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24 octobre 2022 1 24 /10 /octobre /2022 09:30

      Savez-vous, des choses parfois se montrent dont on ne connaît ni l’origine ni le motif de la venue. C’est, par exemple, la soudaine apparition d’une colline semée d’herbe à l’horizon, le cours d’une rivière tranquille, la majesté d’un haut iceberg, la profondeur bleue d’un énigmatique fjord. Alors on s’interroge. Cette colline, n’est-elle seulement une réminiscence, un souvenir d’enfance enfoui au plus profond du souvenir ? Cette rivière, n’est-elle celle qui a surgi au creux d’un rêve, dont on a suivi le cours, comme aimanté par sa fraîcheur, sa vérité ? Cet iceberg, ne l’avons-nous imaginé en lieu et place de ces hauts sommets de la pensée que nous rêvons d’atteindre, mais toujours ils se dérobent à l’horizon de nos désirs ? Ce fjord, n’est-il le symbole de territoires conquis, puis perdus, il n’en demeure qu’une vague échancrure dans la chair usée de la mémoire ? L’un des caractères du réel, dont on croit qu’il est stable, évident, massif, c’est bien son côté éphémère, sa réorganisation, à chaque seconde, en des milliers d’esquisses dont nous ne saisissons jamais que l’équivalent d’une lentille d’eau dans le vaste marais du Monde. Ceci, cette esquive des choses, possède un caractère ambigu : tantôt nous sommes ravis de la variété permanente qui visite nos yeux, tantôt nous regrettons la perte de ceci qui nous a visité et s’est aussitôt absenté. Nous sommes toujours entre deux fugues, toujours les médiateurs entre un jour, une nuit ; un bonheur, une peine ; un amour, un éloignement. N’en serait-il ainsi et alors nous ne serions nullement au monde, et alors nous serions en dehors de cette humanité qui est le lieu le plus sûr que nous puissions occuper.

      Depuis mon réveil, ce matin, une sorte de nage entre deux eaux, des fragments de nuit encore soudés au jour naissant, je n’ai eu de cesse de tourner tout autour d’une image, comme le vol de la phalène contre le verre de la lampe, et la fascination de cette image était si implantée dans ma chair qu’il ne m’aurait guère été possible de m’en affranchir qu’au risque d’une affliction, sinon de connaître le sombre dais d’un deuil. N’avez-vous jamais éprouvé cet étrange sentiment : quelque chose surgit dans la coursive de votre conscience, une simple idée, la silhouette d’un être inconnu, un objet convoité et nulle seconde ne s’écoulera que votre attention n’en fasse le tour, l’inventaire, jusqu’à l’épuisement complet de ses formes qui confinent à quelque mystère ? C’est un don qui vous est fait, dont le subit retrait vous plongerait dans le plus vif des embarras. Mais voici la matière de mon trouble, la raison de mon égarement.

   Je lisais, dans le calme de ma bibliothèque. La lumière était douce, un duvet à peine posé sur les choses. Nul bruit, les Causses dormaient encore dans leur tunique de mousses et de lichen. Parfois, seulement, le glissement du vent dans la tête des chênes, la chute d’un gland au sol puis plus rien qu’une vaste zone de silence dont j’occupais le centre dans la plus grande des quiétudes qui se pût imaginer. J’avais pris un livre au hasard sur les rayons de ma bibliothèque, m’étais plongé dans la touffeur des signes sans m’enquérir plus avant, ni de l’Auteur, ni du titre du livre. C’était une manière de jeu habituel. Il consistait, telle une charade, à retrouver le « tout » de l’œuvre, à en déterminer la situation parmi la dense constellation de la littérature. J’avais fort à faire mais c’était bien la difficulté qui stimulait mon esprit et me rendait infiniment disponible à une tâche que bien d’autres eussent estimée fastidieuse. L’on n’est jamais maître de ses affinités et c’est mieux ainsi, décidant à notre place elles nous dispensent du souci de chercher ces inclinations au gré desquelles nous sommes au Monde avec le bonheur qui est le nôtre, seulement le nôtre.

  

Le fragment qui était sous mes yeux :

  

   « Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente ; j'inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle ; j'arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir. »

 

   Bien évidemment, le ton on ne peut plus romantique, la mélancolie qui flottait sur cette scène, l’accent tragique qui en traversait les événements m’orientaient vers un Auteur classique, sans doute sous la lumière du XIX° siècle mais, dans l’instant, mes hypothèses demeuraient floues et rien ne surgissait dans ma conscience que cette image persistante qui, la journée durant, ne manquerait de faire mon siège sans qu’il ne me fût aucunement possible de l’en déloger.  Au vrai, je crois que je me complaisais dans cette situation qui ne manquait nullement d’attrait. Toujours j’avais été attiré par ces fictions étranges dont la nébulosité, l’indécision, autorisaient toutes les fantaisies qui se pussent imaginer. Un air de liberté émanait de telles rencontres dont il devenait urgent que quelque chose s’accomplît de l’ordre d’une découverte. Ce que je ne pouvais savoir, la raison pour laquelle telle image plutôt que telle autre s’était imposée à moi sous la forme dont, maintenant, je vais décrire la réalité. Souvent les décisions de l’imaginaire sont surprenantes, ce en quoi, du reste, il nous rencontre, cet imaginaire, sous le sceau de la fascination.

   Je ne savais s’il y avait adéquation entre la représentation visuelle et le texte, si la « faiblesse » de l’Héroïne, la « fixité » de ses yeux à mon encontre, son « émotion violente » supposée, si tout ceci donc pouvait se lire d’une manière aussi évidente dans le tableau qui se dessinait à l’arrière de mon front. Je crois même que ce dernier était l’envers exact de ce que l’Auteur mettait en scène. Peut-être un secret espoir, en moi, d’une façon quasi-magique, d’inverser la situation, de réparer ce qui s’y inscrivait en tant que drame. En cette heure naissante j’avais plus besoin d’apaisement que d’entailles creusées au sein même de mon derme. Il est parfois des retournements de choses qui sont salutaires. Vous-La-Fictive, voici à quelle métamorphose mon attente inquiète vous a livrée. C’est à grand peine si vous vous détachez d’une ombre serrée, dense, un condensé de nuit, si vous voulez. C’est ainsi, le Mystère a décidé malgré vous de vous situer dans cette zone d’ombre qui ne vous annule point, non, bien au contraire, cette ténèbre impénétrable vous rend désirable plus que désirable. Tel l’explorateur au sein de l’ombre de la forêt pluviale, me voici condamné à la tâche la plus heureuse, vous délivrer de cette inconnaissance, vous porter à la lumière de ce qui est, elle vous révélera tel cet être rare dont tous, nous attendions la venue. Å défaut de vous apercevoir aussi clairement que dans les lignes du livre, à défaut de pouvoir tracer de vous un clair portrait, il ne me reste qu’à tâcher de vous deviner au sein de cette nuit dont vous vous distinguez à peine.

    Tout, autour de vous, est plongé dans une couleur qui n’en est une, cet anthracite qui, sans doute, doit vous reconduire dans le tissu d’un passé devenu illisible. La multiple ramure de votre chevelure s’écoule vers le bas, faisant à peine effraction de ce fond indistinct, de cette parole réduite au pur mutisme. Votre visage ne me sera nullement livré, il se dissimule derrière elle, la chevelure, comme par pudeur, peut-être dans la crainte d’être livré à la morsure du jour. Alors votre épaule, cette colline sur laquelle glisse une sublime clarté, combien elle prend sens, combien elle vous livre à moi, bien mieux que ne l’aurait pu faire votre visage. En cette montée soudaine à la vision, tout se dit de vous dans le contraste, si bien que l’on pourrait croire à un genre d’impudeur, de provocation, d’ouverture à l’Autre sans retenue. Voyez-vous combien je m’enflamme à la seule idée d’un signal que votre peau aurait lancé dans l’espace à qui voudrait bien s’en saisir. Aussi comprendrez-vous avec facilité mon lyrisme épidermique, il est effusion en qui-vous-êtes, ce prodige d’une présence qui, il y a peu, était encore dans les limbes. Mais il ne sera pas dit que votre corps se résumera à cette ellipse de clarté.

   Votre main gauche est pur poème lumineux, féminine parution, éclosion du mystère à la naissance du jour. Votre main, son application à se donner à la vue, vous trahit à la hauteur de son évidence. Chacun de vos doigts est exactitude, certitude de bonheur. Votre main, sculptée par les rayons de ce qui maintenant a lieu, se dit dans une manière de douce assurance. Votre main a une teinte d’Ivoire qui se détache calmement sur le bleu assourdi de votre vêture. Une alliance d’or à votre annulaire. Elle vous ravit à qui-je-suis et vous remet à Celui avec qui vous avez décidé de tracer votre Destin. Mais ceci ne me rend nullement triste, votre doux ébruitement de fontaine suffit à me combler. Et, ici, je ne sais pourquoi, surgit une phrase de l’énigmatique texte : « mais elle fixait sur moi ses yeux en silence », oui, j’aime à croire qu’au rebours de votre dissimulation, un regard m’est destiné qui m’encourage à poursuivre votre inventaire. Peut-être n’êtes-vous destinée qu’à être approchée, effleurée, comme on le fait au contact du verre en cristal, il tinte à seulement être observé.

  De Vous, je n’en pourrai dire plus, sauf au motif de quelque invention qui vous ôterait toute vérité. Alors que je me livrais au décryptage de votre image, les phrases du texte brodaient dans ma tête mille questions auxquelles je ne trouvais nulle réponse. Puis, par le plus grand des hasards, alors que votre main surgissait de la nuit, que mes yeux y adhéraient, ne s’en pouvant détacher, il y a eu comme un éclair et ma mémoire a retrouvé le lieu de son inquiétude. Soudain les mots sont devenus parlants. D’innommée que vous étiez, voici qu’un prénom vous faisait sortir de l’anonymat : Ellénore, voici telle que vous m’apparaissiez, soudain dévoilée, soudain présente dans le beau livre de Benjamin Constant, « Adolphe » dont, souvent, avant de me coucher, j’avais lu de larges extraits, une façon de me préparer aux songes nocturnes. Alors, Ellénore-de-papier, que me reste-t-il d’autre à faire que de vous adresser cette supplique muette :

« Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque,

rappelons les heures du bonheur et de l'amour. »

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 09:55

   Souvent, au plein de mes multiples errances, ai-je trouvé, avec un frisson de plaisir, Une parmi Celles dont j’attendais qu’elle comblât, au moins provisoirement, mon existence nomade. C’est alors une vraie félicité que de parcourir le Monde selon toutes ses latitudes, d’y espérer, ici, une Fille à la peau soyeuse, là-bas une Jouvencelle penchée sur le bord de quelque fontaine. Pouvez-vous imaginer combien l’on se place toujours sous la férule de ses propres inclinations ? Jamais l’on n’échappe à qui-l’on-est. Parfois une brusque sortie dans la lumière des choses, parfois un soudain éblouissement et l’on revient aussitôt en sa propre demeure, là où cela murmure, là où cela chante et invite au repos. Sachez-le, afin que votre étonnement soit circonscrit à son cercle le plus étroit, je suis un Romantique qui ne vit que de ses propres rêves, un dormeur debout, si bien que Vous, dont je vais parler, n’êtes peut-être qu’une image, le vers d’une poésie, un fragment d’anthologie surgie d’un des maroquins de ma bibliothèque.

