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25 avril 2019 4 25 /04 /avril /2019 15:36
Demeurer en vie

                Kees van Dongen - Maria - 1907

                           Source : Pinterest

 

*

« La femme de quarante ans cherche furieusement et désespérément dans l’amour la reconnaissance qu’elle n’est pas encore vieille. Un amant lui semble une protestation contre son acte de naissance. »

 

                                                                        « Journal » - E. et J. de Goncourt.

 

***

 

   Avant même de te rencontrer, j’avais cette intuition d’un temps d’exception qui nous réunirait. Vois-tu, comme la vie est bizarre en son cheminement. Parfois ligne droite exempte de soucis, parfois parcours tortueux qui s’habille d’ombres et nous conduirait au néant si nous n’y prenions garde. Mais, tous, nous avons cette manière de frisson, tous nous effectuons de rapides sauts de carpe lorsque nous sentons que le ruisseau que nous suivons s’étrécit et menace de nous laisser choir, ici, sur cette plage de galets écrasée par le soleil. Oui, je sais la limite des métaphores, leur effet de réel puis la plongée dans une existence qui nous contraint de tous côtés. Parfois n’a-t-on d’autre solution que d’y recourir, les événements sont si difficiles à relater dès l’instant où ils tutoient l’intime. Mais je te sais disposée aux confidences et ce savoir me susurre l’ordre, en sourdine, de placer au plein de la mémoire - la nôtre en sa confluence -, des faits si précieux qu’ils nous laissèrent égarés et heureux parmi le réseau des chemins du monde.

   Avril déploie ses bourgeons telles des grenades qui éclatent et libèrent leurs belles graines gonflées de suc. Les abeilles vibrionnent, les rameaux bougent au milieu des frondaisons, les grappes de nuages blancs essaiment tout au bord de l’horizon. Toute cette agitation, tout ce joyeux tintamarre mettaient le cœur des gens en émoi. Les terrasses des cafés étaient visitées de chemises claires et de robes en corolles. On parlait beaucoup, on pépiait et tout ce jeu subtil et charmant poudrait les joues de carmin, jetait aux yeux le brillant d’un avenir radieux. Quelquefois une rafale de vent, quelques gouttes de pluie, puis une belle clarté nappant les visages. Il n’y avait vraiment aucun lieu sur terre où la tristesse pouvait semer ses ténébreuses nuées. C’était comme si une trêve s’était imposée dans le labyrinthe du monde, abattant ses parois de verre, s’immergeant dans la réalité avec l’identique confiance que mettent les enfants à poursuive leur jeu, l’orage menaçât-il de gronder.

   Je suis venu à Sauliac, petite ville de province, pour y débusquer quelque manuscrit ancien au sujet duquel je dois écrire un article. Il s’agit d’un obscur poète décadent dont nul ne connaît le nom et c’est bien cet anonymat qui me plaît au plus haut point. Dans ces temps de disette littéraire - le « roman de gare » est en vogue plus que jamais -, combien il est salutaire pour l’âme de se pencher sur une œuvre obscure, abyssale en bien des endroits, dont je doute même parfois qu’elle ait été intelligible pour son auteur. La bibliothèque de la ville est moderne, claire, une belle lumière fauve court sur le dos des maroquins reliés de cuir. Sous la tache blanche de l’opaline, j’ai posé quelques feuillets desquels j’extraie des notes que je consigne dans un carnet. Peu de visites en ce jour de semaine. Quelques lecteurs isolés, ici et là. Le silence surtout et le grattement de ma plume sur le papier.

   A quelques tables de distance, dans un coin propice au clair-obscur - cette si belle ambiguïté ! -, je t’aperçois, toi, Isabelle, qui as si peu bougé, plongée, sans doute, dans une lecture qui te passionne. Tu lis et feuillettes lentement les pages d’un volume, mouillant parfois ton index, le tenant en l’air pareil à un fragile insecte, puis le papier bascule avec un doux bruit de feuille morte. Je ne sais pourquoi, mais, soudain, ta personne m’intrigue et me distrait de ma tâche. Feignant d’être absorbé par ma lecture, je n’en lève pas moins les yeux de mes feuillets, à intervalles réguliers. As-tu surpris mon manège ou bien l’attendais-tu tel le dérivatif qui pouvait te distraire en cet après-midi qui n’en finissait de couler avec le flegme d’une saison bien hésitante. Parfois l’éclair d’un œil se glissant dans la pièce, m’effleurant et j’en sentais la douceur d’écume, le glissement tel celui de l’aile du papillon.

   Sans doute l’ombre te gênait-elle ? Tu as abandonné ta place, tu es venue dans celle qui, vis-à-vis de la mienne, bénéficiait d’une ambiance feutrée propice à la lecture, à la méditation qui ne manquait jamais d’en suivre le lumineux parcours. Tu lisais - ou feignais-tu de le faire ? -, avec une attention soutenue, parcourant de tes yeux, que je jugeais gourmands, les friandises dont je supputais que l’œuvre, t’absorbant, était parcourue à l’envi. Je dois dire qu’en cet instant suspendu, ce cher poète décadent ne tenait plus dans ma conscience que la place qu’il méritait, à savoir infinitésimale. Bientôt je connus le titre sur lequel tu avais jeté ton dévolu. Rien ne m’étonnait plus que de le connaître sous le nom prestigieux et un brin sulfureux des « Liaisons dangereuses ». Mais quel était donc l’intérêt qui te portait en direction de cette œuvre ? La littérature ? Il est vrai que ce roman excellait dans l’art épistolaire. La licence de mœurs de ses protagonistes ? L’éclairage qu’il portait sur ce XVIII° siècle florissant, sur les « Lumières » dont il se faisait le héraut ? Quelle diabolique aimantation se faisait donc sentir ? A distance, je sentais ton corps saisi de fièvre, tout au bord du vertige.

   Je ne fus guère maintenu dans mes doutes et mes questionnements. Alors que je rêvais à de possibles prouesses libertines, je te surpris, ébauchant un geste rapide de la main, traçant au rubis de ton bâton à fard un large trait qui simulait des lèvres entrouvertes sur une feuille blanche que tu avais sortie de ton sac à main. Bientôt un point d’interrogation s’y accola telle une énigme à résoudre. Bientôt tu te levas, mis le livre sous ton bras, contournant la table - notre table -, chuchotant à mon intention en un souffle à peine perceptible mais si chaud : « A bientôt, « doucereux Danceny ». Je ne pus rien répondre tellement la surprise me clouait sur ma chaise. Cependant je compris que, si je voulais pénétrer plus avant la vie de ma compagne de ce jour, il me fallait être prompt à réagir. Sans bien trop savoir où tout ceci,  cet étonnant manège, allait me conduire (nous conduire), je me levai et, pareil au somnambule, emboîtai le pas de mon guide dont je pensais spontanément qu’il ne pouvait s’agir que de l’incarnation de Madame de Merteuil, cette libertine sans scrupules née de l’imagination de Choderlos de Laclos. Alors, du siècle des Lumières le bien nommé, surgit dans mon esprit chauffé à vif, un extrait de la Lettre CXXVII  que La Marquise Isabelle de Merteuil adressait au Vicomte de Valmont. Je n’avais donc étudié patiemment « Les liaisons » en pure perte. Peut-être ma mémoire me sauvait-elle du naufrage ?  Donc Isabelle s’adressant au Vicomte :

   « Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là. C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore.

   J’ai surtout celui de croire que l’écolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de moi, me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été satisfaite, & m’aimant enfin comme on aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, travailler plus efficacement que vous à mon bonheur & à mes plaisirs. Je me permettrai même d’ajouter que, s’il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au moins pour le moment. »

   Ainsi ce « doucereux Danceny », du moins dans l’esprit de mon interlocutrice, n’était autre que ma propre personne. Si Danceny, ce jeune de vingt ans (nous avions le même âge), pouvait se superposer à ma propre image, je ne comprenais nullement la raison de ce bizarre sobriquet de « doucereux ». Madame de Merteuil, que je suivais comme mon ombre, dans les rues poudrées de soleil de Saulliac, devait aller vers ses quarante ans. Elle en avait la souple assurance, le mordant, la chair pulpeuse à souhait ; j’en devinais le luxe à son maintien qui pour n’être hautain n’en était pas moins bourgeois, mâtiné d’un brin d’aristocratie terrienne. Ceci n’était pas pour me déplaire, j’avais un lointain attachement viscéral à la terre et à ses propriétaires fonciers.

   Nous dépassâmes quelques terrasses où s’égaillait tout un peuple bariolé, les joues fardées de joie, les bras ouverts sur un riant futur. Nous longeâmes La Civette, petit ruisseau aux écailles claires, aux bondissements primesautiers. Madame de Merteuil simulant, parfois, de se repoudrer, tenait tout contre son visage un petit miroir dans lequel devait se refléter l’image du « doucereux Danceny ». Dans l’instant qui venait, après tout, il ne me déplaisait de figurer ce personnage un peu falot qui, j’en avais le pressentiment, tirerait bientôt son épingle du jeu. Après tout, cette  douceur fade, sucrée, pateline que me prêtait mon prédicat, peut-être m’introduirait-elle auprès de ma libertine mieux que ne l’auraient fait les sauf-conduits d’un matamore ou bien d’un Don Juan ? Elle voulait de la douceur, elle en aurait !

   Maintenant nous étions sortis de la petite ville et montions un genre de bref raidillon donnant accès à une colline que surmontaient les larges frondaisons d’arbres en fleurs. Je me tenais à distance respectable de Madame Isabelle de Merteuil, suffisamment près pour ne pas la perdre, suffisamment loin pour qu’elle ne se sentît l’objet d’une filature. Ses cheveux noirs en chignon étaient retenus par une écaille. Son cou était gracile, teinté d’un hâle couleur de résine. Elle portait un haut dont la gamme oscillait de grenadine à amarante. Sur les épaules, le tissu à claire voie laissait voir une peau généreuse quoiqu’habituée à être lissée, selon moi,  par la faible lumière d’un boudoir.

   Elle portait une longue jupe grise pourvue d’une fente latérale. Ses jambes, hissées sur de hauts escarpins, s’y révélaient tels les bijoux dans leur boîte raffinée. Le tissu pied-de-poule, tendu sur le globe infiniment mobile des fesses, jouait savamment selon un rythme cadencé du plus bel effet. Bien évidemment elle ne pouvait être ignorante du trouble qu’elle faisait naître dans mon âme. Je ne l’en blâmais point et ce spectacle m’eût-il été soustrait, j’en aurais perdu, dans l’instant, le goût de vivre. Je ne le savais pas, le supposais seulement, mon supplice allait bientôt cesser dans un embrasement semblable à celui d’un feu de Bengale.

   Dans l’écrin d’un mince bosquet, se dressait une demeure infiniment baroque. Elle tenait, tout à la fois, de la modestie des villas de banlieue, mais aussi de ces hautes maisons bourgeoises telles qu’on est habitués à les voir dans les villes d’eaux, près des squares à musique ou bien des blancs bâtiments des thermes. Sa façade était un puzzle de graviers et de galets, alternant avec de larges pierres de taille qu’entouraient des parements de briques. Aux angles, des gargouilles devaient cracher leurs filets d’eau les jours de pluie. De hauts toits d’ardoise couronnaient le tout, que sertissaient des feuilles de plomb et de zinc. Mon hôtesse contourna par la gauche le curieux bâtiment, non sans s’être assuré, auparavant, d’un rapide coup d’œil, que son chaperon la suivait. La façade arrière, qu’agrémentait un perron aux larges ferrures armoriées, donnait sur un vaste parc. Au loin percevait-on des grottes dans le genre des jardins de la Renaissance, des faunes courant après des vierges, des boucs au sexe vigoureux que des chevrettes empressées se disposaient à servir avec le plus bel  enthousiasme qui se pût imaginer.

   Un labyrinthe de buis taillés se développait, agrémenté de parterres fleuris. J’avais un peu de mal à suivre celle qui me précédait, qui en connaissait tous les recoins. Combien avait-elle amené, ici, d’innocentes victimes ?  Consentantes ou non ? Je m’apercevais avec délice qu’un brin de jalousie me pinçait le cœur et en escomptais le redoublement de mon désir. Car, maintenant, comment nommer ceci qui faisait son bruit de bourdon et vrillait ma matière grise avec insistance ? Un moment, je craignis de la perdre, tellement l’éclair de ses jambes, au travers de la fente de la jupe, se faisait pressant.

   Je redoutais de ne plus la voir et espérais en même temps qu’elle jouerait ce jeu du chat et de la souris assez longtemps afin que ma volupté, fouettée au sang, vint battre mes tempes et martyriser la hampe de mon sexe. Elle n’était plus que cette braise en attente d’une eau salvatrice ! Ô supplice de l’amour, toi qui te repais du flux et du reflux, du flux et du reflux, mouvement immémorial qui nous enchaîne, nous les hommes, vous les femmes, à un identique poteau sacrificiel. Mais le sacrifice est si heureux lorsqu’il est consenti, qu’il n’attend que l’étincelle qui le libèrera de son étroite geôle !

   C’est au moment où je la croyais absente définitivement qu’elle se révéla à moi avec une belle candeur que rehaussait un brin de perversité. Dans le demi-jour d’une gloriette - elle était semblable au Temple d’Apollon -, dans l’intervalle des hautes colonnes, son corps à demi dénudé m’apparaissait dans toute l’assomption de sa généreuse maturité. Elle n’avait conservé que son haut rouge, le bas de son corps était un marbre chaud que mettait en valeur un porte-jarretelles écarlate, alors que ses hauts escarpins terminaient cette bienheureuse scène digne des cercles du Paradis, dans la manière de Dante.

