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2 décembre 2020 3 02 /12 /décembre /2020 15:13
La Terre n’était plus la Terre

"Voici des fruits des fleurs..."

Œuvre : André Maynet

 

***

 

 

   La Terre n’était plus la Terre

 

   Partout où portait le regard, ce n’était que désolation. Ceci, cette physionomie dont on désespérait, on savait depuis longtemps, qu’un jour, elle ferait signe à la manière d’un chant dernier. Du cygne, précisément. L’inconscience avait été reine qui avait essaimé au grand jour les spores de la tristesse. Les arbres pleuraient, mais pleuraient vraiment. Les grands pins n’étaient que larmes de résine qui emplissaient le creux des vallons. Les hauts eucalyptus laissaient choir leurs feuilles à la manière d’étiques flocons qui ne connaissaient la raison de leur soudain dénuement. Le sommet des montagnes, poncé par le vent, faisait penser à la solitude du Mont Chauve. Les cônes des volcans crachaient leur soufre tels d’impétueux dragons. Les océans gonflaient leurs dos, on aurait dit d’immenses cachalots flottant, immobiles, à la surface liquide. Les forêts avaient étréci sous les coups de boutoir des flammes et il n’en demeurait, le plus souvent, que des troncs calcinés qui fumaient dans les rougeurs du crépuscule. Des caravanes de nuages fuligineux couraient d’un ciel à l’autre, obscurcissant tout, noyant le jour dans une sombre étole. Les rivières n’étaient plus que de minces filets d’eau cherchant le lieu de leur fuite parmi les meutes de boue sèche et les racines pareilles à des membres tors. Les clairières s’étaient agrandies à la taille d’immenses cirques dont la rare végétation ornait le cercle à la manière d’une couronne d’épines.

 

   Les Hommes n’étaient plus les Hommes

 

   Pris dans les remous de la Terre qu’ils avaient eux-mêmes provoqués, dont ils avaient été les insouciants pourvoyeurs, les hommes erraient comme des âmes en peine à l’ombre de rues qui avaient l’allure de décors de cinéma, chancelantes façades que retenaient de tomber une forêt d’étais et de poutres enchevêtrées. Le langage n’avait plus guère cours, sinon de minces grognements qui faisaient penser aux premières vocalisations des hominidés. On marchait le long des chemins, dos voûté, tête basse et lourde, sans bien savoir où l’on allait car le sens du monde avait déserté ses amers et de longues processions hagardes peuplaient les places labourées par le vent de la folie. Entre les vivants, il n’y avait plus aucun indice de politesse au bien de reconnaissance mutuelle. Chacun empruntait son sillon au mépris des autres car l’égoïsme avait hissé haut le pavillon de sa domination et plus rien n’importait que l’ego qu’il fallait faire briller à tout prix avant que l’extinction de l’espèce ne lui règle son compte de manière définitive. Que l’humain, en ces temps d’incompréhension, ressemblât à un archaïque tubercule, ceci était amplement confirmé par toutes ces silhouettes arbustives qui hantaient le creux des caniveaux, la nuit venue.

 

   Les choses n’étaient plus les choses

 

   Les choses, en ce temps d’impérieuse décadence, on les avait trop portées à l’insigne valeur d’une essence, ce qui avait eu, pour corollaire, une atténuation corrélative du caractère humain. Autrement dit, à force d’être sous le registre d’une fascination à leur égard, les existants étaient devenus choses eux-mêmes, à tel point que les dernières inventions de la technique étaient devenues leur naturel prolongement. Untel, au bout des doigts, avait vu bourgeonner une étrange boîte où s’allumaient de rapides images, où sortaient des sons comme pris de démence. Chez tel autre, un bizarre bouton métallique s’était greffé dans le pavillon de l’oreille, si bien que son hôte ne s’entendait plus lui-même, seulement  d’étranges mélopées scandées par des voix dont on ne pouvait connaître la provenance. D’autres encore, sous la tyrannie d’utopiques machines, couraient d’un bout à l’autre de la terre sans que cette course effrénée ne pût recevoir la moindre justification. Pour dire les choses simplement, il y avait eu comme une lente et insidieuse métamorphose qui avait inversé l’ordre des relations et les significations s’étaient évaporées, diluées dans le sombre lac des approximations et plongées dans l’obscur des forêts de l’impéritie.

 

   Uniment assemblée

 

   Dans tout ce concert dissonant, en quelque coin mystérieux qui, par miracle, avait échappé à la danse de saint Guy mondaine, autrement dénommée « chorée de Sydenham », se trouvait pour le plaisir des yeux et les convenances de la raison, une toute jeune femme aussi virginale que dénuée de quelque prétention que ce fût à étendre son empire sur la terre, les hommes ou encore les choses. Uniment-Assemblée, tel était son étrange nom, il faut en convenir, reposait sur une couche tissée de bonheur immédiat et d’évidence à être dans la plus belle esthétique qui se pût concevoir. Combien le regard du voyeur trouvait à se ressourcer au contact de cette manière de nymphe qui semblait posséder une nature si irréelle qu’on eût pu supputer qu’elle était pure production de l’imaginaire. Cependant son effectivité était bien réelle, il suffisait de lui adresser un indice discret de la main pour qu’elle manifestât sa joie d’être là, au monde, d’une façon si naturelle que les questions s’effaçaient sitôt sur les lèvres des curieux. Du reste il n’y avait nullement à interroger. Se questionne-t-on sur la présence du papillon dans l’air qui chante, du perce-neige dans son écrin d’herbe verte, du sourire primesautier de l’enfant encore dans l’innocence de l’âge ?

   C’était pur bonheur que d’en parcourir, par la pensée, la singulière présence ! Le fourré de ses cheveux, bien plutôt que d’être désordonné, était savante mise en scène de la beauté. L’ovale blanc du visage laissait venir au jour, telle l’esquisse délicate d’un fusain, les deux prunelles noires des yeux - des baies sauvages -, la courbe évanescente du nez et le pli de la bouche se fondaient dans l’écrin des lèvres qu’un léger appui des doigts portait à la vision pour mieux en suggérer le rare, l’accompli. Le buste était pareil à une plaine vaguement neigeuse que trouaient les deux éminences de larges aréoles, le grain du nombril émergeait à peine dans la lumière si discrète du corps, le dôme du ventre s’inclinait avec précaution pour donner sa place ineffable au mont de Vénus qu’ourlait avec délicatesse une toison claire alors que la fente du sexe glissait, presque par effraction, dans le triangle des cuisses. Là était le miroir d’une beauté qui se disait sur la pointe des pieds, qui susurrait pareille à l’eau d’une fontaine. Tout ceci était si rassurant, si gracieusement humain que l’on ne se serait lassé d’en admirer la figure parfaite. Avec Verlaine nous aurions pu lui dédicacer la quatrain suivant :

 

« Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête

Toute sonore encor de vos derniers baisers

Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête

Et que je dorme un peu puisque vous reposez »

 

   …là encore nous aurions été sur le bord d’une confidence, dans le premier geste de notre pensée. Nous aurions eu nombre de choses à lui dire de la plus grande profondeur, à savoir que terre, hommes, choses, devraient, sur elle, prendre exemple. Il y a encore place pour la sagesse et lieu pour la raison. Merci, Uniment-Assemblée, de nous montrer ainsi le chemin vers nous-mêmes, nous en avons si grand besoin !

 

 

 

 

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1 décembre 2020 2 01 /12 /décembre /2020 10:04
Essence de la Volupté

Barbara Kroll

 

***

 

   ‘VOLUPTÉ’, le mot, en lui-même, est Voluptueux. Certes on parle de l’indétermination du signe linguistique, de son arbitraire, de sa gratuité en quelque manière. Mais certains mots sont gonflés d’une sève particulière, ils débordent leurs propres limites et viennent à nous avec l’évidence des choses sûres d’elles, avec leur pleine signification dont on ne peut rien retrancher, à laquelle on ne peut rien ajouter. Il y a là un rapport d’homologie avec la beauté. La beauté vraie n’a rien à nous dire, rien à nous prouver, se poser seulement devant nous et diffuser ses mille faveurs avec naturel, confiance. Qu’aurait donc à faire une belle personne ? sinon à vivre dans l’enceinte de son être sans y prêter particulièrement attention, une simple venue au monde identique au sourire de l’enfant, à la douceur du nuage, au souple écoulement de l’eau dans son sillon de terre. Mais revenons à la supposée volupté du mot lui-même. Articulons ses syllabes afin que leur valeur phonétique se transfère au sein même de notre sensibilité, de notre ressenti immédiat :

 

[v O] [l y p] [t e]

 

   [v O] par son resserrement labial dit la retenue avant la parole, l’anticipation d’une prochaine efflorescence, le précieux encore enclos dans l’arc buccal, ce lieu de toutes les saveurs.

   [l y p], ce que [v O] retenait en arrière de soi, [l y p] nous l’offre dans le motif généreux d’une ample projection labiale. Qui n’y reconnaîtrait l’élan du baiser pêcherait par une grave omission des valeurs symboliques primordiales du geste corporel. Ici est pure donation de cela même qui doit venir à nous sous la forme de l’obole, de l’irrésistible offrande, de la plénitude en son immédiat déploiement. Ce qui se retenait, cette pudeur avant-courrière de plaisirs plus ouverts, surgit du massif interne de la chair pour se révéler dans la lumière donatrice de joie.

   [t e] semble reprendre en soi ce qui s’était donné - ce bonheur, cette spontanéité -, mais dans le souci de paraître encore, de ne nullement s’effacer de la scène mondaine. Le large étirement labial est une invite de la sensation à demeurer visible, douée encore d’une belle effectivité. Un genre de crépuscule qui tient la nuit à distance, dissout les ombres à même l’énergie interne dont il est habité. Un reste de soleil y gît qui, toujours, peut ressurgir.

   Mais la morphologie de ce beau mot - car ce mot est une figure quasi-esthétique -, s’ouvre encore vers d’autres horizons d’attente dont, nous lecteurs, sommes investis, dont chacun ressent les harmoniques à sa façon qui est toujours singulière. La définition donnée par le Dictionnaire (CNRTL) nous invitera à d’autres perceptions :

   ‘Impression extrêmement agréable, donnée aux sens par des objets concrets, des biens matériels, des phénomènes physiques, et que l'on se plaît à goûter dans toute sa plénitude.’

   On notera le vocabulaire particulièrement laudatif employé : ‘extrêmement agréable’, ‘se plaît à goûter’. L’agréable plaît aux sens, le fait de goûter fait signe vers la sensorialité. Tout est donc ici focalisé sur le phénomène de la pure sensation. Ce que l’on pourrait critiquer de la définition précédente, c’est qu’elle ouvre le monde matériel, physique, mais fait omission de la dimension humaine. Car si l’objet peut être source des plaisirs, s’il peut illuminer notre regard, combien la forme humaine lui est supérieure qui contient aussi bien en soi la dimension du tragique que celle de la volupté la plus étourdissante qui soit.

   Nous poursuivrons notre voyage en volupté au gré d’une citation de Gide extraite de ‘Voyage au Congo’ :

   « Que l'air est pur ! Que la lumière est belle ! Quelle tiédeur exquise enveloppe tout l'être et le pénètre de volupté ! Que l'on respire bien ! Qu'il fait bon vivre. »

   Ici, un saut est accompli par rapport à la définition qui se cantonnait dans une certaine neutralité, dans une certaine distance par rapport à la perspective ‘charnelle’ de toute volupté. Gide franchit le pas qui sépare l’objet de l’esquisse humaine. Bien évidemment ‘l’être’ ne saurait garder ici sa valeur générale, abstraite. C’est bien l’être de Gide aperçu dans sa dimension psycho-somato-intellective qui est en jeu. C’est au carrefour de ces postes avancés de la sensation que se situe l’événement voluptueux. C’est tout ceci qu’il mobilise sans doute avec une prédilection pour le corps, une affinité avec la chair, c’est du moins la thèse que nous voulons soutenir dans cet article. Parvenus à ce point de la réflexion, il nous faut amplifier, exalter cette notion de volupté, l’arracher à l’immanence foncière qui l’attache au sol, à la terre, la porter vers une transcendance qui l’accomplira, manifestera son essence, imprimera dans une chair céleste sa nature la plus exacte. Alors nous ne pourrons faire l’économie de ce court extrait de ‘La Cité de Dieu’ de Saint Augustin :

   « Cette passion est si forte qu’elle ne s’empare pas seulement du corps tout entier, au-dehors et au-dedans, mais qu’elle émeut tout l’homme en unissant et mêlant ensemble l’ardeur de l’âme et l’appétit charnel, de sorte qu’au moment où cette volupté, la plus grande de toutes entre celles du corps, arrive à son comble, l’âme enivrée en perd la raison et s’endort dans l’oubli d’elle-même. » (C’est moi qui souligne).