   Mais puisque, en réalité, vous ne savez vraiment qui vous êtes, quel est votre profil, quel est le style de votre silhouette, quelles tendances vous disposent dans le maquis de l’exister, laissez-moi vous dire selon le penchant de ma fantaisie. Je vous imagine sur le bord d’un rivage radieux, habité d’une haute lumière, Vous, la recevant au plein du visage, comme si vous souhaitiez la mieux connaître, la mieux posséder en quelque façon et je conçois sans peine que cette clarté ne vous illumine de l’intérieur, ne tapisse la tunique diaphane de votre corps, n’en fasse une lanterne magique qui, jamais ne s’effacerait, pour quiconque en aurait rencontré la fabuleuse image. Observant l’aura qui vous détoure et vous rend presque transparente, une manière de luxueuse naïveté, de juste innocence, vous m’apparaissez telle cette Petite Sirène du port de Copenhague, son corps de bronze poli éclaire jusqu’au mystère de la nuit.

   Et puisque nous voici en terres danoises, poursuivons donc notre périple jusque sur ces beaux rivages des Møns Klint, ces merveilleuses hautes falaises blanches, on les dirait le jeu de quelque Dieu occupé à sculpter des rêves de talc et d’écume. Combien de fois, ramené au plus près de qui-je-suis, ai-je parcouru leur estran semé de galets gris lustrés par les vagues, en-moi-hors-de-moi, en partance pour un ailleurs qui n’était jamais que ma proche périphérie, que la projection de mes songes sur ces murs vertigineux que je parais des plus purs prodiges. Nulle promenade qui ne s’ornât des jeux subtils d’une poésie, nul pas qui ne s’accomplît sous la conduite de ces Romantiques Allemands qui, chaque heure qui passe, marquent d’une pierre lumineuse les bornes de mon Destin. Les citer tous serait un ineffable bonheur, mais il me faut retenir quelque secret pour la suite. Déjà je vois vos lèvres gourmandes s’entrouvrir sur les friandises du jour. Et la lumière, cette lumière si pure, si haute, vous transfigure, faisant de Vous, à n’en pas douter, la Déesse que toujours vous avez été, qui ne connaîtra ni les limites du temps, ni les contraintes de l’espace. Le lieu que vous occupez est si singulier qu’il fait reculer dans l’ombre tout ce qui pourrait venir en contrarier la naturelle exposition.

   Mais que je vous dévoile enfin telle que vous êtes. Je reconnais l’étrangeté de mon projet, vous dire, Vous, plus réelle que vous n’êtes à vous-même, vous dire en votre exception. Se connaît-on jamais ? Quel miroir nous dira donc notre vérité ? Notre conscience est-elle la mieux armée pour déchiffrer le continent obscur que nous sommes à nous-mêmes ? J’entreprends sur-le-champ l’audacieuse mission de vous livrer votre essence la plus accomplie à partir de mon regard qui, certes est éloigné, mais s’agrandit précisément de cette distance. Trop près, les choses nous aveuglent, trop loin elles échappent à notre vision. J’espère la juste distance qui me situe près de vous, cependant en vue de qui-je-suis. Car il faut cette double vue, laquelle partant de moi, puisse vous rejoindre sans délai, vous atteignant au creux même de votre mystère.

   Je n’aperçois guère que la plaine de votre dos. Elle est dans l’ombre. Vous êtes assise à même la plage de galets, tout à la vision de ce qui vous fait face : la lisse rumeur du vaste Océan, la neuve courbure de la lumière, un rien qui pourrait se lever à l’horizon et vous dire un secret jusqu’ici dérobé à votre longue patience. La lumière, la belle lumière fécondante glisse sur la diagonale de votre visage, glisse le long de votre bras droit et éclaire les interstices entre les galets. Vous êtes immobile, contemplative, comme fascinée par ce qui vient à vous avec douceur, discrétion. En quelque manière, en ce jour nouveau, vous naissez à vous-même, vous inaugurez ce Monde lointain et proche à la fois.

 

Ce Monde au-delà de vous qui est question

Ce Monde au-dedans de vous, qui est question

Car exister est questionner

 

   Sur la nuée anthracite des galets, un livre est posé. Un livre ouvert. Ses feuillets en éventail que la clarté rend immensément présents, le regard s’y accroche, le regard s’y abîme dans la pliure de la joie. Bien évidemment, je ne peux savoir quel est leur contenu, je ne peux prendre acte des milliers de signes minuscules qui y courent avec toute la charge de sens dont ils sont investis. Je peux imaginer seulement, faire quelque hypothèse qui me posera en personne, mon ego, en quelque manière effaçant le vôtre.  C’est toujours une douleur en même temps qu’une réalité, notre cruel solipsisme efface tout ce qui n’est nullement lui et que reste-t-il après cette biffure ? Existerez-vous encore au moins ? M’adresserez-vous un geste qui témoignera de qui-vous-êtes ? Quand bien même ma propre réalité se superposerait à la vôtre, il me faut témoigner à la hauteur de qui-je-suis, vous prêter quelques unes de mes affinités, vous créer selon moi, car comment pourrait-il en être autrement ?

   Ce livre posé sur les galets, dont sans doute vous avez parcouru les pages, nécessité se fait pour moi d’y projeter quelques mots de ces Romantiques (vous êtes bien Romantique, n’est-ce pas ? Toute votre attitude en témoigne), qui ainsi vous détermineront à mes yeux bien plus que vos actes ne pourraient le faire. Savez-vous combien nos lectures nous reflètent, parfois même nous trahissent ? Mais je ne vous distrairai plus longtemps de ce que je brûle de vous faire connaître. Ceci, cette connaissance, sera la surface qui vous réfléchira, votre image spéculaire si vous préférez. Certes, sans doute consonera-t-elle avec la mienne, mais comment éviter ceci puisque, dans l’instant même de mon écriture, nous sommes Deux au Monde, rien que Deux et c’est le mouvement de Moi à Vous (conscient), de Vous à Moi (inconscient) qui inscrira sa légende en tant que la seule vérité possible. Je vous offre donc quelques fragments d’une Anthologie des Romantiques Allemands, ils seront le miroir commun dans lequel confondre nos images doubles.

   

   « C’est à peine si je sais encore quel fut, et où, le commencement de mon rêve ; pareil au Chaos, le monde invisible voulait enfanter toutes choses ensemble, les figures naissaient sans cesse, les fleurs devenaient arbres, puis se transformaient en colonnes de nuages, et à leurs faîtes poussaient des fleurs et des visages. Puis je vis une vaste mer déserte, où nageait seulement le monde, petit œuf gris et tacheté que les flots ballotaient. »  

 

Jean-Paul - « Rêve de Walt »

 

   Est-ce bien vous, cette Forme Rêveuse qui scrute l’horizon, y projette la résille dense de ses désirs ? et ce « petit œuf gris et tacheté que les flots ballotaient », n’est-il le symbole de cette  nouvelle naissance à laquelle je faisais allusion il y a peu ? Êtes-vous, comme moi, un Phénix qui souhaite ardemment renaître de ses cendres ?

 

« Il vient le nouveau jour, descendu des hauteurs lointaines,

Le matin réveillé hors des lents crépuscules,

Et il rit à l’humanité, tout paré et fringant ;

De douce paix l’humanité est pénétrée.

 

L’avenir veut la dévoiler, la vie nouvelle :

On dirait que les fleurs, signe des jours joyeux,

Comblent le grand vallon de notre terre entière ;

Au loin, par contre, est au printemps la plainte. »

 

Friedrich Hölderlin - « Printemps »

 

      « Le matin réveillé hors des lents crépuscules », est-ce celui-ci dont vous attendez qu’il vous sourie, vous soustraie à « la plainte » qui, toujours, est le bruit de fond de l’humanité lorsque, portée au comble du désespoir, elle ne trouve plus de sens qu’à se précipiter, tête la première, dans le sang et la barbarie ?  Le vaste et luxurieux Monde est en proie à bien des agitations ces temps-ci ! Comment en dévier le cours, sinon à l’aune d’une profonde méditation dont le SENS sera l’amer sur lequel nous fixerons nos regards, souhaitant trouver au terme de notre réflexion une position plus éthique, plus humaine. D’un Nouvel Humanisme, nous avons grand besoin. Ceci est une urgence. Il y a des évidences qui devraient s’imposer sans qu’il ne soit besoin d’en énoncer le contenu. Vous, la Solitaire de la Fadaise, je sais que vous me comprenez. Toujours l’épreuve de la Solitude est ce qui précède les actes de haute valeur. Jamais l’Humanité n’a eu plus grand besoin de se livrer à sa propre introspection, de retourner sa calotte, de présenter une face riante qui gommerait toutes les apories. Certes, la tâche est immense. A chacun sa part !

 

   « Quel est, doué de sens, l’être vivant qui n’aime par-dessus tout, dans le miracle des apparitions de cet espace immense autour de lui, la lumière, la joie de toutes choses - ensemble ses couleurs, ses rayons et ses ondes, l’apaisante douceur de son omniprésence avec le jour et son éveil ? »                                               

Novalis - « Hymnes à la Nuit »

 

   Tout comme Novalis qui chante l’Hymne à la Nuit, mais célèbre aussi la Lumière, n’êtes-vous en quête d’une spiritualité qui vous transfigurera, dans l’instant, là, sur la plage de galets où viennent battre le gris de l’eau, ses taches d’écume ? Sans doute avez-vous besoin de cette « apaisante douceur » qui est le miel de la vie dont on ne pourrait se passer qu’à l’aune de quelque sombre mortification ? Toujours est-il temps de s’éveiller.

 

   Mais voici que se termine ma mission d’enquêteur et je vais me retirer sur la pointe des pieds, vous laissant à votre longue méditation, elle est le fil qui Vous relie à Vous, or sans ce lien intime à Soi, il n’est d’autre destin que d’errer inlassablement d’une rive à l’autre de l’exister sans faire halte à aucune, identique à ces fétus de paille qu’une crue soudaines a surpris, les emportant au loin. Au loin d’eux, des Autres et du Monde. L’errance sera alors infinie parmi les flux désordonnés des hasards et des lourdes contingences. Or Seul face à Soi, toujours nous manque l’écho de l’Autre, de Celui qui nous porte à l’être.

 

Mais je vois les signaux de l’altérité vous incliner à les rejoindre :

 

ce vaste plateau de la mer,

ce peuple de galets,

cette flaque de lumière à l’horizon,

ces pages du livre où se tiennent

les mots du langage,

ces indices de l’Autreté Humaine,

celle par laquelle nous sommes au Monde

dans le plus vif éclat qui soit.

 

Que Mon Rêve soit le Vôtre

Que Votre rêve soit le Mien

 

 

 

 

 

 

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21 octobre 2022 5 21 /10 /octobre /2022 07:30
D’où veniez-vous ?

Esquisse

Barbara Kroll

 

***

 

   « D’où veniez-vous ? », telle était la première question que je me posais à votre sujet. Ce n’est nullement le « veniez » qui me questionnait, autrement dit le temps même du passé dont vous surgissiez. Car peu m’importait le passé, c’était le présent plein et entier, le présent de votre présence qui rougeoyait, telle une braise, tout au bout de ma curiosité. Ce qui occupait le centre de mon souci : le « où », lequel pointait en direction d’un lieu mystérieux de l’espace, comme si ce lieu vous avait enfantée en quelque sorte, vous installant dans l’exister avec la force de coordonnées positionnelles dont, jamais, vous ne deviez vous affranchir. Car savez-vous combien le site qui nous accueille en son sein est déterminant ? Tout autant que l’est le moment qui nous a portés à la lisière du Monde. Toujours l’on fait de la temporalité ce qui, vis-à-vis de notre situation sur Terre, occupe une place prééminente. C’est, vous l’avouerez, faire bien peu de cas de la valeur d’enracinement qui est la nôtre, qui nous attache à tel village, telle source, tel pli de la montagne, tel versant lumineux d’un adret dont, en quelque sorte, nous sommes la simple émanation. Vous, la Venue-de-nulle-part, vous l’Étrangère sans feu ni lieu, c’est un entier mystère qui vous porte devant moi pour la simple raison que vous vous confondez avec la fuite, avec le trajet capricieux du Nomade, avec la passée rapide dans le ciel d’un peuple d’oiseaux dont, bientôt, il ne demeure plus que le vide d’une trace que l’air reprend en son sein. Et c’est toujours le creusement d’une nostalgie qui s’ensuit, l’abîme sans fond d’une perte.

