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2 mai 2019 4 02 /05 /mai /2019 10:36
SILENZIA

             Œuvre (détail) : André Maynet

 

*

« Pour celui qui est très solitaire,

le bruit est déjà une consolation ».

 

« Œuvres posthumes » - Friedrich Nietzsche.

 

***

 

    Silenzia était son nom. Son nom de plénitude et de sérénité. Ce qu’aimait Silenzia, s’enfermer dans sa chambre et se pelotonner sur le moindre bruit qui se manifestait. Les bruits et elle c’était comme la chair et l’ongle, la brume et le lac, l’automne et la feuille rouillée. En réalité, il y avait une telle osmose que le corps de Silenzia se donnait à entendre tel le coffre du clavecin, les cordes de la harpe, la flute traversière où coulait toute l’harmonie du monde. L’on passait à côté d’elle et l’on entendait l’air triste de la fugue, la plainte de l’adagio ou bien les notes discrètes d’un luth baroque. Et nul ne s’interrogeait à ce sujet. S’étonne-t-on de la fuite du vent sur la courbe de la colline, du jeu insouciant de l’enfant, des cabrioles gracieuses du papillon dans l’air qui vibre de clarté ? Non, tout ceci est si naturel, aérien, tissé de juste mesure. L’on ne s’inquiète jamais que des choses qui font leurs aspérités et déchirent la toile lisse du réel.

   Jamais personne ne s’immisçait dans la solitude de Silenzia. Jamais personne ne la distrayait dans l’écoute des sons qui la traversaient et la portaient au plein de son être. Il y avait une telle concordance, une telle effusion, un jeu si subtil de vases communicants. Silenzia ne s’éloignait de son corps que dans la proximité car les bruits l’habitaient de l’intérieur et ceux du dehors étaient des voix blanches, des vols de phalènes, des pliures de soie dans l’air exténué de beauté. Sa beauté à elle était tout intérieure, pareille à la chair couleur de corail qui dormait dans la conque d’une nacre et ne souhaitait que ceci, être disponible au flottement infini des choses.

   Mais, ici, il faut dire la vérité de Silenzia en son phénomène le plus approché. Qu’elle ressemble aux murmures discrets qui animent sa chair, nul ne pourra en douter un seul instant. Ainsi le cuivre de ses cheveux est-il l’écho des notes claires qui se logent dans l’écrin discret de sa tête. Ainsi le teint vide de son visage ressemble-t-il à l’empreinte de pas sur un sol semé de givre. Ainsi le rose qui poudre ses joues est-il semblable à la chute des fleurs de cerisiers au Pays du Soleil-Levant. Ainsi la prunelle verte de ses yeux est-elle le souci émeraude qui susurre près des mares d’eau. Ainsi le pli de ses deux lèvres reflète-t-il la douleur améthyste qui, parfois, se laisse entendre lorsque les jours chutent, que la lumière baisse, que l’hiver s’annonce avec son étole de neige, ses glaçons suspendus aux rameaux. 

   Parfois, Silenzia, à l’affût du moindre son qui pourrait surgir au sein de sa retraite, se confie-t-elle au seul battement d’un métronome. Celui-ci, en son rythme alterné, lui dit-il le bourdonnement du jour, le chuchotement de la nuit ; le crépitement de la joie, le gémissement de l’affliction ; le babillement des heures claires, la plainte des heures tristes ; la mélodie de la beauté, le feulement de la laideur. Parfois, Silenzia laisse-t-elle s’échapper d’elle, aux alentours immédiats de son corps fluet, le babil à peine affirmé du vide, le pépiement léger du rien, le ramage impalpable du néant. Oui, ceci paraît tellement inconcevable, pour Silenzia rien n’existe hors de Silenzia. Rien n’existe que ce langage intérieur qui la parcourt à la manière dont un clair ruisseau se dissimule aux yeux à l’aune de son parcours sous les ramures des grands saules. Quelque fois le tintement de quelques gouttes mais que l’eau reprend en son sein tel le bien le plus précieux.

 Vous, qui lisez et vous questionnez nécessairement sur le sens du monde, le sens des choses, votre sens intime, faites donc l’expérience d’une plongée au sein même du site de votre chair. Cherchez à y percevoir le bruit rouge du sang, cette artère de vie ; le bruit bleu de la respiration, cette longue liane qui vous relie au rivage du ciel ; le bruit blanc des os, il est l’ossuaire définitif au gré duquel vous tenez debout et affirmez l’indéfectible levée de la condition humaine au-dessus des herbes de la savane originelle. Oui, nous sommes peuplés de bruits dont nous ne percevons plus exactement la signification. Provisoirement il faut se dépouiller de son intellect, ôter toute tentative de nommer les perceptions, plonger en apnée dans le derme vif des sensations et mener une vie instinctive, une vie d’amibe seulement préoccupée de ses propres mouvements, de son unique métabolisme. Déserter, en quelque sorte, la posture verticale et adopter celle horizontale, de la joue contre le sol, cette attitude des anciens Indiens qui auscultaient la terre pour en sentir l’intense énergie, pour assimiler quelques bribes de sa puissance, profiter de l’oblativité du sol qui nous attend comme l’un de ses multiples enfants.

   Le mot de Nietzsche qui dit le bruit, la consolation de la solitude qu’il réalise est un mot non seulement de bon sens mais d’expérience profonde de ce qui vient à la rencontre de celui, celle qui n’existent qu’à demeurer enclos dans leur être. Peut-être, alors, est-ce simplement le bruit de soi que l’on perçoit, qui serait le début du bruit du monde ? Tout bruit, en soi, est ébauche de parole, pour cette raison il entame la glace de la solitude qu’il métamorphose en esquisse de relation. Même l’autiste en son abyssal dénuement perçoit au moins une once d’altérité. Les mots qu’il répète en écholalie, ce langage cybernétique qui paraît totalement dénué de sens est, forcément, humainement, éprouvé comme une amorce d’un lien avec le l’univers hostile qui s’annonce à l’horizon. Nul ne peut endurer le silence total sauf au risque de la folie. Ecoutons nos propres bruits, écoutons ceux du monde. Ils se reflètent et disent, selon une multitude d’échos, notre présence, ici et maintenant, dont nous ne serons jamais assurés qu’à être des émetteurs de langage. Silenzia, confions-lui les mots que nous destinons à sa reconnaissance. Seule cette dernière autorisera la nôtre. C’est de cette gratitude polyphonique que naît cette inaltérable essence dont nous tissons l’autre, dont l’autre nous tisse en sa plus exacte manifestation. Bruits contre bruits.

  

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28 avril 2019 7 28 /04 /avril /2019 09:10
BONHEUR

                                                            Photographie : Blanc-Seing

 

*

« Le bonheur est quelque chose de si vague

que nous sommes réduits à le rêver ».

 

« Pensées, Maximes, Réflexions »

Comte de Belvèze

 

***

 

   Nous regardons une horloge comtoise dans son beau bois d’acajou, nous écoutons le battement régulier de son mouvement, nous nous étonnons de son mécanisme si précis qu’il semblerait la métaphore même de la vérité. Nous éprouvons une évidente satisfaction.

   Nous regardons ce beau paysage du Pays Basque, nous voyons la crête de la colline qui fuit vers le ciel, la clairière largement ouverte et son bouquet d’arbres, son chemin qui traverse la diagonale du paysage. Nous sommes dans une sorte de ravissement.

   Nous regardons telle belle Fille, sommes fascinés par sa blondeur, la belle évidence de ses traits, l’arcade régulière de ses sourcils, le gonflement souple de ses lèvres, son regard qui flotte, au loin, tel le nuage poussé par le vent. Nous connaissons une vague euphorie qui creuse ses sillons dans le massif de notre chair.

   Nous regardons la comtoise, le paysage, la Fille et cependant nous ne connaissons du bonheur que son passage furtif, son bondissement, soudain, hors du champ de notre horizon. C’est comme une inquiétude qui s’empare de nous, nous traverse et nous pensons à un filet d’eau qui s’écoule vers l’aval de son être sans se soucier de nous, qui sommes sur le rivage, et voyons l’eau claire faire ses surgissements, ses retraits sans que nous puissions en rien modifier son cours, le destin qui le guide en direction de son mystérieux avenir.

   De ceci nous déduisons que le bonheur - ce mot est si usé dans sa gangue prosaïque ! -, ou bien n’existe pas ou bien qu’il est humainement impossible à atteindre. Alors on s’interroge sur le socle même de sa condition, on laisse son imaginaire voguer, questionner l’expérience existentielle, chercher à débusquer qui, parmi notre entourage, peut se targuer d’en posséder l’immense sentiment de complétude au-delà duquel plus rien ne demeurerait que le vide et le silence absolus. Voyez-vous, c’est une rude tâche que d’explorer sa propre vie, d’essayer d’y déceler l’indécelable et de poursuivre son chemin avec la certitude de ne jamais connaître cet état de parfait équilibre qui nous comblerait jusqu’en nos moindres désirs. Car, avant tout, nous sommes des êtres de désirs, des genres de gamins gâtés qui ne regrettent rien tant que leur petite enfance. Nous étions  des rois, avions toute notre cour à nos pieds et chacun s’ingéniait à broder une hermine, à tresser une couronne afin qu’au moins une fois, sur terre, le miracle se fût accompli d’un éternel rayonnement.

   Cependant l’enfance, comme toute réalité humaine, connaît des limites et il nous faut donc consentir à grandir. Et que veut dire « grandir », si ce n’est se doter des moyens de réaliser sa propre autonomie, d’avancer autant que possible vers une hypothétique liberté, de s’assumer selon la loi des vertus morales ? Que serait donc le fait de vivre s’il s’arrogeait tous les droits et jetait aux orties les règles de la bienséance ? Encore ici, comme toujours, se donne à penser la nécessité de se référer à une éthique. Notre conscience en est informée même si notre intellect rechigne parfois à en accepter les contraintes. Le plus souvent ce sont ces contraintes, ces interdits, ces limitations de notre liberté qui mettent le bonheur sous le boisseau et nous inclinent à une vie que d’aucuns jugent monotone sinon vide de sens. Mais, à bien y regarder, est-ce un destin sans foi ni loi qui réaliserait les possibilités de notre assomption vers cette félicité que nous appelons de nos vœux ? Le croire serait faire preuve d’une belle naïveté ou bien porter au-devant de soi un ego jamais rassasié de lui-même, de son éclat, de sa croissance.

