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3 mars 2019 7 03 /03 /mars /2019 10:08
SEUL

                   Solitaire...en Malepère !!!

                  Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

« Il faut savoir se donner des heures d'une solitude effective,

si l'on veut conserver les forces de l'âme ».

 

Bossuet

 

*

 

   Il faut sortir des villes aux foules denses. Il faut s’extraire des rues où bourdonne la ruche humaine. Il faut s’éloigner autant que possible de tout ce qui fait groupe et se donne comme la mesure habituelle de notre être. Il faut partir et cheminer longuement. On traverse des banlieues aux multiples ramifications, aux ponts et aux voies souterraines, aux métros et aux tramways qui glissent sur leurs rails avec un bruit de métal. Il faut s’arracher à tous ces nœuds de béton où filent les automobiles avec des éclairs qui fusent sur les carrosseries. Il faut renoncer à se perdre parmi la foule, à s’asseoir sur les terrasses de café bavardes. Il faut se dégager de tous ces mouvements, de ces brillances qui accrochent les yeux, de ces rumeurs qui montent des trottoirs et des caves où habite le peuple des rats. On traverse de gros bourgs avec leurs lourdes églises de briques, leurs clochers-murs pareils à d’immenses frontons de pelote basque, leurs écluses où se jette l’eau glauque du canal, où se reflètent les feuilles vert-de-gris des hauts platanes. Sur les collines que visite le vent d’autan, d’aériens et blancs moulins font tourner leurs ailes, sans bruit, seulement un mouvement perpétuel qui brasse les eaux du ciel et tutoie les grands oiseaux ivres de liberté.

   Au loin sont des coteaux, des levées de terre et de roches qui se prennent pour des montagnes. Un air bleu les entoure pareil à un lac perdu dans des écharpes de brume. Une vaste plaine, le jaune des chaumes, les haies de cyprès-chandelles, on dirait les sentinelles du paysage. Un lac fait sa tache scintillante qui paraît irréelle, comme s’il s’agissait d’un mirage. Des bosquets rythment l’espace. Des rangs de vigne dessinent la géométrie exacte de ce sol si authentique. Les villes sont loin. Certes une citadelle se montre, ses hauts murs couleur d’argile, les toits d’ardoise de ses nombreuses tours, ses merlons et ses créneaux qui festonnent son architecture. Mais il s’agit d’un monde clos, presque d’une survivance du passé et les pierres se mêlent aux larges bouquets des pins parasols, s’y fondent presque selon une juste harmonie. Il est un village oublié dans les replis de l’Histoire.

   On a laissé sa voiture sur le bord d’un sentier qu’habitent trous et nids de poule, un chemin vaguement bitumé. On n’a rien emporté qui puisse distraire, seulement un appareil photographique avec son œil panoptique. Pour nous, il enregistrera toute la beauté du monde en un même lieu concentrée. On se sent un peu pèlerin. Non en quête d’une lointaine crypte où reposent d’antiques et saintes reliques, mais en chemin vers soi. Le plus court sentier mais qui ne se découvre qu’au terme d’une longue marche. Ce que l’on veut ici, ce pour quoi on martèle la terre avec la semelle de ses chaussures, c’est la rencontre de soi avec soi, la solitude pour la solitude. Comme le vent qui regarderait sa fuite, le soleil sa brûlure, la lune son pâle halo dans la nuit qui monte.

   Faire l’expérience de la solitude. Combien l’ont tentée qui, jamais n’y sont parvenus. Ou bien imparfaitement, c'est-à-dire dans l’approche, jamais dans la verticalité d’une vérité. Ermites dans le désert, moines perchés en haut de leurs météores, marcheurs de l’impossible quelque part dans l’étendue d’une savane ou bien parmi les cathédrales de glace du Grand Nord.  Terrible épreuve que celle de la solitude ! Pourtant la seule voie pour se connaître et ne nullement se dérober aux habituelles compromissions de l’âge moderne. Toujours une invitation à portée de main, une vitrine qui brille, un objet qui fascine, un rendez-vous ourlé de promesses. Seul à seul avec le paysage, lui-même solitaire. Il faut une grande force d’âme, un caractère bien trempé pour ne pas céder à la moindre convoitise, se laisser happer par la première distraction venue. Il faut s’affermir en soi, lancer un regard en direction du simple, le faire revenir jusqu’au massif de son corps et n’attendre rien d’autre que cette vision en miroir qui nous dira notre être, tout autant que celui de cette nature dont nous provenons, vers laquelle nous retournerons. Un être s’accroît de la présence d’un autre être. Méditation-contemplation, ceci constitue l’unité indépassable au terme de laquelle s’appartenir vraiment et savoir la nature en son exception. Sans doute tout ceci relève-t-il d’un idéal, d’un point inaccessible dont nous souhaitons faire notre horizon, conscient que ce dernier ne sera jamais atteint, espéré seulement. Sans doute les illusions sont-elles utiles, elles nous sauvent du désespoir.

   Vaste est le paysage qui ne saurait dire son nom. Un lieu seulement ôté au vertige du monde. Un lieu qui se suffit à lui-même quand bien même nul regard humain ne le porterait à la conscience. Il semblerait même qu’il s’agirait d’un autre univers, placé bien au-delà des soucis et préoccupations quotidiens. Le ciel vient de très haut. Il paraît n’avoir nulle origine pas plus qu’une finalité précise. Peut-être est-il cette étincelle venue de l’infini pour nous dire la taille du microcosme que nous sommes, perdus dans une immensité dont notre imaginaire, fût-il fertile, serait bien en peine de rendre compte. Il y a un genre de champignon faisant penser à quelque emballement nucléaire. Il n’en finirait de retomber, comme autrefois sur les lagons transparents du Pacifique. Alors se lève un état de sidération qui renforce notre sentiment d’abandon, de séparation d’avec cet environnement qui constitue le seul amer dont nous disposions. Vision fantastique dont l’étonnant surgissement renforce notre inquiétude. Puis la ligne d’horizon, doucement pommelée, sinueuse, rencontre de la courbe de deux collines. Puis la terre au premier plan, la terre labourée non encore porteuse de récolte mais ensemencée par le geste de l’homme. Nous devinons sa présence, de l’homme, mais atténuée, illisible, que nous renvoie l’écriture grossière des mottes, son effervescence de glaise. Au milieu de toute cette scène d’immense désolation UN SEUL ARBRE, mince, frêle, qui semble défier les lois du temps et de l’espace. Soudain, pour nous qui l’observons, il prend un caractère tragique pour la simple raison que nous projetons en lui les nervures de notre intime détresse. C’est ainsi, parfois il nous faut un élément opposé qui nous renvoie l’écho de notre propre questionnement. Or celui dont nous sommes présentement affecté, jusqu’en notre tréfonds : la solitude, sa vrille qui creuse un trou au sein de notre condition mortelle, qui ouvre le vortex par lequel tout risque de s’effondrer jusqu’à ce qu’il ne demeure plus la moindre once de sens. Car, avant tout, il s’agit de signification. Si l’artiste seul dans son atelier, le saint dans sa retraite, le pèlerin dans sa longue marche trouvent encore les ressources de leurs actions respectives, c’est au regard d’un remplissement de leur être, d’un comblement de leur conscience.

    Consentir à être seul et réunir les conditions de sa finalité, à savoir déboucher dans l’ère même ou une révélation de soi devient possible, nécessite le recours à une sorte d’abandon, le renoncement au confort du quotidien, l’énonciation, en son intérieur, d’une parole qui soit une parole assurée de ses convictions. Par la pratique de la solitude l’on peut parvenir à un dépassement de soi, donc déboucher dans le site éclairé de la vérité. Encore faut-il que cette dernière fasse partie de nos projets les plus secrets. Seul face à soi, nulle liberté de tricher sauf au risque de tomber hors de soi. Enrichi d’un tel face à face nous regagnerons la ville des hommes, rasséréné, ressourcé, empli de la conviction que le simple, l’authentique sont ce par quoi nous nous approchons au plus près de notre nature. Seule manière de connaître la vraie Nature, celle qui toujours nous attend telle notre mère. Alors solitude rime avec complétude. Il ne saurait y avoir de plus grande félicité !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 janvier 2019 4 03 /01 /janvier /2019 09:29
L’exacte donation des choses

Lac du Salagou

 

     Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Chère Helka, ce n’est pas à toi, la Finnoise, que j’apprendrai le langage des lacs. Chez toi, l’eau est comme une seconde nature. On ne peut guère faire deux pas dans le paysage sans que ne surgisse, au travers des hautes futaies des pins, le miroitement d’un lac, sa lumière vaguement bleutée, parfois lissée de vert. Sans doute se teinte-t-elle des reflets des aurores boréales, à moins que ce ne soit  la couleur transparente des yeux de ces Grandes Filles du Nord, tes compagnes,  qui se pose là, sur la pellicule aquatique et lui donne son vrai caractère. C’est un tel dépaysement, déjà, que d’écouter le doux bruissement de la langue décliner leurs si beaux noms : Pyhäjärvi, Inari, Lokka, Saimaa, Suontee. C’est mystérieux tout de même ce pouvoir des sons. A peine les a-t-on entendus et l’on n’est plus dans son propre en-soi mais loin, peut-être sur le sommet arrondi de ces montagnes que l’on nomme « tunturi », quelque part du côté de la Finnoscandie avec cette belle clarté lapone qui, en été, est fête infinie de la lumière. Elle semble n’avoir plus de repos, devoir durer autant que les yeux des hommes pourront en enregistrer la pure beauté.