   Combien de fois dans ma vie, ici ou là, du Septentrion aux rivages semés de chaleur des Pays du Sud, ai-je joué à emboîter le pas d’Inconnues, non pour de sombres motivations, pour le seul plaisir de découvrir leur milieu de vie, tel quartier constitué de venelles complexes, tel horizon ouvert sur le vaste Océan, tel bout de lande seulement habité de vent. Parfois m’arrivait-il de perdre leur trace avant que le but n’ait été atteint et le sentiment qui était attaché à cette disparition se pouvait comparer en tous points à la stupeur de l’enfant devant la perte de son jouet. Parfois, le soir, dans la solitude de ma chambre d’hôtel, m’arrivait-il de suivre du bout d’un crayon le jeu complexe des lignes du plan d’une ville, d’y lire des noms mystérieux, Ny Kongensgade ; HC Andersens Blvd ; Rysensteensgade ; C. Molinos ; C. Ecce-Homo ; C. Santiago.

   En réalité, je dressais à la hauteur de mon imaginaire, les tréteaux sur lesquels vous pouviez devenir une Actrice privilégiée, une manière de Compagne me guidant parmi le dédale touffu de la vie. Je devenais alors le Metteur en Scène d’une pièce où je distribuais les rôles à ma guise, donnant ici la réplique à une Tragédienne, là à une Mondaine, plus loin à une Courtisane. L’opérateur de toute cette aimable fantasmagorie était donc ceci qui figurait devant moi : le ciel poudré de nuages était la toile de fond ; les encoignures des rues, les coulisses ; les façades usées des maisons, le rideau de scène. Å mon naturel fantasque, il fallait ce décor de carton-pâte dont une Inconnue, autrement dit la figure du Hasard, était l’Instigatrice, celle qui, de son brigadier, frappait les trois coups d’un spectacle à moi seul dévolu. Oui, je reconnais volontiers qu’il ne s’agit là que d’un caprice d’enfant mais, Vous, la Lointaine, connaissez-vous des Adultes déjà sortis de l’enfance ? Pour ma part je n’en connais guère et ceux qui s’en défendent le plus sont dans le plus grand danger de s’y précipiter corps et âme.

   Telle que je vous aperçois à l’instant, forme en voie de devenir, voici de quelle manière je vous imagine. Vous êtes à Paris, au cœur battant de la ville. La tache verte derrière vous, c’est le Square du Vert-Galant avec la frondaison de ses marronniers, les touffes de ses noyers noirs, le feu de ses érables. Juste devant vous, c’est le Pont-Neuf avec ses arches de pierre régulières, ses piles denses, les visages grimaçants de ses mascarons. Au fond, dans une sorte de nuée indistincte, les travées du gothique flamboyant de Saint-Germain l'Auxerrois. Puis, vers le bas, les pierres grises du Quai de Conti et les hautes colonnes de La Monnaie de Paris. Décrire ainsi n'a de sens qu’à vous donner un cadre, vous affecter d’un gradient de réalité que votre Esquisse effleure sans s’y engager vraiment. Cette mise en perspective avec votre environnement proche  possède l’immense avantage de vous fixer en quelque endroit dont vous ne pourrez vous éclipser facilement. Alors, que dire de vous maintenant, si ce n’est procéder à une rapide évocation ?

       Votre chevelure est identique à une coulée de paille sur le versant de quelque été lumineux. Votre visage est à peine tracé, une ébauche de plâtre sous le couteau hésitant d’un Sculpteur, vos yeux, votre bouche s’y devinent à peine. Votre corps est long, mince, issu d’un bloc d’albâtre. Une harmonie blanc sur blanc, autrement dit l’élégance de quelque chose de virginal. Un bustier noir vêt le haut de votre corps, qu’une attache retient à la hauteur de votre taille. Votre jupe est aussi courte qu’ample, elle laisse paraître la forme parfaite de vos jambes. Vos bras épousent la forme fluide de votre anatomie. Vous regardez face à vous, autrement dit je ne peux que m’inscrire, en tant que Spectateur, dans le champ de votre vision. Bien évidemment, depuis la mutité de la peinture dont vous êtes façonnée, vous ne manifesterez rien. Toute manifestation ne viendra que de mon côté, moi le Metteur-en-Scène, moi le Tireur de ficelles qui vous mettrai à la disposition de ma fantaisie imaginative.

   Je vous aurais volontiers envisagée sous les traits d’une Esméralda, mais vous n’avez nullement l’effronterie de la Gitane telle que nous l’a présentée Victor Hugo. Pas plus que je ne pourrais vous loger dans la peau des Héroïnes d’Eugène Sue dans « Les Mystères de Paris », dans celle de Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide ; pas plus que dans celle de La Louve, cette ravageuse ; encore moins dans la belliqueuse Calebasse habile à manier la hache ; quant à Cécily sa beauté n’a d’égale que son infernale créature. A la rigueur, la silhouette de Rigolette, cette gentille grisette franche et généreuse, maniant l’humour, eût pu convenir à celle-que-vous-êtes, du moins telle que vous m’apparaissez dans votre posture si directe, si authentique. Mais voyez-vous, le risque de l’imaginaire, qui cependant constitue sa pure beauté, c’est de tout agrandir à la taille de l’univers. Tout y devient vite disproportionné. Le Temps s’y dilate jusqu’aux rives de l’Éternité, l’Espace s’y agrandit qui tutoie l’infini du Cosmos. Alors, comment vous situer dans cette dimension extra spatiotemporelle, si ce n’est à la hauteur de quelque délire qui vous détruirait, bien plutôt que de vous porter à une plausible existence ? Le danger de la représentation est, soit de se situer à l’étiage du sens, soit dans les hautes eaux d’une crue fort difficile à endiguer. Tout est toujours question de juste mesure.

    Faute, pour moi, de vous inscrire dans le destin d’une Héroïne, je me conterai (mais ceci, loin d’être simplement restrictif, présente bien plutôt le visage du gain), de vous placer au lieu même de qui-vous-êtes, cet Être inaliénable qui vit de l’eau de sa propre source. Celle-ci est, par essence, votre bien le plus propre dont nul, jamais, ne connaîtra le secret. Dire ceci est tout simplement affirmer, tout à la fois, le précieux de toute Altérité, mais aussi le mystère qui l’entoure d’une aura qui la protège et signe son imprescriptible Destin. Car, jamais, vous ne serez ni d’ici, ni d’ailleurs, vous ne serez, au centre même de votre essence, qu’en Vous, rien qu’en Vous.

  

 

 

 

  

 

 

 

 

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19 octobre 2022 3 19 /10 /octobre /2022 08:27

 

   Parfois, quelque rencontre de hasard, une personne croisée au coin de la rue, entrevue dans la diagonale d’une œuvre, entr’aperçue dans les pages d’un magazine, vous place-t-elle soudain face à sa propre énigme et, corrélativement, face à la vôtre. Parfois même ne se souvient-on plus du lieu où le contact se produisit, il n’en demeure, dans l’âme, que l’image fuyante, ourlée de gris, d’un songe. C’est bien ceci qui demeure, cette manière d’ombre qui dessine, dans les lointains, les possibles même de sa fiction. Car, à avoir trop halluciné une vision, cette dernière devient si éthérée, si mêlée à son propre imaginaire, que sa consistance ne donne plus lieu qu’à un tissu ajouré, une manière de dentelle onirique bien éloignée du réel. Mais il arrive que ce fameux réel n’ait guère plus de poids qu’une feuille chutant sur le sol jauni d’automne. Alors on se résout à vivre dans cette façon d’entrelacs qui flotte entre deux rives, les rend aussi absentes l’une que l’autre. C’est un peu comme si, devenu étranger à Soi, l’on se mettait en quête d‘un autre Soi, flou lui aussi, escomptant que deux moitiés imparfaites ne finissent par ressembler à quelque complétude. Cependant le risque est grand que chaque dénuement ne s’accroisse de l’abîme de l’autre. Mais il nous faut sortir de ce pathos, de crainte qu’il ne nous réduise à néant.

   Donc, VOUS qui hantez mes souvenirs, que je vous avoue ceci. Il n’est pas rare que votre silhouette ne surgisse à l’improviste, aussi bien au milieu d’une tâche d’écriture, aussi bien au plein de la nuit, me laissant parfois hagard, ne sachant plus vraiment quels sont vos contours, quels sont les miens. Ceci, cette impression d’incertitude, ce motif flottant de Vous à Moi, cette altérité partagée dans un genre de vide sans fond, ceci, disais-je, eût pu constituer le lit d’une certaine euphorie comme lorsque, porté par un narcotique aux limites extrêmes de Soi, on s’agrandit de ce que jamais l’on n’a été, d’une éternité si vous voulez, qui ôte à la quotidienneté sa lourde charge d’immanence. Car, le plus souvent, ce sont des gueuses qui lestent nos jambes, nous faisant avancer dans l’existence tels de comiques culbutos. Mais ici l’ironie ne suffirait à m’alléger du poids qui m’étreint à seulement penser à l’insaisissable de votre silhouette, à l’irrémédiable perte que vous êtes toujours pour moi. C’est toujours un réel danger de n’envisager l’Autre que sous des traits de graphite que vient effacer l’impermanence de la mémoire. Vous, que je nommerai « L’Ombreuse », me mettez, chaque jour qui passe, au défi de vous créer, mais je suis un Demiurge aux mains vides, un Alchimiste perdu dans les formules labyrinthiques de ses grimoires, un triste Poète que l’imagination a déserté.

   Alors je me contente de faire surgir, en arrière de mes yeux, dans l’angle de mon chiasma optique, quelque figure qui, à défaut d’être réelle, vous pose telle la libellule au-dessus de la vitre éblouissante du lac, un genre de clignotement vous disant une fois selon le Blanc, une autre fois selon le Noir, ma Griserie vivant de cette ivresse passagère qui est ma Muse la plus concevable, certes une fumée à contre-jour du ciel, mais saisir un Rien est mieux que ne rien saisir du tout. Aperçue au hasard de mes cheminements, vous L’Ombreuse, n’en êtes pas moins vivante, identique à ce ruissellement de gouttes dans la nuit de la terre, on ne le voit nullement, mais il fait en l’âme un ébruitement si constant, un tintement si insistant, qu’il devient familier au même titre que vos yeux, que votre peau, il vous possède à votre insu et porte la faille de votre aliénation au plus haut, si bien que cette dernière devient votre bien le plus précieux. Étrange sentiment que celui-ci, on ne le cèderait pour rien d’autre, pas même pour la félicité d’admirer un beau paysage, de contempler une œuvre d’art. Mon aliénation est devenue Votre Œuvre, comment n’en être nullement bouleversé jusqu’en mon tréfonds ? Percevez-vous, au moins, ce paradoxal revirement qui fait d’une dépossession une possession ? Le motif de la rencontre fortuite est si riche, si plein de perspectives heureuses. Ne vous aurais-je rencontrée, dans la plus grande fantaisie qui se puisse imaginer, et maintenant, dans le présent qui est le mien, sur la ligne d’horizon ne se découperait qu’un vide qu’il me serait bien difficile de combler.