   Bien évidemment les propos de Saint Augustin s’adressent à Dieu, ils sont le reflet d’une foi ‘chevillée au corps’, d’une piété qui colore chaque instant de la présence divine. Cependant, ce qu’il dit de la volupté nous paraît parfaitement coïncider avec cette manière de commotion qui s’empare de l’âme de tout un chacun lorsque, bouleversée par la vue d’une autre âme, homme ou bien femme, l’émotion est à son comble qui sature en un seul et même empan l’entièreté de la conscience donatrice de sens. Ce que Saint Augustin dit de son Dieu, dans le renversement qui le traverse et l’arrache à son être, l’Amant pourrait le dire de l’Amante dans des termes identiques, dans une émission mot à mot de la phrase du théologien. La passion y figurerait, le corps y serait comme transfiguré, mêlant dedans et dehors ; il n’y aurait plus de distinction entre principe pneumatique et charnel, l’un versant en l’autre, l’autre devenant effusion de l’un. Lorsque Gide dit : « Quelle tiédeur exquise enveloppe tout l'être et le pénètre de volupté ! », il faudrait être bien naïf pour ne pas percevoir dans cet énoncé l’image même de l’acte sexuel porté à son acmé. Car la volupté, si elle s’adresse au clavier général de l’humain, se trouve essentiellement quintessenciée dans l’orbe de la chair érotisée, là où la brûlure d’amour se situe à son plus haut point.

 

   Déclinaisons de la volupté selon l’ordre des choses habituelles

 

   Si la volupté avait une couleur, c’est l’ORANGE que nous lui attribuerions, sans hésitation aucune. L’orange est un intermédiaire entre un rose qui ne serait qu’une jouissance en demi-teinte et le rouge ardent, éclat trop vif de la passion qui, souvent, se retourne en son contraire, la haine. Dans l’Antiquité le voile de noces arborait cette belle teinte, or y aurait-il plus belle image d’une volupté promise que celle contenue dans cette union ‘sacrée’ ? L’orange a la réputation de stimuler les émotions, d’ouvrir les sens à une puissance accrue. Les plaisirs épicuriens de la table sont liés à sa présence. Sur le plan religieux, elle symbolise la révélation de l’Amour Universel. Songeons au safran qui indique la divinité, aux robes des moines bouddhistes qui rayonnent d’une belle énergie intérieure, certes contenue, mais d’autant plus effective.

   Si la volupté avait une odeur, ce serait celle, onctueuse mais non moins capiteuse d’un miel ambré qui nous ferait penser à ces sublimes résines abritant en leur matière la cuirasse brillante de quelque lucane ou orycte

   Si la volupté était une friandise elle serait macaron doucement dodu, recueillant en soi toute la gamme des saveurs souples, une belle suavité, une écume envahissant le palais, le portant à son fleurissement. Lire la définition de cette mince friandise est déjà plaisir avant-coureur de la volupté qu’il suppose : ‘Petit gâteau rond, moelleux, parfumé, à la surface légèrement craquelée, composé de pâte d'amande et de blanc d'oeuf.’

  

Essence de la Volupté

Si la volupté était une fleur, elle serait orchidée et plus précisément orchidée ‘Dracula’ cet emblème fastueux de ce qui se donne sans nulle retenue. Les pétales ont la teinte nocturne qui sied aux rencontres, quelques filaments d’argent en sillonnent la belle surface. Le labelle, centre géométrique de sa présence simule l’étrave d’un sexe masculin trouvant son recueil dans une vulve étoilée, rayonnante. Etonnant mimétisme végétal des amours humaines ! Ici, en quelques détails anatomiques, l’orchidée dit le tout de ce qui détermine la vie, l’oriente vers sa pluralité, assure la descendance, transit les Amants dans leur quête de l’Autre qui, avant tout, est quête de soi.

   L’orchidée, cette orchidée, possède un étrange pouvoir de fascination. Comme si elle était le lieu de la ‘Scène primitive’, l’accouplement royal disant l’exception de son être. Bien évidemment, chacun aura compris le rapport existant entre volupté et érotisme. L’érotisme est l’énergie primordiale qui traverse tout existant, la volupté en est le point d’orgue, cette extase psycho-corporelle qui emporte au loin le Sujet, le transcendant hors des communes mesures, ouvrant sa conscience aux limites d’une possible quintessence dont il pourrait bien ne jamais revenir. C’est pour cette raison d’une connaissance hors l’inconnaissance que l’Amant, l’Amante ressentent, en leur esprit, ce vide immense qui creuse leur corps, taraude leur âme. Comme si un fabuleux territoire avait été aperçu, vécu l’espace d’un éclair, puis aurait été soudain abandonné à son immarcescible mystère. Le gouffre d’une perte succédant à l’ivresse d’une entière possession de Soi, de l’Autre, du Monde. C’est toujours ce triptyque existentiel qui est mis en demeure de signifier au seul motif que nous sommes toujours reliés à une multiple altérité. « Omne animal triste post coïtum », nous dit le proverbe. Oui tristesse de l’animal post-coïtum, tristesse de l’homme dans sa part la plus animale, sans doute limbique-reptilienne à vrai dire, même si la greffe du néocortex a installé chez lui l’étoilement du concept.

   Mais tout ce qui affleure ici de significations plurielles est magnifiquement synthétisé par Maupassant dans ses ‘Contes et nouvelles’ :

   « J'entre le plus souvent chez les orchidées (...). Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons (...) êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l'air impalpable et de la chaude lumière (...). Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. »  (C’est moi qui souligne).

   Nul commentaire aux observations de l’auteur de ‘Boule de suif’. Tout est dit de l’énigme de la fleur qui, à son tour, nous parle de la volupté, cet éblouissement des sens dont nul ne témoigne qu’avec des mots, alors qu’il faudrait laisser s’ouvrir la chair, l’écouter parler. La volupté, comme il a déjà été dit, est langage charnel, c’est seulement a posteriori que l’esprit, le langage, viennent témoigner de l’événement.

   Si la volupté était un toucher, elle serait celui d’une argile souple, immensément ductile, malléable sous la main du potier qui en façonne amoureusement la belle matière, un peu comme s’il voulait rendre hommage à l’Amante symbolique qui se coule dans les formes plurielles d’un élément originel par nature.

   Si la volupté était un paysage, elle serait cette mer de dunes à l’infini que caresse le soleil du crépuscule, un moutonnement avec ses vagues doucement mobiles, lissées d’un air reposé se disposant à la belle fête nocturne.

   Si la volupté était un fruit, elle serait pêche, telles celles contenues dans le tableau de Cézanne : ‘Nature morte avec pêches et poires’. La seule vision de ce fruit est déjà pures délices, on sent le velouté de la peau pareil à une soie, on goûte la chair à l’inimitable goût, le suc est éblouissement.

   Si la volupté était une peinture, elle serait le ‘Nu couché’ de 1917 de Modigliani. Son extase corporelle, son abandon total, son heureuse confiance en l’existence, le modelé plein de l’anatomie, tout ceci en fait le lieu d’une volupté sans pareille. Ces riches pigments devenus forme, devenus femme sont la figure la plus exacte dont l’autre face serait le célèbre tableau de Matisse : ‘Luxe, calme et volupté’.

 

   La toile de Barbara Kroll dans l’espace de la volupté

Essence de la Volupté

   Barbara Kroll nous livre ici une somptueuse image de la volupté. Attribuons-lui le prénom de ‘Joy’ dont l’arrière-plan sensuel transparaît avec évidence, doublé d’une disposition à une immédiate félicité. Le contexte de l’image, dans son abstraction,  nous laisse tout le loisir d’interprêter à notre guise le lieu dont elle occupe l’avant-scène. Elle fait fond sur un ciel bleu intense, sur une plage de couleur ‘sable’ qui pourrait aussi bien suggérer une plage réelle. L’attitude de Joy est alanguie, seulement guidée par un doux abandon au ‘monde comme il va’. Le bras droit, relevé, enchâsse doucement le beau motif de la tête. Le casque de cheveux platine est pareil à une rumeur solaire. Le visage, inscrit dans un ovale régulier, est teinté d’harmonie, habité d’un doux repos. Les yeux sont clos comme consacrés à un rêve éveillé dont on suppute qu’il se vêt d’un onirisme heureux. Les lèvres purpurines signent un érotisme discret entièrement contenu dans une sensualité à fleur de peau. Ce dont témoigne la teinte de chair saturée : un plaisir de l’âme qui ressort à même la surface des choses. La vêture est éminemment suggestive, parsemée de connotations galantes. Les gros flocons qui en parsèment la soie sont comme des rappels d’une chair qui s’impatiente de connaître la lumière, de se donner au plein jour.

   Mais que représente donc Joy si ce n’est la profusion carnée de la volupté dont les harmoniques parsèment sa belle silhouette ? A simplement l’observer, une autre image se surimprime à cette étonnante présence, celle des ‘Belles Endormies’ dont nous parle le roman de Yasunari Kawabata. Il nous suffira de citer un extrait de la 4° de couverture du livre pour y déceler cette luxueuse volupté qui, bien plus qu’une touche licencieuse, constitue une esthétique, sans doute d’ailleurs, de style oriental :

   « Dans une mystérieuse demeure, ils (les vieillards) viennent passer une nuit aux côtés d’adolescentes endormies sous l’effet de puissants narcotiques. Pour Eguchi, ces nuits passées dans la chambre des voluptés (C’est moi qui souligne) lui permettront de se ressouvenir des femmes de sa jeunesse, et de se plonger dans de longues méditations. Pour atteindre, qui sait ? au seuil de la mort, à la douceur de l’enfance et au pardon de ses fautes. »

   Ici, bien évidemment, la volupté est à mettre en perspective avec l’innocence adolescente de Jeunes Filles ‘librement consentantes’, mais la morale est sauve qui les laisse endormies, seulement sous le regard de ces vieillards, ces existences sur le point de décliner, visitées d’une longue mélancolie, livrées à la saveur aigre-douce des réminiscences, il ne leur reste plus que la ressource d’une méditation sans fin qui les conduira au seuil de leur propre finitude. Car si la volupté est porte ouverte sur une manière d’infini, elle est tout autant le signe avant-coureur sublime de la finitude en sa plus exacte venue à nous.

   Joy est voluptueuse en soi. Elle porte en elle tous les signes de cette félicité intérieure : à la couleur orange elle emprunte sa belle empreinte solaire, au miel sa texture souple, au macaron sa consistance tout en douceur, à l’orchidée sa ‘multiple splendeur’, à l’argile sa plasticité, à la pêche son goût de fruit paradisiaque, au ‘Nu couché’ de Modigliani son indolente posture. Joy, nous l’aimons parce qu’elle nous dit la contingence transcendante de notre être, nous sommes des êtres de volupté qu’un retrait reconduit toujours au seuil du tragique. Cette ambivalence délimite les contours de notre essence. C’est parce que nous mourons un peu plus chaque jour que nous aimons à en perdre la raison. Toujours l’hiver succède à l’été. Toujours l’été revit sur les cendres de l’hiver.

 

 

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30 novembre 2020 1 30 /11 /novembre /2020 11:17
Du chemin vers la finitude

« Massacre noir »

 Eau-forte, pointe sèche et burin, 40X30 cm

Œuvre : François Dupuis

 

 

 

   Toujours notre contact avec ce qui fuit, dépérit et finit par s’annuler est une épreuve pour notre être de chair aussi bien que d’esprit. En réalité, placés comme le funambule qui progresse à chaque pas avec l’effroi que celui-ci soit le dernier, notre certitude d’être est constamment remodelée par notre condition mortelle. Jamais nous ne pouvons tracer l’esquisse de notre prochain acte, dire notre projet comme définitif, nous assurer que demain sera tel cet aujourd’hui que nous saisissons en en connaissant le prix. Par destination, nous sommes des êtres-jetés, ce qui tresse la couronne de notre déréliction. Notre front que nous aurions souhaité habité d’une éternelle guirlande de lauriers, voici qu’il devient cette cimaise infiniment sujette à l’assaut du premier vent, à la griffure de la gelée, et, parfois, à la morsure de tel ou tel autre aux intentions contraires.

   Nombre de représentations artistiques en sont la mise en œuvre. Car rien ne s’efface qui conflue avec l’intime de notre essence. Cependant les formes sous lesquelles se donne à voir la « mortalité », sont variées, paraissant même parfois fort éloignées, mais c’est le même fil rouge qui en traverse le derme et qui pourrait se résumer en « être ou ne pas être », considérant, en effet, que se trouve bien là LA QUESTION. Toute attitude s’inscrivant au revers de ceci ne saurait être que mauvaise foi, esquive ou bien dénégation de la situation fondamentale de l’homme. Donc ce n’est que la FINITUDE qui se dit en un lexique polymorphe auquel on pourrait attribuer les valeurs de : « pléthorique », « anémique », « fatidique ».    

   Voyons quelles en sont les principales déterminations.

  

   Le mode pléthorique ou de la négation.

 

Du chemin vers la finitude

Femme nue couchée

Auguste Renoir

Source : Wikipédia

 

   Sans doute Renoir est-il l’un des peintres les plus indiqués en vue de dire le « pléthorique ». Le Modèle est voluptueux, la chair capiteuse, la teinte chaude de pêche et de blond vénitien. Ici rien ne paraît troubler qui ferait signe en direction d’une tristesse, d’une menace. Tout se donne et s’épanouit dans une manière de grâce que rien ne semblerait pouvoir entamer. Notre sentiment est tout de plénitude, de confiance heureuse, de disposition au souple et au paradisiaque. Nul angle qui pourrait entailler, nulle noirceur évoquant les sombres heures de l’existence. Nulle autre présence qui pourrait offenser cette solitude plénière, assumée jusqu’en son rayonnement solaire. Rien de moins qu’un air d’éternité se présente à nous, ce long flux de l’œuvre étirant indéfiniment la pulpe généreuse de l’instant. Tel un fleurissement qui n’aurait de terme, le nu ici couché semble totalement voué à une manière de contemplation édénique hors d’atteinte.  C’est un monde clos, auto-suffisant, un genre de cosmos au sein duquel nul chaos ne pourrait faire figure. Comment donc la finitude s’y repère-t-elle ? Simplement dans l’acte de sa négation.