   Vois-tu, Helka, l’essence des lacs, leur sortilège, leur étrange magnétisme s’alimente tout autant à leur pouvoir de réflexion, à leur légèreté céleste, qu’à la densité, à la profondeur de leurs eaux. C’est en son pouvoir, l’eau, que de se quintessencier, de devenir brume légère, voile à peine perceptible, presque souffle d’air impalpable. C’est pour cette raison même de sa fuite toujours possible, de sa mobilité, de sa variabilité, qu’elle nous fascine autant. L’eau n’est jamais la même. Bleue d’acier à l’aube, grise sous les coups de boutoir du soleil au zénith, pourpre dès que le crépuscule l’habille des nuances sombres du sang. Quant à moi, j’ai une préférence lorsque, dépouillée de tout ce qui peut lui donner quelque relief, quelque carnation, elle se réfugie dans cette blancheur dont ou pourrait dire qu’elle constitue son origine, avant même que quelque chose ne se décide pour lui octroyer telle ou telle tournure. Il faut aux choses cet état de repos afin que, laissées dans leur gangue primaire, elles puissent nous rencontrer avec cette touche d’innocence identique à celle dont sont parés les jeunes enfants au seuil de l’âge.

   Mais, Helka, il nous faut maintenant abandonner ces terres du septentrion pour trouver des latitudes plus méridionales. Dans cette belle région du Languedoc-Roussillon, adossé à la Montagne Noire, à quelques encablures de la Méditerranée, se situe un vaste lac du nom de Salagou, enchâssé dans un écrin de belles roches rouges. Mais ce n’est nullement de ce tableau polychrome dont je veux te parler, plutôt de son apparence se donnant sous les deux tons du blanc et du noir, lorsque, placé sous un regard essentiel, il nous délivre les premières lettres de son alphabet. C’est toujours de ceci dont il faut s’inquiéter : l’origine, le reste est de surcroît et ne fait que nous abuser sous les traits des apparences. Aussi faut-il poser la thèse suivante qui énonce que tout a eu un commencement et que, plus on s’en rapproche, plus on tutoie une vérité, plus on est dans l’orbe d’une essence qui nous fera l’offrande de son être véritable. Cependant, Belle Finnoise, que ma rigueur ne te persuade point que je hais les couleurs et que le vert émeraude, le parme de l’améthyste ou bien la braise du rubis me laissent indifférent. Je ne veux décolorer le monde qu’afin de mieux m’en saisir.

   « Salagou » n’est, pour moi, qu’un nom. Que trois syllabes qui rythment un lieu dont j’ai entendu parler mais que je n’ai jamais approché. C’est bien peu, me diras-tu, pour imaginer cette réalité si peu tangible qu’elle semble revêtir les atours du rêve : cela arrive, se mêle, cela fait ses étranges confluences et il ne demeure, dans les doigts, qu’un peu de poussière, autrement dit presque rien qui ne soit exploitable. Peut-être, cet endroit qui paraît remarquable en tous points, en feras-tu l’inventaire alors que je ne le connaitrai que par la pensée, l’écriture ou bien l’image. Eh bien regardons cette belle proposition esthétique. Elle nous dit le lac à sa manière, une représentation à la stricte économie. Blanc-noir-gris étroitement emmêlés avec lesquels nous devrons bâtir les contours d’un espace. Le décrire est déjà, en une certaine façon, s’en emparer, au moins à la hauteur du symbole. Mais, Helka, lorsque, de tes yeux, tu as vu une réalité si belle soit-elle, que reste-t-il sur l’écran de ta mémoire si ce n’est un genre d’illustration pareille à une gravure ancienne ? Il n’en sourd  que quelques traits, quelques hachures, des lignes de force, sans doute, mais qu’en a retenu ton souvenir qui serait l’exacte réplique de ce qui fut ? Tout fuit tellement vite. Tout s’efface soudain que ne remplacent que le doute et l’incertitude. L’amant le plus empressé, sa maîtresse quittée, pourrait-il préciser la couleur de ses yeux, évoquer les mille paillettes qui en traversent la belle humeur ? Peut-être même serait-il dans l’embarras de dire la palette selon laquelle se donne l’iris de celle par laquelle il vit !

   Si, Helka, tu observes bien cette photographie, tu éprouveras en toi-même la naissance d’un étrange sentiment. Tu te sentiras métamorphosée comme si ton intérieur, subitement illuminé, ta peau devenait aussi transparente que la membrane d’une baudruche. Tu seras légère comme le sont tous ceux qui font l’expérience d’un phénomène inouï. Sans doute t’interrogeras-tu sur le motif de ce changement dont tu n’avais nullement présagé la venue. Mais je te dois quelques explications. Ici, le paysage qui nous fait face est dans une telle exactitude qu’il ne peut que provoquer notre étonnement. Autant dire notre joie. Tant de choses, tout autour de nous, sont grimées qui se dissimulent sous les oripeaux du mensonge. Quotidiennement affectés par ces faux-semblants, nous finissons par nous y habituer et prenons le masque pour la personne, le reflet pour le sujet qui lui a donné forme. Ici, il faut regarder avec toute l’intensité dont notre conscience est porteuse, elle qui ne vit qu’à être le réceptacle de la sincérité, de l’authenticité.

   Nous regardons et nous voyons. Chaque chose est à sa place de chose. Nul écart, nul tremblement qui appelleraient quelque astigmatisme, quelque interprétation biaisée. Le ciel est en tant que ciel. Le nuage en tant que nuage. Et ainsi de suite jusqu’à la lumière qui est pure efflorescence de soi. Un genre d’auto-genèse si tu veux, d’auto-production, de totale autarcie. Chaque élément de la fresque est entièrement contenu dans son unique projet qui le détermine en son propre et en clôture ainsi le sens. Nul débordement. Nul appel à un principe transcendant, à l’arrière-monde d’une métaphysique qui ne voudrait dire son nom. La chose en tant que chose qui se connaît en son entièreté sans qu’il lui soit intimé l’ordre de chercher alentour une pièce qui manquerait à son accomplissement. Tu as bien remarqué, Helka, combien l’absence d’une silhouette humaine inverse les habituels rapports que nous entretenons avec le monde. Y aurait-il un homme, le plus modeste fût-il, et nous énoncerions à bas bruit, en notre langage intérieur, une assertion du genre « L’Homme est la mesure de toutes choses », rejoignant en ceci la formule fameuse de Protagoras. Et, dès lors, rien ne pourrait surseoir à l’embellie des enchaînements des causes et des conséquences. Pieux ou théocrates, nous formulerions « Dieu est la mesure de toutes choses ». Marxistes, « La Lutte des classes est la mesure de toutes choses ». Libéraux, « Le Capital est la mesure de toutes choses ». Vois-tu, la liste serait infinie des prétentions humaines à fonder « en raison » toutes les hypothèses les plus fantaisistes afin que, justifiés par rapport à leur  propre vouloir, les Existants puissent se donner des allégations d’existence et continuer leur progression sur des chemins dont ils pensent qu’ils sont les seuls qu’ils puissent emprunter.

   En réalité, ce que cette belle image nous autorise à dire, c’est ceci : « L’être est la mesure de toutes choses ». Tu auras remarqué, « l’être » je ne l’ai nullement doté d’une majuscule, ainsi : « L’Être », ce qui aurait immédiatement ouvert la porte à toutes les fantasmagories possibles quant à la possibilité d’une mystérieuse entité supérieure, suprême, démiurgique dont nous ne serions que les faibles rejetons. Non, « l’être » est la forme simplement verbale, celle dont le dictionnaire nous dit : « L'existence en général », autrement dit toi, moi, le nuage, le ciel, la colline à l’horizon, l’île avec son boqueteau d’arbres clairs, l’eau d’où sort la lumière puisque, chaque chose ramenée à son être n’est que pure lumière s’enlevant et prenant fond sur ce néant que la factualité renvoie toujours à son rien. Ici, nous sommes dans le règne de la pure immanence, c'est-à-dire de la « présence par mode d'intériorité », c'est-à-dire encore que toute chose n’est redevable que de sa propre présence, tout comme l’on dit à propos de la prérogative accordée à la conscience, la réflexion, qu’elle est « l’acte par lequel elle fait retour à soi ».

