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7 novembre 2017 2 07 /11 /novembre /2017 09:57
Un air d’attentive irrésolution.

           Photographie : Léa Ciari.

 

 

 

 

  

   Êtres de l’énigme.

 

   Combien il était troublant de vous regarder, penchée à la fenêtre, dans cet air d’attentive irrésolution. Présence étrangement ambiguë qui vous approchait, tout en vous éloignant. En un même mouvement, vous étiez ici au bord de l’ombre de la chambre, là face au visage de la lumière. Vous en étiez la médiatrice, soit l’aube en son éveil, soit le crépuscule en sa chute. Les êtres de l’énigme ont-ils cette silhouette si fuyante que jamais on n’en saisit que l’inconstant passage, la dérive d’un oiseau dans le vide du ciel, la course du vent au sommet de la dune, un sourire que des lèvres biffent à même leur indocile ouverture ?

 

   Un espoir naissant ?

 

   Vous voir ou tenter de le faire ne pouvait avoir lieu que dans l’approche d’un dessin, la trace d’une estompe sur la feuille grise du jour. Il y avait ce fond lumineux, cette tache de clarté dont vous émergiez tel l’arbre de son fourreau de brume. Ce soudain surgissement signait-il la forme de quelque vérité dont vous auriez été en quête ? Ou bien était-il le signe d’un espoir naissant à la rencontre de ce qui, illisible pour moi, revêtait peut-être pour vous la trame d’une signification ? Qu’y avait-il au-delà de l’écran dont votre corps était la belle mise en scène ? Un vaste paysage tel celui de la Toscane avec ses collines adoucies, ses teintes d’herbe oscillant entre le grège, l’alezan avec quelques touches de fauve ? Parfois une ligne terre d’ombre ou de Sienne longeant un chemin blanc. Et, au loin, la pente de la montagne que le bleu gagne dans une si grande discrétion qu’on la croirait irréelle. Tout en haut, presque à la rencontre du ciel, la masse claire d’une bâtisse entourée d’oliviers, et ces inévitables chandelles des cyprès sans qui ce pays ne serait nullement ce qu’il est. Et puis, encore, l’arbre seul au sommet d’un coteau, contrepoint de cette indéfectible harmonie.

 

   Crete Senesi.

 

   Bien sûr j’aurais pu imaginer, au bas de votre fenêtre, une rue bruyante, des passants vêtus de clair, une ambiance de fête, le tumulte des corps, des odeurs d’été et d’huile solaire, des fragrances éblouissantes, le dépliement musqué d’une fleur de magnolia, la mer si proche avec le moutonnement de ses vagues. Mais, convenez avec moi que cette pléthore de mouvements, l’ambiance tendue d’une foule, les sons libres, les échos, les bondissements d’existences fougueuses n’eussent guère convenu à ce que, depuis votre lointain, vous offrez à mon regard. Voyez-vous, c’est inouï tout de même la force de l’imaginaire qui vous attache à un lieu, vous fait le don d’un horizon et vous y fixe tel l’incontournable événement dont vous témoignez à votre insu. A ce point de ma méditation, je ne puis plus vous envisager autrement qu’à l’orée d’un espace toscan, avec les souples ondulations des Crete Senesi parcourues  des touffes blanches des nuages.

 

   Cette nuit d’ébène.

 

   Question d’ambiance, sans doute, question de ton fondamental dont vous ne pourriez vous abstraire qu’au prix d’une réduction de votre liberté. Vous apparaissez là, en cet endroit si singulier, tout comme le faisait un Modèle de Rembrandt se détachant d’un clair-obscur ou bien de cette nuit d’ébène si caractéristique d’un Caravage. Tout un jeu d’ombre et de lumière. Toute une fugue entre présence et absence. C’est si romanesque cette pose, si cernée de doute cette attitude qui ne se donne que sur la pointe des pieds. Si questionnant ce visage se perdant dans le tremblement de clarté. Une presque transparence, des traits si fondus, l’à peine contour d’une oreille, le massif  enténébré des cheveux, l’attache fragile du cou, une lunule blanche y fait son apparition, la naissance discrète de la gorge que dissimule le noir de la robe, cette délicatesse du bras, cet effleurement du genou qui reçoit une indéchiffrable main, puis ces jambes croisées  disparaissant dans l’anonymat de la pièce.

 

   Illusoire géographie.

 

   Parlant de vous, de cette personne sans réelle identité, vous ai-je dépossédée de ce qui vous habite en votre for intérieur ? Vous ai-je simplement hallucinée et  ai-je créé de toutes pièces un espace d’inconnaissance, une illusoire géographie, tressé la chaîne imaginaire d’un être du passé, dressé la possibilité d’un futur, annulé le territoire toujours en fuite du présent ? Indéchiffrable temporalité à laquelle se superpose l’évanescente trame de l’humain en sa précaire condition. Voir dans le flou et l’approximation n’est pas seulement approcher l’altérité dans une manière d’indétermination, mais aussi, en quelque façon, participer à l’illisible interprétation du monde, de soi d’abord en son initiale présence. Sommes-nous si assurés de nous-mêmes que notre perception des choses puisse se décliner sous les auspices d’une certitude ? C’est bien parce que nous ne voyons pas clair en l’autre que nous avons tant de difficultés à circonscrire notre propre nature. Le réel dans sa perpétuelle mouvance, son constant effacement, dissocie les images qui viennent à nous, les métamorphose, les porte à la limite d’une visibilité si bien que, jamais, nous ne sommes sûrs de rien. Pas plus de l’arbre dans le paysage, du trajet éphémère de la feuille dans le vent, de l’amour qui se dissout dans les remous de la quotidienneté, de l’œuvre d’art qui, tantôt se dévoile sous un jour inaperçu que le lendemain vient recouvrir de son voile d’oubli.

 

  Vision d’un songe.

 

   « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. », disait Héraclite parlant de l’impermanence des choses. Vous verrais-je encore demain assise sur ce cadre de fenêtre qui s’annonce comme une toile avec son fond, sa forme, ce Sujet que vous figurez ? Et quand bien même vous verrais-je, ne serez-vous une Autre, ne serais-je un Autre ? Tellement de rêves se seront présentés, tellement de pensées auront été émises, de vœux exaucés ou bien éteints, d’images métabolisées qui auront présenté une autre réalité, modifié le socle d’une vérité. Serez-vous une simple fable sise dans une autre aventure sur le bord de la Mer Egée, près du cône fumant du Vésuve, dans la pierreuse nature d’Irlande ou bien dans cette chambre qui n’est peut-être que la vision d’un songe ? Comment savoir, la lumière est si basse, la limite du ciel et de la terre si indistincte, la mer si loin qui fait ses flux et ses reflux ? Oui, ses flux, ses reflux. Immémoriale entente du temps dans laquelle nous nous fondons tel le cristal dans un pli d’air.

 

 

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6 septembre 2017 3 06 /09 /septembre /2017 09:32
Salle des Pas Perdus.

Photographie : Patricia Weibel.

« Fiat Lux ».

 

 

 

 

   Le cri des sternes.

 

   Ma première vison de vous, ç’avait été votre fière silhouette se découpant derrière la croisée de cette demeure néo-classique, façade de tuileaux roses et de pierres armoriées, de mansardes coiffées d’ardoise et d’épis de faîtages qui se fondaient dans le gris-bleu du ciel de Trouville. C’est votre élégance, d’abord, qui avait retenu mon attention, cette allure presque hautaine, ce corps svelte drapé dans ce fourreau de toile noire, cette écharpe blanche qui semblait voguer vers cette mer si proche, si lointaine. Parfois, entre les rumeurs du vent, ses bourrasques vite apaisées, le cri des sternes qui traversait l’air dans un déchirement de soie. C’était comme si, soudain, le réel s’était échappé par cette ouverture du ciel, annonçant la perte du temps dans le gris indéterminé des sentiments. Une vacance sans fin qui semblait n’avoir de but que sa propre rêverie.

 

     Fil d’Ariane.

  

   A la terrasse du « Vieux Gréement » - quel était donc le voyage qui y figurait en filigrane ? - je buvais des cafés brûlants, fumais nerveusement de longues cigarettes à l’odeur de résine.    L’automne venait tout juste de teinter de mélancolie la résille grise des rues et les passants hâtaient le pas dans l’air qui fraîchissait. J’étais seul, assis sur mon fauteuil de rotin, regardant passer le temps dans ses éternelles volutes de cendre. Bien peu se fixaient à ma solitude et je devais consentir à errer dans cette marée continuelle qui faisait ses flux et reflux, ses remous parfois, ses symphonies de bulles irisées à la fragilité de cristal.

   De temps en temps votre sortie énigmatique sur le balcon de grilles claires. Vous n’apparaissiez guère que dans quelque nuage de fumée pâle et je pensais que ces minces lignes capricieuses seraient à jamais le lien qui nous unirait par-delà l’espace et le temps. Un fil d’Ariane se perdant dans les complexités d’un labyrinthe. La vie n’était-elle que cela : croisements de venelles, imbrications de rues, emboîtements à l’infini d’impasses, de situations gigognes qui, le plus souvent, se vêtaient du destin irrésolu de la disparition ? Combien d’êtres croisés au hasard des rues qui ne seraient que de fuyants spectres, de rapides illusions, des courants contraires pareils aux feuilles bousculées par les sautes de vent ?

 

   Valeur d’un signifié.

 

   Je m’apprêtais à quitter la terrasse déserte lorsque, vêtue de cette robe si longue - vous protégeait-elle des autres ou bien était-elle un rempart contre vous-même ? -, vous avez descendu l’escalier à double révolution, suivie du flottement d’écume de votre foulard. A la main un simple bagage de cuir fauve. Qu’indiquait la modestie de votre accessoire ? Une course à effectuer en ville ? Un amant à rejoindre ? Une promenade au bord de la mer dans le soir qui se teintait de cuivre ? Mes questions étaient bien vaines. Décide-t-on du trajet d’un être à la seule vue d’un colifichet ? Et puis, toutes les passantes qui longeaient les trottoirs n’avaient-elles, elles aussi, qui un sac de toile, qui une pochette discrète ou bien un maroquin empli de tous les secrets du monde. Il fallait que je me débarrasse de cette fâcheuse tendance à vouloir attacher à chaque détail la valeur d’un irréfutable signifié.

 

   Illisible confusion.

 

   Vous avez descendu l’avenue en pente qui sinuait en direction de la mer. Je vous suivais d’assez loin pour ne pas être remarqué, d’assez près pour que votre fugue ne demeure inaccessible, privée de la résolution de son énigme. C’était un jeu. Du chat et de la souris. Je riais intérieurement d’un comportement si puéril. Le plus souvent, cette manière de filature policière - telle celle des mauvais romans -, m’avait laissé les mains vides et le cœur battant. Je pensais à ces feuilletons de gare qu’affectionnaient certains voyageurs souhaitant se distraire des événements prosaïques des trajets sans romance, sans surprise autre que celle de voir défiler, tout contre les vitres du train, le peuple anonyme des arbres et des taillis qui se perdaient dans une illisible confusion.

 

   Halo d’une lampe.

 

   Lorsque nous sommes arrivés à la gare, vous me précédiez de la distance qui sied aux convenances. Et, du reste, comment aurions-nous pu naviguer de concert puisque nous étions, l’un pour l’autre, des étrangers, deux îles que séparait le tumulte infini des flots ? Vous êtes arrivée sur le quai qui se colorait de mauve. Un panneau lumineux indiquait  ceci : « Destination Paris Saint-Lazare, départ imminent ». Bientôt les portes se refermeraient sur ce qui m’apparaîtrait comme une fuite, une façon de vous dérober à mon inutile et risible poursuite. Alors j’ai bondi à votre suite dans le convoi qui, déjà, s’ébranlait dans un bruit de métal. J’ai expliqué au contrôleur que je n’avais pas eu le temps de passer au guichet. Billet en poche je suis allé m’asseoir dans la voiture à contre-sens de la marche. Vous me faisiez face dans la diagonale du jour, visage dissimulé par une voilette noire dont je n’avais pas aperçu, jusqu’ici, l’énigmatique résille. Au travers, vos cils battaient régulièrement, pareils à de minces pattes d’insecte pris dans le halo d’une lampe.

