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14 décembre 2015 1 14 /12 /décembre /2015 09:55
Le destin ambigu des formes.

Photographie : Pascal Hallou

***

  La pullulation des formes est une réalité si évidente que nous finissons par les oublier, nous noyer en elles en quelque sorte. A commencer par la forme humaine dont la nature nous est consubstantiellement destinée, dont la silhouette nous est si habituelle que, parfois, nous ne percevons même plus la hauteur de sa stature et la nécessité qu’elle constitue en tant que point de repère sur le chemin de l’exister. Il en va de même pour de nombreuses formes au seul motif qu’elles constituent notre horizon ordinaire. Ainsi de celles du temps, présent qui coule en nous sans même que nous en remarquions le flux, passé dont notre mémoire nous livre les images comme des stations de notre être glissées au cœur de l’intime. Nous ne les interrogeons plus puisque, aussi bien, elles sont inscrites dans notre chair, elles habillent notre peau et nous livrent au monde en tant que celui que nous sommes et avons été. Sans doute la forme de l’avenir est-elle plus difficile à saisir car située en dehors de notre expérience et des événements qui s’y dévoileront. Quant aux formes de l’espace, cette autre catégorie nous disant les motifs du paraître en général, de ce qui nous fait face, nous en possédons une aperception immédiate dans le cône élevé de la montagne, la courbe éployée de la terre, le gonflement de l’océan aussi loin que porte le regard. Celles de l’Histoire nous deviennent prégnantes à la mesure des images qu’elles suscitent en nous : paysages antiques des œuvres et des textes de l’humanisme renaissant ; mouvement prolétaire des travailleurs théorisé par l’idéologie marxiste ; icônes des sociétés contemporaines que dressent, ici et là, les temples de la consommation. Pour ce qui est de la culture, les formes en sont tellement catégorisées qu’elles se donnent à nous avec la facilité des évidences : le poème ordonné en vers, le théâtre en actes, le conte en épisodes fabuleux, le roman en séquences existentielles. Enfin l’art, domaine princeps des formes en est doté de si riche manière que nous ne pourrions en énumérer la liste qu’au prix d’une ennuyeuse litanie : volutes architecturales, volumes de la sculpture ; aubades, concerti et autres intermezzos de la musique ; ballets classiques et multiples figures de la danse contemporaine ; déclinaisons infinies de la peinture qui évoquent en nous le portrait, la nature morte, le paysage.

  Les œuvres picturales nous interrogent si fort au travers de leurs formes qu’il convient de nous y arrêter et de méditer à leur sujet. Et d’en faire un rapide inventaire, non chronologique, mais centré sur les différents styles successifs censés mettre en relief leur étonnante polysémie.

Le destin ambigu des formes.

« Le Songe du chevalier »

Raphaël

1503 – 1504

*

  D’abord « Le Songe du chevalier » de Raphaël. D’emblée ce tableau nous parle car nous pouvons lui attribuer un coefficient de réalité dont notre environnement quotidien, nos connaissances, notre empirie nous offrent mille esquisses chaque jour qui passe. La colline surmontée d’un château, les personnages si vrais qu’on les croirait vivants, l’arbre déployant sa ramure, tout ceci est si préhensible, si immédiatement intégré dans l’arche du possible que nous nous y disposons comme la quatrième figure de l’œuvre, celle qui instaurera un dialogue avec le peintre, avec sa figuration, si bien que nous serons le dernier terme de la fable, celui qui, opérant l’analyse de la vision et de ses différents prédicats en réalisera la synthèse opératoire. C’est de cette manière que naît toute interprétation de ce qui vient à nous dans l’ordre du visible. Non seulement nous sommes voyants, mais nous nous positionnons en herméneutes de cette réalité picturale. Alors se déploie le cycle infini des hypothèses, alors avance la roue polychrome qui, de ce qui apparaît, établit une légende. Et peu importe son degré de vérité ou bien de fausseté. C’est d’abord de comprendre dont il s’agit, ensuite de poursuivre son chemin lesté d’une telle connaissance, en elle-même support de liberté, car rien ne saurait être pire que de demeurer en silence face à l’œuvre et de se soumettre au supplice de l’énigme. Le processus de connaissance, fût-il labyrinthique, osé, tendu comme le fil, il n’en permet pas moins de franchir un obstacle, celui de l’inconnaissance, et de poursuivre son métier de déchiffreur du monde. L’une des interprétations de ce tableau, telle qu’elle nous est livrée par Wikipédia :

 « Le thème présenté reste énigmatique et a fait l'objet de plusieurs interprétations. Certains historiens d'art estiment que le chevalier endormi représenterait Scipion l'Africain (236/184 av. J.-C.), en train de rêver de choisir entre la Vertu (Virtus) représentée par Pallas) (derrière laquelle se trouve un chemin abrupt et rocheux) et le Plaisir (Voluptas), représenté par Vénus portant une robe ample. Elles lui offrent les attributs idéaux à ses devoirs : l'épée (l'art militaire ou la vie active), le livre (la Connaissance, l'étude, c'est-à-dire la vie contemplative) et la fleur (l'Amour). »

 Nous voulons toujours aller au-devant du réel pour le justifier et, corollairement, y trouver place. Nous apercevons bien dans l’essai d’interprétation ci-dessus le début d’une histoire semblant fonder une mythologie. Bien d’autres scénarios auraient pu se présenter dont peut-être aucun n’eût fourni la clé du travail de Raphaël. Peut-être le peintre de la Renaissance aurait-il été en peine de fournir les fondements véritables qui, au travers d’une cascade d’affinités et d’expériences picturales, avaient abouti à ce « Songe » aussi beau que pénétré de classicisme dans sa forme.

  Et, maintenant, nous changeons si brusquement de registre, en apparence du moins, que nous ne reconnaissons guère ces formes pour des formes réelles, je veux dire, pour des rencontres que nous ferions au hasard de nos cheminements dans l’ordre de la nature, de l’humain ou bien de l’objet. A première vue, ce tableau de Piet Mondrian, intitulé « Composition XIV », ne semble correspondre qu’à un assemblage de lignes et de courbes, certes harmonieuses, maîtrisées, mais nous n’y reconnaissons plus le lexique rassurant de la condition hum aine, comme si cette œuvre se situait hors-sol, purement virtuelle, manière de fiction ne reposant que sur de hasardeuses prémisses intellectuelles.

Le destin ambigu des formes.

Piet Mondrian

« Composition XIV »

*

  Sans doute pensons-nous qu’il n’y est question que d’une mathématisation de l’espace, de l’édification d’une géométrie conceptuelle, de hasardeux paradigmes d’une possession du monde dont nous ne pourrions plus saisir que quelques nervures, quelques points saillants à défaut d’y trouver le trait de l’horizon, le portrait connu, la pomme posée sur la table qui est comme l’amer nous disant encore notre appartenance à la quadrature du vivre. Les habituelles pierres angulaires sur lesquelles s’établit notre jugement esthétique semblent avoir cédé la place à une dispersion, une atomisation dont nous ne savons plus très bien ce qu’elle signifie. Et pourtant, ce tableau est-il si loin du précédent, dans l’esprit de son créateur ? Est-il cette pure abstraction pour laquelle il semble se donner au premier et rapide empan du regard ? N’y aurait-il pas des lignes de forces inaperçues, des aimantations, des polarités qui en assureraient la présence sur le plan ontologique ? Car, même si nous sommes temporairement privés d’orient, sans doute nombre de significations souterraines parcourent-elles l’œuvre de la même manière que le glissement des plaques tectoniques affecte l’écorce terrestre sans que rien n’y paraisse dans le cadre des événements ordinaires. Simple question de vision, d’acuité de la pupille intellective. Oui, il faut bien s’accorder à reconnaître que, sauf à opter pour une pétition de principe, toutes les formes ont égale valeur et contiennent en même quantité les sèmes nous ouvrant la voie d’une compréhension. C’est à la prise en compte de cette optique sur l’art que nous convie Mondrian dans les quelques assertions ci-dessous qu’il adresse à son ami Bremmer et qui semblent résonner à titre de justifications :

  « Je construis des lignes et des combinaisons de couleurs sur des surfaces planes afin d'exprimer, avec la plus grande conscience, une beauté générale. La nature (ou ce que je vois) m'inspire, me met, comme tout peintre, dans un état émotionnel qui me pousse à créer quelque chose, mais je veux rester aussi près que possible de la vérité et à tout extraire, jusqu'à ce que j'atteigne au fondement (qui ne demeure qu'un fondement extérieur !) des choses […]. Je crois qu'il est possible, grâce à des lignes horizontales et verticales construites en pleine conscience, mais sans ‘‘calcul’’, suggérées par une intuition aigüe et nées de l'harmonie et du rythme, que ces formes fondamentales de la beauté, complétées au besoin par d'autres lignes droites ou courbes, puissent produire une œuvre d'art aussi puissante que vraie ».

