premier, à l’abri des vicissitudes du monde. Sur quelle scène joue-t-elle donc cette Inconnue qui, à force d’être regardée, finirait par nous devenir familière ? Il en est toujours ainsi des êtres de soudaine rencontre qu’ils nous ravissent dans l’instant de notre découverte et, déjà, fuient dans un imperceptible ailleurs dont nous constatons l’irréfragable perte. Peut-être la nuit est-elle au bout qui effacera tout ? Et rien ne nous assure que cette ombre ne recouvrira nos yeux de la pierre d’une cataracte tant nous demeurons démunis de ne les plus distinguer, ces surgis de nulle part,  dans la foule qui grossit et les absorbe tels les membres de leur étonnante assemblée.

   Nous ne pourrons guère distraire notre regard inquisiteur de la pulpe à peine carmin de ces lèvres qui semblent commises, soit à rester au silence, soit à prononcer les mots d’un secret, soit encore à dire les sentiments les plus subtils qui se puissent imaginer. Et admets, Sol, ma vision de l’altérité est bien pessimiste. Mes lectures de l’aube et du crépuscule, moments équivalents en raison même le leur transition du jour et de la nuit (toujours une lame nocturne s’y dissimule au plein de la lumière, de son fleurissement), ma constante immersion dans les textes « sérieux » (sans doute les appelles-tu ainsi ?), colore de gris, pour le moins, une vision qui, jamais, ne peut se détacher de cette empreinte de lourde mélancolie que je traîne à l’instar d’un boulet. Bagnard pour la vie avec seulement quelques rémissions, une décoloration des ténèbres qui mime l’espace d’une brève joie. Mais qui pourrait donc en être dupe, à commencer par moi ? Je suis un être des hautes terres du Nord, comme toi, ces tourbières gorgées d’eau qui boivent le jour, le restituent en épaisses fumées au sortir des cheminées juchées sur les toits de chaume et de bruyère. Mais je ne parle que de moi et j’en oublierais presque celle qui nous visite.

   Avoue, Sol, que ces teintes de la photographie sont belles, ces beiges adoucis, ces caresses de feuilles mortes, ces rose-thé dont l’affleurement est des plus retenus. Quant au corps, il joue sur une fugue si modeste qu’il en devient inapparent. Une cendre dans l’air, une plume sur le bord d’une lagune, une fumée qui se dissout à l’horizon. Certes la chair est absente mais combien renforcée par sa mutité. Tu le sais bien, Sol, ne point recevoir de courrier de l’aimé, de l’aimée (les sentiments sont exactement réversibles), et celui, celle qui se taisent hantent nos nuits bien plus qu’ils ne l’auraient fait à se hâter de répondre. Eternel jeu du chat et de la souris. Dans le pli de l’attente nous ne sommes que ce touchant rongeur que le félin tient à distance, jouant sur le clavier exacerbé de ses sensations. Ce geste est la touche même de l’érotisme lequel, se faisant attendre, allume au centuple les feux de notre désir.

   Aussi, toi en ta forêt boréale, moi en mon austère pays de cailloux, nous tenons-nous au bord d’une ravine avec le risque d’y tomber toujours. Retenons-nous tant qu’il est encore temps. Rien n’est plus stimulant que de faire halte, de regarder venir à soi toute manifestation possible. Une vérité se dévoilant, déchirant brusquement la dalle têtue de nos fronts ? Une subite intuition faisant son rapide feu-follet sur le seuil illuminé de la conscience ? Une connaissance et sa gerbe d’étincelles dans la nuit de notre doute ? Sur quelle scène jouons-nous ? Sur quelle scène l’Absente joue-t-elle ?  L’éternité, oui nous avons l’éternité pour faire taire notre angoisse. Notre souci pût-il durer aussi longtemps que la brillance de l’étoile ! Aussi longtemps. Sol, tu auras remarqué ma dévotion pour l’anaphore. Souvent celle-ci clôture-t-elle ma correspondance. Souhait de prolonger par-delà l’inévitable douleur du temps, cet inavoué instant de bonheur qui me conduit à tes côtés, comme il me guide parmi la complexité des choses. La complexité. Des choses. Tu vois je suis fidèle à mes rituels. Fidèle !

 

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25 août 2023 5 25 /08 /août /2023 16:28
Veuve Noire

« Le sens de la vie »

Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

 

                                                                                                                                           Le 30 Janvier 2018

 

 

 

 

   Aujourd’hui, Sol, je ne pourrai te faire parvenir nul document pour la simple raison que l’œuvre dont il va être question, je l’ai entrevue au travers de la vitrine d’une galerie. Sans doute est-ce son air énigmatique qui a retenu mon attention. Un long moment je suis resté à fixer son image et c’est comme si, tout  alentour, s’était soudain éclipsé. Il n’y avait plus au monde que trois êtres : « Veuve Noire », son titre « Le sens de la vie » et ma propre silhouette figée sur le trottoir de ciment. Je ne sais si des passants m’ont aperçu. Si l’affirmation est la seule réponse, je crains fort qu’ils n’aient pensé à un quidam halluciné par quelque extraordinaire vision. Il est parfois des rencontres avec des présences imaginaires (c’était bien le cas de cette toile qui ne s’inscrivait nullement dans le réel, dans le rayonnement d’un possible), des confluences donc qui vous saisissent au col et vous demeurez en sustentation tout le temps que la magie produit son effet. A l’instant où j’ai pu me libérer de cette étrange possession, descendant la Rue Bonaparte, je devais avoir l’air d’un chien égaré à la recherche de son maître !

   « Chiens perdus sans collier » pour reprendre le titre célèbre du roman de Gilbert Cesbron. Sauf que j’étais SEUL et ne pouvais m’abriter derrière l’enceinte rassurante de la meute. Mais il me faut cesser mes digressions et t’entretenir de ce qui ne cesse de me tourmenter depuis plusieurs nuits. L’aube se lève que je n’ai encore trouvé le sommeil. Les journées sont bien longues alors à ressasser dans le fortin de ma tête mille obsessions en forme de crochets. Sais-tu, Sol, on ne se refait pas. C’est comme notre naissance que nous n’avons pas choisie, elle nous échoit en tant que lot du destin. Il en est de même pour notre tempérament, il surplombe notre existence, la fait rutiler parfois, la ternit souvent. Les jours de faible gloire nous attribuons cette déconvenue au temps qu’il fait, à l’âge qui passe, à l’ami qui a omis de nous saluer. Tout ceci est si vain ! Nous sommes seuls avec nous-mêmes, voilà le drame !

   Voici le moment venu de décrire l’objet que le hasard a mis sur mon chemin. Représente-toi un mur teinté de jaune assourdi, une forme ovale noire au centre, puis une forme blanche qui lui fait suite. Tout ceci est bien abstrait, j’en conviens. Alors voici les clés de l’énigme. Le fond jaune symbolise à l’évidence le sol à partir duquel s’élève l’existence de cette étrange représentation. Le noir est la couleur d’un foulard au travers duquel se laisse deviner le visage d’une Jeune Femme, visage partiellement occulté à notre vue, seuls les traits essentiels (une ébauche de nez, la fente d’un œil, l’aperçu des lèvres) s’y peuvent lire. Le massif blanc, couleur de neige maculée, est le haut du corps dont émergent deux clavicules, la dépression de l’attache du cou, la naissance des épaules. Je devine ton égarement qui doit être au diapason du mien. Ici, je ne doute pas que la comparaison que je vais te proposer ne te fasse sourire. Je solliciterai ta brève indulgence. Nous deviserons à son propos ensuite. Dans cette figure que je qualifierai de « tronquée », se laisse lire en filigrane la silhouette de marbre de la Vénus de Milo, son étrangeté, le fait surtout que l’entièreté de l’anatomie ne nous apparaisse jamais qu’à la mesure d’un travail de reconstruction.

   Cette même impression d’incomplétude, cette sorte de vide qui s’ouvre en nous, nous en ressentons les effets identiques à ne découvrir Veuve Noire que partiellement et ceci avec d’autant plus de force qu’il s’agit du visage, cette pierre de touche de l’être, cette nervure angulaire sur laquelle repose l’édifice entier de l’humain tel que nous en attendons le dévoilement. Or, ici, la chute du masque n’est nullement opérée qui nous entraîne bien en-deçà de la révélation d’une physionomie dont nous espérons, par le seul reflet de l’altérité, qu’elle nous oriente et révèle la nôtre, ce par quoi seulement nous serons arrivés à notre propre réalité. Tu vois, je crois que le parallèle établi avec la déesse Aphrodite n’était nullement gratuit, les points de convergence sont évidents.

   « Le sens de la vie ». Combien cette formule nous paraît ambiguë. La vie, il y faut tant d’ingrédients divers, d’expériences multiples, de toiles mémorielles tendues en tous sens, de hasards aux troubles auréoles, d’incidents, de rapides fortunes, de dépressions, d’emballements, de sauts de côté, d’enjambements de fosses si illisibles que nous ne savons plus si nous les avons inventées, si elle ont surgi du chapeau de quelque magicien, si elles sont la forme inaboutie d’une pierre philosophale dans l’athanor rougeoyant d’un bien curieux alchimiste. L’existence : un pas en avant, deux pas en arrière, des rebonds, des sauts sur place, des égarements, des impasses, des luminescences, de rapides comètes. T’étonneras-tu, Solveig, du second titre que j’ai attribué à cette image : « Veuve Noire » ? Si je fais signe en direction de l’araignée, c’est moins en raison d’une analogie formelle que pour amplifier la dimension tragique que l’Artiste tend à notre sagacité. N’es-tu pas convaincue de ceci : notre avancée à tâtons le long d’un chemin semé d’embûches, nous en visons le terme telle l’illumination que nous supputons alors que le réel est tout de noirceur et de jeu consommé jusqu’à l’absurde ? C’est si éprouvant de dresser, notre vie durant, les cubes multicolores de ce que nous rencontrons, d’en espérer ce haut mât de cocagne dont nous souhaiterions faire la finalité de notre réussite (comme aux cartes) et puis s’ensuit le mortel écroulement sans que nous puissions rien tenter pour en suspendre le funeste dessein.

   De là vient, en des jours de peine, notre découragement. De là vient la noirceur du pinceau qui n’évince rien de l’entaille du réel. Le visage, derrière sa sombre mantille, nous est ôté, tout comme il est différé de soi pour celle qui en supporte l’amère condition. Veuve du monde. Veuve d’elle-même en quelque sorte. Inaboutie. Condamnée à ne paraître que par défaut. La peine est immense qui recouvre la face d’une tenture inéluctable dont nul ne peut prétendre venir à bout, contrarier la puissance de destruction. Tous nous l’avons cette résille de stupeur. Elle est tellement coalescente à nos errements permanents  que nous n’en percevons même plus la confondante présence. Connais-tu, Sol, cette empreinte de suie posée sur le visage de l’être, pareille à ce demi-jour des forêts boréales dont, le plus souvent, tu fais le but de tes promenades ? La mélancolie n’a d’autre nom, d’autre aspect que cette divagation sur le bord des choses dont nous sentons combien elles nous sont étrangères, parfois hostiles mais nous fermons nos paupières à la force d’une aveuglante vérité.

   Peut-être est-ce pour de tels motifs que nous feignons d’ignorer le scalpel de la finitude, lui tendant pourtant dans une manière de naïveté éblouissante, la fragilité d’un cou qui recevra l’empreinte de la lame ? Exister contre vents et marées avec, amarrée à la poupe de notre embarcation la foi en notre navigation, à la proue les gerbes d’eau qui en éteignent les plus valeureuses manifestations. Oui, ces paroles d’infinie lassitude en ce Janvier languissant, jamais la fin de l’hiver ne s’annonce, semblent le contrepoint d’un temps immobile. Qu’en est-il du temps en sa langueur, puis en sa fougue éblouissante ? Que nous dit-il de nous que nous ne savons entendre ? Comment différer de son sidérant phénomène puisque notre essence et la sienne sont une seule et unique chose ?

   Dehors le temps est infiniment gris, genre de désolation sur une plaine qu’une soudaine bourrasque aurait privée de son habituelle quiétude. Chaque jour une nouvelle pluie chasse l’ancienne. A Paris l’eau menace d’envahir les quais, peut-être de gagner les galeries proches. Tout de même il ne faudrait pas que le sujet sur lequel nous dissertons finisse sa course inquiète sur le mode d’une Ophélie ! Tellement de douleur sise en sa chair comme usée par le fléau des heures. A vrai dire, cette toile ne nous émeut pas, elle ne s’adresse nullement à notre sensibilité, elle ne concerne nulle esthétique. Elle est simplement d’ordre métaphysique, c'est-à-dire qu’elle s’enfonce au profond de l’âme pour l’interroger sur le lieu de sa présence, sur le temps de sa destination.

   Le lieu : aucun lieu si ce n’est celui, invisible, de l’utopie. Le temps : celui, impalpable, qui tisse les cellules de notre corps, leur ôte toute tentation d’éternité, les contraint jusqu’à l’épuisement de leur propre substance. Sol, que penses-tu de cette dérive songeuse, de cette existence qui, au lieu de procéder par additions successives, bien au contraire, se livre au jeu bizarre de la soustraction permanente jusqu’à atteindre la zone d’invisibilité qui se confond avec le néant, donc avec l’absolu. Ceci est si troublant cependant, nous les êtres du relatif qui nous annonçons au fur et à mesure de notre âge avec la nécessité radicale de l’absolu ! En motif géométrique : une horizontale se dressant en verticale puis retombant dans l’anonymat d’une nouvelle horizontale. Oui, mes termes ambigus ne tarderont guère à s’éclairer. Horizon d’avant la naissance, verticalité de l’être existant, horizon d’après la mort, ombre, lumière, ombre, clignotement ontologique avant que tout ne se referme en rien.

   La nuit approche, Sol, identique, sans doute, à la chute des heures du septentrion dans l’obscurité qui en est la trace la plus éloquente. Long sera l’hiver qui semble ne jamais vouloir finir. Veuve Noire, elle, en son deuil permanent, a déjà consenti à ne paraître que dans ces teintes de neige et de frimas, de tourbe compacte, de glaise lourde. Devons-nous l’envier ? La plaindre ? Souhaiter son dévoilement ? Si, seulement, tout ceci pouvait se décréter à la hauteur de notre volonté ! A-t-on jamais décidé de l’heure, du temps qu’il fait, de la couleur des yeux de l’amante, de la course des étoiles dans la haute sphère du ciel ? A-t-on jamais décidé de quoi que ce soit ? Si tel était le cas les heures claires bifferaient les heures sombres. Mais, alors, la vie vaudrait-elle d’être vécue ?, je te le demande. La vie est jeu donc gain immédiat, perte possible, ou bien elle n’est pas. Ceci, est-ce une pensée de midi, une pensée de minuit ? J’ai hâte, Sol, de recevoir ta prochaine lettre. En elle flotte une telle rumeur d’éternité. Crois-moi, Fille du Nord, il en est ainsi !

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 juillet 2023 6 15 /07 /juillet /2023 17:11
Abysses de lumière

                     

 Introspection Marine.- Through the night

 Peinture de Céline Guiberteau

 

 

 

 

                                                                                                                                                  Samedi 27 Janvier 2018

 

 

   Voici, que je te dise dans l’instant, Solveig, toi dont le beau nom signifie « chemin de soleil », ce qui occupe le centre de mes pensées depuis déjà plusieurs jours. Une image m’habite (je ne sais plus si elle vient du réel ou bien d’un songe, peut-être l’effet d’une réminiscence), elle m’apparaît ainsi : le ciel est noir, impénétrable, je dirais presque entêté tellement il se ferme et n’appelle nullement à lui. Puis, au centre, une réverbération, une limaille d’argent qui menace de devenir éblouissante. Au premier plan, à la limite de mon regard, une brume de lumière, un crépitement d’étoiles, le scintillement d’un feu de Bengale. Immédiatement au-dessous, une dalle de nuit marine comme si toute la lourdeur des abysses, la densité illisible des grands fonds avaient migré en direction de la surface. Suis-je autorisé à parler de « Mer Noire », faisant bien sûr abstraction de la réelle pour n’en conserver que l’étendue prétendument couleur de nuit. Ou bien dois-je plutôt y percevoir l’illimité océanique sous le glacis d’une Lune gibbeuse ? Je te laisse en décider.

   Je viens de recevoir ta dernière lettre. Elle porte en son sein l’empreinte des espaces sylvestres, la douceur de tes doigts, la longue mélancolie du temps hivernal. C’est du plein du solstice que tu m’écris. Tu me dis la nuit touffue, presque permanente, ici, au centre de ta Scandinavie, la lueur presque éteinte du jour, le froid qui vibre tel un bourdon. Ô combien il doit être rassurant, le soir venu (mais n’est-il pas éternel, le soir ?), de regagner son logis, de charger sa cheminée de bûches, de regarder rêveusement les flammes chasser la taie de silence alentour, d’assister au spectacle de l’éclat qui troue l’ombre, dissipe les pesantes ténèbres,  réinstalle ses droits ! Oui, Sol, je t’aperçois pelotonnée dans un plaid de couleurs, soufflant de longues volutes de fumée, étirant paresseusement tes membres, te disposant aux signes avant-coureurs de la nuit, ils sont le prélude d’une fuite dans l’imaginaire. Et, du reste, ne fait-on jamais que cela, être ici dans l’outre de sa peau et être là-bas, plus loin, où l’on est libre d’attaches, on ne se souviendrait même plus posséder un corps. Pur esprit seulement qui irait à sa guise selon la pente de l’heure.