   Être dans le bonheur n’est pas nécessairement demander que rien, jamais, n’entrave notre chemin. Celui qui vit selon ses caprices n’étanche jamais sa soif d’en imposer d’autres à son entourage et de se réfugier dans la tour d’ivoire d’une domination permanente. Ceci constitue un cercle vicieux qui ne saurait avoir de frein. Combien il est plus rassurant de prendre une nécessaire distance par rapport au réel, de se détacher des biens matériels et de n’éprouver, vis-à-vis des choses en général, qu’un détachement positif, non une frustration qui assombrit l’âme et la convoque à des tâches subalternes qui ont pour nom « envie », « convoitise », « concupiscence ». Dompter ses propres représentations est la seule façon de lutter contre ses instincts primaires en les disciplinant, conditions mêmes d’un accès à l’ataraxie, cette belle équanimité d’esprit qui se satisfait de ce qui est ici présent et qui nous concerne comme le réel le plus accessible que nous puissions envisager.

   Certes, le stoïcisme n’a plus guère cours aujourd’hui dans une société occupée de profits, livrée aux démons de la consommation, fascinée et façonnée par le désir de paraître. Mais peut-être ceci constitue-t-il une chance à saisir en se conformant à des attitudes qui seraient des procédés inverses, des figures antinomiques. Opter pour le simple, réduire ses besoins, s’orienter vers la pratique d’une activité intérieure qui pourrait se rapprocher des exercices de méditation et de contemplation. Autrement dit, ce qui est hors de nous, que nous jugeons à l’aune d’une incomplétude, réalisons-le en notre propre for intérieur. Les richesses du-dedans sont bien supérieures à ces miroirs alouettes qui ne font que nous abuser et nous distraire de notre propre conscience.

   « Le bonheur est quelque chose de si vague que nous sommes réduits à le rêver », suggère, sans doute avec « bonheur » le Comte de Belvèze. Mais « le rêver » ne veut nullement dire nous réfugier dans le songe, échapper au réel afin que, devenu une utopie, un genre de paix puisse nous être octroyée. Le rêve dans son acception ordinaire est trop connoté telle une fuite, un refuge dans le seul imaginaire, l’activation du registre de l’inconscient. Au rêve freudien « pur et dur », substituons donc la pratique du rêve éveillé dont l’essence se rapproche de l’état de méditation auquel je faisais référence il y a peu. L’avantage décisif de ce type de rêve - que nous pourrions nommer plus adéquatement « conscientisation » -, c’est qu’il met en jeu notre propre volonté au gré de laquelle nous ordonnerons, à nouveaux frais, l’éventail faussé de nos perceptions, organiserons la hiérarchie de nos sensations. Une certaine façon d’opposer à nos « vices » les plus ordinaires, l’illumination de nouvelles vertus. Nécessairement, beaucoup, fascinés par les « félicités » immédiates de la jungle consumériste se gausseront de cette inclination présentant, par bien des aspects, le visage d’un rigoureux ascétisme. Certes, tâcher de capter une parcelle de bonheur engage la personne humaine dans la totalité de sa nature. Il ne saurait y avoir de bonheur gratuit, de pochette-surprise au fond de laquelle il nous attendrait comme les croyants le Messie. Le bonheur se mérite ou bien alors il n’est que piètre satisfaction, écorce d’un fruit dont on se débarrasserait après l’avoir mangé. Le bonheur, c’est identique à la joie du sportif à l’issue du marathon. Entre la fortune immédiate qui sourit et les souffrances qui en ont permis l’éclosion, il y a toujours une nécessaire tension, la valeur ne résulte que de ceci et serait bien fat celui qui escompterait l’octroi d’un délice qui n’aurait eu, dans ses fondements, la nécessité d’un effort à produire, parfois d’une douleur à éprouver dans sa chair ou bien son esprit.

   Nous regardons la comtoise, le paysage, la Fille, nous les soumettons à un long temps de maturation, à une alchimie dont ils seront, chacun à leur manière, la « pierre philosophale » que nous attendions dans l’ombre avec le secret espoir que la lumière, un jour, les atteigne. Jamais clarté ne se donne d’emblée. Toujours le temps est le médiateur de nos avancées les plus franches, de nos progrès les plus décisifs.

 

 

 

 

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26 avril 2019 5 26 /04 /avril /2019 14:26
Plaisir de TOI

                    Photographie : Blanc-Seing

 

*

 

« Si les hommes souffrent tout aux femmes,

n’est-ce pas uniquement

dans la vue du plaisir

qu’ils en attendent ? »

                                                                                     

« Eloge de la folie » - Erasme

 

***

 

 

   Dans ce printemps qui bourgeonne et essaime  partout la corolle des plaisirs, ne sens-tu combien nos sens sont requis pour en cueillir la sublime ambroisie ? Nous n’avons guère à faire, sinon nous laisser aller à ce flux léger qui parcourt le glacis de nos peaux et nous tient le langage léger de l’être en sa sublime venue. Toujours nous sommes disposés à nous ouvrir au monde, à rencontrer l’Autre, mais peut-être notre naturelle paresse nous tient-elle éloignés de ce bonheur simple du lien que les affinités déclinent selon quantité d’harmoniques. Nous pensons que l’alliance, la confluence des hommes et des femmes, découlent d’un principe naturel dont nous ne décèlerions la cause. Pour le simple fait qu’il s’adresse à nos cœurs en sourdine et ignore le tranchant de notre raison. Bien des choses, qui sont inapparentes, guident notre conduite sans que notre lucidité en soit informée.

   Mais tu comprendras aisément que parler en termes généraux ne suffit plus et que l’explication est trop courte, genre d’esquive qui se déleste d’un poids suffisamment lourd à porter. Les questions essentielles, tu me l’accorderas, nous les plaçons dans l’ombre méticuleuse dont nous vêtons nos propres dérobades. Comment, en effet, pourrais-je te dire le soyeux plaisir que ta vue m’inspire sans que tu penses, en ton for intérieur, que ce mouvement d’âme qui est le mien ne puisse résulter que de la mise en exergue de cet égoïsme foncier qui est l’empreinte définitive de l’homme sur le monde ? Certes, il en est bien ainsi. Mais, TOI, celle que je vise avec l’intensité flamboyante de mon désir, ne tires-tu, aussi, de ce regard d’envie, une flamme intérieure qui, un instant au moins, flatte ton propre ego, le place dans la clarté d’une pure jubilation, parfois même s’y laisse deviner la lumière d’une joie ?

   C’est bien ceci, nous sommes des êtres en partage mais nous destinons à nous-mêmes la part du Prince et laissons à l’autre celle du Valet. Constante dialectique du Maître et de l’Esclave dont Hegel, un jour de génie (il en eut beaucoup !), se fit l’admirable colporteur, pensée féconde et juste qui, encore de nos jours, nous permet de comprendre les grandes et incessantes oscillations de l’Histoire. La Grande qui se traduit en Civilisations, la petite aussi qui écrit, en minuscules,  nos destins individuels. Oui, nous ne rêvons que de cela, étendre notre prestige, notre domination sur les terres environnantes et gagner celles au-delà de l’horizon. Nous sommes des Conquistadors, non seulement en puissance, mais en acte. Que nous faut-il tant de biens alors que la possession d’un unique amour devrait amplement suffire  à étancher notre soif ? Mais nous sommes insatiables et notre faim nous persécute, raison pour laquelle nous sommes de continuels cueilleurs-chasseurs en quête de leurs proies.

   J’en conviens, cette perspective du prédateur et de la proie n’est nullement réjouissante, elle a cependant le mérite de dire le réel tel qu’il est. Car à quoi nous servirait-il d’ignorer des choses qui sont claires, sinon à nous laisser éblouir, précisément, par cette clarté ?  Nous avons cette part en nous d’irréductible volonté ou bien d’instinct de survie. Nos actes les plus infimes en portent témoignage. Nos sentiments en constituent nos emblèmes les plus évidents. Mais allons à la métaphore, elle nous aidera à comprendre ce qui, le plus souvent, demeure incompréhensible. Une mouche s’est posée sur le pétale d’une fleur. Elle lisse ses ailes d’un plaisir anticipé. Elle aiguise sa trompe afin que celle-ci cueille, dans le calice ouvert, ce nectar qui la ravit en même temps qu’il la nourrit. Sa conscience, fût-elle infinitésimale, est emplie de cet acte salvateur. Le pourrait-elle, que cet insecte ne viserait nullement à créer le délice de son hôte, seulement à s’assurer du SIEN propre. Considéré du point de vue strictement subjectif, l’Autre - fût-il orthographié avec une Majuscule -, n’est que de surcroît, que chambre d’écho dont nous attendons que le mot que nous lui avons envoyé nous revienne, augmenté de la jouissance qu’y a déposée son destinataire.

   Cette situation, si elle se donne, au premier regard, en tant que négative, n’est pour autant nullement tragique. Elle est simple fait humain avec son adret ensoleillé, son ubac d’ombre, sa ligne de crête sur laquelle, la plupart du temps, nous cheminons sans bien apercevoir les versants qui en constituent les inévitables et indispensables revers. Imaginerait-on une nuit éternelle sans qu’un rayon de jour ne vienne en révéler la ténébreuse face ? Erasme dit si bien cette profonde vérité : regarder une femme, la flatter, est identique à une manière de marché de dupes. Je ne TE considère qu’à semer dans MA conscience les spores d’une beauté, laquelle, dans son éclosion, ME comblera et ME portera tout au-devant de MON être.

