Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 mars 2016 2 22 /03 /mars /2016 08:15
Pèlerinage aux sources.

Flash back.

Œuvre : André Maynet.

Tous nous sommes des Lanzo del Vasta à la recherche de quelque Gange intérieur, de quelque source originelle qui nous aidera à nous entendre avec le monde, le proche, l’immédiat, celui qui se cache sous les voiles de notre peau et gonfle notre chair de sa sève impérieuse. Car il en va de notre existence, de notre cheminement sur cette terre intime qui, faute d’être connue, risquerait, à chaque seconde, de se dérober sous nos pas. Ceci, nous le savons, cette urgence à connaître, à pénétrer le moindre pli de la conscience, à s’immiscer dans la plus petite faille qui nous indiquerait une issue, sinon la voie royale qui nous éviterait de passer à côté de ce que nous sommes en essence, dont il nous est intimé de chercher le mystère. Oui, la route est aussi mystérieuse que peut l’être une quête mystique, l’obsession d’un artiste à trouver le médium qui dira son être et le portera à la révélation. Il faut coïncider avec soi-même, une fois seulement, afin de côtoyer une vérité et de s’y maintenir avec l’assurance de la vision d’une lumière parmi les remous d’ombre et les ornières de suie. L’existence est semée de chausse-trappes, de dérobades, de tellement de manque-à-être qu’il est nécessaire de cerner son propre intelligible, de saisir la nervure qui nous fait tenir debout, de la projeter dans l’avenir.

Mais ces propos liminaires, s’ils peuvent avoir une quelconque vertu, c’est seulement de nous éclairer dans la connaissance que nous avons de notre passé, cette sublime faculté de la mémoire qui, empruntant les voies du souvenir, les sentiers de la réminiscence, nous délivre de ce présent qui nous tend constamment le piège d’une cécité. Le carrousel des heures est trop fort, la poussée des actes trop impérieux, le dard de notre désir si incandescent que notre pouvoir même d’entendement s’émousse et que notre vie devient une manière de jungle dont n’arrivons guère à émerger. Cette Jeune Fille, à peine une nymphe, prêtons-lui le nom de Mnémosyne, cette déesse à la recherche du temps ancien, celui qui lui fut donné, au cours duquel elle créa les mots et inventa le langage. Celle qui, par son seul acte de nomination, fit sortir les choses de leur anonymat et leur conféra être et présence. Se nommer Mnémosyne veut dire abandonner son habituel horizon, faire volte-face et regarder avec l’œil de l’âme ce qui, autrefois, vint à son encontre, à commencer par sa propre identité humaine. Être cette déesse, c’est endosser le rôle d’un habile tisserand des mots, d’un Marcel Proust par exemple et s’enquérir de ce temps perdu que l’on s’ingénie à retrouver dans le moindre fragment de petite madeleine, dans les arbres lors d’une promenade, la silhouette d’un clocher, là-bas, du côté de Combray ou bien de Méséglise.

Mais ce que Mnémosyne nous apprend ce n’est pas seulement à la reconnaître elle, en tant que présence ancienne, dans la perspective des contingences successives qui l’affectèrent, dont, aujourd’hui, elle est la résultante. Certes le faisceau de la torche, cette lumière si douée de sens fait signe en direction de cette esquisse dont un crayon (celui du Destin ?) la pourvut de contours et éleva une forme afin qu’elle pût paraître. Oui, sa biographie s’écrivit dans l’acte même de sa naissance, dans quelque accident de la vie, une blessure, une joie, la réception d’un cadeau, la découverte d’un paysage, la rencontre d’une personne, le mouvement d’une feuille dans le tourbillon de l’air. L’événementiel est au cœur même de sa chair, les expériences l’ont tissée de l’intérieur, les bonnes fortunes, les mauvaises surprises, les hasards de tous ordres en ont ordonné l’architecture. Mais le factuel, l’impromptu, l’imprévisible n’expliquent pas tout. Mnémosyne est aussi, est surtout, placée au point focal de ses découvertes dans le domaine de l’art, dans celui de la culture, dans ses confluences avec des œuvres qui l’ont envahie et courent en elle selon quantité de flux. Il suffit de regarder l’image avec attention, d’y deviner la vivante symbolique et alors les choses brillent d’elles-mêmes. Ce bonnet d’aviateur, cette lampe électrique, ces chaussons de danse sont autant d’éléments centraux qui concourent à nous la livrer à la hauteur de ce qui, pour elle, joue à titre singulier.