       Mais revenons à mon icône. Elle brille, là, dans le réseau étoilé de ma tête. Elle fait ses étonnantes fulgurations, ses prodigieuses arabesques. Sans doute seras-tu surprise de cette ambiance de fête, de ce genre de bondissement qui pourrait se comparer aux cabrioles de quelque enfant insoucieux. Tant de noir assemblé, tant de confusion, tant d’obscure présence. Oui, et pourtant quelque chose s’annonce qui s’ouvre et demande à être reçu. Un signe qui viendrait de l’au-delà du cosmos, peut-être la première déflagration bousculant le chaos, l’amenant à ordonner son être. C’est ceci que fait la lumière, elle est l’origine qui décide de tout. Imagine un instant une nuit qu’on appelle coutumièrement « d’encre » afin d’indiquer son refus de paraître, l’absence d’étoiles, le retrait de la Lune. Tu en conviendras, chacun est perdu et le voyage privé de boussole s’arrête nécessairement.

   Penseras-tu avec moi que le lumignon d’espérance qui m’accompagne résulte entièrement d’un symbolisme sous-jacent à l’image ? Sans doute auras-tu raison. Ce noir n’est pas entièrement livré à lui-même, il vit de l’intérieur, il propose, il s’anime de rhizomes dont il fait le lieu d’une compréhension. Evoquant ceci, tout un réseau de forces se révèle qui naît d’une confrontation. Le noir vibre du blanc qu’il abrite. L’ombre se sustente de clarté. L’incompréhension s’auréole de compréhension. Parfois, Sol, ne cernes-tu pas tes yeux de noir pour les faire ressortir, pour y allumer l’étincelle qui dira ton nom et la résolution d’avancer qui t’habite ? Sans doute est-ce un geste inconscient mais cette chorégraphie nous influence bien au-delà de ce que nous pouvons en percevoir.

  Perçois-tu mon trouble depuis ton lointain pays ? Cette image plonge en moi son trident aux pouvoirs, comment les qualifier ?, maléfiques ou bien, au contraire, somptueux. C’est une telle richesse que d’être soudain envahi d’un doute et d’en chercher les tenants, d’en deviner les aboutissants. Accompagne-moi dans cet inventaire que nous devons faire, sauf à demeurer en suspens, ce qui n’est guère une position pour l’homme. Donc, cette nappe d’eau noire traversée d’étincelles, qu’y voyons-nous qui ne serait seulement la réverbération de notre propre image ? Vois-tu, dans une manière de réflexe spontané, tous ces points de clarté, cette luminescence sortie de l’eau, et voici que se présentent à moi dans une manière de sarabande, soit joyeuse, soit inquiétante, en de rapides traits de lumière, le krill minuscule, le plancton dans son éternel fourmillement, le poisson abyssal à la mâchoire crantée, aux yeux étonnamment vides, la méduse rouge aux longs tentacules. Rien que du mystère, rien que de l’étincelant venu tout droit des fosses marines. Sont-ils les images, ces myriades d’animalcules des grands fonds, d’illuminations qui nous traversent, dont nous ne percevons, tout au plus, qu’un simple fourmillement, une agitation de phosphènes, loin, là-bas, dans la rumeur de notre corps ?

   Et puis, connaissant ton inclination pour le symbole, je ne doute guère que tu penseras, à seulement observer toute cette étendue d’eau, à Ophélie flottant au clair de Lune, telle une étrange apparition. Elle, sur une onde qui semble plutôt vouloir la supporter que la prendre en son sein, vêtue de ses voiles clairs, semés de motifs, chevelure blonde abandonnée à sa propre chute, visage limpide nimbé d’une impalpable grâce. Ne serait-ce pas cet éclat dispensé par les belles de la nuit qui resplendirait au sein de cette eau teintée de suie ? Ne serait-ce pas la poétique rimbaldienne qui viendrait jusqu’à nous ?

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… »

   Et, pour conclure cette longue missive, laisse-moi donc t’offrir la relation de voyage que fit Maupertuis en 1738. Il y parle d’aurore boréale en Laponie, cette terre extrême dont tu portes, en partie, l’empreinte ineffaçable. Puisses-tu la conserver longtemps !

   « Si la terre est horrible alors dans ces climats, le ciel présente aux yeux les plus charmants spectacles. Dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel et semblent vouloir dédommager cette terre accoutumée à être éclairée continuellement, de l'absence du Soleil qui la quitte. »

   Est-ce vraiment encore le cas dans ces pays du Grand Nord, « dès que les nuits commencent à être obscures, des feux de mille couleurs et de mille figures éclairent le ciel » ? Alors je t’imagine posée sur la neige à contempler ces belles draperies boréales qui témoignent du miracle de voir au plein de la nuit. Ce ciel est une répétition de la mer quand dorment les hommes, que s’allume sur son gonflement la traînée de la Lune, qu’y scintillent, tels de vifs diamants, les luminaires des étoiles. Une harmonie sans pareille qui, chaque soir de clarté, vient veiller sur le sommeil des hommes. Le plus souvent à leur insu. Le sceau de la beauté est ainsi, il se fait discret afin de mieux rayonner ! Vois-tu, Sol, il se fait tard. Je vais tâcher maintenant de trouver le sommeil. Sans doute viendra-t-il à la première lueur de l’aube. Que sera alors devenu ce noir si enveloppant, du ciel, de l’eau ? Demeurera-t-il encore ces gerbes d’étincelles qui semblent vouloir dire la lumière des abysses dont nous n’apercevons jamais que les étonnants reflets ? Tout ceci était-il seulement la mise en scène d’une « Introspection Marine », nos propres états d’âme sont si mystérieux, Sol, si mystérieux !

  

 

 

  

 

 

  

 

 

 

 

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 17:01
Aurore

                                                                   LAPLAND - Finland

                                                  Photographie : Gilles Molinier

 

***

 

                  

                                                                          Le 31 Janvier 2018

 

 

  

   Décidemment, Sol, il ne sera pas dit que j’échapperai aux pays des hautes terres où souffle l’esprit boréal. C’est comme si, dès ma naissance, s’était implanté en moi ce germe de beauté indépassable. Existe-t-il, en un coin de la Terre, un district, fût-il mince, qui soit investi d’un tel pouvoir de fascination ? Je n’ai que trop rarement parcouru le globe et n’en connais guère que quelques rapides visions entrevues, ici et là, sur un écran de cinéma, dans les pages d’une revue. Mon unique voyage en tes confins du Nord (qui donna lieu à notre rencontre) remonte à si longtemps et, parfois, je crois l’avoir rêvé. Mais peu importe la durée, tu sais comme moi que chaque expérience est singulière, que rien ne la détermine tant que la qualité sous le sceau duquel elle s’est déroulée.

   Cette belle image dont je vais maintenant faire le commentaire, je l’ai découverte au hasard de mes lectures dans une revue au titre évocateur : « BOREALES ». Vois-tu, certains noms sont magiques qui portent avec eux l’incomparable mérite du songe. Rien ne peut le dépasser, tu le sais bien, toi mon imaginative, la médiatrice de mes instants, tu les transformes en cette inaltérable félicité qui incline aux plus longues pensées. Rencontrant les pages glacées du magazine, apercevant ses représentations lacustres, ses immenses forêts de mélèzes tachées du blanc des bouleaux, ce ciel tellement pris de liberté et me voici voguant dans le lieu de l’adolescence, quelque part du côté du « Voyage d’Urien » de Gide :

   «  ... soudain la nuit se déchira, s'ouvrit, et se déploya sur les flots toute une aurore boréale. Elle se reflétait dans la mer; c'étaient de silencieux ruissellements de phosphore, un calme écroulement de rayons; et le silence de ces splendeurs étourdissait comme la voix de Dieu. »

   « Aurore boréale », « ruissellements de phosphore »,  les portes du réel étaient dépassées dont, longtemps j’oubliais la texture pour me tenir tout en haut du planisphère, là où rien de plus libre ne pouvait apparaître  que l’immense et glacée courbure du ciel. Oui, sans doute « la voix de Dieu » te surprendra-t-elle dans la référence d’un agnostique mais elle indique, pour moi, tout au plus, l’idée générale d’une transcendance dont tout paysage sublime peut recevoir le prédicat. Quelle émotion intense doit éprouver le voyageur lorsque se déploient devant ses yeux ces écharpes vert-émeraude qui balaient l’espace de leurs étonnantes mouvances ! Puissent-elles, un jour, m’apparaître dans leur vérité alors qu’elles ne sont, le plus souvent, que des mirages de songe-creux !

   Mais assez de ruminations, de regrets, de possibles métamorphosés en leur constante dissidence. Des yeux humains, n’est-ce pas Solveig, engrangent une telle myriade d’images qu’il en demeurera toujours une à placer dans l’étrave de notre mémoire pour en faire le lieu d’une incomparable contemplation. Sans doute penseras-tu, comme moi, qu’un pays tel la Finlande et à plus forte raison sa latitude la plus extrême, la terre lapone,  ne pourront jamais se laisser réduire à quelque image d’Epinal pour touriste en mal de sensations. Toujours il faut aller à l’essentiel, au rare, à l’authentique, lesquels souvent, demandent que l’on fasse l’effort de les découvrir, de les comprendre, de les loger en soi au sein de ce qui s’accomplit grâce à un lent métabolisme. Certes le plaisir de la découverte est immédiat  mais détourner les yeux de ce qui les a ravis et une autre occupation prend la place qui efface ce qui vient tout juste d’être considéré. Longuement, patiemment, il faut archiver dans le souvenir, y revenir souvent, en apprécier l’inimitable pulpe. Alors seulement les choses consentent à livrer leur âme, à libérer le feu dont leur centre est porteur, à diffuser l’ensemble des prodiges qui en habitent le site.

   Voici, Sol, nous sommes par un étrange pouvoir du sort, rassemblés tous les deux sur cette rive sombre à la belle teinte de plomb. L’heure est matinale, aussi le silence est-il grand dont on perçoit les orbes jusqu’au centre du corps. L’air est frais, une palme s’agite qui fait notre siège. Oh rien de douloureux, rien de désagréable. C’est la tournure du Grand Nord qui vient à nous, nous enveloppe dans un genre de tunique étroite afin qu’entourés de cette eau lustrale nous naissions à notre propre événement, à ceci qui fait face et se dit sur le mode de la surprise. Plutôt du saisissement. Non venu du froid mais de la vision neuve qui s’ouvre à nos regards. C’est ainsi, tout paysage en son origine (celui-ci vient tout juste d’émerger du néant de la nuit), se donne à voir tel l’exception qu’il est. Tu sais, Solveig, il ne s’agit de rien de moins qu’une commune naissance. Le monde vient à nous comme nous venons à lui, surgissons au plein de sa mystérieuse présence. Etre-à-soi est toujours être-au-monde. Pour la simple raison que nous ne sommes que le prolongement d’une étoile venue du plus profond de la galaxie, fragment de cosmos jouant la même partition que ce lac à l’eau étale, ces bouquets d’arbres, cette forêt qui fuit là-bas vers son terrestre destin.

   Nul bruit encore que la résonance du monde sur l’arc de la conscience. Tout est si diffus, si souple, si souverainement accordé à l’ordre des choses. Nous ne parlons pas, Sol. Nous regardons seulement le trait de cendre du rivage opposé, la lueur rose au ras de l’eau, le cristal du ciel, la manière de sombre presqu’île des arbres dont la fuite paraît infinie. Mais ici, regarder veut dire entendre, toucher, goûter, sentir, tout ceci dans le même geste de préhension puisque nous sommes l’un des éléments de la scène. Ni plus, ni moins que la dalle d’eau, le dôme du ciel. A ce seul prix la faveur peut nous être accordée d’être en rythme avec ce qui, non seulement nous entoure, mais ce tout dont nous participons, qui nous affecte en notre propre le plus profond, sincère, inaltéré.

   Seule l’émotion, seule la vibration, seul le frisson intérieur peuvent encore faire sens. Même un mot serait de trop. Sa seule profération entraînerait le cycle des justifications, des raisonnements, peut-être des sophismes. Le silence est le meilleur allié de la poésie. Or qu’est cette apparition sinon l’efflorescence d’une poétique ? La photographie est si exacte qu’on n’en pourrait rien soustraire sans attenter à son intégrité. Elle fonctionne comme un alexandrin avec sa propre cadence, sa césure inaperçue, sa métrique qui en fait son élégance. Être à l’écoute comme on l’est au regard. Dans la libre disposition de soi à ce qui advient. Une liberté accordée à une autre liberté. Une pure confluence. Une osmose. Le lieu d’écriture d’affinités complémentaires. Tout séjour auprès des choses naturelles (en la pureté de cette notion) est un acte indivis qui nous met en présence d’une source limpide. Les gouttes d’eau sont assemblées, les grains d’air unis, les fragments de terre soudés. Il n’y a nulle place pour une diversion, un partage, un éparpillement du réel. Ceci aurait-il lieu et ce ne serait que chaos et non-sens épandu sur un mortel ennui.

   Te rends-tu compte combien, au-delà du temps et de l’espace nous avons été complices d’une aventure commune ? Une sorte de « re-naissance » des jours d’autrefois, un nouvel élan, la foi en nos destins réunis. Ici, le soleil est à présent au zénith et la lumière ruisselle du ciel, on dirait une cascade de météores, peut-être la curieuse clarté d’une aurore boréale. Ici il faudrait demeurer, en instance d’une plus ample connaissance, genre d’amphore ouverte à une pluie de clarté. Nous serions un contenant attendant que son contenu vienne en légitimer la présence. Quoi de plus beau alors que ce suspens du temps à l’entour d’une chose rare, emplir de sens la démesure d’une vacuité. Ainsi se campe l’amante à sa fenêtre que l’amour ravira bientôt.

    Avant de me retirer, encore une vision venue d’une lanterne magique. Une forêt de sapins et d’épinettes au vert sombre que jouxte la rouille des mélèzes d’automne. Le méandre paresseux d’une rivière, son eau claire, ses ilots de tourbe. Une première neige saupoudre le sol spongieux. Le ciel est blanc, en attente de flocons. Bientôt sera l’hiver, sa rigueur, la nature en repos avant que ne s’annonce l’éveil printanier. Certes cette scène diffère de la première qui s’ouvrait sur un spectacle apparemment proche du solstice d’été : vivacité de la lumière, brillance de l’eau, dépliement du ciel en sa plus grande splendeur. Mais, en réalité, ne s’agit-il pas d’une seule et même chose ? Si. Toute beauté une fois reconnue s’installe avec facilité dans tout ce qui peut la recueillir en tant que l’exception qu’elle est. Nul lieu plus prééminent que l’autre. Nulle saison qui sonnerait plus haut que sa rivale. Nulle précellence qui figurerait ici, s’absenterait là.

   La beauté est si universelle qu’elle est toujours reconnue par ceux, celles, hommes, femmes, paysages, œuvres d’art qui lui offrent l’espace de sa révélation. Ainsi de toi, Sol, dont la dernière apparition est si lointaine qu’elle semblerait irréelle. Jamais tu ne m’as envoyé de photographie de celle que tu es devenue : une pure convention entre nous. Mais ce que je sais à la façon d’une évidence c’est que tout est demeuré en toi qui faisait ton charme : cet acajou de tes yeux, ce hâle tirant vers le luxe d’une peau satinée, ce sourire éclatant, la neige de tes dents. Et cet air de  naturelle disposition à l’accueil d’une joie. Voilà pour aujourd’hui. Jamais il ne faut abuser des attraits de la distinction sous peine d’éprouver la pesanteur du réel. Je t’envoie par courrier cette belle revue au nom si évocateur « BOREALES ». Je sais que tu en feras bon usage. Puisses-tu y trouver ces brusques illuminations qui, jadis, allumaient au profond de tes yeux le feu du bonheur. Déjà j’en aperçois les sourds éclats. Prends soin de toi.