   Dire qui vous êtes en ce temps qui est mien, ne vous apportera guère d’information dont vous pourrez tirer quelque profit. Vous dire, en quelque sorte, est vous ramener à la présence, vous éprouver encore une fois réelle plus que réelle. C’est la nuit qui vous porte en avant de vous, c’est la nuit dont vous êtes le visage le plus perceptible. Vous vous en détachez comme le ferait un vase de faïence placé dans le clair-obscur d’une vitrine. Ce qui me retient tout d’abord, cette faible clarté qui vous visite depuis le sommet de votre tête jusqu’au double motif de vos mains jointes. Juste un effleurement, il vous fait sortir du rêve et vous y maintient en quelque façon. Une avancée que suit un retrait, une donation qui, aussitôt, s’absente d’elle. Comme si vous vouliez sceller l’événement de la rencontre et vous en retirez de peur, peut-être, d’y sombrer.

   Vos cheveux, coupés à la garçonne, sont ceux d’une « fille sage », on vous penserait même prépubère, encore sertie dans les pierreries de l’enfance. Cela vous rend touchante au-delà de toute expression. Votre visage, ce demi-triangle faiblement éclairé, presque rien n’y paraît, hormis la prunelle effacée de votre œil, hormis le double pli de vos lèvres closes refermé sur votre intime secret. Peut-être me penserez-vous affecté de cette fuite constante, de ce refuge en vous qui semble bien être votre signe le plus évident. Eh bien, non, votre posture d’effacement est celle que je souhaite, elle me permet de faire votre inventaire tout à loisir. Dans le prolongement de votre visage, la discrétion de votre cou, l’humilité de votre poitrine (on la penserait celle d’un éphèbe), me donnent à penser que vous êtes plongée en une profonde méditation. Non une inclination religieuse ou une pensée adressée à quelque objet artistique, une simple plongée en vous, une fascination de vous connaître jusqu’à l’épuisement de qui-vous-êtes.

   C’est tout de même admirable cette réverbération sur Soi, cet écho qui vit de sa propre propagation, de son rythme régulier. Il faut une grandeur d’âme exceptionnelle pour faire de sa propre fréquentation l’alpha et l’oméga de chaque instant qui vous visite. Vous êtes vêtue d’un genre de sarrau bleu, il me fait penser à celui que portaient les écolières au siècle passé. Étrangement votre épaule droite est dévêtue alors que la gauche est couverte. La droite : effraction de soi. Jusqu’où ? La gauche : réserve infinie de Soi. Vos deux mains sont assemblées comme dans le geste de la prière. Mais c’est bien Vous, pour qui vous priez au sein d’un solipsisme qui fait de vous un être unique, seulement unique. La jointure de vos mains étreint la tige d’un végétal dont la partie sommitale, hérissée, me fait penser à la forme hirsute du chardon ou bien de la pomme de l’artichaut lorsqu’elle libère les fibrilles de sa fleur mauve. Alors, ou bien il s’agit d’un geste « barbare » de flagellation, de mortification, ou bien cette convulsion de la plante ne revêt nulle signification et alors je me questionne sur la gratuité de sa présence. Peut-être ne s’agit-il que du symbole disant votre efflorescence intérieure dont vous ne souhaitez laisser paraître que la partie la plus atone qui ne profère rien de votre mystère

   Ombreuse, c’est ainsi que je vous aime, car oui, je vous aime à la hauteur de cette privation, de cette disette, de cette pénurie dont vous êtes le vivant emblème. Bien trop de nos Commensaux livrent le tout de leur être avant même que l’on ait pris la peine de se mettre en quête de qui-ils-étaient. Voyez-vous, la modestie est une belle chose. La discrétion est une qualité. La pudeur le plus grand des biens. Notre siècle prodigue en représentations, spectacles, autosatisfactions de toutes sortes, serait bien inspiré de se calquer sur votre posture de retrait, le paradigme selon lequel ils devraient figurer au Monde. Certes il y a fort à faire mais il n’est jamais trop tard pour apprendre le Simple et le porter au-devant de Soi en une manière d’aube naissante. Ombreuse, vous êtes une Aube, un être de Pure Naissance. Qui donc pourrait vous en faire le reproche ? Il y a tant de beauté dans les choses lorsqu’elles se dissimulent en leurs bogues ! Tant de Beauté.

 

 

  

 

 

 

 

 

 

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18 octobre 2022 2 18 /10 /octobre /2022 08:16
Une juste sérénité

« Portrait d’un homme » - Vers 1435

Robert Campin

Source : Meisterdrucke

 

***

 

   Irrésistiblement ce portrait nous attire comme si notre ego pouvait se projeter en lui. Je crois que nous souhaiterions, d’emblée, accéder à cette manière de tranquille assurance dont il est le lieu de subtil rayonnement. Cependant, il ne s’agit nullement d’un sentiment de joie intérieure qui transparaîtrait à même le visage. C’est du retenu en soi, c’est de la pudeur. Car il serait indélicat de laisser percer des sentiments singuliers, logés au creux même de la confidence, de l’expérience intime. Telle une eau de source, la vie intérieure fait son trajet inapparent dans quelque zone d’ombre dont nul ne pourrait donner le nom, pas plus que décrire son délicat tissu. Ce personnage dont Robert Campin fait le portrait, demeure dans un réel anonymat. Quoi de plus abstrait en effet que « un homme », titre vague de cette toile. Nul point de repère et je pense toutefois qu’il s’agit « d’un homme » appartenant à une classe sociale aisée, sans doute quelqu’un issu de la bourgeoisie avec tous les caractères qui y sont attachés, distinction, culture, distance par rapport aux choses. D’évidence, ce personnage ne provient ni de la paysannerie, ni du monde ouvrier.

   Bien que la toile ne nous dise rien de l’environnement de son habitat, nous pouvons l’imaginer passant de longues heures dans son cabinet de curiosités à admirer ses « pierres de foudre », à lisser du plat de la main ses fossiles aux formes étranges, à observer ses peintures sur pierres, les motifs de ses camées, à laisser errer son regard sur des herbiers qui le font rêver. Toutes ces choses périphériques déterminent aussi bien un univers mental qu’elles mettent en lumière les centres d’intérêt, les affinités que cet Inconnu entretient avec le Monde. C’est étonnant combien ses propres centres d’intérêt, ses propres inclinations, ses choix transparaissent dans le motif du visage. Dans les rides du paysan, ce sont les durs sillons de terre qui se donnent à voir. Dans les mains de l’ouvrier, dans ses cals, c’est l’outil dont le vivant symbole apparaît. Dans le portrait du bourgeois, dans la concentration du regard, l’attention portée, en tant que commerçant, aux nombreux interlocuteurs avec qui il a affaire. Tous, nous exhibons, à la cimaise de notre front, les soucis, les occupations, les félicités, les minces bonheurs, les déceptions qui sont notre lot quotidien, l’alphabet au gré duquel nous composons notre livre de l’exister.

   Si, maintenant, après avoir dressé le fond imaginé de son apparition, je décris en me focalisant sur l’image, je peux dire ceci : ce remarquable portrait est traité d’une façon si réaliste, que le personnage, soudain, se mettrait à proférer quelques mots que nous n’en serions guère étonnés. Ne disait-on pas, à propos de la facture de l’œuvre de Robert Campin, qu’elle était sous l’influence de « la fascination du quotidien ». Oui, le quotidien est fascinant pour qui sait en transcender les formes, en sublimer la prosaïque présence. Å l’évidence, cet Artiste s’y entendait en la matière, à la hauteur d’une touche irremplaçable. Le travail de la mimèsis est à ce point parfait que rien de l’aspect physique n’est laissé dans l’ombre. Ce type de traitement méticuleux ferait presque penser aux modernes fac-similés en cire du Musée Grévin, tellement le souci de vérité y est infiniment présent. Le personnage est là, devant nous, dans sa plus pure évidence, dans cette attitude vaguement méditative qui le rend un peu mystérieux, installé dans la distance, observant le monde depuis le lieu de sa monade, en réserve de ce Réel qui nous le livre si bien dans l’entièreté de son être.

   Ce qui est tout à fait remarquable, ce subtil modelé du couvre-chef, il ferait penser à ces « Crete Senesi », dans le « désert » de Toscane, ce lieu magique semé de mille plis plus harmonieux les uns que les autres, ces chaumes lumineux structurés comme pour dire le rythme universel des choses et des êtres. Le visage, quant à lui, est identique à l’argile mise en forme par le sculpteur, cette assiduité, cette conformité au modèle avant que son esquisse ne donne, peut-être, le motif d’un bronze sur lequel se lira, dans la pureté du métal, l’exactitude de l’être qui y est figuré. La vêture au col fourré, à la teinte foncée, vient clore ce tableau dans des nuances subtiles d’Ivoire, de Rouge-Orangé adouci, de Bitume, une élégante économie de moyens qui vient renforcer le sentiment d’équilibre qui se dégage de cette scène que l’on pourrait qualifier de « bucolique ». L’idée d’un paysage automnal avec ses teintes de Rouille et de Brique s’y trouve inscrit de manière quasiment naturelle. Une douce atmosphère dont on pourrait éprouver la touche délicate, tissée de quiétude, ourlée de suavité, image auprès de laquelle faire halte le temps d’un ressourcement, d’une régénération. Comme si ce Personnage, porteur d’une grande sagesse, pouvait nous reconduire au lieu de la nôtre ou bien en favoriser l’éclosion, en provoquer l’épanouissement.

   Mais ce qu’il convient de dire, face au tissu d’évidence de la sérénité qui paraît se dégager de ce portrait, c’est que nulle sérénité ne se donne d’emblée, que nulle sérénité ne s’inscrit comme le résultat immédiat d’un don que l’on aurait reçu du ciel. Les choses sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. La tranquillité, l’ataraxie, l’équanimité de l’âme ne s’atteignent jamais qu’au terme d’un long travail, d’une infinie patience. On ne naît pas avec la sérénité lovée au creux de son berceau, comme si elle vous attendait depuis la nuit des temps. Toute sérénité est l’aboutissement d’une longue maturation. Il faut avoir connu des soucis et des peines, s’être confronté aux obstacles de l’exister, avoir chuté, avoir échoué, puis avoir pu rebondir, s’être relevé, lesté de toute cette expérience, visité par toutes ces incertitudes, ces doutes, car c’est bien au terme de tous ces conflits, de toutes ces violentes dialectiques que la conscience assure ses assises, prend un nécessaire recul, se fortifie afin que les ornières franchies, les ubacs effacés, ce soient les adrets de lumière qui viennent à vous avec toute leur charge de félicité.

   Sérénité ne résulte que de Lucidité et nulle intuition ne saurait en réaliser les conditions de possibilité. L’on imagine volontiers que cet « homme », dans la gestion de ses affaires, ait eu souvent maille à partir avec les parties adverses, que certaines négociations aient été laborieuses, que des nuits de veille aient été passées sur des chiffres, des évaluations, que des marchés à conclure précédèrent parfois des aubes qu’il souhaitait transparentes. Et c’est bien au motif d’un combat sur lui-même que chaque progrès à bâti en lui, pierre à pierre, cette soi-disant sérénité que nous lui attribuons en tant que l’essence qui le qualifie au plus près.