   Ayant ôté son mince colifichet, son sexe dont je percevais le sillon ombreux luisait dans la pénombre à la façon d’un étrange diamant. Vous dire que j’étais fasciné serait un simple et bien dommageable euphémisme. Un appareil photographique eût-il immortalisé mes yeux, sans doute eût-on pensé avoir affaire à deux brandons qui trouaient l’obscurité de leur insigne curiosité. Pour ma part j’étais assis, bien sagement vêtu, sur un banc de chêne qui, par certains endroits de ses nœuds, aimait à martyriser ma fragile anatomie. Mais le « supplice » n’était que le symptôme anticipateur de félicités dont je pensais qu’elles ne tarderaient nullement à se manifester.

   Mon intuition était si réelle que, ma réflexion à peine terminée, ma belle aristocrate, délaissant l’aire de son Temple, se donna à voir telle la pure beauté qui émanait d’elle : une coulée de lave incandescente sur la pente d’un volcan. Je n’étais nullement croyant mais priais Dieu que l’éternité tant désirée se manifestât enfin. Mon âme ne désirait rien tant que ce prolongement du temps que les obscurs corridors de mon être appelaient de tous leurs vœux les plus sincères.

   Voici. La Marquise, avance d’une manière chaloupée, élégante cependant,  fort seyante, faisant durer autant que son désir en est capable (le mien a de réelles limites), cet infini cheminement. A peine est-elle arrivée auprès de moi qu’elle entreprend de me dévêtir. Je sens la pulpe de pêche de ses doigts fourrager ma chemise, s’introduire dans la fente où mon désir a grand peine à se contenir qui, bientôt, s’épanouit à l’air libre tel un enfant espiègle qui quitterait sa cour d’école, jetant aux orties toutes les contraintes dont, jusqu’ici, il se jugeait l’innocente victime. A l’instant où j’écris ceci, bien des années plus tard, je sens encore le doux corps de Madame de Merteuil faire ses poses lascives, entourer le mien telle une liane savante connaissant le lieu de sa destination. Mais revenons au passé. Donc mon hôtesse, sans autre précaution préliminaire, se pose sur mon plaisir qu’elle guide vers le sien, d’une main si habile que j’en suppute une expérience consommée, raffinée, de ce genre de pratique. Mais peu importe comment je me situe dans la hiérarchie de ses nombreux amants (les débusque-t-elle dans la bibliothèque ?), l’essentiel est ici et maintenant dans ce temps qui bourdonne et rougit et fulgure d’être empli de fastes si naturels, si accessibles pour qui sait en goûter la suavité de miel.

   Je ne sais combien de temps ont duré nos ébats (n’étaient-ils atteints d’infini ?), en tout cas ils semblaient bénis des dieux. Notre amour (c’est ainsi que je le nommais intérieurement) se déclina en ce bel après-midi de printemps selon les lieux de sa douce et chaleureuse effectuation. Le parc était une miniature de ces jardins grotesques de la Renaissance dont j’avais le béguin. Eros, donc, nous l’avons fêté sous la figure de la Fontaine du berger, de la Grotte des animaux, de la Nymphe endormie, du Groupe de l’Hercule, de la Chute des Géants, du Géant Apennin et bien d’autres variations dont, aujourd’hui, ma capricieuse mémoire a oublié les noms, nullement la joie qui en sertissait les joyaux immédiats, les pépites logées au creux de cette manifestation impérieuse de nos corps. C’est toujours une grande douleur que de désirer et de demeurer en-deçà, au-delà, de l’objet de ce désir qui brille tel l’éclat de la perle dans la vitrine du joaillier.

   Il me revient, en ce moment, à l’esprit, cette dette de la chair qui devait animer Madame de Merteuil. Dette vis-à-vis de cette jeunesse dont elle ne parvenait à faire le deuil, les quarante ans atteints, devaient en amplifier la légitime douleur. Combien de souffrances endurées par ces êtres que la maturité comble en même temps qu’elle les désespère. En ce qui me concerne, mes vingt ans d’alors, je ne les sentais nullement comme un allègement, plutôt comme un empêchement d’aller de l’avant. Je pensais aux gains de l’âge mûr chez l’homme, la maîtrise d’un métier, le succès auprès des femmes, la conquête facile, les nuits brûlantes, le réveil dans l’aube qui chantait et se donnait en tant que promesse de rayonnement.

   Le chemin que ma compagne d’un jour effectuait en direction de sa jeunesse, je l’accomplissais en sens inverse, la seule façon de nous rejoindre, peut-être, dans un identique déploiement trentenaire. L’âge de notre amour commun était l’addition de nos âges réels que divisait en deux le lien de notre union, de notre partage. Etonnante situation qui nous écartelait et, aussi bien, nous rassemblait : elle était en quête de sa jeunesse, alors que j’anticipais cet âge mûr auquel je vouais une manière de culte. Alors, quoi de plus précieux, pour un « doucereux Danceny », que d’escalader les degrés du temps, pour Isabelle d’en descendre les marches ? Nous étions complémentaires et n’existions dans nos âges respectifs qu’à nous rencontrer. Deux solitudes qui n’en faisaient plus qu’une !

   Jamais je ne suis retourné à Sauliac. Les études sur le poète décadent je les ai offertes en pensée à ma Maîtresse. Aujourd’hui, sans doute, comme tout un chacun sur terre, la vieillesse a dû marquer son visage, flétrir son corps. Je n’ose en imaginer les stigmates. Combien elle avait eu raison de vouloir enrayer les offenses des jours par un corps qui exultait et vibrait au sein de sa mystérieuse puissance.

   Dans la fuite sombre des jours, il faut de tels souvenirs qui en illuminent les coulisses. Vivre en ce seul et unique jour qui nous concerne, dans l’instant que nous vivons, est trop lourde charge. Dans l’épaisse bâtisse que nous dressons autour de nous, pratiquons de simples meurtrières. Leur lumière nous visitera au moins le temps du souvenir. Et maintenant, comment devrais-je signer ma missive si je décidais de la faire parvenir à Madame de Merteuil : « Doucereux Danceny » ou bien, pour mettre un peu de gaieté dans son cœur « Heureux dans ce nid » ? oui, heureux dans le nid dont elle m’avait fait un jour l’offrande. Un bonheur qui, jamais ne s’effacera. Merci infiniment, Madame de Merteuil, vous avez été un éblouissement ! Que ne puisse-t-il ressusciter ?

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21 février 2019 4 21 /02 /février /2019 11:24
 LADY C.

 

   Voyez-vous, parfois au réveil, au sortir d’un rêve, les choses vous apparaissent-elles avec tant d’acuité que le réel lui-même semble n’être qu’une vague vapeur à l’horizon. Ceci m’arriva il y a peu, ouvrant mes fenêtres sur le jour qui naissait. A la pointe de l’Île Saint-Louis, sur la minuscule Place Louis Aragon, se tenait une ombre dont je pensais qu’elle était celle d’une promeneuse matinale marquant une pause avant que de poursuivre son chemin. Ma curiosité piquée au vif (rares sont les divines apparitions en cette heure sans contours), je fus prompt à m’emparer de la lunette astronomique qui, à l’accoutumée, me sert à distinguer les étoiles dans le ciel nocturne et vis, dans le cercle clair de l’optique, une ravissante femme dans la maturité de l’âge, vêtue simplement d’un léger corsage alors qu’une jupe courte en détourait la délicieuse silhouette. Certes je ne pouvais la connaître et il devait s’agir d’une touriste de passage à Paris. Cependant, un questionnement plus précis de la forme qu’elle disposait à mon regard, n’était sans me troubler et créer en moi une sorte de vertige que je connaissais bien pour être la manifestation d’un passé lointain, si vous voulez, une manière de « madeleine proustienne » qui inondait encore mon palais sensitif du suc d’une ineffable joie. A peine cette passante avait-elle déserté mon champ de vision, qu’une silhouette étrange mais non moins connue de ma mémoire s’y superposa comme si un étonnant magnétisme venait me quérir en ce présent qui se dérobait sous mes pas pour me conduire au seuil d’un événement presque oublié mais qui faisait sa mince cantilène, en sourdine, et n’attendait que l’instant de sa résurgence. Sans doute avez-vous été les témoins, en vous, de ce creusement intime au terme duquel flamboie un souvenir. Il ne tient qu’à vous d’en rallumer la flamme.

   Pour ma part, je sentais un genre de vibration interne à laquelle il fallait bien que je cède, à l’encontre même de ma volonté. Ne pas accéder à cette subite demande m’aurait martyrisé le jour durant. Je me disposai donc à remonter, tel l’archéologue, à un événement originel que le temps avait partiellement effacé sous le coup de boutoir des jours. Je m’allongeai à demi sur mon canapé, attitude favorite, deux coussins laissant ma tête en position haute. Alors je m’emparai, sans plus attendre, de ce champ optique qui venait de me visiter et me tint en haleine tout au bord de moi. Ce qui veut simplement dire que je ne parvenais nullement à réintégrer les rives de mon être propre tant que cette obsession d’un objet perdu s’ingénierait à faire mon siège. La première image qui se superposa à l’inconnue fut celle de « Diane chasseresse », cette merveilleuse sculpture néo-classique de Charles Meynier traduisant si bien le concept de beauté antique. Un long moment je ne pus voir que la belle jeune femme et son carquois, les plis troublants de sa vêture, le jeune cerf sur les bois duquel elle appuyait sa main gauche avec la grâce d’un effleurement printanier. Je ne doute guère qu’en cet instant de mon récit vous ne puissiez discerner le rapport entre cette statuaire classique et la silhouette qui, un instant, s’imprima sur ma rétine. Je vous rassure, je ne suis guère plus éclairé que vous ne l’êtes !

    Mais voilà, c’est parfois dans l’épisode même où les choses tremblent et menacent de s’effacer que jaillit une brusque compréhension de ceci même qui se dissimulait et jouait à vous abuser. Soudain une déchirure se fit dans la brume cotonneuse qui voilait ma tête et, à mon grand étonnement, ce ne fut pas une image qui se proposa à mon entendement, mais un nom, ou plutôt un prénom qui résonna comme venu de l’eau noire et profonde d’un puits. « Diane », « Diane », « Diane », ainsi dans un genre d’abondance qu’un écho démultipliait et jetait sur les murs d’un passé dont l’oubli avait occulté le sens. En réalité c’était comme si ma propre voix, tenue au loin, s’ingéniait à venir me rencontrer, tâchant de me tirer de ma léthargie afin que, ma conscience enfin illuminée, pût se distraire de l’éphéméride actuel pour en faire revivre un autre qui rougeoyait  et s’impatientait de se dire.

   Me voici donc dans l’univers d’autrefois et vous comprendrez aisément que je m’exprime maintenant, au présent, faute de quoi je serais la victime d’une étrange distorsion et il n’est guère confortable de jouer l’équilibriste entre ce temps qui fut et celui qui est. Donc je suis venu dans cette ville anonyme du sud, du nom de Géna, passer une semaine pour participer à une rencontre sur les écrivains décadents inclus dans cette bizarre mais fascinante  « littérature fin-de-siècle », au titre de laquelle un  auteur comme Joris-Karl Huysmans avec son roman « À rebours », bouleverse les règles établies, œuvre iconoclaste qui n’hésite pas à critiquer romantiques et naturalistes, dans la droite ligne d’un Poe, d’un  Villiers de l'Isle-Adam et de Barbey d'Aurevilly. Les rencontres sont de très belle qualité et, chaque soir, de retour à mon hôtel, je tape à la machine les articles qui, le lendemain, partiront pour mon Journal, « Nouvelles des Lettres ». Durant ce colloque, je n’ai guère eu le temps de flâner et n’ai, de Géna, que la vague idée qui résulte de son paysage urbain aperçu depuis mes fenêtres. Un canal au premier plan, qu’empruntent parfois de légères embarcations, puis le fouillis de voies ferrées, les deux tours de pierre de la cathédrale, enfin le moutonnement confus des maisons avec, au loin, le dessin d’un plateau calcaire semé de pins parasols.

   Vendredi fin d’après-midi. Les « décadents » ont remisé leurs notes et leurs livres et j’ai replacé ma Remington dans son étui. Demain je regagnerai Paris. Le trajet en voiture me prendra presque la journée entière et je ferai sans doute une longue halte du côté de la Loire, ce fleuve si beau, si sauvage, avec ses iles de sable et ses bouquets d’aulnes qui fouettent l’eau. Le temps est radieux, le ciel lisse et bleu d’un bout à l’autre de l’horizon. « En avril, ne te découvre pas d'un fil,  en mai fais ce qu'il te plaît."», assure le dicton. Aujourd’hui un mois s’achève alors qu’un autre commence, la vérité doit sans doute emprunter aux deux.  Donc je ne me découvrirai qu’avec prudence et ferai ce qu’il me plaira si, cependant, le réel veut bien consentir à ployer l’échine, lui qui est, parfois, si rebelle !

    Je franchis la passerelle qui enjambe les voies. Sur les quais quelques personnes attendent le départ d’un train. Les tenues sont légères. Un avant goût de l’été avec, quelquefois, une rapide note d’hiver qui ne veut se faire oublier. Face à la gare, la terrasse d’un café où quelques personnes sont attablées. Je prends place à une table libre. Je commande un Campari et commence à lire le dernier article écrit la veille. Au-dessus de moi, dans la tête des tilleuls, de joyeux trilles d’oiseaux. L’odeur de miel des fleurs se répand alors qu’un chaud soleil commence à animer les rues. C’est un sentiment de plénitude que de me trouver là, au cœur d’une ville inconnue, lisant et rêvant parfois, alors qu’en toile de fond, se profile un retour chez moi, avec plein de choses en attente, des piles de livres à lire qui sont en jachère depuis des mois. Quel plaisir d’espérer, de voir venir à soi la lecture,  lorsque les ouvrages sont mis de côté, quelques pages seulement feuilletées, juste pour laisser la place au désir qui, plus tard, fera son efflorescence. Un avant-goût du bonheur, en quelque sorte.