    

  

 

 

 

 

 

 

 

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31 décembre 2022 6 31 /12 /décembre /2022 09:36
Une confusion de lignes

Peinture : Barbara Kroll

 

*

 

                                                             Ce Jeudi 29 Décembre

 

                                                Très chère Sol,

 

 

   Décidemment, « les jours se suivent et se ressemblent », selon la formule idoine. Depuis plusieurs mois je t’avais laissée sans nouvelles et voici, que deux jours de suite, je viens vers toi, sans doute pour me réfugier dans le creux de ta bienveillante épaule. Tu connais mon tempérament cyclothymique, aussi ne t’étonneras-tu point de ce nouveau message. Tu sais combien je suis sensible aux images, photographies, peintures et autres documents filmés dont notre société est prodigue. Aujourd’hui, pour thème de méditation, cette peinture ou plutôt ce croquis de Barbara Kroll, Artiste Allemande dont, ensemble, nous nous sommes déjà entretenus. J’aime beaucoup sa façon impulsive, spontanée, de travailler, jetant sur la toile ou le papier ce qui, en somme, paraît ou bien la ravir ou bien l’inquiéter, la concerner en toute hypothèse. Je joins à ma lettre une photographie de l’œuvre, de manière à ce que mon discours, plutôt que d’être abstrait, trace devant tes yeux un contenu que je qualifierai de « métaphysique ». Tu connais aussi mon attrait pour les choses invisibles, les idées, parfois les ruminations, les utopies, les libres méditations qui, souvent, m’entraînent loin au-delà du sujet de mon énonciation.

   Apercevant cette belle esquisse, les aplats sont grossièrement peints, les formes à peine esquissées, le support froissé, immédiatement m’est venue à l’esprit la pensée d’un genre de genèse de l’être en voie d’accomplissement, une manière de chrysalide, si tu préfères, qui n’aurait encore déchiré la tunique fibreuse qui la corsète et la maintient aux lisières de la vie. Je crois que pour comprendre cette œuvre (peut-être demeurera-t-elle à l’état d’esquisse ?), il nous faut envisager une rétrocession temporelle qui aille jusqu’au socle originaire avant toute émergence lisible qui tracerait les contours de la personne, qui brosserait les traits de son caractère et de sa socialité.

   Alors il faut imaginer ceci : cette forme vaguement humaine, qui tient encore du végétal, du racinaire, est en proie à des convulsions internes que l’on pourrait dire simplement reliées à un métabolisme basal, un difficile équilibre entre ce qui ressort au néant et ce qui ressort à l’exister. Une léthargie, une atonie, une catalepsie dont rien ne pourrait s’élever qui pourrait ressembler à l’activité d’une conscience, fût-elle réduite à l’état d’un faible lumignon. C’est si peu animé, si peu vital, un brandon sur le point de s’éteindre. Ne trouves-tu, Sol, qu’il s’agit là d’une vision tragique de ce qui est censé venir à l’être, n’éprouves-tu quelque frisson à t’apercevoir combien l’humain en son socle premier pourrait sans peine se confondre avec un bout de bois calciné, une savane jaunie et dépeuplée, un marécage qu’un faible crépuscule reconduirait à sa nuit, peut-être la promesse d’une disparition ?

   La touffe des cheveux a la tonalité éteinte d’une étoupe. Le visage est comme gommé, épiphanie d’une entité ne parvenant nullement à connaître sa possible venue au monde. Les mains, bien plutôt que d’être des motifs humains, font signe vers des moignons pourvus de doigts racornis, rétractés, inutilisables pour des tâches communes fussent-elles élémentaires. Oui, vraiment, cette posture du futur Homme, de la future Femme (rien n’est encore bien différencié), met nécessairement mal à l’aise comme si notre propre genèse était ce maintien archaïque, insoutenable, si proche de l’animalité qu’elle nous interrogerait sur notre propre présent, toujours inquiets d’y trouver à l’état pur, en quelque endroit insoupçonné, ce trivial limbique, ce consternant reptilien qui se manifesteraient à l’occasion de nos plus fortes régressions, de nos plus impétueuses passions.

   Eh bien, vois-tu, Solveig, et je me doute que ceci te surprendra au plus haut point, j’énonce le paradoxe suivant : de l’Homme Primitif situé dans sa gangue de limon à l’Homme Moderne hantant les avenues de nos plus belles cités, il n’y a guère plus d’écart qu’entre deux jumeaux dont seulement quelques détails mineurs permettraient de les nommer sans risque de se tromper. Ce que je dis ici, c’est que la distance qui sépare l’Australopithèque du Civilisé est infime, que sous l’épiderme raffiné du Moderne, vit cette lueur primaire qui ne demande qu’à resurgir selon des formes dont l’on pensait qu’elles n’appartenaient plus qu’à la lointaine Préhistoire.  Le paradoxe, nous pourrions le nommer « paradoxe de la Ligne ou du Trait », au motif que l’imbroglio des lignes, la confusion, le trouble qui affectent cette image, reflets d’une réalité surgie de la nuit des temps, nous la retrouvons à l’identique chez les humains éduqués, policés que nous sommes devenus à force d’éducation et de préceptes moraux. Mais pour autant rien n’est changé. L’Homme inculte, sauvage ; l’Homme façonné, poli, de notre époque contemporaine, quoiqu’il nous en coûte de le reconnaître, sont identiquement constitués de ces empilements de lignes, de traits, de ces tumultes initiaux sur lesquels reposent les fondements de notre essence. Je sais, Sol, que mon propos va te sembler aussi abscons que les lignes que j’essaie, ici, de définir, mais le réel est parfois si complexe que les plus efficaces métaphores échouent parfois à en dresser le portrait.

   Pour tenter d’entrer plus avant dans le sujet, c’est toujours d’un retour aux sources dont il faut faire l’expérience. Supposons que le Sujet de la peinture, grâce aux motifs d’une progression maîtrisée, soit parvenu à présenter, dans la réalité qui est la sienne, une face lisse, des traits réguliers, une certaine harmonie et même une évidente beauté. Oui, l’éducation parvient à des résultats admirables. Pour autant, l’Homme, la Femme (puisque maintenant le Sujet aura gagné sa vraie identité), auront-ils effacé tous ces traits désordonnés qui en obéraient l’exacte vision ? Au risque de te décevoir, j’affirmerai que si ces traits ne sont plus visibles, ils n’en demeurent pas moins en une sorte d’état de latence dont la puissance, certes symbolique, peut à chaque instant jeter le trouble dans une existence au demeurant bien conduite. Remontons donc aux sources et postulons, avant même que le Sujet ne vienne au monde, des Qualités n’attendant, en tant que prédicats, qu’à venir poser leur empreinte sur une Ligne Vierge (le Sujet en voie de devenir), de manière à ce que son exister se colore de telle ou de telle manière. En un mot que la vie, pour lui, devienne possible sous tel et tel aspect.

   Et, maintenant, tu conviendras avec moi que si nous voulons remonter au fondement même du Sujet, découvrir sa racine première, nous serons dans la nécessité, au moins sur un plan strictement symbolique, de lui attribuer le minimum dont son essence puisse se réclamer en tant que sédiment originaire, Ainsi conviendrons-nous de le définir à l’aune d’un Trait ou d’une simple Ligne, sans que quelque autre attribut vienne lui ôter ce dénuement, ce dépouillement qui en font un être situé à l’initiale de son événement.

 

Une virginité donc,

une blancheur,

un silence.

 

Tout se doit d’être au repos

avant même que de se manifester,

c’est la loi de toute dialectique.

  

   Donc, primitivement, le Sujet est Ligne, Ligne claire dont aucun artefact ne vient assombrir l’exemplaire destin. Puis, à mesure que l’existence déploie ses orbes, tisse ses auras, fait rayonner ses mandorles, multiplie franges et lisières, instille au sein du corps même mille détails qui étaient au départ inapparents, le Sujet-Ligne, délaissant en quelque manière sa simplicité native, se met à croître, à lancer dans l’espace de qui-il-est, quantité de signes, de pullulations, d’indices, de figures, d’emblèmes qui sont autant de sèmes qui concourent à le définir tel qu’il est, lui le Singulier par excellence, lui l’Exception faite l’ordinaire dont il tisse ses jours, araignée qui déplie sa toile dans tous les horizons possibles. Å son insu, tout comme il dort, respire ou bien vaque à ses occupations quotidiennes, le Sujet-Ligne est devenu, comme chez Léonard de Vinci, « Ligne flexueuse », à propos de laquelle je vais citer les propos d’Henri Bergson dans « La pensée et le mouvant » :

     « Il y a, dans le Traité de peinture de Léonard de Vinci, une page que M. Ravaisson aimait à citer. C'est celle où il est dit que l'être vivant se caractérise par la ligne onduleuse ou serpentine, que chaque être a sa manière propre de serpenter, et que l'objet de l'art est de rendre ce serpentement individuel. Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. »

   Bien évidemment cet extrait concerne la façon dont le dessin repère et met en œuvre cette désormais fameuse « ligne flexueuse », dont il est dit qu’elle n’est pas seulement un trait caractéristique de la pratique artistique, mais qu’elle dénote, en quelque sorte, le caractère intime de la psyché d’un individu, sa nature profonde, laquelle trouve son admirable traduction dans l’expression « serpentement individuel ». Donc, Solveig, si tu as bien suivi ma méditation, il ne t’aura nullement échappé que tout Existant peut être reconduit à cette « ligne onduleuse ou serpentine », qui est sa façon, sur un plan formel, de tracer le sillon de sa vie. Nous ne serions jamais, Toi, Moi, les Autres, que d’incroyables enchevêtrements, d’étonnantes liaisons de cordes et de lacets, des imbroglios de boucles et de chaînes, autrement dit des tissages complexes de qualités multiples dont plus aucune ne serait reconnaissable, si bien que la figure que nous tendrions au Monde serait identique à un chaos originel dont, constamment nous jouerions l’éternelle partition, Heure après heure, Ligne après Ligne. Vois-tu, cette idée de représenter une biographie sous la métaphore de la Ligne me réjouit de façon exemplaire, et je ne veux pour preuve de mon choix, pour en justifier l’emploi en ce qui concerne tout cheminement du destin individuel, que ces quelques valeurs étymologiques qui l’inscrivent dans l’existentiel le plus évident :

« sillons de la peau »

« avoir un profil pur, des formes harmonieuses »

« direction continue dans un sens déterminé »

« direction, sens dans lequel on agit »

« rang assigné à quelqu’un selon sa valeur »

 

   Tous ces différents sens disent : l’inscription de la Ligne dans l’épiderme, la présence de la Ligne dans la beauté, la détermination de la Ligne à s’engager selon la volonté, le choix de la Ligne quant aux valeurs morales, la position de la Ligne quant à la qualité du Sujet. Cependant, et c’est bien là l’écueil de tout jugement subjectif, les évidences pour moi seront peut-être des réfutations pour toi. Mais ceci, tu en conviendras, a une importance toute relative. Que la Vie m’apparaisse sous la figure de la Ligne, que cette même Vie se manifeste pour toi selon l’emblème de la Fleur ou de l’Eau qui s’écoule, tout n’est que contingence. Ce que je crois avec force c’est que pour nous y retrouver avec l’existence, nous ne pouvons nullement faire l’économie de quelque Signe qui s’adresse à nous du plus loin de l’espace et du temps. Des manières de guides, de sentiers éclairant la lande, de traces dans le sable qui indiquent le passage du Nomade, de clartés stellaires auxquelles confier le vertige de notre vision.

   De la confusion initiale des Lignes à leur dissolution finale dans d’inextricables apories, toujours nous sommes des êtres reliés entre eux par des Lignes de force invisibles. Elles sont ce qui fait des Hommes, dispersés au hasard des continents, l’imprescriptible lien de leur commune humanité.

 

Voici pour ces méditations de fin d’année.

Seulement quelques LIGNES aussi vite effacées que tracées.

Par la pensée avec toi dans ton beau chalet rouge au bord du Lac Vättern.

 

Celui qui aime les « lignes flexueuses ».

 

 

 

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29 décembre 2022 4 29 /12 /décembre /2022 09:37

Depuis mon Sud, ce Lundi 26 Décembre

vers ton Grand Nord

 

Très chère Solveig (« Chemin de soleil »,

selon la belle signification de ton prénom),

 

    Je viens vers toi, en cette fin d’année, avec le cœur lourd et l’âme en peine. Je t’imagine, au plein de cet hiver, blottie tout contre ton poêle rougeoyant, chassant de la main la buée qui colle aux vitres. Je t’imagine, livre en main, absorbée dans ta lecture que rien ne vient troubler, si ce n’est le passage au loin d’une harde d’élans, la chute de cristaux de glace du haut des fins mélèzes, peut-être parfois le chant plaintif d’un bruant des neiges, son cri se perd dans la brume boréale. Sais-tu combien, parfois, j’envie ton calme, ta sérénité, là dans ta cabane peinte en rouge, tout près du rivage du Lac Vättern festonné d’une lisière de givre. Une sorte de paradis malgré la bise glaciale et la morsure de l’air polaire. Les Gens du Nord, je les crois plus profonds, plus accordés au rythme de la Nature, nous Gens du Sud sommes trop superficiels, qu’une cymbalisation de cigale, la chute d’un gland sur le sol de pierre, viennent tirer de ce qui, en vérité, n'était qu’un demi-rêve, en quelque manière une demi-vie. Ici, sous notre climat généreux (l’hiver est un été continuel), toujours nous sommes distraits de nous-mêmes, exilés de notre centre et réintégrer l’antre de notre propre identité est le plus souvent tâche bien ardue. C’est un peu comme si nous n’étions jamais que nos propres échos, des genres d’auras flottant tout à la périphérie de nos corps, sans que nous ne puissions vraiment faire de ces deux réalités une seule et unique marche vers l’étoile de notre destin.

   Des êtres en partage, si tu veux, des êtres dont l’éternel refrain d’incomplétude les porte toujours au-delà de qui ils sont. Il en résulte l’un de ces flottements caractéristiques des états d’ébriété ou bien de ceux résultant de la prise d’une « noire idole ». Mais je crois, Sol, qu’il serait inconvenant que je m’appesantisse plus avant sur le sort qui est le mien, dont je ne pourrais infléchir le cours qu’à rétrocéder vers le lieu de ma naissance et jeter les dés sur le tapis vert en priant que leur formule me fût bénéfique.

   Mais je reprends ici les termes de ma lettre : « le cœur lourd et l’âme en peine » et, maintenant, qu’il me soit permis de leur donner un contenu. Ne va nullement croire que j’en sois arrivé à m’apitoyer sur mon propre sort, celui-ci en vaut bien d’autres, tellement l’affliction est grande en ce Monde qui semble privé de ses points de repère. La photographie que je joins à ma lettre, cette belle Jeune Femme tout contre l’encoignure de sa fenêtre, livre entre les mains, regardant au travers de la croisée une rue déserte, cette Jeune Femme porte en elle cette félicité intérieure qui transparaît sur son visage clair et lisse, sur son front que nulle ride ne vient troubler. Et il n’est même jusqu’à sa vêture qui ne vienne renforcer ce sentiment de confiance en la vie, la douce volonté que semble vouloir indiquer le V de son chandail largement ouvert, sa gorge naissante gorgée de suc que soutient, dans la légèreté et la joie, le noir ouvragé d’une dentelle. Vois-tu, à l’observer, déjà un apaisement me gagne, comme si de mystérieuses ondes émanaient de sa juvénile splendeur, un genre d’aube bienfaisante répandant le baume bleu de sa présence.

    Alors un curieux phénomène se produit, la jonction de deux eaux, la confluence de deux affluents navigant de concert en direction d’un même estuaire. Toi la Nordique du Lac Vättern, elle l’Inconnue de l’image, deux Étrangères assemblées eu une heureuse et unique silhouette, une figure de la joie, un battement de cœurs à l’unisson, une douceur à faire éclore à la levée du jour. Vous êtes deux, mais aussi bien vous pourriez être trois, réunies en l’étrange communauté que rien de troublant ne pourrait atteindre, un genre de lieu subtil à l’écart des tracas du Monde. Alors, partant toujours de cette activité onirique qui constitue ma marque la plus habituelle, j’édifie de toutes pièces une scène sur laquelle l’Inconnue de la vitre (voici le premier prédicat qui s’est présenté à moi), Toi, Sol la Nordique, Simone de Beauvoir (cette égérie du féminisme), vous rejoignez, je le consens, en une bien étrange crypte ou bien c’est votre position d’Iliennes retirées en leur havre de paix qui m’a naturellement conduit à faire de vos trois personnages le lieu même d’une pure félicité.