Brigitte Leal, Mondrian / De Stijl, Paris,

Éditions du Centre Pompidou,‎ 2010

Mais quelles sont donc les propositions de l’artiste qui sont à accentuer afin que nous nous mettions en résonnance avec ce qu’il veut dire, cet objet toujours insaisissable, cette œuvre d’art en éternelle fuite à mesure que nous nous en approchons ? La nature (ou ce que je vois). Ce qu’il faut retenir est le ce que je vois qui apparaît comme la clef de voûte de tout essai de profération dès que l’indicible s’offre comme la seule matière à laquelle l’art a constamment affaire. Tout est question de regard, certes, mais de regard singulier, subjectif, immanent à la conscience même de celui qui s’applique à en percer la nature, à en traduire les fondements. Car c’est bien d’un paysage dont Mondrian nous parle au travers de « Composition XIV ». Oui, de son paysage mental, de sa vérité intérieure - il n’y a de vérité qu’intérieure -, des affinités électives qu’il a tissées avec le monde. Chaque individu est marqué au fer rouge par la verticalité de sa propre expérience, brûlé à la braise des rencontres, poncé jusqu’à l’âme -l’artiste, cette sensibilité à vif -, par les métamorphoses qu’il impose à la matière, les transfigurations qu’il initie dans les arcanes de sa création - cette chair vive du sens qui le travaille sans relâche -, ébloui lorsque l’alchimie qu’il produit change le plomb du réel en or de l’imaginaire, en cristal du songe. Pour cette raison, profonde, éminente, pour combler le puits sans fond d’une angoisse constitutive, le créateur donne son sang, son sperme, ses humeurs, fait couler sa lymphe telle la sève de l’arbre débordant de l’écorce. L’acte artistique est acte d’amour ou bien il n’est pas. Identiquement à une rencontre sexuelle qui n’est ni la reconduction de la précédente, ni la projection de la future. Toujours un événement transcendant le réel, toujours une fécondation de ce qui est sous le ciel, près de la terre comme une arche à faire lever. Il n’y a pas d’autre mot pour dire le temps et l’espace d’une vérité dont l’œuvre doit être la mise en forme à l’aune de ce qu’elle a extrait à la mutité, au silence, au lourd sommeil des hommes que le rêve ne visite que trop rarement. Le rêve d’un monde à regarder et à accomplir dans le même geste apparitionnel.

  Et, maintenant, il faut accomplir un saut supplémentaire dans l’ordre de l’abstraction, de la déréalisation de ce qui, en temps ordinaire, vient se poser sur la courbe de notre sclérotique. La belle photographie de Pascal Hallou est de telle nature qu’elle nous met en demeure de trouver, en nous, les fondations mêmes qui feront surgir cette œuvre de la nuit dont elle est l’hôte, tout comme le poème se hisse de l’ombre qui, primitivement, l’accueille, cet inconscient dont nous ne pouvons rien dire puisqu’il nous échappe et nous reconduit dans l’antre des objectivations hasardeuses.

Le destin ambigu des formes.

  Mais posons à nouveau l’image face à nous et regardons-là dans la perspective des deux propositions picturales précédentes. Etrangement, l’hypothèse fût-elle osée, je dis qu’elle se situe à la jonction du travail Renaissant et de celui de la Modernité. Et en quoi donc cette thèse est-elle recevable ? Mais uniquement dans une visée strictement formelle. Si le visage de cette photographie nous oriente vers l’aridité d’une abstraction, en filigrane se dessine en elle un référent qui nous est continûment donné, à savoir la figuration, au premier plan, d’une avancée de terre que surplombe un ciel parcouru du courant des nuages. (Ici, j’écarterai volontairement l’aspect de la réalité dont on peut penser qu’il s’agit d’une bordure de trottoir que longe une flaque d’eau multicolore). Du Renaissant elle reprend l’ordonnancement général, à savoir qu’elle s’attribue, en tant que prédicats du paraître, un ciel au zénith, une terre au nadir, les deux seules orientations grâce auxquelles tout homme est doué de coordonnées topologiques. Terre qui y apparaît dans le genre d’un « humus » fondateur de « l’humain », puisque, aussi bien, les deux mots sont affectés d’une racine commune. Ici prend appui une fable quasiment biblique de l’ordre d’une mise en forme de la glaise afin que l’homme fût extrait de la sombre materia prima. Et ce que la densité de la terre recueille en son sein, ces forces primitives fondamentales, le ciel les reprend pour les porter à la visibilité. Dans les étonnants remuements des nuages semble se dissimuler, comme en abyme, une autre entité originelle, cette eau océanique qui, souvent, devient lustrale. De la Modernité, à la façon d’un Mondrian, elle arrache au monde du réel les lignes les plus pertinentes selon lesquelles l’univers se dévoile à nous. Si bien que, ayant cru apercevoir le sol de l’homme, son ciel éthéré, déjà nous sommes en quête d’autre chose, saisis de doute, portés aux limites du rêve et de l’imaginaire. Brusques illuminations du songe, déflagrations de la conscience dès qu’elle perd ses attaches pour céder la bride aux forces telluriques de l’irrationnel. Pour l’artiste moderne c’est bien de cela dont il s’agit : d’une subversion du réel qui, tout en le déconstruisant, nous en propose une nouvelle mouture, une élaboration hors de toute visée commune. Si la saisie du tableau de Raphaël se faisait à l’aune de quelques hésitations interprétatives - nommer les personnages, définir les symboles qui les déterminaient -, la syntaxe moderne est d’une autre complexité en même temps qu’elle instaure un infini régime de liberté. Complexité parce que nous peinons à saisir adéquatement les motivations artistiques sous jacentes. Liberté car aucune contrainte ne nous intime l’ordre de regarder dans telle ou telle direction. S’il existe une essence de la modernité c’est bien dans un sens que nous pourrions qualifier « d’existentialiste » : nous sommes devant un choix qui engage notre liberté. Nous sommes seuls au monde avec ce qui nous regarde et nous interroge. Car il serait naïf de penser que seul l’homme est celui qui questionne. Toute œuvre portée à son point d’incandescence est cette étoile dont il nous est demandé de définir le lieu de provenance, la raison de sa présence ici et maintenant, le sens en direction duquel elle fait signe. De ceci il ressort cependant que toute forme interroge à égalité, qu’elle s’inspire de la démarche classique, symboliste ou bien hermétique. C’est au Voyeur des œuvres de se doter du regard qui, correctement orienté vers la lecture de l’œuvre en tirera la quintessence. Ce bref article en a proposé trois voies. Mais les voies de l’art, comme chacun sait sont infinies, aussi bien que la qualité du regard qui s’accorde à en faire le subtil inventaire. Soyons libres de regarder mais avec la justesse que requiert toujours ce qui, s’attachant à la densité terrestre, ne demande jamais qu’à s’en extraire avec l’aide d’une lucidité et d’une conscience ouvertes. Tout comme le symbole dont Paul Ricoeur disait qu’il « donne à penser », l’art nous intime à le rejoindre par ce beau geste de l’esprit qui amène à la contemplation ce qui, jusqu’alors, demeurait celé. Ainsi va toute proposition artistique qui, en son fond, est questionnement, levée du voile des apparences, surgissement au plus près de ce qui est à connaître, l’être de l’œuvre en son unicité.

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14 décembre 2015 1 14 /12 /décembre /2015 09:16

 

Le corps-palimpseste.

 

 palimpseste2

                   Sur une page Facebook de Marie P. Zimmer.

Avec Nathalie Starchild. 

 

  Pour s'y reconnaître avec le corps, il faut remonter à l'origine ou, du moins tâcher d'en établir une thèse vraisemblable. Au début, au tout début, alors que rien n'a encore vraiment commencé, le corps est une argile compacte, une glaise sourde, un impénétrable limon. Rien n'y est visible, pas plus de l'extérieur que de l'intérieur. Rien ne s'y imprime. Tout s'y dissout dans une manière d'incompréhension native. Comme si une effraction n'était possible, une interprétation des signes à venir occultée par nature. Donc corps livré à une confondante surdi-mutité, à une absolue cécité.

  Mais le corpstout corps, ne saurait se résoudre à demeurer dans cette gemme immobile, dans cette gangue de pierre. Le corps est là pour témoigner, faire phénomène sur la scène du monde, se laisser décrypter en même temps qu'il se livre à une singulière herméneutique de tout ce qui vient à l'encontre. Le corps surgissant à la lumière cherche à déployer la chair des choses, à en extraire la pulpe, à en lire la complexité, à en forer la quadrature existentielle. Si le corps ne le faisait, alors il serait entièrement livré à la matière, inclus dans la roche, incliné à vivre sa vie de racine parmi les tumultes de l'humus. Le corps mérite mieux que ce laborieux balbutiement, cette plongée dans l'hébétude, dans l'in-signifiant.

  Alors se produit l'événement à l'incomparable splendeur : la monination. Soudain, sur la face désolée du rien, s'imprime le langage qui fait ses floraisons multiples, pousse ses rameaux dans toutes les directions de l'espace. Ces corps jusqu'ici innommés, qui n'avaient nul praticable sur lequel paraître, voici que, soudain, ils deviennent visibles, ils s'éclairent de l'intérieur, ils gonflent, se dilatent, écartent les parois étroites de la jarre afin, qu'en elle, au-dehors d'elle, se lise le chiffre de l'homme, celui du monde. Microcosme s'éployant aux dimensions du macrocosme. Il aura suffi de nommer AdamEve pour que s'étoilent des myriades de significationsLa parole a envahi tous les étages de Babel, elle sort par les portes, les fenêtres, monte en spirale dans l'éther qui en est fécondé, métamorphosé.