 

   Palme de la mélancolie.

 

   Vous teniez un livre à la main que couvrait une housse de tissu imprimé. Aussi je ne pouvais en deviner ni le titre, ni l’auteur. Vous paraissiez si absorbée dans sa lecture et, par instants, vos lèvres semblaient scander quelques bouts de phrase, souligner peut-être une intonation ou bien vivre au rythme d’un alexandrin. Je vous observais à la dérobée, feignant de m’abîmer dans la lecture d’un journal que j’avais emporté. Je ne sais si vous aviez repéré mon manège. Parfois, au hasard des soubresauts du train, vous vous évadiez un moment de votre méditation, vos yeux perdus dans la toile grise du plafond comme pour y trouver refuge ou bien inspiration. Afin de m’occuper l’esprit, peut-être pour donner un gage à ma contemplation qui, pour n’être pas dépourvue d’objet, flottait infiniment, à la façon d’une brume, j’imaginais le titre de votre ouvrage dans lequel je pensais pouvoir puiser, sinon la justesse d’une vérité, du moins  le geste d’un caractère, le feu d’un tempérament, peut-être la palme dolente d’une mélancolie. Pêle-mêle, sans souci aucun d’un enchaînement dicté par la raison, surgissaient ainsi des noms d’œuvres qui, autrefois, tissaient le quotidien de mes soirées, souvent de mes nuits.

 

   Cette béance.

 

   Ainsi défilait, sur la scène magique d’un théâtre improvisé, un genre de ballet fantomatique qui appelait aussi bien « Gravitations » de Jules Supervielle, que « Moïra » de Julien Green ou bien « Paulina  1880 » de Pierre Jean Jouve. Des motifs apparemment disparates, qui mêlaient indifféremment, l’angoisse gravitationnelle de lieux toujours en fuite, les passions d’un jeune étudiant livré au hasard du destin, enfin l’être de contradiction qui hante tout chercheur d’une mystique ou d’une métaphysique. Sans doute cette évocation n’était-elle totalement gratuite puisque ces minces drames intimes m’habitaient depuis l’âge adolescent, cette béance qui, jamais, ne se referme. A seulement deviner la courbe de votre corps, à suivre avec attention le geste précis de vos mains, à supputer la géographie de votre visage que troublait le treillis qui en ôtait la saisie, je devais être votre cadet d’une bonne vingtaine d’années. Vous auriez pu être ma mère. C’est si étrange l’alchimie des attraits, l’aimantation des affinités, la puissance présidant à la rencontre, fut-elle ourdie des mailles lâches des conjectures !

 

   Salle des « Pas Perdus ».

 

   Quand nous sommes arrivés à Paris la nuit approchait et les lampadaires faisaient leurs boules blanches dans l’air chargé d’humidité. Vous êtes descendue sur le quai, toujours dans la même attitude de réserve que j’attribuais volontiers à une naturelle timidité ou bien à une distance que vous instauriez avec les choses. J’étais sur vos pas, dissimulé dans la foule qui était dense. Un moment, vous avez longé l’immense salle des « Pas Perdus ». Combien cette étrange nomination me paraissait soudain douée d’une cruelle réalité. Mes pas de suiveur devaient être affectés de cette fade vacuité qui conduit au bord du vertige. Que pouvais-je espérer de cette marche en retrait de votre ombre, ici, à cette heure qui ne tarderait guère à basculer, sous la lumière crue des verrières ? Y avait-il seulement la possibilité, sinon d’une aventure, au moins d’un échange de regard, d’un geste de connivence par lesquels, souvent, se trame une histoire, débute une liaison, se profile une amitié ? Non. Je savais par avance, par expérience, que de telles errances ne conduisaient qu’à une voie sans issue.

 

   Double voie brillante.

  

   Sortie de la gare, vous remontez la Rue de Rome, obliquez à droite, Rue Vivienne, puis vous vous  arrêtez un long moment le long de la balustrade qui surplombe les voies. Que cherchez-vous donc qui, peut-être, habite l’un de vos anciens voyages ? Vous fumez distraitement. La nuit gagne en présence, glace les traverses, noie le ballast dans un bitume compact. Ne demeure plus qu’une double voie brillante, une arborescence métallique qui se dédouble en de multiples autres ramifications, minces destins qui se perdent,  là-bas, dans un futur qui dessine son impalpable cécité. La fraîcheur, déjà, qui perce les vêtements et des picots se lèvent sur la chair qui attend. Eprouvez-vous, vous aussi, ce sentiment d’une urgence à combler, comme si le temps était compté qui ferait son cycle pressé tout contre la peau qui, parfois, se révulse, se cabre et n’accepte que le désir qui dresse sa herse pareille à une violente oriflamme ?

 

   Ombres longues.

 

   Puis vous repartez comme si un rituel avait opéré en vous une subite métamorphose. Vos pas sont plus rapides, plus assurés. Je peine à vous suivre malgré mon allure soutenue. Avez-vous perçu mon manège ? Rares sont les personnes à cette heure qui empruntent la Rue de Madrid. Bientôt la Rue du Rocher que nous ne sommes plus que deux à parcourir. Quelques rares lumières aux étages des immeubles haussmanniens. Les façades de pierre se colorent d’ombres longues. Non, je ne crois pas que vous m’ayez aperçu. Jamais vous ne vous êtes retournée, n’avez manifesté de quelconque signe d’inquiétude. Bientôt je fais halte pour allumer une nouvelle cigarette. La lueur de la flamme fait sa tache oblongue de clarté. J’aspire longuement jusqu’au bord de l’évanouissement. Il me faut cette venue soudaine de quelque chose qui n’est pas moi, qui me dise le dehors, la possible confluence, la main tendue, le cœur disponible. La solitude n’est jamais tenable qu’à la mesure du geste qui viendra en bouleverser le cheminement sauvage, l’errance absolue.

 

   Plus de sillage dans la nuit.

 

   Plus de chalands Rue du Rocher - Sisyphe serait-il en vue avec son jeu cruellement nihiliste ? -, plus de passants. Plus de sillage dans la nuit qui faisait sa trace d’espoir. Celle de Trouville s’est évanouie le temps que commence à se consumer une cigarette. La nuit est maintenant installée sur la ville avec sa chape de plomb. Tout est étrangement silencieux. Devant moi deux lampadaires  encadrent un porche de fer forgé. Une affiche du côté gauche de l’entrée. Le titre d’un spectacle en lettres noires sur fond rouge : « L’Etrangère de Trouville ». Une femme dans son fourreau noir, résille sur les yeux, un maroquin de cuir fauve à la main. J’aspire quelques goulées.

   La braise rougeoie au bout de la cigarette, pareille aux fers avec lesquels on marque les taureaux en Camargue. Signe de propriété, de possession. Jamais la fougue taurine ne sera partagée. La braise s’écrase contre la résille noire, en troue la tunique de papier. Cela fait un drôle de grésillement, tel le vol d’un bourdon dans le calice vierge d’une fleur. Voici que l’Etrangère portera le stigmate indélébile d’une passion qui aura duré le temps qu’un éphémère met à vivre sa courte vie. Les premiers spectateurs arrivent. Le théâtre Tristan-Bernard a allumé son enseigne. Quelque part, dans le secret d’une loge, une actrice se maquille qui essaie de dissimuler cette trace pareille à une brûlure. Dans moins d’une heure le train partira pour Trouville. Combien de pas encore à semer dans la salle des « Pas Perdus ». Combien ?

  

 

 

 

 

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13 juillet 2017 4 13 /07 /juillet /2017 08:37
Venue du ciel.

        " Derrière nos nuages... "

               Les Hemmes

              près de Calais.

    Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

  

   Ce ciel, ces nuages, cette eau.

 

   Le paysage nous « dé-visage ». C'est-à-dire qu’il nous dépossède de cette face que nous tendons vers lui en attente d’un événement. A trop vouloir percer le mystère de la manifestation nous nous annulons à même notre demande de connaître. Nous sommes réduits à subir ce qui nous environne de sa toute-puissance, ce ciel, ces nuages, cette eau, à devenir simple hypostase de ce qui nous dépasse et, toujours, nous interroge. Quiconque ferait halte devant ce rayonnement céleste n’aurait de cesse de l’attribuer à la présence divine, à la clarté de l’ange, au souffle des dieux sis dans l’Olympe. Autrement dit à la dimension d’une spiritualité qui nous enverrait un signal d’un lieu tenu secret depuis l’origine du monde.

 

    De transcendance il n’y a que l’humaine.

 

   Mais la qualité de transcendance dont nous prédiquons ce visible, c’est NOUS qui en avons décidé l’existence. Elle ne s’est nullement annoncée d’elle-même comme la réalité qu’elle serait supposée être, la vérité qui découlerait d’une simple évidence, la conséquence d’un acte performatif posant sa finalité dans le geste même de sa profération. De transcendance il n’y a que l’humaine, à savoir s’échapper du néant, lancer au-devant de soi le filet du Projet, se confier au dépliement du Temps et de l’Espace, s’accomplir dans l’Histoire, porter son regard aux cimaises de l’Art. Tous ces vocables à l’initiale desquels figure une Majuscule sont les points saillants de l’être qui vient à notre encontre telle l’essentialité dont il est la figure de proue : autant de sauts hors de la contingence pour déboucher dans le site sans limite des valeurs. Parlant de ceci qui assure la dignité de l’homme, nous n’avons procédé qu’à une digression, à un contournement de ce terme trop connoté de « transcendance ». Nous avons placé l’Homme au seul lieu qui puisse lui échoir : celui de donner sens à tous les signes de la rencontre, de les métamorphoser en cette parole qui nous dit la juste mesure de l’exister. Il n’y a d’invisible que ce que le regard ignore ou ne saurait savoir faute d’en posséder le code qui en déchiffrerait les hiéroglyphes.

 

   Nos fragiles fontanelles.

 

   Cette belle image porte en elle la lumière. « En elle » veut dire que tous les éléments qui concourent à son architecture en proviennent directement, telle l’eau qui sourd de la terre à la seule force de sa volonté. Oui, « volonté » comme si les choses douées d’une infime conscience décidaient de leur sort. Bien évidemment il faut entendre ce mot dans sa dimension symbolique. A défaut de ceci, nous retomberions dans le travers que nous dénoncions il y a peu, ouvrant l’espace d’un panthéisme qui serait celui d’un Dieu perçant sous toutes les formes de la nature. D’une manière continue, juste au-dessus de nos fragiles fontanelles, flotte toujours un parfum attaché à l’arche du sacré, à l’ombre portée d’une déité, à la silhouette d’un démiurge. Se détacher de cette emprise, c’est convoquer la liberté d’une pensée qui ignore les dogmes et les professions de foi. A cette aune seulement nous pourrons discerner avec justesse ce que le réel a à nous dire que nous confierons au filtre de notre raison.

 

   Tout est lumière, tout est sens.

 

   La grande dalle de sable lisse est encore dans sa nuit, sans doute parcourue des songes lourds de la terre. En elle la lenteur des choses, l’obscurité dense, l’écoulement immémorial des réseaux lacustres et des filaments aquatiques dans le luxe inouï du silence. On imagine les infinies tresses des racines blanches qui serrent dans leurs étranges et complexes géométries des fragments de moraines, des tubercules diluviens, peut-être des sédiments ossuaires à la mémoire perdue.