   Je vous prête sans délai les paroles de Simone de Beauvoir dans « La Force des choses », œuvre de maturité où, déjà, la plupart de ses concepts sur l’existence sont posés à la manière de « modes d’emploi ». Le verbe y est pur, élégant, la phrase claire et limpide, l’authentique en accompagne chaque mot. Pour moi, en cette période troublée, cet extrait résonne à la façon d’un vade-mecum dont je crois qu’il faudrait que j’apprenne l’art subtil, de manière à me détourner de qui-je-suis pour ne regarder que le Monde (Un Monde rêvé, bien sûr !), éprouver la beauté de ses paysages, m’introduire au cœur des choses belles, là où un bonheur simple est le terme du voyage. Mais, Sol, écoutons Simone de Beauvoir dont, je suis sûr, tu connais chaque passage, chaque mot, toi dont la littérature t’accompagne chaque jour en tes boréales latitudes :

   « Je crois que les arbres, les pierres, les ciels, les couleurs et les murmures des paysages n'auront jamais fini de me toucher. Je m’émouvais autant que dans ma jeunesse d’un coucher de soleil sur les sables de la Loire, d’une falaise rouge, d’un pommier en fleur, d’une prairie. J’aimais les chaussées grises et roses sous la haie infinie des platanes, ou la pluie d’or des feuilles d’acacia, quand vient l’automne ; j’aimais, non certes pour y vivre mais pour le traverser et pour me souvenir, les bourgades provinciales, l’animation des marchés sur la place de Nemours ou d’Avallon, les calmes rues aux maisons basses, un rosier grimpant contre la pierre d’une façade, le bourdonnement des lilas au-dessus d’un mur ; des bouffées d’enfance me revenaient avec l’odeur des foins coupés, des labours, des bruyères, avec le glouglou des fontaines. »

   Sais-tu combien il y a de délicatesse, de richesse immédiates à rejoindre cette prodigalité de la Nature, à humer la corolle de la fleur à l’odeur de miel, à tutoyer les rivages enchanteurs d’une rivière, à flâner longuement dans les « rues aux maisons basses », tel un Quidam qui, en réalité, ne cherche qu’à atteindre son point d’équilibre, à scruter son propre horizon habité des plus belles teintes printanières, un air d’enfance y traîne encore qui fait s’élever le sarment d’une douce émotion. Oui, je sais, il y a beaucoup de nostalgie dans mon évocation, peut-être même l’empreinte d’amers regrets. Vois-tu, Solveig, à deux reprises déjà j’ai évoqué ce vague à l’âme qui ne s’éloigne guère de moi, qui me poursuit même la nuit, poudrant mes songes de bien étranges visions, comme si le Monde était arrivé à sa fin, tout au bord d’un vertigineux précipice. Tu sais mon inclination constante à la tristesse, tu sais ma dette au spleen baudelairien, tu sais la profondeur de mes émotions, bien plus proches de celles d’un Jean-Jacques que de celles d’un Voltaire.

   Solveig, mais je te sais alertée à ce sujet, le Monde va mal, il court à sa perte. Partout les guerres entre des ethnies opposées, pour des revendications territoriales dont l’immémoriale Histoire n’a même plus le souvenir, des guerres pour l’eau, le pain, le tracé d’une frontière, des guerres pour l’art de la guerre. Des guerres au motif que les Hommes ne sont pas encore sortis de l’Âge de Pierre, que leurs mœurs sont frustes, leurs désirs mal équarris, leurs projets funestes, leur éthique davantage proche du lucre que du don de Soi. Sans doute me trouveras-tu bien pessimiste !

Mais quelqu’un sur la Terre

a-t-il changé d’un iota l

le profil de son essence ? 

Mais quelqu’un est-il devenu

 autre qu’il était au titre

des hasards de sa naissance ?

Mais quelqu’un est-il jamais

sorti du cercle de ses affinités ?

  

   Tu le sais, Sol, nul ne s’amende jamais, si ce n’est à la marge, dans les détails, là où le Diable aime à se cacher. Oui, je suis un Révolté et un Révolté contre qui-je-suis, au premier chef. Comment y aurait-il d’autre issue ? Puisque je critique l’Homme et que je suis Homme, ma critique me vise en premier. Cependant, je crois que tous, nous avons quantité de qualités, que nos vertus sont réelles mais que notre faiblesse constitutionnelle fait que nos vices prennent le pas sur nos vertus et que le croûton de pain que nous destinions au Chemineau de passage, nous l’avons boulotté avant même qu’il n’atteigne le seuil de notre maison. Je crois que, par nature, donc par des nécessités strictement physiologiques, nous sommes des métabolismes voulant assurer leur propre futur, l’Autre, l’Étranger, tous Ceux qui ne sont nullement nous, sont de facto de surcroît. Je sais qu’ici je brosse le portrait en clair-obscur de cet égoïsme-solipsisme auquel nul ne pourrait échapper qu’au prix de son propre sacrifice. Or nous ne sommes ni Christ, ni Socrate et, à la tasse de ciguë, nous préférons l’ambroisie alcoolisée que nous dégustons entre Amis, le cœur léger et l’âme tranquille. Pour autant, nul ne nous demande de devenir des Saints, seulement des Regardeurs de Vérité.

   Or la Vérité blesse. Or la Vérité n’a cure de nos états d’âme. La vaste Théâtre Mondain recèle dans les plis de ses coulisses des crimes, des vols, des meurtres, des esclavages, des féminicides, des exploitations de toutes sortes. Les Travailleurs, le cœur léger, sous la poussée de ce raz-de-marée de la mondialisation, sous l’exigence consumériste tyrannique, détruisent la Terre, la rongent jusqu’à l’os, semant en elle les acides les plus mortifères qui ne sont jamais que ceux que l’Homme a inventés en tant que fondements de ce qu’il pensait être les conditions mêmes de sa joie. Bien sûr, Sol, nous pouvons, telle l’autruche, enfouir nos têtes dans la multitude du sable et c’est bien ceci même que nous faisons depuis des siècles, sinon des millénaires. Mais la Terre est lasse et menace à tout moment de retourner sa calotte, de nous offrir ses viscères et, tous en chœur, nous irons à la curée sans nous douter un seul instant que cette terrible Cène sera la dernière, qu’il ne demeurera du Monde et de ses Officiants que des peaux vides flottant, tels des drapeaux de prière aux « vents mauvais » tout en haut de quelque Annapurna aux cimes décimées par tant de joyeuse innocence.

   C’est ainsi et c’est pourquoi, sans doute, le fatalisme existe-t-il sous le joug duquel nous plaçons nos nuques, pareils à des bœufs lents et un peu stupides, traçant notre sillon dans la glaise pour tracer notre sillon dans la glaise. Å l’évidence nulle Vérité ne saurait échapper au régime des tautologies.

Le Monde est Beau

 parce qu’il est Beau.

Le Monde est Affligent

parce qu’il est Affligeant.

Le Monde est Monde

parce qu’il est Monde.

 

   Nous sommes Tous qui nous sommes et allons de l’avant. Nous souhaitons notre navigation sous les auspices d’un doux alizée. Une façon douce d’exister. Si cela est humainement possible. Je suis coutumier de cette dernière formule « humainement possible ».

 

Oui, le Possible est Humain,

rien qu’Humain.

Il s’agit de le reconnaître

et de lui accorder faveur.  

Lui accorder FAVEUR !

 

   Ma très chère Confidente du Grand Nord, que le blizzard t’épargne. Que le feu illumine ton foyer. Que tes lectures soient belles. « La Force des choses » est toujours et partout présente. C’est en nous qu’elle doit trouver son site.

 

Que la Nouvelle Année qui se profile te trouve

dans un Monde plus généreux que l’ancien.

 

A bientôt.

 

Celui qui médite en Soi, autour de Soi.

Pour Toi aussi, qui m’es chère.

 

 

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20 février 2022 7 20 /02 /février /2022 10:31
Ecrire, tracer un chemin

Honoré de Balzac, La Femme supérieure

Source : bnf

 

***

                                    

                                              

                                 Depuis mon Causse en cet hiver finissant

 

 

           Très chère Sol,

 

   Je t’imagine, toi la Nordique, encore enveloppée dans tes pelisses, près d’un foyer où rougeoient quelques braises, dans cette froidure du septentrion qui doit désespérer hommes et bêtes, tant il y a de rigueur partout répandue. Aujourd’hui, je vais t’entretenir d’écriture, puisque tu sais combien les mots me préoccupent en même temps qu’ils me rassurent et tressent la toile de mon ordinaire. Vois-tu, dès le matin levé, je n’ai de cesse d’aller parcourir cette belle étendue du Causse qui est un peu mon double, le miroir où j’aime à me retrouver. Comme tu dois t’en douter, sur ces aires désolées mon cheminement est solitaire, seulement quelques faucilles d’oiseaux qui traversent rapidement le ciel, seulement une pluie de feuilles mortes que le vent essaime à l’horizon des yeux. Marchant, méditant, rêvant le plus souvent, déjà je suis au plein de ma tâche d’écriture. Les bouquets de genévriers écrivent leurs mots de minuscules baies, les pierres du chemin sèment leur poésie blanche, les chênes agitent doucement leurs lexiques de branches et il n’est jusqu’aux racines qui ne disent leur souterrain trajet, leur sublime avancée dans le tissu nocturne de la glaise. Tu t’en douteras, tout pour moi est écriture qui pose ici sa comptine ininterrompue, là son ode à la si belle Nature. Se disposer à l’écriture revient simplement à se disposer aux choses, à les interroger en leur faveur de choses. Être vivant est déjà écrire le roman de sa vie. Certes, le plus souvent se dit-il en rencontres, en actes divers, en minces événements. Et tout pourrait en rester là, l’événement plié au sein de sa coque et n’en nullement sortir. Oui, il pourrait. Mais combien il est plus heureux de se saisir de cet événement, de le désoperculer de son mystère en quelque sorte, de lui faire rendre sa pulpe intime, d’extraire les sucs qu’il contient en puissance. Or, ceci, seule l’écriture le peut, elle qui fore au plus profond, qui interroge le vaste lexique humain, qui débusque, sous le futile et l’inapparent, la pépite rare qui s’y trouve contenue. Oui, tout fait sens jusqu’à l’extrême lorsqu’on se donne la peine d’interroger et de dépasser le mur têtu des apparences. Peux-tu au moins imaginer un instant les moments de grand bonheur qui ont dû se donner à Henri-Frédéric Amiel, lequel écrivait parmi les 17000 pages de son « Journal intime », aux alentours de minuit, ce samedi 5 février 1853, sur son manuscrit :

   « C’est à l’habitude du journal intime que je dois cette délicatesse de perception que l’on veut bien me reconnaître, et qui étonne les quelques femmes de ma connaissance qui la mettent ordinairement à l’épreuve – Je ne dois donc pas la négliger. Je dirais qu’il me paie de ma peine, si ce journal ne faisait pas mon plaisir. »

   Oui, écrire est d’abord un travail sur soi, des coups de sonde dans sa propre obscurité, parfois quelque révélation à l’épilogue de cette introspection. Ce que l’oral ne saurait faire, nous mettre à l’épreuve de nous-même, l’écrit le permet lui qui crée du temps, qui installe de la distance et ouvre ce monde discret, dissimulé, notre moi intérieur, y allumant de rapides étincelles, parfois un feu de plus longue durée, de plus évidente joie. Car, Solveig, tu n’es nullement sans savoir qu’il n’y a guère de plus grande félicité que d’interroger « l’inquiétante étrangeté » que nous sommes et d’y déceler, ici et là, des esquisses signifiantes, d’y faire fleurir les bouquets d’une compréhension qui, jusqu’ici, demeurait en son assidu cèlement. C’est la distance de soi à soi qu’il faut poser en tant que le lieu de notre propre inquiétude. Tant de zones d’ombre, tant de phénomènes occultés dont l’écriture interroge l’être, définit les contours, trace les limites. Parfois, au prix d’une intuition, ce qui était menaçant ou simplement confus, qui obérait notre conduite, voici que cela s’éclaire, voici que cela surgit au grand jour et, d’une peine, se transmue en calme, se déplie en douceur et trace un chemin de lumière.

    Oui, l’écriture est lumière, elle qui balise notre hésitant trajet des jalons qui le guident vers plus loin que notre regard ne saurait porter. Nous avançons dans l’exister avec des gestes d’aveugle, nous progressons sur notre voie avec des hésitations de sourd, et nos autres sens ne sont guère plus avancés dans l’ordre du décryptage du monde. Tout, aujourd’hui, va trop vite, c’est pourquoi la parenthèse de l’écriture est comme une halte pour le Pèlerin, se ressourcer à sa propre fontaine avant même d’affronter la brûlure du sacré, avant de s’exposer au feu de la divinité. Par essence, nous sommes des êtres laissés au compte de leurs propres misères, de leurs intimes égarements. Nous sautons d’une tâche à l’autre sans même avoir pris le temps d’en goûter la saveur, nous sommes des êtres qu’assaille une telle volonté de satiété que chaque nutriment rencontré efface l’autre et réclame son dû, cette complétude qui toujours s’évanouit à même son appel. Alors, plutôt prendre le temps de méditer, autrement dit d’écrire, ce qui sans doute est bien préférable à la contemporaine mode de se poser sur un coussin et d’attendre qu’une hypothétique faveur nous rencontre et nous accomplisse en notre entier. Toute mode porte en soi le ver qui la ronge, cette impatience manifeste qui fait du report à demain cette félicité que nous sommes incapables de saisir en l’instant qui nous échoit, que nous considérons nullement venue à elle-même, comme nous ne sommes nullement venus à nous dans la procrastination qui affecte notre être et le renvoie « aux calendes grecques ».

   Tu auras compris que ma promenade matinale est, à sa manière, écriture. Une anticipation de ceci qui me visitera bientôt à l’aune de la feuille blanche, cette neige, ce névé, cet immaculé pareil au silence en attente de parole. C’est bien là le rôle du blanc que nous rappeler à notre devoir de tracer des signes sur la page toujours vacante de notre propre destin. Certes, chacun selon son mode. Jardiner est écrire. Peindre est écrire. Sculpter est écrire. Å la seule condition que ces actes s’accomplissent en vérité. Nous ne pouvons jamais nous « payer en monnaie de singe » dans les projets qui sont les nôtres et les actualisations qui y sont afférentes. Jardiner, peindre, sculpter, écrire, si chacune à sa manière dessine une esthétique, donc détermine une forme, ceci ne saurait avoir lieu qu’au souci d’une éthique. Mais je n’insiste davantage au motif que mon écriture est traversée de ce principe essentiel à mes yeux de la vérité en toutes choses. Mon « errance » sur le Causse arrivée à son terme, je regagne ma table de travail et remplis consciencieusement, des heures durant, les plaines désertes que veulent bien m’offrir les cahiers sur lesquels je trace une infinité de signes. Ils sont le simple témoignage d’une vie, une empreinte déposée sur les choses, une confidence à moi-même destinée puisque, aussi bien, pour la plupart de mes textes, je serai le seul auteur, le seul lecteur, mais là est l’endurance de chacun sur terre, on n’avance qu’à creuser son propre sillon. « Propre » ici veut dire en vérité que la solitude est notre lot humain, que rien ni personne n’y pourra remédier, même pas le plus bel amour qui brûle ses ailes à sa propre flamme. Vois-tu, disant ceci, il me vient en tête le beau et obstiné travail, toujours infiniment recommencé, de cette Artiste allemande de grand talent, Hanne Darboven, écrivant sans relâche sur des milliers de feuilles, des annotations diverses, des dates et des chiffres, des signes sans signification, établissant ainsi un immense lexique personnel, émouvant témoignage de qui elle a été et qui le demeurera pour la suite des jours à venir.

Ecrire, tracer un chemin

Source : Ketterer Kunst

 

***

 

   Comme toute activité artistique, elle est la manifestation d’une façon de voir le monde, de s’y inscrire selon une perspective qui est toujours singulière. On ne peut ainsi poursuivre une œuvre qui envahit la totalité de l’espace d’une vie, sans que cette dernière ne trace, dans le massif de l’exister, le motif d’une nécessité.  On ne peut poursuivre l’écriture des quelque 17000 pages d’un « Journal intime » à la Amiel, pas plus qu’on ne peut consacrer l’entièreté de son horizon à tracer boucles, pleins et déliés sans que quelque signification en profondeur n’atteigne ces tâches au long cours. Beaucoup n’y verront que la partie émergée d’une obsession, d’autres s’inclineront devant la vastitude de l’entreprise. En sa constitution, le monde est infiniment varié, tu me l’accorderas Solveig.

   Je te sais si obstinée à poursuivre ton travail sur le langage – tu n’as pas été professeur de littérature française à l’université pour rien -, raison pour laquelle je continue à dérouler mon fil, du moins tant que la pelote se dévide et ne trouve sa fin. Sans doute comprendras-tu le besoin de m’interroger encore et encore sur la nature du geste qui me pousse à remplir cahiers après cahiers, un travail obstiné de fourmi que, sans doute, ne comprendront que ceux qui en ont éprouvé, au fond d’eux-mêmes, l’irrésistible force d’aimantation. Parfois, hésitant sur une formule, sur la qualité d’une énonciation, suspendant mon écriture, je pense au destin de ces grands auteurs qui ont semé sur leur chemin littéraire de si beaux jalons. Chacun qui écrit a toujours ce souci en soi de mettre son travail en perspective, de lui trouver des échos dont nos aînés auraient parsemé leurs œuvres, tels des exemples à méditer. Vois-tu, en un premier motif je pense à cette puissance intemporelle des textes majeurs. Mais à trop les inscrire dans son champ de vision et l’on renoncerait à toute tentative d’écrire une seule ligne. Je crois qu’il faut soi-même écrire sur fond de ce murmure, laissant venir à soi, à la manière d’un songe, quelque pièce d’anthologie inscrite au fronton de l’humanité.