   Mais je crois la proposition infiniment réversible. Toute femme attend d’un homme qu’il LA comble et lui dise l’exception qu’ELLE est parmi la foule dense des anonymes. Homme, Femme, ceci s’appelle incomplétude dont il faut saturer le manque. Survivre est à ce prix ! Cependant feindre de croire qu’un humain se suffit SEUL serait pure forfaiture. Toujours regarder l’Autre et conforter sa propre présence ne peut résulter que d’une éthique. Je n’existe que par l’Autre qui me vise en conscience, l’Autre que je redouble à seulement le prendre en considération à l’aune de ma vision qui ne peut être que reconnaissance et remerciement.  Nous ne sommes qu’images dont les figures appellent un miroir « réfléchissant » aux deux sens du terme : renvoyer un train d’ondes visuelles, susciter une spéculation. Certes nous avons fort à faire. L’envisager est déjà le début du processus. Printemps, en ton majestueux déploiement, dis-nous qu’un jour, nous disposerons, comme toi, de cette belle prodigalité. Nous ne saurions formuler souhait plus exact. Que vienne le temps de la floraison !

 

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25 avril 2019 4 25 /04 /avril /2019 15:36
Demeurer en vie

                Kees van Dongen - Maria - 1907

                           Source : Pinterest

 

*

« La femme de quarante ans cherche furieusement et désespérément dans l’amour la reconnaissance qu’elle n’est pas encore vieille. Un amant lui semble une protestation contre son acte de naissance. »

 

                                                                        « Journal » - E. et J. de Goncourt.

 

***

 

   Avant même de te rencontrer, j’avais cette intuition d’un temps d’exception qui nous réunirait. Vois-tu, comme la vie est bizarre en son cheminement. Parfois ligne droite exempte de soucis, parfois parcours tortueux qui s’habille d’ombres et nous conduirait au néant si nous n’y prenions garde. Mais, tous, nous avons cette manière de frisson, tous nous effectuons de rapides sauts de carpe lorsque nous sentons que le ruisseau que nous suivons s’étrécit et menace de nous laisser choir, ici, sur cette plage de galets écrasée par le soleil. Oui, je sais la limite des métaphores, leur effet de réel puis la plongée dans une existence qui nous contraint de tous côtés. Parfois n’a-t-on d’autre solution que d’y recourir, les événements sont si difficiles à relater dès l’instant où ils tutoient l’intime. Mais je te sais disposée aux confidences et ce savoir me susurre l’ordre, en sourdine, de placer au plein de la mémoire - la nôtre en sa confluence -, des faits si précieux qu’ils nous laissèrent égarés et heureux parmi le réseau des chemins du monde.

   Avril déploie ses bourgeons telles des grenades qui éclatent et libèrent leurs belles graines gonflées de suc. Les abeilles vibrionnent, les rameaux bougent au milieu des frondaisons, les grappes de nuages blancs essaiment tout au bord de l’horizon. Toute cette agitation, tout ce joyeux tintamarre mettaient le cœur des gens en émoi. Les terrasses des cafés étaient visitées de chemises claires et de robes en corolles. On parlait beaucoup, on pépiait et tout ce jeu subtil et charmant poudrait les joues de carmin, jetait aux yeux le brillant d’un avenir radieux. Quelquefois une rafale de vent, quelques gouttes de pluie, puis une belle clarté nappant les visages. Il n’y avait vraiment aucun lieu sur terre où la tristesse pouvait semer ses ténébreuses nuées. C’était comme si une trêve s’était imposée dans le labyrinthe du monde, abattant ses parois de verre, s’immergeant dans la réalité avec l’identique confiance que mettent les enfants à poursuive leur jeu, l’orage menaçât-il de gronder.

   Je suis venu à Sauliac, petite ville de province, pour y débusquer quelque manuscrit ancien au sujet duquel je dois écrire un article. Il s’agit d’un obscur poète décadent dont nul ne connaît le nom et c’est bien cet anonymat qui me plaît au plus haut point. Dans ces temps de disette littéraire - le « roman de gare » est en vogue plus que jamais -, combien il est salutaire pour l’âme de se pencher sur une œuvre obscure, abyssale en bien des endroits, dont je doute même parfois qu’elle ait été intelligible pour son auteur. La bibliothèque de la ville est moderne, claire, une belle lumière fauve court sur le dos des maroquins reliés de cuir. Sous la tache blanche de l’opaline, j’ai posé quelques feuillets desquels j’extraie des notes que je consigne dans un carnet. Peu de visites en ce jour de semaine. Quelques lecteurs isolés, ici et là. Le silence surtout et le grattement de ma plume sur le papier.

   A quelques tables de distance, dans un coin propice au clair-obscur - cette si belle ambiguïté ! -, je t’aperçois, toi, Isabelle, qui as si peu bougé, plongée, sans doute, dans une lecture qui te passionne. Tu lis et feuillettes lentement les pages d’un volume, mouillant parfois ton index, le tenant en l’air pareil à un fragile insecte, puis le papier bascule avec un doux bruit de feuille morte. Je ne sais pourquoi, mais, soudain, ta personne m’intrigue et me distrait de ma tâche. Feignant d’être absorbé par ma lecture, je n’en lève pas moins les yeux de mes feuillets, à intervalles réguliers. As-tu surpris mon manège ou bien l’attendais-tu tel le dérivatif qui pouvait te distraire en cet après-midi qui n’en finissait de couler avec le flegme d’une saison bien hésitante. Parfois l’éclair d’un œil se glissant dans la pièce, m’effleurant et j’en sentais la douceur d’écume, le glissement tel celui de l’aile du papillon.

   Sans doute l’ombre te gênait-elle ? Tu as abandonné ta place, tu es venue dans celle qui, vis-à-vis de la mienne, bénéficiait d’une ambiance feutrée propice à la lecture, à la méditation qui ne manquait jamais d’en suivre le lumineux parcours. Tu lisais - ou feignais-tu de le faire ? -, avec une attention soutenue, parcourant de tes yeux, que je jugeais gourmands, les friandises dont je supputais que l’œuvre, t’absorbant, était parcourue à l’envi. Je dois dire qu’en cet instant suspendu, ce cher poète décadent ne tenait plus dans ma conscience que la place qu’il méritait, à savoir infinitésimale. Bientôt je connus le titre sur lequel tu avais jeté ton dévolu. Rien ne m’étonnait plus que de le connaître sous le nom prestigieux et un brin sulfureux des « Liaisons dangereuses ». Mais quel était donc l’intérêt qui te portait en direction de cette œuvre ? La littérature ? Il est vrai que ce roman excellait dans l’art épistolaire. La licence de mœurs de ses protagonistes ? L’éclairage qu’il portait sur ce XVIII° siècle florissant, sur les « Lumières » dont il se faisait le héraut ? Quelle diabolique aimantation se faisait donc sentir ? A distance, je sentais ton corps saisi de fièvre, tout au bord du vertige.

   Je ne fus guère maintenu dans mes doutes et mes questionnements. Alors que je rêvais à de possibles prouesses libertines, je te surpris, ébauchant un geste rapide de la main, traçant au rubis de ton bâton à fard un large trait qui simulait des lèvres entrouvertes sur une feuille blanche que tu avais sortie de ton sac à main. Bientôt un point d’interrogation s’y accola telle une énigme à résoudre. Bientôt tu te levas, mis le livre sous ton bras, contournant la table - notre table -, chuchotant à mon intention en un souffle à peine perceptible mais si chaud : « A bientôt, « doucereux Danceny ». Je ne pus rien répondre tellement la surprise me clouait sur ma chaise. Cependant je compris que, si je voulais pénétrer plus avant la vie de ma compagne de ce jour, il me fallait être prompt à réagir. Sans bien trop savoir où tout ceci,  cet étonnant manège, allait me conduire (nous conduire), je me levai et, pareil au somnambule, emboîtai le pas de mon guide dont je pensais spontanément qu’il ne pouvait s’agir que de l’incarnation de Madame de Merteuil, cette libertine sans scrupules née de l’imagination de Choderlos de Laclos. Alors, du siècle des Lumières le bien nommé, surgit dans mon esprit chauffé à vif, un extrait de la Lettre CXXVII  que La Marquise Isabelle de Merteuil adressait au Vicomte de Valmont. Je n’avais donc étudié patiemment « Les liaisons » en pure perte. Peut-être ma mémoire me sauvait-elle du naufrage ?  Donc Isabelle s’adressant au Vicomte :

   « Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là. C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore.

   J’ai surtout celui de croire que l’écolier, le doucereux Danceny, uniquement occupé de moi, me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été satisfaite, & m’aimant enfin comme on aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, travailler plus efficacement que vous à mon bonheur & à mes plaisirs. Je me permettrai même d’ajouter que, s’il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas vous, au moins pour le moment. »

   Ainsi ce « doucereux Danceny », du moins dans l’esprit de mon interlocutrice, n’était autre que ma propre personne. Si Danceny, ce jeune de vingt ans (nous avions le même âge), pouvait se superposer à ma propre image, je ne comprenais nullement la raison de ce bizarre sobriquet de « doucereux ». Madame de Merteuil, que je suivais comme mon ombre, dans les rues poudrées de soleil de Saulliac, devait aller vers ses quarante ans. Elle en avait la souple assurance, le mordant, la chair pulpeuse à souhait ; j’en devinais le luxe à son maintien qui pour n’être hautain n’en était pas moins bourgeois, mâtiné d’un brin d’aristocratie terrienne. Ceci n’était pas pour me déplaire, j’avais un lointain attachement viscéral à la terre et à ses propriétaires fonciers.