       Cependant, un regard attentif ne pourra que conforter ces hypothèses. Le regard est méditatif, il traverse le réel sans vraiment s’y arrêter. Une minuscule étincelle d’inquiétude se dessine sur le brun de l’iris. Quelques rides naissantes ornent le front, y tressent une sorte de langueur, peut-être la vague mélancolie d’une réminiscence qui relie à un passé qui n’a pas soldé la totalité de ses comptes. La parenthèse de deux plis referme la base du nez, ce qui, parfois, est signe de contrariété. Les lèvres sont belles, régulières, qui peut-être dissimulent des mots sur le bord de se dire mais qu’il vaut mieux retenir en soi. L’entièreté du visage est de pure et délicate concentration. Seulement, il n'y a pas d’angoisse qui serait visible, pas de tourment qui menacerait à l’horizon de l’être. Tout repose en soi dans un genre de calme qui paraît inentamable. Cet Homme semble occuper le lieu qui est le plus sûr pour lui, un genre de halte sous l’abri d’un port, à l’écart des tempêtes et des coups de blizzard.

   Peut-être est-ce ceci, la sérénité, parvenir au plus haut de qui-l’on-est, sachant cependant d’où l’on vient, disponible à l’égard du temps, ni en retard, ni en avance, installé dans un présent dont la certitude signifie la possibilité de quelque éternité. Si la sérénité vraie existe, elle est bien ce suspens par rapport à une temporalité toujours en fuite, cette insertion dans un présent donateur de sens, sans qu’aucune justification d’accélérer le pas ne se puisse jamais donner. Elle est une intersection de la fluence spatio-temporelle, une disposition de soi dans le simple et le limpide. Ce qui ne saurait signifier que nul nuage n’en traverse jamais le ciel existentiel. Cette toile de Robert Campin est toile du « juste milieu ». Toile du Midi, de la maturité, qui, seule peut donner au beau mot de « sérénité » le sens de plénitude qui lui convient. Alors la notion de vacuité s’estompe pour laisser place à cette belle carnation qui est le chiffre même de la vie. D’emblée, cette toile, bien plutôt que de nous installer dans une posture simplement esthétique, nous convie à une méditation sur nous-mêmes. Saurons-nous y trouver ce halo de sérénité dont nous voudrions être atteints afin d’accéder à cette belle patience qui signe le trajet hauturier de Ceux et Celles qui naviguent au plein des eaux avec confiance et détermination ?

 

 

 

  

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 octobre 2022 6 15 /10 /octobre /2022 09:21

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

   Venus de l’ombre, venus de la nuit, allant vers la nuit, c’est ainsi que se détermine notre destin, que se trace la voie dans laquelle s’inscrivent nos pas. Aujourd’hui, avançant dans la lumière, habillant nos yeux de clarté, illuminant la plaine de notre peau, nous n’avons plus souvenir de toute cette ténébreuse densité, de cette matière opaque avec laquelle nous nous confondions, avant même que nous vinssions au Monde. Sans doute, même, tentons-nous d’en biffer le souvenir, sinon la pure possibilité. Car reconnaître en soi, sa part de Nuit, ses projections d’Ombre, constitue toujours une épreuve redoutable. Tous, nous voulons figurer sur les plus hautes cimaises, là où crépitent les étincelles, là où les collines reçoivent leur brillante aura, là où les yeux s’habillent de diamant.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

   Cependant, il ne sera pas dit que nous accorderons aux ténèbres quelque privilège. Å l’encontre de notre belle Planète qui tourne tout autour de son axe, nous souhaitons en immobiliser le cours, exposer toujours notre visage à la clarté du soleil, effacer les ombres portées, faire se diluer la moindre poussière qui dissimulerait en elle un germe de contrariété, qui nous inclinerait à nous confondre avec cet obscurcissement dont nous redoutons qu’il ne contienne le tissu même d’un non-sens. Ainsi cherchons-nous les vastes places avec les colonnes de talc de leurs hautes statues, les vitrines éclairées des magasins, les rues parcourues par la foule mouvante et bariolée, les toiles blanches des cinémas qui font reculer les ombres, qui sont une fête de la lumière. La lumière, nous la recevons telle une sublime ambroisie, elle nous inonde de sa gaieté, elle nous caresse de son inépuisable joie.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

   Parfois, quand la saison avance, que le jour décline, sentons-nous, à la façon d’une brise légère, l’appui discret, mais bien présent, mais bien réel, d’une manière d’ennui que nous pensons pouvoir relier à tel ou tel événement fâcheux qui serait venu à notre encontre. Mais, en vrai, le « Mal » est bien plus profond, bien plus pervers, au simple motif qu’il est comme notre revers, le revers de cette condition humaine dont nous participons, dont bien évidemment, nous ne pouvons nous exonérer.

 

Cette soudaine lassitude,

c’est l’Ombre.

Cette léthargie qui envahit nos têtes,

c’est l’Ombre.

Cette subite mélancolie tressant

à notre front les cirrus de la tristesse,

c'est l’Ombre.

 

   Nommant l’Ombre, nous désignons ce qui nous contraint et sème notre route d’obstacles entravant notre progression. Ce qui est évident, c’est que notre geste de désignation donnant visage au « Mal », nous le rend plus supportable. Rien ne serait pire que de ne pouvoir le nommer, cette indistinction portant en soi la toujours prégnante aporie de l’inconnu. Mais connaître l’ennemi n’est nullement le maitriser, tâcher seulement de le tenir à l’écart.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

    

    Celle à qui nous attribuerons le nom de « Venue-de-l’Ombre », nous ne la voudrons seulement singulière, bien délimitée en son identité. En quelque sorte nous la désirerons Universelle, nous glissant en sa peau d’un instant à l’autre sans que rien ne soit changé de son destin, le nôtre s’inscrira en son sein à la façon dont s’emboîtent les poupées gigognes. Elle est qui-nous-sommes, nous-sommes-Elle en une unique respiration, un unique regard, une unique conscience. Ainsi, chaque fois que paraîtra Venue-de-l’Ombre , c’est de nous dont il s’agira, nous coulant dans ses différentes postures, ses mouvements, ses pensées, l’horizon qui est le sien, qui est le nôtre, sans distinction aucune.

 

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

 

    S’il y a une égalité entre les Existants, c’est bien celle-ci, cette Loi qui nous fait tous semblables devant la finalité absurde de la posture humaine, nous sommes tous lestés du même faix, cette Ombre ultime qui prospère au loin et nous attend dans la patience, la plus ou moins longue patience, certes. Mais, au bout du trajet, tous les comptes sont identiquement apurés. C’est l’Ombre qui gagne et nous fait le don de l’Absolu. Sans contours définissables, sans nom prédiqué avec exactitude, sans visage. L’Absolu en tant qu’Absolu, ce qui, en soi est le Sans-Mesure que nous redoutons et qui, paradoxalement, nous attire, nous fascine. Nous voulons résoudre l’énigme posée par le Sphinx. Nous sommes des Œdipe qui nous ignorons. Or nous savons que la seule réponse possible « l’Homme, est une réponse franchement abyssale qui nous hante notre vie durant. Beaucoup de ténèbres, quelques éclaircies cependant.

       

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

    Venue-de-l’Ombre, la voici qui se donne à voir en une sorte d’apparition semée de mystère, de réserve, de beauté en voie d’accomplissement. Derrière elle, faisant fond, une Ombre bleutée, entre Acier et Minuit, une Ombre généreuse, si vous voulez et, bien sûr, d’autant plus « vénéneuse » qu’elle se voile d’une douce harmonie. Une flaque de clarté diffuse, approximativement Turquin, germine dans les lointains. Comme un souvenir de naissance, de venir au Monde, de sortie du Néant.  Des limbes encore visibles tissent leurs fils d’Ariane, ceux qui, une vie durant, lui rappelleront le lieu de sa venue, cet insaisissable dont elle sera toujours traversée, cet invisible continûment accolé au visible comme la dette que celui-ci, le visible, a contractée vis-à-vis de celui-là, l’invisible.

  

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

    Venue-de-l’Ombre est debout au milieu de sa Nuit, pareille à une Princesse Orientale. Un bras est relevé, en forme d’anse d’amphore, au-dessus de sa tête. Seul, l’abri de sa main plus claire se laisse percevoir. La chevelure est brune, simple continuité de la Nuit, à peine émergence. Le visage est partagé en deux parties égales, la gauche est inapparente alors que la droite donne site à une joue claire, un œil aux aguets, ceci se continuant par les deux cordes du cou qui se prolongent en un V que referme le noir du corsage. Le bras droit, à peine éclairé, rejoint la zone d’Ombre. Une chemise bleue cerne le corps, fait le lien avec toute une zone d’indistinction.

   

Mais la nuit est là, qui guette

La lumière croît en elle

   

    C’est comme la visitation d’une image dans le bleu du rêve, un subtil poudroiement dont la délicatesse estompe une impression qui pourrait être obscure, emplie de morosité, versée au sentiment du tragique qui nous habite et nous fait nous courber sous le poids du destin. Dans une manière de joie simple, Venue-de-l’Ombre arrive à nous selon une esthétique si évidente que nul ne pourrait y deviner les signes d’un quelconque chagrin, la trace d’un tracas, quelque perte à l’horizon de l’être. Certes sa parution s’effectue sous le symbole d’une ambivalence qui pourrait nous atteindre et nous inquiéter. Cependant, nous ne sommes nullement dupes, mais  c’est la face de douce lumière que nous retiendrons. Car des choses qui nous visitent, si le versant de Nuit n’en peut être ôté ; le versant limpide, transparent, diaphane, c’est celui que nous choisirons, ce genre de flottement irisé de libellule à la face des eaux. Les ailes vibrent pareilles aux éclats du verre pilé dans le jour qui paraît. Le Jour !

 

La lumière croît

   

 

 

 

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10 octobre 2022 1 10 /10 /octobre /2022 09:35
Née du Rien

Esquisse : Barbara Kroll

 

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   « Née du Rien », combien cette expression est étrange. Peut-on naître de Rien ? « Rien n’est sans raison », disait le Philosophe Leibniz. Chaque étant a une cause. Or, cet étant-esquisse, quelle peut en être la cause ? La volonté de l’Artiste, la nôtre en tant que Voyeurs qui souhaitons que notre regard soit rempli à la hauteur de son attente ? Ou bien l’œuvre d’Art est-elle à elle-même sa propre raison, comme si un mouvement interne en décidait le sort ? Nous voyons qu’il n'est pas si aisé de répondre, que les choses, toujours nous échappent au simple motif que nous ne les saisissons que partielles, fragmentaires, qu’elles disposent peut-être d’une autonomie qui se déroule à notre insu. Si nous visons les choses correctement, selon leur essence même, nous  nous apercevons que notre formule initiale est paradoxale. « Née », suppose qu’Esquisse est arrivée à l’être, qu’elle possède, sinon une chair picturale pleine et entière, du moins un contour en lequel elle abrite sa venue. Ce qui veut dire qu’Esquisse est Réelle et que rien ne pourrait lui retrancher son coefficient de Réalité. Mais, disant « Née du Rien », nous créons aussitôt une évidente antinomie. Puisque le Rien ne peut provenir que de notre imaginaire et Esquisse s’inscrit dans ce Réel qui nous fait face.