   Il y a peu de monde sur la terrasse. Un jeune couple avec un enfant en bas-âge qui gazouille et s’essaie au langage, un vieux monsieur avec son costume de toile légère. Il est sans doute venu goûter ce premier soleil, peut-être se remémorer de délicieux instants qu’il est seul à connaître. Parfois il sourit, pli d’une possible réminiscence. A deux ou trois tables de celle que j’occupe, une femme qui doit avoir la quarantaine, lit un livre dont je ne parviens à décrypter la nature. Curieux par essence en ce qui concerne la chose lue, je feins de me lever pour aller aux toilettes, frôle l’inconnue, ai juste le temps de voir en lettes anglaises, dans une édition déjà ancienne, le titre : « L’amant de Lady Chatterley », le nom de l’auteur que chacun connaît, D.H. Lawrence pour l’avoir, au moins une fois dans sa vie, rencontré sur le chemin de la littérature. Emotions soudain retrouvées des années adolescentes où j’en lisais avidement les parties les plus « charnelles », songeant à cette femme mystérieuse et sensuelle qui, quelque part dans le monde, devait bien trouver sa place. On n’invente nullement de tels personnages. Ils s’incarnent nécessairement en dehors de toute fiction. Dès lors le trouble ne me quitta guère, qui m’enjoignait de chercher fiévreusement celle qui était la cause de tous mes tourments. Avais-je trouvé, à bien des années d’intervalles, l’inspiratrice de tous ces rêves pulpeux ou bien était-ce pure hallucination, soudaine résurgence d’anciennes sensations qui avaient enfin trouvé le lieu de leur bourgeonnement ? Je venais tout juste d’avoir vingt huit ans. Il était grand temps que je substitue le réel à mes rêves. Je n’avais cependant pas prononcé de vœux de chasteté et mes relations amoureuses, pour n’être celle de Don Juan, pouvaient s’honorer de flatteuses rencontres.

    Emoustillé par la belle, encouragé par la clameur solaire, je décide, sur-le-champ, de m’intéresser de plus près à la lecture de « L’amant » et à celle qui semble en recueillir le fruit avec une manifeste volupté. Elle paraît fascinée par le roman, ne décollant guère les yeux du texte que pour jeter un coup d’œil furtif sur les grandes aiguilles de l’horloge de la gare qui scandent les secondes à la façon d’un curieux métronome. J’en déduis qu’il s’agit d’une voyageuse dont le temps est compté, le mien aussi, et qu’il me faut bien me résoudre à en savoir un peu plus sur elle si, cependant, je pense avoir affaire à quelque Constance en quête d’un Olivier. Serait-elle Lady Chatterley ? Serais-je Mellors ? Sans doute la suite nous dira, à l’un comme à l’autre, (mais présentement je n’existe pas plus pour elle qu’un vague mirage) si nous ne sommes que les jouets de mon imaginaire ou bien si la réalité, après un long empan d’espace et de temps, consent à livrer sa vérité. Mon désir, attisé par cette hypothétique aventure romanesque, m’incite à davantage accorder de crédit à la situation qui se présente inopinément et, dès lors, je n’ai de cesse  d’observer ce phénomène qui, je dois bien me l’avouer, m’hypnotise. Comment est Constance ? Mais plaisir, pour moi, que d’en dresser le lumineux portrait ! Elle a de longs cheveux relevés en chignon que retient une écaille blanche. Son visage est beau, régulier, sans doute celui d’une bourgeoise, si ce n’est d’une élégante aristocrate.  Ses yeux, dissimulés par des lunettes noires finement cerclées d’acier, parfois elle les dévoile, le temps de jeter un coup d’œil à l’horloge. Je les crois noisette avec des marbrures plus sombres. Son corsage a la couleur et la délicatesse d’un myosotis. Une découpe ovale fait signe vers une poitrine ferme bien qu’opulente. Taille mince que cerne une ceinture de cuir. Jupe courte pourvue d’une fente latérale. Les jambes sont longues, fuselées, bronzées malgré cette saison qui s’ouvre à peine aux premiers éclats du soleil.

   Hormis son intérêt pour le temps qui passe inexorablement, pour sa lecture qui semble fluide et ininterrompue, rien ne semble pouvoir la distraire de sa tâche. J’en éprouve, je dois bien me l’avouer, un léger pincement au cœur. Je ne suis peut-être qu’un adolescent attardé qui croit à ses fantasmes et les projette en toute inconscience sur le premier jupon croisé. J’aime beaucoup sa façon étonnamment sensuelle de mouiller légèrement son index droit, de faire glisser insensiblement la feuille de papier afin qu’une nouvelle en prenne la place, que la lecture l’inonde de sa vigoureuse sève. J’ai un peu honte de la dévisager elle, cette enfant innocente, qui ne pense pas à mal, essaie simplement de se distraire en attendant sa correspondance. Je ne sais si elle s’est aperçue de mon manège mais, de temps en temps, elle jette un rapide regard en ma direction, puis attentive, le pose à nouveau sur les caractères en noir qui courent à travers les lignes de la fiction.

    Tiens, combien c’est étrange, me voici maintenant en train de lire de concert avec elle et des myriades de mots et de phrases issues de son roman surgissent sur l’écran de ma mémoire sans que je puisse, en quelque façon, en arrêter le subtil ruissellement. C’est comme si le texte s’entrelaçait à la fuite de l’heure, s’il manigançait à mon encontre les desseins les plus étranges. Soudain me voici pris d’une frénésie mémorielle qui me plonge au cœur du roman scandaleux : une aristocrate éprise du garde-chasse, qui se noie dans des flots de volupté alors que son mari, frappé d’impuissance, l’a laissée depuis longtemps échouée sur les rives du plaisir.

   16 heures : Constance a légèrement tressailli sur sa chaise. Un peu comme si un voile de honte avait recouvert son visage d’une rougeur subite.

   « Elle apprit tant de choses au cours de cette brève nuit d'été. Elle s'était imaginé qu'une femme en mourrait de honte. Et ce fut la honte qui mourut. La honte, c'est-à-dire la peur ; cette profonde honte organique, cette très ancienne peur physique tapie dans les racines de notre corps, et que seul peut évacuer le feu de la sensualité ».

   16 heures 2 minutes : Déroutée, certes, frissonnante, pareille à une rivière traversée d’un soudain ris de vent ou bien une eau fendue par la proue d’une barque.

   « Voici qu'enfin elle se trouvait éveillée et mise en déroute par la chasse phallique de l'homme, menant Constance au cœur de sa propre jungle intime. Elle sut désormais qu'elle avait touché le véritable socle de sa nature profonde, et qu'elle était essentiellement impudique. Elle se réalisait dans sa sensualité nue et sans honte. Elle assistait à son triomphe, presque au point de s'en glorifier. Ainsi, c'était cela ! La vie ! On était véritablement ainsi ! Il n'y avait rien qu'il faille masquer, rien dont il faille avoir honte. Elle partageait sa suprême nudité avec un homme, avec une autre créature ».

   16 heures 4 minutes : Constance a bougé de nouveau, mais cette fois-ci de manière plus convulsive, à la manière de quelqu’un qui est surpris par l’irruption dans une pièce d’une personne qu’on n’attendait pas, qui s’impose et affirme sa propre loi.

   « Et quel démon que cet homme ! Quel vrai démon ! Il fallait être forte pour le subir. Mais ce n'était pas chose facile que d'atteindre le cœur de la jungle physique, le recoin le plus profond et le plus éloigné de la pudeur organique. Seul le phallus pouvait l'explorer. Et comme cet homme s'y était employé ! »

   16 heures 8 minutes : Elle souriait à demi comme saisie d’une intense secousse tellurique, elle était au bord de quelque paroxysme, si près d’une syncope.

   « Et, dans sa peur, combien elle avait détesté cela. Mais combien elle l'avait désiré ! Maintenant elle savait. Au fond de l'âme elle avait eu un besoin fondamental de cette battue phallique, elle y avait secrètement aspiré, croyant qu'elle ne la connaîtrait jamais. Or, brusquement, elle s'était présentée, un homme partageait son ultime et totale nudité. Elle était sans pudeur ».

   16 heures 10, l’heure à laquelle je déserte ma table pour aller vers la sienne. Du fond de ma conscience je sais qu’il n’y a nulle autre alternative que celle qui enjoint le Mellors que je suis de rejoindre sa Constance, que le destin en a décidé ainsi, que rien ne pourra en arrêter le cours, que le moment est unique qui jamais ne déploiera à nouveau sa trame. Je marche au milieu du bruissement de la lumière. Des escadrilles d’abeilles dorées traversent le massif de ma tête. Je suis léger, comme porté par un merveilleux fluide. Est-ce que ma démarche ressemble à celle d’un mime, cette façon de surplace qui métamorphose le moment présent en éternité ? Mais qui donc vais-je rencontrer ? Ma Diane du réveil ? Serais-je, alors, son Actéon ? Celui qui a surpris Diane nue prenant son bain, ployant sous le poids du châtiment lancé par la belle, transformé en cerf que ses propres chiens dévoreront ? Ou bien suis-je Mellors, sûr de sa domination, sûr de sa conquête, sachant en lui-même que Constance est au bord du désir, qu’elle ne résistera pas, se donnera avec la fougue de cet âge de midi ?

   Je suis devant la table de Constance. J’ai décidé, dans un surprenant geste d’immédiateté, qu’elle serait l’héroïne du roman de Lawrence, cette Lady Chatterly qui, depuis si longtemps, hante la carrière de mon front sans que je ne l’en puisse détacher. Elle fore ma matière grise, elle laboure la clairière de mes reins, elle fait de mon sexe un dard en feu. Comment pourrais-je demeurer sur le bord de cet abîme ? Il me faut me résoudre, ou bien à rester en-deçà avec la torture de celui dont la volonté a été indigente, ou bien de sauter au-delà, au risque de la brûlure.

   « Je peux m’asseoir à votre table ? »

   Constance lève doucement les yeux vers moi, fait légèrement glisser les vitres noires de ses lunettes, semble hésiter ou bien prolonger simplement un geste d’indécision, comme si elle me tenait sous sa domination.

   « Volontiers ». Sa réponse se donne avec une évidence naturelle. Ceci veut-il signifier que tout ce qui va maintenant avoir lieu était fixé en quelque endroit dont, tous les deux, ignorons le lieu et le motif ? Avons-nous au moins une conscience commune du fait que cette rencontre aurait pu demeurer improbable, dans les dédales d’un songe abstrait ?  Par quelle mystérieuse déclinaison du hasard deux êtres convergent-ils, ici, sur cette terrasse, face à la massive horloge de la gare qui délivre ses minutes avec un comique hoquet de ses aiguilles ?

   Je pose mon verre de Campari sur le faux marbre de la table.

   « Je crois que nous avons des goûts identiques, n’est-ce pas ? »

   « Assurément », me répond-elle d’une voix douce mais au timbre grave.

   Elle lève son verre de Campari que le mien vient choquer, manière d’anticipation d’une relation que je souhaite plus intime.

   « Sans doute attendez-vous l’heure de votre train ? »

   « Oui. Il partira à 17 heures ».

   « Pour où ? ».

   Je crains que ma voix mal assurée n’ait trahi mon soudain sentiment d’angoisse. Constance ne peut partir et me laisser là dans ce souci qui creuse son abîme.

   « Sauliac. Ce n’est pas très loin. A peine deux heures ».

   « Et en voiture ? »

   « Sensiblement le même temps. L’autorail n’est pas rapide et la route est tortueuse ».

   « Si je peux me permettre, j’aurais grand plaisir à vous raccompagner. Ma voiture est juste derrière la gare ».

   « Je ne voudrais pas vous gêner, mais je crois que c’est une bonne idée ! »

   Savez-vous combien certains mots prononcés sont un baume pour l’âme ? Cette âme dont nous doutons toujours qu’elle nous habite, la voici présente tel un roc qui fait face à l’eau étale de la mer. Soudain la certitude des choses et leur enchaînement dans un étonnant carrousel. Ça chante à l’intérieur de vous. Ça fait ses minces clapotis. Des portes intérieures s’ouvrent dont vous ne connaissiez l’existence. Des oriflammes claquent dans le vent. Des lumières clignotent dans le genre des lampions de fête. Ce doit être de la nature de « l’enthousiasme », ce mot qui, étymologiquement, signifie « avoir Dieu en soi ». Dieu qui, pas plus que l’âme n’a de réalité, voici qu’il se manifeste à l’aune de cette rencontre. Peut-être est-il seulement ceci, l’espace qui se condense entre deux êtres au point même où ils vont fusionner ?

  Nous bavardons tels des gamins (de futurs amants insouciants du monde ?), parlons de tout et de rien. C’est si bien de laisser aller le présent ainsi, de l’inciter à nous offrir ses intuitions, à fleurir nos existences des corolles de l’insouciance, à nous placer hors de nous et en nous, comme si l’univers était simplement cet immense flottement au rythme duquel nous nous accorderions, flux et reflux continuel, immersion dans la marche des choses sans souci qui en ternirait la joie, en assombrirait le ciel entièrement disponible.

   Constance a posé ses lunettes sur ses cheveux. Ses yeux ont de subites brillances, parfois des lueurs de métal et je pense, en mon for intérieur, que cela signe une belle force de caractère et, en même temps, une sensualité infiniment disponible, Une générosité sans faille. Elle boit son Campari couleur rubis avec application, à petites lapées comme le ferait une chatte prenant le temps de déguster son lait dans l’écuelle. Ses lèvres dessinent un parfait arc de Cupidon. Elles sont deux fruits délicats jouissant de la vie en ce qu’elle a de plus prodigieux, de plus spontané, tel l’amour des amants dans le roman de Lawrence. Le plaisir pour le plaisir, la sensation pour la sensation et le présent tel une braise qui rutile dans la touffeur de la nuit. Un genre d’épicurisme se sustentant à sa propre effusion.