   Nous dépassâmes quelques terrasses où s’égaillait tout un peuple bariolé, les joues fardées de joie, les bras ouverts sur un riant futur. Nous longeâmes La Civette, petit ruisseau aux écailles claires, aux bondissements primesautiers. Madame de Merteuil simulant, parfois, de se repoudrer, tenait tout contre son visage un petit miroir dans lequel devait se refléter l’image du « doucereux Danceny ». Dans l’instant qui venait, après tout, il ne me déplaisait de figurer ce personnage un peu falot qui, j’en avais le pressentiment, tirerait bientôt son épingle du jeu. Après tout, cette  douceur fade, sucrée, pateline que me prêtait mon prédicat, peut-être m’introduirait-elle auprès de ma libertine mieux que ne l’auraient fait les sauf-conduits d’un matamore ou bien d’un Don Juan ? Elle voulait de la douceur, elle en aurait !

   Maintenant nous étions sortis de la petite ville et montions un genre de bref raidillon donnant accès à une colline que surmontaient les larges frondaisons d’arbres en fleurs. Je me tenais à distance respectable de Madame Isabelle de Merteuil, suffisamment près pour ne pas la perdre, suffisamment loin pour qu’elle ne se sentît l’objet d’une filature. Ses cheveux noirs en chignon étaient retenus par une écaille. Son cou était gracile, teinté d’un hâle couleur de résine. Elle portait un haut dont la gamme oscillait de grenadine à amarante. Sur les épaules, le tissu à claire voie laissait voir une peau généreuse quoiqu’habituée à être lissée, selon moi,  par la faible lumière d’un boudoir.

   Elle portait une longue jupe grise pourvue d’une fente latérale. Ses jambes, hissées sur de hauts escarpins, s’y révélaient tels les bijoux dans leur boîte raffinée. Le tissu pied-de-poule, tendu sur le globe infiniment mobile des fesses, jouait savamment selon un rythme cadencé du plus bel effet. Bien évidemment elle ne pouvait être ignorante du trouble qu’elle faisait naître dans mon âme. Je ne l’en blâmais point et ce spectacle m’eût-il été soustrait, j’en aurais perdu, dans l’instant, le goût de vivre. Je ne le savais pas, le supposais seulement, mon supplice allait bientôt cesser dans un embrasement semblable à celui d’un feu de Bengale.

   Dans l’écrin d’un mince bosquet, se dressait une demeure infiniment baroque. Elle tenait, tout à la fois, de la modestie des villas de banlieue, mais aussi de ces hautes maisons bourgeoises telles qu’on est habitués à les voir dans les villes d’eaux, près des squares à musique ou bien des blancs bâtiments des thermes. Sa façade était un puzzle de graviers et de galets, alternant avec de larges pierres de taille qu’entouraient des parements de briques. Aux angles, des gargouilles devaient cracher leurs filets d’eau les jours de pluie. De hauts toits d’ardoise couronnaient le tout, que sertissaient des feuilles de plomb et de zinc. Mon hôtesse contourna par la gauche le curieux bâtiment, non sans s’être assuré, auparavant, d’un rapide coup d’œil, que son chaperon la suivait. La façade arrière, qu’agrémentait un perron aux larges ferrures armoriées, donnait sur un vaste parc. Au loin percevait-on des grottes dans le genre des jardins de la Renaissance, des faunes courant après des vierges, des boucs au sexe vigoureux que des chevrettes empressées se disposaient à servir avec le plus bel  enthousiasme qui se pût imaginer.

   Un labyrinthe de buis taillés se développait, agrémenté de parterres fleuris. J’avais un peu de mal à suivre celle qui me précédait, qui en connaissait tous les recoins. Combien avait-elle amené, ici, d’innocentes victimes ?  Consentantes ou non ? Je m’apercevais avec délice qu’un brin de jalousie me pinçait le cœur et en escomptais le redoublement de mon désir. Car, maintenant, comment nommer ceci qui faisait son bruit de bourdon et vrillait ma matière grise avec insistance ? Un moment, je craignis de la perdre, tellement l’éclair de ses jambes, au travers de la fente de la jupe, se faisait pressant.

   Je redoutais de ne plus la voir et espérais en même temps qu’elle jouerait ce jeu du chat et de la souris assez longtemps afin que ma volupté, fouettée au sang, vint battre mes tempes et martyriser la hampe de mon sexe. Elle n’était plus que cette braise en attente d’une eau salvatrice ! Ô supplice de l’amour, toi qui te repais du flux et du reflux, du flux et du reflux, mouvement immémorial qui nous enchaîne, nous les hommes, vous les femmes, à un identique poteau sacrificiel. Mais le sacrifice est si heureux lorsqu’il est consenti, qu’il n’attend que l’étincelle qui le libèrera de son étroite geôle !

   C’est au moment où je la croyais absente définitivement qu’elle se révéla à moi avec une belle candeur que rehaussait un brin de perversité. Dans le demi-jour d’une gloriette - elle était semblable au Temple d’Apollon -, dans l’intervalle des hautes colonnes, son corps à demi dénudé m’apparaissait dans toute l’assomption de sa généreuse maturité. Elle n’avait conservé que son haut rouge, le bas de son corps était un marbre chaud que mettait en valeur un porte-jarretelles écarlate, alors que ses hauts escarpins terminaient cette bienheureuse scène digne des cercles du Paradis, dans la manière de Dante.

   Ayant ôté son mince colifichet, son sexe dont je percevais le sillon ombreux luisait dans la pénombre à la façon d’un étrange diamant. Vous dire que j’étais fasciné serait un simple et bien dommageable euphémisme. Un appareil photographique eût-il immortalisé mes yeux, sans doute eût-on pensé avoir affaire à deux brandons qui trouaient l’obscurité de leur insigne curiosité. Pour ma part j’étais assis, bien sagement vêtu, sur un banc de chêne qui, par certains endroits de ses nœuds, aimait à martyriser ma fragile anatomie. Mais le « supplice » n’était que le symptôme anticipateur de félicités dont je pensais qu’elles ne tarderaient nullement à se manifester.

   Mon intuition était si réelle que, ma réflexion à peine terminée, ma belle aristocrate, délaissant l’aire de son Temple, se donna à voir telle la pure beauté qui émanait d’elle : une coulée de lave incandescente sur la pente d’un volcan. Je n’étais nullement croyant mais priais Dieu que l’éternité tant désirée se manifestât enfin. Mon âme ne désirait rien tant que ce prolongement du temps que les obscurs corridors de mon être appelaient de tous leurs vœux les plus sincères.

   Voici. La Marquise, avance d’une manière chaloupée, élégante cependant,  fort seyante, faisant durer autant que son désir en est capable (le mien a de réelles limites), cet infini cheminement. A peine est-elle arrivée auprès de moi qu’elle entreprend de me dévêtir. Je sens la pulpe de pêche de ses doigts fourrager ma chemise, s’introduire dans la fente où mon désir a grand peine à se contenir qui, bientôt, s’épanouit à l’air libre tel un enfant espiègle qui quitterait sa cour d’école, jetant aux orties toutes les contraintes dont, jusqu’ici, il se jugeait l’innocente victime. A l’instant où j’écris ceci, bien des années plus tard, je sens encore le doux corps de Madame de Merteuil faire ses poses lascives, entourer le mien telle une liane savante connaissant le lieu de sa destination. Mais revenons au passé. Donc mon hôtesse, sans autre précaution préliminaire, se pose sur mon plaisir qu’elle guide vers le sien, d’une main si habile que j’en suppute une expérience consommée, raffinée, de ce genre de pratique. Mais peu importe comment je me situe dans la hiérarchie de ses nombreux amants (les débusque-t-elle dans la bibliothèque ?), l’essentiel est ici et maintenant dans ce temps qui bourdonne et rougit et fulgure d’être empli de fastes si naturels, si accessibles pour qui sait en goûter la suavité de miel.

   Je ne sais combien de temps ont duré nos ébats (n’étaient-ils atteints d’infini ?), en tout cas ils semblaient bénis des dieux. Notre amour (c’est ainsi que je le nommais intérieurement) se déclina en ce bel après-midi de printemps selon les lieux de sa douce et chaleureuse effectuation. Le parc était une miniature de ces jardins grotesques de la Renaissance dont j’avais le béguin. Eros, donc, nous l’avons fêté sous la figure de la Fontaine du berger, de la Grotte des animaux, de la Nymphe endormie, du Groupe de l’Hercule, de la Chute des Géants, du Géant Apennin et bien d’autres variations dont, aujourd’hui, ma capricieuse mémoire a oublié les noms, nullement la joie qui en sertissait les joyaux immédiats, les pépites logées au creux de cette manifestation impérieuse de nos corps. C’est toujours une grande douleur que de désirer et de demeurer en-deçà, au-delà, de l’objet de ce désir qui brille tel l’éclat de la perle dans la vitrine du joaillier.

   Il me revient, en ce moment, à l’esprit, cette dette de la chair qui devait animer Madame de Merteuil. Dette vis-à-vis de cette jeunesse dont elle ne parvenait à faire le deuil, les quarante ans atteints, devaient en amplifier la légitime douleur. Combien de souffrances endurées par ces êtres que la maturité comble en même temps qu’elle les désespère. En ce qui me concerne, mes vingt ans d’alors, je ne les sentais nullement comme un allègement, plutôt comme un empêchement d’aller de l’avant. Je pensais aux gains de l’âge mûr chez l’homme, la maîtrise d’un métier, le succès auprès des femmes, la conquête facile, les nuits brûlantes, le réveil dans l’aube qui chantait et se donnait en tant que promesse de rayonnement.

   Le chemin que ma compagne d’un jour effectuait en direction de sa jeunesse, je l’accomplissais en sens inverse, la seule façon de nous rejoindre, peut-être, dans un identique déploiement trentenaire. L’âge de notre amour commun était l’addition de nos âges réels que divisait en deux le lien de notre union, de notre partage. Etonnante situation qui nous écartelait et, aussi bien, nous rassemblait : elle était en quête de sa jeunesse, alors que j’anticipais cet âge mûr auquel je vouais une manière de culte. Alors, quoi de plus précieux, pour un « doucereux Danceny », que d’escalader les degrés du temps, pour Isabelle d’en descendre les marches ? Nous étions complémentaires et n’existions dans nos âges respectifs qu’à nous rencontrer. Deux solitudes qui n’en faisaient plus qu’une !

