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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:39

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   « C’est sans doute ceci le réel minuscule, une pierre au milieu du chemin, une chute et au terme, rien qui ne se relève alors que le Réel Majuscule, celui avec lequel les Philosophes mes frères jonglent habituellement, s’élève de soi, plane à des hauteurs illimitées, s’extrait de la Terre, gagne le Ciel où ne règnent que des oiseaux libres, ivres de ceci, précisément, leur liberté qui est leur vérité, qui est l’essence même de leur vol. Mais, Terrien présentement libéré de ton corps, tu vas penser que je m’ingénie, telle Pénélope, à détisser la nuit ce que j’ai tissé le jour. A condamner la Philosophie pour en faire une simple matière, une pierre qui, jamais, ne pourra se connaître comme philosophale, mais lourdement contingente, cloîtrée en son être, sur le bord de mourir, abandonnant l’idée d’éternité qui, toujours l’avait hantée dans le genre d’une obsession et qui, soudain, s’apercevait de sa cruelle finitude. »

   « Oui, nous sommes constamment des êtres de désir, reprends-je, que la Nature contrarie à la mesure même de sa nécessité. Elle s’affirme continûment comme cette substance primordiale, toujours en devenir d’elle-même, grosse de son propre enfantement, bouleversée en son fond, immensément chaotique, traversée d’énergies primordiales qui migrent vers leur futur, secouée d’une terrible volonté de puissance, cette ‘Phusis’ dont parlèrent à loisir tes prédécesseurs dans la tâche de la Pensée, cette incommensurable dimension qui nous effraie quand nous tâchons de la situer à sa place propre, sidérale, cosmique, illimitée, nous les pauvres cirons qui plions sous le fardeau de l’exister. Sans doute ne nous relevons-nous jamais de cette démesure qui nous habite, nous rend infiniment vulnérables, fétus de paille dans l’œil cyclonique des vastes espaces océaniques. »

   « Ô, Terrien, combien j’apprécie ton envolée toute de lyrisme et de lucidité traversée ! Sans doute la métaphore - cette paille, cet Océan - est-elle la figure de rhétorique la plus conforme à combler le fossé dont je parlais à l’instant, creusé entre la condition humaine et le langage. Nous comprenons immédiatement, sans peine, la dimension de vertige qui habite deux entités si dissemblables, si éloignées en leur sens, un empan abyssal les place en des territoires opposés, non miscibles. Nous identifiant au fragile brin de paille, nous percevons combien l’Océan, l’être-des-choses-en-sa-totalité nous écrase de son poids incommensurable. Le simple écart entre deux mots dessine la ligne de partage entre le fini et l’Infini. Tout ceci est assez admirable pour que cela mérite d’être mentionné. A condition, bien entendu, de ne point abuser du langage à des fins d’exposition de soi en sa prétendue vérité, œuvre dont les Sophistes sont coutumiers, eux qu’intéresse seulement leur propre esquisse. Tout le reste n’étant que de surcroît ! »

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:38

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   A peine les mots de Platon s’abîment-ils sur le bord de ses lèvres que nous nous trouvons dans l’immédiate périphérie de l’Atlantide. Avec plus d’exactitude, je dirai que nos esprits, nos âmes, à savoir nos principes incorporels s’y trouvent et que, manifestement, je me sens libre d’avoir laissé mon corps de chair derrière moi, tout là-haut au sein de sa citadelle de muscles et de peau.  Alors l’Académicien se métamorphose en Cicérone, lui qui a décrit l’Île Très Fameuse dans ‘Le Critias’. Je n’ai guère qu’à l’écouter, à profiter de son éloquence légendaire, elle qui paraît n’avoir nulle limite.

   Maintenant nous sommes tout près de la vaste Cité, sur le bord externe du premier canal. Mon guide m’explique la valeur réelle et symbolique de ces anneaux d’eau, enchâssés les uns dans les autres.