  Ce qui, jusqu'alors, promettait d'être une longue dérive humaine, une terrible diaspora, s'auréole des contours de ce qui ne se dira plus qu'en termes d'essence, de fondement. L'homme a trouvé son site, l'homme est habité du-dedans et ces mots dont il fait son breuvage continu, ces mots aux vrilles mobiles, aux lianes colonisatrices, aux milliers de radicelles, il les découvre faisant leurs longues pérégrinations partout où la peau est disponible, où se révèle l'aire accueillante au sens, à la signification, au chemin parcouru selon une direction, une aimantation, une polarité.

  Mais c'est le corps en totalité qui porte au-devant de lui l'étendard du langage, qui s'en imprègne jusqu'en ses moindres fragments. Car tout signifie bien au-delà de ce que les apparences têtues ne livrent qu'avec parcimonie, tout s'anime de correspondances, d'analogies, de points d'accord. Tout en osmose jusqu'à l'infini. Partout les mots font leurs carrousels, leurs pas de deux, leurs entrechats; partout se grave au burin ce qui veut porter l'homme en sa demeure essentielle, à savoir la compréhension de ce qui se fait jour, l'interprétation plurielle, l'affairement à débusquer l'infime, ce qui s'esquive, se dissout dans le brouillard du temps.

  Les jours passent, les nuits passent. Le langage s'imprime dans les consciences, éclaire l'intellect, fait ses gerbes de météore tout juste en arrière de la vision, ses feux de Bengale dans le cercle des yeux, ses cataractes sur la falaise du front. Bientôt c'est le corps en son entier qui est gagné comme par une éruption pareille à la fièvre. Partout se hissent les sémaphores, les signaux, les clignotements. Partout s'imprime la caravane pressée des minuscules signes noirs, tout est en marche, désormais et la peau devient le sublime réceptacle d'une éternelle symphonie.

  Les écritures s'amoncellent, se superposent, se mêlent  dans un genre d'ivresse. La clarté du ciel fait son manège de pierre ponce, la mémoire des hommes archive puis dissimule ce qu'elle a connu, dévoilé, exhaussé. Tout se recouvre, se sédimente et c'est comme si la fuite des jours recouvrait les signes  d'un voile d'oubli. Superposition d'écritures, de consciences vives, identiquement aux anciens parchemins que les Scribes grattaient pour les recouvrir de nouvelles empreintes. Nouvelle signification occultant l'ancienne, ouverture d'un regard renouvelé, constant affairement des hommes, depuis qu'ils ont reçu la faveur d'une nomination, à donner au temps un nouvel essor, au langage les conditions de son éternel ressourcement. La peau est ce palimpseste métaphorique sur lequel, générations après générations, civilisations après civilisations nous, les Existants, témoignons de notre passage sur terre, du sens que nous y avons provisoirement déposé. Cela, il faut le savoir à défaut de pouvoir s'y soustraire.  

  "Le langage est la maison de l'être…", nous dit le Philosophe Heidegger dans la "Lettre sur l'humanisme". Dans son abri habite l'homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. "

  Soyons donc, nous-mêmes, à corps consentants, cette demeure du langage qui nous fait HommesFemmes, c'est-à-dire écoutant ce que l'être a à nous dire : notre existence dans une contrée déterminée afin qu'y déposant notre trace, nous puissions témoigner de la rareté de l'essence humaine dont le langage est le révélateur. Il ne saurait y avoir de plus belle voie que celle de la Pensée, de la Poésie, toutes deux nous reconduisent à l'essentiel. 

 

 

                                                                                                   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

 

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13 décembre 2015 7 13 /12 /décembre /2015 08:38

 

Ce fragment qui ne parle  de toi.

 

 

cfqnpdt.JPG 

 « Art au féminin ».

Nadège Costa.

Tous droits réservés.

 

 

 

   Que saisit-on de l’être, sinon deux ou trois traits  puis le vent replie ses rémiges et l’espace est vide, la conque repliée. Il n’y a plus qu’un souffle à l’horizon, un crépitement de brume, une haute falaise où ricoche le regard. C’est ainsi, tout s’absente à mesure que notre naturelle inquiétude s’ingénie à tracer le contour des choses. L’à-peine apparition comme règle du jeu. Le vacillement de la flamme. La perdition du jour et la nuit étend son emprise et la raison se dilue dans l’étrangeté de l’encre. Tout dans le trait incertain de la mine de plomb. Tout dans l’irrésolution de l’étain, ce gris sourd qui teinte d’indécision les toits de Paris. Les ciels sont perdus et la blancheur des oiseaux n’est que faire-paraître de l’absence.

  Ce serait si bien si le temps faisait halte, si le concept déroulait ses copeaux, si le jour s’effeuillait en minces compréhensions. Le passage, la perte, l’évanouissement, le non-retour c’est tellement teinté d’effleurement, c’est tellement poinçonné de temporalité. Il n’y a plus de parole qui énonce quoi que ce soit. Le poème s’abîme dans ses rimes obsolètes. Le théâtre n’est que praticable tissé de mensonges. Les livres illusions de milliers de signes. Tout est alloué à la réduction, tout est divisé par la faille des heures. Il n’y a plus de sentiment d’éternité. Mais en a-t-il jamais été ainsi ?

   Notre vision, nous l’avons voulue large, destinée aux vastes plaines d’herbe, aux hauts plateaux lissés de vent, aux horizons maritimes ouverts sur l’infini. Notre entendement nous l’avons souhaité étendu, aux ailes infiniment éployées afin que le monde y dépose ses mots de science, ses lexiques de certitude. Et pourtant rien ne s’y est imprimé que fuite et désolation. Pas même l’ombre d’un pessimisme, pas même la diversion d’une souveraine mélancolie. Nous eussions été comblés d’apercevoir seulement le vol courbe d’une pensée, l’ellipse fuyante d’une intuition, la fente diagonale d’un furtif ravissement. Rien et encore ce mot en dit trop qui évoque le néant et son cortège d’ombres métaphysiques ! Rien, comme cela, en 4 lettres, pas même écrit sur une feuille transparente, pas même susurré en voix intérieure, pas même pensé sur le mode de la disparition. Non. Rien en tant que rien. Donc Rien absolu. Sans arêtes, sans voix, sans murmure. Le Rien collé à son propre écho. Le Rien sans épaisseur, pas même celui de la carnèle liant avers et revers.

  Mais tout ceci peut-il s’écrire ? Nous voulons dire le Rien. A peine avons-nous proféré un mot et voici que déjà nous ouvrons une clairière dans l’opacité universelle. Déjà cela se met à briller. Déjà cela indique un chemin. Nous disons « herbe » et nous avons l’herbe, son chatoiement vert d’eau, sa densité mortelle. Nous disons « femme » et nous avons des vérités en forme de proue, des promesses bleues, des arcatures de joie. Nous disons « rosée » et cela se met à briller sur la pointe avancée des tiges matinales. Mais, disant « herbe, femme, rosée », avons-nous obtenu autre chose que le début d’un poème, l’amorce d’une espérance, la dispersion d’une angoisse ? Notre langage nous porte-t-il au-delà de nous-mêmes, nous déposant au pays des chimères ? Ou bien demeure-t-il scellé à notre bouche avec la persistance de la voix à moduler l’espace intérieur ?

  L’instant viendra où je t’écrirai la juste mesure du jour, ce dévoilement par lequel tu t’annonces alors que tu n’es que voilement, image au bord du monde, filigrane que toujours je  crois saisir dans la densité du papier alors qu’il n’est que pure illusion. Au moment où l’aube bascule dans le dépliement du monde, parfois, tu inscris ta silhouette sur la vitre lisse du ciel. Une folie de nuage et puis le vent disperse tout dans une finitude éthérée. Comment vivre après cela, le vide est si grand qui appelle et l’abîme est ouvert avec ses ondes serrées comme le silence. Un fin brouillard éteint tout dans une même irrésolution. Plus rien ne reste visible et les idées s’engluent dans une résine dense, impénétrable. La forêt vierge est-elle ainsi, cette impression de pure vacuité parmi le cri des singes hurleurs et le tumulte des aras ? Double perdition de l’aventure dans la parole scellée en elle-même. Mais qui donc nous entendrait alors que le monde est vacarme assourdissant et les consciences simples girations infinitésimales ?