   Jamais je ne suis retourné à Sauliac. Les études sur le poète décadent je les ai offertes en pensée à ma Maîtresse. Aujourd’hui, sans doute, comme tout un chacun sur terre, la vieillesse a dû marquer son visage, flétrir son corps. Je n’ose en imaginer les stigmates. Combien elle avait eu raison de vouloir enrayer les offenses des jours par un corps qui exultait et vibrait au sein de sa mystérieuse puissance.

   Dans la fuite sombre des jours, il faut de tels souvenirs qui en illuminent les coulisses. Vivre en ce seul et unique jour qui nous concerne, dans l’instant que nous vivons, est trop lourde charge. Dans l’épaisse bâtisse que nous dressons autour de nous, pratiquons de simples meurtrières. Leur lumière nous visitera au moins le temps du souvenir. Et maintenant, comment devrais-je signer ma missive si je décidais de la faire parvenir à Madame de Merteuil : « Doucereux Danceny » ou bien, pour mettre un peu de gaieté dans son cœur « Heureux dans ce nid » ? oui, heureux dans le nid dont elle m’avait fait un jour l’offrande. Un bonheur qui, jamais ne s’effacera. Merci infiniment, Madame de Merteuil, vous avez été un éblouissement ! Que ne puisse-t-il ressusciter ?

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22 avril 2019 1 22 /04 /avril /2019 09:06
Nous perdons nos vies

                « Nous perdons nos vies

        avec la hantise de ne jamais connaître

           ce que nous voulions posséder »

 

                   Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

Elle, la Nymphe au corps attentif,

elle née de l’aube

à peine posée sur le jour,

comment pourrions-nous la connaître

alors que les choses sont si fugitives,

alors que tendre les mains devant soi

ne retient jamais

que des lambeaux de nuit,

quelques copeaux de mince vérité ?

 

D’elle nous aurions souhaité

la caresse inventive,

même le seul effleurement

eût été une onde

de rapide bonheur.

Mais voilà, notre destin

est toujours en arrière de nous,

en avant de nous

et rarement coïncidons-nous

avec notre être.

 

Cet être, cet insensible,

cet impalpable

nous lui demandons

de se manifester

mais il est fuyant

tel l’éclair  du ruisseau

et notre visage bruisse

de fines gouttelettes.

Que pouvons-nous faire

de ces pointes de diamant

qui brillent au bout de nos doigts,

sinon les regarder dans l’instant

qu’elles nous visitent,

et renoncer sitôt à leur éclat ?

 

Bientôt elles ne seront plus,

dans la brume de notre mémoire,

que choses ayant brièvement existé,

que mirages se perdant

dans les sables de notre propre désert.

C’est bien ceci, notre problème,

l’infinie solitude

et, tout autour,

la présence sidérante

du vide.

 

Nous tâchons de penser

le monde habité

et ce ne sont partout

que ruines fumantes

et colonnes antiques

vaincues par la dague

du temps.

Existons-nous vraiment ?

Telle est la question

qui gire sans cesse

dans le labyrinthe

de notre corps.

 

Serions-nous lézardés au point que

nous nous confondrions

avec l’amas de pierres

de la masure,

avec la dalle de ciment

qu’un lierre traverse

et reconduit à néant ?

 

Toujours nous rêvons

de pays lointains,

de contrées magiques,

de paradis ornés de fruits,

peuplés d’animaux gracieux,

abritant en leur sein

de merveilleuses chairs

dont nous pourrions user à satiété.

Mais les chairs palpitent au loin

telles des anémones de mer

et le peu de suc qui glace nos palais

dit la folle illusion dont,

le plus souvent,

nous sommes les victimes.

 

Nos yeux se dévoilent,

nos yeux se déplient

que nous lustrons

du bout de nos doigts

incrédules.

Une forme blanche,

toute de rigueur

et de silence assemblés.

Une Nymphe, disais-je,

 au seuil de l’ombre nocturne.

Elle vit dans l’oubli

d’elle-même,

ramassée autour d’un corps

qui paraît si mince, si fragile.

 

On dirait une Tombée du ciel

dans sa parure de nuages,

dans son éblouissement simple

d’écume.

Elle est recueillie

et se montre identique à la chrysalide

avant qu’elle ne connaisse le jour.

Son visage est porcelaine ancienne.

Ses longs doigts, pattes d’insectes.

Ses jambes sans fin, attente de l’heure

qui se retient sur le bord de son souffle.

 

Une gerbe de fleurs s’épanouit

sur la plaine de son dos.

Des linges transparents

voilent et dévoilent

une instinctive pudeur.

Elle doit être sans désir autre

que de s’appartenir

en sa plus réelle éclosion.

Elle se tient tout contre

la paroi du monde,

là où son rideau de scène

bat contre les vents du ciel.

 

Elle est apaisée

comme peut l’être

le jeune enfant

dans la primeur de l’âge.

Elle, l’Eloignée ;

elle, la Chose qui fascine nos regards

et façonne nos désirs ;

 lui, l’Objet  de notre unique attention

qui nous fait signe

comme notre « part manquante » ;

eux, les Sentiments que nous portons

à notre propre conscience d’exister ;

elles, les Passions

qui nous brûlent de l’intérieur

et réduisent notre pensée en cendres,

labourent le massif de notre chair,

comment répondre

à leur silencieuse injonction,

comment concevoir l’exister

autrement que dans la lame abrasive

du pur désespoir ?

 

Toujours une flamme vacillante

à l’horizon

que mouche, soudain,

le surgissement du vent.

Toujours un feu de la Saint-Jean

que cinglent les dagues de pluie.

Toujours une eau de source contrariée

qui se perd

dans l’abîme

épuisé

du sol.

 

 

« Nous perdons nos vies

avec la hantise de ne jamais connaître

ce que nous voulions posséder »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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21 avril 2019 7 21 /04 /avril /2019 08:32
Affliction du jour

 

   « Les choses que nous aimons,

  ce sont elles qui nous affligent »

 

           Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

 

Comment aimer,

se distraire de son être,

élire une âme amie

et demeurer en soi

avec la plus belle rectitude

qui se puisse imaginer ?

 

Car c’est de vérité

dont il s’agit, d’abord,

de conformité avec

l’essence que l’on est.

Combien il est éprouvant, déjà,

d’ouvrir sa forteresse,

d’y convoquer l’autre,

de lui accorder place,

de diminuer le cercle

de son emprise,

de faire de l’unité

l’orbe recevant le double.

 

La place que j’occupe

est toujours lieu de pure élection

dans la proximité.

Le corps est un objet qui, s’offrant,

se dérobe à sa propre tâche,

qui est de voguer à l’intérieur

de ses intimes frontières.

 

Le corps est asilaire,

perdu dès qu’il est hors de soi.

Amitié est ceci : affinité du corps à corps.

Amour est ceci : fusion des corps

en une seule et même matrice.

Visage unique, lequel dissimule,

sous un même voile,

deux figures distinctes.

 

Pourtant il faut bien consentir

à cette dilution de soi

qui appelle la dilution de l’autre.

Où se situe donc chacun

dans cette navigation

qui cingle vers les flots

de l’intranquillité ?

Oui, car il n’est jamais de repos

aux cœurs de ceux qui cherchent

l’inatteignable complétude.

 

Au large de notre vision,

bien des choses s’allument et clignotent

auxquelles nous ne prêtons aucun crédit.

Qu’en est-il de la feuille dans le vent

qui disparaît à même son vol ?

Qu’en est-il de ce fruit

qui se balance au bout de son rameau

et chutera bientôt ?

 

Mais les choses hors de l’homme

sont tellement insignifiantes

que nous les condamnons

à n’être que colifichets,

rapides manèges girant

au large de nos préoccupations.

 

Mais LA FEMME, là,

la souriante éclaircie,

l’éclair blond,

la dague de lumière

qui taraude nos chairs

jusqu’à la brûlure,

 pouvons-nous nous y soustraire ?

Pouvons-nous nous dérober

à son regard et aller l’âme en paix,

 le corps quitte de ses dettes,

libre de ses désirs ?

 

Nous, les hommes,

sommes si faibles

dans nos cuirasses fendues,

elles prennent l’eau et le vent

et nous nous sentons transis

jusqu’au plus profond dénuement.

 

Voici, nous nous levons.

Le soleil est blanc,

poudré d’une tristesse infinie.

On dirait Pierrot

ayant perdu sa Colombine.

On dirait Orphée

 en quête de son Eurydice.

L’air est serré telle une étoupe.

On avance à pas hésitants,

 pareil au fildefériste

sur son câble d’acier.

On tient la perche

d’un salutaire espoir

tout au bout

de ses longs tentacules.

 

On voudrait saisir la beauté

mais elle ne se donne jamais

qu’au prix de longs efforts.

On s’épuise à vivre,

on échoue dans l’œuvre d’exister.

On connaît le flamboiement

de la passion.

Il n’en demeure, le plus souvent,

qu’un long brasillement

qui fait sa gerbe lumineuse

dans la noire travée de l’inconscient.

 

On lance ses bras à la conquête

du solide, du rassurant,

de l’inextinguible présence.

Mais elle n’est que chiffon

s’agitant tout en haut

d’un bâton de prières,

que signe éteint au front usé

d’un étrange palimpseste.

 

CELLE qu’on a vue, là-bas,

dans le subit éclatement du jour,

celle qui s’allume

tel un brillant cosmos,

comment en faire le site

d’une joie perdurant

au-delà de l’heure ?

Comment se désigner

à son attention

autrement qu’à n’être

qu’un malhabile sémaphore

agitant ses bras au plein

d’une « Divine comédie » ?

Les cercles de l’Enfer sont si proches !