   L’eau prisonnière dans sa geôle ovale semble animée d’un double flux de lumière. L’un venu de l’intérieur même de son étendue, l’autre simplement écho de cette énergie sans limite arrivée du plus loin du ciel. Eau irisée, semée de frissons, eau parlante située à l’exacte frontière du clair et de l’obscur comme si elle s’écoulait de la palette de Rembrandt d’Amsterdam ce génie de la lumière du septentrion que recouvre la nuit poétique d’où surgit toute œuvre. Puisque, en définitive, l’œuvre n’est que l’incarnation d’un songe, donc un simple battement entre jour et nuit, la figuration d’une aube, celle d’un crépuscule, l’intervalle entre deux mots, la pulsation entre la fermeture systolique, l’ouverture diastolique.  Existence en son éternel clignotement.

   L’horizon est ce mince fil, ce liseré de clarté assemblant en une même visibilité la légèreté du Ciel, l’épaisseur de la Terre. Médiateur des hommes au sommeil de plomb et des souplesses de l’air, de ses spirales discrètes, de ses volutes qui ne sont peut-être que des émanations des rêves éveillés de ceux qui dérivent bien au-delà de leurs corps dans l’avenue de l’immédiate beauté.

   Immense continent des nuages, splendide gonflement des cumulus dont une face, celle qui regarde la Terre est sombre, pareille à une cendre éteinte, l’autre tutoyant le vertige infini de l’éther est un blanc sillage d’écume, un immense éclat de rire, l’explosion de la joie, une symphonie qui fait vibrer ses cuivres et chanter ses cymbales. Que voit la face inconnue que nous ne discernons nullement si ce n’est le prodige de la grande étoile qui livre au cosmos la prodigalité des ses cataractes blanches ? Précieux phénomènes par lesquels nous éprouvons le bonheur simple et inappréciable de nous rendre visibles. Sans la démesure solaire nous serions aussi discrets que le ciron perdu sous l’empire de l’infiniment grand.

   Et le vertige maritime du ciel, sa couleur si changeante. Opale le matin, blanche sous les coups de gong du zénith, purpurine le soir lorsque les hommes fourbus regagnent leurs cubes de briques pour y goûter le repos qui adoucit, prépare l’avenue de la nuit. Et la nuit, la simple nuit étendue sous le dôme de suie et de glace, de laque et de bitume que trouent les yeux inquiets des étoiles. Oui, inquiets car elles sont les gardiennes du sommeil des Rêveurs, les génies tutélaires mettant en relation le cosmos humain et celui, universel, où bruit le souffle continu de l’absolu.

 

     Sous le signe de la verticalité.

  

   Tout, dans la longue nuit des hommes, se lit sous le signe de la verticalité. Menhirs dressés à la conquête d’un ciel qui les dépasse, les effraie et les attire également à la force de son étrange magnétisme. Hommes semblables à la surrection de pierre, à la draperie boréale qui déploie ses fastes quelque part dans le vaste univers sans que quiconque y prête attention. Tous ces phénomènes naturels, culturels sont les points d’ancrage au gré desquels se manifeste la transcendance humaine dont nous disions l’existence en guise de prologue.

   Cet exhaussement de soi trouve son effectuation réelle dans ces multiples donations que sont le grain de sable, la pellicule d’eau, la faille de l’horizon, les boules des nuages, les rais de lumière les traversant de leur dague acérée. Tout ceci nous dit en mode lexical le grand texte du monde. Il nous suffit de savoir en deviner les subtils arcanes pour assurer notre être des nervures qui le font tenir debout. Seulement ceci mérite le beau et énigmatique nom de « transcendance » ! « Venue du ciel », voici que s’éclaire sous un nouveau jour l’intrigue contenue dans le titre. Toujours une bogue à percer afin d’y trouver un corail. Toujours !

 

 

 

 

 

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10 juillet 2017 1 10 /07 /juillet /2017 10:07
Présence.

                          « Approche ».

                Photographie : André Maynet.

 

 

 

 

  

   Perle de porcelaine.

 

  Là, devant soi, dans la lumière levante, le pur prodige de la rencontre. Présence est debout sur le seuil du jour, simple toile ceinturant les hanches, torse nu dans une teinte si douce, si éphémère qu’on croirait une perle de porcelaine, ruisseau noir des cheveux en suspens de son propre geste. Comme si le temps avait fait halte, ici, dans la savane d’herbes grises, contemplant le spectacle de la beauté. De la beauté pour la simple raison que les lignes esthétiques, dans leur simple évidence font signe vers ce qui est à voir dans cet incroyable mouvement d’une donation originaire.

  

   Tout à l’heure…

 

  Oui, nous sommes dans une origine, immergés dans une réconfortante innocence. La nature est dans le premier éveil qui précède son dépliement. Tout à l’heure, lorsque le ciel aura blanchi, que la morsure du soleil atteindra les arbres, que la clarté coulera au milieu des graminées, que la colline à l’horizon ne sera plus qu’un mince fil à peine visible, le luxe se sera éteint, les choses seront rentrées dans leur lourde contingence et il y aura beaucoup de mutité partout répandue. Le pré de regain sera vaincu qui regagnera sa part d’ombre dans  la haute dimension de la lumière.

  

    Tellement de sémaphores.

 

   Les chevaux, un blanc, un noir - serait-ce la mise en image hasardeuse du Bien et du Mal, de la Vérité et du Mensonge, de l’éclosion du Jour, de la longue parturition de la Nuit ? -, les chevaux donc sont dans la posture de l’étonnement, œil inquisiteur, toison de la queue immobilisée en plein vol. Il y a tant de symboles à décrypter partout, tant de signes qui clignotent sur la face de la Terre, tellement de sémaphores qui attirent la conscience jusqu’au bord du vide. Et le vertige naît de cette inconnaissance du monde, de cette situation sur la margelle du savoir et les questions fusent pareilles à des feux de Bengale qui s’éteindraient quelque part dans l’illisible cosmos.

  

   Nous nous tenons cois.

 

   Signe d’éternité que cet éblouissement qui nous retient à l’orée de l’image. Nous, les Voyeurs incrédules, demeurons enclos dans notre fortin de peau et nos yeux s’illuminent de curiosité, et nos mains se recueillent, prêtes à recevoir l’offrande de ce qui vient. Nous évitons surtout de bouger, nous nous tenons cois, emplis de crainte et de stupeur au cas où la vision viendrait à s’éteindre. Alors nous serions orphelins, nous errerions sans cesse à l’intérieur même de notre hébétude et nos bras seraient gourds le long du corps, pareils à des stalactites qu’une vive lumière hisserait, exilerait de leurs rêves nocturnes.

  

   Prémonition du paraître.

 

   Ceci qui se révèle devait advenir depuis la nuit des temps. Cette « approche » était requise quelque part dans le lexique du vivant, l’événement était en attente seulement, dans la prémonition du paraître. Cela flottait infiniment dans le corridor de l’espace, dans le cliquetis du temps. Cela se dissimulait et demandait, en même temps, la confluence, la jonction des affinités électives, l’ouverture de l’osmose par laquelle imprimer sur la toile de l’exister les signes qui portaient la mesure de la nécessité.

  

   Transcendance : seule de l’humain.

 

   Nécessité interne, autoréalisatrice de sa propre forme, parce que ceci devait paraître et laisser montrer son être. Nulle Transcendance, nulle causa sui d’un Dieu qui aurait insufflé dans l’âme la quadrature nécessaire d’une destinée. De transcendance il n’y a que celle de l’humain qui s’exonère du néant et se projette au-devant de lui, telle la marche silencieuse qu’il est. « A dessein de soi » selon l’heureuse formule d’Henri Maldiney, ce grand révélateur des esquisses et des aventures de l’art.

  

   Question de conscience.

 

  Présence dans sa si belle posture, c’est elle et elle seule qui donne lieu et temps à la manifestation. Question de conscience, question d’être qui porte les choses à leur éclosion. Ni les chevaux pris dans les rets de leur condition animale, ni le paysage  allongé dans sa passivité ne pourraient être les réalisateurs d’une telle prouesse. Seul le regard de Voyante en réalise les conditions de possibilité. Oui, Voyante, telle une poétesse qui féconde le réel à l’aune de son inspiration, en délivre les plus hautes valeurs de langage après lesquelles il n’y a plus rien que le convenu et le prosaïque.

  

 

   Illumination de la présence.

 

   Viser avec la braise des yeux, jusqu’à l’extinction s’il le faut, afin que l’avènement de soi coïncide avec celui du moutonnement de la colline au loin, avec le feuillage de l’arbre, la marée des herbes, les toisons immobiles, noire et blanche des chevaux, la perte du ciel dans sa propre clarté. Alors seulement pourra se dire « l’approche », alors seulement pourra s’énoncer la « rencontre ». A savoir cette invisible transcendance qui part d’un geste à peine esquissé de la pensée pour aboutir à l’illumination de la présence. Là est le Sens Majuscule dont il convient de se doter afin que notre chemin ne demeure pure errance mais joie en partage avec tout ce qui cherche et demande réponse. Oui : réponse ! Nous seuls pouvons la fournir. Nous seuls ! De l’approche à la rencontre l’espace inavouable d’un mystère. Seul l’indicible…

  

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15 février 2017 3 15 /02 /février /2017 09:39
Effacer le monde.

Photographie : Ela Suzan.

 

 

« Immobile

comme autant d’instants

qui n’ont pu

n’ont su

non sus

ni chanceler

ni se départir

de nous ».

 

E.S.

 

 

 

 

   Histoire d’une fascination.

 

   Nous ne pouvons regarder cette image comme si elle nous était indifférente. Comme si elle n’était qu’un lointain satellite faisant ses révolutions, loin là-bas, dans la touffeur illisible du cosmos. Cette image nous fascine tant et si bien que nous ne lui échappons pas. Servitude volontaire cependant car rien, après tout, ne nous contraint à demeurer sous son emprise. Nous pourrions nous en absenter, ne plus la viser, l’oublier. Mais cet oubli n’est-il pas seulement une posture de la pensée, nullement une réalité à laquelle nous sommes rivés alors que nous tentons de reprendre une autonomie, de gagner le champ ouvert d’une liberté ? Nous éloignant d’elle, nous ne faisons que nous éloigner de nous. La présence de la photographie nous en percevons les tourbillons gravés au centre de notre corps, cette cire portant en sa mémoire tous les sceaux de la rencontre. Surtout lorsque celle-ci rayonne du prestige de la beauté, de l’étonnement, de la découverte d’une affinité avec laquelle nous avons affaire afin d’en déclore la corolle signifiante. Car le sens, c’est de NOUS dont il dépend, non d’une altérité qui surgirait dans l’aire de la conscience avec la force de l’évidence. Si tel était le cas nous ne ferions que prendre acte de sa surprise et demeurerions en-deçà de notre propre présence, ce qui constituerait le tissu de l’absurde, la faille d’une aporie. Cette image ne flotte nullement dans un éther idéal d’où elle nous enverrait ses signaux, ses étranges clignotements, ses subtiles réverbérations. Sa saisie est d’abord le fait d’une conscience intentionnelle qui la vise en son essence afin que, décryptée, elle puisse tenir son langage, à savoir s’installer dans son propre monde alors même qu’elle nous dépose dans le nôtre. Connaître (« co-naître », « naître avec ») c’est toujours naviguer de concert, établir une relation, poser un objet en regard d’un sujet qui le vise et l’accueille comme le sens qu’il véhicule. Sujet dont l’activité synthétique s’empare de tous les fragments perceptifs, sensoriels, les assemble en une seule communauté d’intérêts, à savoir leur convergence en tant que saisie par l’intelligence. Nulle autre voie pour s’emparer des choses et les porter au seuil de leur révélation.

 

   Effacer le monde.