 

   Le mode anémique ou de l’acceptation.

 

   «Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement. C'est de l'anémie, de l'épuisement, pas autre chose. Ces accidents, encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenir incurables. »  - Maupassant - Contes et nouvelles.

   « incurables », ici, nul besoin d’épiloguer longuement. A cet état ne peut succéder que la mort.

Du chemin vers la finitude

Bœuf écorché - Rembrandt

 

   A ces paroles « nues » de l’Auteur de « Boule de suif », ne peut correspondre, dans l’ordre de la peinture, qu’une toile abrupte, exempte de fioritures, une toile montrant la cruauté épileptique du vivant qui, ici, dévoile sa face de ténèbres. « Bœuf écorché » de Rembrandt, comment dire d’une façon plus incisive la présence de griffes lacérant notre réalité, d’entailles sous-jacentes à ce que nous croyons être - des conquérants -, alors qu’au dessous de notre ligne de flottaison les attaques sont déjà visibles, intensément à l’œuvre. Le naufrage est annoncé quoique non encore consommé.

   Cette toile est, à proprement parler « radiographique », elle fore la peau, se glisse dans le tissu de la chair, découpe les aponévroses, distend les fibres, fait éclater les ligaments. Déjà il n’y a plus de sang, ce fluide vital, ces artères qui sont la pulsation même de la vie. Et ce basculement du corps animal, son éventration, sa mutilation faisant apparaître le « sans-défense », donnant site à l’immolation et cette rupture des membres et cette corde enroulée sur un billot de bois pour nous dire, à nous humains, l’incontournable en son effroyable actualité. « Nous les hommes », car, Regardeurs, comment pourrions-nous échapper au parallèle, à l’homologie des situations, à la fascination de l’image qui nous positionne en lieu et place de l’animal. « L’homme est un animal doué de raison », disait Aristote. Mais où est la « raison » dans cette représentation de « l’écorché vif », il ne demeure plus que l’animal en sa cruelle posture, en sa dernière monstration. Un amas d’ustensiles carnés réduits à un éternel silence. Ceci est déjà une annonce du « massacre noir » dont François Dupuis a tracé la vigoureuse architecture dans son eau-forte.

   Cette touche mortelle, comment ne pourrions-nous pas la ressentir au centuple dans l’œuvre homonyme de Soutine dont la représentation violemment colorée - un rouge éteint pour la viande mutilée, un bleu marine et de France en opposition pour le fond -, nous livre au plus profond de l’insoutenable. « Comment vivre après Auschwitz ?» en serait le pendant, conscience historique confrontée à ses plus vifs abîmes. Car, ici, il n’y a plus de pas de côté, d’écart qui sauverait. Le saut a été accompli qui, de la négation à la Renoir, plonge dans les abysses soutiniennes. L’insupportable en acte, autrement dit l’acceptation sans reste d’une immémoriale condition dont le tragique nous transit dans notre stature même d’homme.

   Nous sommes cloués au pilori, écartelés, tel le bœuf ; nous sommes remis à l’écorché des salles de dissection - cette insoutenable vision de la corruption en son effectivité -, à cet autre tableau de Rembrandt, « La leçon d’anatomie du Docteur Tulp » qui en est la sévère illustration, la précision chirurgicale, le découpage au scalpel.  Il s’agit bien plus d’une sidération que d’une simple curiosité des Assistants du Docteur Tulp. Devant eux, à portée de main, se tient la Mort en ses basses œuvres, la Mort réalisant le lent travail de dégradation de la chair. La peau livide devient aussitôt aperçue, le cercueil du corps, là où se déroule une invisible, lente métamorphose.

   Et l’on pense à la cuirasse tachée de vermine - son propre corps -,  dont Gregor Samsa fait un matin la découverte dans le roman de Kafka. Ce sont les mêmes ingrédients qui courent tout au long des visions de Rembrandt, Soutine et chez l’auteur du « Procès », une modification est à l’œuvre qui travaille en profondeur, une alchimie inversée qui, partant de l’œuvre au rouge, transiterait par le jaune, puis le blanc pour finir dans le noir, ce signe de Saturne qui s’inscrit comme le tout dernier avant la disparition.

  

   Le mode fatidique ou l’accomplissement.

 

   Ici, il faut faire appel à l’étymologie du mot « destin ». Nullement le prendre  dans son acception grecque, laquelle constituant la part revenant aux hommes pouvait être bonne ou mauvaise. En choisir seulement la valeur de « fatum » des Latins, ce poids sans commune mesure posée sur l’épaule de l’Existant, une manière de fourches caudines sous le sceau desquelles tout cheminement dans la vie était la lourde métaphore. Or, comment mieux parvenir à la radicalité d’un destin, à sa touche extrême qu’en convoquant l’image la plus dépouillée qui soit, à savoir celle d’ossements qui sont la forme accomplie de toute corruption, autrement dit dépassée, portée à son point le plus haut. Là le « grand œuvre » est à son terme. Il n’y a plus de matière vile infixée. Tout est arrivé à son exténuation. Tout est dans l’immobilité éternelle. Face à ceci, il nous serait bien difficile de faire l’économie de « Crâne de Chèvre Sur la Table » de Picasso, peinture avec laquelle jouera, en écho, l’eau-forte de François Dupuis.

Du chemin vers la finitude

 

Pablo Picasso

Crâne de Chèvre Sur la Table

Source : Eloge de l’art

 

 

   Faire l’inventaire des traces de la finitude dans l’oeuvre de Picasso reviendrait à poser de constants jalons tout au long de ses polymorphiques créations. « Autoportrait » de Montrouge en 1917 où l’œil teinté de noir semble habité de tragique, jusqu’à l’ultime tableau du 25 Mai 1972 où se devine le regard du peintre mourant (retouché la veille de sa mort), en passant par « Le Baiser » de 1925 (de la Mort ?) et l’incontournable et violent « Guernica » où se consument les derniers feux d’une humanité parvenue au comble de son propre désastre. A l’évidence, l’on ne crée pas sans avoir, en arrière-fond de sa pensée, cet abîme toujours ouvert dont nous savons, qu’un jour, nous le rencontrerons. Que ceci se traduise par le biais d’une nature morte, d’un portrait, d’une reconstitution historique ainsi qu’à l’âge classique, peu importe, l’essentiel est sa permanence, sa focalisation quelque part, peut-être là où on ne l’attend pas, dans la pupille d’un œil, l’éclisse d’un sourire, le creusement d’une fossette.

 

Du chemin vers la finitude

   Donc « massacre noir », comme Picasso en son temps disait : « Massacre en Corée ». Il y a décalage dans la forme, non dans l’intention. Il s’agit de montrer l’insoutenable. Cependant un crâne d’animal mort, tout comme le squelette prélevé dans les sédiments anciens par l’archéologue, sont infiniment moins dévastateurs, plus recevables, pour la simple raison que la corruption ayant terminé son travail de sape, ne demeure que l’architectonique première, ce fondement ossuaire où s’arrime notre meute de chair. Ce qui est douloureux pour la condition humaine (une même chose joue pour les civilisations) est d’assister à la lente dégradation qui fait du visible ordinaire le lieu même de la désolation, du cataclysme. Nul ne peut endurer longtemps le spectacle d’une vie en son dépérissement. L’agonie est toujours une épreuve pour qui la vit, pour qui la voit. Une identique douleur s’empare des cœurs et des corps. Le rocher dont on croyait l’assise ferme, voici qu’il se met à trembler, qu’il nous engloutira bientôt, tel Sisyphe gagné par l’absurde de la pierre qui le reconduit au néant.

   Le beau travail de François Dupuis a su tirer parti et force du médium auquel il a fait appel. Combien alors le terme « d’eau-forte » est situé en référence. Une eau forte de son étrange pouvoir de corrosion. L’acide attaque le métal, le ronge, l’oblitère en maints endroits. Tout ceci renforcé par le geste qui manie le burin, qui guide la pointe sèche. La surface est entaillée, érodée, remaniée comme si une volonté aveugle (un Destin) s’acharnait à en réduire la prétention à exister. Tout un lexique de l’attaque, du délitement, de la destruction en dernière instance. Et ce qu’il fait bien considérer, ceci : la chair du métal est chair de l’homme. La chair de l’homme, chair du monde. De cette tragique équivalence nul ne peut s’abstraire qu’au risque d’y perdre son humanité puisque l’homme est le seul vivant se sachant affecté de mort. Dès notre naissance nous en sommes les naïfs et inconscients impétrants.

   Magnifique allégorie des funestes desseins qui habitent le ciel des humains. Souvent des nuages y déroulent leurs cohortes de gris et de noir. Ici, ce rôle est tenu, de façon extrêmement parlante, par les différentes valeurs de l’encre. Elles jouent la partition du clair et du sombre qui n’est jamais que celle de la joie et de la tristesse en un même endroit emmêlés. Manifeste jeu dialectique par lequel se font jour les oppositions, aussi bien les confluences, les retraits. Dans cette invasion sombre, fuligineuse, l’œil perdrait presque ses repères. Et c’est tant mieux. Qu’est-donc le chemin vers la Mort sinon l’aveuglante avenue du vide raturant soudainement la conscience ?

   « Massacre noir » le bien nommé. Jamais on n’en ressort vivant, fût-on adepte de l’humour « noir » ! Alors nous nous arrangeons de la vie qui nous est échue comme le seul don auquel nous pouvions prétendre. Nous savons le chemin. Nous savons le terme. Nous faisons semblant de l’oublier. Nous marchons les yeux levés au ciel sans égard pour les fondrières qui creusent le sol de leurs dents vindicatives. Nous boîtons parfois, sans vouloir en deviner la provenance. Nous marchons cependant. L’angle de notre bonheur est à ce prix. La mort serait-elle absente et alors, il n’y aurait plus de temps, de religion, d’art et sans doute plus d’histoire. Que servirait-il à l’homme de réaliser des conquêtes en quelque domaine que ce soit puisque, se sachant immortel, il serait à l’égal des autres hommes, un infini qui viserait l’absolu. Voyez-vous le chemin serait long à suivre. Demeurons en nous, déjà nous avons fort à faire !

 

 

 

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29 novembre 2020 7 29 /11 /novembre /2020 11:08
Filer la métaphore

« Le Démon des filets … m’a repris »

 Photographie : François Jorge

 

 

***

 

   Tu vois, il faudrait dire le tout du monde en quelques mots. Le tout. Autrement dit toi, moi, les autres, les paysages, les rides de  terre, le miroir de l’eau, la face de platine qui regarde le ciel, l’émotion, là, au creux du ventre. Il faudrait dire le rare de l’aube, l’immobile ligne du silence, les maisons blanches au loin, leurs yeux fermés - des hommes et des femmes y dorment, pliés sur la graine de leur sommeil -, le vent qui habite quelque creux, peut-être le corps d’une carpe enfouie sous le dais immensément liquide. Tu vois, il faudrait être ici au bord de l’étang où vibre la lumière, plus bas sur la côte, peut-être dans une anse marine. Il y aurait une grande bâtisse blanche nommée « La Amistad », des barques de pêche, des filets étendus sur des plages de galets, de vieux messieurs vêtus de noir sous les bouquets des arbres. Il faudrait encore poursuivre sa course folle, quelque part vers les pôles ou sous l’horizon de l’équateur. Puis revenir ici, ne pas bouger, surtout ne rien dire et attendre que les images viennent, corolles qui déplieraient lentement leur douceur dans l’immuable du temps.

   Vois-tu, la quiétude c’est ceci : l’attente d’un dépliement dans le jour qui s’annonce et rien ne compte plus que cet instant suspendu qui reconduit tous les autres à une nullité essentielle. Mais il faut dire le présent, ce point perdu dans l’immensité qui ne se reproduira, n’a nul équivalent, se grave dans la cire de la mémoire. Bien longtemps après, peut-être dans les années à venir, peut-être les siècles, il sera cette goutte suspendue dans le ciel libre de l’esprit, resplendissant du prestige de l’unique. Quel est-il le jour qui vient et profère ses premiers mots ? Il y a tant de discrétion à se soustraire aux rives de la nuit, à s’éployer jusqu’aux confins du monde. Toute venue furtive dans le sensible est cet événement qui vit de sa propre substance. Tout, en lui, est contenu. Tout fait écho, ricoche sur les parois du paraître et revient au seul lieu qui soit le sien, le lieu de la beauté. Alors une métamorphose s’opère qui dissout tout ce qui n’est pas elle. Les rues des villes s’effondrent. Les places se referment sur leur cocon. La mer devient un lac asséché. Les plaines immenses se couchent sous les vagues d’herbe. Les grands pics majestueux s’entourent d’une brume dense qui les ravit aux yeux des curieux. Les forêts aux essences multiples deviennent de simples taillis. Les marécages s’épuisent, absorbés par les tapis de sphaignes.