Ils font leur sombre rougeoiement.

Ils veulent connaître

le luxe de notre chair,

 y planter leurs braises inventives.

 

La feuille, la pomme, le morceau d’écorce,

Nous les piétinons

 sans quelque égard

pour leur être.

Ils sont semés ici et là 

mais au titre du hasard,

de la contingence,

de la dense matérialité.

 

Seule compte CELLE qu’on a vue,

 là-bas,

 dans son berceau de clarté.

Elle seule fait présence

Et demande qu’on la situe

 au plein de nos significations.

 

Elle est pareille à une étoile

piquée au firmament,

qui effacerait, autour d’elle,

quelque amas de poussière sidérale.

Ces poussières ne sont

que d’infimes détails,

de simples distractions,

les antonymes d’une Nécessité.

Aussi les regardons-nous

comme des diversions du temps,

des erreurs de l’espace.

 

« Les choses que nous aimons,

ce sont elles qui nous affligent »

 

Pour cette raison

nous sommes endeuillés

 de ne pas les visiter,

de n’en capter que l’éblouissement

sur le fond obscur de l’univers.

 Combien nous aurions aimé

nous aliéner à leur propre puissance

et dire, face à l’éblouissant Soleil :

« Tu es le rayon qui me féconde

et me porte au plein de qui je suis,

Aussi ma tristesse

est-elle infinie lorsque ta venue

se fait sur le mode confondant

de l’éclipse.

Rien au monde ne compte

que TOI ! »

 

« Les choses que nous aimons,

ce sont elles qui nous affligent »

 

 

 

 

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19 avril 2019 5 19 /04 /avril /2019 15:29
Forme-Origine

       Figure « Javelot » 3

  Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Formes - Forme - Form, quel est donc le destin de ces formes ? Serait-il unique et si singulier que nous ne pourrions les « en-visager » (leur donner visage) que d’une seule manière, sorte de logique essentielle s’imposant à notre vision sans qu’il nous soit aucunement possible d’en changer la perspective ? Ceci, ramené au corps humain, voulant dire l’Idéal au gré duquel un accomplissement serait réalisé qui signerait l’indépassable.

   Voyez « David », de Michel-Ange, sa ruisselante beauté, sa perfection marmoréenne, la clarté de sa vue, l’œuvre en son immense complétude. Comme un inatteignable, un parangon qui se donnerait aux générations futures à des fins d’inépuisable reproduction. La Forme en tant que mesure absolue. Que répétition d’une esthétique.

   Mais le corps est trop libre, trop mouvant, pour pouvoir se laisser imposer un carcan dans lequel il trouverait son être, acceptant de s’enclore dans une ligne, de demeurer dans un seul horizon. Par nature, le corps se débat, le corps exulte et se cabre de manière à ce que sa rhétorique plurielle vienne tenir le langage d’un éternel foisonnement. Combien l’existence serait dépouillée de ses valeurs essentielles si les choses, jouant en écho, s’imitant, se réverbérant, n’apparaissaient que dans le genre d’images en miroir, de minces événements s’aliénant les uns les autres dans une relation en abîme. Il faut, au corps, l’espace ouvert autour duquel élaborer sa propre genèse. C’est du sein même de sa matière intime que se lèvent les significations, que se lisent les prédicats dont il veut s’investir, à partir desquels apposer son empreinte dans la complexe satiété du monde.

   Après ces quelques  réflexions préliminaires, il convient de tenter son exploration, du corps, mais à contresens de l’histoire de la peinture, comme s’il s’agissait de partir d’une forme avancée d’évolution pour rétrocéder, dans une manière d’immersion, vers le site brut d’une nature originelle qui constituerait son berceau explicatif.

   Voyez les œuvres de Paul Rebeyrolle, ses terres chamottées d’où l’humain peine à s’extraire, lui l’individu « in-forme » (il est si peu arrivé à lui-même), le tubercule encore soudé au roc, la racine primitive fouillant le sol de sa première émergence. Homme-nature ou Nature-homme, intrication du végétal et de l’anthropologique dont on ne saurait savoir qui sortira vainqueur de ce sourd combat.

   Voyez les représentations infiniment torturées d’un Francis Bacon, ses « Etudes pour une crucifixion » où le corps devient si méconnaissable qu’il semble se confondre avec l’espace qui le mutile et l’écartèle. Corps-métaphysique dont on ne sait plus très bien si c’est nous qui l’avons halluciné, rêvé, métamorphosé et badigeonné des étonnantes fantaisies oniriques dont seul notre inconscient connaît les propriétés alchimiques.

   Voyez les corps grotesques des jardins italiens de la Renaissance. Ils se distinguent à peine du rocher dont ils se manifestent à la manière d’une lave refroidie qui aurait lancé ses stalagmites et stalactites de pierre parmi les frondaisons denses des arbres qui les menacent, sortes de vagues vertes lancées à l’assaut de tout ce qui veut surgir au monde et s’affirmer telle la Nécessité.

   Voyez « Javelot 3 » de Marcel Dupertuis. « Javelot » dont la lointaine provenance étymologique celtique indique la valeur de : « qui a de longues cuisses ». La forme linguistique eût-elle consisté en « qui a de longes jambes », alors nous aurions pu trouver une possible analogie avec « L’homme qui marche » de Giacometti. Mais la « ressemblance » s’arrête là. Si le bronze du natif des Grisons simule l’avancée vers quelque but, le fait d’être en chemin, « Javelot », au contraire, dit par ses larges pieds, au moins en un premier état, l’adhésion au sol, l’appartenance à cette terre dont il a surgi tel l’événement qu’il est, à savoir une concrétion archaïque d’une lointaine provenance.

   Que conserve-t-il de la forme humaine, si ce n’est ces jambes infinies, ces bras qui paraissent en prolonger l’aventure, ces mains jointes, au sommet, dans l’attitude de la prière ? Serait-ce une icône devant laquelle devoir se prosterner ? Etonnante projection intellectuelle en même temps que perceptive de ceci qui se présente à nous, que chacun interprète à sa manière. Nous sommes de singuliers confectionneurs de sens. Là où Paul voit l’amorce d’une flèche ou bien d’un javelot, Pierre pense apercevoir un corps de femme que le bronze enfermerait dans son émouvante linéarité. Certes et ceci est métaphoriquement abouti, le vide, inhérent à la forme, n’en est que la plus efficiente résolution, la plus exacte dimension. Oui, ce que le plein nous donne tels les membres que nous y devinons, le vide en résout l’énigme, dévoilant ce corps de femme qui rejoint, peut-être, la pureté des formes classiques  dont la statuaire antique aimait à se parer.

   Si nous sommes, ici, dans l’épure formelle en sa plus patente effectivité, nous nous situons aussi dans le domaine d’une naissance, d’une origine, d’une source. D’un début de la matrice humaine. Ce que Rebeyrolle nous donnait dans l’expression d’une massivité confuse, que Bacon reprenait en ses anatomies convulsives, que les grotesques affirmaient dans un efficace et complexe tellurisme, Marcel Dupertuis en libère l’espace, donnant à son œuvre l’autonomie nécessaire afin que sa figure, fût-elle apparemment statique, prenne son envol. Et ceci n’est nullement contradictoire. Ne peut prétendre s’envoler que ce qui touche le sol et consent, un jour, à en déserter l’assise. Oui, son envol car, face à « Javelot » (lequel accomplit son trajet signifiant), nous ne sommes nullement mis en demeure de déduire une seule forme qui nous serait imposée telle cette sourde réalité qui nous cloue en un point et nous enjoint de n’occuper qu’une position déterminée. Et une seule.

   L’œuvre joue subtilement sur le rapport du plein et du vide, du fermé et de l’ouvert, du non-être et de l’être. Or celui-ci, l’être, ne dépend nullement d’une matière, d’une forme irréductible qui s’imposeraient à lui mais, à l’opposé, de cette vacance, de ce sursaut toujours possible de soi, de ce voilement qui, le plus souvent, nous aveugle et ne nous rend visibles que les choses les plus apparentes, les plus effectives. « Javelot », dans sa belle relation à un espace indéterminé s’assure de sa propre liberté, nous octroyant la nôtre dans le même mouvement de sa parution. Aucun prédicat ne nous est imposé qui figerait la figure humaine. Il y a libre circulation des énergies, du-dehors qui nous questionne vers ce dedans qui s’affilie, en tous instants, à la tâche de comprendre. Être libre est ceci : comprendre et le traduire en un langage intelligible, le don le plus précieux qui nous ait jamais été remis. Nous visons « Javelot » et, instantanément, nous sommes au-delà de sa présence, de la nôtre propre, aux confins de l’essence. L’art est cette hauturière navigation ou bien n’est pas.  Les flots nous entraînent loin, en ce plein océanique qui appelle et exige notre présence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 avril 2019 4 18 /04 /avril /2019 12:52
VERITE

 

       « Ce que vous cherchez

         vous cherche aussi »

 

          Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

Vous êtes là,

Dans la grande pièce

Aux murs bleus.

Vous êtes là,

En vous,

Écoutant votre rumeur simple,

La cherchant comme

Vous vous mettriez en quête

D’un objet rare,

Un incunable au maroquin fauve,

Une pièce d’argent portant l’effigie

De quelque héros

À vous seule destiné.

 

Nul n’habite ce lieu

Si ce n’est le silence.

Nul ne vous regarde

Que votre conscience.

Elle est le don

Qui vous a été remis

À votre naissance,

La boussole qui vous guide

Dans cet oublieux destin

Qui, parfois, menacerait

De vous laisser

Au bord du chemin.

 

Tout contre vos pieds,

La dalle de bois clair

Vous dit la grâce immédiate

De votre âge

Encore nubile.

Cambrée sur la pointe des pieds,

Afin de mieux découvrir l’horizon

Qui vous attend et vous requiert

Bien au-delà de vous,

Dont vous goûtez,

Par avance,

La douceur de soie,

Parfois le rugueux

Et l’incompréhensible douleur.