   « Sais-tu l’importance de ces canaux, la raison même de leur forme ? Eh bien ils sont, tout à la fois, des ouvrages défensifs, des barrières contre les attaques ennemies et la figure même de l’abritement des hommes tout autour d’un Pouvoir qui les protège et qu’ils vénèrent. Tu n’es pas sans connaître la valeur du centre par rapport à la périphérie ? Au centre est le germe de toutes choses, sa puissance d’effectuation, son principe de condensation qui, de proche en proche, se diffuse à l’ensemble de ce qui est, lui confère sens et devenir. C’est bien pour cette raison de large déploiement à partir du milieu que la Résidence Royale, la demeure de Poséidon occupe cette place à nulle autre comparable. C’est un centre originel autour de quoi tout s’ordonne, la vie sociale, éducative, culturelle. C’est de là que partent les lois devant lesquelles les hommes ne pourront que s’incliner. Ne le feraient-ils, ils s’exposeraient aux pires des déconvenues, ils mettraient en danger leur simple prétention à vivre ! »

   Je dois dire que, malgré mon enthousiasme, malgré ma réception très positive des paroles de l’Athénien, j’éprouve une manière de sentiment mêlé, à la fois d’admiration et de critique de son discours inaugural :

   « Mais dis-moi, cher Platon, bien que ta démonstration soit brillante et à tous égards rationnelle, ne fais-tu la part trop belle au Prince de cette Cité, à Poséidon lui-même qui pourrait bien être tenté d’abuser de sa position de ‘Prince’ ou plutôt de dieu et faire de son pouvoir l’instrument d’une oppression, d’une confiscation des initiatives du peuple au seul profit de son propre bien ? » 

   « Tu penses, je présume, à l’institution de quelque pouvoir tenté par les excès d’une oligarchie ? »

   « Oui, c’est bien de ceci dont il s’agit. En quelque sorte de placer le Prince en son palais doré alors que le peuple demeurerait ‘dans ses fers’. »

   « Certes, Terrien, tu as raison mais tu ne dois nullement oublier la nature même de mon entreprise : offrir aux hommes la Cité Idéale dont toujours ils ont rêvé sans jamais pouvoir lui donner un visage réel. Oui, je sais, les Citoyens de tous les pays diront que mon récit est pure utopie, qu’il prend sa source dans les brumes de la mythologie, que cette dernière n’est qu’un rêve éveillé. Mais, dis-moi, toi qui accompagnes ma méditation, es-tu réel ou bien une simple fiction et moi-même ne suis-je qu’une fantaisie inventée par les Hommes afin que mes Dialogues, les berçant d’illusion, ils puissent dépasser leur lourde condition, devenir libres au moins le temps d’une lecture ? »

    « Tu sais, même la plus serrée des dialectiques échoue un jour sur les rivages de sa propre incompréhension. Afin de donner consistance au sentiment d’exister, nous ne pouvons que recourir au langage, c'est-à-dire mettre en dialogue du réel face à du symbolique. Or ces deux réalités ne sont pas d’un niveau identique, loin s’en faut et c’est de là, essentiellement, que vient le problème de la vérité. En effet, qu’en est-il de la vérité d’un homme de chair confronté à son travail, aux apories diverses qui entravent sa marche, parfois à la guerre, toujours à la mort en définitive ? Le hiatus est si évident. Le mot qui doit apporter la solution n’est pas la chair qui souffre et pâtit dans son être matériel. Le langage qui est censé tout résoudre de nos contradictions est toujours trop loin, toujours trop haut et résonne de façon bien différente par rapport aux lianes de nos soucis, aux racines du Mal en lesquelles nos pieds s’entravent et, le plus souvent, chutent lourdement. »

  

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:37

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   Je suis tout à l’extase de cette découverte lorsque l’avisé Platon, désignant du bout de son index savant une forme circulaire à laquelle je n’ai guère fait attention, me pose la question :

   « Qu’aperçois-tu ici-bas qui, j’espère, parle à ton âme ? »

   J’applique mon regard à pénétrer ce que le Philosophe me montre. Dans un genre de Grand Anneau, que je nomme, pour la commodité, ‘Ville-Paysage ou Ville-Monde’, je distingue avec une réelle acuité, dans le premier quart, en haut et à droite, les plaisantes collines de Savoie avec l’image des ‘Charmettes’ qui, vues d’ici, me font penser à la spontanéité d’une image d’Epinal ; puis dans le second quart, en bas à droite, l’Atelier de Léonard qui se profile sur les doux vallonnements de Toscane. Enfin, dans la moitié gauche, un immense réseau urbain dont je peux distinguer, avec une précision géométrique, tous les quartiers qui en constituent le puzzle complexe. Ce sont des cercles concentriques qui s’emboîtent dans une parfaite exactitude, une succession de parcelles habitées, séparées par des canaux, se terminant en leur centre par un genre d’île plus élevée où, sans doute, s’élève le centre du Pouvoir et le ou les temples qui sont dédiés à son prestige.