   Sais-tu ceci, mon compagnon méditatif ?, l’espace de beauté condamne tous les autres à l’exil. C’est comme d’être amoureux : l’on  ne voit plus que l’Aimée, l’auréole de sa chevelure, le rayonnement de ses yeux, l’arc doucement tendu de ses lèvres, sa taille si fine, ses longues jambes, on dirait une fugue sans attache ou presque avec le réel. Et ce qui est le plus étonnant, ce n’est plus la femme de chair qui hante nos rêves, mais l’image de la beauté parvenue au plein de son essence. La matière s’est faite esprit et croyant aimer Cécile ou bien Angèle, c’est en réalité leur ombre que nous fêtons, cette manière de vol du lointain qui devient si éphémère, juste un souffle d’air à la lisière des choses, une aura qui vibre et ne dit mot de son mystère.

   Calme est le jour, ici, sous la palme lisse de clarté. L’eau est pure réflexion d’elle-même. Comme si son principe nitescent provenait de son centre, irradiait et se montrait comme moment initiatique de sa propre genèse. Là est le miracle de toute manifestation. Pure présence que rien ne justifie, sauf le regard du Voyeur, celui qui, par sa vision de la scène, en accomplit l’exacte nature, lui donne acte et l’installe dans le lexique du monde. Alors il y a face à face du paysage qui se donne à voir et de la conscience qui en vise l’être singulier. Au large des yeux une frise brune que délimite une touche de couleur à peine affirmée, un genre de corail assourdi. Puis, immensément fascinante - on s’y perdrait volontiers tel Narcisse découvrant sa propre image -, la belle et insécable plaque d’eau, ruissellement qui n’est pas seulement de lumière - ce serait déjà un prodige -, mais effusion du lumineux dont on pourrait penser qu’il précède de peu le surgissement du numineux, ce caractère du sacré lorsqu’il envahit et déborde la conscience du mystique livré à l’épiphanie de son idole.

   Puis des ombres cendrées qui voilent la surface, lui apportant un « complément d’âme », une touche de nostalgie. Parfois faut-il que la clarté se dissimule pour que nous cessions d’en ignorer le caractère à proprement parler fabuleux. Le réel est une énigme de tous les instants. Formulé en termes leibnizien : « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non pas plutôt rien ? ». Question aussi belle  qu’inquiétante puisque ne débouchant que sur le vide et le néant. Sur la question questionnant la question. Ceci n’existerait-il et le monde nous apparaîtrait tel un être sans aspérité ayant divulgué, avant même son interrogation, le chiffre de ses secrets. Oui, le secret est ce qui fait avancer l’homme, pousse ses recherches, trouble le bel ordonnancement de ses nuits.

   Quel secret, ici, repose dans ce mince pieu de bois où s’attache le flottement de quelques bouchons de liège rouge ? Dans ce faisceau de filets, ces cercles de métal, la résille des cordes qui en tisse la trame ? Sans doute une existence de Pêcheur s’y trouve-t-elle inscrite en filigrane dont nous ne voyons que l’émergence, à défaut d’en connaître l’origine, d’en décrypter la fiction. Oui, la beauté est aussi ceci, apercevoir un objet doué de multiples virtualités, y déposer la semence de l’imaginaire, attendre que les épis lèvent, puis moissonner, autrement dit,  filer la métaphore (la métaphore des filets ?), et, de proche en proche, bâtir une sphère existentielle qui nous paraisse vraisemblable, aussi bien la nôtre que celle de l’Inconnu qui nous fait signe depuis la modestie de ce bâton, de ces filets qu’on croirait endormis pour l’éternité. Mais les choses ne dorment qu’à en ignorer la figure signifiante. Car tout est sujet à signifier aussi bien en soi qu’au-delà de sa propre enceinte. Bientôt la nuit viendra qui effacera tous les repères dont nous faisons les points obligés de notre connaissance. On n’en verra plus les indices formels mais ceux-ci continueront de nous habiter en silence. Oui, en silence. En ceci nous rejoindrons la belle remarque de Milan Kundera dans « Le livre du rire et de l’oubli » : « … la beauté, pour être perceptible, a besoin d’un degré minimal de silence ». Jamais « le bruit et la fureur » ne sont compatibles avec son émergence. Jamais.

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28 novembre 2020 6 28 /11 /novembre /2020 11:17

 

En l'absence des choses.

 

ZOI7

                                                    

Photographie : à propos de Zoï.

 

   Cette belle jeune femme que nous connaissons si peu, donnons lui un nom, Houriya, par exemple, pour la doter d'un semblant de réalité. Pour l'amener dans la pénombre et lui laisser la liberté d'être ou de ne pas être. A sa guise. 

Houriya qui veut dire Sirène, donc mythologie, rêve, voyage vers un ailleurs.

Chimère peut-être et rien d'autre.

  Houriya aux trois syllabes qui font, dans le vide, leurs petits ricochets, leurs minces vibrations et déjà tout est dit de ce qui pourrait advenir si le voile de l'illusion se déchirait et, qu'en un éclair, le jour illumine les rémiges de la femme-oiseau, les écailles brillantes comme le mercure de la femme-poisson.

  Puis surviendrait la dissimulation, l'abolition de toute vision et alors nos yeux seraient dévastés et nos pleurs deviendraient des perles dures faisant sur la terre leur tintement d'irrémédiable solitude. Car alors nous saurions et n'aurions plus l'espace du doute où faire croître notre dérive onirique, où élever l'aridité de nos bras nus. Car, toujours, nous sommes dépossédés avant même d'avoir pu saisir, avant même toute parole. C'est pour cela que nous croyons aux prodiges de toutes sortes et que nos mains dressent  dans l'air sec leurs ramures d'effroi, dessinent les hiéroglyphes de l'insu.

  Mais nous sommes seuls, mais nous sommes en chemin pour une finitude que nous n'arrivons pas à circonscrire et pourtant elle rôde, si près, nous sentons son haleine froide, nous sommes tout contre ses attouchements en forme de faucille courbe et définitive.

  Mais nous sommes hommes.

  Mais nous oublions.

  Mais nous dormons debout.

Houriya aux trois belles syllabes tintant sur le dôme glacé du ciel. C'est cela qui nous reste à proférer à la face du monde, le long des eaux ridées des étangs, sur les élévations de basalte, alentour des plaines de lave, au-dessus des vertes étendues de la canopée. 

Houriya comme nous dirions "écume""nuage""lumière". Alors le nom ricocherait sur les murs d'argile, ferait son bruit de libellule, sa translation pareille aux caravanes de vapeur au-dessus de l'épaule des dunes.

Les lézards à la gorge bleue rentreraient dans leurs trous au pied des buissons.

Les paille-en-queue glisseraient sous l'azur avant de regagner leur refuge.

Les brindilles noires des fourmis se presseraient à l'entrée  de leur monticule de terre.

Les Vivants, pliés sur leur ombilic, s'oublieraient dans des songes sans fin.

  Plus rien de vraisemblable, de mouvant, d'agité ne ferait ses minuscules hésitations, ses minces entrechats sur quelque coin de la terre. Immense serait la solitude qui traverserait de sa lame aiguisée l'espace où l'existence déploie ses ondulations, ses remous. Une vacuité sans fin, comme ivre d'elle-même.

  Les choses denses et farouches, les accidents du sol, les voix discordantes, les faux-accords, les meutes de sons clinquants auraient rejoint leur tanière originelle, repliant sous leur corps hasardeux leurs dards urticants. Il n'y aurait plus que cela, ce long Poème du monde jouant sa partition éblouie dans l'exacte  quadrature des murs, seulement une silhouette à l'encontre du jour, un linge blanc plié en forme d'abandon, des pétales de porcelaine, une cascade de cheveux, une promesse d'aube. Nous serions là, comme au bord de l'abîme, les membres pris dans la glu, redoutant que le moindre de nos gestes ôte à notre vue ce qui l'ornait de si belle manière, dont nous supputions la proche disparition.

  Pourtant, rêveurs éveillés, en vacance d'une fatidique lucidité, nous savions du fond de notre condition mortelle qu'Houriya n'existait pas, que nous l'avions simplement créée à l'aune de notre errance, de notre incurie. Sans doute ne reviendrait-elle pas. Les rêves jamais ne se reproduisent. Comme l'eau, ils ne s'écoulent qu'à disparaître, à ne pas se renouveler comme le dit si bien la sentence d'Héraclite :

"On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c'est une autre eau qui vient à vous ; elle se dissipe et s'amasse de nouveau ; elle recherche et abandonne, elle s'approche et s'éloigne. Nous descendons et nous ne descendons pas dans ce fleuve, nous y sommes et nous n'y sommes pas."

  Cependant nous continuons d'espérer le toujours possible ressourcement, le surgissement d'une Ophélie salvatrice. Toujours il nous sera loisible de nommer et de nommer à nouveau afin d'amener  Houriya dans la présence, celle-ci fût-elle éphémère. Nous voulons croire, une ultime fois, que nous donnons lieu au monde par notre parole, que ce qui a été énoncé demeure. Au moins pouvons-nous entretenir cette si belle illusion ! Elle est l'ombre qui nous précède au levant, qui nous suit au couchant. Elle est la nuit dont nous nous enveloppons, dont nous faisons notre refuge alors que la lumière du rêve baigne toutes choses et que nous nous absentons du monde.

 

 

  

 

 

 

 

 

                                                                                

 

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27 novembre 2020 5 27 /11 /novembre /2020 09:10
 Être jusqu’au bout du temps

***

 

 

   Ceci, tu le savais depuis au moins le jour de ta naissance, cette absence totale de liberté qui caractérise la marche en avant de l’humanité. Tout était écrit d’avance, tout était tracé sur l’illisible parchemin de l’exister. Souvent tu t’étais posé des questions sur toi, les autres, le monde, trouvant toujours mille explications, mille justifications plus erronées les unes que les autres. Il te fallait cette marge d’erreur, tu en soupçonnais le trajet caché, il te fallait cette illusion au large de ton regard, elle te tirait vers l’aval du temps avec souplesse, délicatesse t’évitant une trop hâtive chute. Tu le sais bien que les hommes sont aveugles, sourds, uniquement obstinés à vivre selon leur ‘volonté’, leurs ‘désirs’ qui brûlent telles des braises. Ils pensent leurs décisions autonomes alors qu’ils ne sont que les esclaves d’une force qui les domine, d’une puissance qui les contraint et oriente chacun de leurs actes, dicte jusqu’au moindre de leurs sentiments.

   Les pas que tu fais aujourd’hui, dans ce genre de paysage minéral hors du temps (tu ne sais en réalité où tu es), étaient déjà gravés dans le marbre gris du Destin. Aujourd’hui, te pensant libre après avoir effectué un choix qui ne dépendait que de toi, chaque pas que tu imprimes sur le sol de poussière n’est que la résultante de la décision de TON Destin. Tu remarqueras, TON, je l’ai orthographié avec des Majuscules, de manière à ce que tu en fasses ta singulière propriété. Ce Destin t’appartient, il te détermine, il oriente ta marche, il dessine la couleur de tes yeux, il creuse les rides de ton front, il pose en toi les plumes légères de l’amour, il te fait toi plus que tu ne le pourrais toi-même.

   Tu marches donc sur un sentier dont tu n’aperçois que le relief. Ce que tes yeux ignorent, ce que ta conscience ne perçoit nullement, c’est que ce jour de lumière qui brille au loin, tel une promesse, est ton dernier jour, celui qui clôt un jeu commencé depuis bien longtemps. Tu en as épuisé tous les tours, tu en as sondé jusqu’au moindre recoin, si bien qu’il ne demeure plus aucune place pour miser sur une couleur, agiter quelque brelan favorable, espérer être sauvé par une quinte royale. Il ne te reste plus que le tapis pour recueillir tes infructueux essais, donner un ultime site à tes manigances. Echec et mat en termes de fous et de rois, si tu préfères. Ne crois nullement que je dis ceci pour te discréditer, pour faire de toi un exemple parmi la vaste marée humaine. Tous les autres, tes semblables, sont logés à la même enseigne. Mais comme toi, ils font une confiance illimitée à leur ‘bonne étoile’ dont ils pensent qu’elle leur sera favorable. Ce que je peux te préciser, c’est que ta fin proche, si tu n’en sens pas distinctement le souffle acide, du moins tu en as une manière d’intuition. Un peu comme si elle était l’ombre qui te suit fidèlement dont tu ne percevrais, parfois, qu’un glissement furtif dont ton dos prendrait acte, dont ta face tournée en direction de l’avenir ne serait guère alertée. Cependant ta relative inconscience ne te dédouanera de rien, le Grand Saut te guette qui sera ton dernier mot.

   Donc tu ne sais où tu es, mais l’essentiel, n’est-ce pas, c’est que tu sois ! Le paysage est conforme à celui que tracent les dessins de tes rêves, y compris ceux qui te visitent à l’état de veille. Le ciel est bleu pâle, d’une grande pureté, il s’étend à l’infini, pareil à un voile léger. Tu en sens le doux appui sur ton visage, tes yeux s’emplissent de ce baume, ta peau rutile à seulement en percevoir le luxe inouï. As-tu déjà vu un ciel si présent, si immergé en toi ? Vois-tu, il ressort dans le lac de tes yeux, il les teinte d’heureuse attente, il les rend disponibles à l’immense prestige de la vision. Tu as toujours été un voyeur, sinon un voyant, un visionnaire ouvert à l’immense présence des choses. Tu regardes une colline à l’horizon et ce sont toutes les collines du monde qui font leur joyeuse sarabande dans le feston de ta tête.