 

Tout, ici, est beau,

Qui chante l’inimitable

Souci d’exister.

C’est comme une onde

Qui vous traverse

Et vous dépose

Sur des rives inconnues.

Elle vous façonne à votre insu

Et vous en éprouvez

Le continuel écoulement,

Ce luxe à jamais.

 

Ce miroir doré est

Si mystérieux,

Il est votre double,

L’éternel reflet

Que vous tendez au monde.

Qu’y voyez-vous qui, jusqu’ici,

Aurait été dérobé à votre vue ?

Est-ce vous qui y paraissez

Ou bien votre ombre ?

Ou bien l’illusion

Qui vous sauve

Provisoirement

Du naufrage ?

 

Êtes-vous si orientée

Vers le passé

Qu’il vous réconforterait ?

Vous regardez la lumière levante

Comme si elle était le lieu

De votre propre naissance.

Auriez-vous peur de l’avenir,

Du tressage des jours

En leur singulière décision ?

 

Il y a ces miroirs en enfilade,

Ces représentations en abîme.

Vous vous en détournez de peur,

Sans doute,

D’y découvrir un message

Qui vous disconviendrait,

Qui vous dirait telle

Que vous ne souhaitez être

Regardée.

 

Connaissez-vous, au moins,

La pure élégance

De votre dénuement ?

Cet air de fuite qui se plaque

À votre corps

Dans la manière d’une fugue ?

Vous connaissez-vous,

Au moins,

Ou ne vivez-vous que

De pures illusions ?

Vous êtes si absente à vous

Dans le jour qui vient !

Peut-être êtes-vous éparse

À vous-même,

Dans l’inconnaissance

De votre être,

Égarée dans le flou

De quelque sentiment diffus ?

 

Savez-vous, au moins,

Les termes selon lesquels

On s’interroge à votre sujet ?

Les idées sont si lancinantes,

Elles jettent leur filin

Au plus profond de la nuit,

Taraudent les rêves,

Les exténuent sur le bord

D’un illisible rivage

 

Ce, à propos de quoi

Vous questionnez,

J’en devine le tremblement,

En ressens l’urgence.

Vous le savez en votre fond

Mais feignez d’en réduire la voilure

D’abattre le grand foc

Et de naviguer à l’estime.

Vous demeurez sur le bord

D’une VERITE

Et attendez qu’elle éclose

D’elle-même,

A l’aube de vos pensées.

 

Nulle VERITE ne peut être atteinte

Autre que partielle.

Un rapide brasillement,

La flamme perdue qui vacille,

Le saut capricieux d’un feu-follet,

Puis plus rien qu’une complainte,

Au loin,

Qui s’efface et meurt

Aux abords tranchants de la nuit.

 

Cette VERITE qui vous tourmente,

Vous la savez hors de vue.

L’appréhenderiez-vous

Et vous seriez

Dans l’incertitude même

De votre être.

Elle ne se dévoile jamais

Que lorsque nous atteignons

Notre totalité.

Autrement dit c’est notre mort

Qui nous la livre selon

L’offrande dernière

Qui clôture notre propre sens.

 

Demeurez donc

Dans cette attitude craintive

Aussi bien que naïve de celle

Qui vit en émoi d’elle-même

Et n’attend rien d’autre

Qu’une mélodie sans fin.

Elle se donne

Pour certitude infaillible.

 

« Ce que vous cherchez

vous cherche aussi »

 

VERITE ne vous trouve

Que partiellement accomplie,

Aussi il vous faut être

En progrès de vous,

Jusqu’à votre pointe

La plus avancée,

Pour lui appartenir.

Nul retour n’est envisageable.

Toujours le temps

Va de l’avant

Toujours !

 

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17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 10:19
VIDE - PLEIN

"Sans titre", bronze, Milan 1986

Coll. privée.

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

D’abord il y a le rien.
D’abord il y a le vide.
D’abord il y a le néant.

Mais le rien n’est rien, qui voudrait quelque chose.

Mais le vide est vide, qui voudrait le plein.

Mais le néant est néant, qui voudrait l’exister.

Rien ne néantise mieux que le vide.

Mais le vide n’est pas somme nulle.

Mais le vide n’est pas l’égal de zéro.
Mais le vide est déjà une présence silencieuse.

Si je dis « présence »,

j’amène l’être dans sa forme la plus essentielle.

Car « présence » n’est nullement le multiple et le bruit.

« Présence » veut dire l’être en sa première venue.

« Présence » veut dire silence, mais silence capable de parole.

Seul le silence en est pourvu, en sa réserve inépuisable.

 

Pour amener les premières nervures

du sens,

il faut partir

du Rien

Du Vide.
Du Néant.

 

Partirait-on de quelque chose et,

déjà, nous priverions l’être de sa liberté.

L’être-chose de la chose ne se donne

que dans la dissimulation

de sa propre essence.

C’est pourquoi il faut être

dans le retrait,

dans le voilement,

dans l’esquive de soi de la chose.

 

La chose serait-elle proférée d’emblée

et nous n’y prêterions plus attention.
Toute chose entourée d’une kyrielle de prédicats

disparaît sous cette profusion.

Seul le Simple agrée le regard

et le porte à la question.

C’est pourquoi il ne faut nullement

les lumières de la scène.

Il faut le retirement dans l’ombre.

Il faut la boîte du Souffleur

où le souffle amène le mot.

Dans la douceur.

Il faut une survivance de l’originarité

de la chose.

Il faut la Source.

Il faut le cours sous les frais ombrages.

Il faut l’étoffement de l’eau.

Il faut l’affluence du sens.

Il faut l’estuaire où brule la lumière

de la Vérité.

 

Ici, j’ai parlé de tout et de rien.

Ici, j’ai parlé de l’œuvre en sa venue à l’être.

J’ai parlé à partir du vide.

Le vide a appelé le plein.

 

Jamais il n’y a de vide absolu.

Vide toujours relatif.

Le vide ne fait trace sur du vide.

Le plein ne fait empreinte sur du plein.

 

C’est le passage

de l’être-du-vide

à l’être-du-plein qui crée

toute signifiance.

 

Le vide seul ne signifie que le vide.

Le plein seul ne signifie que le plein.

 

Vide - plein - vide - plein,

voici la belle litanie

qui nous donne accès à la chose,

à sa réserve illimitée de puissance.

 

Car les choses sont sans limites.

Car leur langage est infini.

Toujours l’on peut rajouter

un mot à un autre,

une chose à une autre.

Ainsi est la procession de cet Universel

qui nous a été donné

à nous les hommes

afin de témoigner de notre être

et, conséquemment, de tous les autres

puisque le Da-sein est la seule instance

douée de ce mystérieux pouvoir

de reconnaître l’être-des-choses

et de leur donner site

ici et là où tout converge

afin que quelque chose soit possible

qui ne soit

ni le Rien,

ni le Vide,

ni le Néant.

 

Regardons « Sans titre » le bien nommé.

Sans-titre afin que demeure

l’infinie liberté de nommer.

Eût-il été désigné de telle ou de telle manière

et, déjà, il eût pris une direction,

et, déjà, il eût renoncé à la liberté

qui est le signe d’une œuvre en sa Vérité.

 

« Sans titre » est libre d’aller ici et là,

où bon lui semble,

à sa guise, et uniquement à celle-ci,

sans que quelque conscience particulière

ou quelque volonté

n’en ait déterminé la direction.

 

Au début il n’y a rien

que le vide habité

de néant,

mais le vide ne peut rien sans le plein.

Le vide appelle la forme

qui lui donne son être.

Le vide s’emplit et fait connaître

sa première rumeur,

le premier mot grâce auquel la chose

ne sera plus anonyme

mais rayonnera dans toutes les directions de l’espace.

Être c’est rayonner

et faire de ce rayonnement

une constellation

appelant d’autres constellations,

et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.

Alors le sens, qui était vacant,

s’étoile et diffuse

jusqu’au plein des consciences.

Le seul plein qui soit

un vide

mais habité,

immensément habité.

En quelque sorte une fusion

de deux principes antagonistes

qui, depuis toujours,

depuis l’origine,

attendaient le lieu

de leur rencontre

 

C’est ce que nous dit cette belle œuvre

de Marcel Dupertuis.

Regardez donc comment

la matière-bronze joue

avec la matière-air,

avec la texture-vide.

Une maille à l’endroit,

Une maille à l’envers.

L’Artiste est cet habille tisserand

Qui croise fils de trame

et fils de chaîne,

jusqu’au moment où le tissage dit son nom,

son nom de Vérité,

car il ne saurait y en avoir d’autre,

sauf à chuter dans l’errance,

dans l’illusion,

ce que ne saurait être

l’oeuvre d’art portée

à son incandescence.

Ici se laisse voir la trame

du Da-sein

de l’être-le-là,

l’ici-présent,

autrement dit de celui qui témoigne

de sa propre venue,

cette apparence

de la présence voilée de l’être

qui souffle et fait se gonfler

la voilure de l’étant.

 

Que serait donc une œuvre

si elle était dépourvue « d’âme » ?

Une baudruche flottant entre

deux absences identiques,

un excès de profusion,

une surabondance de vide,

mais sans tension,

mais sans ce combat

de Monde et de Terre

qui donne l’étant

tout en justifiant l’être.

 

La Terre est ici la matière

qui se refuse,

et qui, se refusant

en sa profondeur retirée,

crée les conditions

de l’ouverture,

de l’éclosion de tous les étants.

Ce Monde dévoilant les choses,

dont l’art manifeste l’effectivité

en sa plus exacte mission.

Art est ouverture à l’être

ou bien n’est pas

 

Ici, dans cette œuvre,

au plus haut point de sa parution,

la déchirure est patente

qui arrime la dimension

du tragique

à  l’encorbellement de l’essence humaine,

écarte la faille par laquelle

un sens devient perceptible.