   J’ai sorti mon paquet de Bridge de la poche. Je lui tends une cigarette. Elle la prend délicatement du bout de ses doigts peints, écailles pareilles au corail des oursins. Je pense que c’est la couleur d’une jouissance latente, infiniment maîtrisée mais capable d’une soudaine résurgence si le motif qui l’anime se présente et dit l’urgence de son être. Le vent printanier s’est légèrement levé, si bien que, lui offrant le feu de mon briquet, elle entoure mes mains des siennes disposées en conque, afin qu’un abri soit ménagé. Un effleurement, une légère pression dont je ne sais si elle est volontaire - je suis si prompt à m’enflammer ! -, et je sens, en moi, comme un long vertige que redouble le frisson de l’attente. Que va-t-il advenir de ce pur hasard ? Je n’ose en formuler le déroulement, sans doute sous l’effet d’une superstition. Si mon plan intérieur faisait chavirer tous mes projets ? Il me semble avoir aperçu, dans l’instant où nos épidermes étaient en contact, quelque chose qui ressemblait à une vague brune envahissant ses yeux, peut-être un geste identique à celui qu’elle donne au moment de son intime bouleversement ?

   Bien que discrète par vocation, du moins j’en émets l’hypothèse, Constance paraît d’une nature heureuse, ouverte, parfois sur la réserve mais que le moment d’après contredit et l’éclat blanc de ses dents se manifeste dans un sourire d’une belle liberté. De temps à autre, se penchant pour chercher quelque objet dans son sac, la lunule de son corsage s’ouvre, dévoilant les deux globes infiniment mobiles des seins. Il y a une troublante transparence qui fait apparaître, certes dans le flou, mais la charge érotique en est-elle décuplée, ses brunes aréoles, ses pointes qui palpitent identiques à la feuille dans le vent. Que souhaiter de mieux qu’un temps sans fin qui ne connaîtrait le terme de sa navigation ? Tout est alors encore possible, la donation comme le retrait. Mais le fol espoir est là qui confirme la première intuition, l’arrime au corps afin d’en faire une certitude. Le faux marbre de la table, son cercle métallique brillant me dissimulent une partie de l’anatomie de Constance. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, superbe fragment dont je me plais à reconstituer la totalité. La jupe est blanc cassé, semée de fines rayures. J’en parcours les lignes avec le pur bonheur de l’explorateur. Sur le côté le mince renflement du porte-jarretelles, j’en devine la bride qui retient le bas que je suppute noir. Le sous-vêtement est à peine estompé, il fait une belle forêt sombre à l’orée de laquelle ne peut se laisser percevoir qu’une chair nacrée, cendrée par endroits, halée  à point afin que l’œuvre soit parfaite.

   17 heures. De la terrasse nous percevons distinctement les bruits de la gare, nous devinons le mouvement des trains. L’autorail pour Sauliac vient de partir. Nous en avons entendu l’annonce, le bruit de métal progressant sur les rails. Je ne crains plus, désormais, qu’un brusque revirement de ma passagère ne remette tout en question, effaçant en un tournemain ce que plus de dix années ont élaboré, tressant dans mon imaginaire les voies d’un possible paradis. Je ne sais si ma satisfaction est visible, si quelque chose dans l’expression de mon visage en trace l’ineffable signe. En tout cas, il m’a semblé percevoir, dans l’attitude de Constance, une sorte de relâchement identique à celui qu’on éprouve lorsqu’une difficile décision a été prise, qu’un soulagement en suit la formulation intérieure. Je commande deux autres Campari, allume deux nouvelles cigarettes. Nous jouons les rôles innocents de deux adolescents livrés à leurs premiers émois amoureux, à leurs premières sensations de liberté. Je ne sais si c’est sous l’effet narcotique de l’alcool que, soudain, Constance se livre  à des confidences concernant sa vie privée. Elle est mariée à un homme bien plus âgé qu’elle - il va sur ses soixante-dix ans -, il est très occupé par sa vie de chef d’entreprise. Leur couple n’est plus que de façade, leurs relations amicales, les sexuelles oubliées de longue date. Je dois avouer, je suis troublé par cette confiance subite qui lui fait ouvrir des portes qui, en tout état de cause, auraient pu demeurer fermées. Nous n’accomplirons sans doute qu’un bref trajet ensemble, alors à quoi bon ? Par un souci de simple réciprocité, je lui raconte ma vie de célibataire, lui fais part de l’émotion de mes jeunes années à la lecture de « L’Amant de Lady Chatterley ». Elle me confirme les siennes, me dit ce besoin subit de se replonger dans les pages fiévreuses du livre, là sur cette terrasse, afin de tromper une longue attente. Peut-être une simple réminiscence d’un passé heureux ? Peut-être un remuement initié par ce printemps généreux ?

   17 heures 30 - D’un commun accord nous nous levons. Le voyage attend qui appelle. Constance est grande, mince mais voluptueusement dessinée. On se retourne sur nous, sur cette femme mûre qui, sans doute, flirte avec un jeune homme. Peut-être une nymphomane ou bien l’un de ces couples de hasard qui, parfois, essaime aux abords des gares et justifient ces hôtels modestes qui ne sont que des lupanars déguisés. Maintenant nous marchons sur la passerelle qui enjambe les voies. Lorsque nous croisons des personnes, Constance me précède et quel trouble alors de la voir marcher si sûre sur ses hauts escarpins, de chalouper mais dans une sublime distinction. « Cette fille est faite pour l’amour, elle en est une singulière concrétion », c’est ceci qui traverse mon esprit et le porte à l’incandescence. Cependant, en cet instant d’avant le voyage, rien n’a encore été décidé quant au contenu de nos « aventures ». Aucune allusion et les confidences de ma passagère concernant sa vie privée sont de simples contingences, non un signal qui aurait été lancé en ma direction. Je n’ai pas dit à Constance mon goût immodéré pour les voitures et j’attends avec impatience la manifestation de sa surprise. La Delahaye est garée sur un parking planté de bouleaux. D’ici l’on aperçoit son long capot gris, ses ailes bordeaux, sa calandre chromée, ses jantes flamboyantes. La capote rouge a été relevée que je rabattrai sur le coffre. Il fait si doux en cette journée et il sera plus agréable de rouler cheveux au vent, plutôt que de nous enfermer dans l’habitacle. Je sors le trousseau de clés de ma poche, m’approche de la voiture. Constance comprend que ce cabriolet est celui qui l’emmènera à Sauliac.

   « Superbe », dit-elle, et son contentement n’est nullement feint. Elle est apparemment ravie d’avoir à voyager à bord de cette voiture ancienne mais si singulière, une sorte d’œuvre d’art. Je fais basculer la toile et l’arrime sur le coffre. J’invite Constance à monter. Sans doute surprise par la dimension des sièges, leur profondeur, elle s’assoit, relevant haut les jambes, ce qui dévoile une partie de son intimité. Ce que je vois et qui m’éblouit : de longues cuisses brunes, couleur de terre cuite antique, le voile noir de la culotte qui dissimule à peine la fente du sexe, les deux amarres du porte-jarretelles, le haut des bas où la peau vient jouer le jeu d’un subtil contraste. Je crois bien avoir insensiblement rougi - je suis friable avec les belles dames -,  et Constance s’est aperçue de mon émotion. Soudain, elle se penche vers moi et, en signe de gratitude, plaque sur ma joue droite la douce pulpe de ses lèvres. Je ne sais si je pourrai conduire en toute sérénité. Comment fixer mes yeux sur la route avec une passagère si envoûtante ?

   Le beau ronflement doux et régulier du moteur. Le glissement de l’air sur la carrosserie. La joie printanière qui afflue de partout. C’est comme d’être dans un film licencieux, à la fois derrière la caméra, à la fois acteur et de goûter l’immense saveur du voir et de l’être vu en un seul et même mouvement. Constance allume une cigarette qu’elle place délicatement entre mes lèvres, la reprend pour fumer à son tour. Le parfum de sa bouche, l’empreinte de ses lèvres se mêle aux paroles que je lui adresse qui ne sont que gratifications de sa présence. Nous ne sommes guère attentifs au paysage, pas plus qu’à la fraîcheur qui, petit à petit, gagne et fait ses auréoles. Constance a dégrafé quelques boutons de son corsage et sa belle et dense poitrine ballote au rythme des cahots de la route. Elle a croisé haut ses jambes et me dévoile de plus en plus l’infini mystère de ses charmes. Je pense à la similitude de sa situation avec celle de Lady Chatterley, cette condition intenable d’une femme mariée à un propriétaire terrien paralysé, sexuellement impuissant. Je pense à sa frustration, à son vif désir de s’abîmer dans une relation charnelle avec Olivier Mellors, le garde-chasse. Association d’une aristocrate avec un roturier aux mœurs si proches de la nature, recherche de ces assauts qui la soulèvent, l’emportent hors d’elle-même dans un continent qui l’accueille et emplit le vide de son existence. Suis-je ce Mellors dont elle attend que je lui apporte ce dont son mari la prive, cet amour qui vibre en tout cœur, qui exige le trouble de la chair avant que le comblement de l’âme ne soit satisfait ? Mais je me perds en songes creux et la main que Constance a posé sur mon genou me ramène à de plus justes considérations. Nous avons beaucoup roulé et Sauliac approche, sans doute aussi le dénouement. La main de Constance a progressé. Je la sens qui déboutonne lentement, précautionneusement, le haut de mon pantalon. Mon sexe est dans sa paume. Il durcit et ne demande que le moment de sa libération.

   « Prends la route à gauche », me dit-elle et elle continue son lent travail de prospection.

   « Prends le petit chemin à droite », et mon supplice continue.

   Je ne m’étonne plus de ce subit tutoiement venant de cette presque inconnue qui, présentement, joue avec mon sexe comme elle le ferait d’une fleur délicate dont elle voudrait lisser la corolle.

   Une clairière dans un bosquet. Le crépuscule est là et une faible clarté rivalise avec la pleine lune. Une lumière phosphorescente est accrochée aux feuilles des chênes. Constance descend de la voiture, prend dans son sac un jeu de clés. Elle m’invite à la suivre. Elle saute devant moi à la manière d’une gazelle. Une cabane en bois avec ses volets fermés, sa porte étroite, sa cheminée sur le toit. La clé tourne dans la serrure m’invitant métaphoriquement aux plus douces rêveries qui se puissent concevoir.

   « Ma résidence secondaire, sois le bienvenu ! ».

   Un téléphone est posé sur une table basse. Elle compose un numéro. Le temps de quelques sonneries et je devine une voix d’homme qui interroge. Puis celle de Cobstance.

   « C’est Constance. Je n’ai pu prendre la correspondance de 17 heures à Géna. Je t’appelle depuis une cabine de la gare de Vitrac. J’ai pris le train suivant. Je serai à Sauliac à 22 heures. A bientôt, Henri ».

   Elle raccroche. Elle paraît sereine et débarrassée d’une tâche que taraude le mensonge. Mais qu’importe lorsque l’amour vient de surgir inopinément et qu’il frappe à votre porte avec l’insistance d’un bourgeon en train d’éclore ? Alors les précautions oratoires, les minauderies, les faux-semblants s’estompent devant l’urgence à être ici et maintenant.

   « Henri, ton mari, je présume ? »

   « Bien sûr, qui veux-tu que ce soit d’autre ? Un peu jaloux ? Es-tu un amant exigeant, un despote aux allures de gentlemen, un impatient que son feu met au supplice ? J’espère que tu es tout cela à la fois et encore bien plus ! »

   Elle vient à ma rencontre, entoure mon cou de ses bras, une de ses jambes remonte le long de la mienne, je sens le velouté de son sexe tout contre ma hanche. Il s’en faut de peu que la folie ne s’empare de moi. Puis nous buvons un blanc sec qu’elle vient de sortir d’un réfrigérateur. Un canapé à fleurs. Un petit lit. Une table ronde. Des chaises. Deux fauteuils. Voilà le luxe dont Constance paraît si fière. C’était le rendez-vous de chasse de son mari et de ses amis autrefois. Maintenant elle seule en a la jouissance. Je me sens de plus en plus Mellors. Je crois ne plus avoir d’autre alternative que d’endosser, au moins provisoirement, le métier de garde-chasse.

   Je dois dire, les initiatives de Constance tout à l’heure, m’ont surpris mais je crois qu’elle possède un tempérament de feu sous des airs calmes et discrets. Elle m’invite à m’asseoir sur un canapé situé face au sien. Elle baisse un peu la lumière. Une douce lame d’ombre revêt les lieux d’un charme élégant. Nous sommes à distance et ne pouvons même pas nous frôler. Je ne comprends pas très bien à quel jeu se livre Constance après ses gestes d’il y a peu. Elle met un doigt sur sa bouche, m’invitant à faire silence. Au dehors on entend le chant des grillons et, parfois, la chute métallique des glands sur les feuilles. Je la regarde comme si, soudain, elle s’apprêtait à m’échapper. Insensiblement je vois ses mains qui glissent le long de ses cuisses, remontant en un même geste le fourreau de la jupe. Dans la nuit qui approche le spectacle est fascinant : ses jambes largement ouvertes laissent apercevoir les deux traits noirs des porte-jarretelles, le triangle de la culotte, la marque à peine distincte des lèvres qui reposent dans leur luxuriant buisson. La main droite, en une souple reptation, entame une lente ascension. Elle arrive au bord de la culotte, en soulève le tissu arachnéen, le fait glisser de manière à ce que son sexe, entièrement dévoilé, ne présente plus le moindre secret pour le voyeur que je suis. Puis son index pénètre dans l’antre des plaisirs, s’y faufile avec autant de malice que de dextérité. Puis c’est au tour du majeur de rejoindre l’indiscret, d’imprimer un mouvement de va et vient que, bientôt, scande avec volupté le jeu des hanches en son érotique et insoutenable posture. Une douce pluie commence à se poser sur le mont de Vénus et les doigts qui, parfois remontent à la surface, sont mouillés comme sous une pluie d’averse. Je vis une douloureuse érection en même temps qu’un supplice mental. Constance agite ses doigts fébrilement. Sa respiration devient courte, haletante. Sa bouche ouverte cherche l’air. Elle pousse de petits cris qui signent une intense jouissance. « Mais que fait donc Mellors, le vigoureux garde-chasse, sinon d’agoniser devant une fille au plein de sa volupté » ?, je me surprends à penser alors qu’à l’acmé du plaisir Constance vient de retomber, heureuse et épuisée, sur le fauteuil qui porte le témoignage de son bouleversement.