 

    Intemporel, disais-je, et tu me permettras de citer quelques noms dont je sais qu’ils te sont familiers. Intemporel Hölderlin lorsque son biographe, Wilhem Waiblinger écrit dans « Vie, poésie et folie de Friedrich Hölderlin » :

  

   « Dans les débuts, il écrivait beaucoup et couvrait tous les papiers qui lui tombaient sous la main. C’étaient des lettres en prose ou en vers pindariques libres, toujours adressés à la fidèle Diotima, et fréquemment aussi des odes en vers alcaïques. Il avait adopté un style tout à fait singulier. Le contenu : souvenir du passé, combat avec Dieu, célébration des Grecs. »

  

   Oui, combien la vision de Hölderlin était vaste, combien son amour pour Diotima (Suzette Gontard dans le réel, qu’il sublima dans « Hypérion » sous la figure de Diotima) était émouvant, la perte de cet amour étant constitutif de sa chute dans l’abîme de la folie. Si le sort avait décidé de me doter d’une écriture de plus grande ampleur, nul doute, Solveig, tu eusses rempli ce merveilleux rôle de Diotima, cette aimée qui se retire dans un impossible amour. Mais tu le sais, tout comme je le sais, tout amour par nature est impossible, seulement son hallucination, seulement sa projection dans le poème ou dans la figure de l’art, ce qui, somme toute, revient à dire la même chose.

  

   Intemporel, Rainer Maria Rilke avec son somptueux poème que, nécessairement, tu connais par cœur :

« Pour écrire un seul vers

Il faut avoir vu beaucoup de villes

D'hommes et de choses

Il faut connaître les animaux

Il faut sentir comment volent les oiseaux

Savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le matin.

Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues

À des rencontres inattendues

À des départs que l'on voyait longtemps approcher

À des jours d'enfance dont le mystère ne s'est pas encore éclairci… »

 

   Il serait tentant de commenter mais à quoi donc servirait-il de rajouter des mots à la pure splendeur ? Le poète, le véritable poète est en dehors de la commune mesure, tel l’aigle royal il vole à des altitudes dont nous, simples mortels, avons du mal à imaginer qu’elles puissent exister, et ces « chemins dans des régions inconnues », même nos rêves les plus insensés n’en pourraient rejoindre le sublime tracé. Il nous suffit de lever nos yeux au ciel et de questionner ce qui n’a nulle limite, à savoir les mots, ces « petites fleurs qui s’ouvrent au matin ».

  

   Intemporelles les formules décisives de Novalis dans « Monologue » :

 

   « De même en va-t-il également du langage : seul celui qui a le sentiment profond de la langue, qui la sent dans son application, son délié, son rythme, son esprit musical ; - seul celui qui l’entend dans sa nature intérieure et saisit en soi son mouvement intime et subtil pour, d’après lui, commander à sa plume ou à sa langue et les laisser aller : oui, celui-là seul est prophète. »

 

   Vocation prophétique du Poète qui rejoint la sublime intuition rimbaldienne :

 

   « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. »

 

   Prophétie, voyance, poison, folie, tels sont les ingrédients universels du langage en son incandescence lorsqu’il se fait pure poésie. Alors, Solveig, comment envier le destin du poète si ce n’est à sombrer hors du monde dans d’insondables abysses ?

 

   Mais l’écriture n’est pas seulement intemporelle. Parfois même elle en prend le contrepied pour s’affirmer en tant que marqueur essentiel de la temporalité. Le temps est alors sa substance, le temps est la structure sur laquelle repose entièrement le récit. Bien sûr, tu auras deviné que je parle à l’instant du temps selon Proust dans « Å la recherche du temps perdu ». Non, je ne t’épargnerai rien et, ensemble, nous effectuerons une plongée dans quelques textes majeurs de la littérature. Alors tu questionneras avec raison : « Mais où donc est ta propre écriture dans tout cela ? » Et je te répondrai par une manière de pirouette : « Elle est partout et nulle part ». Cette réponse trouvera sa justification au motif que le langage est un universel, qu’il dépasse toujours l’homme, que l’essence de ce dernier, l’homme, est redevable du langage, et non l’inverse comme le croient volontiers les égotistes et les disciples de la pure subjectivité. Or, puisque j’écris, je devrais dire puisque « j’ose » écrire, nécessairement mon expérience ne peut que faire fond sur l’ensemble du langage, aussi bien sur les énonciations prosaïques émises sur le « mode du On », aussi bien sur celles, admirables, des hautes figures qui les ont portées aux cimaises de l’art. Oui, nous les humains sommes toujours en équilibre instable entre le jour et la nuit, le brillant et le terne, le lumineux et l’opaque et c’est bien notre tâche d’homme que de cheminer sur cette voie étroite qui, toujours, menace de nous précipiter dans la première douve venue ou, parfois, d’inscrire notre trajet dans le sillage de feu d’une comète. Tu en conviendras avec moi, combien la comète est préférable aux tristes pavés qui se fondent dans la suie nocturne ! Mais je n’épiloguerai nullement, plutôt citer quelques « petites madeleines », elles contiennent tellement de sens dans leur forme de « petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel », cette sensualité, évidement est bien plutôt littéraire que simplement gustative, ce sont les papilles du langage qui sont avant tout sollicitées.

 

   « Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

 

   Ici, tu le sais bien, le temps est la matière même qui traverse cette « petite madeleine », mais, à l’évidence, un temps littéraire, un temps artistique, seules mesures qui, pour le Narrateur, Proust lui-même, constituent la seule chose qui vaille. Ce plaisir infiniment multiplié que Marcel éprouve n’est rien de moins qu’une manière d’extase, de plénitude qui évacuent du réel tout le fâcheux, l’ennui qui ne manquent d’en ternir la figure. Cette joie subite « m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire ». Oui, cette merveilleuse prose dit le tout du monde, avec, en son centre, l’œil du cyclone qu’il faut à tout prix éviter. Ce que fait Proust, par l’intermédiaire de sa géniale écriture, refouler les ombres, apaiser les plaies urticantes, ensevelir le langage du « On » sous des pièces d’anthologie. Peut-être écrire, est-ce d’abord et avant tout ceci, gommer les aspérités du quotidien, lui donner un visage plus lumineux, le métamorphoser au gré de ses propres affinités, créer un monde et y évoluer avec le seul souci de se conformer à la manière d’utopie qu’il nous propose, au rêve éveillé qu’il ne manque de susciter en nous.

 

   Alors, maintenant, si à partir de l’intemporalité d’un Hölderlin, de la temporalité d’un Proust, j’amène, dans la plus pure modestie, mes essais d’écriture, que veulent-ils indiquer, en direction de quoi font-ils signe, de quel mince événement sont-ils le témoignage, en un mot, quel est le sens qui les fait se lever, se tenir debout ? Solveig, ton expérience de la vie, tout comme la mienne du reste, est assez avancée pour que tu aies pu jauger les moindres compartiments de l’exister, leur attribuer des prédicats précis, ranger ici un rapide bonheur, là une peine, plus loin un tissu d’ennui et de monotonie sur lequel notre être doit toujours faire fond. Oui la quotidienneté en sa factualité est une entrave à notre propre liberté, un genre de boulet que nous traînons derrière nous avec le cruel sentiment que, jamais, nous ne pourrons en gommer la sournoise présence. Alors créer, poser des mots sur un manuscrit, plaquer des touches de couleur sur une toile, tout ceci se justifie-t-il à la façon d’un rituel, d’un geste d’exorcisme, lequel nous arrachant à notre désarroi constitutionnel, nous allège d’autant, nous porte dans un genre de faveur dont nous souhaitons la constante réactualisation, la reproduction à l’identique le long des jours qui s’enchaînent et, alors, chantent, rayonnent, déploient la pure générosité de leur être. Je crois que mon écriture peut, de cette manière, recevoir un début d’explication. Bien plutôt que de m’inscrire dans l’intemporel (j’en serais bien incapable), de transcender la temporalité (pour moi elle serait hors de portée),  j’ai sans doute souhaité m’inscrire dans ce que je pourrais nommer « l’événementiel », des éclairages, chaque jour qui passe, sur le fait littéraire, quelques brèves intuitions philosophiques, des propos sur l’art, des fictions, des considérations qu’il faut bien nommer « métaphysiques » au motif qu’elles portent bien plus sur des idées que sur les actes qu’elles sont censées représenter.

   Au début de cet article, je mentionnais le travail quasi quotidien d’un Henri-Frédéric Amiel qui notait des jours durant, jusqu’au petit matin, des milliers de réflexions de tous ordres. Elles étaient un peu comme la nervure autour de laquelle se tissait le limbe de sa propre existence. Activité de diariste qui, en quelque façon, montre la trame d’une vie. Rêvée plutôt que vécue, feront remarquer les plus réalistes. Certainement mais on pourrait leur opposer un facile argument au travers de cette question : « C’est quoi la vie en somme ? Lire, aimer, tailler des arbres, méditer, écrire, édifier un mur de pierres sèches sur le plateau du Causse ? C’est quoi, exister ? » L’on aura compris que nulle réponse n’est satisfaisante en soi, qu’elle est tributaire d’une psyché, d’une expérience, d’un concept et de plein de choses totalement indéfinissables.

   Donc la singularité d’un monde-pour-moi. Imagine, chère Solveig, ce qu’a bien pu être pour moi un de ces derniers dimanches d’hiver au travers duquel commençaient à paraître les premiers bourgeonnements du printemps. Imagine deux larges plateaux de pierres blanches, semés des étoiles des genévriers, plateaux que sépare, dans la douceur, une vallée avec quelques rares maisons disséminées ici et là. Le calme dans sa silencieuse venue. Nul mouvement, si ce n'est, parfois, une lame de vent qui court sur le Causse, traverse les branches torturées des chênes, se râpe contre leur écorce rugueuse. Devant moi, tout au bout d’un promontoire, un chemin longe la crête déserte à cette heure. Au sol, parmi des tapis de mouse et de lichen, quelques pierres grises et blanches qui gisent là dans la nudité de leur être. Que faire alors, je te le demande, sinon me saisir de quelques pierres que je dispose les unes sur les autres à la façon d’un cairn ? Oui, je l’avoue, ceci est un jeu d’enfant, mais aussi un jeu d’adulte parvenu à l’automne de sa vie, qui tâche de se distraire comme il peut en façonnant le réel qui lui fait face. Longtemps je suis resté assis à scruter cette élévation subite, à essayer d’en démêler la signification puisque, aussi bien, tout geste s’inscrit-il, nécessairement, dans un projet plus vaste que ne l’évoque sa simple profération. Puis, soudain, l’image s’est annoncée sans aucune anticipation de principe, de la même façon que surgit, chez le jeune enfant, cette interjection qui, pour lui, constitue le terme de son unique vérité. Ce que j’ai vu, voici : mon corps réduit en cendres, répandu sur le blanc des pierres. Une blancheur ossuaire rejoignant une blancheur géologique. Ici, parmi le vent du Causse, ici, dans la vastitude d’une solitude cherchée, je venais d’élever la stèle qui, en un certain sens, annonçait la clôture de mon être, ma dispersion parmi le lacis des chemins blancs qui se perdent au milieu des tapis d’herbe courte et des branches dénudées des genévriers que des hivers successifs ont dépouillés de leur écorce.

   Donc du symbolique se levant de ces pierres : image de la mort qui croise celle de la vie. Tout comme l’écriture, Solveig, quelques signes griffent le blanc de la page, lesquels bientôt s’effaceront puisque personne n’en apercevra la trace visible. Destin d’un « Journal intime », jamais il ne fera sens qu’à l’intérieur de lui-même. Mais, sans doute, argumenteras-tu que mes écrits, rares certes ceux-ci, je les partage avec quelques amis anciens ou nouveaux rencontrés au hasard des réseaux sociaux. Et tu auras raison, si ce n’est que mes amis ne verront jamais que la surface des choses, l’écume si tu préfères, un poudroiement qui déjà s’efface à l’horizon des consciences. Tout ce qui a été vécu avec intensité au cours de l’écriture, il n’en demeure qu’un simple ris de vent et, bientôt, un vague souvenir hésitant sur la margelle floue des mémoires. C’est là le sort de tous ceux qui, tel le poulpe, retournent leur calotte, montrent leurs viscères à nu, alors il est plus que temps de regagner son antre, de replier sa peau, de retourner dans la conque amniotique primitive puisque c’est là, au sein même du mystère, que tout se lève et murmure son nom, la naissance est proche qui sera déchirure ! Nous sommes pareils au corail de l’oursin, une pâte fragile dont nous ne montrons que les piquants extérieurs, ils sont notre unique protection et disent au monde le risque que nous encourrions si, d’aventure, l’on s’exposait en son intime parution, notre nuit intérieure ne supporterait l’éclair des regards. C’est au plus profond de nous-mêmes que nous sommes nous-mêmes. Le plus souvent, les vérités sont-elles tautologiques.

   Alors, comment dissimuler la survenue, parfois, au cours de l’écriture, d’une idée s’effaçant au rythme de sa propre audace ? Fol espoir qu’un jour d’aube grise, parmi la confluence des solitudes, une phrase naisse et se vête de ce beau tissu de l’intemporel. Peut-être quelques vers d’une poésie, un passage en prose s’élevant un peu plus haut que sa prétention ordinaire, une signification insigne se déployant à partir d’une idée, d’un concept, une intuition depuis longtemps présente qui trouve la voie de son actualisation. Alors comment ne pas rêver, au hasard de quelque énonciation, faire naître une belle temporalité, donner essor à une réminiscence au centre de laquelle repose, en toute quiétude, un souvenir d’enfance, un amour survenant à l’adolescence, une émotion au contact d’une œuvre d’art ? Je crois, Solveig, que l’on n’écrit jamais qu’aiguillonné par ce souci de la rencontre d’une métaphore qui ceigne le front de mille étoiles, rayonne au sein de la pupille, s’invagine au plein du corps pareil à un feu de joie. Une subite jouissance, un orgasme aussi bref que l’amoureux qui laisse les amants au bord du divan, accablés d’être encore au monde, pris de vertige à la simple idée de vivre.

   Mais le temps jusqu’ici évoqué appelle toujours l’espace. Nous sommes par nature à l’intersection des deux et jamais nous ne pouvons faire l’économie de l’un ou de l’autre. Au travers de mon écriture, tu auras perçu que je suis plus un être de la géographie que de l’histoire, autrement dit que l’espace apparaît toujours en premier qui détermine les lieux et, à leur suite, les temps. Tu sais, tout comme moi, combien une écriture, à condition qu’elle soit suffisamment aboutie, ouvre un monde. Non un monde virtuel qui pourrait avoir lieu quelque part dans les coursives de l’imaginaire. Non, Sol, un monde plus réel que le réel lui-même. Je ne prendrai pour exemple que les nouvelles qui entraînent le Narrateur (mon « Je » en l’occurrence), aux quatre coins de l’Europe pour la simple raison que ce continent exerce une vraie fascination et que j’aurais bien du mal à situer mes personnages en un autre endroit que celui-ci. Tous les sites que je décris, je les vis avec une rare intensité si bien qu’à mes yeux, ils se profilent en des esquisses bien plus concrètes que ceux de la quotidienneté. Vois-tu, je crois qu’une écriture ne trouve sa place qu’à devenir cette nécessité hors laquelle plus rien ne signifie qu’à l’aune d’une vacuité. Je cite, ci-après, si tu me permets cette « immodestie », quelques lignes d’une nouvelle, de manière à ce que les choses consentent à s’éclairer.

   Deux extraits d’une fiction intitulée « Kirsten du Jutland ». Tu comprendras aussitôt que cette Jeune Danoise et le Jutland lui-même m’aient habité avec la plus intime conviction, que nos deux existences (Elle, Kristen, la mienne, Jacques) aient connu un instant de fusion tels que les connaissent les amants réels. Parfois les amants de papier en surpassent-ils l’évidence. Donc le premier extrait :

 

  « Mais plutôt que de m’engager plus avant dans mon récit et afin de ne nullement laisser le Lecteur, la Lectrice dans une cruelle indétermination, je me dois d’être plus précis et contraint de tracer quelques traits vite esquissés de ma biographie. Je m’appelle Jacques Angelgan. Je viens d’avoir 48 ans. Je suis journaliste pour le compte de « Méridien », une revue essentiellement consacrée au tourisme et à la nature. Je vis à Paris, Quai aux fleurs. Je suis indépendant et sentimentalement libre. J’aime la littérature, la poésie et pratique la photographie, presqu’exclusivement en noir et blanc. Volontiers méditatif, il m’arrive de passer de longues heures sur quelque rivage sauvage en bord de mer et de suivre des yeux le mouvement incessant des vagues, le trajet libre des oiseaux, le voyage illisible d’un nuage, de deviner, dans le vent, une odeur venue d’ailleurs qui me sert parfois à écrire un poème. Voici, en quelques lignes, dressé le cadre simple de mon existence. »

  

   Figure du journaliste-écrivain, lequel conjoint, en une seule et même personne, deux modes d’être, sans doute complémentaires, mais qui différent en essence. Le journaliste d’abord, l’idée de voyage et d’aventure, celle du geste quotidien de l’écriture sur le mode informatif que véhicule toute forme de journalisme, la temporalité mise en œuvre, si tu veux. Ensuite l’écrivain et l’idée plus ample, plus éthérée de celui qui brode ses fictions dans le cadre plus abstrait de l’intemporel. Bien sûr, tu auras deviné mon inclination en direction de l’écrivain, cette figure mythique qui permet bien des fantaisies de l’imaginaire. L’extrait qui vient ici te mettra en mesure de percevoir combien le Narrateur paraît totalement impliqué dans l’événement qui aurait pu assembler, en un unique destin, un amour de rencontre en la personne de Kirsten, un amour seulement recherché par Jacques pour sa valeur littéraire, autrement dit un amour impossible parce que touché de la grâce d’un absolu.