   Voir est une exception, penses-tu, et combien je te donne raison. Tu vois ton Amante et ce n’est pas seulement elle que tu vois, en chair et en os, mais c’est l’Amour lui-même que tu vois, la sublime Beauté qui te fait face. Lorsque ta vision ramène en toi toutes les sensations qui ont été les tiennes, tu es augmenté de ces vibrations, tu sens en toi comme un subtil gonflement, un genre de calme agitation. Dans l’unique berceau de ton regard, se meuvent à l’envi, telle feuille jaune d’automne, tel labour et sa glaise brillante, tel sourire à toi adressé par une Inconnue croisée au hasard des rues. De simplement regarder, tu te sens plein, investi de la pluralité des choses qui s’essaiment dans le vaste monde.

   C’est étrange, pour ton dernier jour, combien ta marche est facile, presque ailée, elle convoque les sandales de Mercure, le dieu qui traverse l’espace à la vitesse des comètes. Tu aimes ce qui est proche de toi, ce canyon tapissé de roches, semé d’une rare végétation. Une fragrance discrète s’élève de ces minces végétaux chauffés par le soleil. Elle s’enroule autour de toi avec ses effleurements de miel et de nectar. En réalité, nulle séparation entre l’odeur et qui tu es, si bien que tu ne sais plus si c’est ton corps qui est odorant, qui féconde le paysage ou bien si ce sont les effluves des plantes qui viennent à toi et t’emplissent de leur flux. Tu avances dans ton dernier jour avec la même innocence que met un enfant à faire voler son cerf-volant de papier dans l’air taché de lumière. Tu es tout attente du monde, tout attente de ton être. As-tu perçu la netteté des sons de cet environnement si semblable à un désert ? As-tu enregistré quelque part, dans la densité de ton anatomie, le craquement des pierres gonflées de chaleur, leur bruit de grains chutant dans la gorge étroite d’un sablier ?

   Si je te pose la question, c’est que je connais la réponse. Moi, TON Destin, depuis le lieu d’immémoriale présence qui est le mien, je te sais habité de toutes ces richesses qui parsèment l’univers des choses. D’elles tu n’es nullement séparé, elles entrent en toi par les fenêtres de tes yeux, par la porte de ta bouche, par les meurtrières de tes oreilles, par les minuscules trous de tes pores. Tu es en état d’osmose avec le monde et ceci est un grand bonheur, une ivresse, une ambroisie que tu boiras jusqu’à la lie. Tu n’as guère d’autre choix que d’être vivant plus que vivant jusqu’au seuil de ta mort. L’espoir qui fait vivre, c’est ceci, se croire atteint d’un état d’immortalité dont seul Thanatos pourra rompre le charme. Est-ce parce que tu te sens au bord de l’abîme que les événements s’impriment en toi avec une telle félicité ? Est-ce parce que tu es mortel que la vie se donne avec autant de générosité ?

   Ce mince ruban d’eau qui serpente tout en bas de la vallée de pierres, non seulement il reproduit le réseau de ton flux sanguin, il est le fluide qui te traverse de part en part, le liquide dont tu sens le subtil battement à l’intérieur même de ton cœur, dans les canaux serrés de tes artères, de tes veines. N’est-ce pas tout de même extraordinaire cette fusion, au creux de toi, de ce qui, d’ordinaire, t’est étranger, extérieur ? Pour user d’une métaphore, je dirais que c’est un peu comme si tu avais abaissé ton pont-levis, ouvert tes barbacanes, disposé ton donjon à accueillir tout ce qui veut bien s’y assembler, tout ce qui est porteur d’un sens dont tu attends la venue depuis toujours, l’indispensable complément de ta foncière solitude. Car tu le sais bien, tout homme, toute femme sur Terre, ne sont que d’immenses solitudes que calme parfois une rencontre, qu’apaise un amour, mais toujours le sentiment de déshérence revient qui signe l’inévitable condition de notre essence. Et, du reste, y aurait-il lieu de se désoler de cette évidence ? Non. Se révolte-t-on contre le nuage qui passe, la pluie qui tombe, la cime de la montagne que nous cache la nuée ?

   Tes pas suivent tes pas. Ils décomptent ton temps. Les gouttes se succèdent dans la clepsydre jusqu’à l’épuisement qui ne saurait tarder. Maintenant tu es sorti du canyon, un horizon s’élargit qui pousse ton esquisse jusqu’à n’être plus qu’un détail du paysage. Peut-être cette herbe rase, cette mousse au bord de l’eau, ce lichen accroché à un bois éolien blanchi par les ans. Quelques nuages se sont levés. Ils sont les ponctuations de ton être, tes lointains interlocuteurs. Ils font une mousse blanche tout autour de tes pensées. Plus même, ils sont tes pensées, qui flottent au plus haut de l’azur. Couchées sous le ciel, des montagnes bistres, parcourues en maints endroits de balafres, de failles sombres, elles sont l’écho de tes souffrances anciennes, peut-être de ta douleur présente.

   Oui, je parle de douleur pour la simple raison que cette dernière est l’envers de la joie qui t’habite. Il n’y a de pure joie que dans les âmes détachées du corps, dans les esprits libérés de leurs habituelles attaches, dans l’imaginaire habile à tresser toutes les séductions possibles. Il faut bien qu’il y ait un malheur inscrit quelque part en ta chair puisque celle-ci est hautement mortelle qui, chaque jour qui passe, connaît davantage sa rémission, éprouve sa chute future. Et c’est ceci qui est paradoxal : plus la joie brille, plus la tristesse qui lui correspond est attentive à étendre les voiles du Néant qui s’approche à pas de velours.

   Tu es ce fragment du monde en attente de toi, tu es cette vibration inaccomplie qui se désespère de ne jamais parvenir à sa totalité. Tu ouvres ton corps à la manière d’une vaste coquille où résonneront toutes les voix, où s’abriteront tous les bruits, où pulluleront tous les silences. Ce fleuve, là-bas, qui dessine son cours parsemé d’ilots, cette vaste plaine de graviers et de cailloux, ces lumières au ras du sol, ces attouchements de l’air, ces mouvements du rien et de l’inapparent, tu veux t’en saisir comme de tes derniers biens. Certes ils sont à toi comme tu es en eux en une identique parution des choses sur la scène multiple, chatoyante du vivant en ses plus belles manifestations.

   Ton heure dernière sera celle qui clôturera le sens de ton existence. En attendant, tu fais moisson de tout et, pour l’observateur anonyme que je suis, cette hâte que tu mets à faire provision de ce qui vient à toi, eh bien c’est l’image même du Tragique. Le Tragique est toujours ceci que manigance le Destin, lequel ourdit dans ton dos, à ton insu, la toile qui enveloppera ton corps de momie quand tu remettras aux dieux de l’Olympe l’âme dont ils t’avaient fait le don, espérant que tu en ferais bon usage. Médite bien quant à la valeur de tes derniers pas. Te mèneront-ils en Enfer ? Te conduiront-ils au Paradis ? Ou bien seras-tu en pénitence au Purgatoire ? Toi seul le sais qui as vécu de telle ou de telle manière. Il est encore temps, tant que tu n’as pas franchi le Rubicon, de te distinguer par la grâce d’une belle œuvre, d’un geste singulier, d’une haute pensée. Tu as toute la vie devant toi ! Elle brille encore d’un lumineux éclat. Regarde ce qui t’attend au-delà du vaste horizon courbe : l’immense liberté des Morts. Oui, l’immense !

  

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26 novembre 2020 4 26 /11 /novembre /2020 17:05
Quand l’ombre dit la vérité.

Clown.

Oeuvre : Barbara Kroll.

 

« L'art du clown va bien au-delà de ce qu'on pense.

Il n'est ni tragique, ni comique ;

Il est le miroir comique de la tragédie

et le miroir tragique de la comédie. »

André Suarès.

 

   Ici, il faut considérer l’œuvre telle qu’en elle-même, comme si, au lieu d’être une esquisse, elle était la forme accomplie du tableau, son dernier mot. Bien évidemment s’autoriser à énoncer une telle clôture porte en soi d’inévitables conséquences, à commencer par livrer une rhétorique dont l’artiste n’était nullement venue à bout. Mais peu importe, toute forme, arrivée à son terme ou bien en voie de parution porte, en elle-même, les germes de sa propre finitude. Car terminer un projet et le laisser être dans son immobilité définitive revient, en quelque sorte, à prononcer son arrêt de mort. Comme si le dernier trait de pinceau affirmait la fin d’un langage et une mutité que seuls connaissent les sépulcres. Mais voyons ce que cette esquisse a à nous dire qui, au premier abord, passerait inaperçu.

« Clown » nous dit le bref commentaire afin que notre interprétation ne soit nullement dévoyée par une trop rapide conclusion. « Clown » donc, puisque ces rapides coups de brosse ne sont que le prologue d’une réalisation future. La précaution oratoire n’était en rien un luxe et nous nous serions rapidement fourvoyés sans ces indispensables prémices. Comment, en effet, reconnaître dans cette esquisse humaine aussi sombre qu’inclinée vers une prochaine perte la figure rayonnante du clown, son « habit de lumière », ses paillettes, son nez rouge, ses pléthoriques chaussures, son nœud papillon si caractéristique, la broussaille poil de carotte de ses cheveux ? Nous disions ici, « habit de lumière », tant une troublante homologie semble se dessiner à même des destins qui, paraissant éloignés, n’en jouent pas moins dans un registre identique, celui d’une mise en scène de l’ombre et de la lumière, de l’offrande et du tragique, de la vie et de la mort. Offrande, en effet, que cette esthétique du toréador qui nous livre dans une manière de générosité et d’abstraction de soi ce combat contre le Minotaure dont le moins que l’on puisse dire c’est que l’issue n’en est jamais certaine. Offrande que le geste bariolé du clown, sa jovialité majuscule, la candeur avec laquelle il nous fait le don de son portrait aussi haut en couleurs que sujet à comédie. Seulement, sous l’esthétique du toréador, sous le fard du clown, la même préoccupation qui taraude l’âme de son fer rouge, cette pénétrante dramaturgie qui dit, sous les revers de la cape, sous les pirouettes de cirque la même douleur d’exister, le même destin dont Damoclès est toujours atteint car l’épée finit inévitablement par accomplir ses basses œuvres. Toujours la finitude est au bout. Toujours la « fin de partie ».

Mais qu’en est-il, en coulisses, avant que l’homme-clown - car, sous la vêture, jamais il ne faut oublier l’homme -, n’ait revêtu son gilet à damiers, son pantalon pourpre, sa redingote à larges revers ? Nous le voyons livré à lui-même dans la geôle d’une étrange solitude. Plus loin, au-delà du rideau scintillant de lumière, sont les enfants qui attendent, yeux écarquillés, mains en battoir prêtes à applaudir, excitation vrillée au centre de l’ombilic. Face éclairée de l’astre existentiel, rubis et paillettes, cris à peine contenus, métabolisme fou qui ne demande qu’à jaillir dans un concert de joie, dans le jaillissement sans fin d’une plénitude explosive. Combien le contraste est saisissant avec cette retenue de l’homme non encore grimé, de l’homme aux mille rides, aux yeux agrandis par des poches de fatigue, au corps lourd d’avoir trop vécu, d’avoir trop joué, d’avoir toujours fait semblant. Le terrible, pour lui, de surgir sur la scène avec l’apparence de celui qui vit au-dessus des soucis et des aléas, papillonnant d’une fleur à une autre, batifolant parmi le pollen de l’exister, le nectar du paraître. Oui, le drame intime du clown est de donner le change, de rire des autres et surtout de lui-même, de donner la joie alors que, peut-être, la suite des jours n’est pour lui qu’une longue litanie de déconvenues, un chapelet de déboires. La tristesse infinie du toréador est celle-ci qui le rive à sa peur, à cet effroi d’affronter la charge noire comme la mort, naseaux écumants : peur contre peur. Il y aura un vainqueur. Il y aura un vaincu. Rien d’autre au-delà de cette simple alternative avec la seule certitude de ne rien savoir de son épilogue.

Certes l’on pourra objecter que le clown n’est pas en danger de mort, que son public l’acclame et le soutient, qu’au pire il risque une chute non prévue ou bien des applaudissements à contretemps. Le clown ne meurt pas sous la charge taurine, il meurt des toxines lentement inoculées, spectacle après spectacle, cet immense ennui qui voûte ses épaules, soude son âme aux contingences mondaines. Rien de pire que de feindre. Rien de plus insupportable que de monter sur le praticable et d’y jouer une sempiternelle commedia dell’arte, de sourire aux étoiles, de se relever d’un faux-pas avec l’air de celui qui est constamment habité par la joie, rien de plus blessant que de vivre son propre cilice avec des soupirs de ravissement. « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, et priez que toujours le Ciel vous illumine… » fait dire l’excellent Molière à l’hypocrite Tartuffe, car Tartuffe n’est point dévot, il feint seulement de l’être. Bien au contraire le clown se doit d’être dévot à son art s’il veut le rendre vraisemblable. Cette exigence signe en même temps sa perte. Croyant à ce qu’il fait, il ne fait que s’immoler à ses propres simulacres. Jamais un clown ne peut être gai. La marche est trop haute entre ce piédestal comique sur lequel il s’installe et l’abîme que, chaque jour, il tutoie. C’est de cette vérité-là dont nous entretient Barbara Kroll dans une épure si simple qu’elle pose son sujet à la manière d’une incontournable assertion. Avec elle déjà nous sommes en empathie avec la personne du clown, cette personne dont nous avons besoin afin que, en notre lieu et place, il métamorphose la tragédie en comédie. Merci Monsieur le Clown de faire le pitre avec cette belle générosité.