   Ici et maintenant, car le présent est le temps par excellence de cette image dépouillée, visant au plus vif du réel, le nuage ne fait retour qu’au nuage, la colline à la colline. Seule une image au plus haut de sa maturité peut prétendre à cette visée autarcique (l’absolu n’est qu’à une coudée !), à cette force monadique qui lui restitue toute sa puissance de monstration. Nul besoin d’aller chercher ailleurs les sèmes éparpillés qui pourraient contribuer à la manifestation de son sens. Tout est ici en tout et l’unicité, l’harmonie, le parfait équilibre sont les évidents prédicats dont se dote cette juste vision d’un paysage qui devient, par le mode de son traitement, une singularité, une parole essentielle, un poème. Eh bien vois-tu, Helka, que pourrais-je dire de mieux que n’aurait dit cette image ? Tout mot serait surnuméraire. Toute phrase bavardage.

   Pyhäjärvi, Inari, Lokka, Saimaa, Suontee, Salagou, de multiples noms pour une unique cause, celle  de la beauté !

 

 

 

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1 septembre 2018 6 01 /09 /septembre /2018 15:53
Ce signe blanc à l’horizon

                     Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

    Seras-tu assuré, tout comme moi, de bien regarder cette belle image, d’y repérer les aventures signifiantes qui s’y dessinent sous la ligne de flottaison ? Toujours, l’œil, d’un seul empan de son mouvement, scrute l’ensemble du visible sans bien  décrypter toutes les lignes de force qui en animent la présence. Ainsi, d’un paysage, ne voit-on souvent que la courbe de la colline, le bouquet d’arbres à mi-pente, les flocons des nuages qui flottent dans le ciel d’azur. Identiquement pour celui-ci qui semble ne mettre en scène que ciel, mer, sable, genre de tripartition dont il faudrait se contenter afin que notre désir de scruter le réel soit rassasié. Cependant tu auras saisi que le déploiement des divers éléments n’y joue pas à parts égales.

   La scène se présente ainsi : tout en haut, le ciel est noir, profond, pareil à une pierre d’hématite avec, plus bas, des reflets d’argent que de légers nuages teintent de blanc. Puis la ligne d’horizon, ce double sillon sombre que traversent l’éclair d’un blanc vigoureux, l’incision d’un givre sur le crêpe d’un deuil. Puis la vaste marée de sable gris avec ses convulsions, ses dépressions, ses minces lignes de crête. Vois-tu, sans doute faudrait-il se contenter de cette lecture minimale, butiner tel le papillon, ici un voile d’air, là un pli d’eau, ailleurs l’effritement d’une dune que, déjà, le vent disperse. Je crois que, de cette approche immédiate, résulterait un bonheur suffisant et que rien ne serait à chercher hors cette manifestation exacte des choses. Mais tu sais l’impatience des hommes, la braise de connaître qui les brûle de l’intérieur, le fourmillement qui se saisit de leur esprit dès qu’une énigme se propose à leur entendement. Alors il faut déplier la rose, en explorer le bouton, y chercher pistil et étamines qui en disent le secret.

   Il faut viser un signe minimal au gré duquel un monde peut se lever et faire sens. Partir d’un vocabulaire simple, d’un seul mot peut-être plein de la vérité de ce qui est à appréhender qui, toujours, se recueille en quelque endroit mystérieux. Cette ligne blanche en position médiane, ce coup de scalpel dans le derme du réel, il faut en faire autre chose que le lieu d’une apparition. Il faut en dire l’inévitable loi, en tracer la figure ouvrante du jour. La chute de la nuit que l’aube métamorphose en parole. La fuite des ténèbres que, bientôt, le soleil dissoudra. Il n’en restera que d’invisibles limbes. Cette ligne n’est là qu’à nous questionner. Non seulement dans le genre d’une esthétique - ceci est pure évidence -, mais en tant qu’indice qui traverse les apparences et les incline à dévoiler plus que le regard ne donne à voir. Interroger l’invisible, voici la grande et unique question. L’arbre qui agite ses feuilles, exhibe son tronc, projette dans l’espace ses ramures ne nous fait jamais que l’offrande de son apparition. Ce que nous voulons percer : la vérité des racines, leur blanche plongée dans l’inconscient humus, leur cheminement parmi les tapis de vers, le peuple des amibes, la pullulation des bactéries.

   Ligne blanche, tu n’es seulement caprice d’enfant qui aurait dessiné sur la plaine de la feuille ce trait horizontal bordé de noir, simple jeu gratuit où bâtir, peut-être, châteaux en Espagne. Ligne blanche tu as le visage de la nécessité. T’ôterait-on à la vue que tout, de l’image, s’effondrerait. Tu es le méridien qui, de part et d’autre de son tracé, ouvre la voie  à l’exercice du monde : sans repère il tournerait sur lui-même, semblable à un toton fou. Tu es la médiatrice du Ciel et de la Terre, le point de fusion d’Ouranos et de Gaïa, la fécondation originelle dont, tous, nous sommes redevables mais feignons d’en ignorer l’empreinte native. Mais nos courtes mémoires ne sauraient remonter si loin. Il faudrait être des saumons migrant au leur lieu de naissance, nous n’en avons ni les nageoires, ni la force, ni l’instinct fiché au centre du corps.

   Ligne blanche tu es la belle et impalpable césure autour de laquelle le vers du poème déplie  son immémorial rythme. Tu es « le vide papier que la blancheur défend », cet espace mallarméen de la création qui ne saurait jamais s’élever que du rien nocturne qui en ceint l’être. Tu es « l’heure où blanchit la campagne » hugolienne, cette mélancolique contemplation où l’âme se mire dans son propre désarroi. Hugo parle d’absence, de celle qui n’est plus là, que l’écriture tente de combler. Hugo parle de l’absence dont toute création est le lieu d’émergence. A ce blanc qui sidère, à ce vide qu’emplit silencieusement la neige, André du Bouchet accorde une résonance singulière : « L'absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige ».

   Ici, toujours, et en tant qu’origine de tout, le blanc diffuse son énergie radiante, sa puissance qui ouvre l’espace libre du poème, résout les tensions extrêmes de l’ombre et de la lumière - ces deux marges du noir qui encadrent la ligne blanche de l’horizon -, en pénètre l’indéchiffrable vacuité afin que, les lèvres du réel écartées donnent enfin accès à leur essence qui n’est, en définitive, que le miroir de la nôtre, une vision à l’infini, une perte en abyme de tout car le doute s’instille dans la moindre de nos perceptions, dans la plus infime de nos sensations. Qu’est le monde pour moi ? Qui suis-je en regard du monde ? Quelle relation entretenons-nous dont, le plus souvent, nous ne percevons que les lignes de fuite ?

   Regardant ce paysage que nous révèle la photographie, nous avons immédiatement affaire à trois climatiques du blanc : celle, céleste du nuage, cette vapeur, cette brume qui déjà s’évapore ; celle de la dalle de sable, cette terre immanente sur laquelle se pose la plante de nos pieds ; enfin celle de la ligne qui se montre comme possibilité d’actualisation des précédentes. Nos yeux sont comme aimantés, fascinés par ce trait qui ne semble tirer que de lui la mesure de son être. Devrions-nous procéder aux effacements successifs de cette représentation et ne demeureraient que ce continuum spatio-temporel, ce lieu à peine marqué, cette épiphanie délicate qui semblent n’avoir de présent qu’à être reliés à l’infini passé, au futur infini dont ils  paraissent figurer l’annonce. Pareils à un message prophétique nous disant  le ressourcement ininterrompu de ce qui, mince, inapparent, à la limite de l’inaudible, de l’invisible, porte en son sein l’entièreté des significations dont se dote le monde, auquel notre être puise comme à une mystérieuse source, la quadrature de son existence. Sans doute Vassily Kandinsky, ce chercheur d’absolu,  synthétise-t-il avec beaucoup de finesse et d’intuition ce qui se montre à nous, là au centre de l’image, qui en constitue l’essentiel rhizome :

 

« Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement. »

 

   Aussi, toute photographie en noir et blanc, - cette essentialisation de la figuration -, a-t-elle à se saisir de cette réalité-là : la ligne est l’initiale, l’esquisse, le premier geste dont doit se doter l’espace visuel afin que, déterminé, il puisse rayonner à partir de son centre. Les images les plus fortes - regardez « ce signe blanc » -, sont des images étayées à partir d’un fondement qui les restitue à leur force élémentaire, construire une géométrie ou poétique des lignes. Ainsi s’ordonne tout cosmos.