   Une scission s’établit entre Réel et Imaginaire, si bien qu’Esquisse nous paraît tel cet être en partage, lequel viendrait à l’être tout en se retirant.  Car, si le Réel a une qualité de présence, l’Imaginaire est connoté tel son envers, à savoir le lieu d’une absence. C’est sur cette indétermination originaire que joue Esquisse, raison pour laquelle elle est simplement en voie de…, ne trouve nullement son terme, prononce un mot de graphite que, bientôt, un autre biffe et c’est aussi la raison pour laquelle elle nous fascine car, située entre être et non-être, c’est bien de notre présence au monde dont il est question. Or Esquisse, nous la voulons Réelle au titre d’une réassurance narcissique. L’inscrivant dans l’ordre des choses visibles, la forêt, le rocher, le crayon, sa corporéité fonde la nôtre. La situant dans l’orbe flou de l’imaginaire, nous la soustrayons à notre entendement et ce motif de fuite nous désespère. Nous ne craignons rien tant que l’effacement, la disparition, la fente abyssale au gré de laquelle notre être n’est qu’un vague tremblement à l’horizon du monde.  Mais il nous faut partir de ce Rien et bâtir quelque chose de plausible.

   Le fond est fond de néant, si toutefois le néant peut faire image. Mais supposons. Le fond est cette quasi-nullité, cette totale indistinction pareille au blanc d’une aube qui ne se décide à poindre et à faire acte de présence. Un blanc de neige qui laisse transparaitre, par endroits, quelques traces de salissures indistinctes. Un blanc de plâtre qui badigeonne les murs d’une cellule monastique : contemplation de la nudité. Un blanc d’Espagne qui chaule les vitres, rien du mystère de la pièce ne doit être dévoilé. Un blanc de visage de Mime, il est le signe d’une vacuité intérieure. Un blanc de Titane dont la pâte éteint les couleurs qu’elle recouvre. Un blanc de Pierrot Lunaire à la recherche de sa Colombine, c’est-à-dire de lui-même. Le blanc de l’Amour lorsque sa mémoire se dilue dans les voiles du temps. Un blanc en tant que blanc qui ne profère que du silence, une parole violentée d’aphasie. Le Blanc.

   Le trait est dans le Gris. Gris pareil à la lumière éteinte d’un toit de zinc.  Gris-Lin, il vit de sa souple rumeur. Gris-Ardoise, il se confond avec la toile du ciel. Gris-Plomb à la teinte sourde. Gris-Souris qui trottine à pas menus. Gris-Acier à peine visible dans le jour qui vient. Gris-Perle, il parle à peine plus haut que la pierre ponce. La ligne « flexueuse » d’Esquisse c’est un presque-rien posé sur un rien. C’est une venue dans la discrétion, c’est une hésitation du geste. Le geste est suspendu à sa propre profération. Il offusque le néant mais avec retenue, c’est fragile l’imaginaire, c’est pareil à un vase en céladon, il faut en caresser la lumière avant d’en éprouver la consistance. Esquisse est effleurement, Esquisse est sortie du Néant, glissement hors du Rien mais à fleurets mouchetés. L’Absence, le Vide ne peuvent se donner selon quelque chose qu’à l’aune d’une muette supplication, rien ne serait pire que la gesticulation, l’absence de retenue. L’Artiste dessinant Esquisse est nécessairement au bord de soi, là où cela tremble, là où cela vacille, là où cela frémit. Créer est toujours courir le danger d’être moins que Soi, d’être plus que Soi, mais alors dans le risque d’une non-coïncidence avec l’œuvre en cours qui ne peut être que présente à soi, sans que quelque diversion puisse détourner son être de la tâche de paraître. Car être-œuvre n’est rien de moins que d’arriver au plein du phénomène, au lieu même de son essence. Or ceci ne saurait résulter d’un geste inadéquat, brusquant le processus de la métamorphose. Car c’est bien à ceci que nous assistons, au passage mystérieux, alchimique, d’une forme originaire à une forme finale, à un genre de transmutation de la matière depuis sa naissance jusqu’à sa plus haute révélation. C’est pour cette raison, du geste magique de la création, que nous admirons le mouvement léger, plein de respect mais en même temps d’assurance avec lequel l’Artiste conduit son action pour donner le jour à ce qui n’était que latent, dissimulé dans quelque pli de l’espace et du temps.

 

Être Artiste est ceci :

 

sortir de l’Imaginaire ce

qui y sommeillait en creux,

le porter à la visibilité du Réel,

le féconder, faire que le menu

de l’immanence quotidienne devienne

l’actuel de la transcendance créatrice,

une ambroisie pour l’esprit,

un nectar pour les sens.

  

   Écrivant ce texte, petit à petit, une image s’est faite en moi, une sorte de mouvement analogique mettant en rapport « Née du Rien » avec « Née de la vague », titre d’un travail du Photographe Lucien Clergue où le cops féminin paraissait naître des éléments eux-mêmes, de la pierre, de l’eau, du sable, du nuage. Féérie du corps humain que la lumière porte au regard, identiquement au geste de naître du Rien. Impression d’unité accomplie, fusion du corps Humain dans le corps de la Nature, Le corps sublimé devient alors un pur prodige dont on ne sait plus s’il est origine ou bien forme purement Idéelle, indépassable, genre de Modèle platonicien dont toute autre forme résulterait en une manière d’inépuisable harmonie. Or, ici, afin de refermer la boucle initiée au seuil de cette écriture, m’inscrivant en faux contre l’assertion de Leibniz, conviendra-t-il que j’énonce, au regard des Œuvres de Barbara Kroll, de Lucien Clergue : « Tout est sans raison », tellement le jugement déterminatif ne s’appuyant que sur l’exercice des concepts, doit le céder au jugement réfléchissant qui fait de l’affection, du sentiment, de la sensibilité, les pierres de touche du jeu libre de l’imaginaire au gré duquel seulement les œuvres d’art peuvent venir à nous dans le trait, la ligne de leur pure vérité. Ce qui est tout à fait remarquable chez cette Artiste Allemande, c’est qu’elle nous place au foyer même de ses préoccupations esthétiques, n’hésitant nullement à nous faire participer à ses tâtonnements, à ses recherches formelles qui nous disent, en leur statut pré-figuratif, antéprédicatif, l’instabilité manifeste du Réel toujours travaillé par une part irréductible d’imaginaire, donc de métamorphose toujours à l’œuvre. Oui, à l’œuvre, ainsi faut-il nous persuader que le Rien que nous penserions inactif, constitue toujours le linéament inaperçu, l’entrelacement avec le Réel dont la peinture est le lieu partiel en voie de constitution. Å nous, Voyeurs d’en parachever le sens. Fût-il singulier, subjectif, entaché de quelque fantaisie. L’exactitude n’est nullement de ce Monde !

 

  

 

 

 

   

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8 octobre 2022 6 08 /10 /octobre /2022 07:58
Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi

 

Esquisse : Barbara Kroll

 

***

 

   Nous sommes toujours trop inattentifs à la venue des couleurs, à leur force d’irradiation, à la dynamique de leur symbolique. Nous voyons du Rouge et c’est seulement une teinte parmi les autres, un mot qui se noie dans le langage pluriel du Monde. Alors nous pensons précisément aux choses du Monde qui exposent ce prédicat tel une vêture, nous pensons à la cape du Petit Chaperon Rouge, nous pensons à la muleta du Toréador, nous pensons à la crête écarlate du Coq. Parfois, au travers de nos pensées nous visons, mais dans une sorte de distraction, quelques lignes signifiantes qui en traversent la rumeur colorée : aussi voyons-nous la fraicheur, la naïveté du Chaperon ; la chorégraphie du Toréador ; la brillante aura du coq parmi le peuple de la basse-cour. Nous ne pensons guère au-delà pour la simple raison que cet au-delà nous le redoutons habité de chausse-trappes, visité de l’œil curieux et mortel des couleuvrines. « Mortel », oui nous avons proféré la cruelle sentence qui, derrière notre masque apaisé en surface, recèle en son sein la morsure Mortelle, celle qui, sans ménagement, nous envoie à trépas sans même tenir compte de notre avis à ce sujet. Car, oui, toujours les choses et aussi bien les couleurs dissimulent-elles en leurs revers la fin tragique d’une aventure. Derrière les silhouettes anodines de Chaperon, du Toréador, du Coq, c’est la Mort elle-même qui se profile, ce que chacun, chacune comprendra sans qu’il soit nécessaire de développer une longue argumentation. Mais, à partir d’ici, il nous faut nous éloigner des rivages de l’Achéron pour gagner ceux à partir desquels la vie se donne en ses esquisses premières. C’est donc de naissance dont il va être question, de venue au Monde selon telle ou telle perspective, selon telle ou telle couleur.

   Celle que, par commodité, nous nommerons « Ligne Bleue », vient à l’être sous les traits de pinceau de l’Artiste. Pour l’instant il ne s’agit que d’une esquisse, ce qui du reste correspond à notre intention d’en dévoiler l’aspect de surgissement à neuf. La texture même de l’œuvre, en sa phase initiale, témoigne de quelque chaos d’où le Sujet proviendrait, portant encore en lui les stigmates d’un étonnant désordre. Cependant nous ne sommes nullement désorientés par ces vigoureux aplats, par cette matière dense qui ferait volontiers penser à la consistance d’une glaise, à la matière ductile d’une argile. Ce qu’il est essentiel de comprendre ici, en ce moment de l’œuvre, c’est son attache encore visible au corps du Monde. C’est bien du Monde qu’elle provient, de sa texture, de sa dimension formelle, de sa substance la plus présente qui soit. L’œuvre ne vient pas de nulle part, elle se décline selon une densité structurelle, elle appelle à elle la pâte, elle appelle le Blanc de Titane, le Noir de Mars, la Terre de Sienne brûlée, l’Ivoire, Le Bleu Ceruleum, le Bleu de Cobalt.

   C’est la pâte, ce sont les couleurs qui sont les signifiants et c’est à nous, au gré de nos variations imaginaires, de dévoiler quelques signifiés, certes subjectifs, bien à nous, mais le Monde quelle que soit la forme qu’il revêt, Monde de l’Art, de la Mode, de l’Architecture est toujours Monde-pour-nous et il est heureux qu’il en soit ainsi. En serait-il autrement et nulle singularité, nulle individualité m’émergeraient du multiple et le Monde serait en pleine confusion et nous-mêmes reconduits à un éternel vertige. Afin d’exister, nécessité s’impose que nous créions nos points de repères, que nous posions le lexique grâce auquel les choses se diront avec une exactitude suffisante afin que, nous en distinguant, nous puissions y apparaître sans risque immédiat de nous confondre dans le tissu qu’il nous tend qui, pour être chatoyant, n’en est pas moins déstabilisant si nous ne prenons soin de projeter sur lui quelque lumière qui nous le rende familier.

   Avec l’œuvre, c’est toujours d’un dialogue dont il s’agit. Nul ne peut rester muet devant une toile sauf à renoncer à penser, ce qui revient à renoncer à vivre. Toujours l’œuvre nous parle et c’est nous qui, parfois, dans le constant égarement qui est le nôtre n’entendons plus le chant qu’elle nous adresse, ces variations colorées, ces formes, ces insistances ou ces retraits de la matière. Bien évidemment, si nous posons les « choses » dans la radicalité, la Toile et Qui-nous-sommes, ce ne sont rien que deux Mystères, deux Énigmes qui s’affrontent en une troublante polémique. Il n’y a guère d’autre issue que celle de nous extraire de cette situation qui menacerait vite de devenir aporétique si nous n’insufflions la mesure d’un Sens au sein même de cette relation. Après ces considérations d’ordre général, que nous reste-t-il d’autre à faire que de décrire ce qui se présente à nous tel un message à déchiffrer ? Or décrire est faire venir dans la présence. « Ligne Bleue », qui est-elle ?