  Alors nous rêvons. Alors je rêve et le champ de l’image cède sous la poussée du désir. Tout s’écroule à la manière d’un château de cartes et il ne demeure plus qu’une Reine attristée pleurant des larmes amères d’avoir été dépouillée de ses atours. Qu’est-il de plus tragique, pour la Fugitive que tu es, que d’être réduite à ôter ton masque, à réduire ton loup à la taille d’une simple réminiscence ? Tu avances masquée et te dissimules dans la supplique même de ton ombre. Souvent je joue à imaginer ce qui est hors-cadre, ce qui est le naturel prolongement de cette effigie diluée dans l’estompe. Mais le territoire que je découvre est simplement ceci : le haut du visage est colline d’albâtre que vient féconder l’insistance de la lumière ; l’oreille percée d’un scarabée est une éblouissante conque s’abreuvant des mots des hommes ; l’épaule laisse s’écouler doucement vers la mer son glissement de dune ; tes mains sont nervures dans le croisement de la clarté ; le reste de ton corps fuite vers l’aval d’une indistinction native, comme si une étrange origine t’inclinait à n’être que glaise parmi le glissement des choses.

  Est-ce le fleuve en son écoulement qui t’appartient en propre, sa fuite vers l’estuaire ? Simple racine dans la touffeur des mangroves ? Ou bien sa source, sa cascade de bulles claires, sa consistance de brume, son à-peine effraction au milieu des rives de l’exister ? Ou bien encore, la souplesse des eaux chantant dans le resserrement des galets ? Sans doute ne le sais-tu pas toi-même. On n’est jamais totalement soi tant que la finitude n’a pas refermé son étreinte. On est flottement entre deux pôles, glaçure bleue sur la courbe d’un céladon, vide intérieur de la jarre façonnée par le potier, espacement du jour et de la nuit dans la perte du crépuscule et la lueur permissive de l’aube. Te questionnant, toi l’Esseulée-du-monde, je n’ai fait qu’ouvrir la clairière des mots en direction d’une angoisse fondatrice qui me fait Homme en même temps qu’elle m’arrache des lambeaux de peaux, mais dans la juste mesure d’une perdition différée. C’est cela le questionnement, Nous face à la marée qui monte insensiblement et bientôt atteindra son point d’acmé. Nous sommes ces colosses aux pieds d’argile qui demandons toujours aux Autres de nous fournir la clé de l’énigme. Que nous sommes. Qu’est l’Autre dans son apparition de fragment ? Car, du réel, nous ne saisissons jamais que des tessons dont nous cherchons à reconstituer notre possible archéologie. Mais nos mains sont gourdes, mais nos yeux sont tachés de cécité, mais nos jambes sont prises de glace et nous demeurons ici parce que nous ne pouvons fuir ailleurs. Et pourtant nous dressons contre le vent de l’exister notre peau tendue comme la voile, et pourtant nous avançons !

 

 

  

 

 

 

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12 décembre 2015 6 12 /12 /décembre /2015 08:38

 

La dune sous le vent.

 

sable

                                                                        Photographe non identifié. 

 

 

  Juste un souffle léger, une mince respiration. L'Endormie est là, pliée dans les volutes de sable, à l'approche du jour. Les battements de l'Océan sont si près, on dirait la venue d'une ombre, le passage d'une cendre, une à peine ébauche de ce qui va surgir et tout ensevelir dans une même ambiguïté. Longue est l'attente qui s'entoure de nuit. Long est le vent venu du large alors que les sternes sont encore au repos.

  Les bruits sont comme retirés au fond des conques marines, soudés aux plis d'obsidienne, cloués de lenteur. Ces  abris au creux des ténébreuses falaises sont si réels, si attirants avec leurs minces flots amniotiques, leurs appels drapés de silence. Les eaux originelles font leur clapotis d'outre-ciel alors que la vie n'est que luciole, émergence du néant avec si peu d'insistance. Et pourtant, déjà, l'exister fait son murmure d'exil dont chacun sait le péril, le tortueux chemin, l'irrésistible force d'aimantation.

  La peau native s'ourle d'hésitants picots, de hérissements, se dissimule sous des bandelettes pareilles à celles des momies. Cela ressemble à un fourmillement de hiéroglyphes, à une pluie de signes, à une projection de gemmes temporels. C'est donc cela qui déjà parle de finitude alors même que la première lumière s'annonce. C'est donc cela le rythme du monde, la marche irrésolue vers un possible destin. Temps, il est encore temps de faire halte, de demeurer sur cela qui s'annonce, en-deçà du grand tumulte. Ce qu'il faut faire : ensevelir sa concrétion de chair dans cette tunique de silice, ne faire qu'un avec la Dune-mère, glisser sous le vent, dissimuler son visage derrière le paravent aigu de l'avant-bras, laisser exposés à la vacillante et vertigineuse clarté, l'arrondi de l'épaule, la faible turgescence d'un sein, le globe tubéreux du bassin. Et la main, pareille au surgissement d'une douleur, qui s'essaie à étreindre le rien.

   On est alors comme un bois éolien habité d'étonnement, une simple hallucination à la face du monde. Et les yeux, ces avant-postes de la conscience, ces méticuleux éclaireurs de pointe, il faut les cerner de charbon, les dissimuler dans une manière de gangue pierreuse. Toujours il sera temps de les inciser alors que les flammes blanches y déverseront leurs tonnes de phosphènes éblouissants, alors que la cruelle réalité y écrira les cinglants stigmates du jour. Peut-être de la vérité. Mais de cela nous ne sommes jamais assurés. Alors nous nous réfugions dans le sable mouvant du doute. Alors nous devenons des gisants au profond de leur sépulcre, des formes minérales que de laborieuses cryptes noient dans un étrange clair-obscur.

  Pensant cela, l'Endormie au plein de l'indistinct est pur oubli d'elle-même, longue errance à la lisière du jour, esquisse fuyant ce qui pourrait témoigner d'une solitude infinie ou bien d'un surgissement dans le puits sans fond de quelque vide. Tout en haut, sur la vitre glauque du jour, s'essaient les premiers pas de deux des humains. Pathétiques gesticulations, soubresauts machiniques, grincements de poulies, longs déplacements ossuaires. Le fil d'horizon est une ligne infinie ouverte aux glissements, aux ondulations métaphysiques. Partout sont les scalpels qui cinglent l'air, les yatagans en formes de faux, les sabres recourbés qui font, consciencieusement, leurs moissons de têtes. La grande révolution temporelle est en marche avec ses arbres de la liberté soudés au firmament, ses enfants prodigues aux mains vides et ensanglantées, son humanité bégayant et claudicant sur les sentiers d'hébétude.

  Partout est la grande peur qui ruisselle et fait ses mares putrides, ses marigots  où nagent les tritons. Mais cela, il faut le penser seulement, en badigeonner son chiasma optique, juste en arrière du regard, en faire une méditation, peut-être une silencieuse incantation. Cela il faut le garder en nous, tout juste dans la spirale de l'ombilic, dans les circonvolutions de la pensée, dans les corridors de l'imaginaire. Jamais l'Endormie ne doit en être alertée. Sous peine de disparition. Le sable est toujours mouvant dont nous devons oublier la disposition à l'ensevelissement, la capacité à tout dissimuler dans cette néantisation que, tous, nous redoutons sans même y croire. Ainsi nous sauvons-nous de nous-mêmes : le plus grand danger. 

 

 

                                          

 

 

 

  

 

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10 décembre 2015 4 10 /12 /décembre /2015 08:39

 

La Métaphore grise.

 

 

lmg.JPG 

 www.dreamingofzoi.com

 Photographie : Allan Amato.

 

 

 

   Scrutateurs de l'image, nous ne le serons réellement qu'à pénétrer au cœur de la signification même de la Métaphore en son sens premier. Étymologiquement, « métaphore » vient du grec metaphora, qui signifie « transport » – au sens matériel comme au sens abstrait. (Encyclopaedia Universalis). Et c'est bien cette notion de "transport", de "passage d'un lieu à un autre" dont il faudra faire la voie de notre entendement. Car, ici, l'ébauche photographique nous dévoilant le phénomène en même temps qu'elle l'occulte partiellement, nous invite au voyage, donc au "transport", mais à un double passage : celui de la Passante - nommons-là ainsi -, en premier lieu; en second lieu, le nôtre en direction de ce qui nous est donné à découvrir. Il s'agit de "découverture", en effet, puisque le Sujet est un constant voilement-dévoilement.

  Mais c'est au "transport", au "passage", à la transitivité d'un site en direction d'un autre, proche, immédiat, que nous devons nous rendre attentifs, faute de percevoir ce qui se joue en filigrane et s'adresse à nous en mode métaphorique. Afin de mieux percevoir l'essence de cette représentation, nous ferons signe en direction de deux modes d'expression artistique - le cinémala littérature -, dont deux titres nous paraissent saisir dans toute sa profondeur la matière même de la métaphore. D'abord "La traversée des apparences" de Virginia Woolf; ensuite "Les ailes du désir" de Wim Wenders.

  Dans le roman de Virginia Woolf, l'héroïne, Rachel Vinrace entreprend un voyage vers l'Amérique du sud sur un bateau appartenant à son père. En réalité, c'est à la découverte de soi qu'elle se livre au travers d'un voyage initiatique. Voyage de soi vers soi.