 

 

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29 août 2018 3 29 /08 /août /2018 15:31
Le lieu où brille le cristal de l’être

                   Photographie : Bérénice Loyer

 

 

***

 

 

      Cette blancheur, d’où vient cette blancheur ? D’une étoile invisible tout en haut du ciel ? D’une éclipse du sombre dont il ne demeurerait que d’étiques arêtes ? D’une pureté venant soudain lisser l’horizon ? D’un immémorial silence faisant sa résurgence ? Vois-tu combien il est douloureux, pour les yeux, d’endurer cet éclat sans nom, pour l’esprit de n’en connaître la majestueuse source, pour la nostalgie de n’en happer que l’extrême floculation, cette poudre qui se dissipe au loin dans la contrée de l’inconnaissance. Cette image, il faut la connaître de l’intérieur, en éprouver la pulpe, s’immiscer là où une rumeur se lève qui nous dira le mot par lequel elle veut nous atteindre. Saisiras-tu, avec moi, l’espace de douleur que vient de constituer cet été brûlant ? Nous avons été réduits à la torpeur, nous avons « hiberné » au plein de la fureur solaire. Etrange paradoxe que ceci : l’excès de soleil, l’incessante coulée de lumière nous a condamnés au repos bien mieux que ne l’aurait fait un froid sibérien.

    Et les idées, ces gemmes, avaient tellement de mal à s’informer, à sortir de leur spirale, à proférer quoi que ce soit qui nous eût réconciliés avec le luxe d’une pensée, la beauté d’une réflexion. Tout se traînait, tout se liquéfiait et la force de sortir de soi nous manquait. Ah, vivement l’Automne et ses teintes de rouille et de glèbe, les mottes luisant au soleil, la première rosée sur les aiguilles des herbes. Tout comme moi tu sais la faveur inestimable de cette saison, la décrue des torpeurs estivales, le bourgeonnement, à nouveau, du concept, l’étoilement de la méditation lorsque tout est calme, que la nature s’assagit, que la raison se dispose à reprendre ses terres exactes, à semer ses points géodésiques partout où un signe mérite attention.

   Tu sais mon légendaire attachement au symbole, ma manie de décrypter, dans la chute de la feuille, l’image de la finitude, dans la bogue de la châtaigne la monade au sein de laquelle nous vivons, dont jamais nous ne sortons, sauf ces quelques piquants que nous lançons au monde afin qu’il nous assure de sa présence et que nous puissions signaler la nôtre, cette braise qui couve sous la cendre et, toujours, menace de s’éteindre. Tu vois, déjà la nostalgie automnale m’atteint de ses feux assourdis, déjà, à l’horizon, se profile la lame de la mélancolie en sa chute hivernale. Mais peut-on réellement concevoir, ne serait-ce qu’une rêverie un peu consistante, sans incliner à de tels états d’âme ? Je ne le crois pas. Jamais la comédie ne pose les questions essentielles, elle ne brosse qu’à grands traits quelques caractères singuliers, fait émerger des silhouettes, force le crayon et nous donne ces caricatures dont il nous appartient d’en faire autre chose que ces images d’Epinal dont, très vite, nous aurons oublié les esquisses.

   Combien, regardant cette belle photographie, la rudesse hivernale nous interpelle. Cette falaise, à l’angle extrême de l’image, s’est éloignée du domaine des hommes, déjà elle appelle un ailleurs dont, ici, nous ne savons quel est le lieu de sa destination. Et ce ciel blanc sans limite, on le croirait absent de toute chose, pareil à un geste d’amour, une promesse qui flotterait à l’infini du monde sans jamais trouver le lieu de son repos. Et cette eau océane, et cet horizon effacé et cette grève où glisse le flux du temps sans que l’on puisse en dire le début ni la fin, pas même son battement. Et cette grève de galets, sa mare brillante, qu’en tirer d’autre sinon l’énigme de son paraître ? Et cette passerelle qui avance dans la flaque lumineuse de la mer et du ciel - est-ce au moins un humain qui en occupe l’extrême pointe ? - et s’il en est ainsi, que scrute ce mystérieux personnage dans l’éblouissement du paysage, cette abstraction, ces traits d’encre parvenus à l’épuisement de leurs formes ? Sans doute cette épure est-elle le reflet le plus exact de l’essentiel, de l’unique, du rare. Autrement dit, juste quelques mots, pour dire en poème la racine du jour, l’étoffe de la nuit qui lui succèdera, la marche des hommes à la lisière du temps.

   Ici je veux dire, sans atermoiement, le rayonnement du blanc, le surgissement du silence, l’extrême attention à porter à ce combat du clair et de l’obscur, à cette saillie du questionnement dont la fragile silhouette est le point de convergence, le lieu focal, l’irréductible présence dont une signification doit être tirée, sans quoi cette vacance nous engloutira ne nous laissant plus jamais au repos. Ici, de toute évidence, au confluent d’une conscience humaine et d’une eau - l’air aussi bien  est une identique trace -, eau qui ne peut être que lustrale, s’ouvre l’espace où brille le cristal de l’être. Bien évidemment, on ne peut le dire en termes ordinaires qu’à lui ôter sa force insigne, à le réifier, à le soumettre au joug laborieux des contingences terrestres. Alors il me faut trouver des équivalents, tracer les routes d’une possible homologie, procéder par touches allusives. Jamais l’être ne se donne de soi tel le rocher qui affirme sa massive existence. Il lui faut un discours allusif, l’usage de métaphores, l’emprunt à des domaines où il se donne à voir sous les espèces de la Nature, de l’Art et de leurs riches déclinaisons. Il me faut convoquer des sites où une transcendance en fournit quelques esquisses, toujours ce mystérieux voilement-dévoilement, cette éclipse, ce clignotement où être et étant s’entr’appartiennent sans qu’il soit aucunement possible d’en démêler source et confluent puisqu’il est de leur essence conjointe de paraître - l’étant - et de disparaître - l’être -, en un même empan de leur donation.

   D’abord il me faut dire ces « lieux où souffle l’esprit », selon la belle expression de Maurice Barrès. A l’initiale, la Colline de Sion à la perspective si large, on croirait dominer le vaste monde, y voir se dessiner l’immense réseau de ses fleuves, les damiers polychromes de ses terres, les labyrinthes des villes, les porches emplis d’ombre, les ténèbres des froides venelles, le doux moutonnement des collines. Une impression si loin de cette consternante toute-puissance qui ronge au cœur, y compris « les hommes de bonne volonté », simplement un ravissement des yeux de telle sorte que, jamais, ils ne pourront parvenir à leur étiage.

   Ensuite faire venir ces hauts sommets du Gilgit-Baltistan, au nord du Pakistan, voir la pyramide parfaite du Pic Laila avec sa coiffe de neige immaculée, le gris soutenu de ses pentes, les flocons des nuages suspendus sur le bleu du ciel. Sentiment de vastitude autant que d’éternité qui porte au loin celui qui sait y voir autre chose qu’un bloc géologique, la surrection en plein azur du sublime. Comment pourrait-on qualifier ce pur prodige autrement ?

   Puis ouvrir Les Essais de Montaigne, au hasard, tout y est si exact, on ne prend le risque que de rencontrer le génie. « Je ne cherche aux livres qu'à m'y donner du plaisir par un honnête amusement ; ou si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre. » (Livre II - Chapitre 10 - Des Livres). Peut-on mieux exprimer, en si peu de mots, la totalité de la vie, le plaisir, le savoir, le but de toute connaissance qui, avant celle de la science, est celle de soi ?  « Penser, c’est être à la recherche d’un promontoire », disait aussi l’Humaniste bordelais. Cervin, Mont Kailash, Pic Laila, tous promontoires qui nous disent en sommets et en roches - leur naturel langage -, la nécessité de nous connaître autrement qu’à l’aune des mondanités. Il y a bien plus à connaître, dans le secret de sa librairie, afin d’être homme parmi les hommes.