   Voyant mon étonnement doublé d’une immense satisfaction, l’Auteur des ‘Dialogues’, sûr de son fait, me lance comme en un défi :

   « Super, qu’en penses-tu ? »

   Je ne remarque même pas le néologisme qui fleurit le verbe de l’Académicien et, tout à la joie de la découverte, je jouis bientôt du jeu étonnant de la réminiscence, ce qui, je pense, n’est pas pour déplaire à mon Hôte.

   « Mais, c’est bien l’Atlantide, si je ne m’abuse ! »

   « Tu ne t’abuses point. C’est même la vérité vraie. Aimerais-tu connaître l’Atlantide de plus près ? » 

   « Certes, mais comment faire ? Ce balcon est si loin et l’Atlantide si éloignée ! »

   S’apercevant de mon réel dépit, Platon ne tarde guère à me rassurer.

   « Terrien, oublie donc ton corps un instant. Rassemble-toi en ton esprit. Recueille ton esprit en ton Âme et sois plein d’une intime joie. Ici, près du Soleil, sous l’aile juste du Souverain Bien, nous n’avons plus besoin de nous encombrer de ces anatomies qui nous piègent et nous contraignent à nous confondre avec la matière. Tu le sais bien, Terrien, notre Être déborde toutes choses. Communément les gens croient qu’il s’agit de l’inverse, que ce sont les choses qui nous constituent, que nous en sommes de simples districts. Mais combien leurs jugements sont hâtifs et, pour tout dire, simplistes. Quelque individu du type de la chose a-t-il jamais eu une pensée ? Un concept est-il monté de la chose ? A-t-elle émis l’ombre d’une vérité ? L’ombre ? Sans doute. Une Vérité ? Jamais. Le plus souvent les hommes ne croient qu’à ce qu’ils voient : ce mur-ci, cette table-là, cette chaise encore, aux pieds solidement amarrés au sol. Jamais ils ne réfléchissent à l’Idée de Mur, de Chaise, de Table. Ils veulent un monde entièrement constitué de sable et de ciment, de paillage et de traverses, de plateaux de bois et de nœuds dans le bois. Ils ont une manière de logique concrète dont ils ne démordent pas, persuadés qu’eux-mêmes ne sont qu’un assemblage de muscles, de chairs, de sang. Mais, ne seraient-ils que ceci, ils n’auraient nulle conscience, donc nul recul et ne pourraient même pas savoir qu’ils font partie de la classe ‘hommes’. De simples choses parmi les choses. Mais je sais que tu entends mes mots, aussi ne perdrons-nous nul temps à démontrer des vérités. Le propre de ces dernières est d’être évidentes. Donc… Allons voir l’Atlantide ! »

  

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:36

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   « Mais, Maître, répliqué-je, comment les hommes pourraient-ils regarder autour d’eux, ils sont si occupés d’eux-mêmes, si dépendants de la proximité alors que les lointains ne leur paraissent qu’illusion, promesses fallacieuses, ‘plans sur la comète’ ? Ils tracent un cercle étroit autour d’eux et y accomplissent une danse dont ils pensent que c’est un geste essentiel, une sorte de chorégraphie divine qui les exonèrera de bien des malheurs ! »

   « Certes tu as raison, ils ne font que danser. Ils se considèrent, tout à la fois, comme le centre et la périphérie. Ils sont leur propre étoile et le satellite qui les regarde et magnifie leur existence. Ils sont pareils à ces aveugles de la Caverne qui, n’ayant jamais aperçu la clarté du jour en déduisent que ni le jour n’existe, ni le Soleil qui lui donne vie, ni le Souverain Bien, le Principe de Tout hors duquel rien n’existe que la fausseté, le faux-semblant, la duperie ! »

   « Mais cher Platon, tes idées sont si hautes, comment le commun pourrait-il s’en emparer sans les dénaturer, sans les faire plonger, aussitôt, dans le marigot des choses convenues, dans les pensées toutes faites qui sont plus rassurantes, elles ne nécessitent qu’une simple adhésion alors que tes théories demandent travail et abnégation, sans doute même, une certaine ascèse ? Le chemin qui conduit du domaine des simples images à l’Idée du Bien, en passant par la considération des choses et des êtres vivants, l’exactitude des objets mathématiques, la contemplation des souveraines Idées, ce chemin donc est si abrupt que la plupart des hommes, sauf les plus sages d’entre eux, préfèrent l’éviter. Je crois que l’ombre les rassure, la lumière les éblouit et les effraie d’une certaine façon. »