  "Les ailes du désir", quant à lui, met en scène, d'une manière allégorique, le désir de l'ange Damiel pour Marion la Trapéziste terrienne. Donc, pour l'ange, devenir homme et connaître l'amour, mais aussi devenir mortel. Voyage de l'éternité vers la temporalité finie. Voyage de soi vers le non-soi s'inscrivant dans la finitude. Le titre, au demeurant, est éclairant en matière de compréhension de ce que la métaphore veut nous montrer : "Les ailes" (de l'Ange), du désir (en direction de la Marion), ou "le transport" du célestiel dans le lieu du terrestre, ou encore "le transport" de la pure contemplation des choses et la chute dans "le péché", ou encore du spirituel au matériel, ou encore de la transcendance à l'immanence. Ce sont toutes ces valeurs, édéniques et séculières; divines et peccamineuses; esthétiques et mondaines que la figure  de rhétorique est supposée nous montrer alors que, la plupart du temps, nous n'en percevons que la surface brillante et le sens premier comme si le désir, en effet, ne se déplaçait qu'à l'aune de ses ailes éthérées et translucides.

  Mais que l'on s'intéresse à l'aventure de Rachel en quête d'elle-même ou bien de celle de Damiel à la recherche de son double terrestre, c'est toujours au même événement auquel nous sommes référés, c'est toujours d'un transport identique hors de soi, d'un changement de lieu, d'un passage d'une condition existentielle à une autre. Et c'est du même thème, de la même préoccupation dont il est question dans la photographie à laquelle nous cherchons un sens. "La Passante" est là, debout,  effigie de chair paraissant occupée d'elle-même, comme provisoirement figée (c'est la résultante de l'instantané du cliché, non la réalité effective d'un Sujet toujours en mouvement) , le corps dans une attitude questionnante que vient renforcer le signe  hiératique du visage, comme saisi, ce visage, par un lieu à faire émerger de l'ombre. Le regard est au passé, la partie gauche du corps également, teintée d'obscurité, le bras gainé de cuir venant en renforcer la perte définitive. Car hier ne saurait, à nouveau, surgir dans la présence. Le corps, à droite, faiblement éclairé, seule émergence de l'épaule, de l'ébauche du bras, du globe tronqué de la chute des reins, ce corps donc s'illustre d'un avenir encore si peu lisible qu'il en paraît inaccessible.

  "La Passante" est en souci d'elle-même, en souci de son passé qui prend la teinte du bitume, de la suie, de l'encre, s'habillant de nuit au sein de laquelle trouver refuge, possible ressourcement; "La Passante" est en souci de son avenir lequel s'irise d'écume, de craie, d'ivoire, s'habillant de jour pour y connaître l'ouverture de son destin; "La Passante" est en souci de son présent dont la cendre, la lave, le galet la déposent dans l'aube qui est le cœur même de la présence à soi. "La Passante" est ce transport, cette pure transitivité de la NUIT vers le JOUR, alors que l'AUBE est une singulière vibration, la seule que l'Existante puisse ressentir en son intériorité troublée par la vacuité temporelle qui, partout, fait ses effleurements. Dans l'indécision de la lumière à s'affirmer, à entrer en lice définitive avec cette nuit néantisante, La Passante  se situe comme cette médiatrice entre le NOIR et le BLANC, à savoir en tant que cette silhouette GRISE, la seule à pouvoir témoigner de l'être qu'elle porte au-devant d'elle et qui fait phénomène à nos yeux avec tant d'illusoire vérité, cet oxymore souhaitant dire seulement en termes de combat, de polemos, ce que l'exister veut dire par la tension permanente entre la Vie et la Mort.

  Et, ce n'est pas seulement le Sujet de la scène qui est dans cet insoutenable affrontement, c'est nous-mêmes dans l'effroi d'une contemplation qui nous reconduit inévitablement aux deux termes par lequel notre Dasein signifie, à savoir la Source dont nous provenons, l'Abîme auquel nous nous destinons. C'est seulement cela qui justifie notre avancée sur les chemins du monde. C'est seulement cela  qui fait nos mains désirantes, notre corps tremblant, nos yeux brillants, notre bouche articulant les sons du poème, notre sexe imprimant sa semence au hasard des rencontres. C'est seulement cela qui nous fait nous saisir de la boule d'argile, la modeler pour en faire une sculpture. C'est cela qui nous fait coucher sur le papier des milliers de signes pressés pareils à des pattes d'insectes. C'est cela qui met le feu à nos reins afin de trouver l'Existantl'Existante qui donnera acte à notre volonté de peupler la terre. C'est cela, l'humaine condition, cet éternel transport en-dehors de nous, alors que nous n'existons vraiment qu'à l'intérieur de notre fortification de peau. Nous, les Hommes, les Femmes ne sommes que des êtres de l'aube et du crépuscule - des transitions temporelles -, alors que nous croyons nous inscrire de toute éternité dans la plénitude du jour, dans la conque protectrice de la nuit. C'est sur la ligne de crête que nous progressons, minuscules fourmis en dette de nous-mêmes, ne sachant quelle décision nous appartient de confier nos destins à l'adret exposé au soleil, à l'ubac cerné d'ombres. Le chemin ne dure qu'à longer le fil étroit entre les deux. Il n'y a pas de plus grande vérité que celle de contempler l'aube, cette belle Métaphore grise qui nous fait être nous-mêmes alors que, déjà, nous ne sommes plus !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 décembre 2015 3 09 /12 /décembre /2015 08:37

 

 

En-deçà des mots.

 

 

zoï-copie-1 

A propos de Zoï & Cie. 

                                                                                    

 

   Nous sommes au bord de l'image, comme en retrait, ne sachant proférer quoi que ce soit de vraiment dicible. Nous nous tenons dans une manière de suspens et y demeurons aussi longtemps que cette apparition nous visitera. Comment dire le trouble, traduire le frisson alors même que tout se noie dans une brume dont nous ne saurions éprouver l'aérienne qualité. Pourtant nous ne pouvons nous contenter de cette incertitude. Pourtant nous ne pouvons rester sur cette lisière, si près  du flou, de la ligne ambiguë se retirant sans cesse d'elle-même, comme commise à sa disparition, à son effacement.

  Alors nous sommes reconduits à évaluer ce qui nous échappe selon des figures déjà connues afin que, de ces esquisses, puisse naître une réassurance, se profile une terre où poser nos pas. Sans doute penserons-nous, d'abord, aux belles représentations de la Renaissance italienne et singulièrement au tableau de Sandro Botticelli"Le Printemps". Mêmes teintes douces, nacrées, parsemées de reflets d'ivoire, de blancs vaporeux. Nous n'aurons guère d'efforts à produire avant que n'apparaisse, dans la limpidité de l'air, un cortège de fleurs, roses-thé, lys, chèvrefeuille, ainsi qu'une pluie de pétales d'orangers. Toute une évocation à demi-mots d'une nature encore recueillie en elle-même, inclinée à la douceur de l'aube, à la pureté, à la virginité.

  Mais nous n'aurons encore nulle certitude quant à la photographie, à son contenu latent. Alors nous irons du coté de Balthus, de ses jeunes filles nubiles, à mi-chemin de l'enfance, de l'adolescence, gardant de la première l'attitude gracile, l'apparente innocence, la quête d'une possible protection; de la seconde une fausse ingénuité, une disposition à une libre exposition du corps, un penchant à un déjà troublant érotisme, sinon aux prémices d'une perversion. Serons-nous allés trop loin ? Déjà nos fantasmes seraient-ils présents dans un genre d'effraction qui ne voudrait se dire ?

  Nécessité de revenir sur des rives plus alanguies, moins exposés à une supposée passion.  Les Filles-fleurs de David Hamilton  sont là, par un genre de nécessité, comme pour réparer un coupable oubli. Mêmes teintes pastels, adoucies, même bruine, même voile, même vapeur dans lesquelles les jeunes Apparitions  flottent, absentes, chairs éthérées, presque impalpables à force d'évanescence. Un pur surgissement onirique dont il semblerait que nous ne puissions  jamais nous saisir. Mais revenons à de plus justes considérations, ne nous laissons pas abuser par la fascination de l'image. Qu'elles soient balthusiennes ou bien hamiltonniennes, les figurations sont toujours l'exposé d'un désir, d'un vertige, d'un abîme au bord duquel nous nous tenons comme sur le seuil d'un danger. La déflagration est là qui menace, qui fait ses orbes et à laquelle nous échapperons d'autant moins que la grâce recouvre ces œuvres du voile d'une supposée fragilité, d'un en-deçà d'un acte qui ne saurait se commettre. Et pourtant le chemin est là, sur lequelle le Voyeur est engagé, son long cheminement s'accomplissant bien après que la peinture, la photographie auront été, en apparence, abandonnées. Ainsi sont les images dans leur force première qui, longtemps, forent en nous des puits dont nous ne percevons même pas l'œil maléfique.