   Puis feuilleter « Lettres à un jeune poète » de Rainer Maria Rilke et se plonger, dans l’ombre de la solitude au plein de cette prose poétique inépuisable qui fore au cœur de l’expérience et de la sensibilité humaines. Parlant de la « volupté de la chair » : « Elle n’est, pour eux (la plupart des humains) qu’un excitant, une distraction dans les moments fatigués de leur vie, et non une concentration de leur être vers les sommets ». Puis, plus loin : « En une seule pensée créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui en ont la grandeur et le sublime. Ceux qui se joignent au cours des nuits, qui s’enlacent, dans une volupté berceuse, accomplissent une œuvre grave. Ils amassent douceurs, gravités et puissances pour le chant de ce poète qui se lèvera et dira d’inexprimables bonheurs ». Toute œuvre artistique portée à sa plénitude est cet amour quintessencié qui prend sa source au cœur des amants, sachent-ils en percevoir l’inestimable don.

   Et puisque l’acte créatif vient d’être évoqué, je terminerai par un appel à la peinture de Mark Rothko, dont l’œuvre était classée par Robert Rosenblum, historien d’art, en tant que « Sublime abstrait », sans doute le seul artiste à figurer sous cette prestigieuse dénomination. Sa façon unique de déployer la couleur, de la rendre vibrante, douée d’une incroyable énergie, qualifiée de « peinture en champs de couleur », vise bien plus la dimension spirituelle que celle, plus modeste, d’un simple champ pictural. Les spectateurs avertis ne s’étonneront nullement que certaines de ses œuvres aient pris place dans la « Chapelle Rothko », centre d’art et de méditation, commande d’un couple de mécènes.

   Ce rapide tour d’horizon se donnait pour objectif de synthétiser, de rassembler sous une même bannière, la photographie placée à l’incipit de l’article - elle qui a donné prétexte à ces quelques réflexions -, la colline de Sion, le Pic Leila, les « promontoires » de Montaigne, les « sommets » de Rilke, le spirituel sensible de Rothko. Il ne s’agit nullement de surinterprétation pour la simple raison qu’un identique fil rouge traverse la trame de toutes ces œuvres. Toutes nous invitent à cette attitude méditative-contemplative au regard de laquelle le monde s’ordonne selon le cosmos rassurant qu’il est, dont nombre de facettes, tout comme le cristal, la lumière, reflètent la troublante présence de l’être-des-choses qui fait toujours écho aux êtres que nous sommes dont la tâche essentielle consiste à découvrir le mot de leur énigme. Le temps est ouvert qui est notre unique lieu !

  

 

 

 

 

 

 

  

  

 

 

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23 août 2018 4 23 /08 /août /2018 10:22
Ces ailes qui tournent dans le vent

                  Photographie : Bérénice Loyer

 

 

***

 

 

   Sais-tu l’immense qui déploie sa courbe sous le vaste dôme du ciel ? Sais-tu le sentiment de solitude sans bords, sans attache, cette sorte de vertige qui plante son canif au centre de la chair et le monde vacille et nous vacillons dans le monde ? Sais-tu l’avancée sur le fil du rivage, personne n’y est présent, la vacuité  est effroi qui fait reculer les hommes, ils se terrent dans leurs termitières et serrent leurs poings sur l’étoupe du vide. Voici longtemps j’étais comme eux, en partance pour un rêve aux mailles si lâches, il n’avait de cesse de se poursuivre jusqu’à l’impossible. Peut-être, tout au bout, dans la confusion et l’air de laine, le visage d’une Amante, quelques rimes, des alexandrins en leur antique beauté. Vois-tu, c’est ainsi, aux hommes il faut cet empan de gloire au gré duquel leur navigation à l’aveugle prend sens soudain, une flamme dans l’étroit corridor de l’exister. Il faut une cible à atteindre, un but à fixer au futur, une borne sur laquelle reposer le regard,  fixer sa permanente lassitude.  

   Cette marche infinie que serait-elle sans cette brume diaphane qui se lève de l’eau et fait son argile claire sur le bandeau de la conscience ? Tout en haut, le ciel est dans sa teinte d’absolu, il vogue à une impensable altitude comme pour nous signifier le peu auquel nous nous confrontons que, toujours, nous pensons être la totalité des choses, leur continu ressourcement. La ligne d’horizon est si bas, elle ploie sous la loi invincible du jour. Quelques oiseaux de mer, mouettes, goélands, sternes, signes noir et blanc dans l’heure vacante, raient le lointain, virent sur l’aile, écrivent le premier poème de l’heure. Le silence est si grand, l’espace si lisse, le cœur si ouvert à recevoir une trace, à embrasser une empreinte que la moindre chose faisant signe serait déjà hiéroglyphe déchiffré, lettre d’encre apposant sa rumeur dans l’écrin de notre désir. Toujours nous sommes en attente de l’image belle, du symbole et de son double, de l’allégorie et de l’idée à laquelle elle nous convie.

   Le sol est une immense plaine blanche couleur de neige. Quelques sillons y déposent leur chemin ordonné, leurs points de fuite dans une convergence sans nom. Ces ailes qui tournent dans le vent, voici ce dont nous cherchions la présence sans bien le savoir. Elles battent l’air avec la régularité d’un métronome. Elles parlent aux hommes le langage de la lenteur, cette patience que, depuis toujours, ils semblent avoir oubliée, ce susurrement, cette voix assourdie  qui devrait être leur demeure et qu’ils n’entendent plus. Nul bruit cependant hormis cette scansion du temps, cette circularité, ce dessin si régulier, cette esquisse dont ils devraient faire leur emblème quotidien. Eloge de la douceur, de l’instant qui se dilate, tutoie soudain l’éternité pour peu que l’on soit attentif à ce qui a lieu hors de soi, non dans sa propre enceinte où repose la tyrannie de l’ego.

   Le haut fût blanc - ce menhir de métal - ; les ailes - ces voilures si fragiles ; le mouvement - cette variation d’horloge -, tout ceci agrandit l’espace, lui confère cette majesté sans laquelle il ne serait qu’un district sans importance, une terre oubliée quelque part dans le labyrinthe du monde. Ce n’est pas une éolienne qui nous est donnée à voir, mais Eole lui-même, qui déplie la sublime Rose des Vents. Jamais on ne se lasserait d’en répéter les noms, Alizé, Grain blanc, Nordet, Noroît, Suroît, Harmattan, Ponant, Simoun, Sirocco. Ils sont comme notre souffle, ne crois-tu pas ?, ils sont inépuisables, chauds, froids, secs, incisifs, ils disent nos états d’âme, nos inclinations successives, le feu de notre passion, la pluie de nos désillusions, la neige de nos désamours. C’est pourquoi nous leur devons attention. C’est pourquoi le Grand Sablier Blanc qui fait tourner ses grains de silice, il faut le voir tel l’Ami qui vous soutient, tel le sémaphore qui agite ses grands bras pour vous hisser au-dessus des flots, tel l’amer, là-bas, sur la côte de rochers, il vous indique la voie à suivre dans le sens d’un destin lumineux.

   Les hommes sont si démunis dans leurs casemates de ciment. Ils se regroupent en amas, tels des chenilles processionnaires. Ils dorment emmêlés, pareils à de jeunes oiseaux sans plumes ne connaissant pas encore l’heure de leur envol. Que ne s’égaillent-ils au hasard du rivage, en bandes joyeuses, en agapes dionysiaques, pampres en accroche-cœurs à la falaise de leurs fronts ? Que ne dansent-ils en écho à la Grande Dame Blanche qui ne tourne que pour eux, les invitant aux noces sublimes d’Alizé et de Grain blanc, de Noroît et de Suroît, dans la pleine possession de leur essence ? Rien, dans le vaste monde, de plus urgent que cette infinie mobilité. Elle est le témoin de ce que nous sommes : des Vivants qui, ici et là, cherchons le lieu de notre condition. L’être est mouvement. Bougeons avec lui, en lui. Me suivras-tu ?

  

 

 

 

 

 

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22 août 2018 3 22 /08 /août /2018 16:30
Ceci qui SE donne à voir

                  « Un autre feu d’artifice »

 

                Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

   C’est parfois comme au sortir d’un rêve. Les yeux sont des boules de porcelaine et tout glisse sur l’étrave du visage, une eau lisse, un air à la consistance de plume, un feu qui n’aurait encore atteint son point de combustion. On a beau chercher, tâtonner, rien ne se donne que nous ne connaissions déjà, rien ne fait signe dans le genre d’une amitié. Cependant nulle hostilité, seulement une libre vacance des choses, une perte dans le sable infini des confusions, une ligne à l’horizon dont les points divergent, s’évanouissent dans une sorte d’inconsistance. Alors, que nous reste-t-il à faire, sinon dilater la prunelle de nos pupilles, essayer de saisir, ici et là, un flocon d’écume, l’estompe d’une silhouette, la miette d’air que nul oiseau n’aurait saisie ? Nous sommes en désenchantement de nous-mêmes, situés à la périphérie de l’être, orphelins de ce qui aurait pu s’y inscrire : la courbure d’un sentiment, le gel d’une émotion, le sursaut d’un ravissement. Peut-être la modestie d’une fleur. Comment persister hors du sens ? Demeurer en soi, subir le coin du doute, s’assembler autour de ce vide qui fore son puits dans le silence de la chair.