   Tu auras compris l’exceptionnelle richesse, pour moi, de ce thème orphique qui met en présence, sur fond d’éternelle angoisse métaphysique, un Ecrivain en quête d’un amour qui, toujours lui échappe, de la même manière qu’un mot se rebelle et se refuse à vous, qu’une phrase sombre avant même de connaître sa fin, qu’un texte brille au plus loin dans une nappe d’inconsistante brume. Comme si ce réel de l’écriture reculait à mesure que les mots se posent sur la page, manière d’Eurydice d’encre sur fond d’Enfer, songe qui ne vous destine que son image superficielle et chaque nouvelle phrase renouvelle ce deuil, cette perte. Tout mot écrit est déjà perdu, recouvert par une forêt d’autres mots. Tout est toujours à recommencer qu’autorise l’espoir d’une surprise, d’un étonnement. Ce que je te dis là, sois assurée que tout artiste l’a vécu au plus profond de sa chair, que chaque œuvre porte l’empreinte de cette douleur invisible et d’autant plus présente.

 

       Second extrait :

 

   « Paris - Quai aux Fleurs - Maintenant, installé dans la plus sûre des lucidités, je revois cette séquence avec Kirsten. Je revois nos mains qui se frôlent, moi lui offrant du feu, elle le recevant dans la conque de ses doigts. Je revois cette lueur bleue inquiète au fond de ses yeux, ce léger vacillement de l’âme, ce trouble de l’esprit qui appelle et ne reçoit nulle réponse. Je revois mon propre émoi comme un mirage se reflétant dans le miroir de sa peau. L’un et l’autre, nous sommes au bord de l’abîme et le savons depuis le plus sûr degré de notre intuition. Nous voulons et ne voulons pas, d’un même mouvement, nous ouvrir au risque de l’amour, il y a trop de choses à gagner, trop de choses à perdre. Nous sommes deux vols hauturiers en perdition d’eux-mêmes. Nous sommes dans l’ici tangible, l’infiniment réel et dans l’ailleurs aux impalpables desseins. Nous sommes en nous, nous sommes en l’autre, nous sommes en partage et n’en pouvons supporter l’épreuve. Tout aurait pu basculer, des meurtrières s’ouvrir au gré desquelles nous serions sortis de nous, aurions rencontré l’unique voie en laquelle cheminer jusqu’au bout de soi, au bout de l’autre. Aimer est un péril bien plus grand que ne pas aimer. Il oblige. Il fixe ses règles. Il aliène en quelque sorte et c’est la liberté qui se sent menacée et c’est le soi en son intime qui est bouleversé jusqu’en son tréfonds le plus essentiel. »

 

   « Pourquoi écrivez-vous ? », question récurrente s’il en est. Comme si le fait d’écrire découlait de la pure énigme. S’interroge-t-on sur quelqu’un qui jardine, qui bricole, qui pêche à la ligne ? Oui, Sol, j’en conviens, le geste d’écrire est d’une autre nature. Le geste simplement graphique, écrire une lettre, s’inscrit dans le quotidien. Ecrire des fictions, émettre des idées s’apparente bien plus à une tâche artistique, or l’Artiste, de tout temps, a été considéré comme une espèce à part du monde, comme une activité subversive identique aux manipulations alchimiques dans l’atmosphère trouble de quelque laboratoire. Jean-Paul Sartre écrivait dans les salles du « Flore », mais, outre que tout le monde n’est Sartre, l’auteur de « L’Être et le Néant » était physiquement présent mais son intuition créatrice devait être à mille lieux des autres consommateurs. On n’écrit nullement une œuvre si dense à être un buveur de café ordinaire. Sans doute le génie de Sartre avait-il besoin de cet environnement de ruche discrète pour faire jaillir les mots à la pointe de sa plume !

   Donc à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », soit je répondrai par une autre question :« Pourquoi aimez-vous ? » soit : « J’écris pour écrire », autrement dit d’une manière plus simple, « j’écris pour rien » Ecrivant pour rien signifierait-il écrire pour une sorte de néant, de silence de la page blanche, de vide que l’on essaie de combler, mais jamais un vide existentiel ne se comble, jamais il ne peut être saturé, pour cette raison la tâche d’écriture est infinie tout comme le langage est infini qui nous tend l’immense miroitement de son édifice babélien. Tu auras deviné, Solveig, que ma conception de l’écriture se donne sous la figure d’un pur jeu de langage et si tu as pensé ceci, tu es dans le vrai. Jamais l’écriture ne peut se donner sous un quelconque thème axiologique, lequel déterminerait la valeur éminente de la forme ou bien du fond ou bien encore de l’intérêt de la fiction, du caractère des personnages.

    L’écriture en tant qu’écriture, voici la seule « justification » possible des signes tracés sur l’aire de la page ou apparaissant sur l’écran de l’ordinateur. L’écriture en tant qu’écriture convoque l’essence, l’intemporel, autrement dit, pour consoner avec quelques réflexions précédentes, rejoindre en quelque manière les belles visions d’un Hölderlin, d’un Rilke, d’un Novalis. Mais, bien évidemment, toute essence s’hypostasie pour chuter dans l’existence et embrasser la temporalité telle que décrite par « La Recherche » proustienne. Sans doute un vers mallarméen (Mallarmé, ce sculpteur de la langue selon son essence), « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » contient-il, en substance, la totalité de la signification de l’acte d’écrire : « le vierge » fait signe en direction de l’essence et de l’intemporel, « le vivace et le bel aujourd’hui » appelle l’existence et l’inscription dans la temporalité. Le langage est toujours cette jonglerie, ce travail d’équilibriste entre une poésie transcendante et une prose immanente. C’est à cette tâche qu’elle confie la nature de son être. Bien loin de décrire le réel, c’est le réel qui apparaît, l’essence de la manifestation que le mot, la phrase traduisent.

   Alors, certes, ce niveau d’essence est rarement perceptible en première instance. C’est comme pour une œuvre d’art abstraite, il faut un travail de l’intellection associé à la profondeur d’une intuition afin de percevoir, sous l’écoulement des mots, sous les formes colorées, leur source primitive. « Ecrire pour rien », disais-je. Ecrire pour un public, pour un éditeur, pour une reconnaissance n’est nullement écrire, simplement une manœuvre au terme de laquelle se nourrit l’espoir d’une subjectivité découvrant dans le miroir son propre reflet. L’écriture telle qu’en elle-même, sans débord, sans concession. L’écriture en sa vérité. Cette lettre que tu lis aujourd’hui n’est qu’une écriture par défaut puisque, au départ, une intention la guide, celle de t’informer et de t’expliquer quelques méditations qui m’occupent. Ecrire pour écrire c’est écrire pour les mots, c’est écrire pour le langage. Tu me feras remarquer avec justesse que certains de mes textes, je les adresse à quelques amis, je les publie sur mon Blog, je les diffuse sur les Réseaux Sociaux. Certes, tu auras raison, sauf que lorsque j’écris ces textes, je ne les écris nullement pour quelqu’un en particulier. Je suis alors simplement en dialogue avec les mots. Le temps se condense, l’espace se cristallise et, tel l’autiste enclos en son monde, je suis immergé totalement dans la tâche d’écrire si bien que je ne sais même plus si le monde existe, s’il fait beau ou mauvais, quelle est la saison qui frappe au carreau.

   Aujourd’hui, il est de bon ton, dans l’aire médiatique, si peu que l’on crée, de se dire « passionné ». Mais cette passion ne s’exhibe qu’au désir de correspondre à une mode et d’y calquer sa conduite. Tu sais, Sol, je ne me décris nullement comme un passionné. Je crois que la passion est d’un autre temps, qu’elle correspond à l’exacerbation des sentiments du Romantisme. De nos jours nous sommes loin des « Souffrances du jeune Werther » et ceci est heureux de façon à ce que l’Historie ne soit affectée d’un constant bégaiement. Nous sommes à l’évidence modelés par une époque mais il convient, dans cette époque, d’affirmer sa singularité, de suivre l’appel de ses affinités. Me lisant, tu sais combien ce thème des affinités m’est cher. Oui, ici aussi, l’ombre de Goethe se profile, mais surtout l’écriture de Goethe, non le phénomène de mode qui s’est manifesté à la suite de quelques uns de ses ouvrages.

   Je crois, qu’en matière d’écriture, nul n’est allé si loin, en termes d’exigence, que Nathalie Sarraute dont l’analyse minutieuse des fins tropismes, ces infimes variations de l’âme qui sont aussi les intimes variations de la langue, ces tropismes donc dont elle a fait le centre même de son travail de fourmi. Chaque mot est pesé à l’aune de ce mot. Chaque phrase vit à l’intérieur de ses propres limites. Chaque texte est architecture de la langue en tant que langue. Ceci, tu le reconnaîtras avec moi, est tout à fait admirable. Tracer chaque jour sur le papier ces milliers de signes qui jouent entre eux et uniquement entre eux. C’est pour cette raison qu’il est si difficile de lire Sarraute, de demeurer au centre de cette haute exigence, de ne nullement se laisser distraire, de papillonner en dehors du texte, de sortir de la densité de ces mots qui tissent une toile si dense. Le geste sarrautien n’est pas sans faire penser aux proférations minimalistes de l’art, tel objet en tant qu’objet, telle matière en tant que matière, telle forme en tant que forme. Et toujours, chez ces chercheurs d’absolu, l’essai de se maintenir au niveau de l’essence, de fuir toute tentation d’anecdote, de figuration qui ne serait que concession au réel, donc chute de l’art hors ses propres limites.

   Mais ici, plutôt que de parler dans le vide, je te propose de méditer un instant sur cet extrait tiré de « Tropismes » de Nathalie Sarraute :

 

  « Par les journées de juillet très chaudes, le mur d’en face jetait sur la petite cour humide une lumière éclatante et dure.

   Il y avait un grand vide sous cette chaleur, un silence, tout semblait en suspens ; on entendait seulement, agressif, strident, le grincement d’une chaise traînée sur le carreau, le claquement d’une porte. C’était dans cette chaleur, dans ce silence – un froid soudain, un déchirement.

Et elle restait sans bouger sur le bord de son lit, occupant le plus petit espace possible, tendue, comme attendant que quelque chose éclate, s’abatte sur elle dans ce silence menaçant.

   Quelquefois le cri aigu des cigales, dans la prairie pétrifiée sous le soleil et comme morte, provoque cette sensation de froid, de solitude, d’abandon dans un univers hostile où quelque chose d’angoissant se prépare.

   Etendu dans l’herbe sous le soleil torride, on reste sans bouger, on épie, on attend.

Elle entendait dans le silence, pénétrant jusqu’à elle le long des vieux papiers à raies bleues du couloir, le long des peintures sales, le petit bruit que faisait la clef dans la serrure de la porte d’entrée. Elle entendait se fermer la porte du bureau.

   Elle restait là, toujours recroquevillée, attendant, sans rien faire. La moindre action, comme d’aller dans la salle de bains se laver les mains, faire couler l’eau du robinet, paraissait une provocation, un saut brusque dans le vide, un acte plein d’audace. Ce bruit soudain de l’eau dans ce silence suspendu, ce serait comme un signal, comme un appel vers eux, ce serait comme un contact horrible, comme de toucher avec la pointe d’une baguette une méduse et puis d’attendre avec dégoût qu’elle tressaille tout à coup, se soulève et se replie.

   Elle les sentait ainsi, étalés, immobiles, derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer.

Elle ne bougeait pas. Et autour d’elle toute la maison, la rue semblaient l’encourager, semblaient considérer cette immobilité comme naturelle. »

 

   Ici, tu reconnaîtras, Solveig, toi la littéraire, le grand talent d’écriture de l’auteur des « Fruits d’or ». Ici, il est question d’ÉCRITURE et de rien d’autre. L’écriture en soi, pour soi. Beaucoup n’ont jamais perçu dans le mouvement du « Nouveau Roman » qu’un travail assidu et fastidieux de description du réel. Uniquement sensibles à cet aspect « descriptif », ils auront échoué à reconnaître l’écriture en tant qu’écriture, confondant la strate de surface avec celle de la profondeur. Si, effectivement, l’on se cantonne à la forme, on n’apercevra jamais qu’un vocabulaire indigent, ordinaire, sans grande originalité, une énonciation « de tous les jours », en quelque sorte un lexique d’un mortel ennui. Mais c’est bien l’exact contraire qui se joue dans cet extrait, comme dans l’entièreté des livres de cet écrivain majeur. On notera même l’extrême dénuement des mots tels que « vide ; silence ; suspens ; sans bouger ; le plus petit espace ; solitude ; abandon ; on espère ; on attend… » En réalité ce texte est une immense étendue désertique, un lieu anonyme, la confluence de toutes les apories qui se peuvent imaginer. Et c’est sur le terreau de cette désolation, de ce retrait de toute chose, du repliement en son propre tropisme que naît ce langage étonnant.

    Les mots sont des vrais mots de tous les jours, mais des mots qui signifient bien au-delà des communes acceptions. Lisant, nous sommes collés à ce langage étique, lisant, nous ne débordons nullement de la scène, nous sommes entièrement captivés, fascinés par ces « vieux papiers à raies bleues du couloir », nous ne pouvons nous en détacher au simple motif qu’en eux, toute la puissance du langage est amassée. Alors, nous installant au centre de cette pièce, nous vêtant de la force persuasive des mots, nous sommes en quelque sorte placés sous leur charme, nous attendons qu’ils déterminent notre destin. Bien évidemment, nous nous interrogeons sur la nature de ceux, jamais nommés, de ceux donc dont la Narratrice nous dit que : « elle les sentait ainsi, étalés, immobiles, derrière les murs, et prêts à tressaillir, à remuer. » Mais qui sont ces mystérieux personnages qui se dissimulent, jamais ne montrent leurs visages ? Ce sont simplement les conventions « littéraires », les anecdotes, les feuilletons, les mauvais romans, ceux qui ne vivent que d’histoires frelatées, qui ne véhiculent que des images d’Epinal, ceux qui confondent la littérature avec une bluette, avec un aimable badinage, une saynète romancée, une flammèche amoureuse. Si le texte de Nathalie Sarraute est si aride, si brusquement vertical, c’est bien pour dénoncer les supercheries, les décors en carton-pâte, les faux-semblants qui pervertissent l’essence de la langue, l’exténuent sur le bord de quelque ruisseau ayant perdu la mémoire de son origine.

 

   Tu auras compris, mais ceci depuis longtemps, que l’écriture est une exigence, que le langage nous précède et que nous sommes ses obligés, qu’on doit y consacrer toute l’énergie disponible à le restituer en sa propre vérité. Je te parlais de mes « publications », des lectures amies supposées, de l’intérêt souvent superficiel des « Sociorésophiles ». Les retours sont rares, certes parfois généreux, mais la plupart du temps inaudibles. Je n’écris pour nulle reconnaissance. J’écris pour moi, espérant approfondir la nature de l’acte littéraire, philosophique, poétique, artistique. Certes la tâche est immense mais aussi exaltante. J’écris pour mieux me connaître, pour mieux cerner le monde. Les quelques 13000 pages que j’ai écrites et fait imprimer, très peu en connaîtront le contenu. Nulle amertume cependant. Cette écriture aura le mérite d’exister. A la manière du « Journal Intime » dont il a été question à plusieurs reprises, tous ces textes ne reflèteront qu’une seule et unique chose : ÉCRIRE POUR ÉCRIRE.

 

Ma très chère du Grand Nord, t’écrire est pur bonheur

 

Ton bavard diariste

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 décembre 2021 6 11 /12 /décembre /2021 10:11
L’été au coeur de l’hiver

Santo Stefano di Sessanio

Source : Italy This Way

 

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                                                              Le 9 Décembre, depuis les hauteurs de mon Causse

 

            

                               Ma Chère Etoile du Nord

 

 

   Tu sais, il y a peu, j’ai vu un reportage sur ton beau pays de Suède. Laisse-moi te dire combien j’en conserve un souvenir franchement hivernal. Tout jute si, encore, je n’en ressens les frissons parcourir la plaine de mon dos. J’ai vu Stockholm, ses ruelles anciennes pavées, j’ai vu ses larges places où étaient installées des sculptures de rennes rythmées par les points brillants de milliers d’ampoules. J’ai vu, pour la Sainte Lucie, de toutes jeunes femmes arborant, tout en haut de leurs têtes, une couronne de métal surmontée de bougies allumées. Combien je comprends ce rituel de la lumière, il est une fête au milieu de la nuit, un appel de la joie, une torche bienveillante venant trouer la toile grise de la nostalgie. Dès trois heures de l’après-midi survient un crépuscule aux eaux stagnantes, un genre de lourde taie posée sur les choses, un éteignoir, en quelque sorte, qui annonce la nuit proche. En effet, à quinze heures trente la nuit est déjà installée, amarrée aux quatre coins du pays avec une obstination qui paraît sans borne. Ma chère Sol, tu as bien du mérite de vivre à de si septentrionales latitudes, pour ma part, tu t’en souviens, je n’en ai éprouvé que la traversée d’un rapide été, trop rapide sans doute pour toi et tes congénères.