   Je me demande si cette fille, finalement, n’est pas une perverse déguisée qui ne souhaiterait satisfaire que son propre plaisir, lequel s’accroîtrait de la désolation de l’amant de passage. Pourtant, non, quelque chose au fond de moi me dit qu’elle est sincère, spontanée, que l’aventure fouette son sang et son esprit, fait s’ouvrir son sexe à la manière d’une anémone de mer battant sous les eaux tièdes d’un lagon. Nous sommes à nouveau sur nos fauteuils respectifs à boire ce vin blanc qui non seulement nous désaltère mais sans doute nous enivre un peu et nous dispose aux caresses. Je ne demande rien d’autre que cette espèce de flottement et, après tout, si notre liaison en reste là, Constance m’aura fait le don de sa volupté. Y aurait-il offrande plus précieuse ? Visiblement Constance est enjouée, en témoigne son regard brillant, le rose qui badigeonne ses joues.

   « Viens », me dit-elle, et elle me prend la main, m’attire vers le sofa, m’enjoint de m’y allonger tout habillé. Je me prête d’autant plus volontiers à son jeu que je devine le prélude à d’autres actes plus précis, sinon plus précieux. Je suis comme une grenade trop longtemps mûrie sous le  soleil, qui commence à s’ouvrir, libérant ses graines carmin dans l’air étonné. Elle s’est assise en tailleur sur le bord de la couche, dévoilant une fois de plus le luxe de son anatomie. Sous la dentelle noire je vois doucement palpiter son sexe. Je devine son humidité, le feu qui couve sous la braise, qui bientôt, m’envahira de ses flammes libératrices. Pour plus de liberté, pour plus d’excitation du partenaire que je suis - victime éminemment consentante -, elle a ôté sa culotte, l’a posée sur ma bouche en signe d’un silence à convoquer, identiquement au seuil d’un rituel. Passant ses mains sous son chemisier, elle dégrafe son soutien-gorge, mais garde son vêtement dont les boutons défaits dévoilent bien plus sa belle poitrine que ne l’aurait fait sa propre nudité.

   « Cette fille pratique l’art de l’érotisme avec un luxe consommé », voici à peu près ce qui me traverse l’esprit - ou ce qu’il en reste -, alors que ses mains expertes m’ont dénudé en un rien de temps. Elle se lève, coiffe la lampe d’un chaperon de toile. Dans le clair-obscur qui s’ensuit, dans la clarté lunaire qui entre par la croisée, le paysage est sublime, oblativité dont jamais, peut-être, la manifestation ne se reproduira devant mes yeux éblouis. Elle est cette magnifique sculpture de marbre ou bien d’albâtre mais ô combien vivante, ô combien donatrice de plaisir. Elle revient à moi, pareille à une déesse dans les allées de l’Olympe. Elle n’est ni impudique, ni exhibitionniste. Elle est naturelle et tous ses gestes respirent le bonheur de vivre, de donner la joie à qui veut bien en recevoir l’immense gratification. Elle caresse doucement mon sexe, le prend délicatement dans sa bouche. Je sens son raphé palatin qui fait une manière de râpe, en cadence, en souplesse. Elle pivote au-dessus de mon corps qui n’est plus qu’une immense soufrière, un cratère à ciel ouvert, une souffrance qui attend le temps de sa délivrance. La fleur de son sexe est largement offerte, là, à deux doigts de mon visage. Je sens ma sueur faisant ses rigoles le long de la racine du nez. Pendant qu’elle explore le lieu de mon désir, je sonde le sien de mon index et de mon majeur réunis. Ses reins ondulent et je sens sa liqueur intime qui fait de ma main droite un gant de soie. Puis, en maîtresse du jeu, elle pivote à nouveau et se positionne sur le haut de mes cuisses, penchée vers l’avant. Sa lourde et belle poitrine se balance. Elle cambre les reins puis je sens sa vulve étreindre mon sexe, un souple et circulaire mouvement accompagnant son initiative. Par la fenêtre la lune coule jusqu’à nous, témoin abstrait de nos ébats sur lesquels elle projette une lumière romantique, peut-être fantastique. Constance gémit en cadence alors que nos corps ne sont plus qu’une seule et même unité. Puis, c’est comme un éclair, une brusque déflagration. Nos plaisirs conjugués ont explosé dans l’étincelle de l’instant. Ils font leurs longs remous en des lieux qui sont indéfinissables. La volupté a ses secrets qu’il lui faut conserver, faute de devenir une morne habitude qui lui fera perdre son sens. Un long moment nous restons l’un dans l’autre comme si rien ne pourrait jamais nous séparer. Cependant le flux du temps ne s’est nullement arrêté et, bientôt, Constance sera cette passagère anonyme que je reconduirai dans ma Delahaye vers son vieux mari qui, sans doute, ne s’alertera ni de l’heure tardive, ni de nos ébats. Comment pourrait-il savoir, lui qui vient chercher son épouse à la gare en toute innocence ?

   Nous trinquons et nos verres se choquent avec un bruit étrange, comme s’ils énonçaient, déjà, un temps en fuite qui, jamais, ne se reproduira. Constance se maquille. Je passe une main dans mes cheveux en broussaille. Rien ne subsiste de nos émois que des vagues cernes qui, bientôt, s’évanouiront. La clé tourne dans la serrure avec un grincement pareil à un regret. Constance est assise sur son siège, jambes sagement croisées, elle regarde défiler le ruban de la route. Est-elle visitée de songes ? Qu’est ce donc qui, maintenant, traverse son silence ? Nous fumons. Des volutes blanches s’enfuient par les vitres entrouvertes. Les premières lumières de Sauliac. Il est quelques minutes avant 22 heures. Nous nous arrêtons sur la place de la gare, dans une nappe d’ombre. Le train qui vient de Géna s’arrête. Les premiers passagers sortent. Constance serre ma main très fort, me donne un baiser. Le dernier. Elle sort de la voiture. Sous les réverbères sa marche ondulante est celle d’une reine. Je devine, sous la toile tendue, la marque de la culotte, les agrafes du porte-jarretelles, la bande de soie noire des bas, la beauté infinie de son sexe. A la limite de la place une Jaguar noire aux teintes vitrées attend. Je perçois, par intervalles, le rougeoiement d’une cigarette. Une portière s’ouvre. Constance s’assied sur le siège en faisant pivoter haut ses jambes. Volontairement je ne peux m’empêcher de penser. Une dernière vision du bonheur à l’état pur m’aura été offerte : ce diamant. Je mets le moteur en marche. Je quitte les derniers feux de Sauliac. Je roulerai toute la nuit afin de ne pas dormir. J’aurais trop peur que mes songes n’effacent la belle réalité, encore si fraîche, si pulpeuse,  qu’il m’a été donné de connaître. A Paris m’attendent mes livres, le ruban de la Seine, mes auteurs décadents à l’intention desquels j’écrirai un nouvel article. Assurément Constance m’accompagnera dans cette tâche. Longue vie à elle !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 novembre 2018 5 09 /11 /novembre /2018 14:59
 Mathilde

                   Photographie : Clare Shilland

                              Source : TEST

 

 

***

 

 

   En cette fin d’été, ayant terminé mes articles les plus importants, je décidai de m’accorder une pause, n’emportant avec moi que quelques livres, ma machine à écrire et certains bibelots auxquels j’avais pris coutume de m’attacher, une pipe, un coupe-papier en laiton, un Ganesh en bronze que j’avais ramené d’un voyage en Inde. En quelque manière ils étaient les objets transitionnels qui me rattachaient à un vécu assez agité. La pipe me rappelait celle, en écume de mer, dont j’aimais à bourrer le fourneau de ce bon tabac blond si odorant, cet « Amsterdamer » qui m’accompagnait lors de mes longues lectures ou d’une écriture qui, parfois, devait s’arranger de ces volutes de fumée avant qu’elle n’attînt son terme. Le coupe- papier, lui, me servait à ouvrir les pages des livres non massicotés que j’achetais au hasard de mes promenades chez les bouquinistes, surtout des éditions rares d’ouvrages érotiques. C’était le XVIII° siècle libertin qui recueillait mes faveurs. Enfin Ganesh m’assurait, en toutes circonstances, d’une caution spirituelle me sauvant du désastre et des tentations que ces Dames ne négligeaient jamais de me tendre, connaissant mon inclination pour le péché de chair, mais un brin sublimé, il va de soi.

   Sur les conseils d’un ami naturaliste j’étais descendu dans le Sud, dans le ravissant petit village de M. perché sur une haute falaise qu’entouraient deux gorges profondes. Sa forme en amande, dont je pris conscience sur une photographie aérienne, simulait la vulve féminine, sa rue centrale, la divine raie, les remparts qui en ceinturaient le pourtour les grandes lèvres, quelques arbres figurant telle la toison d’une femme épanouie et libre qui aurait voulu délivrer aux yeux des curieux ses insondables charmes. En réalité, je ne sais d’où je tirais cette faculté de tout visionner sous les auspices du sexe, mais je ne m’inquiétai guère de ceci, mes aïeux avaient acquis, en leur temps, une solide réputation que j’aurais pu leur envier ma vie durant. Souvent, aurez-vous remarqué, l’on se réfère à votre généalogie afin d’expliquer votre boulimie, votre nature inquiète, votre goût pour les Beaux-arts et aussi bien vos vices que vos vertus s’inscrivent au fronton de vos géniteurs et arrière-géniteurs de manière à ce que votre faute parût plus légère. Mais, en toute confidence, mes ancêtres eussent-ils été chastes comme des Bénédictins, je n’en aurai pas moins brillé par cette sorte de vice lumineux fiché dans ma chair comme l’écharde dans le doigt du charron. A dire les choses, autant les dire vraies. On s’allège ainsi de l’excès du mentir.

   Mais voici que je m’égare, le bavardage n’étant pas le moindre de mes travers. J’étais donc arrivé dans ce havre de paix un soir de fin Août, alors que les dernières vagues de chaleur commençaient à lentement décroître. J’avais loué un petit gîte qui donnait sur la vallée de l’A. et la vue portait au loin sur la garrigue méditerranéenne avec ses bouquets d’oliviers, ses cyprès-chandelles plantés tel des cierges dans l’encre du ciel, ses amandiers, ses haies de buis sombre, ses touffes de thym et de romarin, ses genévriers hérissés de piquants. Si F., mon ami naturaliste, avait choisi ce coin paisible pour herboriser, je l’imitais à la lettre, sauf que mes cibles étaient plus féminines que végétales et qui donc peut me dire, en toute objectivité, laquelle des deux activités est la plus noble ? Pour ma part, la « noble activité » est celle dont je décrète la valeur et bien malin sera celui qui pourra trouver les arguments d’une réfutation logique. Donc j’étais dans cette disposition d’esprit d’un homme assuré du bien-fondé de ses penchants et nullement décidé à en changer fût-ce une once, peut-être même à en accroitre les sensations tellement la condition de prédateurs de Jeunes Oiselles est une sublime ambroisie.

   Tout juste arrivé chez ma Logeuse, une vieille femme qui habitait à deux pas de mon pied-à-terre, je m’enquis des loisirs du village et des alentours. Madame S. eut l’extrême bonté de me déniaiser. Ici, hormis les sentiers de chèvres, la vaste étendue du causse, le fait d’herboriser tel Rousseau, une fois les touristes partis, il n’y avait plus que Dame Nature, les rues désertes et, souvent, le souffle de la Tramontane qui consignait au logis. Au ton péremptoire de ma confidente je compris qu’il n’y avait nullement à biaiser, seulement à prendre mon parti de ce qui se présentait à la façon d’une retraite chez les Jésuites. Donc je lirai, écrirai, mettrai au point le plan de travail de la rentrée. Certes passer ainsi d’un espoir de conquête à l’étique condition de « Promeneur solitaire » ne me faisait guère sourire mais il s’avérait que je n’avais nul choix et que, par la force du destin, je me remettrais, un jour ou l’autre, de ce bivouac dans le désert.

   A tout hasard j’avais amené une paire de chaussures de marche dont les talons cependant étaient en piteux état. Auprès de mon hôtesse je m’enquis de la présence d’un cordonnier. « Allez donc voir le Père R, tout au bout du bourg, près de la poterne, il vous retapera ça en moins  de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et si votre séjour vous chagrine, jetez donc un coup d’œil à sa benjamine, la Mathilde, elle réveillerait un mort ! ». Sur ce, la brave dame disparut me laissant en plan avec mes brodequins et cette image du mort en train de ressusciter. Je dois avouer que ma première nuit dans le petit village de M. fut une manière de chemin de croix où les stations se bousculaient, prises d’assaut par les chèvres aux pelages bis,  les bouquets de sorbiers, les semelles usées, le bon cordonnier, Mathilde enfin qui clignotait dans le genre d’une étoile brillante venue du fond obscur de la lointaine galaxie. Et, si une rémanence de l’image existait au réveil, vous vous doutez bien, avisés Lecteurs, qu’il ne s’agissait ni de celle des sorbes, ni des cailloux du sentier, pas plus que des épines des genévriers. Mathilde était une épine plantée au mitan de ma peau, forte comme un tatouage, envoûtante à la façon d’un philtre, urticante comme mille brins de panais s’ingéniant à raboter mon épiderme.