   Je dois avouer que je suis satisfait de ma courte péroraison. Pour la simple raison que, d’emblée, je me situe du côté de Platon, laissant mes congénères dans une nuit qui les définit, dont mon jugement me dispense de faire l’expérience. C’est du moins ce que doit penser mon illustre Interlocuteur. J’attends qu’il m’initie à de plus hauts concepts. Il n’est nullement avare en ce domaine. Cependant que nous devisons, nous nous sommes insensiblement rapprochés du Soleil au point de nous identifier à l’éclatante aura de l’Astre du Jour. Nous aurions même pu penser en être une émanation, un rayon dardé vers les ombres et les abîmes terrestres. Nous sommes arrivés dans les parages de l’Etoile sur une sorte de balcon aux balustres dorés qui ne peuvent qu’être d’or pur. Tout ruisselle de Beauté. Tout nait sous la coupe prodigue du Bien.  

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:35

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   Soudain, je sens un léger tapotement sur mon épaule, suivi d’une voix chuchotée qui m’intime l’ordre de la suivre. Je devine dans la pénombre, drapé dans un vaste himation, un homme de forte stature, au front recouvert en partie d’une frange, à la barbe fournie, se modelant à la manière de courtes vagues. J’hésite un instant, puis me décide à lui emboîter le pas. Pendant tout le temps que dure la montée vers ce que je suppose être la surface à l’air libre, mon accompagnateur me précède et ne prononce mot. Maintenant nous avons dépassé la plate-forme où le feu jette ses étincelles. De là où nous sommes parvenus, la scène entière de la Caverne se montre à nous avec ses agitateurs de formes, ses spectateurs tournés vers le mouvement incessant de ce qui n’est que spectre. Au-dessus de nous, un orifice que nous empruntons. Nous débouchons sur une sorte de prairie semée d’une herbe jaune-vert qu’illumine un clair soleil. Je dois mettre mes mains en visière afin de protéger mes yeux de l’éblouissement. Celui que, jusqu’ici, je n’avais pu reconnaître, m’apparaît maintenant dans tout le prestige de son être. Bien sûr il ne peut s’agir que du Maître de l’Académie, l’avisé Platon, l’inventeur de la Métaphysique. Les premières paroles qu’il m’adresse, les voici :

   « Eh bien, heureux voyageur, toi qui marches parmi les villes afin de mieux les connaître, ainsi que les hommes, tes semblables qui y vivent, qu’as-tu appris de ton périple que tu ignorais encore ? Jean-Jacques Rousseau avec ses ‘Charmettes’, sa manie d’herboriser, ses ‘rêveries de promeneur solitaire’ t’a-t-il apporté une vision du monde qui, au moins puisse t’apaiser, t’apporter quelque réconfort, te conduire vers quelque sagesse ? »

   Bien évidemment, je m’étonne que cet Antique, fût-il considéré comme un Philosophe doué de visions prophétiques, puisse connaître l’existence de l’Auteur de ’L’Emile’ pour une simple question de chronologie, Rousseau lui étant postérieur de quelques siècles. Mais à peine cette idée commence-t-elle à germer dans mon esprit que le Fondateur de l’Académie renchérit :

   « Et ce très génial Léonard t’a-t-il au moins communiqué quelque autre valeur que son Art qui, s’il est en tout point remarquable, est loin d’épuiser le problème de la vérité. Sa très célèbre Mona Lisa, est-elle vraiment autre chose qu’une apparence, une ombre portée sur le destin du monde sans que, jamais, nous ne puissions en connaître la profondeur, l’essence ? Nul ne connaît la nature qui fonde son existence. Elle est identique au sfumato du Maître, une fumée qui se dissipe dans l’air et ne laisse nulle trace. Combien les hommes, tels les prisonniers de la Caverne se voilent la face ! Combien ils se contentent de cette vue déficiente qui leur tient lieu de Réel ! Combien ils s’abusent sur eux-mêmes, les Autres, le Monde ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:33