   Et maintenant, voici le temps venu de faire surgir un peu de soleil dans toute cette grisaille. Aussi vais-je te raconter mon séjour automnal dans cette belle chaîne des Apennins, cette étonnante dorsale qui parcourt presque l’entièreté de la « botte italienne ». Comme à l’accoutumée, je m’étais rendu au-delà des Alpes à des fins de reportage. Je ne connaissais guère la région des Abruzzes et nombre de lecteurs de « Méridien », la revue pour laquelle je travaille actuellement, avaient formulé le souhait d’en apprendre un peu plus sur cette contrée qui, somme toute, n’est guère éloignée de la France. Mais je vais parler au présent, ceci rendra mon récit plus vivant, en même temps qu’il me permettra à nouveau, d’en parcourir les étapes essentielles.

   Octobre. Le ciel est haut, lumineux, étendu d’un horizon à l’autre sans quelque rupture que ce soit, un genre de lac immobile sous la douce insistance des yeux. L’air est si léger, à peine une buée et déjà il s’envole loin au-delà du paysage lissé de beauté. Le « Campo Imperatore » est un vaste haut plateau tel que je les aime, il me fait invariablement penser à l’Altiplano andain, aux vastes steppes de Mongolie. Il me faut cette étendue sans contrainte, cet espace illimité comme si mon inspiration était à ce prix. En ce moment, je poursuis de front plusieurs projets, dont un me tient particulièrement à cœur, un genre de roman-essai au foyer duquel se montrera l’un de mes thèmes de prédilection, la poésie des Romantiques lorsqu’elle se donne comme idéal de vie.

   Au cœur du village de pierres blanches de Santo Stefano di Sessanio (son nom est déjà prétexte au rêve), j’ai loué, pour une semaine, une petite maison à étage qui me fait penser à l’allure générale d’un pigeonnier de chez nous. La pièce dans laquelle je vis est pourvue d’une étroite porte-fenêtre qui donne sur un balcon en fer forgé. De là, s’ouvre une perspective (tu connais mon goût du simple et de l’authentique), qui vaut tous les sites touristiques dont la valeur, à mes yeux, est d’être de simples cartes postales, si ce n’est l’unique poudre d’une illusion. Ici, c’est une succession ininterrompue de collines apaisées au ton de miel et de feuilles mortes (ah, quelle saison luxuriante que l’automne, quel enchantement du ciel libre, quelle plénitude du regard au contact maternel de la terre, quelle effusion de la généreuse Nature qui vaut bien une Majuscule à l’initiale !), ici, c’est comme la condensation pastorale en sa plus exacte vérité.

   Tout en bas du village, dans une légère dépression que l’on croirait être une doline, un lac de modeste dimension, ses eaux bleues reflètent les motifs alentours, si bien qu’il se pare des couleurs de la noisette, de la consistance des glands, de l’adouci de la glaise qui l’entoure de toutes parts. Des collines plus hautes sont tapissées, sur la presque totalité de leurs flancs, d’une épaisse toison végétale, on dirait la laine des moutons revisitée par quelque Artiste au pinceau semant, ici et là, de discrètes fleurs équinoxiales. Plus haut encore, plus loin encore, la ligne parme de montagnes propose aux yeux une belle transition avec la batiste transparente du ciel. Sais-tu Solveig, toi l’habitante des forêts boréales, combien cette humilité, cette modicité du paysage sont un réconfort pour le cœur ? Il semblerait, qu’en ces contrées d’essence biblique, rien ne pourrait s’annoncer que sous la bannière d’une joie imminente. Tu connais mon attrait pour la Nature en ses plus belles présentations. Ici, mes yeux sont comblés de ce qui, depuis toujours, était en attente. Il n’est pas rare que, depuis mon refuge caussenard, je ne me laisse aller au songe, tissant sur la bannière de mon front mille lieux étoilés qui n’existent que pour moi, mais avec quelle amplitude, avec quel enthousiasme interne, un livre ne suffirait à lui seul à en rendre compte !

   Pas plus tard que ce matin, avec ma voiture de location (une antique Fiat qui peine dès la première côte !), j’ai parcouru le vaste plateau semé de courtes herbes jaunes. Un vent léger en couchait le tapis et tout ceci ressemblait à un lac presque immobile étendu sous la vitre aérienne du ciel. Il y avait là, dans ce sentiment d’immense solitude, comme une manière d’être pleinement à soi, de s’appartenir jusqu’au bout de son être. Sans doute connais-tu de telles émotions intimes lors de tes promenades dans la forêt boréale ? Après avoir parcouru quelques kilomètres, j’ai dû céder le passage à un long troupeau de moutons. Pour moi, l’occasion était rêvée de faire connaissance avec le Berger, de cheminer avec lui dans ce beau paysage tout empreint de la beauté simple d’une Arcadie. Dans le reportage sur la Suède, j’avais eu l’occasion de découvrir les moutons de chez toi, les moutons du Gotland avec leur robe anthracite et leur tête aussi noire que la suie. Les troupeaux des Abruzzes en sont presque l’exact contraire. Leur laine est si mousseuse, si tendrement onirique, qu’ils se confondent avec le sol dont ils sont issus. Une parfaite unité reliant les hommes, les bêtes, la terre sur laquelle ils vivent. C’est une étrange en même temps que rassurante sensation de voir, juste devant soi, un genre d’harmonie subtile réalisée dans ses moindres détails.

   Devisant avec le Berger, Alessandro D’Angelo (ces noms italiens sonnent d’une bien belle résonnance méditerranéenne !), cependant, je ne perdais pas un instant, photographiant à la volée tout ce qui voulait faire sens, le fleuve ininterrompu des moutons, les crètes parcourues d’une maigre végétation, le ciel décoloré à la limite des yeux, les chiens qu’on appelle ici Bergers de Maremme et des Abruzzes. Ils ressemblent étrangement au Patou des Pyrénées. Leur fourrure est épaisse, d’un blanc virginal, sur laquelle ressortent avec vivacité les yeux, la truffe, les babines noires. Ils ont un caractère bien trempé mais, pour autant, n’affirment leur autonomie que lorsqu’elle n’entrave pas leur fidélité à leur maître. Alessandro m’a raconté par le menu (je parle assez couramment l’italien, ce qui, bien évidemment, a facilité nos échanges), toutes les qualités de ces chiens, qui sont innombrables. Le troupeau n’est pas sans le Berger. Le Berger n’est pas sans ses chiens. Ils sont de généreux compagnons. Ils protègent les moutons des attaques des loups. Une meute vit sur les hauteurs, une cinquantaine d’individus en maraude que les Bergers des Abruzzes repoussent à la mesure de leur force de dissuasion. Ces gardiens portent en eux, depuis la nuit des temps, un instinct infaillible qui en fait de redoutables défenseurs. Alors que deux ou trois chiens se fondent au milieu du troupeau pour assurer leur protection, deux autres gagnent les hauteurs, l’œil constamment aux aguets, prêts à foncer sur le premier prédateur venu. Les loups, prévenus de l’audace des chiens, préfèrent se tenir sur leurs gardes et se rabattent, par dépit, sur quelque animal sauvage faible ou malade dont ils font leur ordinaire.

   Le soir, après avoir pris un repas frugal, je m’assois à califourchon sur une chaise, sur le balcon, laissant mon esprit aller là où il veut, une sorte de douce rêverie à la Rousseau qui m’isole du monde environnant et ne me place plus que face à ma conscience, sans doute aux problèmes qu’elle n’a nullement résolus, aux souhaits qui n’ont pas été exaucés, aux projets qui n’ont pas abouti. C’est un peu l’attitude du Marin qui vient de regagner son port, qui refait, par la pensée, sa journée en mer, ses joies et ses peines, ses dangers et sa certitude d’y avoir échappé encore une fois. Ma station face au paysage, face aux rues du village qui descendent doucement en pente vers le lac, ne trouve sa justification au seul motif du songe, de la contemplation. Figure-toi, qu’en ces contrées sauvages que parcourent les meutes de loups, vient s’ajouter, pour le plus grand plaisir des autochtones, la présence maintenant devenue familière d’une femelle ours accompagnée de ses quatre oursons. C’est eux que j’essaie d’apercevoir lors de leurs excursions crépusculaires dans les rues de Santo Stefano.

   Maintenant, ce que je vais te raconter là, ce sont les vieux hommes des Abruzzes qui m’en ont fait part, eux qui sommeillent sur quelque banc du village, leur attention cependant aux aguets afin d’espérer réactualiser un spectacle quasi quotidien dont ils sont friands. Lorsque la lumière faiblit, qu’une vague lueur habite encore les sommets environnants, que les rues commencent leur voyage en direction des ombres nocturnes, venant toujours du même endroit, la famille ours fait son apparition, sans peur apparente de rencontrer des hommes, seulement préoccupés d’assurer leur sustentation. La plupart du temps, les oursons curieux se dressent sur leurs pattes de derrière, titubant à la manière de risibles culbutos, bientôt invités par leur mère à poursuivre le but de leur quête. Habituellement ils escaladent les clôtures grillagées des parcelles de terre des Villageois, lesquels espéraient naïvement qu’elles les protègeraient des incursions des ursidés. Ceux-ci, attirés par l’odeur des cerises, n’ont de cesse de parcourir le jardin et de chiper des grappes dont ils font leur repas. Les agapes terminées, il ne demeure sur place que quelques branches lacérées, des troncs griffés, des clôtures affaissées que leurs propriétaires, pestant, devront réhabiliter jusqu’à la prochaine visite. Muni de bonnes jumelles, je n’ai pu, tout au plus, saisir que quelques ombres fantomatiques s’extrayant du tissu déjà serré de la nuit. Mon imaginaire, au seuil du sommeil, prendra la relève.

   Tu connais mon improvisation en ce qui concerne l’organisation (j’aurais plutôt dû dire « l’inorganisation »), de mon travail. Me levant le matin, j’ai déjà assez de difficultés à assembler mon propre divers, à tâcher de parvenir à un semblant d’unité, aussi la perspective d’un reportage structuré dans l’espace et le temps ne se propose-t-il à moi que sur le mode d’une hypothèse floue qui, le plus souvent, échoue à me rejoindre. C’est bien l’intuition, sinon l’attente pure et simple de ce qui pourrait survenir, qui me mettent en marche, pareil au somnambule qui cherche avec hésitation son équilibre, sans jamais le trouver vraiment. C’est en feuilletant une revue d’ici, que j’ai extraite d’un antique tiroir de ma maison de location, que j’ai découvert, au hasard des pages jaunies, essaimées de chiures de mouches et de traces de doigts, ce document faisant état d’un séisme déjà ancien, aux environs des années quatre-vingt du siècle précédent (les années refluent si vite en direction du passé !), livrant à mes yeux étonnés l’ancien village de Rovina abandonné aux morsures de la disparition. Je me suis mis en marche en direction de ce lieu hallucinant, de cette marée de pierres arrêtée en plein ciel, livrée à la violence du vent, aux criailleries lancinantes des meutes de corneilles. Tu comprendras, qu’approchant de ce village-fantôme, des images fortes aient surgi en moi, extraites du plus profond de ma mémoire. Alternativement se donnaient devant moi des scènes du film d’Hitchcock « Les Oiseaux », avec ses théories de volatiles dessinant d’inquiétantes portées musicales sur les fils télégraphiques, avec ses hordes de noirs corbeaux buvant toute la lumière du soleil. Et, parmi ces vols inquiétants et désordonnés, c’étaient « Les Prisons imaginaires » de Piranèse qui dressaient dans l’air gris leurs étiques volées d’escaliers, leurs lourdes passerelles de bois, leurs arcs de pierre en plein cintre, les lianes des cordes venant d’on ne sait où, leurs balcons suspendus sur le néant.

   Et cet étonnant mystère du lieu, cet improbable abri pour populations inapparentes se renforçaient de la position de Rovina perchée tout en haut d’une colline de pierres et de terre, visible de loin, émergeant tel un Radeau de la Méduse, au-dessus d’une plaine habitée d’infini, parcourue de quelques sillons poudreux se confondant avec l’air ambiant. A ma place, Solveig, qu’aurais-tu fait, sinon marcher au hasard des rues jonchées de débris, sinon progresser dans le lacis labyrinthique d’une immédiate et saisissante pauvreté, sinon t’étonner de ce « no man’s land » et imprimer dans les circuits de ton appareil photographique quelques témoignages d’un désastre déjà ancien ? C’est bien ceci que j’ai fait : rôder des heures durant, tel « Simon du désert » en quête de sa propre conscience. Oh, je n’ai nullement été dérangé par quelque importun. Plus personne ne s’intéresse à ce tas de vieilles pierres, à ces portes éventrées, à ces pièces fossilisées au-dessus du vide, à ces témoignages archéologiques d’un autre temps.

   Plus personne, aujourd’hui, n’attache d’importance à l’histoire qui se dissimule au cœur même de ces ruines, aux vies qui s’y sont déroulées, aux drames et aux courts bonheurs qui ont émaillé le cours, sans doute chaotique, de l’aventure du village. A présent, ce que cherchent les voyageurs pressés, ce sont de vivants tableaux hauts en couleurs, ce que cherchent les curieux, des terrasses bondées où il fait bon s’assembler pareils à des abeilles dans la ruche, ce que cherchent les impatients, de rapides clichés qui leur disent la félicité immédiate de vivre, en ce lieu, en ce temps, et la hâte d’oublier ce qui n’est pas le présent, d’ensevelir le passé dans des linceuls de pourpre aux plis immobiles. Oui, Sol, je ne sais si cela tient à ma progression dans l’âge, au grisonnement de mes tempes, à ma mémoire déjà ancienne des choses mais, souvent, l’existence ne paraît me rejoindre qu’au travers d’un étonnant labyrinthe de verre aux parois déformantes. Mais rien ne sert de rebâtir le présent à l’aune du passé, le temps en son essence est si fugitif, qu’à peine avons-nous posé une pensée, qu’une autre survient dont la nouveauté gomme la précédente.

   Que te dire de plus sur mon périple italien, sinon que les intervalles ménagés entre mes visites aux Abruzzes, aux moutons, aux villages, était empli d’un travail de classement de mes notes manuscrites, du visionnage des photographies, parfois à l’écriture, sur des feuilles de papier maculées d’encre, de quelques méditations sur le roman-essai dont je t’ai déjà parlé. Rien que de bien quotidien. Rien que de bien familier mais la vie est tissée de ces mille riens qui nous traversent à bas bruit, auxquels nous ne prêtons guère attention. Pourtant, ce sont eux, bien plus que les grands événements qui nous structurent et nous portent en avant. Je te sais attentive à ces fins tropismes que ne perçoivent que les attentifs, les inquiets, les éternels poseurs d’interrogations.

   Mais il est grand temps maintenant de revenir à mon Causse qui est comme un écho de ma propre nature, de revenir à ta Suède logée au cœur même de l’hiver en son blanc silence. De la pièce où j’écris ma missive, je vois les têtes des chênes immobiles dans l’air qui fraîchit et alors je pense à tes forêts boréales, à la beauté des grands bouleaux clairs figés dans la nuit polaire. Oui, je pense à tout ceci et un long frisson glisse le long de ma peau.

 

                                                     Amitiés amoureuses du Sud

 

                                                        Ton prolixe diariste  

 

   

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 juin 2021 5 11 /06 /juin /2021 09:10
Les Hautes Terres

Photographie : Blanc-Seing

 

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                                                                                             Ma chère Sol,

 

                                       

                         Depuis le pays des ‘Hautes Terres’

 

 

   On m’avait dit : « Allez donc voir les ‘Hautes Terres’, vous qui aimez les grands espaces, vous n’en reviendrez pas ! » Je m’amusais de ces énonciations en forme de lieu commun : « Vous n’en reviendrez pas ». Ce que je ne savais nullement alors, c’était qu’une telle formulation pouvait être, à la lettre, ‘performative’, à savoir qu’elle accomplissait ce qu’elle disait. En effet j’étais arrivé au Pays de Najac et j’y étais resté. Parfois son propre destin est-il tracé à l’aune de quelque propos badin : une seule phrase somme toute banale et voici qu’un nouveau cheminement se dessine à l’horizon de votre parcours. Cependant j’avais conservé mon appartement parisien, ‘Quai aux fleurs’, pour des raisons de commodité mais séjournais, la plupart du temps, dans ce nouveau ‘havre de paix’ (puisqu’il faut bien consentir à l’usage de ces clichés dont on a vu précédemment qu’ils pouvaient être rien moins qu’étonnants), j’y trouvais à la fois le calme, la vastitude du paysage, le motif d’un repos, le prétexte aux rêveries et mon métier de traducteur des Romantiques allemands pouvait s’exercer ici aussi bien qu’ailleurs. Du reste le paysage était de type arcadien, supposant qu’une idylle romantique eût pu y trouver sa place sans délai.