 

   La position exacte de l’image est celle-ci : la mise en relation d’une vision nette et d’une vision floue. Comme si, métaphoriquement, elle invitait à une lecture essentielle sous la forme d’une vérité s’opposant à une fausseté. Etrange dialectique qui, d’emblée, nous installe dans les deux registres conjoints d’une esthétique et d’une éthique. Car délibérer de vérité à propos d’une représentation fait toujours signe en direction d’une apparence, donc d’une esthétique, alors même que se présente, en filigrane, un jugement de valeur concernant le propos dont elle est le support, qui pourrait se manifester sous la catégorie du mensonge, donc l’appel à une éthique. Cette sorte de menhir au premier plan se présente en ce qu’il est, émergence des flots tumultueux en sa parfaite visibilité. Stature orthogonale assurant son assise sur ce néant dont la masse liquide semblerait atteinte comme de sa possibilité la plus tangible. Rocher surgi du rien, de l’abîme, concrétion qui profère son élévation hauturière à la manière de l’Homo Erectus portant son regard au-dessus des herbes de la savane afin de hisser sa conscience au degré de visibilité qu’elle exige en tant que seul lieu de l’existence. Coïncidence des opposés, cette illisibilité ourlée de mystère, confrontée à cette visibilité qui dit la présence à soi, au monde, de cette pierre levée en son incontournable présence.

 

   Un cogito compassionnel ?

 

   Effacer le monde afin de mieux le retrouver. C’est ceci qui nous occupe en son fond dès que nous avons établi une relation avec les significations latentes. D’abord il nous faut gommer tout ce qui paraît, reconduire le visible à sa nullité originelle. Oui, car tout phénomène ne peut faire sens qu’à surgir de son propre néant, tout comme le Modèle du Peintre s’enlève du fond par lequel il se libère de son silence. C’est seulement lorsqu’il s’est détaché de son anonymat qu’il commence à proférer et devient audible. Notre première confrontation à l’image nous reconduit en notre propre assise qui n’est que le moi en ses multiples constellations. Qu’il s’agisse de ce « moi haïssable » de Blaise Pascal, du moi de l’égotisme stendhalien qui brouille les lignes entre littérature et existence, de l’égocentrisme partout répandu qui satellise le monde, de l’égoïsme pléthorique qui renvoie dans l’ombre tout ce qui n’est pas sa propre lumière. Il faut avoir la modestie (à moins qu’il ne s’agisse de son exact contraire, cette boursouflure paranoïaque de l’ego, ce cogito compassionnel qui ne vibre qu’à sa propre fréquence), donc avoir l’humilité de considérer cette manifestation première de tout individu dans son rapport aux choses.

 

Nécessaire mienneté.

 

   La présence de ce qui est (aussi bien ce rocher, aussi bien cette eau), ne s’affirme qu’à se détacher de la gangue qui le retient prisonnier, à savoir notre regard qui l’aliène, le dépose au centre de notre propre subjectivité et le maintient en notre étrange pouvoir. Le monde est toujours en première instance monde-pour-nous. Ce n’est qu’à l’aune d’un saut qu’il redevient monde-pour-lui lorsque, le libérant des mors de notre propre possession, il redevient cette objectivité qu’un instant il avait perdue. Mais, ici, combien ce vocable « d’objectivité » est frappé de stupeur, poinçonné de nullité. Qu’en est-il de l’objet-image lorsque, visé par une infinité de consciences, il se démultiplie à l’infini selon une myriade d’esquisses aussi légitimes les unes que les autres ? Perte dans une irrémédiable multiplicité dont seule l’immuable fixité de l’Idée platonicienne pourrait le sauver en l’installant sous la cloche de verre d’une possible éternité. Avant d’être eau-pour-elle, rocher-pour-lui, nécessairement ces substances seront les miennes, blotties là au creux de mon corps, sous le feu de l’esprit, la vibration de l’imaginaire. Je ne les restituerai au monde qu’empreints de ces stigmates dont je les aurai affectés. Toujours ils seront pour moi cette exception d’une visée singulière, non reproductible, que nul fac-similé ne pourrait porter au jour qu’au titre de l’erreur. C’est ainsi, nous sommes des réalités monadiques où courent les vents de nos affinités, de nos affections, de nos afflictions, de nos joies. Ce rocher, cette eau en sont atteints comme d’un mince vernis qui les recouvrirait à la manière d’un voile de signification.

 

   Quelle vérité ?

 

   Alors, dans cette perspective, la vérité serait-elle la synthèse de tous les recouvrements opérés par les Voyants ? Ou bien y aurait-il dépassement dans une transcendance, dépôt dans un éther idéal qui en assurerait l’éternelle conformité en regard de son essence plénière ? Ici se montre le vertige de la pensée à partir du moment où elle est confrontée à ce qui la fait sortir d’elle pour la porter au-devant des choses qui la questionnent et la mettent en demeure de répondre. Comme si toute vérité ne pouvait être qu’intuitionnée, posée dans le silence, à l’orée d’une profération, réalité antéverbale, préconsciente, manière de songe éveillé arrêté sur la braise vive d’une sensation qui jamais ne pourrait s’actualiser, demeurer seulement dans la catégorie des hypothèses. Avant même que la raison raisonnante ne s’en empare et ne la dote des infinies virtualités des délibérations de l’intellect.

 

   Goutte au firmament.

 

   Notre posture, dans sa décision fondamentale, nous fait rester toujours au bord de l’image afin que nous ne nous y perdions pas. Commencer à sentir et s’enroule la roue polychrome du désir, et se dévide le fuseau des fils entremêlés qui tissent le réel de ses mailles serrés. Toujours nous sommes en voyage pour plus loin que nous. Etranges nomades qui ne rêvent que de sédentarité afin qu’une position fixe ait lieu sous le rayonnement de l’étoile directrice. Le voyage est long de nous à nous, de nous aux autres, de nous au monde qui nous enjoint d’être le même tout en devenant différent. Magnifique paradoxe de l’exister, sublime tension entre deux essences, deux infinis, comme si nous étions cette goutte suspendue au firmament qui, jamais, n’en finit de chuter ! Oui, nous voyageons loin, nous les hommes, nous les femmes qui avons archivé dans notre mémoire quantité de signes qui se télescopent, de dessins qui se recouvrent et s’oblitèrent à la manière des palimpsestes qui conservent les traces de ce que nous fumes, peut-être de ce que nous serons puisque, toujours, nous rajoutons une impression, traçons l’esquisse d’un possible, raturons les lettres, les biffons avec la finalité d’y faire apparaître de nouveaux projets, de nouvelles sensations, des perspectives dont, encore, nous ne percevons qu’elles en seront les retombées plurielles. Tous les signes, fussent-ils géologiques, lignes de clivages, failles tectoniques, fussent-ils typographiques, ces traits et ces points, fussent-ils psychologiques, ces rapides focalisations du sentiment, ces fulgurances de l’amitié ou de l’amour ne nous atteignent jamais qu’à nous métamorphoser en ce que nous ne sommes pas encore, que pourtant nous pressentons comme notre trace dans le sensible, une joie infinie, la pente d’une mélancolie, le surgissement d’une émotion. Pour cette raison et pour mille autres, nous sommes toujours en instance d’être, balançant entre d’impétueuses visions, placés face aux « Hasards heureux de l’escarpolette » de Fragonard, souhaitant, tout comme son commanditaire, voir l’invisible en son étrange et impalpable visibilité. Histoire d’une déchirure que celle de vivre.

 

   Comme l’oiseau le ciel.

 

   Aussi disons-nous, avec la Photographe, l’impossibilité de montrer ce qui toujours nous fuit, nous précède de son sourire narquois ou nous suit avec des habits chamarrés, cette succession « d’instants qui n’ont pu se départir de nous », que nous sentons, dont nous éprouvons parfois de rapides résurgences à défaut d’en saisir l’essence toujours fuyante car le temps nous traverse comme l’oiseau le ciel alors que le vol consommé, il ne reste plus qu’une pliure d’air et le songe qui l’a habité.

 

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8 janvier 2017 7 08 /01 /janvier /2017 09:19
Impression soleil couchant.

Plage de Collioure.

Photographie : Martine Fabresse.

 

 

 

 

Impression soleil couchant.

 

Ici, chacun aura reconnu l’allusion non voilée à la célèbre toile de Monet au travers de laquelle se profile, en tant qu’origine, toute l’histoire de l’impressionnisme : « Impression soleil levant ». Mais, se couchant ou bien se levant, c’est toujours du Soleil dont il s’agit, de la belle Lumière dont il est l’étonnant fondement. Le Soleil, la Lumière sont-ils les autres noms pour la conscience, d’autres propositions lexicales afin que nous connaissions l’art et toute l’arche du visible avec sa sublime apparition ? Certes, si métaphoriquement, nos yeux s’illuminent intérieurement au feu de la conscience, ils ne le peuvent qu’en raison de ce phénomène médiateur des phosphènes rencontrant d’abord le puits infiniment ouvert de nos pupilles, ensuite faisant effraction à même le métabolisme de notre pensée. Comme si toute notre existence se trouvait au foyer de cette rencontre, à l’intersection d’une étincelle dont jaillirait la connaissance. Nuit jouant avec le jour la belle partition de la vie.

Mais il faut parler de l’image, de cette image qui semble posée devant nous à seulement nous inviter au voyage nocturne, à nous incliner à cette proche dérive onirique dont, bientôt, la falaise de notre front sera éclairée, tout comme la fière silhouette de la blanche Albion dans le demi-jour qui la porte au devant d’elle et en révèle la somptueuse esquisse. Oui, nos rêves sont éclairés, lumineux, pris d’une étrange écume, d’une manière de « griserie » dont le « gris », précisément, paraît être la symbolique l’installant dans cette position médiane entre l’ouverture pupillaire et la chute de l’esprit dans le noir, le chaos, dès l’instant où plus aucune lueur ne vient le visiter. Le langage aussi est lumière, gerbe étincelante, embrasement dont le massif ombreux de notre corps se sert pour signifier et adresser à ce qui vient à l’encontre le fanal d’une signification, le sémaphore d’une intellection.

Donc l’image. Quatre zones en délimitent la rhétorique. Un ciel encombré de nuages, les reliefs habités de la côte, le miroir de l’eau, la plage de galets. Comme une alternance d’ombre et de lumière, un étrange clignotement partant du zénith puis se perdant dans le nadir. Figures alternées du jour et de la nuit dont le temps est la résultante dans son apparition syncopée. Magnifique rythme dialectique du nycthémère qui donne à voir en même temps qu’à penser. Car cette vision n’est pas simplement formelle qui entraînerait à sa suite le seul thème esthétique. « Donne à penser » veut dire qu’en sa manifestation, sans doute dans un second plan non immédiatement saisissable, se dissimulent les signes latents d’une réflexion qui mérite d’être approfondie. Car les choses ne font sens qu’à naviguer de concert et à toujours faire écho au-delà de leur propre dévoilement. L’apparition première fait d’abord signe vers un indicible dont elle n’est que l’ébauche, le prélude qui annonce la suite et ouvre la scène sur laquelle le monde déroule son spectacle. Aussi cette photographie contient-elle, par un simple phénomène de réverbération, aussi bien la nuit que le jour, aussi bien l’impressionnisme que l’expressionnisme. C’est toujours grâce à une série d’emboîtements successifs, de parutions gigognes, de mise en abyme que se révèle le fond des choses, que se dévoile leur essence dans leur substance toujours originairement inaperçue. La clé de l’énigme paraîtrait-elle au plein jour et alors elle ne serait plus ce qu’elle est, à savoir le souci d’une compréhension, mais un simple entrechat sur la scène de quelque étrange commedia dell’arte.

 

Se confier à la nuit.