Elle, cette inconnue qui nous offre une si étonnante vision de ce qu’elle est, tâchons d’en percevoir les lignes de force. Celles-ci tiennent entièrement dans le paysage d’une esthétique heureuse dont elle fut la destinataire en des moments privilégiés de sa saisie du monde. D’abord ce bonnet d’aviateur dans sa délicieuse forme anachronique, désuète mais si prégnante, émouvante. Ce bonnet qu’elle découvrit sur la tête pleine d’imaginaire de Saint-Exupéry, ce bonnet dont son héros de papier du Petit Prince était censé être affublé, lorsque, se posant avec son avion dans le désert, il fait la rencontre de cet étrange petit personnage venu de bien plus loin que tous les songes les plus féconds. Se remémorant ceci, Mnémosyne voyage loin, très loin, dans ces contrées si troublantes, si fascinantes des fictions universelles. Alors, en elle, surgissent, à la façon de ruisselets d’eau claire les paroles fondatrices d’un mythe, celui d’une petite divinité tombant d’un astéroïde pour dire aux hommes l’essentiel de leur présence sur Terre, à savoir ce bel humanisme par lequel connaître la poésie, révéler l’amour, découvrir l’inaltérable amitié, l’inestimable valeur de la tolérance. Et voici que les phrases magiques se mettent à scander l’hymne du bonheur, à proférer le simple dont naît la félicité au seul empan d’une juste contemplation :

Et j’étais fier de lui apprendre que je volais. Alors il s’écria :

- Comment ! tu es tombé du ciel ?

- Oui, fis-je modestement.

- Ah ! ça c’est drôle…

Et le petit prince eut un très joli éclat de rire qui m’irrita beaucoup. Je désire que l’on prenne mes malheurs au sérieux. Puis il ajouta :

- Alors, toi aussi tu viens du ciel ! De quelle planète es-tu ?

J’entrevis aussitôt une lueur, dans le mystère de sa présence, et j’interrogeai brusquement :

- Tu viens donc d’une autre planète ?

Mais il ne me répondit pas. Il hochait la tête doucement tout en regardant mon avion :

- C’est vrai que, là-dessus, tu ne peux pas venir de bien loin…

Ensuite cette lampe électrique qui fait retour vers le passé, cette mince clarté qui brillait également dans l’obscurité du ventre de l’éléphant maçonné que Gavroche habitait tout près de la Bastille, en compagnie de ses hôtes d’un soir. C’est ainsi toute lumière contient une lumière, toute ombre une ombre, toute pensée actuelle une pensée de jadis. Cette minuscule lampe était donc, au travers des ans, le reflet, l’écho de ce fragment des Misérables que Mnémosyne lisait, tard le soir dans la clandestinité de sa chambre :

Une clarté subite leur fit cligner les yeux ; Gavroche venait d’allumer un de ces bouts de ficelle trempés dans de la résine qu’on appelait rats de cave. Le rat de cave, qui fumait plus qu’il n’éclairait, rendait confusément visible le dedans de l’éléphant…

Le plus petit se rencogna contre son frère et dit à mi-voix :

- C’est noir…

- Bêta, s’écria Gavroche en accentuant l’injure d’une nuance caressante, c’est dehors que c’est noir. Dehors, il pleut, ici, il ne pleut pas ; dehors il fait froid, ici, il n’y a pas une miette de vent ; dehors, il y a des tas de monde, ici, il n’y a personne ; dehors, il n’y a même pas la lune, ici, il y a ma chandelle.

Enfin, ces chaussons de danse, cette manière de rêve qu’elle avait longtemps entretenu lorsque petite fille encore, elle ne se lassait pas de regarder dans le livre de peinture de ses parents, les toiles de Degas représentant Deux danseuses entrant en scène. C’était alors, comme si elle, Mnémosyne, s’était vêtue de ces tutus floconneux, aériens, à peine un brouillard dans un matin d’automne, taille serrée dans un écrin de roses, bras en forme de lyre au-dessus de la tête et surtout cette suprême élégance des jambes gainées de soie pâle, cette si belle position des pieds, soit dans une posture d’opposition, soit dans le mouvement d’une subtile harmonie, pointe effleurant le sol de sa délicatesse comme si s’en fût suivi un possible envol, une libération des pesanteurs terrestres.