   Sans doute, Solveig, t’étonneras-tu de ces précisions biographiques, toi qui connais parfaitement les méandres de mon existence. Mais, vois-tu, c’est un travers récent, j’imagine toujours un vaste public de lecteurs auxquels j’adresse ma missive. Peut-être ne s’agit-il là que de fouetter ma motivation, d’inventer mille paire d’yeux qui vont parcourir avec intérêt les infinies sinuosités de ma prose. Mais, plutôt que de me perdre plus avant dans mille détails inopportuns, que je te décrive le lieu qui abrite ma vie, fouette ma curiosité, donne parfois des ailes à mon écriture. Tu sais, il est toujours difficile de parler d’un paysage, une simple photographie y suppléerait bien mieux, mais lorsque, comme moi, l’écriture est pareille à un souffle, comment pourrais-je faire l’économie des mots ? Mais, bien plutôt que de me livrer à une simple description, laisse-moi le loisir de t’emmener avec moi dans une longue promenade qui se fera au présent.

   Promenade sur les Hautes Terres - Le jour est une simple buée à l’horizon. L’air est bleu, légèrement poudré de blanc. Un reste d’humidité de la nuit flotte en d’étranges dentelles, s’accroche aux ramures des arbres, aux buissons des haies, ricoche jusqu’à la dalle claire du ciel. Nous nous sommes vêtus de chaudes laines en cet automne si lumineux mais si frais lors des premières heures du jour. Oui, je reconnais bien là ta belle spontanéité. Tu t’étonnes de tout, de la fuite soudaine d’un roitelet huppé dans sa parure élégante, sa crête jaune pareille à une tache de pollen, le noir profond de sa pupille, l’irisation cendrée de ses rémiges ; tu t’étonnes de ces baies rouges piquées telles des étincelles dans le fourré encore pris de teintes nocturnes ; tu t’étonnes du fin brouillard, là-bas au loin, vers la nappe d’eau de la mer, son archipel d’îles noires aux confins de la sombre et énigmatique Espagne.

   Nous progressons lentement sur le sentier qui conduit à la Croix de Seilhan, cette immense carrière ouverte sur le ciel, ce refuge pour rapaces libres de leur vol, ce belvédère pour rêveurs des lointains, cette halte pour amants, ils disent en secret la promesse d’éternité de leur amour. Souvent nous nous retournons pour voir le chemin parcouru. Tout en bas du sentier de pierres grises, les premières maisons du hameau. Elles sont bâties de gros moellons semblables à du granit, leurs murs sont épais, leurs fenêtres étroites ; il faut se protéger des ardeurs du soleil en été, des morsures du froid en hiver. Sur la plaine de ta peau j’ai deviné un long frisson : inquiétude, contentement, émotion ? Les signes, fussent-ils visibles, sont parfois si difficiles à interpréter. Ils me font infailliblement penser aux complexités de la traduction. Quel mot choisir pour communiquer un état d’âme, c’est si fragile l’âme, à peine un cristal qu’un rien peut briser ? Quelle différence établir entre un sentiment de bonheur, la plénitude d’une joie ? Y est-il question de degré uniquement, ou bien s’agit-il plutôt du sens intime de chaque sensation dont chacun est affecté à sa manière, laquelle, par principe, est indéfinissable ? 

   Dans la vallée, où s’agitent les feuilles jaune-argenté des peupliers sous la poussée d’un premier vent, la vie commence à se manifester. Nous percevons, entre chaque respiration de l’air, la voix rauque des bergers. Eux aussi, en quelque manière, sont de terre et de pierre, immergés profondément dans les plis de leur terroir. Etrange conjonction des présences, étrange mimétisme des êtres qui confluent, se rassemblent dans le même creuset. Les hommes sont semblables au sol, le sol est identique au teint des hommes, au hale qui couvre leurs visages, les rend comparables à d’anciens tubercules.

   Tu me confies ta certitude d’être ici dans la vérité même des choses. J’acquiesce à ton sentiment pour la simple raison que je n’ai choisi ce lieu qu’à des fins d’authenticité. Comment aurais-je pu traduire dans l’exactitude si j’avais élu domicile dans une de ces villes de carton-pâte où déambulent des milliers de touristes ? Ceci, tu le sais, Sol, il faut arrimer ses convictions à quelque chose qui te ressemble. Toi, la Scandinave, toi qui aimes les belles lettres, toi qui rends un hommage quotidien aux grands auteurs français, tu vis près du Lac Roxen, dans le frissonnement blanc des bouleaux, la palpitation de l’eau claire, le pépiement des oiseaux des latitudes boréales. Indispensable harmonie entre ce que l’on est, ce que l’on fait et cette nature généreuse et simple qui est ressourcement, unité, miroir de sa propre climatique.

   Maintenant nous avons pris de la hauteur, maintenant le paysage se livre en son entièreté. Il vient à nous tout comme nous venons à lui. Entre ce cirque de larges collines et nous, pas la moindre distance, pas la moindre incertitude. Une confiance réciproque, une entente, un chant commun. En cet instant de la rencontre nous ne sommes que cette nature qui vient à nous dans la confiance, dans la plus exacte donation qui soit. Oui, Sol, c’est bien une faveur qui nous est remise, c’est bien une grâce qui nous visite. Comment pourrions-nous éprouver cette soudaine complétude autrement qu’à la mesure de cette générosité, de cette prodigalité qui paraît sans limite ? Immense bonheur que de regarder et d’être aussitôt comblé au plus secret de sa chair. Chair du paysage, sa propre chair, c’est tissé des mêmes fibres, c’est traversé de la même joie, c’est habité d’identiques beautés.

   C’est bien parce que, en nous, nous avons reconnu la beauté, que nous pouvons la saisir, ici et maintenant, dans le luxe éblouissant de l’instant. Elle fait ses voltes multiples, elle nous invite à un pas de deux dont nous ne saurions nous soustraire qu’à ôter immédiatement la plénitude de sens dont nous venons de faire l’expérience, qui durera le temps que s’épanouira notre disposition ouverte à ce qui vient, nous accomplit bien au-delà des quotidiennes et parfois harassantes entrevues. C’est ceci le ‘sublime’ du paysage, nous fondre en lui, nous y reconnaître, le fonder telle la chose qui fouette notre désir, que, le plus souvent, nous ne savons nullement reconnaître.

   Au loin, dans un horizon semé de rose et de parme, la belle silhouette du massif des Corbières. Il sert de toile de fond sur laquelle s’enlève le moutonnement des douces collines à l’infini, genre de vertige pastoral dont jamais l’on ne peut revenir. Toujours un fragment de l’âme s’y attache tout comme un amoureux à sa belle. Oui, chère Solveig, c’est bien d’un acte d’amour dont il s’agit, d’une sourde passion qui agit à bas bruit, fait son murmure en quelque partie de la conscience. Les collines sont le plus souvent dénudées avec une allure de steppe mongole ou de haut plateau andin. L’herbe y est rase, couleur de paille et de terre. Parfois rehaussée en des touches appuyées, parfois estompée comme sur les tableaux des peintres impressionnistes. C’est cette variété qui est belle, cette souple liaison des éléments, comme si une parcelle appelait sa complémentarité, genre de gémellité, de fraternité siamoise. Tout se joue dans l’unité. Rien qui disperserait, s’isolerait et romprait l’équilibre de l’ensemble. C’est sans doute le motif de tout pastoralisme que de se donner dans cette continuité, de solliciter la vision dans l’apaisement, le bien-être, c’est pareil à un baume, à une onction.

   Des massifs de bosquets à la teinte vert amande rythment les pâturages. Les robes blanches et fauves des vaches, les fourrures neigeuses des moutons y dessinent une étonnante fraîcheur, y tracent des parcours immobiles qui paraissent immémoriaux. On penserait le temps arrêté pour toujours. On croirait le cadran solaire sans ombre, seulement planté dans les vagues figées de lumière. Tout est si alangui et l’on pourrait croire à une sorte de paysage biblique venu du plus originel du temps. Là est le domaine sans partage des animaux sauvages et libres, des plantes hirsutes, des coussins de tiges grasses des orpins, des tapis de feuilles cotonneuses des cistes, des bulbes mauves des églantiers, des tiges folles des graminées qui craquent sous la semelle des chaussures.

   L’on pourrait passer des journées, ici, à regarder, humer les fragrances du jour, à sentir la course alanguie des secondes butiner sa peau, à éprouver la souple densité du cours de l’existence, à méditer sur tout et sur rien, à faire du brin d’herbe sa philosophie, de l’oiseau qui passe son rêve de voyage, du silence, le lit sur lequel se reposer. Oui, Sol, je te vois si pleinement existante, si reliée à ce beau poème de la vie. J’en sens les harmoniques dans tes yeux couleur noisette. Non, ils ne rivalisent nullement avec la palette d’ici, ils en sont les efflorescences, les subtiles correspondances. Sur la colline de tes joues, je vois luire la même lueur que celle qui anime la robe des troupeaux, qui accompagne leur lente transhumance sur les pâtures qui se confondent avec la marée discrète du ciel. Parfois de longs filaments de nuages y impriment leur course lente, ils viennent de loin, ils vont loin mais ils sont l’esprit de ce lieu en partance pour lui-même. Ne souhaiterais-tu, Sol, que ce calme infini puisse venir apaiser les douleurs du monde, panser ses plaies, cautériser ses déchirures, il y a tant de souffrances partout répandues ?

   Nous sortons tout juste d’un long tunnel végétal, chemin pierreux traversant les haies de noisetiers. La lumière est plus vive, elle vibre au plus haut du ciel mais dans un étrange voile diaphane, si bien que le soleil est cette boule blanche semblable à la lune gibbeuse. C’est un peu comme si nous avancions dans un songe. Et, du reste, Solveig, sommes-nous si assurés du réel que nous puissions en faire notre unique préoccupation, l’amer sur lequel fixer notre regard afin de progresser dans notre destin ? Je crois que nous sommes tout autant, sinon plus, des êtres de rêve, des passants de l’imaginaire. Parvenu au bout de sa lancée, le sentier amorce un brusque virage. Nous entamons l’ascension d’une autre face, celle qui regarde la chaîne des Corbières. Le hameau est si loin, il ressemble à un jouet d’enfant et les bergers, les troupeaux, n’ont guère plus de présence que les Rois Mages dans la scène de la Nativité, un recueil au plus loin du temps, à l’infini de l’espace.

   Nous marchons sur une crête étroite semée de gros cailloux. Je te sens attentive à ne pas trébucher, mais aussi à ne pas perdre une miette du spectacle qui nous est offert. La croix de fer rouillé de Seilhan est maintenant face à nous, perchée tout en haut de son monticule de terre et de pierres. Ses grands bras christiques embrassent l’air comme s’ils voulaient saisir la totalité de l’univers, dire l’impossibilité qu’il y a à tout étreindre, à tout posséder. Toujours un manque, une maille qui échappe et le tissage ne parvient jamais à sa fin et Pénélope est condamnée à toujours recommencer son geste sans quelque assurance de parvenir à clore sa tâche, à lui donner un sens ultime.

   D’ici, la vue porte loin, rien ne la limite. C’est pareil à une immense clairière ouverte parmi la touffeur et le tumulte des arbres. L’air s’est soudain distendu, la nébulosité a laissé la place à une sensation de pureté, de limpidité. C’est comme si nos yeux tachés de cataracte s’étaient soudain débarrassés de leur dure membrane et, que de cette brusque incision, se produise un jaillissement de clarté. Nous sommes obligés de porter nos mains en visière au-dessus de nos fronts afin de n’être nullement éblouis. Ici, au plus haut de nos espérances, au plus plein de nos certitudes, nous vivons à l’unisson. Nos cœurs battent un rythme semblable, nos respirations se coordonnent, nos passions confluent et se perdent dans un unique estuaire, celui d’un bonheur à portée de la main. Tout en bas, parmi le semis des boqueteaux, les écorchures de la terre qui jouent toute la gamme des rouges depuis la clarté du nacarat jusqu’à l’ombre de l’amarante en passant par la teinte moyenne du cardinal. Ce sont les oxydes de fer qui impriment cette touche sanguine aux strates qui émergent du sous-sol. Ici et là, la tache argentée de lacs où viennent s’abreuver les bêtes.

   Quelques bruits presque éteints parviennent jusqu’à nous, que nous ne savons guère identifier : signes humains, oiseaux de haut vol lançant leur cri, chant dissimulé de la nature ? Eprouves-tu à ta manière, Sol, cette joie immédiate dont je suis saisi à être ici dans la liberté la plus grande, la vision la plus épanouie des choses ? C’est tout de même une expérience si troublante de, tout à coup, ne vivre qu’au rythme des choses éternelles, d’en sentir l’exception, de découvrir en soi de pleines effusions, de vêtir ses bras de rémiges et de planer longuement, tel Icare au plus haut de son extase ? Oui, je sais, les mots sont bien malhabiles à ‘traduire’ les émotions. Vois-tu, encore le problème de la ‘traduction’, une manière de cercle herméneutique au sein duquel nous ne pourrions nous mouvoir qu’à ignorer la nature de ce qui gire à notre périphérie. Nous interrogerions en permanence le sens de notre exister sur terre et ne nous parviendraient que de minces lueurs, autrement dit nous demeurerions dans ce genre de clair-obscur qui, tout à la fois, serait notre félicité en même temps que notre perte. Clair, une espérance ; obscur, le doute d’exister et la crainte de la finitude.

    Nous nous sommes assis sur la plate-forme de ciment sur laquelle est arrimée la croix. Ici est le lieu du vent. Venu de la terre, il porte avec lui toutes les odeurs lourdes du sol, celles entêtantes du suint des moutons, les premières fragrances des feuilles mortes, les senteurs des herbes de la garrigue. Venu de la mer, il est le messager des hauts fonds, il se dote des touches iodées du varech, du poudroiement cristallin du sel, il amène avec lui une fine pluie d’embrun, quelques lambeaux de nuage, le bruit de fond du ressac. Nous n’avons de cesse d’emplir notre vision de tout ce prodige. Immense vision panoptique qui nous donne l’illusion d’être des conquérants de l’invisible, des sortes de messagers de l’absolu.

   Oui, Solveig, c’est ceci que je devine en toi, dans la prunelle même de tes yeux noisette, de rapides pailles mordorées s’y allument qui sont les signes de la joie. Ceci, cette plénitude, au moins une fois il faut l’avoir éprouvée dans le cours de sa vie. Plus jamais elle ne s’effacera, tapie en quelque recoin de la mémoire du corps. Plus tard, ce sera un long frisson, un soupir d’aise, une impression de multiple donation des choses. On n’en saura l’origine. Mais l’origine, elle, se saura comme celle qu’elle aura été l’espace d’un instant fécondé de la pure merveille d’être, ici, sur cette terre donatrice d’allégresse, de ravissement. Mais lorsqu’on est parvenu à l’acmé de soi, il faut en conserver la trace subtile et consentir à redescendre dans l’espace ordinaire de la quotidienneté. Sans nostalgie cependant, seulement avec l’assurance d’avoir atteint un point et de pouvoir en connaître à nouveau le rare et la fabuleuse saveur.

   Le soleil est au zénith, magique lampe d’Aladin suspendue au plus haut du ciel. C’est l’heure du repos des hommes qui reviennent des pâtures avec la tête semée d’étoiles et les corps roidis de fatigue. Ils regagnent leurs modestes logis, quelques pierres noires assemblées autour de l’âtre. Ils se sustentent de quelque provende rustique. Ils boivent de longs traits d’eau. Une sueur lente perle leurs fronts. Un genre de vertige se saisit de leurs membres. Ils savent le lourd tribut à payer au travail et l’assument cependant avec naturel. Tout au long du jour ils sont récompensés au titre d’un paysage généreux, d’une sévère beauté. Nul ne pourrait la gagner à l’aune de sa simple présence. Il faut œuvrer longuement, faire entrer en soi une exigence. Pour nous, Sol, voyageurs de passage, il nous aura fallu marcher de longues heures avant de cueillir cette fleur d’unique splendeur. A chacun selon ses possibilités et son mérite. Nous sommes revenus au hameau. Au hameau des hommes et des bêtes. Au hameau de solitude et de grande beauté. Que pourrions-nous ajouter d’autre qui pourrait nous grandir davantage ? Non, maintenant nous ferons silence. C’est en lui, le silence, que s’éploiera le manifeste et le toujours renouvelé.

   Voilà, à toi la Boréale, je dédicace ces quelques mots. Ensemble nous avons connu l’espace d’une rapide ivresse. A cette dernière il nous faut laisser un long temps d’incubation. Une boisson ne devient liqueur qu’à laisser passer beaucoup de temps. Que le temps, le tien, le mien, fasse ses multiples efflorescences. Pourrions-nous l’en empêcher ?

 

                                            Ton faiseur de ‘Hautes Terres’

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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