   C’est toujours du pli même de l’impalpable nuit que tout se lève, s’éclaire, que tout surgit hors de l’ombre et se met à proférer le mot du Monde. Au loin, dans ce qui encore se réserve, des formes sont en gestation, des limons se plissent, des bulles d’air trouent les roches, des sables s’érigent en fins monticules, des vagues s’ourlent de la promesse de l’aube. Tout ceci à notre insu, prenant à défaut notre vision. Nous sommes des Eclaireurs de pointe mais l’ensemble du possible ne nous livre jamais que quelques écailles, le dépliement d’un bourgeon, l’ouverture de la corolle dans le soleil qui fait sa boule rouge. Nous imaginons des cathédrales de songes, nous en appelons à l’énergie de l’imaginaire, nous nous livrons au déchaînement des fantasmes mais nous sentons bien que tout ceci n’est que pure magie, illusion révoltée d’être simple diversion dans le temps qui fuit et, jamais, ne se retourne.

   Quelque part, pourtant, à l’abri des regards, au creux d’un frais vallon, tout contre la douce éminence d’une colline, le prodige a lieu. Ces beautés qui étaient en attente depuis toujours, cet ovule à la forme parfaite, ces pétales diaphanes, ces étamines nervurées, ce stigmate que courtise le pollen, tout était en voie de soi dans le plus secret silence, dans le retrait, l’attente. Et voici que, maintenant, ces fleurs existent, ni plus ni moins que nous. A égalité. Elles ont jailli du non-être, elles ont colonisé leur espace qui n’est pas le nôtre, elles se dressent fièrement tout en haut de leurs hampes, elles sont ce peuple joyeux de bleus à peine venus, mayas ou bien givrés ; ces rose-chair ou persan ; ces cœurs brou de noix, ces effusions uniques, ces présences qui, dans le rayonnement prochain du jour, seront ces feux d’artifice seulement connus d’elles-mêmes, les fleurs, en leur exception. Elles sont si vraies, là, à portée de notre conscience bien qu’un flou les nimbe d’une possible disparition. Rien ne dure qui ploie sous la férule du temps.

   Ceci qui SE donne à voir. « SE », accentué pour souligner le possessif autoréflexif. Oui, avant d’appartenir au monde, à nous les humains, ces fleurs sont en propre ce qu’elles sont sans débordement, sans élan vers quoi que ce soit, si ce n’est le simple site de leur apparition. Elles n’ont cure de ce qui n’est nullement leur être. Ne vivent que selon leurs lois. La plupart des choses qui SE donnent à voir échappent à la juridiction humaine. Les fleurs sont les fleurs. Les hommes sont les hommes. Curieuse tautologie qui s’éclaire cependant d’une exigence d’autarcie car le vivant ne connaît nul système de vase communiquant. Seulement des approches, des effleurements, des contacts, des affinités.

   Néanmoins sans les fleurs les hommes ne seraient pas. Sans les hommes les fleurs ne seraient pas. Le Monde en sa multiple effervescence exige la pluralité des êtres. Tout se joue et se reflète en miroir. La Lune dans l’eau. L’eau dans la lactescence de la Lune. Les yeux de l’Amant dans ceux de sa Maîtresse. Les yeux de la Maîtresse dans les yeux de son Amant. De la même façon chaque fleur ne fait grâce au bouquet que de sa propre réflexion. Ceci qui SE donne à voir gît toujours en sa demeure. Raison pour laquelle nos yeux sont des gouffres. Les combler serait leur ôter tout désir d’emplissement. Les laissant disponibles et fertiles nous les disposons à tout ce qui peut faire rencontre. Or l’illimité est un vaste bouquet d’impressions et de sensations. Qu’il vienne à nous pareil à l’outre vers l’Egaré dans le désert. Nos yeux ont soif. Puissent-ils ne jamais être étanchés !

  

 

 

 

 

 

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12 août 2018 7 12 /08 /août /2018 16:24
Sous la levée du ciel

 

                       Route d'Aubrac -10 -

                  Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

 

   Voir, en ce temps-là, c’était dépasser la courbure de ses yeux, la porter loin de soi, à l’endroit où la beauté se donnait comme la seule mesure du temps. Le temps ne bougeait pas, feuille immobile sous la vaste portée du ciel. L’espace était là, infiniment accordé à son être. On aurait pu demeurer ainsi, dans sa posture d’homme, sans que rien ne la troublât sauf le silence qui faisait, partout, ses larges confluences. En ce temps de plénitude, le regard se portait en direction des choses avec l’exactitude nécessaire à la perception de la vérité. Le ruisseau se donnait en tant que ruisseau, la colline en tant que colline, le nuage disait sa nature de nuage. C’était si bien ce simple directement alloué à découvrir le monde selon sa justesse : l’aire souple d’une plaine, les hampes des peupliers dans le pollen d’automne, le lac à l’horizon avec son eau pareille à la lame d’un canif. Une évidence qui déroulait sa ouate à l’infini sans que rien ne vînt en troubler l’événement heureux.  

   Le jour est monté lentement dans une manière de douce mélancolie, comme s’il demeurait sur le cercle du passé, se retenant au seuil du futur. Une longue hésitation, le dépliement d’un ruban pris dans les feuillets de l’air. C’est tout juste si on l’entend bruire, plutôt un simple frémissement à l’orée de l’heure. La terre du ciel est une levée de sillons faisant alterner ses mottes grises, ses blancs calcaires. La lumière est longue, sans doute immémoriale. Elle semble venue des temps géologiques, cette infinie lenteur des choses à embrasser l’horizon de la visibilité. Ou bien est-ce une eau fossile dormant dans les failles de glaise immaculée ? Une eau de lagune avec sa belle densité, ses reflets d’étain tout contre le front soucieux des hommes ? Une eau de delta dont les ramifications se perdent dans l’illisible des flots océaniques ? La lumière glisse au ras du sol, fait ses plaques claires parmi le moutonnement souple du plateau. Elle est un chant mystérieux, une parole posée sur les choses dans le respect de tout ce qui est, ici, dans ce paysage au long cours.

   L’arbre. Un seul. Sombre ponctuation qui vient jouer, tout contre l’horizon, son destin d’abri. Des hommes y trouvent refuge. Des bêtes s’y allongent pour un peu de fraîcheur au plein de l’été. La maison. Une seule. Mais est-ce une maison ? Peut-être une étable emplie de foin où dorment les somptueux lézards. Leur gorge palpite dans la lueur bleue du temps pareille à l’infini battement des secondes, au flux de l’eau qui coule, souterraine, parmi la nuit des moraines et les blocs lumineux de calcite. La colline. Une cascade muette de plis, de souples escaliers au gré desquels se montrent les taches blanches du troupeau au contre-jour de l’herbe, ce tapis noir rehaussé des bouquets d’arbres, des lignes du terrain qui font leur marche séculaire sans que nul ne s’en rende réellement compte. C’est bien ceci, ici, qui est remarquable, qui trace son infinie avenue dans l’histoire de la terre, cette sourde poésie des reliefs karstiques. Ils disent face au ciel la trame immense des millénaires. Ils disent dans le retrait du limon le travail des forces à l’œuvre, que jamais on ne voit mais qui dessinent les arêtes du visible.

   Tutoyer ces hautes erres ne peut avoir lieu que dans cette mémoire d’un temps long au pied duquel, nous les hommes, ne sommes que d’illisibles présences. Et c’est ce dialogue qui est à poursuivre avec la conscience aiguisée au vif de la lucidité. L’ineffable est ceci qui nous effraie en même temps qu’il nous fascine parce que nous sentons, dans la latence du paysage, ces forces immenses qui sont à l’œuvre et nous déterminent bien plus que nous ne pouvons l’imaginer. Ces formes que nous voyons se lever devant nos yeux, se coucher docilement sous l’appui des nuages, sont le revers des archétypes de roc et de glaise qui habitent la nuit des cryptes et des grottes, des gouffres et des silencieux avens. Nous n’en apercevons que la face de lumière alors que leur socle même est teinté des ténèbres dont notre propre inconscient est habité auquel, jamais, nous ne pouvons donner droit. Il est un puits sans fond, un mot quelque part étouffé dans les remous de ce qui fut notre passé. Si ce beau pays d’Aubrac se livre avec l’esthétique rare du simple c’est parce que son histoire est le fruit d’une immense et douloureuse parturition dont les vagues nous parviennent seulement aujourd’hui. Pour cette raison, ce paysage est éternel car façonné identiquement à une œuvre patiemment méditée par quelque artisan aux dons multiples. Il nous est remis à la manière d’une offrande. Prenons garde à le laisser persévérer dans son être. Seule cette attention est digne de sa nature unique. Oui. Unique !