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   Un long couloir, derrière l’entrée, se prolonge par une galerie richement décorée de fresques peintes. Une mosaïque géométrique illustre le sol de ses tesselles polychromes. De loin en loin des lampes à huile dispensent des ocelles de clarté. Puis, après quelques centaines de mètres, les lampes se font plus rares, le couloir plus sinueux. Il descend régulièrement en pente douce, parfois traversé de quelques nappes d’humidité qui s’accompagnent d’une odeur de mousse et de lichen. Des chauves-souris frôlent mon visage en poussant leurs petits cris aigus. Si bien que je me demande si je n’ai emprunté la voie qui conduit tout droit au terrible Tartare. Parvenu à ce point de mon parcours, je ne comprends plus très bien, ni le but de ma pérégrination dans cette étrange ville, ni la présence des hommes illustres que j’ai rencontrés jusqu’ici et encore moins la raison de mon errance dans ce boyau sombre dont je me demande bien quelle peut en être l’issue. Tendant l’oreille, tâchant de percevoir quelque indice qui pourrait me rassurer, je perçois comme des murmures, de faibles voix d’hommes qui se superposent à ce que je crois être le crépitement d’un feu. J’avance prudemment afin de ne tomber dans un piège qui m’aurait été tendu, les choses sont si bizarres en cet endroit sans nom.

   Maintenant le chemin remonte. Il est parsemé de gros cailloux, si bien que je dois faire attention à l’endroit où je pose les pieds. N’ayant nulle lampe à ma disposition, j’avance à tâtons. Parfois mes mains heurtent les parois qui paraissent blanchâtres, de l’eau suinte en minces ruisselet sur leur surface. Puis la galerie s’élargit, débouche sur une salle dont je suppute qu’il s’agit d’une grotte ou d’une caverne. Je demeure un long moment immobile de façon à ce que ma vue s’accommode au clair-obscur. Je descends le long d’une pente semée d’éboulis. Derrière un épaulement de rochers et de terre, je découvre quatre formes identiques, vêtues de longues pélerines, encapuchonnées, dont je suppute qu’il s’agit d’hommes. Ils tiennent de longs bâtons sur lesquels sont fixés quelques silhouettes : cheval se cabrant, grande amphore, anneau avec tête d’oiseau, rapace simulant un vol. Placé en retrait, dans leur dos, un feu est allumé qui répand une vive lumière. Si bien que les silhouettes susdites se projettent sur la paroi de la Caverne où, sans doute, elles paraissent plus réelles que les formes qui les ont suscitées. Je suis profondément étonné de découvrir cette étrange scène. Aussi, ma naturelle curiosité me dicte-t-elle d’aller m’asseoir parmi les spectateurs. Ils sont adossés contre le mur où se trouvent les agitateurs de formes. Ils paraissent envoûtés par ces spectres qui bougent sans arrêt, auxquels peut-être ils s’identifient, incapables de faire quoi que ce soit d’autre que d’en subir la scène animée. Je dois avouer que moi aussi, intrigué par cette bizarre chorégraphie, je pourrais rester des heures à la contempler sans que le moindre ennui ne se fasse sentir.

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:32

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   « Mais, afin de ne demeurer dans l’abstraction, je vais te dire en quoi consiste la tâche du génie dans un dessin que j’ai réalisé à la plume qui a pour nom ‘L’Homme de Vitruve’, mais tu me parais cultivé, tu dois donc en connaître l’existence. Comment, en effet, représenter l’homme dans la diversité des figures qui le traversent et le définissent ? Tâche impossible, diront les hommes du commun. Tâche exaltante dira l’homme de génie. »

   Disant ceci, le Florentin sort d’un dossier le dessin en question et se dispose à m’en expliquer les mystères. Cependant le jour a légèrement décliné, des ombres longues glissent sous les escaliers, s’enroulent en volutes autour des balustres et des rampes.

   « Vitruve veut montrer le corps humain en sa perfection. C’est pourquoi il s’inscrit dans deux formes également parfaites, le cercle et le carré. Cette œuvre est en réalité une allégorie des valeurs de l’Humanisme, de la Renaissance, de la Raison qui place l’Homme au centre de tout. Il est, en quelque sorte, le pivot autour duquel s’ordonne le Monde. Il se donne en tant que Cosmos qui a maîtrisé le Chaos. Donc le trait de génie n’est rien d’autre que cette mise en ordre, cette simplicité éclairante, cette juste mesure qui nous place, nous les hommes, en notre être, à la confluence de la plénitude et d’une possible joie. Connaître ceci ne veut nullement dire que l’on deviendrait éternel, seulement que l’instant que nous vivons au moment de cette ‘révélation’ s’est dilaté, qu’il nous emplit, qu’il nous porte aux confins de l’univers. »