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Published by Blanc Seing - dans L'Instant Métaphysique.
25 novembre 2020 3 25 /11 /novembre /2020 10:50
Un lieu où être à soi

La Chambre à coucher (première version)

Vincent Van Gogh - Octobre 1888

Source : Wikipédia

 

***

 

      Parfois il est des livres dont on a totalement oublié l’existence. Sans doute doivent-ils se tapir en quelque lieu de la mémoire auquel nous n’avons plus accès. Quelle joie alors d’en redécouvrir la présence au fond de quelque tiroir poussiéreux parmi des piles d’autres ouvrages, d’anciens manuels scolaires, de feuillets portant des traces manuscrites d’un temps qui s’efface au loin, dans l’illisible songe du passé. C’est donc en faisant du rangement dans ma bibliothèque que j’ai retrouvé ce modeste manuel sur l’œuvre de Vincent Van Gogh, livre au format de poche, plutôt fascicule d’ailleurs que volume digne de ce nom. Sa modestie, aujourd’hui, je la trouve émouvante, une si mince forme destinée à une si grande œuvre ! Je me souviens, dans mes premières années d’adolescence, avoir découvert les tableaux des Impressionnistes et autres Fauves avec un réel bonheur ourlé d’une neuve passion. J’avais acheté, avec mon argent de poche, quelques uns de ces ‘Classiques’ que je feuilletais avec curiosité. Il y avait tant de choses à découvrir sur ces illustrations en couleurs, tellement de rêves à laisser venir au contact de l’art !

   Ce qui me fascinait dans l’œuvre du Hollandais, c’était cette énergie inépuisable dont ses œuvres étaient la mise en scène, la haute affirmation des couleurs, la composition fortement structurée, ces ‘hautes pâtes’ qui s’élevaient de la toile comme si elles avaient voulu affirmer leur viscéral attachement au réel. Tout ce que je découvrais de l’œuvre du Peintre, me plaisait, tellement sa manière de traduire sa vision du monde coïncidait avec la mienne, juste à l’orée de ma propre histoire. J’aimais, au sens fort du terme, tout comme on peut être amoureux d’une jeune fille, ces toiles empreintes d’une forte personnalité. J’aimais ses ‘Mangeurs de pommes de terre’, cette image en subtils clairs-obscurs dont la lumière de résine accentuait la rudesse de la vie du peuple des paysans. J’aimais les ‘Moissons en Provence’, la pluie solaire qui inondait le paysage, le bleu délavé du ciel, les empilements de gerbes, les hautes tiges des chaumes, la solitude du cultivateur dans l’aride plaine de l’été harassée de chaleur. J’aimais ‘L’Autoportrait de 1889’, sa dominante bleue qui faisait ressortir la barbe rousse de Vincent, son regard perdu au loin de lui, la fixité de son être, ce fond cosmique entre ‘Fumée’ et ‘Givre’ qui faisait penser à ses ciels étoilés. J’aimais la singularité de son travail, de son labeur obstiné à creuser son propre sillon, à labourer en profondeur le sol de l’art, à lui faire rendre raison, en quelque sorte, fût-ce au prix de la folie. Et ce fut à ce prix-là qu’il solda sa dette vis-à-vis d’une société qui ne le comprit pas. L’exigence d’absolu qui l’habitait était trop haute, trop forte. Les nécessités de l’Art, il les assuma jusqu’à la dernière extrémité humainement possible. A ses toiles il donna toute sa vie, jeta toutes ses forces jusqu’au ‘sublime désespoir’. Oui, cette expression en forme d’oxymore d’une tragédie qui possède en elle sa propre forme de beauté, bien plus qu’une coquetterie de style, voudrait dire ici la confondante proximité de la Tragédie et du Beau, lorsque l’une verse en l’autre, lorsque celui-ci naît de celle-là.

   C’est bien là l’essence de la vie de ce Peintre génial. Si la notion de génie est souvent controversée dans l’histoire de l’Art, il semble bien que pour Van Gogh on n’en puisse faire l’économie qu’à le priver de ce qu’il a été en propre, à savoir le crépitement d’une lumière de phosphore dans la nuit du monde. C’est ceci le génie : une vive combustion, la pointe de la conscience à l’extrême proue de l’être, un regard visionnaire, une avance sur son temps, une lave intérieure qui ne peut que surgir et, parfois le fait-elle au risque de la maladie, de l’isolement, de la mort. Voyez les destins frappés par la foudre de Hölderlin, de Nietzsche, d’Artaud. Admirables présences dont le commun des mortels n’aperçoit nullement le trajet de comète, la haute exception parmi la communauté des hommes. Ils sont des êtres seuls, de brillants archipels perdus dans l’immensité océanique du vivant, ils sont des sémaphores faisant brûler leur clarté dans la brume opaque de l’incompréhension. Ils n’en sont que plus précieux. Vies de saints, d’anachorètes perchés au plus haut de leurs météores. Souvent ils ne sont reconnus que morts, leur gloire posthume servant d’alibi à ceux qui n’ont pas su ou voulu voir la fulgurance de leur éclair, qui ont choisi de vivre dans l’immanente proximité des choses bien plus que tenter d’apercevoir le rayon d’une beauté, l’effervescence d’une pensée.

   Non, cette digression n’était nullement inutile. On ne peut faire sienne une œuvre telle celle de l’Auteur des ‘Tournesols’, sans précisément se tourner vers le soleil, vers l’irradiation, la combustion qui animent en leur fond toutes les toiles, les portent à nous dans la dimension du pur mystère, du secret un moment dévoilé qui nous précipite au cœur des choses. Ainsi se nomme la vérité pour Vincent : ’Autoportrait au chapeau de feutre’, ‘Route avec un cyprès et une étoile’, ‘Le café de nuit’, ‘La chambre à coucher’. C’est cette dernière, ‘La chambre à coucher’ qui était, en mon âge adolescent, le centre de mon intérêt. Je ne savais encore trop dire pourquoi. C’est la raison pour laquelle, maintenant, il me reste à trouver les justifications de cette séduction qui me poursuivait jusque tard dans la nuit. Rien n’est plus éprouvant pour soi que de ressentir une aimantation dont nulle source ne peut être mise à jour. Mais c’est bien là le lot de notre finitude, jamais nous ne pouvons saisir une chose en totalité, seul l’infini le pourrait dont nous ne sommes même pas sûr qu’il ne s’agisse que d’une buée de l’imaginaire.

    Ainsi cette chambre m’interrogeait. J’y voyais, en creux, la présence de l’Artiste, j’y lisais sa cruelle passion, j’y percevais le drame sous-jacent à cette flamme intérieure qui le dévorait, ne lui laissait nul répit. Alors comment décrire cette chambre en tant que centre d’irradiation de l’oeuvre totale, comment porter mon regard en direction des lignes de force qui en soutenaient la belle et exacte parution ? Certes, lors de mes 15 ans, je ne pouvais mettre entre parenthèses le ressenti que j’avais vis-à-vis de ma propre chambre, des rêves qui l’habitaient, des lectures fiévreuses que j’y faisais. J’essayais de tracer quelque parallèle, d’inscrire mon émotion dans celle de Vincent, de forer, en quelque sorte, le labyrinthe d’une personnalité complexe. Bien entendu mes efforts ne pouvaient se solder que par une interrogation faisant suite à une autre interrogation. Au point où j’en suis arrivé maintenant, toujours se fait jour la question, toujours la fascination s’exerce que je ne pourrai jamais exorciser qu’au prix d’un travail de mon imaginaire. Plutôt que de me livrer à la fastidieuse énumération de ce qui se donne à voir dans la chambre, je vais laisser parler Vincent lui-même, dans une lettre supposément adressée à son frère Théo. Souhaitant seulement que s’y devine un accent de sincérité.

                                                     

                                                                       

                                                                                       Arles, Octobre 1888

 

           Mon cher Théo,

 

   Te voici sans nouvelles de ma part depuis quelques jours. Je dois dire que mon installation dans la ‘Maison jaune’ et les tracas qui y ont été associés expliquent mon silence. Sais-tu, Théo, combien je suis heureux d’avoir trouvé un logement qui me convient. J’y ai mon atelier et cette proximité me décharge de bien des tracas. Tu sais combien ma vie est à ce point liée à l’exercice de mon art. aussi, relier mon lieu de vie et mon lieu de travail constitue pour mon âme inquiète bien plus qu’une satisfaction, un réel bonheur ! Je te remercie de tout cœur pour les 100 francs que tu m’as envoyés. Combien j’apprécie ton geste généreux, il s’inscrit dans celui de l’art. C’est un peu comme si mes tableaux étaient une réalisation commune. Chaque touche de couleur que je couche sur la toile possède l’inestimable qualité d’un amour fraternel dont notre actuelle société est bien loin d’être prodigue ! J’ai mis à profit cette somme pour effectuer un voyage aux Saintes-Maries-de-la-Mer, j’y ai peint des barques, ainsi que l’église fortifiée. Tu ne seras nullement étonné si je te dis que la lumière provençale est une vraie bénédiction pour le peintre que je suis. Elle est si loin des clartés nébuleuses de notre chère Hollande ! Comme tu peux t’en douter je marche beaucoup dans toute la région, peignant ici une scène de moisson, traçant là le portrait d’un inconnu ou bien trempant ma brosse dans un jaune lumineux pour faire apparaître ces fabuleux tournesols, je crois qu’ils sont l’âme de ce pays généreux.

    Mais que je te dise, maintenant, l’un de mes derniers tableaux. Oh, il est bien modeste. J’ai fait le ‘portrait’ de ma chambre à coucher. Je suis impatient de savoir ce qu’en pensera l’ami Gauguin qui ne tardera guère à me rejoindre. Nous parlerons peinture, nous comparerons nos inspirations respectives. Tu sais que je songe, depuis longtemps, à créer ici une communauté d’artistes, mais je te tiendrai au courant de mon projet dès qu’il sera plus avancé. Donc je te présente ma chambre. Imagine un cadre des plus modestes, comment pourrait-il en être autrement ? Aux seuls motifs de ma vie sobre, de mon caractère aussi. Je n’aime pas le luxe, il sonne faux ! Imagine donc ceci : la pièce est petite qu’éclaire une seule fenêtre. Mais cette faible clarté me suffit, c’est sans doute d’elle que j’attends qu’elle visite suffisamment mes toiles et les rende faciles à connaître. La peinture doit être accessible à tous sinon elle n’est qu’une pantomime !

    Les murs sont badigeonnés d’un bleu pâle, pareil à ces ciels lorsque, ici, ils sont balayés par le Mistral, poncés par une lumière basse qui semble envahir les âmes des gens d’ici, les rendre fuyants, eux d’habitude si chaleureux ! Tu sais, j’aime cette couleur, elle est si reposante, un véritable baume lorsque, harassé, je rentre de mes tournées sur les terres chauffées par un soleil ardent. Mon lit est étroit, à une seule place. Mais qui donc accepterait de partager la couche d’un peintre sans le sou, peignant, qui plus est, des scènes si déroutantes pour un esprit tranquille ? Oui, je le confesse, il faudrait qu’une femme consente à partager ma vie, à partager mon œuvre, mais ceci est un rêve de songe-creux.

   Mon lit est étroit, bâti de bois grossier, sans doute l’œuvre d’un ouvrier local. Mais précisément j’aime sa rudesse, son assise paysanne sur les lames disjointes du parquet. Combien ce meuble va-t-il supporter de rêves, de longues méditations sur l’art, sur la vie aussi, elle fuit si vite au-devant de nous ? Souvent tu m’as dit apprécier ce jaune qui va de l’Orpiment au Bouton d’or en passant par le Jaune de Cobalt. Oui cette couleur est belle, éclatante, lumineuse. Ici elle habille les champs de tournesols, les blés en été, les terrasses des cafés illuminées la nuit. Mon cher Théo, il faut être habité de l’intérieur par ce soleil, faute de quoi c’est la mort avant-courrière qui habite nos corps et, déjà, nous ne sommes plus que de noires silhouettes à l’horizon du monde !

   Deux chaises de paille, comme on les fabrique ici, basses, robustes, elles témoignent encore du geste de la main qui les a tressées. Ne penses-tu, comme moi, que la peinture doit porter témoignage des lieux, des gens, de leur dur labeur ? Les mineurs dont autrefois j’ai tracé le portrait, trouvaient là, dans la rudesse de leur existence, leur plus belle justification. Une petite table de bois brun, face au mur, porte le broc et la cuvette pour la toilette. Souvent l’eau y est si fraîche, je la croirais sortie à l’instant d’un puits. Mais je ne saurais me plaindre d’un quelconque inconfort. Je suis d’une nature rude. Et puis un peintre doit être suffisamment amarré au réel pour pouvoir en traduire le vrai caractère qui est toujours brut. La Nature ne vit pas d’artifices, elle nous fait face seulement, à nous de nous y conformer.