   D’abord, il y a un fond d’inconsistance, un fond pareil au « silence d’une rumeur », l’oxymore indique le non-sens qu’il y aurait à ne s’en pas détacher. Toujours il nous faut prendre du recul, éviter l’adhérence aux choses. Le sens ne provient jamais que de l’écart. Mes sens (et éminemment le regard) me tiennent à la fois à distance et, paradoxalement, me confient à l’œuvre au plus près, dans la dimension de l’intime si je m’adresse à elle en conscience. L’œuvre, je participe à qui elle est et, comme elle est un objet d’un Monde qui nous est commun, je participe d’elle, tout comme elle participe à son tour du Monde. Dorénavant, tout ce que je dirai de « Ligne Bleue », c’est comme si je me l’adressais en une manière de retour, d’écho, de réverbération, comme si je le destinais  au Monde lui-même en sa vibrante polyphonie.

 

Je dis la chevelure, sa belle variation

de Terre de Sienne, de Rouille, de Tabac

et je dis aussitôt la colline de terre,

le revers des mottes, le labour d’automne

dans sa « gloire de lumière »,

je dis aussi qui je suis,

le pantalon de velours côtelé

que j’aime porter dans le

versant lumineux de l’Automne.

 

Je dis le Visage, son ovale régulier,

je dis son masque de plâtre

et je dis en même temps,

les carrières de talc ouvertes sur le ciel,

je dis ma profonde mélancolie

lors des jours tristes et brumeux de l’Hiver,

je dis le Visage de Pierrot Lunaire

du Mime Marceau sur son

praticable de planches.

 

Je dis les deux perles des yeux

 et je dis les lacs lumineux des Alpes

dans leurs somptueux écrins,

je dis les pleurs des peuples tristes,

je dis la nécessité de ma vision,

 la tâche incessante de décryptage

du Monde, des Autres.

 

Je dis le feu éteint des lèvres

et je dis les roches magmatiques

qui veillent en silence depuis

le ventre lourd de la Terre,

je dis le brandon de ma passion,

la peur qu’elle ne s’émousse

sous la meute abrasive des jours.

 

Je dis le torse de chaux

et de blanc d’Espagne

et je dis le large plateau des Causses

semé de vent et parcouru des entailles

des pierres de calcaire,

je dis la dimension étroite de ma joie

contrainte par les vicissitudes du temps

qui passe et moissonne tout devant lui.

 

Je dis le ballant des bras

enserrés d’une frontière bleue

et je dis la mesure étroite du fjord

dans la lumière du septentrion,

je dis la teinte de mes sentiments

quand plus un seul espoir ne brille

 à l’horizon brisé des Hommes.

 

Je dis la main pliée devant le sexe

et je dis les parties de la Terre

à jamais explorées,

je dis la fermeture du sens partout

où les libertés sont bafouées,

partout où mon esprit s’abîme

en ses propres eaux,

elles sont insondables tels les abysses

au large des côtes de rochers.

 

Je dis le presque tout de l’œuvre,

le presque tout de qui-je-suis,

le presque tout du Monde

en leur confondante multitude.

 

   Et je pourrais dire encore le long des siècles et des siècles sans jamais pouvoir épuiser la ressource des Œuvres, du Monde et peut-être aussi la mienne si un destin d’Immortel m’était alloué. Mais chaque jour qui vient, mes forces déclinent, le plus souvent à mon insu et les couleurs de l’enfance de vives qu’elles étaient, elles claquaient tels de vibrants oriflammes, voici qu’elles s’atténuent comme si une vitre opaque l’ôtait à ma naturelle curiosité. C’est si bien de voir tout ce qui vient à l’encontre avec sa pleine charge de Beauté. La Beauté est inépuisable, c’est nous les Hommes qui ne savons la voir !

   Ici est le temps venu de reprendre le titre de cet article : « Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi ». « Ligne Bleue » est-elle venue à elle ? Je ne sais et sans doute les Lecteurs et Lectrices n’en sauront guère plus que moi. Le Monde, les Autres, son propre Soi, tout ceci est d’une complexité si troublante que nulle image, nulle œuvre, nul langage n’en épuiseront le sens. Et c’est bien cette dimension proprement abyssale qui fait la grandeur de tout ce qui vient au paraître. Ce qu’il me faut dire, en conclusion, ceci : Le venir-à-Soi est toujours un venir-à-l’Autre, c’est-à-dire qu’il ne s’agit de rien de moins que l’effectuation d’une tâche infinie d’unification. La peinture ne viendra à Soi, autrement dit ne se situera au plein de son être que si, corrélativement, nous nous plaçons au sein du nôtre. Il doit y avoir homologie, correspondance et, dans le meilleur des cas, osmose, fusion car toute signification doit trouver son propre écho, sauf au risque de devenir « in-signifiante », ce qui est de l’ordre inacceptable du néant.

   Seule la convergence intime du divers, sa communauté, ouvrent l’espace d’une communication, d’une compréhension. Nous ne pouvons rester extérieurs à l’œuvre qu’à l’insuffisance d’effectivité de notre conscience intentionnelle. De façon à ce que l’œuvre existe en sa plus réelle valeur, il est nécessaire que nous nous disposions à créer les conditions mêmes de sa venue à l’être. Or, dans la « confrontation », qui donc hormis ma propre conscience pourrait se consacrer à la tâche de faire paraître ce qui m’interroge et ne me laissera en paix qu’à l’instant même où, devenant réelle plus que réelle, elle s’imposera à moi avec tout le poids de son évidence ? Oui, nous êtres cloués à notre incontournable finitude, nous avons besoin de nous rassurer à la lumière de quelques évidences. Peut-être, parfois sont-elles à notre portée. Toujours il nous faut questionner l’Art. Notre propre venir à l’être est sans doute à ce prix.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 octobre 2022 1 03 /10 /octobre /2022 09:47
Lumière, Mouvement :  Joie

Mise en image : Lé Ciari

 

***

 

   Imaginez ceci : la Terre serait totalement plongée dans l’ombre, inconsciente de sa propre forme, oublieuse de tout ce qui pullule habituellement à sa surface, plantes, animaux, hommes et femmes, petits enfants jouant dans les cours d’école. Rien ne serait visible qu’une immense matière opaque, ténébreuse, genre de jarre occluse au sein de laquelle plus rien ne se distinguerait de rien. Cependant n’allez pas croire que les susnommés, plantes, animaux, hommes et femmes, enfants, aient pu aussi facilement renoncer à leur privilège de voir, de toucher, d’éprouver, en un mot de vivre au plein de leur singulière existence. Ce serait comme si, revenus à une manière de concrétion originaire, ils étaient à nouveau soudés au fondement dont ils provenaient, soudaine et étrange involution qui les ramènerait au statut mutique et immuable du minéral. Et savez-vous au moins ce qu’ils regretteraient de leur vie antécédente ? Sans doute penserez-vous aux loisirs, aux friandises et autres plaisirs de la table, aux écrans polychromes diffuseurs de rêve. Certes, ceci s’imprimerait dans leur cerveau de pierre à la manière d’une immense vacuité. Mais vous avez omis, dans votre hâte, de citer l’Amour, sa perte sonnant comme le gong du tragique. Oui, l’Amour leur manquerait et forerait en eux de grandes vrilles pareilles à ces tourbillons d’eau où disparaissent les flottilles de feuilles mortes. Mais ce dont ils seraient le plus en deuil, ce qui creuserait en eux l’abîme le plus vertigineux qui se pût imaginer : la perte du Mouvement, l’effacement de la Lumière. C’est dorénavant ceci, Mouvement, Lumière, qu’il faut porter au centre de notre attention. Comment pourrait-on davantage différer de ce qui fait sens bien au-delà des simples occupations du quotidien ? Comment pourrait-on se soustraire à ce qui nous anime en notre fond, à ce qui fait briller notre esprit, à ce qui dilate notre âme et la porte à la dimension des choses essentielles ? Comment ?

      La pièce (mais est-ce une pièce ou bien est-ce un fragment d’univers qui flotterait au large de nos yeux dont, nous n’aurions nullement perçu la présence ?) le lieu donc se montre identique à un tableau en clair-obscur sur le fond duquel émergeraient Deux Formes pour l’instant non affectées de signification, comme ces nuages qui, parfois, flottent tout en haut du ciel avec leur charge de mystère, nous voudrions leur attribuer un nom, les dire visage connu, objet familier, élément de paysage, mais rien de précis ne se détache et nous demeurons dans l’incapacité de nommer, orphelins en quelque sorte des vertus prédicatives de notre langue. Et, d’être condamnés au silence, trace en nous les motifs de quelque tristesse. Le fond est une teinte unie Brou de noix, Cachou, ces belles nuances de Terre qui nous appellent au lieu même de notre habitation. Ceci nous rassure et nous oriente insensiblement en direction de cette merveilleuse profondeur humaine dont, toujours, nous recherchons le motif, fût-ce dans la distraction, dans l’insu.

       Les Énigmatiques Figures dont nous avons pris acte, sans leur attribuer quelque désignation que ce soit, voici qu’elles commencent à devenir visibles, un peu comme une silhouette tremble dans la brume d’automne et devient peu à peu pensable. Un secret se lève dont il faudra bien décrire la venue. Donc, sur fond de nuit, sur la toile infinie en son voilement même, ce sont bien deux Formes Humaines, Féminines qui émergent de l’oubli. Et, d’emblée, nous sommes saisis d’un doute quant à cette vision quasiment ubiquitaire.

 

Une seule et même personne en deux endroits présente

 

   Comment ceci est-ce possible ? Comment attribuer à une seule Existante, une existence double, la situer ici et là en un même empan de temps ? Ou bien s’agit-il d’un trouble de la vision, d’un égarement passager de la conscience, à moins qu’un acte de magie féérique n’ait métamorphosé une présence en sa double venue ?

   Bien évidemment, en cette Forme Double, c’est bien d’une même et unique Danseuse dont il s’agit. Nous la nommerons « Pas de Deux », comment pourrait-il en être autrement ?  Pas de Deux est ce Mouvement, cette Lumière dont notre fiction initiale posait la nécessité aux yeux de Ceux et Celles qui avaient régressé dans l’Ombre et l’Immobilité. Cette image purement onirique est belle en raison même de cette Chair qui se lève, rayonne, illumine la scène d’une pure présence à Soi. Oui, c’est tout à Soi qu’il faut être, sans délai, afin que le geste de la Danse pris au corps, ne diffère nullement de son être, qu’il devienne énergie vibratoire, oscillation de pendule, battement de métronome, source d’un rythme en sa tenue la plus féconde, la plus irisée, un vertige nous prend, nous les Voyeurs, tout comme il fait de l’anatomie de la Danseuse le lieu d’un étrange rituel à la limite d’une transe.

   Les yeux sont ouverts qui interrogent l’invisible, puis soudain fermés, qui questionnent le visible. C’est bien d’une inversion du sens dont il s’agit, d’un retournement, comme si la perception devait forer l’envers des choses, voir la nervure du Rien, se rendre aveugle à l’éblouissement des Choses présentes, trop présentes, elles voilent la vérité, elles disent Noir là où devrait être nommé le Blanc en sa radieuse et ruisselante beauté, car n’est beau que ce qui est simple, authentique. Cette Chair qui se lève brille d’un somptueux éclat, comme si la Lumière intérieure transparaissait, disant le feu intérieur, disant l’urgence à être tout au bout de la flèche du Soi. L’attitude, la tonalité de l’âme, tour à tour, sont exposées à la plus vive clarté que, l’instant d’après, livre à une intense méditation-contemplation. Cette posture est quasi-religieuse en son essence, elle unit, en un seul et même endroit, le divers pour le livrer à l’aimantation d’une spiritualité. Là, Pas de Deux a franchi le pas qui la séparait d’elle, là Pas de deux a rejoint le lieu de sa source intime qui est aussi ressource pour la suite des temps à venir.