   Sur ces derniers mots qui sonnent à la manière dont un tocsin envahit l’espace, annonçant aux hommes la mesure de leur destin, je comprends que le Maître souhaite mettre un terme à sa démonstration, qu’aiguillonné par la puissance de son génie, il ne va guère tarder à porter la main sur une œuvre en cours. En effet, se saisissant de ‘La Joconde’ (le tableau porte encore l’empreinte d’un travail récent), peignant délicatement du bout d’une brosse souple quelque détail du visage, sans doute seulement perceptible à l’acuité de son esprit, il précise :

   « Je dois encore faire un petit travail d’ordre ‘cosmétique’, tu reconnaîtras, au passage, la racine ‘cosmos’, qui signifie ‘le bel agencement de la parure d’une femme’, travail de mise en ordre du réel si tu veux. Je suis d’avis que je dois encore retoucher ce sfumato, sinon personne ne comprendra rien à cette œuvre. Je ne te raccompagne pas, tu connais le chemin. Si tu veux aller rendre visite aux Antiques, ils ont bien des leçons à nous donner, arrivé à la rotonde ovale, contourne-là, tu apercevras la Porte de l’antiquité , tu seras presque arrivé au terme de ton voyage. »

   Sur ce, Léonard retourne à son œuvre, et moi à mon chemin. Avançant le long du tunnel ténébreux, je médite les paroles du Toscan, les imagine, plaçant d’un côté les convulsions, les failles, les abîmes du Chaos, de l’autre la rigueur, l’ordonnancement, la clarté du Cosmos.  Et, déjà, je crois que je commence à percevoir tout ce que le génie a de singulier, son rôle fondateur parmi les hommes, son pouvoir de catégorisation du réel, d’un côté ce qui est contingent, passager, instable ; de l’autre les réalisations des esprits éclairés, l’Histoire, les Religions, l’Art, la Politique, les Lois. J’arrive à la rotonde. Ici, les nombreux candélabres font des taches de vive lumière au sein desquelles s’intercalent des zones plus sombres, une manière de damier en noir et blanc où pourraient bien figurer, sur les cases noires, les figures du Mal ; sur les cases blanches, celles du Bien. Bientôt la Porte de l’antiquité. Elle est constituée de deux battants de bois clair dans lequel sont enchâssées des vitres. Tout autour, dans une sorte de majesté se développe le bâtiment blanc d’un temple. C’est une architecture néoclassique de style ionique, entièrement en marbre blanc du Pentélique et pierres du Pirée. Sa façade est rythmée par six hautes colonnes. Sont représentés Athéna et Apollon. De part et d’autre de l’escalier qui conduit à l’édifice, deux imposantes statues figurent Platon et Socrate. Me voici donc devant la reproduction exacte de l’Académie d’Athènes et c’est non sans une vive émotion que je pousse la porte à deux battants, intimement persuadé de quitter un Ancien Monde pour un Nouveau sans doute plein de riches enseignements.

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:31

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   Alors que Léonard semble planer à des hauteurs peu communes auxquelles moi, homme du peu, ne peux guère espérer le rejoindre, je le prie de me renseigner plus avant sur la nature du génie dont il est, à l’évidence, la lumineuse trace :

   « Maître, qu’en est-il du génie ? Peux-tu, au moins, en tracer un rapide portrait ? », lui demandé-je d’une voix mi-hésitante, mi-passionnée. Ce problème de la création portée à son acmé me questionne depuis des temps anciens.

   « Question bien complexe que tu me poses là. Pour bien faire, le génie, comme pour beaucoup d’autres sciences, il faudrait l’aborder de l’intérieur, partir de lui et, par un effet de cercles concentriques croissants, aller à la rencontre du monde. Seule cette façon de faire est correcte, toutes les autres procédures ne sont que des pis allers, tout au plus de simples velléités. »

   Bien évidemment, ne pouvant en aucune manière entrer dans l’esprit de Léonard, je me dispose simplement à l’entendre pérorer sur un sujet dont il paraît posséder l’alpha et l’oméga. Cependant que le Toscan continue, du bout de son fusain, à tracer les écheveaux complexes des tourbillons et autres remous, caressant parfois sa longue barbe d’une main vive afin d’en démêler la toison, il se met en devoir de m’expliquer ceci :