   Lorsque, le lendemain de ma conversation avec ma Logeuse, le matin fut suffisamment levé, un rapide petit-déjeuner pris, je fourrai dans une poche en plastique mes deux brodequins et, l’âme en alerte, me dirigeai vers la poterne que jouxtait la boutique du cordonnier et sa fille qui était censée « réveiller les morts ». Je dois avouer que ma curiosité était piquée au vif et que, progressant dans la rue vide d’habitants - Madame S. avait dit vrai -, mon inquiétude de ne point apercevoir Mathilde était à son comble. Elle pouvait être sortie ou bien se trouver dans sa chambre feuilletant un ouvrage léger, ou bien encore à la ville voisine en quête d’une bonne fortune. Il était à peine neuf heures que, déjà, je franchis le seuil de la boutique. Mon entrée fut suivie du carillon joyeux d’une cloche en laiton. J’attendis un moment derrière le comptoir que quelqu’un arrivât. Un vieux monsieur déboucha de l’arrière-boutique, l’air hirsute. Sans doute l’avais-je dérangé dans la réfection d’antiques godillots ? Suite à mon bonjour il s’enquit du but de ma visite.  Je lui présentai les talons éculés de mes compagnons de route. Il fit un petit signe d’assentiment de la tête et héla sa fille. J’entendais le bruit des ballerines qui glissaient sur les marches. « Tiens, Mathilde, occupe-toi de Monsieur, j’ai à faire. » Et il disparut aussi vite qu’il était apparu. Vous dire que mon cœur battait la chamade était simple euphémisme et, d’avance, je me réjouissais du spectacle dont j’allais être le seul et unique spectateur, comme si, depuis toujours, le destin avait cette offrande à me réserver, un pur joyau dans le jour qui naissait.

   Une jeune fille à l’allure si sage - s’agissait-il vraiment de Mathilde ? N’était-ce sa sœur aînée ? -, si sage donc que les morts pouvaient rester au repos dans leurs berceaux de nuages et moi m’en retourner au logis, dépité comme un chasseur qui revient bredouille après une dure journée de battue. Mathilde donc - son père l’avait bien nommée ainsi - était dans l’âge ambigu situé entre l’enfance innocente et l’adolescence bouillonnante, encore un pied, sinon les deux dans cette parenthèse enchantée qui abrite les jeunes années du souci d’exister et des préoccupations de l’amour, mais aussi bien des frivolités du sexe. Elle avait plutôt l’air d’une communiante, avec ses cheveux châtains relevés en chignon, son teint frais pareil au bouton de rose, son chemisier bleu identique à celui du matelot, sa jupe bleu-marine qui, certes, découvrait ses genoux, mais avec un tel air d’ingénuité que le Diable ne pouvait habiter une si sage demeure. Sans doute ma Logeuse avait-elle voulu rire de moi. Il fallait que je lui rende la pareille et que, par exemple, je simule un subit attrait en sa faveur, nos âges si éloignés rajouteraient une note épicée dans l’esprit de la récipiendaire dont les émotions, sûrement, allaient s’accroître du plaisir d’une heureuse surprise.

   Mathilde nota sur un carnet mon nom et mon adresse et m’assura que dans trois jours mes chaussures seraient prêtes. On était lundi. Donc mercredi serait le jour où, de nouveau, j’entrerai dans la boutique. Au comble de la déception, sur-le-champ, je souhaitai que cette Apparition, en soi bien trop modeste, fût absente lors de la livraison. Certes cette réaction de dépit était puérile, j’en étais conscient, mais que pouvais-je contre ? Un enfant soudain privé de son cadeau n’éprouve-t-il une furieuse déception et ne fomente-t-il, dans sa tête, quelque plan de vengeance ? « Après tout, pensais-je, je ne suis qu’un grand enfant et ceci, vraisemblablement jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Les trois jours qui suivirent ma visite à la cordonnerie furent, on s’en doutera, laborieux. Mes sandales de cuir étaient bien trop légères pour affronter les sentiers rocailleux de la garrigue. Le temps trop maussade que le souffle de la Tramontane attisait de sa langue froide. La lecture trop exigeante qui demandait concentration et attention. Ce laps de temps, qui me paraissait une éternité, je le passai à écrire, tapant sur le clavier de ma vieille Remington avec une certaine impatience. Cependant je n’avais jamais été aussi inspiré et les chapitres de mon roman avançaient à grand pas, si bien que, bientôt, leur rythme m’échapperait et que je ne ferais que courir après une histoire dont je serais évincé. Evincé comme je l’avais été des précieuses attentions de Mathilde, fussent-elles hypothétiques en ce lundi dont j’avais naïvement pensé qu’il illuminerait le ciel de mon séjour méditerranéen.

   Mercredi est là, terne, horizon bas, des caravanes de nuages courent sur les herbes rases du causse, le vent siffle dans les touffes des genévriers. Ce matin j’ai encore écrit ce qui, sans doute, sera l’un des tout derniers chapitres de mon livre. J’ai renoncé à aller récupérer mes brodequins. Pour rencontrer l’antique cordonnier ? Pour voir à nouveau Mathilde-la-communiante ? A quoi tout cela servirait-il ? J’ai décidé de les leur offrir en guise de remerciement. Sans doute trouveront-ils à les revendre, en retirant un honnête bénéfice ? C’est décidé, j’écourterai mon séjour à M. Tout y est si désolé, si obscurément prosaïque, si orienté vers les rives d’un quotidien sans relief. Je remets ma Remington dans sa housse. Dans ma valise je dépose mes notes, range mes livres. En réalité ma Logeuse sera contente. Elle pourra à nouveau louer son gîte. Certes, son Bel Amant lui échappe, mais qu’importe, elle se satisfera de cette rentrée de devises inespérée. J’allume la radio sur une sonate de Bach. Je m’assois sur un fauteuil, saisis une cigarette. Je rêve, la tête dans les étoiles. Tiens, c’est bizarre, jamais je n’avais entendu, dans cette musique, ce tintement de cuivre, pareil au son d’une cymbale. J’en conviens, je suis toujours dans la distraction. Puis, à nouveau, le même son, une percussion de clavecin mais qui, ici, me paraît bien déplacée. Je me lève, gagne la fenêtre, pris d’un doute quant à la provenance de ce son étrange. Mathilde est là, en bas, un colis dans les mains. Elle lève les yeux vers l’étage. Elle paraît contente de me voir. « J’arrive, lui dis-je. Désolé mais je n’ai pu venir récupérer mes chaussures ce matin ». Je suis maintenant au rez-de-chaussée, me traitant de mufle. Si peu d’éducation et cette gentille enfant - elle va tout juste sur ses quinze ans et je pourrais facilement être son père -, qui prend sur son après-midi pour me ramener mes brodequins. Sans doute avait-elle des tâches plus urgentes à accomplir ! Ranger ses livres dans les étagères. Préparer ses affaires pour la rentrée. Consigner quelques notes sur son agenda scolaire.

   Elle est là, sur le seuil de ciment, visage rayonnant, vêtue des mêmes atours mais combien plus légers, plus frivoles. Son haut échancré laisse entrevoir les bretelles du sous-vêtement, la naissance d’une gorge ô combien duveteuse ! Sa mince taille est serrée dans un lacet de cuir rouge qui fait la transition entre son corsage et cette jupe bleu-marine si courte - quel traitement a-t-elle donc subi pour rétrécir ainsi depuis ce jour de lundi ?-, ses jambes s’y dévoilent dans une belle harmonie charnelle située entre cuisse de nymphe et Misty rose qu’atténue, parfois, une touche dragée. De basses socquettes blanches terminent le portrait alors que les ballerines noires glissent sur les premières marches qui conduisent à l’étage avec la délicatesse d’une danseuse effectuant les pointes. Je l’invite à entrer. Sublime invention que celle de ces escaliers pentus qui font penser aux échelles des meuniers. La vue s’y accroît d’une perception en contre-plongée qui révèle bien plus que des charmes, la pure joie d’être au monde. Mathilde - je n’ose encore dire « MA » Mathilde -, se livre à l’ascension dans une posture si lascive que les marches de bois font craquer éloquemment leurs vieux et inutiles nœuds. Feignant de ramasser un papier tombé de ma poche - intentionnellement, vous vous en doutez -, voici que je découvre le haut des cuisses, le triangle de toile qui enserre le sexe dont je présume qu’il est doucement bombé, que j’aperçois dans le clair-obscur de la jupe une toison châtain clair pareille à celle des queues des écureuils dans l’air serein du couchant. Quant aux hanches, dire qu’elles sont voluptueuses serait bien au-dessous de la réalité, elles sont les balancements célestes d’une Déesse tombée sur Terre.

   Mais voici le moment fatidique où je dois cesser d’être voyeur car la civilité m’intime l’ordre de précéder mon Hôtesse, de tourner le bouton de la porte, de m’effacer pour la laisser entrer dans ma garçonnière, les bras toujours chargés du colis de la cordonnerie dont je présume qu’il a été fait par ses soins, un ruban beige le ceinture et demande qu’on le défasse. Mathilde s’y emploie avec une étonnante dextérité. Elle défait le papier de soie qui entoure l’objet, lequel exhale une belle odeur de cire et de térébenthine. Cette précieuse enfant a pris soin de l’encaustiquer avant de me les remettre. Je la remercie vivement d’avoir eu de si belles attentions et lui demande le prix de la prestation. « Ce n’est rien, me dit-elle, tout le plaisir a été pour moi. A mes heures perdues, il m’arrive d’être cordonnière ». Alors, la questionnant sur la façon dont je pourrais la remercier, sa réponse fuse avec une si tendre ingénuité que je me demande si je ne vis un rêve éveillé. « Vous avez le choix des armes », me répond-elle sans se troubler autrement. Et, déjà, l’insouciance de son âge la porte bien au-delà de ses propres mots. Elle sort un papier plié en quatre qu’elle avait glissé sous sa ceinture et me le tend. « Pour l’instant, si vous pouviez m’aider, j’ai cru comprendre que vous étiez écrivain, m’aider au sujet de cette expression écrite. Je dois la remettre à la rentrée qui approche et je dois avouer qu’aucune idée ne m’est venue à ce propos ». Je prends donc le papier, le déplie. Sur un page quadrillée d’écolier, en lettres cursives : Sujet : Commentez cet aphorisme de  Friedrich Nietzsche : « On en vient à aimer son désir et non plus l'objet de ce désir ». Bien évidemment, mon sang ne faisant qu’un tour, je pensai immédiatement à un genre de provocation et pensai « Cette Mathilde est soit une perverse, soit une nymphomane ou bien une simple aguicheuse qui a juré de me rendre fou ! ». Je tends à nouveau le billet à ma Visiteuse lui exprimant mon regret de ne pouvoir traiter une question si ambiguë. « Tant pis, c’est un autre qui s’en chargera ! ». Mathilde se lève et commence à regagner la porte.

   Je dois dire que, dans l’instant qui vient, je n’ai plus la force de résister aux charmes de cette aventurière. Je la prie de s’asseoir à ma table de travail. Je lui confie une feuille de papier, un stylo et lui demande de bien vouloir prendre quelques notes qui pourront l’aider. Ma jeune Etudiante semble accepter le contrat sans arrière-pensée, ce qui m’apporte un réel soulagement. Je reste debout derrière elle, commençant à lui expliquer la philosophie de Nietzsche, à lui confier quelques thèses sur l’amour, à méditer sur la relation d’objet, à démonter le mécanisme du désir. Mathilde prend quelques notes. Quant à moi, j’essaie de demeurer stoïque mais j’avoue que la vue de sa gorge épanouie, le frémissement de ses jambes, la limite de la minijupe qui semble toujours vouloir découvrir de nouveaux  et mystérieux territoires, tout ceci me trouble au plus haut point et  mon Elève a dû sentir mon désarroi, le désir que j’ai d’elle.  Peut-être, aussi, dans un mouvement qu’elle a eu de sa main droite pour s’assujettir au dossier, a-t-elle perçu la tension qui me gagnait et menaçait de me laisser en rase campagne si une rapide conclusion n’intervenait.

    Brusquement, faisant volte-face, saisissant mes mains moites, se collant à mon corps telle la sangsue sur la paroi de la fontaine, affirmant d’une voix claire : « Tout compte fait, en matière de désir, je préfère les travaux pratiques ». Qu’auriez-vous fait à ma place, sinon succomber aux charmes de la Sirène ? Un instant elle se rassoit sur sa chaise, sollicitant ma bouche, guidant mes doigts vers les points cardinaux de ses voluptés. Sa gorge, souple et ferme en même temps se dissimule parfois derrière la tresse des cheveux qu’elle a défaits. Elle a dégrafé les bonnets de son soutien-gorge et mes mains peuvent aller librement sur ses collines onctueuses. Tandis que je poursuis mon exploration, la Jeune Curieuse a trouvé le chemin de ma propre volupté qui ne cesse de croître. Elle en explore toutes les sentes, tous les promontoires, passe parfois, se retournant, sa langue gourmande le long de mon supplice, affinant son approche de rapides palpations. Je vous le dis, c’est à devenir cinglé dans la minute qui suit. Jamais je n’ai vu une telle habileté dans une si jeune existence. « Cette Fille est une surdouée de l’amour, je pense, une sorte de Bach au clavier soutenu, une spécialiste des arpèges sans fin, des modulations imaginaires, enfin un prodige ».