 

Le crépuscule est là. Bientôt le soleil basculera derrière la ligne des montagnes. Bientôt la surface de la mer ne sera plus qu’onde noire ouverte au seul papillonnement des étoiles, peut-être lustrée par les reflets d’une lune gibbeuse. Peut-être quelque promeneur attardé, quelque âme nostalgique, un couple romantique se perdront sur l’ombre bleue du rivage, quelque part du côté de la Plage des Elmes ou bien dans le Torrent du Duy que l’eau aura déserté pour gagner d’autres rivages plus lointains, inconnus, scellés sur leur propre mutisme ? Comment connaître la longue dérive des hommes, le lieu de leurs affinités, la langue de l’amour dont ils brodent leurs interminables cheminements sur les chemins de la Terre ? Oui, tout crépuscule est une ode à la nuit, une ouverture à la poésie, « Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche » disait Baudelaire. Tout crépuscule creuse aussi le lit de la philosophie, fait se gonfler l’oreiller dont la chouette de Minerve fait usage afin que la sagesse s’éploie et dise aux hommes le bonheur d’être lorsque la plénitude les visite et que, dans le fond des ténèbres, fuse le lumignon de la présence. La nuit est encore le domaine où l’écriture enveloppée des linges du silence, sous le cône de clarté de la lampe, les mots se délient, s’assemblent, s’enlacent pour dire la beauté vacante de toute chose. Ecoutons le sublime Mallarmé dans le calme de l’ombre alors que sa plume s’essaie à tracer dans la chair du papier ces invisibles paroles qui hanteront la conscience universelle bien après que les hommes auront disparu de tout horizon. Le titre : « Brise marine », comme si le Poète avait pu convoquer sa Muse, là, tout près de ce rivage se perdant, s’ensevelissant dans les plis du mystère :

 

« Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe

Sur le vide papier que la blancheur défend

Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature ! »

 

La nuit est une matrice originelle, une « jeune femme » dont l’enfant est le Poète s’allaitant aux mamelles de cette Muse qui l’inspire, sans laquelle il ne serait que ce steamer voguant sur des flots stériles, ne le confiant qu’à une prochaine perdition. Car le papier est un vide, une absence, une irréalité à laquelle il faut remédier coûte que coûte. L’existence poétique est à ce prix qui est la respiration vitale de l’Ecrivant, par laquelle le seul voyage à accomplir est celui en direction des mots de la langue, non pour cette illusoire et inefficiente destination que signifie en son fond le voyage « pour une exotique nature ». Car, s’il y a une « nature » et une seule, c’est bien celle dont se dote celui qui écrit pour se révéler et accomplir son être en totalité. Ne le ferait-il et il demeurerait scindé, incomplet, orphelin de lui-même et de cette mère nourricière dont il sollicite la divine ambroisie afin qu’advienne la poésie.

 

Impressionnisme - Expressionnisme.

 

Bien comprendre les différences essentielles qui constituent la ligne de partage entre ces deux modes picturaux qui inaugurent des manières fondatrices de considération du réel en même temps que des modes particuliers d’expression plastique, nécessite d’avoir recours au schème explicatif clivant les modalités particulières d’apparition du jour et de la nuit. Si, en effet, l’impressionnisme s’accorde volontiers de l’accueil nocturne, l’expressionnisme, lui, ne vit que de la clameur du jour, de l’énergie solaire qui en constitue le foyer rayonnant. La vigoureuse expression dont ce dernier est la manifestation se révèle à la lecture de deux phénomènes complémentaires, celui des lieux de son éclosion, celui de la flamboyance qu’il restitue aux yeux des Voyeurs avec un luxe apparenté à un culte solaire. Enoncer les lieux de son émergence revient à citer les endroits de villégiatures estivales prisés par des Artistes qui vont y chercher à la fois un divertissement, une source d’inspiration, une stimulation créatrice qui paraît presque infinie. Trois exemples suffiront à étayer cette thèse : Collioure, Céret, Vallauris.

Vallauris, tout d’abord, où Picasso posera sa besace à partir de 1946, créant dans la joyeuse énergie qui le caractérise, une quantité étonnante d’œuvres, notamment de céramiques en complicité avec Suzanne et Geoges Ramié entre les murs du désormais célèbre Atelier Madoura. Ensuite ce sera la sérénité du paysage de Céret qui constituera le théâtre de ce qu’il a été convenu de nommer « La Mecque du Cubisme ». S’y succèderont une pléiade de noms célèbres, Picasso, bien évidemment, Braque (dans une incroyable stimulation des talents qui assoiront les fondations de la modernité en peinture), Puis Masson, Gris, Herbin, Picabia, Chagall, la fine fleur de l’intelligentsia de cette époque. Puis viendra Soutine, comme un couronnement des inventions picturales qui aboutiront à ces toiles violemment colorées, torturées, véhémentes où le pinceau projette sur la toile cette « fureur de vivre » qui, en d’autres temps, en d’autres lieux, incisera l’âme des découvreurs d’un existentialisme cerné de tragique, de désespoir, de volonté de transcender les limites de la condition humaine.

Puis Collioure l’inévitable, elle qui, sous la dague de la lumière fait bourgeonner ses grappes lourdes des bougainvillées, fait flotter sur les plages de galets toute cette flottille bigarrée de barques pareilles à des oriflammes dans l’air tendu comme la lame. Matisse le coloriste et Derain le fauve jetteront sur le subjectile un vigoureux concentré de couleurs comme si la vie découverte sous le soleil généreux ne pouvait se traduire qu’à la hauteur de ses excès, de ses débordements. Puis Cadaqués-la-blanche n’est pas si loin qui referme la trilogie de la modernité avec les surréalistes compositions de Dali, les audaces d’un Duchamp. Etonnante époque effervescente où rien ne pouvait faire présence qu’à l’aune de cette violence extériorisée que contenait, jusqu’ici, les règles de la « bienséance » aussi bien éthique qu’esthétique. Ce qui caractérise toutes ces œuvres, depuis Picasso et les Cubistes jusqu’à Matisse et Derain, c’est cette turgescence de l’art que l’on qualifiera soit de « fauve », soit « d’expressionniste », termes homologues chargés de dire la même réalité. Et cette figuration du réel sans concession ne pouvait trouver à s’actualiser que sous les auspices de la lumière zénithale, la présence d’un jour cru, généreux jusqu’à en être pléthorique.

Alors, maintenant, en contrepoint, combien nous commençons à mieux comprendre la douceur impressionniste, sa recherche des ciels apaisés et des ambiances nordiques, les plages déroulant à l’infini leurs rivages de soie, le calme des jardins où reposent les subtils nymphéas, les teintes pastellisées d’un Renoir, la douce carnation des nus d’un Modigliani. Tout ceci s’abreuve nuitamment à des tempéraments qui ont besoin du refuge de la pénombre, de l’intimité des pergolas, des treillis à claire-voie, des villages de Bretagne qui, tels Pont-Aven, sont plus proches du gris de l’ardoise que de la tourmente solaire d’un sud violemment polychrome. L’impressionnisme est lunaire alors que l’expressionnisme est solaire. Confrontation de la source et du feu, du doux athanor de l’alchimie et du convertisseur hurlant des forges, des douceurs bleues des fragiles hortensias et des fulgurances jaunes des tournesols, cette fleur qui est plus un principe héliotrope qu’une simple efflorescence végétale.

 

La représentation de la nuit en peinture.

 

Représenter la nuit en peinture est toujours, en soi, problème. Comment, en effet, donner corps à ce qui n’en a pas et demeure irreprésentable en raison même de sa nature, cette obscurité souveraine qui la drape et la fait être ce qu’elle est à l’ombre de cette seule déclinaison. Introduire de la clarté dans une essence qui n’en possède pas est la faire sortir de son être, donc l’annuler, la reconduire à quelque néant. Mais les choses sont-elles si simples qu’il y paraît. Leur coefficient de réalité serait-il un tel absolu que la raison pourrait isoler, ici la lumière, là l’ombre, sans que n’intervienne, en quelque endroit leur mélange subtil, leur inévitable rencontre ? On aura d’emblée compris que, plutôt que de présenter une indépassable verticalité dialectique faisant des êtres nocturnes et diurnes d’éternels irréconciliables, la donation des choses se manifeste selon un mode dialogique, un échange continuel, un jeu d’écho dont notre vision prend toujours acte alors que notre pensée semble s’en exonérer.

Regarder adéquatement la représentation de la nuit en peinture revient à s’accorder à ce partage qui amène le jour dans l’ombre et la modèle comme la forme mystérieuse qu’elle est. Pas de nuit absolue. Pas de jour absolu. Seulement uns osmose des deux dont, sans nul doute, aube et crépuscule sont les modes de révélation. L’ombre totale comme la lumière totale n’ont pas de fondements ontologiques, seulement une réalité en termes paradigmatiques d’une saisie de ce qui fait phénomène et demeure, souvent, une énigme. L’appel aux catégories, la délimitation des choses dans l’ordre du concept sont des concessions faites à la raison, non la substance de cela qui nous questionne et semble nous mettre au défi de le comprendre. Mais un rapide survol historique de la picturalité nocturne nous renseignera mieux qu’un long discours. Voici donc comment la clarté fait toujours irruption dans cette mystérieuse nuit qui ne l’est qu’à être confrontée à ce vacillement du jour qui la parcourt en filigrane.

La Lune, ce magnifique candélabre placé au milieu du ciel est le point d’ordonnancement, de rayonnement de nombreuses toiles. Ainsi son œil inquiet dans « Bridge through a Cavern, Moonlight » de Joseph Wright of Derby. Ainsi sa présence dans la belle image architecturée que nous offre Carl Gustav Carus dans sa « Vue du Colisée la nuit ». Ainsi cette vieille bâtisse glacée de sa clarté dans « Paysage au clair de lune avec ruine » de Böcklin.

Parfois la lumière est apportée par la présence des personnages eux-mêmes et, sans doute, faut-il y deviner la mise en scène allégorique du rayonnement naturel de la raison, de l’effervescence de l’âme. Ainsi la figuration presque surréelle des deux officiers du centre de la composition et la petite fille en robe jaune dans « La Ronde de nuit » de Rembrandt. Ainsi la carnation lumineuse « d’Aurore » d’ Artemisia Gentileschi.

Parfois s’agit-il de l’effusion lumineuse de la pure spiritualité. Ainsi la focalisation sur le corps christique dans « Crucifixion » de Mathias Grünevald. Ainsi le corps quintessencié de « Sapho à Leucate » par Antoine-Jean Gros, dont le voile transparent est comme la mise en image de la poésie que cette déesse est censée incarner. Ainsi le surgissement au sein de la nuit de la céleste musique telle qu’évoquée dans l’œuvre « Les comédiens italiens » de Jean-Antoine Watteau.

Parfois c’est l’irruption d’un expressionnisme immanent venant obérer la douce présence d’un impressionnisme semblant se complaire dans une manière de transcendance éthérée. Ainsi la percussion des étoiles taraudant l’éther chez Edward Munch dans « Nuit étoilée ». Ainsi le ciel pris de folie, de vertige, sous l’assaut d’un sabbat des constellations chez Vincent Van Gogh dans sa célèbre « Nuit étoilée ». Ainsi la nuit poinçonnée d’étranges et vibrantes couleurs dans « Le Pont Neuf, la nuit » d’Albert Marquet.

Quelques autres œuvres, cependant, dans leur essai de sémantique nocturne sembleraient avoir échappé à « l’écueil » d’une irruption de la lumière dans un domaine qui, non seulement ne la demande nullement, mais semble, par essence, en exclure l’envahissante présence. Il s’agit en premier lieu de « Carré noir sur fond blanc » de Kasimir Malevitch. La toile est une surface semblable à la densité d’une suie de laquelle semblerait se soustraire tout essai d’effraction, serait-il à la mesure de la modeste étincelle. Mais, pour autant, peut-on dire qu’une lumière en est définitivement absente ou bien, alors, cette dernière est-elle simplement inapparente, se laissant seulement déduire à la mesure d’une intellection ? Mais poser la question revient à fournir la réponse. L’apparition de cette œuvre dans son contexte nous permettra d’en saisir les enjeux véritables. Exposée pour la première fois à Petrograd en 1915, la toile sera volontairement reléguée à une position non conventionnelle, en hauteur, situation identique à celle qu’occupaient, traditionnellement les icônes dans les maisons paysannes russes. Or qu’est-ce donc qu’une icône, si ce n’est la mise en exergue d’une spiritualité faisant apparaître une théophanie, c'est-à-dire le rayonnement du sacré. Pensons à ces images que l’or visite de sa royauté, de sa « supématie » pour faire écho au « suprématisme » de Malévitch dont il paraît constituer le pendant religieux d’une forme d’art infiniment conceptuelle : « Sainte Face » - « L’Ange aux cheveux d’or » - « La Vierge de Tolga » - « L'Archange Mikhaïl ».