   J’allais omettre ce que je consens à nommer ma ‘décoration’ bien que ce terme me paraisse péjoratif, il me fait penser à ces magasins de brocante, il y en a beaucoup ici, qui vendent des vieux outils pour en décorer les murs. Ne crois-tu pas qu’ils seraient logés à meilleure enseigne entre les mains rugueuses des paysans provençaux ? Toutes les modes sont stupides et le conformisme des gens est parfois stupéfiant. Pour ma part je préfère le coutre d’une ancienne charrue au bibelot qui brille de mille feux sur un buffet de cuisine. Les chaudrons anciens ont perdu leur âme, on les récure, on les expose comme des tableaux. Donc j’ai accroché au mur quelques unes de mes toiles, un portrait d’Eugène Boch, un autre de Paul-Eugène Milliet. Ce seront les témoins de mes rêves. Tu vois, Théo, je suis bien entouré. Je me sens bien dans cette chambre. Cela faisait longtemps que je n’avais pas éprouvé un tel sentiment. C’est important une chambre, sais-tu ? C’est elle qui nous a vu naître, c’est elle qui nous verra mourir. Mais Théo, je ne veux nullement assombrir ta journée. Je t’embrasse affectueusement. Vincent.

   PS - Si je pouvais je t’enverrais ma chambre par la poste, ainsi tu la verrais mieux, ainsi tu pourrais te rendre compte de ce lieu de vie qui est aussi, enfin je l’espère, lieu de l’Art !

 

   Voici, je reprends la main après l’avoir laissée à ce Vincent imaginaire, à son frère Théo évanoui dans les lointaines contrées de ce qui fut jadis. Si j’ai fait de ce tableau le lieu géométrique de l’œuvre du Hollandais, si ma conscience a été attirée en ce point particulier, il doit bien y avoir quelque raison à ceci. Et je crois en deviner les affleurements dans les méandres de ma propre sensibilité. J’ai toujours été très réceptif au motif de la chambre sans doute en raison de son symbolisme qui rayonne tout autour d’elle, un genre de magnétisme qui vient jusqu’à aujourd’hui tresser les linéaments de son être irremplaçable. Et, bien sûr, ce ressenti me particularise, mais il contient en lui tout un réseau de connotations universelles. Car la chambre se donne en tant que valeur archétypique. Autrement dit en tant que posture existentielle débordant le cadre du Sujet pour gagner la totalité d’une communauté humaine. Dire que la chambre est abri, lieu de confidence, centre des débats amoureux, tremplin des rêves aussi bien nocturnes que diurnes, ceci sonne à la manière d’un truisme. Qui n’en a éprouvé en soi la dimension de ressourcement, l’amplitude passionnelle, le recueil du secret ? Tous nous sommes redevables à cette mystérieuse pièce de nos plus belles émotions, de nos plus grandes tristesses, de nos plus nobles inspirations.

   J’ai toujours préféré ce qu’il est convenu de nommer ‘roman de chambre’ aux grandes fresques où se croisent des protagonistes multiples, en des lieux également multiples, si bien que n’en résulte, pour moi au moins, qu’un éparpillement mental qui fait se dissoudre les qualités littéraires de l’œuvre. Ici, je dois faire référence à l’un des livres princeps de la littérature-philosophie du XX° siècle, à savoir ‘La Nausée’ de Jean-Paul Sartre. Son roman-essai, je le qualifierais volontiers de ‘roman de chambre’, là où le mot ‘chambre’ prend valeur foncièrement existentielle. Roman de l’enfermement en quelque sorte, roman où se dévoile l’absurde contingence contre laquelle l’auteur de ‘L’Être et le Néant’ élèvera l’oriflamme de la liberté choisie par l’homme pour échapper à son destin. Le héros de l’écriture, Roquentin, fait ses découvertes de l’absurde de la vie, la plupart du temps dans des espaces clos (ils font penser à la pièce de Sartre ‘Huis-clos’), sa chambre, le café, le musée, la bibliothèque et si le Jardin de Bouville, au centre duquel se révèle à lui l’abîme ontologique qui cerne tout parcours humain, ce Jardin, il faut le considérer, symboliquement, comme un lieu fermé, celui où ne se donne que l’ombre du nihilisme. Le thème de la chambre est riche de nombreuses occurrences sur le plan des œuvres, qu’elles soient littéraires ou picturales. Ce que je crois, de manière à établir un lien entre la chambre de Roquentin et celle de Van Gogh, c’est que leurs chambres respectives ont  dû recueillir leurs témoignages, tantôt joie, tantôt tristesse, confidences toujours, lieu unique où peuvent aussi bien s’épancher ‘les intermittences du cœur’ pour employer la belle formule proustienne, que les lumières de la félicité. Nul doute que le caractère tourmenté de Vincent l’ait plus souvent poussé à l’abattement qu’à l’expression d’un bonheur ouvert. L’exaltation du génie se paie souvent à l’aune du sacrifice de sa propre vie. Sans la passion totale, exigeante, l’ouvre du Hollandais n’aurait jamais pu voir le jour. Ses toiles en portent le profond témoignage. La chambre vangoghienne nous convoque à de plus essentielles profondeurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 novembre 2020 2 24 /11 /novembre /2020 11:33
Attente du Rien.

Edward Hopper.

   Western Motel, 1957.

     Source : Artworks.

 

 Au monde l’on demande…

 

   On est là, dans l’égarement de soi. On est là et l’on cherche l’exactitude du monde. Au monde l’on demande de nous signifier, de nous justifier, de nous placer à un point déterminé de la quadrature des choses.

De la colline à l’horizon, dans le moutonnement du jour, on attend qu’elle nous dise l’herbe que nous pourrions fouler, nous montre le nuage à l’horizon, peut-être, au-delà, des vagues marines, des perditions d’air bleu dans la faille infiniment ouverte des songes.
De la bande de bitume jaune nous espérons qu’elle nous conduira vers cet inconnu que nous sollicitons comme une part de nous-mêmes, mais qui, toujours, nous échappe.

Du mufle vert de l’automobile qui pointe le feu de ses chromes, que souhaitons-nous, si ce n’est l’aventure au bout de la route, une étreinte, un dialogue qui s’instaure et nous exonère des rets étroits de la solitude ?

Du fauteuil de moleskine rouge nous désirons l’accueil immédiat, la possibilité de nous ressourcer, de nous déposer dans les sables blonds d’une douce méditation.

Du lit de bois sombre nous percevons le possible asile, le recueil du corps dans l’aire lénifiante du repos, le tremplin des rêves, l’oubli de soi dans la marée nocturne des draps, peut-être l’étreinte de l’amant et des réveils pareils à la promesse de l’aube dans la beauté de l’heure.

Des murs badigeonnés de vert nous sommes les hôtes heureux comme si cette couleur pouvait, à la force de son seul rayonnement, nous envahir de joie, nous déposer dans l’île d’une félicité immédiate.

De la grande baie largement disposée à nous livrer la lumière nous souhaitons qu’elle illumine notre âme et nous flotterions dans notre propre espace avec les signes majestueux de la liberté.

 

   Assoiffés d’exister.

 

   Certes nous souhaitons tout cela et plus encore car nous sommes assoiffés d’exister, de témoigner, de prendre part au grand festin mondain, de nous livrer sans retenue à la pléthorique curée dont nous attendons qu’elle nous fasse connaître les autres en même temps qu’elle nous révèlerait un instant d’éternité. Certes, mais la malle est bouclée qui non seulement n’augure pas d’un prochain départ, mais nous consigne à demeure dans la geôle de notre être. Car, avant d’être l’insigne d’un bagage, l’icône d’un voyage, cette peau de cuir fauve n’enserre entre ses flancs que le vide qui l’emplit et nous la livre dans le plus pur dénuement alors que nous étions fascinés par sa promesse de dépaysement, sa capacité d’exil. L’étiquette qui aurait dû porter notre nom, la voici vide de chiffre, identique à ces palimpsestes qui ne disent plus rien à force d’être usés par le temps. Même plus la trace d’un langage, même plus le grésil d’un souvenir. Même plus l’empreinte d’une identité qui aurait suffi à attester son utilité. Rien que du vide sur du vide, du silence se découpant sur du silence.

 

   Cette effigie de carton.

 

   Voici ce qui est à percevoir :

Nous sommes cette effigie de carton bouilli dont se parent les carnavals pour conjurer les mauvais sorts, barrer le chemin aux malins génies.

Nous sommes une terre blanche, un biscuit nu avant que ne le recouvre l’émail qui le flatte et le porte à sa juste parution.

Nous sommes un mime blafard sur une scène que nul ne voit puisque le monde est désert.

Nous sommes une chorégraphie que n’habite ni un corps, ni un esprit en mouvement, pas plus qu’un principe de vie qui en guiderait les hésitantes figures.

Nous sommes ce mannequin vide, cette nasse d’osier qui se désespère d’être au milieu des paysages de pierre architecturée d’un Giorgio de Chirico.

Nous sommes une absence que visite une autre absence et ainsi à l’infini, d’abyme en abyme, de Charybde en Scylla.

Le froid est grand qui fait sa vrille mortifère.

La vue est étroite qui s’étrécit aux dimensions de la chambre.

La scène est clouée qui consigne dans la cellule et ne dit nul vraisemblable ailleurs.

 

   Meurtrissure purpurine.

 

     Notre visage est privé de parole.

   Nos lèvres sont jointes par une meurtrissure purpurine comme si tout langage était de valeur seulement sacrificielle. Soit parler pour ne rien dire. Soit parler pour se livrer au courroux des dieux. Peut-être sont-ils les seuls autorisés à proférer, eux dont le regard plane sur les hauteurs de l’Olympe et scrute la vérité en sa lueur première ?

Nos bras sont de muettes suppliques qui n’étreignent que des brumes.

Qu’aurait donc à nous dire cette boiserie du lit si ce n’est la mutité des choses, leur entêtement à ne nous livrer que l’opacité de tout ce que nous côtoyons, qui nous égare à force d’énigme ?

Nos jambes sont des pieux qui ne connaissent ni la nature du sol qui les porte, ni les mystères de la terre aux aphasiques profondeurs.

Notre vêture est de bure, telle la robe du moine qui ne cache rien puisque nous n’avons rien à dissimuler. Que pourrait-on dérober au regard depuis son anatomie vide, transparente, pas même la consistance d’un flocon, la légèreté d’une brume.

Diaphane, totalement diaphane.

De quoi donc un Rien est-il fait, dépouillé jusqu’en ses dernières nervures ? Ne demeurent plus que d’étiques ombres, un théâtre aux travées nocturnes, une estrade de planches livides, des poulies qui battent l’air de leur ronde inconsistance, des cintres d’où ne descendent que des haillons aux syncopes illisibles.

 

   Lecture de l’œuvre.

 

   Certes lecture désespérée où seule la vacuité humaine ose encore dire son nom. Miguel de Unamuno se fut exprimé en termes de « sentiment tragique de l’exister ». Kierkegaard par la troublante formule de « La Maladie à la mort », cette insoutenable tension entre le fini et l’infini.

Car ici tout est fini qui demeure en soi.

Tout est infini qui jamais ne se perçoit ni ne s’actualise.

Hormis l’Esseulée rien ne paraît du monde. Ni l’homme dont on pense qu’elle est en attente, ni d’autres Existants qui pourraient peupler l’image et le ciel est uniment vide qui fait son abstraction bleu-céleste.

Tout est figé dans une cruelle attente.

L’automobile n’est pas encore totalement donnée en tant que réalité, encore moins son éventuel passager.

Nul interlocuteur sur le fauteuil qui fait face.

Nul objet éparpillé sur le lit dont on supputerait une action en train de s’accomplir.

Nulle silhouette, fût-elle celle d’un oiseau en vol ne se découpe sur le rectangle de clarté.

Quant à Esseulée elle ne semble être qu’une manière d’outre aux flancs désertés par quelque vie que ce soit. Sa raideur témoignerait à la limite d’une posture cadavérique que sa blancheur vient renforcer de son pouvoir de dénuement. Tout semble avoir perdu sens et orientation. On pourrait inévitablement penser à un modèle éternel qui aurait trouvé sa posture idéale et définitive tel un insecte luxueux pris dans un bloc de résine.

Edward Hopper cultive avec un sens rare du lexique exact, épuré, presque à la limite de l’esquisse l’art du suspens, de la vacuité, du temps illisible en sa perpétuelle confusion.

En réalité, ici, le temps n’existe pas, l’espace se réduit à quelques formes simples par lesquelles se dit la vérité de la désespérance, la verticalité du doute d’être lorsque plus rien ne fait signe à l’horizon des choses.

   Seule une question qui demeure sans réponse.