   Maintenant le moment est venu d’une brève incise de nature métaphysique. Si Pas de deux apparaît selon deux silhouettes coexistantes, simultanées, ce qui ne saurait bien évidemment s’inscrire dans le tissu serré du Réel, il faut en tirer quelque enseignement théorique qui pourrait bien éclairer le champ toujours mystérieux des oppositions fondamentales du Même et de l’Autre. En pure logique, aucune Identité ne pourrait, tout à la fois, être identique à sa propre essence, en différer radicalement en occupant une place Autre que la sienne propre. En clair : Pas de deux n’a nulle possibilité d’être Soi et une Autre. Et, cependant, ceci est-il si affirmé que la réalité veut nous le faire croire ? N’y a-t-il pas en Nous, à l’intérieur même de notre site existentiel, des marges, des franges d’altérité qui nous déportent de qui-l’on-est, sinon pour nous rendre différent, du moins pour nous amener à figurer ici de telle manière, plus loin de telle autre qui n’est plus le même territoire que celui qui précédait, ce qu’il faut bien nommer la « métamorphose ».

    Car si notre quête d’identité est quasi obsessionnelle, tellement nous sommes attachés à une image de Nous-Même qui ne diffère nullement, qui nous pose à la manière d’un étalon de platine, nos fondations internes tremblent constamment sur un sol mouvant, si bien que nous pouvons être, successivement, des décalques de-qui-nous-sommes, certes à l’insensible variation, mais des sortes de « bougés » de « tremblés » au gré desquels nous avons bien le sentiment intrinsèque que quelque chose a eu lieu, que seul un lexique différent pourrait nommer. Or toute substitution selon l’axe paradigmatique est signifiante. Si je dis : « Pas de deux est lumière », puis aussitôt : « Pas de deux est mouvement », ou bien : « Pas de deux a les yeux fermés », à gauche de l’image, puis, à droite de la même image : « Pas deux a les yeux ouverts », on voit bien que la modification de la prédication est, en même temps, de facto, modification de la signification et, en définitive modification ontologique de Pas de deux, en ses donations successives. Elle est donc elle-même, mais en ses différences apparitionnelles. Ce qui veut simplement dire que notre réalité, que nous pensions immuable, fixe, définitive est, a contrario, instable, traversée du flux et du reflux de la vie qui modèle, façonne sans cesse les modalités de notre être-au-monde. Je ne suis tel que je suis qu’à être différent, qu’à me donner selon un nombre infini d’esquisses, lesquelles sont inépuisables, tout comme l’existence qui se renouvelle d’instant en instant.

   C’est un peu comme si nous obtenions, simultanément, en deux points séparés de l’espace, mais en l’étroitesse d’un temps unique, « Pas de deux 1 », puis « Pas de deux 2 », autrement dit Identité et Différence, étrangement assemblées.  Espace, Temps, ces « formes a priori de notre sensibilité », en termes kantiens, ces insaisissables, les voici devenus tangibles, portés précisément dans le sensible à la hauteur d’une élégante métaphore. Cette image est riche de sens multiples. Non seulement elle constitue un éloge de la Danse (cet Art majeur qui spiritualise le corps), mais elle fore en profondeur, jusqu’au socle de-qui-nous-sommes. Les tirets qui relient entre eux les mots écrits ne sont eux-mêmes que la métaphore de cette unité dont nous sommes en quête afin de ménager à notre être l’espace d’une illusion. Toujours nous sommes en lutte contre notre propre éparpillement, notre propre dispersion, notre propre dissémination.

 

Être c’est être-assemblé

 

S’en exonérer c’est se

mesurer au non-être.

Nous ne sommes que ceci,

être, non-être, être, non-être,

un constant clignotement qui,

en même temps, est le lieu

unique de notre joie :

 

Lumière-Mouvement.

 Chorégraphie existentielle

 

 

 

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29 septembre 2022 4 29 /09 /septembre /2022 16:44
En attente de Soi

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

    La salle du Musée est grande, blanche, silencieuse. « Grand », « blanc », « silence », les trois prédicats, les trois unités au gré desquels rencontrer l’œuvre, s’y confier dans le souci, peut-être, d’en percer l’énigme. Rien n’est encore décidé de ce qui va advenir. Le matin est tout juste levé, les voitures font leur glissement d’ouate sur le pavé lisse des rues. Le Musée ? Une grande bâtisse. Une porte encadrée de hautes colonnes. De larges baies par où entre la lumière, mais une lumière filtrée, tamisée. Des ouïes zénithales, des oculi à la cimaise des murs. L’Art en sa pure clarté car il faut que la lumière porte les œuvres à leur accomplissement, les nimbe d’un genre d’aube originaire. C’est comme une naissance à Soi, du jour, des choses, du monde, de tout ce qui vit alentour et doit faire sens. Nullement différé. Immédiat. Les œuvres ne sauraient souffrir quelque vacuité qui annulerait leur présence.

   Pour cette raison la peinture belle est à elle-même son rayonnement, sa puissance d’irradiation, son aura et nul ne pourra se soustraire à cette aimantation qui porte en soi quelque souci esthétique, nécessite un lieu où accueillir, un espace où contempler. Il faut cette zone préalable où la conscience du Visiteur, portée en son repos, guidée par un sûr instinct de l’événement qui va surgir, devienne attentive à sa germination. Des grains sont semés dans l’humus du corps, ils vivent à l’ombre de la chair, un trajet déjà se lève qui les portera à l’évidence du jour, et alors, il y aura éclosion, il y aura ouverture et ceci n’aura nul repos qu’une œuvre n’ait été rencontrée, fertile, plurielle selon ses significations latentes, qu’une œuvre n’ait été portée au plein de Soi, là où cela tremble, là où cela résonne, là où cela fourmille.

   Jeune Visiteuse est là, debout dans l’aire blanche de la salle. Face à face de l’Oeuvre, de la Conscience de Visiteuse. Rien n’existe au Monde que ceci, cette uni-dualité qui assemble et pose,  en un seul lieu, la peinture, la présence humaine, l’inclination à être au plus près, au foyer de ce qui a sens. Afin que quelque chose se dise, de l’ordre de l’essentiel, il faut ceci, cette intime liaison qui ne pourrait souffrir quelque approximation, quelque distraction. Jeune Visiteuse regarde l’œuvre, l’œuvre qui, en retour, la regarde. Regards croisés, soudés dans l’entrelacs, abouchés l’un à l’autre dans le régime convergent du chiasme, dans la rencontre de deux points-source qui ne vivent que d’un unique flux, comme si un étrange rayon en déterminait la coalescence. Dans l’instant qui vient, dans l’orbe de silence, dans la résille étroite du jour, mais combien exacte, Deux Entités n’en font qu’Une, Deux Réalités fusionnent et ceci dit la beauté du geste artistique et ceci dit la beauté de Celle-qui-regarde et parvient à Soi dans la vérité la plus juste qui se puisse imaginer.

   C’est par l’œuvre d’art que l’on parvient à Soi dans le site le plus précieux de son être. Jeune Visiteuse le sait depuis la certitude de son jeune corps, depuis l’assurance de ses yeux, depuis la plante de ses pieds qui touche le sol avec la plus grande légèreté. Car, étonnamment, tout est devenu léger, aérien, dans l’instant même de la vision. Tout est allégie de Soi et se dévoilent le domaine des pensées heureuses, le promontoire des joies simples, le seuil des faveurs infiniment renouvelables. Il suffit de dilater ses pupilles, d’ouvrir leur puits jusqu’à la mydriase et alors l’âme (nullement la métaphorique, l’éthérée, l’hypothétique), l’âme vraie, celle qui ressent, aime, se désespère, s’incline puis se relève, l’âme est touchée jusqu’en son tréfonds. Si bien qu’hors d’elle rien n’existe, sauf des poussières de contingences, des fragments de hasard qui flottent infiniment, peut-être au-delà des frontières de l’univers.

   Jeune Visiteuse a accompli l’heureux périple qui l’a soustraite aux tracasseries de l’heure, l’a exilée des divergences, l’a extraite des mors vénéneux de l’angoisse. Elle est totalement à Soi (sans doute l’acmé de la joie, on n’en peut tracer le dessin, seulement en ressentir la profondeur, en éprouver l’heureux vertige), elle est identique à qui-elle-est, sans partage, sans ligne de césure, elle est Soi-plus-que-Soi : le Temps, c’est Elle ; l’Espace, c’est Elle ; la Forme en sa vérité, c’est Elle. Le ruissellement blond des cheveux de Visiteuse, c’est le reflet des cheveux de Celle-de-la-toile. Le sage corsage blanc de Visiteuse trouve sa confirmation dans la porcelaine des jambes de Celle-qui-est-assise. Le noir de la jupe et des collants, c’est le sac à mains posé sur les genoux. L’attitude attentive de Visiteuse trouve son écho dans le geste de repos qui émane de la toile. Seule la flamme rouge du corsage du Modèle diffère et se donne en tant que foyer autour duquel l’œuvre rayonne et se donne à penser. Mais ceci n’affecte en rien l’unité de ce qui a lieu. Cette « différence » n’est présente qu’à souligner les affinités, à illustrer la fusion, le colloque secret qui s’est tissé d’une présence à l’autre. Parfois faut-il une déchirure dans le tissu du monde pour percevoir son harmonie, le flux apaisé qui en détermine le caractère.

   Pour autant, n’existe-t-il que de la félicité, rien ne vient-il troubler l’ordonnancement idyllique qui semble réunir les deux existences dans une assurance sans faille ? Å l’évidence, Celle-qui-est-assise paraît affectée d’une sorte de lassitude dont témoigne son bras droit soutenant sa tête. Fatigue passagère, moment d’abattement, quelque chagrin éprouvé ? Nous ne savons, mais ceci n’est nullement essentiel. C’est moins le thème et la nature de son traitement sur la toile qui importent que la fascination qu’exerce l’œuvre sur l’esprit de Jeune Visiteuse. Bientôt, dans les salles du Musée, seront les mouvements, les chuchotements, les allées et venues des Existants, le théâtre de la vie selon l’un de ses actes singuliers. Peut-être Visiteuse aura-t-elle quitté le Musée, peut-être se sera-t-elle mêlée à la foule anonyme des rues. Certes, le sentiment unitaire issu de sa rencontre avec la Toile commencera-t-il à se diluer, à s’atténuer et même à se dissoudre totalement, au milieu de l’agitation et du bruit de la ville. Mais ceci n’est rien moins que naturel, banal.

   Pour autant tout aura-t-il été perdu, à la manière d’un objet qu’on égare, que l’on ne retrouve plus ? Bien évidemment non, l’objet-Art est d’une autre nature, il ne se dissout nullement parmi la factualité existentielle. Son pouvoir d’émergence, de diffusion, de nitescence est prodigieux, fabuleux. Rien n’est oublié de qui il aura été l’espace d’un instant dans cette salle « grande, blanche, silencieuse », au contact de Celle-qui-est-assise, avec laquelle un événement singulier se sera manifesté. Un bavardage mondain est vite oublié, relégué dans les corridors ténébreux de la mémoire. Une œuvre d’art, si elle est vraie, ne l’est jamais, elle demeure à la manière du pinceau du phare qui balaie la nuit, en dissipe les ombres, en écarte les sourdes menaces. Désormais, entre Femme-au-sac-à-main et Jeune Visiteuse, un lien indéfectible existera pour la suite des temps. Peut-être se réactualisera-t-il au gré d’un souvenir, d’une esquisse tracée sur le blanc d’une feuille, de la découverte d’un sac à main que l’on croyait perdu. Peut-être !

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