Seconde forme plastique paraissant avoir résolu le problème du noir absolu, bien évidemment les beaux « Polyptiques » de Soulages, lexique du noir porté à son absoluité, à sa sublimité. Oui et ces deux derniers termes donnent, ici aussi, la clé de l’énigme. Ici il faut citer une partie d’un article paru dans « Esprits nomades », qui donne avec une belle acuité la nature de l’œuvre du grand Peintre dont la vie entière a été vouée à un véritable culte rendu au Noir et à ses infinies variations :

 

« Il faut voir, comme à Montpellier, trente ans de peinture étalés sous nos yeux, pour comprendre à quel point la démarche d’un peintre peut être parfois celle d’un démiurge. Soulages est à coup sûr de cette race puissante et hautaine qui sait partir de rien – en l’occurrence la surface blanche et le trait noir - pour en tirer un monde. Créateur d’espace, chasseur de lumière, il restait à cet aventurier du dedans à donner un sens plus profond et comme une justification à sa création ex nihilo. Non que sa peinture ait jamais été, même à ses débuts, un jeu formel et gratuit. Mais, depuis quelques années, elle se peuple de résonances et de voix nouvelles, elle devient une sorte de tragique dialogue entre la lumière et la nuit.

Et la nuit, souvent, sort triomphante de l’affrontement. »

 

Magnifique vision de ce qui, se dérobant au regard, ne s’en dispense qu’à mieux l’interroger et à porter devant la conscience qui en est le lieu d’incandescence la question de la parution du visible jouant toujours en contrepoint de ce que l’on pourrait nommer « métaréalité » désignée par Soulages en tant qu’ « outre-noir », cette matière invisible qui émane des stries des tableaux et porte le regard bien au-delà des horizons humains. L’art est de cette nature qu’il dépasse toujours ce qu’il porte à la vue pour, précisément, nous inviter au jeu de la sublime découverte.

 

Lumière dans le pli d’ombre.

 

Combien les créateurs savent cette nécessité de faire s’affronter dans l’orbe de leurs recherches passionnées, jour et nuit, ombre et lumière, écriture et page vierge, trace et subjectile neutre, phosphène et camera obscura, ce prodige à nul autre pareil qui, du néant tire un être, du chaos extrait un cosmos. Là est la subtile signification de ce qui vient à l’existence, que ce soit sur le mode naturel - la plante se hisse depuis son obscurité originaire vers le jour qui l’accueille, la fait croître et la révèle -, que ce soit dans les arcanes complexes de l’intellection humaine qui font émerger du rien ce tout qui nous enchante et nous intime l’ordre de sortir de nos propres doutes afin qu’une vérité éclaire les empreintes hasardeuses de nos pas dans la sourde densité du réel. Cette photographie dont il a été question ici porte en soi les mêmes contradictions, met en jeu les mêmes oppositions, suppose cette infinie tension vers une clarté qui nous happe et hausse nos racines dans la vivance du jour. Il n’y a guère d’autre lieu où être conscient de soi et du monde qui nous requiert. Le noir absolu est une illusion de l’esprit. Ce que nous dit avec une belle conviction, dans son « Eloge de la nuit » celle qui philosophe et poétise, Catherine Clément :

 

« Je n’aime pas le noir total. J’aime le clair-obscur. La flamme d’une bougie. La lueur d’un réverbère. La veilleuse dans une chambre d’enfant. Les phares d’une voiture sur une petite route. Les enseignes électriques sur les grands boulevards. Les points rouges au sommet des buildings. Pourquoi dormir quand le monde est si beau ? Il me faut votre calme et votre confusion ».

 

Être : liseré entre ombre et lumière.

 

Cet article prendra fin sur l’un de mes textes déjà publié aux Editions « Les Arènes » et en « Librio » dans « Paroles d’enfance » (souvenir des jeunes années, sens à trouver maintenant et autrefois, comme le faisait la célèbre réminiscence proustienne ?) Mais peu importe la motivation, le ressort sous jacent. Rien ne sert de sonder son âme. Ombre … Lumière … Ombre … Lumière, comme une dérive songeuse dans la pliure de l’heure :

 

« Le jour n’est pas encore levé. Juste une très légère blancheur qui précède l’aube. L’enfant se réveille, ouvre les yeux. Il reste un moment immobile, regarde le liseré plus clair qui commence à imprimer le contour des volets. Il se lève, pose ses pieds nus sur le plancher. Il aime sentir ce contact du bois un peu froid, les rainures qui séparent les lames. Il ouvre la fenêtre, pousse doucement les volets sur la fin de la nuit, évitant de faire grincer les gonds. Il se recouche, se tourne sur le côté gauche, face au rectangle plus clair ouvert dans le mur couleur de schiste. Au début, ses yeux ne perçoivent rien que cette légère variation de l’ombre, son lent glissement vers la lumière. Puis ses pupilles s’habituent, commencent à déchiffrer l’espace, à y repérer les premiers signes du jour. Il devine d’abord, dans le jardin, les branches du marronnier, comme de grands bras tendus vers le ciel, les feuilles ouvertes à la façon de doigts de géants. Puis le rythme régulier de la clôture de bois, la plage sombre de l’avant toit. L’enfant aime bien ce moment un peu mystérieux où le jour s’annonce à la façon d’un secret. Les grains de lumière sont encore peu visibles, gris-bleu, à peine plus clairs que la cendre des volcans. C’est cette heure couleur de cendre, couleur de lave qu’il préfère. Cette heure où les choses se confondent, cette heure arrêtée. On croirait parfois, tant cette immobilité est grande, que le temps pourrait s’inverser, la nuit reprenant en elle cette tentative du jour, une sorte de reflux vers le passé, la petite enfance, une généalogie à rebours qui le ferait régresser aux premiers temps de l’humanité, puis aux temps géologiques, puis à l’origine de toutes choses. C’est cela, souvent, que l’enfant met en scène au travers de ce combat de l’ombre et de la lumière. Il lui arrive même de souhaiter que le temps s’arrête là, tout simplement, dans cette indécision, dans ce choix non résolu. Alors les hommes seraient figés dans leurs attitudes, pour l’éternité. (…) Ce qu’il veut, c’est seulement cette hésitation, cette liberté, ce consentement mutuel de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit ».

 

Toujours nous sommes cette médiation, cette hésitation posée sur le bord d’une intime connaissance : étrange bascule, confondante oscillation d’une « impression soleil levant » à « une impression soleil couchant ».

 

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1 janvier 2017 7 01 /01 /janvier /2017 09:15
Paysage insulaire.

Photographie : Gines Belmonte.

 

 

 

 

Partout sur la Terre…

 

Partout sur la Terre, dans les villes et les villages, dans les hameaux où les maisons sont blotties sous la lame du jour, les corps sont marmoréens, rivés à leur couche d’ivoire. Tels des gisants dans le silence de quelque crypte. L’air est dense qui se relie aux arcanes nocturnes. Partout sont les fragments du songe qui s’assemblent en d’étranges puzzles. Partout sont les éclisses du rêve qui plantent leurs dards dans la meute grise de la dure-mère. On ne bouge pas et la respiration est si imperceptible qu’elle ne saurait imiter que le vol fixe du colibri, une invisible brume sur la pliure sombre de l’inconscient. C’est l’heure illisible où le rien se confond avec le tout, où la lumière est en réserve, où la nuit disperse ses haillons parmi les premières rumeurs de clarté. Le monde pourrait inverser le sens de sa giration que nul ne s’en apercevrait. Il en est ainsi des premiers instants de l’aube qu’ils sont quelque part en sustentation, bien au-delà des soucis des hommes, inaccessibles, hauturiers, pareils à un nuage, à un gaz, à une émanation d’un esprit en méditation. On croirait à l’installation de l’éternité, gouttes des heures suspendues au firmament avec leur gonflement discret, leur apparence de plénitude, leur silhouette de totalité irréversible. Comme si le destin des hommes, soudain parvenu à son acmé, s’immobilisait pour la suite des temps, manière d’Idée indépassable, d’infinie volonté se fondant dans l’éther, en épousant l’invisible sphère. Alors, il n’y aurait plus rien, ni en-deçà, ni au-delà qu’un vide sidéral avec, au milieu, ce point fixe pareil à la vibration d’une étoile dans la lointaine galaxie.

 

Longtemps on a marché…

 

Longtemps on a marché dans la soie fin de nuit avant d’arriver ici, dans ce lieu dont aucune cartographie ne parviendrait à fixer les limites, à établir les polarités, fût-ce sur une carte d’état-major avec ses taches brunes et vertes, ses courbes de niveau, ses points géodésiques. Car, voyez-vous, ici est le lieu infiniment reculé du paysage insulaire. Aucune route n’y mène. Aucun chemin n’en part. Tout autour la lumière est grise aux contours d’anthracite fuligineux. Les Inconnus qui habitent dans cette étrange contrée ont les yeux gonflés, soudés, pareils à ceux des nouveau-nés et leur pupille non encore éclose ne laisse nullement entrer l’illumination. La cécité est dense qui déplie ses membranes de suie et plonge la conscience dans un étonnant frimas, un confondant permafrost. Oui, en dehors de cette nacelle de verte lumière, rien n’existe que le néant et le vertige d’un vide infini. On n’est pas encore arrivés à l’exister. Les membres sont gourds, plaqués à la tunique du corps, compacte chrysalide ne pouvant encore proférer son nom. Les lèvres sont scellées, si bien que le langage est un sourd murmure dans l’espace étroit des anatomies. On est pris de stupeur. On demeure dans l’effroi. On attend que quelque chose se déplie, que la larve initie le premier stade par lequel on procèdera à sa propre métamorphose. On est en attente. On est sur le bord de quelque chose, on ne sait quoi. On en sent seulement la première trémulation, loin, là-bas, dans la gangue de chair, dans la cage d’os. Semblables à des momies serrées dans leurs linges d’outre-vie on végète, on se relie à l’hymne inaperçu du minéral, on est simple végétal que ne visite l’efflorescence qu’à titre de lointaine hypothèse. On est sans être, attendant de devenir enfin.