N’y aurait-il

cette béance,

cet abîme,

cette ouverture par laquelle

nous traversons l’étant,

le dépouillons de sa naturelle opacité,

le pressons de parler,

alors la matière demeurerait muette

et nous serions privés de langage,

non seulement à son sujet,

mais au nôtre

et errerions telles des âmes

en peine de leur être.

 

Les ouvertures, chez Marcel Dupertuis,

trouvent leur équivalence dans les blancs

de la Montagne Sainte-Victoire

chez Cézanne,

ces palpitations qui déploient les formes

jusqu’à la beauté intrinsèque

de leur « inachèvement ».

Mais « l’inachèvement » est précisément

ce qui les libère, ces formes,

d’une dette au réel et les place

dans une inatteignable réserve

qui est le lieu

de leur plus haute réverbération :

un éblouissement !

Au sommet de la peinture,

c’est bien la Montagne

qui surgit de ces vides,

une Hauteur Essentielle

pareille à l’Esprit

et s’affirme telle la singularité qu’elle est.

Les ouvertures font signe vers

ces autres oculus

que sont, chez André du Bouchet,

les blancs de la typographie qui,

plus que de représenter fissures et brisures,

sont la pure venue au jour

des significations plurielles,

lesquelles se situent à l’origine des choses

et disent leur fondement

qui n’est que le nôtre.

Si nous sommes des hommes Vrais,

nous sommes Langage,

nous sommes Poésie,

nous sommes l’Être

en son sillage silencieux.

 

« Sans titre » nous invite à penser le Monde,

celui de l’art,

celui de ceci qui nous fait face

tel le réel qui nous interroge,

celui de ce qui toujours fuit

afin que nous cherchions

à en déclore l’énigme.

Oui, l’énigme est un beau mot,

cette parole obscure et équivoque

qui nous met en demeure d’être

des chercheurs de sens.

Seulement ceci.

 

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17 avril 2019 3 17 /04 /avril /2019 10:11
VIDE et PLEIN

"Sans titre", bronze, Milan 1986

Coll. privée.

Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

 

D’abord il y a le rien.
D’abord il y a le vide.
D’abord il y a le néant.

Mais le rien n’est rien, qui voudrait quelque chose.

Mais le vide est vide, qui voudrait le plein.

Mais le néant est néant, qui voudrait l’exister.

Rien ne néantise mieux que le vide.

Mais le vide n’est pas somme nulle.

Mais le vide n’est pas l’égal de zéro.
Mais le vide est déjà une présence silencieuse.

Si je dis « présence »,

j’amène l’être dans sa forme la plus essentielle.

Car « présence » n’est nullement le multiple et le bruit.

« Présence » veut dire l’être en sa première venue.

« Présence » veut dire silence, mais silence capable de parole.

Seul le silence en est pourvu, en sa réserve inépuisable.

 

Pour amener les premières nervures

du sens,

il faut partir

du Rien

Du Vide.
Du Néant.

 

Partirait-on de quelque chose et,

déjà, nous priverions l’être de sa liberté.

L’être-chose de la chose ne se donne

que dans la dissimulation

de sa propre essence.

C’est pourquoi il faut être

dans le retrait,

dans le voilement,

dans l’esquive de soi de la chose.

 

La chose serait-elle proférée d’emblée

et nous n’y prêterions plus attention.
Toute chose entourée d’une kyrielle de prédicats

disparaît sous cette profusion.

Seul le Simple agrée le regard

et le porte à la question.

C’est pourquoi il ne faut nullement

les lumières de la scène.

Il faut le retirement dans l’ombre.

Il faut la boîte du Souffleur

où le souffle amène le mot.

Dans la douceur.

Il faut une survivance de l’originarité

de la chose.

Il faut la Source.

Il faut le cours sous les frais ombrages.

Il faut l’étoffement de l’eau.

Il faut l’affluence du sens.

Il faut l’estuaire où brule la lumière

de la Vérité.

 

Ici, j’ai parlé de tout et de rien.

Ici, j’ai parlé de l’œuvre en sa venue à l’être.

J’ai parlé à partir du vide.

Le vide a appelé le plein.

 

Jamais il n’y a de vide absolu.

Vide toujours relatif.

Le vide ne fait trace sur du vide.

Le plein ne fait empreinte sur du plein.

 

C’est le passage

de l’être-du-vide

à l’être-du-plein qui crée

toute signifiance.

 

Le vide seul ne signifie que le vide.

Le plein seul ne signifie que le plein.

 

Vide - plein - vide - plein,

voici la belle litanie

qui nous donne accès à la chose,

à sa réserve illimitée de puissance.

 

Car les choses sont sans limites.

Car leur langage est infini.

Toujours l’on peut rajouter

un mot à un autre,

une chose à une autre.

Ainsi est la procession de cet Universel

qui nous a été donné

à nous les hommes

afin de témoigner de notre être

et, conséquemment, de tous les autres

puisque le Da-sein est la seule instance

douée de ce mystérieux pouvoir

de reconnaître l’être-des-choses

et de leur donner site

ici et là où tout converge

afin que quelque chose soit possible

qui ne soit

ni le Rien,

ni le Vide,

ni le Néant.

 

Regardons « Sans titre » le bien nommé.

Sans-titre afin que demeure

l’infinie liberté de nommer.

Eût-il été désigné de telle ou de telle manière

et, déjà, il eût pris une direction,

et, déjà, il eût renoncé à la liberté

qui est le signe d’une œuvre en sa Vérité.

 

« Sant titre » est libre d’aller ici et là,

où bon lui semble,

à sa guise, et uniquement à celle-ci,

sans que quelque conscience particulière

ou quelque volonté

n’en ait déterminé la direction.

 

Au début il n’y a rien

que le vide habité

de néant,

mais le vide ne peut rien sans le plein.

Le vide appelle la forme

qui lui donne son être.

Le vide s’emplit et fait connaître

sa première rumeur,

le premier mot grâce auquel la chose

ne sera plus anonyme

mais rayonnera dans toutes les directions de l’espace.

Être c’est rayonner

et faire de ce rayonnement

une constellation

appelant d’autres constellations,

et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.

Alors le sens, qui était vacant,

s’étoile et diffuse

jusqu’au plein des consciences.

Le seul plein qui soit

un vide

mais habité,

immensément habité.

En quelque sorte une fusion

de deux principes antagonistes

qui, depuis toujours,

depuis l’origine,

attendaient le lieu

de leur rencontre

 

C’est ce que nous dit cette belle œuvre

de Marcel Dupertuis.

Regardez donc comment

la matière-bronze joue

avec la matière-air,

avec la texture-vide.

Une maille à l’endroit,

Une maille à l’envers.

L’Artiste est cet habille tisserand

Qui croise fils de trame

et fils de chaîne,

jusqu’au moment où le tissage dit son nom,

son nom de Vérité,

car il ne saurait y en avoir d’autre,

sauf à chuter dans l’errance,

dans l’illusion,

ce que ne saurait être

l’oeuvre d’art portée

à son incandescence.

Ici se laisse voir la trame

du Da-sein

de l’être-le-là,

l’ici-présent,

autrement dit de celui qui témoigne

de sa propre venue,

cette apparence

de la présence voilée de l’être

qui souffle et fait se gonfler

la voilure de l’étant.

 

Que serait donc une œuvre

si elle était dépourvue « d’âme » ?

Une baudruche flottant entre

deux absences identiques,

un excès de profusion,

une surabondance de vide,

mais sans tension,

mais sans ce combat

de Monde et de Terre

qui donne l’étant

tout en justifiant l’être.

 

La Terre est ici la matière

qui se refuse,

et qui, se refusant

en sa profondeur retirée,

crée les conditions

de l’ouverture,

de l’éclosion de tous les étants.

Ce Monde dévoilant les choses,

dont l’art manifeste l’effectivité

en sa plus exacte mission.

Art est ouverture à l’être

ou bien n’est pas

 

Ici, dans cette œuvre,

au plus haut point de sa parution,

la déchirure est patente

qui arrime la dimension

du tragique

à  l’encorbellement de l’essence humaine,

écarte la faille par laquelle

un sens devient perceptible.

N’y aurait-il

cette béance,

cet abîme,

cette ouverture par laquelle

nous traversons l’étant,

le dépouillons de sa naturelle opacité,

le pressons de parler,

alors la matière demeurerait muette

et nous serions privés de langage,

non seulement à son sujet,

mais au nôtre

et errerions telles des âmes

en peine de leur être.

 

Les ouvertures, chez Marcel Dupertuis,

trouvent leur équivalence dans les blancs

de la Montagne Sainte-Victoire

chez Cézanne,

ces palpitations qui déploient les formes

jusqu’à la beauté intrinsèque

de leur « inachèvement ».

Mais « l’inachèvement » est précisément

ce qui les libère, ces formes,

d’une dette au réel et les place

dans une inatteignable réserve

qui est le lieu

de leur plus haute réverbération :

un éblouissement !

Au sommet de la peinture,

c’est bien la Montagne

qui surgit de ces vides,

une Hauteur Essentielle

pareille à l’Esprit

et s’affirme telle la singularité qu’elle est.

Les ouvertures font signe vers

ces autres oculus

que sont, chez André du Bouchet,

les blancs de la typographie qui,

plus que de représenter fissures et brisures,

sont la pure venue au jour

des significations plurielles,

lesquelles se situent à l’origine des choses

et disent leur fondement

qui n’est que le nôtre.

Si nous sommes des hommes Vrais,

nous sommes Langage,

nous sommes Poésie,

nous sommes l’Être

en son sillage silencieux.

 

« Sans titre » nous invite à penser le Monde,

celui de l’art,

celui de ceci qui nous fait face

tel le réel qui nous interroge,

celui de ce qui toujours fuit

afin que nous cherchions

à en déclore l’énigme.

Oui, l’énigme est un beau mot,

cette parole obscure et équivoque

qui nous met en demeure d’être

des chercheurs de sens.

Seulement ceci.

 

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