   Sur la chaise elle a glissé insensiblement, a cambré ses reins afin que mon index et mon majeur, pris dans la glissière de son sexe, ne puissent s’en échapper. Sa culotte n’est plus qu’un vague drapeau de prière flottant quelque part du côté de l’aine. Elle s’agite en cadence, gémit parfois mais c’est pur bonheur de l’entendre, de guider son plaisir à la limite du vertige, au bord d’un possible évanouissement. Je n’ai plus rien en tête. Ni l’assertion de Nietzsche, ni le sujet de mon roman, ni ma paire de godillots - ils prennent peut-être leur pied à ce spectacle ? -, et ma Logeuse est loin qui, jamais, ne deviendra ma maîtresse. Une seule idée traverse le feu de ma tête, demeurer à M. le plus longtemps possible et faire de Mathilde la Muse qui inspirera ma suite romanesque. Le temps passe et l’espace du bonheur - cette bluette -, m’envahit totalement. Le fait d’user d’une mineure n’effleure même pas mon esprit. Et puis, l’esprit subsiste-t-il dans l’instant de la jouissance ? N’est-il réduit à la portion congrue, pareil à un colifichet dont on n’attend plus rien, qui nous lasse, dont on rêve de se débarrasser ? Lâcher la bride à la portion animale. S’enfoncer dans le délire hauturier de l’amour. Ce sont des drogues puissantes et dangereuses à la fois. Mais, pour autant, que nul ne vienne nous déloger du Paradis. Il y fait si bon ! Il y fait si doux !

   Mathilde a répudié la chaise pour se confier au confort du lit. Elle ne s’est pas dévêtue. C’est comme un jeu. Elle pense attiser le désir de l’amant que je suis à l’aune de sa nudité que voile encore un bout de culotte, le pan de la jupe, le haut froissé qui libère par en bas les deux globes des seins. Oui, elle a raison Mathilde. La nudité totale c’est trop conjugal, trop convenu, trop triste. A la rencontre passionnelle, il faut la brusquerie, le désordre, l’invention. Il faut être dentellière, tirer un fil ici, recouvrir la peau là, déchirer la toile plus loin afin que s’y inscrive l’étoilement d’une jouissance pure, absolue. Mathilde, cette Joie, a gardé ses ballerines. Elles font de belles taches noires sur le couvre-lit. Et les socquettes, ces babioles d’une jeunesse gracieuse, combien elles viennent renforcer l’idée d’une effraction de la morale, le sentiment d’une subversion en acte. Faisant tout ce qui est caché sous cape, ici, dans l’irréelle lumière du jour, nous recomposons à deux le monde selon nous. Ce qui, dans le quotidien est permis, souhaité même, éteindre pieusement la lampe, s’allonger dans de beaux draps blancs, ne nullement regarder son vis-à-vis, réprimer les sons de sa gorge, tout, ici, est jeté aux orties. Tout amour est beau qui accepte sa dimension érotique. Pour ceci il doit être vrai. Uniquement. Alors tout rayonne de soi sans qu’il soit besoin d’user d’un quelconque subterfuge.

  Afin que nul ennui ne survienne qui aurait divisé les corps, Mathilde a varié les positions, a fait subir d’infinies variations à sa voix, a été dominante, puis dominée. Afin de coïncider avec la belle idée de sa joute amoureuse, je me suis partiellement dévêtu, laissant ici une porte d’entrée, là un sas avant que la chair ne se donne en son entier. C’est comme une Bêtise de Cambrai, il faut la suçoter lentement, en sentir la veine sucrée tout contre le palais, en deviner le trajet le long de l’œsophage, puis le perdre dans les convulsions anisées de la chair. Tout amour est alchimie ou bien n’est que la vulgaire mimésis du comportement animal. Il y a une intelligence de l’acte d’amour, comme il y a une saisie intellective du concept. Aimer n’est guère différent de trouver une énigme, apprécier la beauté d’un aphorisme, être touché par un paysage sublime. Mathilde et moi, dans le temps qui nous alloue l’un à l’autre, ne sommes plus qu’une seule et même substance. Deux chairs qui n’en font qu’une. Deux existences qui fusionnent dans un identique flamboiement. Cette Fille sublime sait jouer de son corps comme d’autres jouent un morceau de violoncelle avec d’infinis vibratos qui remuent les piliers de l’âme.

   Imaginez ceci, cette Fille adorable, ce mets délicieux qui vous est offert. Existerait-il plus beau cadeau au monde ? Les Riches peuvent bien aller se rhabiller avec leurs palais de cristal. Ils sont, le plus souvent, des impécunieux dans ce domaine de l’érotisme qui leur est étranger au simple fait qu’il ne se monnaie pas. Oui, les seins de Mathilde sont beaux. Oui son nombril est ce grain si menu, si émouvant, un peu son centre, le pli ultime de son intimité. Et son sexe largement ouvert, des perles de rosée y sont en suspension comme à l’orée du bois. Et la framboise de son clitoris qui vibre et demande l’attouchement ou bien la langue avec le grain de ses papilles. Longtemps Mathilde et moi faisons l’amour. Le monde tourne. Les automobiles sillonnent les routes de leurs feux éteints. Dans les cours d’école les marmots glapissent en se poursuivant. Des gens meurent sous les obus. Des poivrots sirotent dans les bars des alcools frelatés. La scansion de nos corps est à l’image de celle du monde. Tout est mouvement. Aussi bien des étoiles. Aussi bien du jour et de la nuit. De la naissance et de la mort. De l’amour, évidemment, puisque toute conclusion véritable est redevable de cette syncope qui nous étreint, nous condamne, en une certaine façon à cet accouplement qui n’est ni monstrueux, ni répréhensible, mais beau en soi comme l’est la vie  en sa continuelle expansion. C’est parce que nous sommes mortels que Mathilde et moi sommes présentement soudés telles deux berniques. Nous savons combien les rencontres sont comptées, combien elles sont rares et précieuses. L’érotisme est la vie, nous en sommes les plus évidents représentants. Mais qu’est-ce donc qui présida à notre venue si ce n’est cette étincelle qui scella deux êtres l’espace d’un instant ? Nous reproduisons, dans l’étroite parenthèse du jour, ce sceau immémorial qui relie deux consciences, les donne l’une à l’autre comme la pluie se donne au limon, entièrement, sans retenue. Il y aurait tant à dire ! Ou bien faire silence et se laisser envahir par le flux imaginatif de la beauté, de la rencontre.

   L’après-midi, cependant, a fait tourner ses rouages. Le soleil a baissé qui enflamme les arbres de la garrigue. Bel incendie qui irradie sa lumière jusqu’au creux de nos corps fatigués. Oui, car toute soif étanchée laisse sur le bord du chemin dans une sorte d’exténuation. Apaisés et heureux d’une plénitude qui a eu lieu, qui recommencera, augmentée du crédit de la mémoire. Tous les jours qui ont suivi, Mathilde et moi nous sommes livrés aux mêmes rituels, avons reproduit une identique liturgie. Car, si la première effusion s’était déroulée sous le sceau du variable, de l’éternel ressourcement, il fallait, désormais, amplifier les sensations à l’aune de leur reconduite. Nul ennui toutefois, plutôt la satisfaction d’un approfondissement, d’une chair cachée à faire émerger dans le poudroiement d’un suc générateur de plaisir. Avant de se lever, Mathilde, un long moment, est demeurée dans l’attitude d’une fille ouverte à la vie. Sa main gauche maintenait la vague de ses cheveux, son bras droit glissait le long du lit. Elle s’était rhabillée partiellement, entretenant un savant désordre. Sa jupe haut retroussée faisait sa flaque bleu-marine, sa rumeur océanique. Ses cuisses où ruisselait la lumière étaient généreusement déployées. Tout au fond se laissait deviner le mince linge de la culotte qui avait retrouvé sa place. Sa jambe droite était posée sur le plancher alors que la gauche était relevée, sa ballerine noire semblait flotter sur le dessus de lit. Ainsi livrée à mon regard, elle était immensément belle. Elle était cette icône indépassable qui devait se fixer à jamais dans le réseau attentif de ma matière grise. Sans doute y occupera-t-elle, toujours, la place d’une Reine ? Avant qu’elle ne franchisse le seuil de mon refuge, nous nous sommes étreints une dernière fois comme si nous devions ne plus jamais nous revoir. Nous avions connu le Paradis, allions-nous connaître l’Enfer ? Ma porte s’est refermée sur un éclair bleu - son haut, sa jupe -, sur l’aurore rose de ses jambes que lustrait la clarté. Par la fenêtre j’ai regardé mon rêve s’évanouir lentement dans la rue étroite qui conduisait à la cordonnerie.

   Matin. Beau. De brume légère. Mes bagages sont dans la voiture. Une photographie de Mathilde posée sur le siège du passager comme si elle m’accompagnait jusqu’à Paris. Je longe le vieux village endormi. Dans la découpe sombre d’une fenêtre une main s’agite dont je reconnais le geste unique, cette volupté dont Mathilde est tressée jusque dans les fibres de sa chair. De l’espace entre nous maintenant, que la pensée de l’autre réduit au souffle de l’irréel. Nous nous sommes appartenus et nous appartiendrons toujours quelles que soient nos aventures intimes. Mathilde est là, collée à ma peau, incisant ma chair du plus délicieux supplice qui se puisse imaginer. Voici maintenant l’autoroute imbécile avec ses milliers de kilomètres de bitume sur lequel fonce la foule des Egarés. Seul, oui. Mais habité. Je ne savais quel titre donner à mon roman méditerranéen. Le voici qui surgit à la manière d’une évidence : « « MATHILDE » !

  

 

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5 novembre 2018 1 05 /11 /novembre /2018 14:45
Veuve noire

  Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

[ Cette nouvelle, dans le style des romans libertins du XVIII° siècle,

devra se lire d’un seul élan de la chair. Nul « coitus interruptus » n’en

pourra altérer le rythme, faute de tomber hors sujet. Alea jacta est ! ]

 

*

 

   Voyez-vous, parfois, une intuition dont on aurait pu penser qu’elle était pure fantaisie poétique se réalise bien au-delà de vos souhaits. En ce début de Novembre de l’année passée, conduit dans la belle ville de B. pour y mener une investigation au sujet de peintres qu’on avait affublés du nom de « post-cubistes », déambulant au hasard des rues dans le quartier où se situait mon hôtel, voici qu’apparaît, devant moi, dans une manière de nimbe brumeux, une silhouette sombre. A l’estime, et d’un premier coup d’œil, je jugeais qu’il pouvait s’agir d’une femme aux alentours de la quarantaine (on dit le plein de leur volupté dans ce qu’il est convenu d’appeler ce mystérieux  « âge mûr »), à l’allure un brin nonchalante, seule dans le profil clair de la rue, seule dans le silence qui l’entourait à la façon dont un cocon est tissé d’écume, bras gauche se balançant au rythme de cette marche chaloupée qui était la sienne, sac fauve en bandoulière, bottes de cuir qui martelaient le trottoir de ciment avec la régularité d’un métronome. Où donc allait cette Inconnue dont la présence m’intriguait ? Au loin, les frondaisons d’un parc. Peut-être quelqu’un l’y attendait-elle en faisant les cents pas, fumant nerveusement, des volutes de fumée se dissipant dans l’air ?

   Mais, vous en conviendrez avec moi, cette hypothèse, loin de me satisfaire, commençait à me plonger dans des abîmes d’angoisse. J’étais seul dans cette ville, immensément seul et la survenue de ce Personnage Ténébreux venait à point nommé pour me distraire de ma personne, pour dissoudre cette mélancolie naissante tellement familière des jours qui suivent la Toussaint. Le Jour des Morts venait à peine de s’évanouir que le Jour des Vivants lui succédait avec un genre d’épée de Damoclès suspendue au-dessus des têtes fragiles des Existants. « Nous sommes tous des morts en sursis », comme le confiait, il y a peu, un Académicien, et je souriais à demi à cette assertion tragi-comique. Il me fallait, dans l’instant qui venait, quelque chose qui me rapprochât d’une idée du deuil. C’était étrange, mais c’était ainsi. Il y a des moments où l’humain dérive dans des eaux si troubles qu’il n’arrive plus à saisir le motif de ses propres idées. Rien ne se fit soudain plus urgent et je décidai, sur-le-champ, de faire de Celle-qui-me-précédait dans cette aube grise, cette Veuve Noire facilement consolable (ses hanches le promettaient) qui hanterait de ses chairs vives et du taillis de ses cheveux noirs le dais monotone de mes jours. Donc elle avait perdu son Compagnon et errait comme une âme en peine au hasard des rues, attendant du destin qu’il lui fût favorable (je souhaitais une même chose), qui pouvait la conduire au seuil d’une aventure. Pensant tout ceci, je me remémorai brusquement un passage de « Paris est une fête » où Hemingway faisait dire à un personnage de fiction (qui, en réalité, n’était que son double)  écrivant, assis à la table d’un café, observant une jeune femme qui semblait présente à la seule raison d’un rendez-vous galant : « Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quel que soit celui que tu attends et même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je. Tu m’appartiens et tout Paris m’appartient, et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon ».

   Ce singulier sentiment que quelque chose d’étranger surgissant dans mon champ de vision pouvait, d’un instant à l’autre, comme par magie, entrer en ma possession, je l’avais éprouvé des centaines de fois avec un trouble croissant lorsque la cible de mon rapt quittait le champ des objets pour se diriger vers celui de douces et consentantes créatures qui, d’ordinaire, se déplaçaient uniquement dans le district de mes plus inavoués fantasmes. Il y avait une inouïe jouissance au seul projet de m’emparer d’un fruit défendu et le Paradis n’était guère éloigné de la rue où, l’un et l’autre, nous jouions des cartes certes différentes mais qui, bientôt, conflueraient. Je me dis, avec une sorte de sentiment d’ébriété, que le pouvoir de ma volonté était infini, qu’il me suffisait  d’émettre le moindre de mes vœux pour qu’il fût comblé séance tenante.