Et ce qui nous reste à voir, maintenant, c’est ceci, cette esquisse au crayon qui représente Mnémosyne, cette si oublieuse mémoire qu’elle pourrait, à tout moment s’absenter et nous laisser dans la douleur, tout comme elle pourrait déposséder notre Visiteuse de son éphémère apparition. Car, si nous sommes des êtres de corps, des citadelles de muscles et de chair, nous sommes surtout ces dentelles mémorielles dont les liens, les attaches, réalisent notre synthèse et nous assurent d’avoir été alors que nous ne sommes occupés qu’à être dans ce présent concret, cette réalité palpable que nous édifions à chaque respiration, que nous construisons de nos mains laborieuses afin qu’un avenir nous soit offert et une suite promise. Nous sommes des explorateurs de terres vierges, des découvreurs d’impossible et oublions souvent la source qui nous porta là où nous sommes aujourd’hui, qui jamais ne tarit. Faute de ceci nous serions aux portes mêmes de notre propre inconnaissance. Or nous voulons connaître en lisant, écrivant, aimant, nous souvenant de nos premières émotions. Il ne tient qu’à nous de nous y employer. Avec un incomparable bonheur !

Partager cet article
Repost0
23 décembre 2015 3 23 /12 /décembre /2015 08:42
Infinie solitude de l’être.

Car tel est mon royaume...No 15.

" J'ai rendez vous avec moi-même ".

Photographie : Alain Beauvois.

« Un matin de février. La météo est glaciale.

Les rafales doivent atteindre les 100 km/h.

C'est un terrible vent du Nord.

Je ne suis pas assez chaudement couvert,

il y a du sable partout,

j'ai peur pour mon appareil,

j'avance difficilement jusqu'à la mer.

J'avance, j'avance car j'ai rendez vous

avec moi même... »

Impression de haute solitude, sensation d’infini dont cette image est révélatrice jusqu’à nous interroger sur notre propre présence au monde. C’est toujours face aux paysages grandioses, à la verticale beauté que nous prenons conscience de notre fragilité. Nous regardons la vastitude et la vacuité nous habite alors que la Nature se déploie devant nos yeux en majesté. Plus la perspective s’affirme, plus l’horizon se déplie, plus la montagne s’élève ou bien l’océan s’ouvre, plus nous sentons combien notre existence est relative, notre « être-là » inscrit dans une inexorable temporalité, notre paraître dans une singularité qui nous place, toujours, aux confins de ce qui n’est pas nous et nous remet à notre propre cartographie, terre isolée parmi la multitude. Présence du monde en contrepoint duquel joue notre territoire corporel qui, souvent, en paraît la figure inversée. Alors voici la façon dont la galaxie humaine se livre à nous : réalité archipélagique, cercles fermés sur eux-mêmes dont la monade leibnizienne pourrait être l’emblème le plus significatif, univers sans portes ni fenêtres vivant du-dedans son rapport à l’altérité. Et, à ceci, l’instinct grégaire ne changera rien. Jamais l’homme ne se sent plus abandonné qu’au sein de la foule aux mille visages. Exilé des autres, il est en même temps exilé de lui-même, ce dont le sentiment de déréliction est la mise en perspective. Simple virgule dans le texte de l’exister, le Passant est remis à lui-même dans une sorte de geste d’absence à laquelle s’abreuve la bouche noire de l’angoisse.

Impression de haute solitude disions-nous en préambule. Celle que nous ressentons à nous confronter avec la Vallée Blanche dans la Passe de Tifoujar en Mauritanie où les vagues de sable semblent une mer sans limite dont, jamais, nous ne parviendrons à circonscrire la totalité signifiante, comme si nous en étions une simple parcelle, une émergence disparaissant à même son surgissement. Même saisissement à découvrir l’univers minéral de roches brunes, sa sublime érosion dans la Montagne Hindu Raj en Afghanistan. Même insularité humaine du Regardant saisi d’étonnement face au Vatnajökull, calotte glaciaire d’Islande entaillée de profondes veines bleues, hérissée d’arêtes éblouissantes. Jamais perception de l’isolement, n’aura été plus incisive, comme si une proche disparition pouvait survenir à tout instant, ramenant la condition de l’être que nous sommes à un simple balbutiement de l’Histoire, un minuscule événement parmi l’aventure des destins croisés, interchangeables à volonté, les plus « grands » se mesurant à l’aune de l’incommensurable, c'est-à-dire à l’infini. C'est-à-dire rien !