 

 

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23 novembre 2020 1 23 /11 /novembre /2020 09:37
La venue à soi de l’objet

***

 

                                                                                              Samedi 21 Novembre

 

 

                   Chère Sol,

 

 

   Tu sais, le monde des objets est infini. L’univers en est parsemé, si bien que nous finissons par ne plus les voir. Ils sont à côté de nous et nous en ignorons la présence. Mais ceci n’est vrai que de ceux qui nous sont extérieurs, qui fourmillent à la surface de la Terre dans une sorte d’étrange anonymat. Bin évidement il n’en est nullement de même pour ceux qui nous sont intimes, avec lesquels nous avons établi une relation privilégiée. Car il en est des objets comme des êtres, certains ne nous parlent pas, nous laissent indifférents, alors que d’autres se logent au creux même de notre affinité en un lieu de pure félicité. Oui, un objet peut être porteur de joie à la même hauteur qu’une personne chère rayonne au centre de notre corps avec son coefficient d’ineffaçable présence. Mais je ne demeurerai plus longtemps dans ces considérations vagues et générales qui, sans doute, ne pourraient que te lasser en raison même de leur caractère abstrait.

   Que je te dise plutôt le lieu et le temps qui m’occupent en cette brumeuse matinée de Novembre. Comme tu peux facilement l’imaginer, je suis dans ma tour, tout en haut de mon Causse natal, occupé à ranger quelque papier, à feuilleter un livre que je viens de recevoir. Il s’agit d’un livre ancien, ‘Amphitryon’ de Plaute, en édition originale, bel ouvrage sur papier pur fil Lafuma, Editions ‘Les belles lettres’, pages non coupées, donc jamais lu. Lecture inaugurale donc. Sans doute vas-tu te poser la question de savoir la raison qui m’a poussé à choisir cet Auteur latin dont, aujourd’hui, personne ne connaît plus ni le nom ni les écrits. Eh bien je te dirai que mon intérêt porte tout autant sur le contenant que sur le contenu. J’aime sa couverture rouge fané, son illustration, la Louve capitoline associée à la légende de Rémus et Romulus, enfin la belle densité de ses pages couleur d’ivoire dont les cahiers n’ont encore été ouverts. C’est toujours un grand bonheur pour moi que d’associer le plaisir de la découverte d’un texte au fait de couper les pages. C’est un peu comme d’être un enfant qui déplie lentement sa friandise, la lenteur accroissant la force de son désir, comme d’être un amant tout au bord du ‘cabinet de curiosités’ dont son amante constitue le voluptueux symbole. Pourrais-je connaître bruit plus délicieux que celui du coupe-papier tranchant le mince liseré entre deux pages ? On dirait le crissement d’un insecte grignotant l’épiderme usé d’une feuille d’automne. Mais voici que je deviens lyrique. Il me faut revenir à plus de réalité.

   Mon petit bonheur du jour, tu l’attribueras avec justesse à la réception de mon livre, à sa lecture sur le point de se réaliser. Sans doute auras-tu raison, en effet ce sera un grand plaisir pour moi que de me plonger dans cette originale tragi-comédie de Plaute, de découvrir cet étrange trio que constituent Jupiter-Alcmène-Amphitryon, union traditionnelle de l'amant-la maitresse-le mari trompé, prototype de toute farce et amorce de ce que sera, bien plus tard, le ressort essentiel du ‘théâtre de boulevard’. Si ce n’est, bien entendu, que le niveau de langage de l’auteur romain, loin d’être trivial est bien plus élevé que celui de ses pâles imitations contemporaines. Mais je referme la parenthèse.

   Tu te doutes que je prends les précautions d’usage pour ‘déflorer’ l’ouvrage, laisser à ses pages la netteté qui leur convient. Mais que je te dise ce qui me réjouit au plus haut point. Hier, faisant un peu d’ordre parmi les livres de ma bibliothèque, j’ai retrouvé, par le plus grand des hasards, un coupe-papier qui date de mes années adolescentes. Non seulement cet objet est beau, mais il est affectivement investi dans sa plus grande profondeur. Je le décris en peu de mots. Sa lame est d’ivoire, belle couleur des vieilles choses que les ans ont patinées, son manche d’argent guilloché, entrelacs subtil le lignes et de motifs floraux, dont l’un est sans doute la reproduction d’une feuille d’acanthe. Tu vois, c’est drôle cette mise en relation que je peux faire entre ce motif classique de l’architecture romaine et Plaute l’auteur célèbre de la littérature latine. Je disais mon attachement dont tu comprendras aisément les fondements. Ce bel objet avait été ramené par ma Grand-Mère maternelle du Maroc où elle avait séjourné de longues années. Quant à sa provenance, à sa valeur réelle, rien ne saurait me mettre sur une piste quelconque. De toute façon, ce qui m’importe, c’est l’aura qu’il dégage en soi, c’est l’acte de réminiscence qu’il entraîne à sa suite.

   Et maintenant nous allons accomplir un grand saut dans le temps ancien. Nous sommes autour des années 1960. Je viens tout juste d’avoir 16 ans, l’âge de tous les emballements, l’âge de la pure passion rivée au corps, attachée à l’esprit. Je ne vis que de littérature et des rêves qu’elle me permet de faire qui m’emmènent loin du réel, en des contrées d’inestimables faveurs. Je suis dans ma chambre au premier étage. Celle que je nomme ‘Chambre du Levant’ en raison de son orientation à l’est. Vacances d’été. Il fait chaud, la lumière est verticale en ce début d’après-midi. Les volets sont à l’espagnolette. Ils dessinent un cône de clarté. La lumière vient se déposer doucement sur le livre que je lis avec un réel plaisir. J’en coupe les pages une à une avec une attention quasi-religieuse comme si je pouvais dévoiler, à tout moment, la toison d’or.

   C’est ceci la littérature lorsqu’elle vous visite avec force, elle vous tient en vous, hors de vous, sur ce mince liseré de l’être des choses qui ne saurait être nommé qu’à l’aune de la poésie la plus haute. Je pense, par exemple, à ces étonnantes ‘Poésies verticales’ de Roberto Juarroz, « On frappe à la porte. Mais les coups résonnent au revers, comme si quelqu'un frappait de l'intérieur. » On est soi hors de soi en un seul et même geste du corps, de la pensée, et l’on est partout, n’étant nulle part. C’est bien cet envol que permet le texte lorsqu’il se lève dans le ciel de l’imaginaire et retombe, longtemps après, pareil à ces flocons invisibles dont nous sentons la présence à défaut de pouvoir les toucher, les nommer, seulement en éprouver la douceur de soie. Alors on est loin de soi dans la proximité de soi et cette réalité-oxymore tresse la plus belle des sensations, celle de l’apesanteur du monde dont on participe au titre d’un simple et étonnant fragment. On n’a nul lieu et tous les lieux à la fois. On a son propre temps imprescriptible et tous les temps à la fois.

      Ce livre, dont je déguste les pages l’une après l’autre comme si mon existence entière en dépendait, c’est ‘La force de l’âge’ de Simone de Beauvoir. Je pense, maintenant que je viens de relire quelques extraits des 600 pages d’écriture serrée que trois motifs expliquaient mon vif intérêt : d’abord la relation de l’auteur avec Sartre dont l’image charismatique me troublait, ensuite les réflexions sur l’acte d’écrire, enfin la découverte d’un style clair, limpide qui me donnait envie d’en savoir davantage sur cette mystérieuse ‘force de l’âge’ qui visitait des adultes élus à accomplir une tâche qui les dépassait, gagnant en ceci un réel statut d’universalité. Sans doute apparaissait en filigrane ‘L’existentialisme est un humanisme’ dont l’écriture de ‘La force de l’âge’ était une vivante illustration. Je me passionnais davantage pour le contenu littéraire que pour le contexte historique dans lequel il se déroulait. Pour moi, c’était d’écrivains dont il s’agissait tout d’abord, de langage porté au plus haut de son pouvoir. Mais je vais illustrer mes propos, te sachant aimante de littérature, en te proposant un court extrait de ‘La Force de l’âge’, peut-être y trouveras-tu la raison de ma passion ?

   « Nos vocations ne se recouvraient pas exactement. J’ai indiqué cette différence sur le carnet où je consignais encore de loin en loin mes perplexités ; un jour je notai : ‘J’ai envie d’écrire ; j’ai envie de phrases sur le papier, de choses de ma vie mises en phrases.’ Mais un autre jour je précisais : ‘Je ne saurai jamais aimer l’art que comme sauvegarde de ma vie. Je ne serai jamais écrivain avant tout comme Sartre. » 

   Ces réflexions sur l’écriture, la vocation d’écrivain, me plaisaient. Elles installaient une distance objective entre Sartre et Simone de Beauvoir. Ecrire, pour Sartre, consistait à se consacrer entièrement à son art, à n’en pas dévier, à poser l’écriture en tant qu’écriture, c'est-à-dire à en faire une finalité, une manière d’absolu. Simone de Beauvoir, elle, se servait des mots comme témoins de sa propre vie, c’est à partir de son existence même que le langage se posait comme cette nécessité de dire et, avant tout, de SE dire. Ce que Sartre arrachait à l’universel (ses grands thèmes philosophiques), De Beauvoir l’extrayait de sa propre singularité, des événements de son vécu. Je crois bien qu’alors l’écriture m’apparaissait comme la synthèse de ces deux attitudes : relier la singularité à l’universel, l’expérience à la pensée. En une certaine manière écrire sa vie en tâchant d’en faire une œuvre d’art. Je crois que cette idée est toujours la mienne au moment où j’écris ces quelques mots.

   Tu vois, Solveig, combien un simple objet qui était oublié peut surgir à nouveau, porteur de nouvelles et infinies significations. Lisant cet ouvrage à l’orée de ma vie d’homme, pouvais-je soupçonner un seul instant qu’un jour, bien plus tard, il me visiterait à nouveau, doué de tant de bonheur immédiat ? C’est magique un objet lorsque, s’absentant de sa matière dense, opaque, on peut y deviner, en filigrane, quantité de perspectives qui le font objet plus qu’objet. Soudain il se pare de multiples facettes, à la manière d’un kaléidoscope dont chaque fragment peut coïncider avec des strates de sa propre existence. Il me suffirait d’un peu de patience pour retracer par la mémoire les milliers de feuilles tranchées par ce coupe-papier. Ainsi, au travers de mes lectures successives, dont je pourrais retrouver les titres, se lèverait l’arche brillante des souvenirs, telle page relatant la rude vie d’écolier de Michelet dans ‘Ma Jeunesse’ ; telle autre, intimiste de Lamartine dans ‘Confidences’ ou bien le témoignage de la vie sociale en son temps, décrite par Zola dans ‘Germinal’.

   Tout objet correctement investi porte en soi sa mémoire, ses archives, tout objet de ce type est vivante archéologie qui n’attend jamais que d’être redécouverte. Le titre disait : ‘la venue à soi de l’objet’. Oui, l’objet vient à soi pour peu que nous l’y aidions. Venant à soi, il vient à nous et nous place au centre de notre être, là où brasillent mille feux que l’on croyait éteints mais qui veillent en sourdine. Peut-être l’objet le plus modeste, le plus effacé sur la vitre de la mémoire est-il celui qui est porteur des plus riches virtualités. Il n’est que de méditer et de se laisser flotter au rythme de ses émotions, de ses ressentis, de laisser remonter à la surface ses ‘affinités électives’ avec les choses.

   Dans l’ombre portée de ce coupe-papier, si modeste mais si plein de promesses, se laisse deviner un autre objet qui est comme son ombre, sa projection sur la toile du souvenir. J’aperçois, dans les mailles lointaines du passé, un petit carnet bleu à spirales, je vois ses pages portant un léger quadrillage, je vois mon écriture appliquée y traçant les titres de mes lectures successives. Je vois un tiroir de la commode de ma chambre où je le rangeais après y avoir consigné, chaque fois, l’émotion, la joie d’une dernière lecture. Au fil du temps ce carnet est devenu une réelle obsession au simple motif que l’ayant fiévreusement cherché, jamais je ne l’ai retrouvé. Sans doute lui attribuais-je des vertus qu’il n’avait pas. L’aurais-je entre les mains, que me restituerait-il d’autre que sa forme, sa matière, sa liste de titres ? Porterait-il avec lui ce passé si riche des lectures, ces heures où, sous le cône blanc de la lampe, je m’introduisais avec ferveur dans ‘Les souffrances du Jeune Werther’, m’identifiant, sans doute, au Jeune Romantique épris d’une Charlotte qu’il ne rejoindra que par sa propre mort ? Qu’y retrouverais-je qui, aujourd’hui, me fait défaut ? Le temps d’une jeunesse ? Le fleurissement d’un amour ? Un dernier sursaut d’idéalisme avant de plonger dans le grand bain de la réalité ?

    Clore ce bref article peut-il faire l’économie du célèbre vers de Lamartine dans ‘Milly ou la terre natale’ : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » Non, je crois qu’il faut citer l’amoureux de Milly, lui accorder la joie d’une âme présente dans l’objet, peut-être pour la raison simple du dépôt, dans celui-ci, du génie du Poète. Chacun porte en soi, le sachant ou non, une « Chaumière où du foyer étincelait la flamme », une chaumière dont on n’oublierait l’existence qu’à compromettre la sienne. Grande beauté de ce qui vient à nous « sur des pattes de colombe » selon la belle expression de Nietzsche, à propos des « pensées qui mènent le monde. » Toujours vient dans la douceur ce qui nous tient à cœur !

 

Tu vois, Sol, tout vient à soi à qui sait attendre.

 

Dans ta prochaine lettre, me parleras-tu de ton objet élu ?

 

 

 

 

 

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