   A peine avais-je émis cette surprenante hypothèse, me concentrant sur le trajet de Veuve Noire, lui intimant l’ordre de s’engager dans l’allée du Parc Huysmans, ce qu’elle fit, de s’asseoir sur un banc malgré la fraîcheur de l’atmosphère, elle s’y posa tel l’oiseau discret sur sa branche, de prendre, dans son sac fauve, « Paris est une fête », elle le prit (je ne m’étonnai point qu’elle en eût, elle aussi, un exemplaire), lui demandai de lire le passage relatif à la « possession », ses lèvres frangées de rouge sombre articulèrent bientôt les premiers mots : « Je t’ai vue, … mignonne, et … tu m’appartiens … » (elle détachait précautionneusement chaque mot comme s’il se fût agi de pures gemmes brillant dans la nuit de Novembre), Je l’imaginai croisant haut ses jambes, ce qu’elle fit dans délai, je projetai le souhait de la découvrir dans des sous-vêtements noirs, ils avaient le sombre de l’aile du corbeau et affichaient la véhémente impudeur de qui se sait regardée et s’offre, non en victime sacrificielle mais en offrande librement consentie. Je lui demandai silencieusement d’introduire dans la framboise gourmande de sa bouche une cigarette au long filtre de liège, de fumer longuement, de rejeter les nuages de fumée avec sensualité, d’imprimer sur le filtre les marques du désir, bientôt elles y furent visibles telle la cerise rougeoyante sur le vert des feuillages. Je souhaitai un petit signe amical de la main, il survint entouré des faveurs d’une merveilleuse complicité.

   Parvenu à ce point d’incandescence, je n’avais plus à formuler dans ma tête quelque motif  que ce soit relatif à mes convoitises, il s’informait de lui-même dans une sorte de mécanisme instinctuel me faisant songer à celui de l’arc réflexe chez les batraciens lorsqu’on dépose une goutte d’acide sur leurs faisceaux de muscles. Ceux-ci se contractent sans même que leur cerveau n’en ait donné l’ordre. Miracle de la sensation vive qui croît à l’aune de sa propre effectuation. Voici donc qu’elle se levait, marchait sur l’allée de graviers avec un déhanchement qui me faisait songer à l’allure élégante de l’alezan, juste ce qu’il fallait de noblesse pour que le geste ne devînt obscène, en tutoyait seulement les illisibles marges. Je décidais qu’il s’agissait là d’un comportement de femme du monde, laquelle sous des dehors pudiques dissimule une généreuse libido. N’en montrer qu’un fragment ne pouvait qu’attiser la fougue de ses séducteurs. Bientôt nous remontâmes la Rue de La Petite Truanderie (nom identique à cette rue de Paris, non loin des Halles qui, autrefois, portait la mention de « Rue du Puits-d'Amour »), elle devant, moi la suivant à la manière d’un serviteur zélé, satisfait d’emboîter le pas à cette fière amazone. A quelques encablures du Parc, dans le renfoncement d’une petite place, se dressait un immeuble de ciment ocre dont le rez-de-chaussée était occupé par un Hôtel nommé « Si près du ciel ». Nous en empruntâmes l’escalier minuscule qui s’enroulait autour d’un corps de bâtiment circulaire. A chaque étage une porte avec une petite ampoule rouge qui semblait brûler pour rien, elle ressemblait à ces feux qui, dans les églises, disent la présence du Saint-Esprit au-dessus de la tête des fidèles.

   Veuve noire (nous n’avions dit aucun mot jusqu’à présent et n’avions nullement à en prononcer, ce que confirma mon Hôtesse, émettant un discret « chut » dans le pertuis rougeoyant de ses lèvres), Veuve, donc, sortit de son sac une clé qu’elle introduisit dans le pêne. Le bruit consécutif à cette simple action me mit en joie car il était, pour moi, connoté des plus douces promesses qui se pouvaient imaginer.  A peine le seuil franchi dans l’intimité d’une douce lumière (des rideaux de coutil filtraient la clarté d’automne), elle entreprit de se débarrasser de sa manteline noire et me servit un délicat Darjeeling dont elle lapait quelques gouttes à même ma tasse. Sans façon, moi assis sur une bergère recouverte de cœurs armoriés que des angelots butinaient de leurs ailes diaphanes, elle assise sur mes genoux, dévoilait dans l’isthme de sa robe fendue les fruits les plus exotiques qui se pussent concevoir. En un éclair, le nom de Madame Sans-Gêne traversa le buisson incendié de mon cerveau, lequel parvenu au comble de l’excitation s’exonérerait désormais de bien des règles morales. « La vertu est un bien lorsqu’elle n’entrave nullement nos entreprises de conquête », telle était la petite ritournelle qui s’effeuillait dans le floconneux de mes pensées. J’avais d’autres préoccupations que morales et les peintres de tous poils, anté-cubistes ou post-cubistes étaient à cent lieues de me distraire de la jouissive tâche dont j’étais l’heureux élu. J’étais comme un enfant tout excité le jour de la Remise des Prix dans le luxueux amphithéâtre où se donnait le spectacle étonnant de la gent bourgeoise. Je ne m’attendais à rien de moins qu’à être le Récipiendaire du Prix d’Honneur. La suite des événements devait en confirmer l’heureux présage.

   Avant même que Veuve Noire (son Compagnon de route paraissait bien loin déjà), ne termine de boire le breuvage dont je supposais qu’il possédait des vertus aphrodisiaques (les battements de mon cœur, décidément situés bien bas, venaient en confirmer la précieuse intuition), donc tenant la tasse d’une main, alors que l’autre fourrageait parmi le désordre de ma chemise, je m’aperçus que la mince culotte qui ceignait son Mont de Vénus se mouillait de rosée étincelante comme au premier jour du monde. La fente de son sexe, brune et violacée à souhait (pensez donc à la chair rutilante et ambrée de l’oursin), se laissait deviner dans le clair-obscur de ses cuisses qui, lentement, se dépliaient. Bientôt ce fut au tour de ma ceinture de recevoir la curiosité de ses investigations et bientôt ma rosée rejoignit la sienne dans une sorte de dialogue anticipateur de bien d’autres jouissances. Elle ne disait rien mais ses pensées s’imprimaient à même l’arrondi de son front. « Quelle belle serpe est la vôtre que mon gazon désespère de connaître ! » Je ne m’étonnai ni de ses manières prosaïques, ni du style de son verbe qui paraissait vouloir reproduire celui des auteurs libertins du XVIII° siècle, Boyer d’Argens ou Vivant Denon. En réalité il ne me déplaisait nullement que Veuve, que j’avais guidée par la seule force de ma volonté, s’ingéniât maintenant à jouer le rôle d’initiatrice. Requin moi-même, je ne pouvais entrevoir meilleur poisson-pilote.

   La lumière déclinait en cette approche de l’hiver et bientôt il faudrait allumer une lampe mais il ne nous déplaisait, d’un commun accord (fût-il muet) de confier le luxe de nos anatomies en partie dévêtues au jour rare et avaricieux qui gagnait la pièce. Notre volupté commune ne s’y imprimait qu’avec un plus grand bonheur. Alors que l’heure passait (nous n’en sentions plus l’insidieux écoulement), alors que mes doigts furetaient le museau doucement pluvieux de son sexe, que ses doigts chaperonnaient le mien à la manière dont un faucon est coiffé pour la chasse, alors que les fruits de ses seins portés en encorbellement, dilatés par le plaisir, menaçaient à tout instant de surgir des bonnets de dentelle qui les retenaient captifs, alors que le monde vaquait à sa tache exténuante, toujours recommencée, nous balancions entre délices et délectations, entre caresses inventives et orgasmes retenus. Car il nous plaisait de retarder l’heure de l’accomplissement, évoquant, sans doute l’adage selon lequel « Omne animal triste post coïtum», or nous ne voulions nulle tristesse, nulle mélancolie, seulement le plein exercice de soi, de l’autre, en un commun flamboiement. Sans le dire nous savions qu’il nous fallait demeurer au bord des choses, à la manière d’une esquisse qui, encore, n’a rien décidé de ce que serait le dessin posé sur le papier. Nous savions, par exemple, qu’il fallait nous retenir de rejoindre ce lit qui n’était qu’un objet conjugal, le lieu d’un contrat marital, sinon social. Bien des vies amoureuses y succombaient sous le poids des habitudes conjugales. Nous lui préférions l’invention de tous les instants et les poses acrobatiques imposées par les caprices de la bergère plutôt que la sagesse bêtement linéaire de la couche bourgeoise.

   Ainsi, butinant ici une gorge, palpant là la doline d’une cuisse, longeant l’aplomb d’une falaise charnelle, entrant dans de sombres grottes humides, se retenant à quelque pieu placé là non seulement pour le plaisir mais dans l’intention de ne pas succomber à une mort violente, nous étions comme en sustentation, genres de colibris au vol stationnaire qui tentaient d’apprivoiser le temps, de le mettre au diapason d’une joie qui paraissait sans fin, immuable, alors que, sans doute, dans le jour qui languissait, en bas dans la rue oubliée, de pauvres hères traînaient leur condition à la façon de boulets de forçats. Vraiment B. était une belle ville. Vraiment Veuve était une belle et attirante ritournelle. Cependant il convenait de ne pas franchir le Rubicond, de se tenir en équilibre au bord de cela même qui aurait pu nous détruire, à savoir les faux bonheurs d’actes trop répétés qui s’épuisent à même leur reconduction. Nous avions une nuit devant nous. Peut-être une heure seulement. Peu importait la durée, nous lui préférions le tumulte de l’instant.

   Descendant de mes genoux la « belle enfant », prise dans l’étau de luxure qui l’anéantissait et la transcendait à la fois, se posta devant les miens genoux, en força légèrement le compas alors que sa bouche fervente cueillait ma hampe dans le brasier de sa bouche. Je l’entendais suçoter à petits coups de langue, comme on le fait du sucre rouge d’une pomme d’api, parfois elle déglutissait ou reprenait sa respiration, visage en feu, mains ardentes, sa croupe frémissant convulsivement du feu qui s’emparait d’elle. Sans doute comprit-elle que je ne voulais être en reste, m’invita à m’allonger sur les lames du parquet, se disposa au-dessus de moi de telle sorte que sa vulve dilatée, sa toison odorante, devenaient la savane et le troublant marigot où s’enfouissait le triangle fouisseur de ma langue. Elle continuait son labeur de joyeuse manducation et, parfois, je sentais de grandes vagues traverser la plaine de mon bassin, alors que le sien, bousculé de telluriques assauts, ondulait sous le flux du plaisir. Longtemps nous demeurâmes dans cette posture tête-bêche dont nous tirions de sublimes délectations.

   Puis, sans crier gare, ma Muse ondula sur le parquet (on eût cru une anguille dans les eaux d’un marais), se posta dans la pose de la levrette, bassin cambré, sexe largement ouvert, toison inondée de pluie. J’entendais le rythme court de sa respiration. Il augmentait mon désir de m’emparer d’elle en totalité. Ma verge gonflée battait son dépit de n’être point encore dans son logis. Veuve Noire étendit ses bras vers l’arrière, attrapa vigoureusement mon sexe, l’introduisit dans le sien, posa ses mains sur le globe de mes fesses et accompagna le mouvement dont elle voulait qu’il fût aussi ample et vigoureux que possible. Elle émettait tantôt de petits cris, tantôt de longues plaintes qui ressemblaient à des sanglots. Parfois elle redressait le buste puis le baissait aussitôt, tirant de cette variation les plus vives sensations d’une sensualité débordante qui ne trouvait son comble qu’à toujours inventer un nouveau subterfuge. Assurément elle devait être de nature passionnée puisque, à vrai dire, en dehors de sa gorge épanouie, de son sexe, de ses hanches jouisseuses je ne connaissais rien d’elle et, sans doute, ne connaîtrai rien  d’autre que cette cruelle volonté de possession. Moi qui avais cru maîtriser un être, voici que j’étais sous sa totale domination, autant dire sous sa vertigineuse fascination. Tous les deux nous voguions au rythme de nos félicités réunies mais, je devais le reconnaître, c’était bien elle qui dirigeait l’orchestre, faisait sonner les cuivres, cingler les cymbales, vibrer les cordes. Je n’étais qu’un instrument docile sous la violence de l’archet et, bientôt, je succomberai sous le faix d’une libido domptée jusqu’à la limite de la douleur. Veuve imprimait à son bassin de vertigineux mouvements de moulinets, à ses cuisses des oscillations de Montagnes Russes, à son ventre de furieuses décharges électriques. L’orgasme commun, violent, une tornade déferla sur nous comme l’aigle fond sur sa proie. Nos corps pris sous l’assaut exultaient et se débattaient, pris d’une fureur soudaine. Les secousses étaient si violentes qu’un éclair, soudain, inonda la pièce. La lumière que nous avions allumée au plus fort de nos ébats sans même que nous en prissions conscience s’éteignit. Au-dehors la nuit était massive, lourde, clouée au sol. Plus un seul bruit ne se faisait entendre. C’était une manière de fin du monde.

   J’étendis le bras en direction de la veilleuse, pressai la poire. Une clarté mauve se répandit dans la chambre. Instinctivement, je tendis le bras en direction de ma Compagne d’une nuit. Mais mes mains ne découvrirent que le bouillonnement des draps, une couverture pliée en boule, seuls témoins d’une nuit si mouvementée. Au travers de la fenêtre clignotait le néon rouge et vert de l’enseigne « Hôtel des songes heureux ». Oui, c’était bien ceci le réel, cette lame qui incisait le rêve et laissait sur le bord de l’abîme. D’ici que l’aube n’arrive, je ne dormirai plus. Je pris « Paris est une fête », continuai la lecture au point où je l’avais arrêtée. Décidemment cet Hemingway était un drôle de type : « Puis je me remis à écrire et m’enfonçai dans mon histoire et m’y perdis. C’était moi qui l’écrivais, maintenant, elle ne se faisait plus toute seule et je ne levai plus les yeux, j’oubliai l’heure et le lieu et ne commandai plus de rhum Saint-James. J’en avais assez du rhum Saint-James, à mon insu d’ailleurs. Puis le conte fut achevé et je me sentis très fatigué. Je relus le dernier paragraphe et levai les yeux et cherchai la fille, mais elle était partie. J’espère qu’elle est partie avec un type bien, pensai-je. Mais je me sentais triste. »

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