   « Vois-tu, je vais adopter le cheminement inverse de celui que je viens de t’exposer à l’instant. Je vais donc partir de l’homme commun et le rapporter à l’homme de génie. Ainsi, par un naturel contraste, l’une des conditions éclairera l’autre et vice-versa. L’homme commun, mais tu le sais pour en avoir rencontré souvent, n’est préoccupé que de sa vie immédiate. Pour cette raison il avance au milieu des choses, sans plan bien déterminé, cueillant ici le fruit de la vie, là un amour de passage, là encore un livre dont il lira quelques passages au hasard, plus loin des tâches diverses et tout ceci constituera un jeu si emmêlé qu’il pourra faire penser à une pelote de fil embrouillé dont on ne peut plus connaître ni le point de départ, ni le point d’arrivée. Quant à ce qui se situe au centre, le parcours en est si erratique que plus rien n’est reconnaissable, plus rien ne peut être nommé ! »

   « En un mot, tout est confusion, me hasardé-je à proférer, tout est sens-dessus-dessous, rien n’est plus lisible du destin de l’homme. Comme des ruines antiques : un peuple de broussailles qui enserre les pierres, si bien que plus rien n’est reconnaissable du temple. »

   « Oui, ta remarque est juste et ta métaphore illustre parfaitement mon propos. Tu sais la complexité du monde, tu sais la nécessité d’en ordonner le tumulte. Tu sais l’être de la Nature, son fond chaotique, son visage indéterminé, sa puissance toujours renouvelée, tu sais les métamorphoses incessantes qui sont à l’œuvre qui altèrent en permanence la physionomie des figures, tu sais les continuels flux d’énergie qui, à chaque seconde, naissent et meurent, tu sais le fourmillement du monde, la course des planètes dans le ciel, les convulsions de la matière terrestre, ses éruptions parfois, ses geysers de lave, ses projections de bombes ignées, tu sais tout ceci et je pourrais parler pendant des heures sans jamais pouvoir épuiser le sujet. Les phénomènes sont ainsi faits qu’ils sont les lieux d’événements infinis qui, toujours se renouvellent, que rien ne semble pouvoir faire tarir. Fixer parfois dans l’éclair de l’intuition, porter au jour de l’être dans une œuvre, immobiliser dans la peinture sur la toile, souder à l’immobilité du marbre dans une statue, voici le prodige dont le génie possède le secret, mais ceci ne peut se communiquer. L’homme de génie est un messager du cosmos, il dompte par sa voix, son écriture, son geste, son jeu, les forces primordiales, archaïques, il s’oppose et canalise l’informe, le titanesque, le monstrueux, la démesure originelle, la surabondance organique qui traverse le Vivant. Vois-tu, s’il fallait résumer en une formule lapidaire l’empreinte du génie sur le monde, il s’agirait de ceci : le génie est celui qui, face au chaos, au multiple, à l’indéterminé, met en ordre, en lumière le divers et le porte à sa clarté, à son unité. »

 

 

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:30

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

    « Approche donc, Visiteur, me dit-il d’une voix aussi grave que chaleureuse. Viens, que nous devisions sur le dessin, cette seule façon d’être pour l’humain. Connaîtrais-tu d’autre voie plus exacte que celle de l’Art pour parvenir à l’Homme ? »

   Je dois dire que je suis un peu décontenancé face au Toscan, à sa haute figure, au prodige qu’il est à mes yeux : l’incarnation de l’intelligence, la maîtrise de la connaissance, le secret du monde si bien exploré qu’il commence à livrer quelques uns de ses chiffres les plus cryptés. Mais je n’ai nul besoin de tenir un discours, la fougue du Maître comblera le silence, colmatera tous les vides.

   « Avant que tu ne me poses des questions sur la signification de mon travail actuel, je préfère t’en livrer le contenu, sinon total, du moins tel que je le conçois aujourd’hui. Je sais que la postérité, penchée bien plus tard sur mon œuvre, tirera toutes sortes de conclusions, la plupart hâtives et sans fondement aucun, sur l’ensemble de mes fabrications. Oui, je ‘fabrique’ des œuvres, tout comme un architecte édifie des murs, tout comme un menuisier donne vie à une commode ou à un lit. Vois-tu, nombre d’exégètes, de têtes savantes concentrées sur mes manuscrits essaieront de trouver la clé qui leur expliquera ce qu’ils nomment le ‘génie’. Ils useront de formules alambiquées dont eux-mêmes, sans doute, ne sauraient expliquer le sens. C’est ainsi, ce travers bien humain qui consiste à vouloir se prendre pour Dieu lui-même ! »