 

Le seul lieu du monde…

 

Le seul lieu du monde est ici, au centre de l’irradiante beauté. Le monde en dehors s’est effacé. L’univers s’est immobilisé afin que quelque chose comme un sens de l’être surgisse et initie, à nouveau, la marche des constellations. Oui, la beauté, toute beauté est cette sublime exigence qui cloue les choses à leur propre contingence, ne laissant émerger que cela qui s’en différencie et s’affirme comme rare, irremplaçable. Plus rien ne paraît alors que ce point focal, cette gemme de lumière, ce cristal infiniment turgescent qui tient le langage du prodige. Le temps n’est plus. L’espace n’est plus. On est, ici et maintenant, l’unique Voyeur dont l’univers s’est doté afin que la pure apparition ait lieu. C’est comme un mystère suspendu en plein ciel, une braise qui rougeoie depuis l’intérieur de la conscience et gagne toutes les directions de l’intellection, poudroie dans les mailles de la sensation, inonde le goût des choses d’un suc inimitable. Magnifique ambroisie qui rapproche des dieux et l’Olympe n’est guère loin qui fait son singulier scintillement. Et, peut-être, cette montagne couchée sous la taie translucide du ciel n’est-elle que l’illustration de la joie qui est celle liée à la rencontre avec le rare, l’en-dehors de l’événementiel, le surgissement de l’essentiel. Et, plus bas, cette neige bleue et blanche, n’est-elle la figuration d’une virginité, d’une origine si proche qu’on en sentirait encore l’écoulement de source, l’ébruitement identique à une parole fondatrice, le recueil du chant du monde ? On est si bien, ici, dans l’enclave belle, solitude face à une autre solitude. Car il ne saurait y avoir d’échappatoire, de diversion qui écarterait de la vision en train de s’accomplir. Toute chose rapportée serait de trop. Toute présence bavarde ferait s’écrouler le palais aux mille mirages. La beauté est cette exception qui ne peut avoir lieu que d’une conscience à une autre (oui, la beauté a une conscience, une indépassable conscience du prodige dont elle est le lieu unique), c’est pourquoi il faut assumer ce face à face comme on le ferait d’une vérité brillant comme le feu du phare sur le rivage pris de ténèbres. Un amer dans la nuit de l’inconnaissance. Et cette ligne d’arbre, cette sorte de cirque naturel qui s’embrase et flamboie tel les feux de mille bûchers, ne vient-elle à nous pour nous dire le beau spectacle auquel nous participons comme l’une des pièces du jeu d’échec ? Oui, du jeu d’échec. Car, face au lumineux paysage, nous ne sommes nullement passifs. Nous sommes animés, fécondés, transcendés de l’intérieur. Nous jouons. Intensément. Si le monde existe comme la réalité qu’il est, c’est bien notre conscience qui en réalise la synthèse et le porte à parution. Fermons les yeux seulement un instant et le monde s’écroule et la magie se retire dans son chapeau de feutre noir soudain pris de mutité.

 

Toujours l’homme est une exception.

 

Et combien cette prairie est belle qui joue en contrepoint avec la totalité du paysage. Là est le recueil de tout ce qui, dans sa verticalité, s’affirme précisément parce que quelque chose comme une fondation et un fondement en assurent l’élévation. C’est la loi de toute perspective que de s’affilier à ces deux plans dont chacun tire sa signification de l’autre. Pas de ciel sans terre. Pas de langage sans silence. Pas de marche sans l’immobilité du sol. Pas de montagne présente sans ce socle qui la porte en direction de l’espace infini. Les chevaux, c’est tout juste s’ils se détachent de l’ombre, s’ils émergent de cette marge de néant dont ils ne semblent s’arracher qu’à la mesure de leur volonté de paraître. Présence animale, certes, mais qui ne dérange rien, qui ne profère rien que cette silhouette discrète se confondant avec l’effacement d’une nature toute promise à son mystère. Au loin, à l’extrême limite de l’image, une façade blanche, un toit dont la figuration évoque, bien évidemment, la réalité de l’homme qui s’y inscrit en filigrane. Oui, à la manière d’une fragile dentelle, d’un ourlet, d’une passementerie venant orner le motif d’ensemble. Ineffable signature anthropologique venant dire, en mode de retrait, tout ce qu’il y a de luxe constamment disponible, d’offrande généreuse, de vision à inscrire dans le regard juste en quête de ceci qui mérite d’y figurer, la beauté qui, seule, joue le jeu vrai de ce qui doit rencontrer notre jugement. Nous ne sommes humains qu’à affirmer cette singularité qui nous fait tenir debout. Ni le rocher, ni l’arbre, ni l’animal ne peuvent viser les choses avec cette exactitude reconnaissante. Toujours l’homme est une exception ! Toujours il veut la beauté. Lorsqu’il ne la rencontre pas, c’est que son affairement parmi les sillons de l’exister l’en écartent contre son gré. Jamais la lumière ne peut se refuser ! Jamais la beauté ne peut s’absenter !

 

 

 

 

 

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21 septembre 2016 3 21 /09 /septembre /2016 07:47
Hymne à la joie.

Photographie : Gilles Jucla

 

   Avant

   C’est peu avant l’exactitude du jour, lorsque les choses sont au repos, que les hommes sommeillent. Le temps n’a pas encore déroulé son ruban de lumière et des restes de nuit s’accrochent encore aux arbres, ourlent les toits d’une ombre couleur de zinc. On est en soi, lové au creux de sa chair et l’on sent le sang battre, pareil à une marée lointaine. Devant la bouche, juste une hésitante vapeur. Yeux embrumés, tube des doigts engourdis, jambes roides du rêve encore présent. C’est si difficile de se dégager du songe, de surgir en plein ciel dans la meute de clarté blanche ! Ici, où l’on est, mince trait dans le concert de la Terre, on ne sait pas vraiment qui l’on est, la position que l’on occupe. Levant ? Couchant ? Peu importe la localisation, le chant de l’heure, la désorientation de la boussole. Être là seulement, pour la toute première fois et en savoir le prix, en apprécier la densité, en soupeser le poids si rare, ce léger pincement qui s’immisce à la pliure de l’âme et y imprime son bruissement de fontaine. On est seul, immensément seul et l’univers n’est qu’une théorie, une maille dans la toile libre des jours, une écume flottant à la dérive, seulement occupée d’elle-même, un clapotis qui, bientôt s’effacera mais aura connu une multiple splendeur. On n’ose bouger. On n’ose même pas penser de peur que le charme ne s’efface, que le silence soudain habité de rumeurs ne plante sa dague dans la dure-mère et y ouvre les sillons carmin du doute, n’y allume les flammes vives de la peur. Car il faut demeurer en soi et ne point faire effraction vers ce dehors qui serait menaçant à seulement y figurer dans la précipitation, à y paraître dans la figure de l’égaré, de l’inconscient ou bien dans l’outrageuse présence du héros, du combattant, du guerrier.

   Pendant

   On est au pied de la dune, tout près des éboulis de sable, ces rapides lézardes qui parcourent le sol de leur infinie et belle marbrure. A droite, à gauche, à la limite des talus couleur de sanguine, la tête échevelée des oyats qu’un vent léger visite avec la grâce d’un jeune enfant. Jeu innocent du monde en train de s’éployer au-dessous de la conscience des hommes, à la lisière de leurs soucis, là où commence le souffle bleu de la Métaphysique. C’est si imperceptible une sensation, c’est si subtil une perception qui longe les blancs axones à l’aune de ses étincelles rapides et sa diffusion instantanée sur le givre étoilé du cortex ! Pure fluence, inscription invisible dans la texture du souvenir. Mais, si l’esprit oublie, le corps, lui, en est longuement marqué et cette ascension parmi les grains de poussière grise trouvera son site et son recueil en quelque endroit secret.

   Résurgence toujours possible au moment où l’on s’y attend le moins, dans la seconde mélancolique ou bien son harmonique, l’effusion lyrique, l’arche ouverte de la félicité, l’hymne à la joie qui court en sourdine dans toute rencontre amoureuse. Car, être ici, tout près du rythme clair des marches de bois poncées par une douce lumière, à contre-jour des contingences humaines, c’est, en quelque sorte, devenir soi-en-totalité et en sentir a dilatation au plein de l’événement. C’est devenir l’autre par lequel on est au monde : cette femme, ce paysage en attente de révélation, cette échelle à grimper en direction des étoiles. Mais alors, comment ne pas reconnaître là le mythe ascensionnel que comporte toute action d’élévation en direction du ciel dès l’instant où le geste paraît essentiel, poinçonné au sceau de quelque origine ? C’est ainsi, toute première fois est le lieu d’un pur mystère. Aussi bien celui de l’amante, aussi bien de la nature en son incroyable capacité de déploiement.

On est là, pieds nus, dans l’atmosphère prise de stupeur. On pose ses coussins de chair bien à plat sur les dalles de bois. Entre les boules des orteils, souvent un glissement de sable, un poudroiement d’or, une coulure d’air annonçant déjà ce que sera l’étonnement, tout là-haut, près de la courbe appuyée de l’éther. Ça crisse sous la voûte plantaire, ça fait son craquement de fibres serrées, ça invite à la progression. Dans le calme, la patience, la sérénité sans lesquelles la joie demeurerait scellée à son orbe immatériel, soudée à son socle insaisissable. C’est toujours une longue patience que celle de la rencontre qui va ouvrir un monde et le tressaillement des rémiges est encore haut qui parvient à peine à soi ou alors à la manière de signes incompréhensibles, cliquetis de morse se confondant avec la texture mobile des choses.

   Maintenant l’air fraîchit, le vent devient perceptible, dans le genre d’un tourbillon qui voudrait forer la cochlée, s’invaginer au plus profond du corps. Bientôt la dernière marche, l’ultime ressac de sable, le mince rempart au-delà duquel surgira l’inconnu, fulgurera la lumière dans un éblouissement blanc, un vertige vertical. La dune s’est métamorphosée en une large vallée glaciaire que tapisse une herbe courte au travers de laquelle, parfois, clignotent des brisures de silex, se meuvent silencieusement des troupeaux de pierres claires. Sur la droite, à l’angle extrême de l’image, une procession de rochers noirs que couronne la digue des nuages, leur ventre lourd à la consistance laineuse. Quelques nappes plus sourdes, au loin, pareilles à des ponctuations, à une encre qui rehausserait le vide pur, sa cambrure au-delà du réel. A la lisière de l’herbe et du ciel les flammes noires de cyprès violentés par la force imparable du vide. Oui, du vide car à la limite où peut porter le regard règne une indistinction que l’on croirait affiliée au néant, soudée à une angoisse primordiale. Mais ouverte, porteuse d’un accroissement de soi, non déterminée à imposer un registre de fermeture.

   L’océan à l’horizon est une plaque d’étain brillante que zèbrent des courants qu’on croirait nuées de cendre, éparpillement de radicelles d’eau dans la fuite du jour. Serait-ce là l’image de l’infini - cet irreprésentable pour toute intellection -, qui aurait trouvé le site où faire son intouchable efflorescence ? Soudain l’on est saisi au cœur de soi, l’on est la pierre et le vent, la brume diaphane et l’herbe parcourue de frissons, la torche des cyprès et le miroitement des vagues, cet alphabet qui connaît le monde au rythme de son flux, au retrait de son reflux. On est aimanté. Un vibrant magnétisme irradie le lieu comme si l’on était au centre même du Pôle, tout en haut du grand dôme de la Terre, traversé d’aurores boréales et illuminé par la lueur translucide des glaciers. On demeure là, longtemps, face à la pure poésie, au paysage fait œuvre d’art, à la matière transmuée en esprit et l’on ferme les yeux sur ce cirque enchanté et c’est la joie qui coule dans les veines, en glace la ramure, et c’est un chant intérieur qui dure longtemps, qui, jamais, ne s’effacera.

  Après

   On est redescendu sur terre. On franchit l’escalier de bois à rebours. On se sent léger, très léger comme si l’on était un flocon pris dans la résille claire du blizzard. Il y a quelque chose de nouveau, peut-être le crépitement d’une source dans la nuit d’une crypte, peut-être le flottement d’une nuée invisible en arrière du front, peut-être un grésillement qui fait l’ombilic bavard et les oreilles habitées de luxe. Oui, assurément, il y a quelque chose…

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21 septembre 2016 3 21 /09 /septembre /2016 07:34

 

En attendant Léda.

 

 LEDA

 Photographie de Marc Lagrange.

 

                                                                    

   Image hautement troublante qui surgit dans cet espace de clarté alors que nous ne nous y attendons pas. Car comment faire surgir cette Belle Abandonnée parmi la multitude des couches qui accueillent son corps sans en être nous-mêmes affectés ?