  Ces "Filles du Rêve", ici présentes, (nommons-les ainsi) , nous ne les voyons qu'au travers d'un brouillard, dans la lumière déclinante du crépuscule. Fragiles constructions de l'imaginaire à l'arrière desquelles nous pourrions élever quelque tour écossaise prise dans d'impalpables embruns  alors que le lac proche nous inviterait, sinon à la rêverie, du moins à une proche dissolution de l'exister. Nous serions tout simplement à l'orée d'un possible langage, dans la conque encore refermée des mots avant qu'ils ne consentent à s'ouvrir, juste une douce incantation trouvant refuge, en arrière des lèvres, dans le secret d'une mystérieuse alcôve. A l'origine, sans doute, le discours n'était-il que cela, une à peine efflorescence que seule une illusion des sens pouvait s'essayer à formuler. Ou bien s'agissait-il d'une mutité confrontée à l'infini silence du monde ? Peut-être cette image, minimale à souhait, si proche d'un secret, nous enjoint-elle de demeurer dans l'en-deçà des mots. Seul lieu possible dont l'art a, depuis longtemps, fait son domaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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8 décembre 2015 2 08 /12 /décembre /2015 08:52

 

Offrande à la méridienne.

 

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                                                      A propos de Zoï.

 

"Dreaming of Zoï" - Oui, nous rêvons de Zoï. Tous, sans exception. Hédonistes et épicuriens, existentialistes et matérialistes, philosophes et maraîchers, moines tibétains et geôliers de prison, prostituées et catéchumènes, droguistes  et apothicaires. Tous nous rêvons. Mais nous rêvons debout, les mains tendues vers le vide et nous tremblons. De peur, de désir, de concupiscence, d'effroi, de crainte de plonger dans une subite cécité. Car, alors, comment continuer à exister, à faire son chemin parmi les ornières et les bosses éruptives d'un univers en perpétuelle combustion ? Comment, simplement, vivre, c'est-à-dire, manger, respirer, faire sa toilette, vaquer à ses occupations quotidiennes ?

  Comment être homme, femme, enfant alors que s'éloignerait de nous, à la vitesse des comètes, une si belle apparition ? Mais nos yeux seraient trop étroits pour contenir nos larmes, nos oreilles soudées de chagrin, nos bouches pareilles à celles des gisants, notre langue de plomb, notre goût révulsé dans l'antre déserté de la bouche, nos mains égarées telles de vieux rameaux égouttant vers le sol leur gélatineux désarroi. Oui, nous serions des statues de sel alors que le soufre et le feu se déverseraient sur Sodome et Gomorrhe; nous serions Moïse au Sinaï recevant les Tables de la Loi sur lesquelles s'effaceraient, à mesure de leur lecture, les signes gravés du Décalogue; nous serions Marie-Madeleine rendue, soudain à la nuit de la vision, la Résurrection du Christ devenant pure fumée, illusion. Nous serions dépossédés d'une partie de nous-mêmes, la plus intime, la plus précieuse, celle qui nous relie à notre origine. 

  Hommes, nous n'aurions plus de Mère sur laquelle nous reposer, plus de sein auquel nous ressourcer. Plus de Maîtresse à honorer sur quelque méridienne souple, onctueuse, à la chair de pêche, à la consistance de sable.

  Femmes, nous n'aurions plus de Rivale à envier, à imiter, à encenser ou bien dont nous souhaiterions qu'elle disparût à jamais, nous faisant cependant l'offrande, avant son ultime disparition, de cette chevelure au ruissellement de jais; de cette si belle chute des épaules; de ce galbe altier où le Modèle se coule dans une exacte amphore; de ce Mont de Vénus que nous ne voyons pas mais que nous supputons pareil au Jardin des Délices, tout près de la virginité, de la chasteté, de l'innocence d'Adam et Eve; offrande encore de ces jambes si longues, si intimement fuselées, si troublantes dans leur perfection  quasiment biblique alors que l'attache des escarpins fait son sifflement de serpent et la tenture rouge son drapé voluptueux. La Pomme est là qui fait son bruit de péché. Nous sommes si près de la faute, juteuse, acidulée, abruptement  charnelle, au doux velouté, comme si le Paradis lui-même ne tarderait guère à surgir, dissimulé par quelque lampadaire à la consistance de soie.

  Enfants, nous n'aurions plus la conque des bras où nous lover, l'assise du bassin à partir de laquelle prendre essor, la certitude des jambes à nous tracer la voie parmi la multitude.

  Tous, hommes de loi, femmes de petite vertu, nonnes ou bien savants illustres nous sommes identiquement fascinés, nos yeux dérivent comme pris d'absinthe, notre corps se convulse sous les tensions de la mescaline, nos membres sont des concrétions perdant leurs gouttes d'opium alors que, tout autour de nous, le silence s'illumine des derniers feux dont nous puissions cerner nos fronts, des ultimes signes de sémaphores nageant au milieu des brumes, des quelques cris indistincts que nos bouches intempestives voudront bien articuler avant que nous ne rendions notre dernier souffle.

  Alors, conscients, badigeonnés de lucidité jusqu'en notre intime, décillés, décrottés, étrillés à vif, écorchés identiquement aux mannequins de peau et de viscères des salles d'anatomie, nous sommes une ligne continue de souffrance, une impossibilité à nous illustrer sur le grand praticable où s'agite la sirupeuse marée humaine, l'immense convulsion en forme de coupe-coupe, lame recourbée pareillement à celle du généreux yatagan.

  Alors nous nous mettons à régresser brusquement, nous sommes portés à notre condition première de chiots nouveau-nés, du lait plein les babines, les pattes boudinées, la truffe rose, les yeux soudés;  nous nous portons à espérer, nous poussons de petits cris, de minces grognements, nous cherchons à tâtons la Louve aux mille tétines dégorgeant son miel apaisant, nous nous serrons contre les mufles carrés de nos frères, nous nous frayons une place parmi l'étroitesse du monde et, en chœur, comme pour une première aubade, un concert inaugural, tous ensemble les catéchumènes, les épicuriens, les existentialistes, les filles de joie, les laissés-pour-compte, les chiots-orphelins, nous sautons sur la méridienne, face à la Pure Merveille, nous applaudissons longuement, nous rêvons de Zoï, nous aboyons, nous émettons de minces glapissements, notre langage est si peu sûr, si peu élaboré, on dirait un sabir, un virelangue, une touchante comptine pour enfants, nous sommes si émus, si vulnérables, une simple brise nous ramènerait  dans les limbes et, nous n'en sommes pas sûrs, mais il se pourrait bien qu'il se fût agi là du sort le plus enviable car, encore non informés, semblables à une gélatine n'ayant été atteinte de nul prédicat, de nulle signification, tout eût pu se produire, y compris de recevoir pour destin, le simple accomplissement du regard, là, sur cette méridienne, alors que notre Muse, notre Inspiratrice éternelle, bien loin d'être métamorphosée en statue de sel comme la femme de Loth, aurait dressé devant nous l'image même de la Beauté majuscule alors que la Joconde elle-même se serait longuement morfondue, inconsolable dans sa longue solitude, sous les soins empressés de Léonard n'y pouvant rien changer !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                          

 

 

 

   

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7 décembre 2015 1 07 /12 /décembre /2015 09:41

 

Citoyens du monde.

 

NP1

@Naïade Plante/ www.naiadeplante.com 

 

  Cette image est belle. Nous pourrions nous contenter de dire cela et vaquer, sans plus, à nos occupations. Mais, alors, nous nous serions contentés d'un constat. Nous en serions restés à une simple émotion esthétique. Et, du reste, nous serions-nous demandé ce qui, de l'émotion ou bien de l'esthétique était essentiel ? Car, si cette image est belle - et, assurément, elle l'est - elle l'est pour bien des raisons que notre paresse naturelle répugne à évoquer. C'est ainsi, nous nous livrons toujours à une sorte de facilité dont nous ne percevons même plus qu'elle nous est coalescente, qu'elle délivre de nous une silhouette "d'homme pressé". Sans cesse nous butinons, nous sautons d'une chose à une autre, nous distrayons notre regard du monde, de sa configuration plurielle, de sa complexité.

  Cette image est belle. Il nous faut le répéter à la manière d'un leitmotiv afin que, de cette simple répétition, puisse naître un sens dont notre entendement n'aurait été suffisamment alerté. La décrire, d'abord, car de l'observation du réel naissent toujours quantité d'esquisses signifiantes. D'abord il nous faut dire l'évidente beauté plastique de cette Indienne anonyme, la tache blanche de son sourire, sa peau tannée de soleil, l'élégance des doigts où les bagues allument leurs éclats, le drapé du vêtement faisant ses vagues couleur de terre et de cendre, le geste flou de la main pareil à une volonté de protection, à une naturelle réserve - comme si le geste photographique était une offrande en soi, un genre de reconnaissance -, il nous faut dire la vivacité de la petite fille, son air espiègle ou bien simplement joueur, son empressement à trouver un refuge dans l'abritement maternel.

  Cette image est belle, tout simplement parce qu'elle est une image VRAIE. Certes l'esthétique y est présente, la grille blanche à l'arrière-plan y structure la scène, l'aire de ciment pose les limites du praticable, les sacs de jute y introduisent la présence vraisemblable de l'activité humaine, sans doute le fourmillement proche, les déambulations complexes des passants. Mail il y a plus. L'esthétique se double bien d'une émotion, d'un trouble et, bien évidemment, nul regard ne peut faire l'économie des incontournables accessoires de la pauvreté : la bouteille pour la soif, le carton où abriter de menus objets, la sébile ouverte à une toujours possible offrande. Et voilà que l'esthétique se double d'une éthique. Le regard porte, avec lui, la conscience du monde, du partage, de l'altérité, la nécessaire lucidité face à ce qui, parce qu'insoutenable, indicible, incompréhensible, nous questionne bien au-delà de notre égarement quotidien.