   Dans la ‘prison imaginaire’ qui, en réalité est tout simplement la figure solaire de la liberté insufflée aux choses par l’hôte des lieux, la clarté fait reculer les ombres. Alors je pense aux vertus de cette belle Renaissance qui, identiquement, faisait se lever la lumière dans les esprits, partait à la découverte d’une nouvelle représentation du monde qui avait pour noms Littérature, Philosophie, Science, ces phares pour la conscience de l’homme. Alors que Léonard continue à pérorer pour soi (c’est là le sort du génie que de ne pouvoir parler qu’avec lui-même), je laisse planer mon regard sur les centaines de dessins tracés à la sanguine, sur ‘Mona Lisa’ qui déchiffre l’univers à la hauteur de son regard de brume. Je regarde les études de carapaces d’insectes, les schémas d’anatomie, les plans d’étranges machines dont certaines ressemblent à des chauves-souris en partance pour quelque planète inconnue.

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28 octobre 2020 3 28 /10 /octobre /2020 15:28

(Variations sur l’UTOPIE)

 

 

   J’ai rejoint la Rue Ovale. Bientôt, devant moi, la Porte indiquée par Jean-Jacques. Je pousse le rideau. Des candélabres posés sur des stèles de marbre diffusent une sorte de clarté huileuse. Des renfoncements sont ménagés qui abritent les bustes sculptés des Auteurs illustres : Machiavel, L’Arioste, Pietro Bembo, Baldassare Castiglione. Ces répliques sont si ressemblantes que je pourrais, à tout moment, percevoir les voix des auteurs déclamant des extraits de leurs œuvres, ‘Le Prince’, ‘Roland furieux’, ‘Prose della volgar lingua’ et seulement d’entendre résonner la belle langue italienne, je suis déjà dans la Péninsule, sans doute fasciné par quelque beau paysage de Toscane. Contrairement au précédent, ce chemin-ci descend en pente douce et aucune volée d’escalier n’en perturbe le cours harmonieux. Tout au bout s’ouvre une large anfractuosité par laquelle se laisse voir la pure merveille. Je marche dans la ville, cette ‘Mystérieuse’ qui n’est pas seulement constituée d’un entrelacs de maisons et d’immeubles mais comporte en son sein de vastes plaines, de larges plateaux, d’immenses vallées où coule une eau pareille à celle des glaciers, une vibration du bleu dans l’azur. Ce que je vois ? Ceci : au loin la silhouette gris-bleu d’une montagne se détache sur un ciel de corail adouci. Puis une seconde ligne d’horizon plus proche, on y distingue un relief se perdant dans de lumineuses brumes. Puis, tout en bas, au premier plan, des emboîtements de collines à la couleur de blé et d’eau verte, un temps infini qui s’écoule vers on ne sait où, en dehors du souci des hommes. Sur une butte, un vestige de temple laisse paraître ses colonnes, son péristyle, quelques fresques des temps antiques. Des ifs-chandelles l’entourent dont les ombres s’épanouissent à son pied. Puis les lignes régulières d’un verger. Puis des terres couleur de chaume qui en rehaussent le ton.

   Je suis maintenant arrivé dans une rue pavée, bordée de hautes maisons. L’une d’entre elles m’intrigue, surtout sa large verrière dans laquelle sont sertis des verres de couleur cernés de plomb. Je m’approche. Une haute porte est entr’ouverte. Je la pousse discrètement. Je découvre une pièce étrange hantée par des plages de clair-obscur. Elle me fait aussitôt penser aux ‘Prisons imaginaires’ de Piranèse. Identique hauteur des voûtes, portes fermées par le quadrillage des ferrures. Volées d’escaliers, balcons en surplomb, passerelles de bois, lustres immenses suspendus à un invisible plafond. Il est trop haut, il est trop nocturne. Petit à petit mes yeux s’accoutument à cette clarté d’avant le jour. Dans une large coulée de pénombre je distingue un homme occupé à tracer des réseaux de lignes, à dessiner à l’encre de Chine la complexité des remous d’eau, leur étonnante chevelure, toute une géométrie embrouillée de flux et de reflux, de rapides et inquiétants vortex, enfin l’infini fourmillement du monde. Je m’approche sans faire de bruit afin de ne nullement déranger Léonard dans son travail. Oui, Léonard, car je l’ai bin reconnu vêtu de son ample blouse, large chapeau à rebords, barbe foisonnante, semblable aux ‘lignes flexueuses’ qu’il trace en ce moment sur le papier.

  

 

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