  Cette présence est déroutante. D'abord par la forme qui nous livre une pose si inhabituelle de l'effigie féminine. Abandon, volupté, attente, subtile provocation. Le regard est là qui nous dévisage en même temps qu'il nous interroge. La doucement Livrée à quelque scène mystérieuse osera-t-elle seulement aller au bout de son apparente subversion ? Osera-t-elle enfreindre les codes de la morale, sortir des sentiers battus d'une sexualité usée jusqu'à la corde, se disposer à n'être peut-être qu'un objet de désir, une marionnette dont quelque inconnu pourrait tirer les fils ?

  Ensuite la réflexion s'approfondit mais ne trouve guère d'issue. Nous ne voyons pas nettement quelle est la nature du projet dont la Disponible, l'Offerte est saisie. S'agit-il d'une simple silhouette empreinte d'affinités esthétiques ? Existe-t-il, dans cette mise en scène, un essai de dire ce qui résulterait d'une simple valeur métaphorique de la photographie, à savoir la confrontation d'une nudité avec une vérité sur le point de se déployer ? Les zones d'ombre feraient-elles signe vers le mystère qui drape toute chose, singulièrement les sentiments, l'amour, ses cryptes, sa dimension proprement énigmatique ?

  Y aurait-il une allusion à quelque œuvre picturale, et nous pensons naturellement au célèbre tableau de Matisse : "Luxe, calme et volupté" ?  Ou bien l'apparence bourgeoise de l'appartement nous conduirait-elle vers quelque rivage littéraire, du côté de Guermantes, dans une manière de société raffinée toute disposée aux confidences, aux susurrements du bout des lèvres, aux minauderies de tous ordres dont l'aristocratie connaît les secrets ?

  Ou bien se mettrait en avant un simple érotisme, ouvert, affirmé, manière de posture impudique voulant dire le règne de la beauté, mais aussi l'urgence à lui faire emprunter une assise royale, à faire reculer les sombres gesticulations de la finitude ?

Ou bien encore la Sublime Apparition serait-elle le simple jouet de notre imaginaire, l'élaboration laborieuse d'une mince folie, la matérialité fantasmatique prenant soudain corps ?

  Mais les questions ne résolvent rien à seulement être posées. Regardons  l'image dans son évidente signification. Le thème en est, on ne saurait le nier, mythologique. C'est bien de Léda et du Cygne dont  il s'agit. Donc des amours d'une Mortelle et d' un Dieu. Car, nul ne l'ignore, sous l'écume blanche des ailes se dissimule Zeus lui-même. Et voici le tour de force du mythe, sa puissance incantatoire, son éminente disposition à porter au regard, à l'entendement, ce que la réalité, jamais n'oserait faire.

  Ici, grâce au symbole, tout se délite, depuis les conventions morales jusqu'à l'assomption libre de l'imaginaire en transitant par quantité de perceptions, de sensations, d'aventures dont l'existence, jamais, ne pourra  nous faire l'offrande. Le recours au mythe vole au secours non seulement des individus, mais aussi des foules qui l'utilisent comme grand défouloir, comme pratique moyen de catharsis, comme exutoire de tout ce qui pourrait se produire de l'ordre du fâcheux, du tragique, de l'incompréhensible.

  Représenter une telle scène équivaut à faire allonger les humains sur le divan du psychanalyste et à y faire couler toutes les sources qui sourdaient et bouillonnaient à l'intérieur faute de mots disponibles pour traduire l'indicible. Ainsi, regardant certaines œuvres, nous ne faisons que crever abcès et bubons sous la seule forme acceptable qui soit : celle du silence.

  Les Belles Endormies qui contemplent ces images sont des Léda en puissance, alors que les Beaux Amants qui les courtisent attendent, fébrilement, la condition de possibilité de l'acte. Mais, toujours, la morale est sauve qui interpose le mythe, si belle invention humaine !

Et, pour conclure, et afin de ne pas vous désespérer, que ce beau poème de Rémy de Gourmont ceigne votre front des plus belles palmes qui soient !

 

 

Léda

 

L'innocente Léda baignait ses membres nus, 
La grâce de son corps enchantait l'eau du fleuve, 
Et les roseaux, saisis de troubles inconnus, 
Chantaient une chanson aussi vieille que neuve,

Quand le cygne parut, blanche nef sur le fleuve.

Quand le cygne parut, blanche nef au front d'or, 
Léda tressaillit d'aise et demeura songeuse, 
Puis, lentement, sans bruit, elle revint au bord
Et se coucha dans l'herbe, à l'ombre d'une yeuse ;

La bête s'avançait, belle, ardente et songeuse.

La bête s'avançait, belle, ardente, et d'un air
Si royal et si mâle, que Léda fut charmée
Et qu'elle regretta, dans l'erreur de sa chair, 
De n'être pas un cygne, afin d'en être aimée

Parmi l'ombre et parmi l'herbe molle et charmée.

Parmi l'ombre et parmi l'herbe molle et les lys, 
Léda se ploie au poids de l'animal insigne, 
Tout ruisselant encore des eaux de Simoïs, 
Et son corps étonné frissonne et se résigne

A ne caresser que le plumage d'un cygne.

 

Remy de GourmontPaysages spirituels, 1898.

 

                                                                                  Source : La cave à poèmes.

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11 septembre 2016 7 11 /09 /septembre /2016 08:00

 

Inclinés à la luxure.

 

 LUXURE3

 

 Nous penchant vers cette photographie, avons-nous la possibilité de nous en distraire, ne serait-ce qu’un instant ? De lui tourner le dos et de vaquer à nos occupations quotidiennes, l’esprit libre ? Sans qu’une écharde demeure plantée dans notre chair, faisant ses urticantes trémulations ? Ses vrilles intimes, ses banderilles d’envie ? Et le désir serait là, à notre entour, avec ses bourdonnements sourds, ses nuées d’abeilles pressées. Mais qu’y a-t-il donc dans cette image qui nous cloue à notre destin et, dès lors, nous serions privés de mouvements et notre libre arbitre, notre jugement seraient comme mis entre parenthèses, tenus dans un insoutenable suspens ? D’où tout cela vient-il ? D’une vêture désordonnée, d’une posture d’abandon, d’une libre disposition de l’Amante qui en ferait les simples objets de notre désir ?

  Mais nous nous apercevons rapidement que nous faisons fausse route, que notre questionnement est inadéquat, qu’il gire autour du problème sans que les moindres prémisses d’un possible sens puissent lui être associés. Il nous faut nous enquérir d’autre chose, remonter à plus d’origine. Car notre habituelle vision, toujours, nous condamne à demeurer dans l’immédiatement saisissable. Il en est ainsi de la curiosité humaine qu’elle privilégie le visible au détriment de ce qui s’occulte dans ses plis. Donc l’origine. Donc le Paradis Terrestre. Donc Adam et Eve. Donc la genèse. Comme une rétrocession vers ce qui signifie toujours à l’aune d’une plus grande profondeur.

 

      cranach

       Lucas Cranach (l'Ancien)

Adam et Ève au paradis, 1533.

Huile sur bois –

 Berlin, Gemäldegalerie.

 

A simplement laisser notre regard courir à la surface du tableau de Cranach l’Ancien, déjà nous devinons où le bât blesse. Car la vision purement idyllique du paradis ne doit nullement nous abuser. Sans doute les couleurs dotées d’une aimable carnation, le ciel lumineux, le nid rassurant de la végétation, la pureté des regards nous invitent-ils à célébrer l’innocence d’un premier matin du monde, à découvrir la conque virginale à partir de laquelle, soudain, tout s’ouvre à l’aventure humaine. Mais tout est-il aussi simple qu’il y paraît ? L’attitude léonine ramassée sur elle-même, dans la posture de l’assaut, le dépliement ophidien entre fruits et feuilles sur fond de ciel couleur de soufre, tout ceci prend, inévitablement, la teinte du drame sous-jacent. Tout est suspendu à ce qui va suivre et fera du cheminement anthropologique, une longue procession, un infini chemin de croix avec ses mortelles stations.

  Mais revenons au désir, à la volupté dont la première image nous a fait le présent et essayons de mettre en relation. Ce qui, dans le tableau de Cranach, joue le rôle central, à la façon d’une clé herméneutique, c’est tout simplement ce rameau végétal qui occulte la vue et dissimule à nos regards le sexe d’Adam. La position centrale de ce motif pictural fait signe avec force vers sa dimension non seulement symbolique, mais allégorique. Dès lors nous avons à comprendre, au-delà de la représentation, l’idée d’une morale dont l’homme doit se saisir afin de donner des assises à son salut. Tant que la branche de figuier n’a pas déployé son pagne devant l’anatomie d’Adam, tout demeure dans l’inaccompli, les prédicats du réel sont en réserve, l’innocence fait partout son suintement de miel, la vérité brille comme ce ciel dont la tonalité, le rayonnement spirituel, disent la nécessaire assomption vers le Transcendant et, à tout le moins, vers une transcendance dont l’homme doit faire son objet afin de poursuivre une quête de lui-même conforme à sa nature, à savoir de ne se vêtir que des voiles de l’authenticité. Et, ici, il faut citer la Genèse, laquelle nous dit dans une belle langue pure et hiératique, l’ordre des humains face à l’incommensurable. Car, bien évidemment, il ne saurait y avoir de commune mesure entre le Créateur et les CréésLa Chute se relate de cette manière :

     « 6 La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea.

7 Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nusils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes. 8 Ils entendirent le pas de YHWH Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l'homme et sa femme se cachèrent devant YHWH Dieu parmi les arbres du jardin. »

      Le feuillage et, à sa suite, la vêture, les colifichets de toutes sortes, disent en langage imagé ce que le concept a peu de mal à déduire des premiers pas de l’humanité : se vêtir, symboliquement, c’est dissimuler le péché originel, c’est avouer l’inclination peccamineuse de l’homme, sa naturelle et confondante curiosité qui le pousse à oser se confronter à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, du bonheur et du malheur.  Or, nul ne peut prétendre regarder ces valeurs transcendantes comme on regarderait la plume de l’oiseau dériver dans le vent. La connaissance est toujours une brûlure et la vue de sa coruscation la promesse d’une cécité. A vouloir adopter l’empan de Dieu sans s’y être préparé, Adam et Eve n’ont fait qu’ouvrir sous leur marche hésitante la trappe de la finitude et ses signes avant-coureurs, à savoir la douleur et la progression laborieuse sur le sentier existentiel.

  Donc, toute clé de compréhension adéquate doit d’abord se munir de la tension existant entre le corps nu et le corps vêtu, de la dialectique abrupte entre vérité et mensonge. Notre inclination à la luxure ne serait donc pas simplement un acte « naturel », mais une conséquence de la « culture », l’appréhension de notions aussi abstraites que celles du bien et du mal étant de cette nature. Notre supposée luxure, plutôt de la percevoir à la manière d’une force obscure et instinctive, laquelle nous précipiterait sur la première « proie » venue, sachons qu’elle s’origine d’abord dans une privation de vérité, donc de liberté, dont nos lointains ancêtres nous auraient dépossédés à l’aune d’une bien dommageable curiosité.

  Ainsi visée, l’Amante qui dévoile à nos yeux de chiots nouveau-nés des bribes de son anatomie, ne le fait qu’à la condition que nous consentions à nous ouvrir à toute vérité, cette nudité qui ne s’habille de voiles qu’afin de porter à notre regard une nécessaire lucidité. Le désir, la luxure, la volupté ne naissent que de cette faille, de cette verticalité s’instaurant entre un ditla vêtureet un non-ditla vérité. Aimant, nous ne faisons que cela, ôter des voiles. C’est la seule raison pour laquelle l’Aimée se voile afin de se mieux livrer. Offerte nue à nos regards elle n’aurait figuré qu’à titre d’évidence. Or l’amour n’est jamais de cet ordre. Il y faut toujours le pagne de l’ambiguïté dont nous souhaitons qu’il tombe en même temps que nous lui demandons de différer le moment de la connaissance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      


 


 

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