  Cette image est belle. Elle nous contraint à la mydriase, à l'ouverture de la conscience afin que tous "les Damnés de la terre" (voir le livre de Franz Fanon) ne fassent pas seulement phénomène à l'aune de simples documents anthropologiques, mais d'existants avec leur lot de souffrances, de demandes muettes, de rébellions tues en raison d'une impossibilité à extraire d'un corps affamé, la nécessaire révolte. Cette image nous invite à nous confronter au miroir des peuples pauvres. Elle le fait avec pudeur, sobriété, élégance. Elle le fait avec une remarquable économie de moyens. Elle reprend, en filigrane, la belle idée de Le Clézio selon laquelle "les peuples pauvres sont beaux". L'écrivain écrit dans "L'extase matérielle" : "Les pauvres m'émeuvent…" et, plus loin, à propos de leurs souffrances, il précise que ces dernières réactivent en lui "…toutes les vieilles angoisses de l'enfance, la peur du froid et de la faim, de l'inconnu, de la détresse physique…"

 La tristesse évoquée par l'image est étonnamment souriante, solaire et nous invite à réfléchir à nos obsessions de richesse, de consommation, à notre désir de paraître, de briller des feux d'une inconscience portée à son point d'acmé.

  Aujourd'hui, parmi les fléaux de toutes sortes, guerres, maladies, tornades et autres bouleversements climatiques existe un autre fléau, plus insidieux, évoluant à bas bruit, rongeant les consciences à la manière d'un acide, un fléau qui n'est autre qu'un égoïsme grandissant dont nous pouvons penser qu'il minera, petit à petit, les fondements des sociétés, les réduisant à n'être plus que d'étiques miroir ne reflétant plus qu'un genre d'immense vacuité.

   "Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles.", disait Paul Valéry. Peut-être ne le sont-elles qu'à la mesure de notre indifférence à la marche chaotique du monde. A sa manière, cette image contribue à en éclairer la question. C'est pourquoi nous disons : "Cette image est belle".

 

                                                                                     

 

  

 

 

     

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6 décembre 2015 7 06 /12 /décembre /2015 09:17

 

L'esquisse intemporelle.

 

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                                                                   @Naïade Plante/ www.naiadeplante.com     

  

 

  Mînâkshî était partie avant le jour alors que le village était endormi. Elle s'était vêtue d'un mince fourreau de toile, d'un léger chandail de laine rouge. Ses cheveux, elle les avait décorés d'un ruban de même couleur, avait attaché à ses oreilles une parure d'or et entouré ses poignets de cercles colorés. Ses ongles étaient peints d'un vernis sombre : deux éclats de braise dans le déclin de la nuit. Elle avait longé les rizières où l'aube déjà s'annonçait avec des teintes sourdes. Elle avait fait glisser ses pieds nus sur le chemin de poussière qui longeait les crêtes. Plus bas, le miroitement léger des lacs, le moutonnement des collines, les touffes plus sombres des arbres.

  Mînâkshî marchait vite. Elle voulait arriver au Temple avant que l'aurore ne pâlisse le ciel. Ses yeux couleur de terre brillaient, recouverts d'une rosée matinale. Au village, tout le monde l'appelait "Yeux de poisson", en souvenir d'une légende ancienne. Une déesse de ce nom avait existé autrefois, dont on avait perdu le souvenir pour ne garder d'elle que cette manière de regard voilé : une effigie de la conscience.

  Bientôt, au travers de voiles de brume, "Yeux de poisson" devina le massif du Temple, son aire immense, son édifice de pierres qui semblait s'étendre à l'infini. Bien que la vue en fût encore atténuée par une vibration de l'air, elle pouvait apercevoir les hauts gopurams où s'accrochaient les grappes de sculptures, les deux vimanas en forme de pyramide dont le sommet doré se confondait avec la lumière cuivrée qui commençait à couler du ciel en minces filaments. Mînâkshî s'accroupit, s'assit sur ses talons et se disposa à regarder ce qui lui apparaissait à la manière d'un palais magique dont, bientôt, elle prendrait possession.

  Puis il y eut soudain comme une pliure de la lumière, l'air devint plus dense, les quelques bruits qui émergeaient à peine du sol regagnèrent leur crypte. C'était comme un commencement du monde, une ouverture de ce qui, jusque là, n'avait parlé qu'à demi-mots et le murmure gonflait maintenant, se glissait dans la chair de la fillette qui s'étoilait de l'intérieur, longs rhizomes de clarté inondant son corps, fusant selon de mystérieuses ramifications. Alors que les lourdes portes du Temple demeuraient closes, que les sculptures dormaient dans leur gangue de pierre et les bassins d'eau emprisonnaient les poissons aux ventres prolixes, Mînâkshî se retrouva dans un lieu qu'elle ne put identifier, là où une étrange lumière faisait son bruit d'or et de safran, une tasse blanche dans la coupe refermée de sa main, alors que la braise des doigts faisait briller son diadème et que ses yeux s'éclairaient à la manière d'une merveilleuse lampe d'Aladin.

  La fillette but longuement le breuvage qui cascadait dans sa gorge avec la même insistance qu'un filet d'eau pure met à rebondir sur le poli des roches. Par la pensée elle pouvait suivre le luxueux déploiement de l'ambroisie alors qu'en elle naissait une musique aigrelette et primesautière qu'elle reconnut pour être celle du nâgasvaram, puis, entremêlées,  les percussions syncopées du tavil gagnant ses membres comme l'eût fait une fièvre généreuse et incontrôlable. Maintenant, le rythme de la danse était en elle, les talons frappaient le sol de terre durcie, les jambes faisaient leur ballet, la taille souple ondulait avec une grâce ophidienne, les bras s'enroulaient, faisaient leurs volutes d'écume, la flamme carmin du ruban apparaissait et disparaissait parmi le buisson noir des cheveux, les yeux brûlaient du dedans avec force, les pommettes lissées du premier soleil semblaient des névés. Des lèvres assombries naissait un chant pareil à une incantation, le stylet de la langue faisait son rapide mouvement de va-et-vient au milieu de la falaise étincelante des dents.

  Et tout ceci s'accomplissait naturellement, avec application et docilité, sans soumission cependant à quelque dieu, fût-il des plus vénérés; le mouvement était entièrement contenu dans sa frontière de peau, semblable à une respiration, une haleine, au battement du sang dans le tube des artères, simple flux d'énergie qui diffusait, s'éployait, allait à la rencontre de tout ce qui vivait alentour,  aussi bien monde minéral qu'animal ou bien humain, le déploiement étant à lui-même sa propre ressource, sa pleine justification, genre de transcendance spontanée, encore accrochée aux concrétions du corps, mais faisant ses efflorescences, ses boucles, ses ondoiements.

  Tout confluait, tout convergeait, tout s'immolait dans un présent immédiat, tout s'élevait et signifiait dans une esquisse intemporelle alors même que l'espace devenait diaphane, que la nature ne témoignait plus qu'à l'aune d'un approximatif contour. Les bruits du monde, pour autant, n'avaient pas disparu, ils s'étaient seulement vêtus différemment, ils glissaient au ras du sol, parfois s'élevaient, aspirations identiques à celles des cyclones et finissaient par chuter, au loin, dans quelque contrée qui, alors, se métamorphosait sous la poussée longtemps contenue.

   Mînâkshî non seulement entendait la symphonie des choses mais, aussi, voyait au travers d'elles, en elles. Cela faisait des girations et des lignes diaprées, des glissements de fragments colorés comme au fond d'un kaléidoscope, cela s'irisait sur la toile immense de la conscience. Les Prêtres du Temple, elle les voyait dans leurs vêtures dépouillées, torses nus, linge couleur safran posé sur l'épaule. Elle les suivait dans les quatre rituels qui rythmaient leur journée alors que le temps ne les effleurait guère plus que la brise d'air au-dessus du marais. Le bain sacré d'abord, les longues ablutions et l'eau purifiant les corps devenus soudain aussi brillants que l'étain. Puis le maquillage polychrome tellement semblable aux ailes éclatantes du paon de jour; puis le repas, frugal, méditatif, comme en sustentation; puis l'agitation des lampes, leur balancement de luciole, leur clarté à peine esquissée dans le clair-obscur à la consistance d'ombre. Et, au-dehors, la longue théorie des Pèlerins en saris noirs, mains jointes vers le ciel, yeux empreints de gravité. Puis, plus loin, au-delà des collines obliquement éclairées par le milieu du jour, le Village pareil à une métaphore ludique, avec ses maisons de boue séchée, ses toits de palmes, ses fenêtres ouvertes sur le vide.  