 

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11 août 2018 6 11 /08 /août /2018 09:14
 Rue des mirages

            " Un soir de mars à Audresselles..."

               Photographie : Alain Beauvois

 

 

***

 

 

   Rue des mirages

 

   On marche sur le rivage. On écoute le bleu du ciel, cette poésie longue en fuite d’elle-même. On regarde le moindre bruit sortant de l’eau, parfois une bulle qui gonfle et gagne la trame souple de l’air. Sur sa peau on devine le frisson de la nuit qui, bientôt, viendra. On surveille ce qui ne peut l’être, un dialogue d’amour au creux des demeures, le murmure d’un serment, le pli d’une mélancolie dans la venue du soir. Rien ne semble vrai que cette fragilité de l’instant dont on suppute, à chaque pas, qu’il pourrait disparaître, simple grésillement à la face des choses puis plus rien qu’une soie déroulant le vide de son silence. Les maisons sont immobiles dans leur étrave de ciment, on dirait d’antiques barques que la mer aurait abandonnées là, un jour de grande lassitude. On ne sait si quelqu’un, vraiment, en occupe le lieu ou bien si ce ne sont que mémoires témoignant du passé des hommes. Ses yeux, on les laisse aller au ras de l’onde, tels de curieux flotteurs qui voudraient connaître le mystère du monde. Mais tout vibre de soi et la surface  de l’eau est cet immense miroir où se reflète la figure du mirage, cet illisible qui efface tout dans les couloirs d’ombre.

 

   Rue des vertiges

 

   On avance prudemment comme si, dans le moment qui vient, un pur prodige pouvait s’allumer devant le globe ébloui des yeux : un vent habité de présences secrètes, un nuage poudré d’or, la faucille de la Lune moissonnant les gerbes d’étoiles. Mais regarder le ciel est toujours le risque de s’y engloutir dans la fosse abyssale de l’imaginaire. Alors on s’arrime au tapis de sable, alors on y cherche quelque point de fixation où assurer la topologie de son être. Seulement la lumière baisse, seulement le doute croît. Est-on seulement vivant en cette heure entre chien et loup où tout se confond en une identique silhouette ? C’est tout juste si on sent encore ses propres limites et déjà des éclisses de nuit entrent par les pores de la peau, glissent dans le bulbe de chair qui se dilate, se réverbèrent sur la neige des os. C’est, soudain, comme si le corps s’était retourné à la manière d’un gant, livrant sa pulpe aux yeux de la terre et du ciel. Nous qui regardions, de toute l’intensité de notre conscience, nous voici regardés, livrés à la curiosité de la vague, scrutés par la patiente écume, sondés par les milliers de gouttes du brouillard. Malgré l’étrange tout ceci est infiniment plaisant. On ondoie au large de soi, on largue les amarres, on navigue en pleine solitude où sont les bras de corail des étoiles de mer, où les flagelles des méduses paraissent de fins cristaux,  où les oursins lancent leurs piquants mauves, on dirait des joies subites se libérant du poids d’une énigme. On est au-dessus des profondes fosses marines et un délicieux vertige s’empare de notre présence qui devient si éthérée, si aérienne qu’on pourrait, tout aussi bien, se déployer en plein azur parmi la traversée blanche des grands oiseaux.

  

   Rue des rêves

 

   On est haut maintenant et le firmament bleu-nuit est piqué des yeux infinis des étoiles. On plane et s’assure de faire des courbes gracieuses, de beaux cercles pareils aux anneaux brillants des planètes. En bas, sur le champ des hommes, tout est calme. Encore un reste de jour, une clarté à ras du sol, une touche de réalité accrochée au rivage.  Les maisons font leurs boîtes multicolores, elles ressemblent maintenant à des jouets d’enfant disposés face à la lumière. Quelques feux que réverbèrent des vitres. Des couleurs atténuées, douces, qui effleurent et rassurent au seuil du grand voyage nocturne. Les Dormeurs dérivent sur leurs lits de bois, cloués à leurs rêves, ancrés à ce qui fuit et toujours ne profère son nom que dans un étrange murmure. Les Songeurs ne sont plus en eux mais en-dehors, loin des soucis multiples et des projets nébuleux. Sur de grands oriflammes se manifeste l’inaccessible dont ils ont halluciné le peuple souvent étroit de leurs destins : un amour, une ténébreuse pensée, une vertu dont, jamais auparavant, ils n’avaient eu le pressentiment.

   Ils sont en quête d’eux-mêmes, du temps qui passe, de l’espace qui s’éclipse à l’horizon, de la compagne qu’ils auraient pu avoir mais dont la rencontre a toujours été différée. Ils sont à la recherche de ce qui prend, le plus souvent, la teinte indescriptible de l’absolu : ce passé jauni aux si faibles résurgences, ce présent qui croule sous la hâte de l’instant, ce futur ouvert à la manière d’un grand livre sur lequel ils voudraient écrire le poème d’une joie simple, immédiate, tracer les orbes d’une ineffable félicité. Longue est la nuit qui demain s’effacera. Que demeurera-t-il de tout ceci : mirage, vertige, rêve ? Nul ne peut savoir, les prescriptions du monde sont si mystérieuses !

  

 

 

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9 août 2018 4 09 /08 /août /2018 08:48
Jamais la même eau

 

                            Fluid Water...

                 Photographie : Hervé Baïs

 

 

***

 

« ON NE SE BAIGNE JAMAIS DEUX FOIS DANS LE MÊME FLEUVE. »

 

 

***

 

 

   Cette sentence d’Héraclite qui énonce l’existence changeante du monde, l’impermanence de toute chose, la fuite en avant du temps, sonne à la manière d’un irrépressible destin ourlé de tristesse et de mélancolie. L’instant est toujours précédé ou suivi d’un autre instant, ce qui en constitue l’essentielle trame insaisissable. Nous sommes en notre mortelle condition ourdis de ces fibres soumises à la corruption qui font la grandeur de tout homme en même temps que sa fragilité. Le temps est sans doute le talon d’Achille dont nous sentons l’étrange et constante présence à la manière d’un vertige dont, toujours, nous tutoyons la verticale vérité. En quelque manière « perdre son temps » revient à « perdre sa vie » mais aussi, mais surtout, à laisser s’échapper cette beauté qui plante dans notre chair l’aiguillon du manque, la lame outrageuse d’un deuil que nous avons à consentir à la vue du rocher, de la faille de terre, de l’étendue marine, de la plage immense du ciel traversé du souffle des nuages. Nous les voyons mais, déjà, ils sont en partance pour ne plus revenir.

  

   Jamais deux fois la même eau.

 

   Quelque part, à l’abri des regards, dans le doute incertain du jour, dans la fraîcheur neuve du passage, un ruisseau fait son cours léger, son ébruitement de fontaine dans la joie pure d’un clair-obscur. Cet événement aussi simple que singulier a son infinie réserve de surprise, son inestimable qualité d’étonnement. C’est la première fois que nous lui prêtons attention, alors tout est plénitude qui fait son chant immaculé. Le sentir est posé là, telle la libellule sur le mince rameau, dans l’attente de la parution à venir. Or qu’est-ce qui hésite au seuil de la donation, si ce n’est le dépliement de la beauté ? Temps et beauté sont coalescents, leurs êtres inséparables, leur devenir chemine dans la gémellité. Si, soudain, nos yeux éblouis archivent la pierre noire tapissée de lumière, les filets d’eau semblables à des lianes d’argent, le bonheur immédiat de la pénombre, c’est en raison de cet instant non reproductible qui s’efface à mesure de sa révélation. S’il n’y avait de temps, il n’y aurait de beauté. Sans doute rétorquera-t-on, avec esprit de logique, que son absence coïnciderait identiquement avec l’extinction de la douleur, l’abolition de la tristesse. Certes. Mais la joie ineffable dont la beauté nous fait l’offrande resplendit à l’infini sur la margelle de la mémoire, ce dont la douleur est incapable puisque remise, sitôt éprouvée, dans quelque oubliette qui en gommera l’insupportable épreuve.

  

   Jamais deux fois la même eau. Jamais deux fois la même beauté.