  Et le plus extraordinaire, - mais la fillette ne semblait guère en percevoir la dimension confondante - Mînâkshî se voyait elle-même, telle une effigie de plâtre ou bien d'albâtre, éclairée par cette troublante lueur de résine, comme si elle avait été une figurine prise dans un bloc translucide, douée de mobilité cependant, étonnamment libre malgré cette geôle de verre qui lançait ses mille feux de cristal. Il semblait que son destin lui avait été brusquement ravi, enfermé dans cette conque de pur absolu dont le rayonnement n'avait de commune mesure avec tout ce qui claudiquait parmi le monde, sur les agoras où l'on s'agitait dans d'itératifs conciliabules, dans les villages de pisé soudés de chaleur moite et jusqu'à l'infinie courbure de l'horizon dont les humains partageaient  la même limite terrestre.

  Ainsi les jours passaient avec leur lourdeur temporelle, leur lot d'afflictions, leur longue caravane toujours recommencée. Au village, les conciliabules s'échangeaient à la vitesse des météores, les langues se dépliaient afin de lancer à la face de l'oubli, les lueurs d'espoir que l'existence ne leur avait pas accordées. On disait, indifféremment :

 " Mînâkshî a été volée par un mendiant."

  "Elle s'est perdue dans les mailles des rizières."

  "Elle a disparu dans un lac maléfique."

  "Elle a fait une mauvaise rencontre."

  On disait tout cela, vite, entre ses dents resserrées, pour conjurer le mauvais sort, faire taire le vacarme des nuits sans sommeil, s'extraire, soi-même, des griffes urticantes de la pauvreté, faire naître un peu de lumière au fond des cubes d'argile où dormaient les nattes d'ennui. On disait tout cela mais on n'éprouvait nulle tristesse, on n'entretenait nul sentiment de vengeance.

  Depuis ce temps lointain devenu transparent à force d'irréalité, on dit volontiers que, les soirs de pleine lune, dans l'éclat assourdi des rizières, sur la courbe des collines ou bien au milieu des sculptures des gopurams, alors que s'élèvent les sons de grêle des tavils et que les navasgarams font leur bruit de vent, la silhouette gracieuse d'une danseuse vient animer le monde des existants alors que les rêves agitent les têtes chenues des aînés de multiples manières et que les enfants font, à la clarté des lampes, leurs bruits de bourdons.

  Mînâkshî, jamais on ne l'a revue, mais depuis le jour de son effacement des nervures serrées du visible, le Temple brille d'une étrange lumière, tout particulièrement dans la Salle des mille piliers, au milieu des sculptures de Rati, épouse de Cupidon, de Shiva habillé en mendiant errant, de Karthikeya et Ganesha. Chaque pilier frappé délivre une note singulière et plus particulièrement  l'un d'entre eux, où s'éclaire, au sein de deux lunules l'éclat de deux yeux de poisson que le temps jamais n'effleure.  

 

 

 

 


 

 

 

 

                                                                                                

 

 

                            

 

 

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5 décembre 2015 6 05 /12 /décembre /2015 08:48
Si près du pôle.

Photographie : Gilles Molinier.

Finlande - Etude.

Voici ce qu'on avait fait. On était sorti de son lit de toile, ne sachant rien ni du jour ni de la nuit. Le silence était partout, posé comme l'aile d'un oiseau. Les rues des villes étaient désertes et, derrière leurs volets fermés, les hommes dérivaient dans un improbable destin. Les songes encore pliés dans l'étoupe de leurs cheveux. De leurs cerneaux pliés en boule, montaient des filets de fumée grise et, parfois, leurs cauchemars s'étoilaient, faisant leurs flammes blanches. Bientôt il faudrait renoncer à la tiédeur de l'ombre et plonger dans la froideur du jour. Cela aurait la douleur d'une vive tension, cela ferait des ruisseaux étincelants dans les membres étonnés, cela obligerait à se tenir debout et à ciller sous la vive lumière.

On était sorti de la zone où reposaient les hommes à la manière d'un lynx, avec de souples pliures d'échine, une marche inaperçue. C'était si fragile cette heure à mi-chemin du doute, à mi-chemin des certitudes. Bientôt, il n'y aurait plus la place pour dériver longuement au creux de soi et il faudrait surgir sur les agoras du monde avec l'exactitude d'une vérité. Cela blesserait, cela entaillerait, mais, en ce début de millénaire, c'était cela être homme, quitter l'ombre et dresser son corps contre la clarté, les mains en avant afin que la chute fût moins brutale. Le sentier montait, quittait le sol de poussière, s'élevait dans l'air pur comme le diamant. L'air était vif, à la morsure de lame et tout se retranchait dans la solitude des pierres. Les carabes à tunique verte repliaient leurs antennes; les calligraphes s'abritaient sous leurs meutes de points noirs, les lézards derrière leurs goitres d'écailles. Rien ne paraissait que le calme et l'immense solitude. Vers le nord, le pôle était si proche, on en sentait les sourdes aimantations, on percevait l'entonnoir par lequel se déversaient les vents solaires avec leurs lueurs vertes, ces aurores boréales qui vous pénétraient de leur densité jusqu'au centre des os. C'était cela être en Finlande, sur la limite du toit du monde et voir le jour se lever avec ses taches blanches et grises. Les seules couleurs métaphysiques qui soient avec le noir qui joue en contrepoint. Être là, à la pointe extrême du jour, c'était comme de dériver sur l'image première, de flotter tout près de l'origine alors que les grains de lumière sortaient de la touffeur du sol afin de dire l'urgence des choses à figurer.

Alors on demeurait ici, à la proue du navire, longtemps pris par cette vastitude, les yeux égarés sur tant de beauté surgissant de l'horizon. Tout là-haut, dans le ciel, les nuages faisaient leurs boules de mercure que le vent lissait de son infinie caresse. Il était un immense cerf-volant avec sa queue qui traînait sur le plateau de cailloux et, parfois, s'enroulait aux épines d'un résineux. Il emportait loin, en-dehors du regard des hommes, les oiseaux qui planaient si haut qu'on ne les apercevait pas, ou alors, un simple grésillement pareil à l'écoulement d'une eau dans une gorge de terre. Il y avait tant de légèreté, tant de netteté rassemblées en un seul point du globe et c'était une conscience qui se déployait et cherchait à connaître. Les hommes, les choses du sol, le vol de paille des insectes dans la levée du jour. On ne marchait pas, on respirait à peine, on faisait seulement la place à ces milliers d'images qui naissaient du paysage, se dilataient et s'en allaient, loin, féconder les yeux des poètes et émerveiller ceux des géographes. C'était comme si on était arrivé au bout des questions et que, bientôt, l'énigme cesserait. Celle de l'univers, celle des choses mutiques, celle des autres, et, surtout, celle de soi-même. On ne serait soudain plus soi, plus autre, différent, séparé, on serait dans la pluralité des choses, aussi bien eau, fleuve, aussi bien montagne ou plateau couché sous les vagues d'air bleu. Ou encore glacier aux arêtes de métal plongeant dans les eaux arctiques. C'était si proche et ces géants de glace parlaient la langue de la terre, la langue des yeux, la langue du corps. Leurs longues reptations, leurs craquements, on les entendait se propager et faire leurs ondes concentriques. Au-dedans de soi, mais aussi dans les fractures du rocher, les strates d'air, les courants translucides qui voguaient au loin. Comme si, soudain, l'on avait trouvé la clé qui nous installait dans la plénitude et nous y laisserait le temps d'en accomplir le cercle parfait. On se recueillait dans le creux de ses mains, on se faisait infinitésimal, simple diatomée incluse dans sa boule de verre et le monde devenait sphérique, panoramique, et le regard portait dans toutes les directions de l'espace. Depuis les plateaux andins jusqu'aux confins de l'Himalaya. Une infinie conquête de soi, mais aussi de tout ce qui, jusqu'ici, résistait, montrait les griffes, faisait sa réclusion dans les cryptes du non-savoir. C'était si troublant de voir cet espace immensément vacant et l'on mesurait alors sa taille de ciron, de minuscule virgule perdue dans le grand texte du monde.

Bientôt le soleil commençait à basculer et sa décroissance était rapide, les ombres teintant d'outre-mer la moindre faille, s'accrochant aux épines, aux limailles de roches, à leur poudre lente. Il était temps de regagner la terre des hommes. Un grand moment, l'on avait cru pouvoir être innommé, inapparent et se fondre à même sa propre transparence. Mais il fallait quitter le lieu immuable et donner visage aux choses, les porter au site d'une profération, d'un verbe aisément compréhensible. Le langage des dieux demeurait celui des nuages, des longues dérives aériennes, des horizons sans fin que les hommes regardaient à défaut de pouvoir les atteindre. Tout en bas, dans la vallée, la terre avait vieilli, les trottoirs de ciment étaient parcourus de profondes vergetures, les existants rentraient chez eux en courbant le dos sous les premiers assauts de la nuit. C'était donc cela, tutoyer le haut du monde, comme une empreinte d'infini qui se déposait dans l'intervalle des sourcils et y gravait son signe de feu : ce tilak que portent au front les indiennes et qui, en toute théorie, visait le monde jusqu'à l'ombilic. C'était cela. Il fallait se résigner à vivre !

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