 

   Nulle beauté n’est reproductible puisqu’elle ne fait jamais qu’actualiser une essence unique, singulière. Un visage cerné de grâce aperçu dans un éclair sur un quai de gare ou dans l’ombre d’un musée pourquoi en conservons-nous le souvenir à la manière d’une gemme brillant au creux même de notre chair ? Le visage était précieux, l’instant qui le portait et le fécondait était le tremplin majestueux de son effectuation. En lexique de tissage et de métaphore cette fraction insigne du temps était la navette qui donnait lieu aux fils de trame et de chaîne au terme desquels quelque chose comme une soie éblouissante trouvait le lieu de son être. Le lieu n’est nullement un endroit, seulement un existential qui arrache au néant sa charge d’entière négation, de perdition à jamais. C’est ceci la beauté, un sens infiniment accompli qui éclaire l’âme et incline à l’entière dispensation du monde. La ressource est magique pour peu que l’on se dispose à en chercher les voies sans doute secrètes, profondes. Les eaux souterraines sont un cristal, celles de surface s’éteignent parfois dans la brûlure d’une trop vive lumière.

  

   Jamais deux fois la même eau. Jamais deux fois la même beauté. Jamais deux fois la même surprise.

 

    En effet, c’est à être surpris, à être « ravis » au sens étymologique de se trouver en « extase » que se donneront cette tresse d’eau blanche, le flanc poli du rocher, la branche usée qui flotte au-dessus de l’onde. Plus que d’un simple événement, il s’agira d’un avènement, autrement dit d’une « royauté » qui nous sera allouée le temps d’une ivresse. Evénement/avènement. Sublime valeur sémantique de la paronymie qui affecte à deux sosies le même coefficient de signification. Tout est si ontologiquement présent dans la plurielle richesse de la langue, ce miroir sans égal de toute esthétique, de toute réalité. Pour cette raison les poètes ont toujours été des demi-dieux. Leurs épopées nous émeuvent tout comme ce modeste microcosme de la nature au gré duquel nous pouvons goûter aux joies simples d’un regard authentique. Ceci énonce la vérité dont toute beauté est dépositaire, que le temps porte à son dénouement. Toujours nous souhaitons être les observateurs privilégiés de cette triple nervure, beauté, vérité, temps. Elle ne fait que nous dire le site à occuper. Sans doute y sommes-nous déjà lorsque l’œuvre décide de nous sans pour autant nous ôter notre liberté. Le pur rayonnement est à ce prix. Nous l’arrimons à notre être. Il fait signe à la manière d’un absolu.

 

 

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6 août 2018 1 06 /08 /août /2018 08:26
Image : hors du monde

                   Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

   Nous regardons l’image, l’image vraie et, soudain, nous sommes hors du monde. Nous sommes en-nous-hors-de-nous. Nous nous exilons de notre être et pourtant nous en sentons la densité, la rutilance de mercure, la plénitude brillant telle une étoile dans la nuit. Mais comment peut-on, tout à la fois, être ici dans sa tunique de chair - cette geôle -, et sentir l’aérienne présence de l’esprit - cette sublime libération ? L’image vraie a ceci de surprenant - contrairement à celle d’Epinal -, qu’elle nous arrache à la pesanteur du monde et nous dote d’aptitudes cosmiques : la vitesse, la lumière, la profondeur inouïe des galaxies.

   Nous regardons le ciel, sa nappe corail, son absolue diaphanéité et nous sommes ce ciel avec l’infini voyage des comètes, leur sillage de feu dans le noir absolu de l’espace.

   Nous regardons l’oiseau, son signe d’encre, son empreinte si discrète et l’on vole à de hautes altitudes parmi les confluences de l’air, les poussées de l’harmattan, les colères du simoun, le souffle sec du Sirocco. Nulles contraintes cependant. Arabesques de félicité seulement.

   Nous regardons la ligne brisée des montagnes et nous sommes ces rochers qui disent la durée éternelle du temps, la lente érosion de l’âge, la beauté des pics lorsqu’ils toisent le domaine des hommes, cette minuscule fourmilière traversée du désordre des agitations mondaines.

   Nous regardons la nappe d’eau au loin, ses lignes de métal sombre, ses mouvances dans le genre d’un coup de fouet, ses pliures bleues, sa lame d’argent immobile au centre, ce secret, puis la longue réverbération du ciel comme pour signifier l’intangible continuité des choses lorsque la vision est adéquate à son objet.

   Nous regardons longuement, apaisés, rassurés de notre présence parmi ce monde si généreux, nous avions failli ne plus en lire le poème, en entendre la symphonie, en goûter la goutte de miel. Il faut dire nos yeux sont trop abreuvés d’images violentes, artificielles, fabriquées au seul risque de nous fasciner. Oui, la fascination est la pire des aliénations dont notre société sécrète la poix à longueur de journée, si bien que le poison fait son effet sans même que nous en percevions le vénéneux chemin. Ses flèches nous traversent pareilles à une eau de ruissellement. Nous nous y habituons. Puis nous en ressentons le manque, bientôt la douloureuse privation.

   Les images crépitent sur le globe des yeux, s’invaginent dans la complexité du chiasma, allument leurs feux dans la densité grise, font leurs éclairs cérébelleux, leurs lances ignées qui se plantent dans l’aire occipitale, dans la réserve à phosphènes, dans le grand barnum où s’agitent les esquilles de rêves, les phosphorescences des fantasmes, où tourne l’inconséquent barillet du désir. Oui, nous sommes au centre de la grande farandole et nous n’échapperons à nos tortionnaires. Ils sont les Géants, les Dissimulés, les Grands Ordonnateurs de la curée mondiale, ils veulent nettoyer jusqu’à l’os notre prétention à paraître, nous métamorphoser à la seule mesure de leur pouvoir de domination. Oui, Nietzsche avait raison, l’humain n’a qu’une seule chose en tête : la Volonté de Puissance. Ce qui, en termes de simple logique, veut dire qu’il y a des perdants, en masse, des gagnants si peu, mais ô combien assurés de leur domination, de leur gloire !

   Le jour a été une seule et unique ligne blanche, de longues effusions secouant la toile violentée du ciel, des balafres soufrées clouant choses et êtres au plus intime de leur chair. Il fallait se faire tout petits, se rouler en boule tels de jeunes chiots, respirer à peine, mouiller sa truffe de bulles de salive, se coller au sol de ciment, se disposer à la minceur. Les rues étaient désertes et la chaleur faisait entendre ses craquements, ses boursouflures, l’élongation de ses membranes de carton. Des oiseaux, parfois, cloués en plein vol, s’abattaient telle une grêle noire. Les feuilles assoiffées étaient de simples feux-follets, de rapides fumées se dissolvant dans une manière d’averse drue, d’air seulement. On ne connaissait plus la caresse de la pluie, l’onction souple de la brume, l’étincelle fraîche de la goutte de rosée. Tout était en suspens de soi. Tout était alloué au silence. Tout était muré dans un étrange labyrinthe et les respirations faisaient leur drôle de bruit de râpe, de soufflet de forge. On se jetait sur le tapis de braise du lit, on vouait son corps aux gémonies, on gigotait tel l’antique nouveau-né plié dans la tunique étroite de ses langes. On était des momies et le sarcophage serrait ses parois de bois, faisait grincer ses chevilles, tenait le corps au plus près de sa mutité. On était dans le plein inviolable de la condition humaine. On était mortel, infiniment mortels, le constatant au plus près d’une vérité.

   Matin. Aurore. Ou bien soir, Crépuscule. Peu importe le nom de l’Evénement. Il fait si beau après le cauchemar nocturne. Les bandelettes, on les a enlevées. Son corps, on l’a lavé à la lumière neuve ou bien décroissante, c’est indifférent. Aurore ou Crépuscule, heures de la bienfaisante palme qui oint l’épiderme de son baume lénifiant. Re-naissance, nouvelle origine, départ pour un chemin qui ouvre le futur, fait briller le destin à l’aune de l’espoir. La chaleur, la chape de plomb, l’étuve collée à la barbacane de peau, voici qu’elles se délitent, renoncent enfin à paraître. La chaleur n’était que l’image de la fausseté, l’image brouillée de nos cerveaux embrumés. Cette lumière est si belle qui tapisse l’air de ses étoiles vermeil. Le grand Goethe disait que le rouge était la couleur idéale. Peu importe sa teinte, pourpre, alizarine, carmin. Elle est là, devant nous, nous en nimbons nos fronts, nous en habillons nos mains, nous en ceignons nos chevilles, ce sont les pampres de la joie. Nous regardons l’image, l’image vraie et, soudain, nous sommes hors du monde. Oui, HORS DU MONDE !

 

 

 

 

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