Infinie solitude de l’être.

Vue de la surface du Vatnajökull.

Source : Wikipédia.

Mais revenons à des horizons plus familiers, du côté du Calaisis, aux Hemmes de Marck et d’Oye. La plage est immense qui court d’un horizon à l’autre sous les rafales de vent. Rien, ici, pour arrêter la furie des éléments. Pays libre de l’eau, de ses flux et reflux. De l’air, de ses volutes, de ses lames abrasives comme la pierre ponce. Du feu sous l’espèce de la lumière solaire qui blesse les yeux et les contraint à une manière de cécité. De la terre, cette fine poudre de sable qui vole en une infinité de paillettes de mica, percussions sur la peau tendue du visage, continuel picotement disant l’âpreté du lieu, son exigence, le peu de jeu qu’elle accorde au Découvreur. Ici, il faut faire corps avec le paysage, s’y fondre, en devenir une simple digression, une fuite de silice, un écoulement d’eau parmi le ruissellement du monde. Disant ceci, nous ne parlons que de solitude. Avançant, il faut constamment lutter contre le vent, s’incliner avec humilité, se faire à la taille du ciron, consentir à n’être que ce laborieux insecte poussant devant lui la boule nécessaire à sa survie.

Ce matin le paysage est affuté comme la lame du rasoir et il faut assurer l’assise de sa marche en plantant la semelle de ses chaussures sur la dalle de sable durcie par l’ombre de la nuit. Le sol est une tôle ondulée où se devinent encore les traces des dernières vagues, leur empreinte comme si une mémoire voulait s’imprimer dans la poussière, y poser le sceau immémorial du temps long, du temps de l’origine dont l’écho affaibli résonne encore dans la forme, le plissement, le rythme pareil à une incantation. Le ciel est un lac immense avec ses théories de nuages gonflés de bleu, si semblables à l’énigme des glaciers, à leur inaccessible profondeur. Parfois des rehauts de moraines, une déchirure, l’apparition d’une eau plus claire, lac souterrain brillant dans la calcite des parois. Loin, très loin, presque à perte de regard, un liseré plus sombre, soutenu, ligne d’encre dont on ne sait plus très bien si elle est trait d’union de la terre et du ciel, leur constante opposition ou bien leur cheminement siamois afin que la beauté dispose d’un lieu où se dire et témoigner de l’instant rare de la rencontre. Jamais ligne d’horizon ne nous interroge plus que depuis son statut de presque invisibilité. Trop nette elle n’a plus rien à nous apprendre. Alors, dans le blizzard qui érode et contraint à n’être plus qu’un étrange menhir de pierre levé dans l’indescriptible, on scrute l’absence de l’oiseau, on fixe l’arche immense du silence, on écoute le vide faire ses confluences dans l’avenue étroite du corps, dans les sarments des bras, les piquets roides des jambes, les bois soudés des pieds. On est cette étrange concrétion à la limite du minéral et du végétal, ce pieu planté dans la glaise dense de la question. L’état de sidération est tel, la glaciation mentale si avancée que, soudain, nous pensons avoir tout inventé. Si ce paysage n’était que l’image en trois dimensions de notre dimension humaine, le reflet de notre exaspération à ne jamais saisir que des voiles de brume ? Les Hemmes, peut être les avons-nous disposées devant nous afin que nous-mêmes puissions paraître et faire écho avec les choses de l’existence. Quittant le paysage, tournant le dos à sa sublime grandeur, nous retournons à terre la tête basse, engoncée dans le lourd massif des épaules. Une idée fichée en tête qui fait son vrombissement de guêpe obstinée : ne serions-nous pas SEUL au monde ? SEUL ? Alors que nous rentrons au pays des hommes après une longue errance, serons-nous au moins cet Ulysse qu’une prévenante Pénélope attendra afin que sa présence signifie à la manière d’une certitude ? Ceci nous en portons l’espoir chevillé au corps. Dans la conque de nos oreilles résonne une seule phrase :

« J'avance, j'avance car j'ai rendez vous avec moi même... ».

Est-ce cela vivre ?

Partager cet article
Repost0
22 décembre 2015 2 22 /12 /décembre /2015 08:14

 

Une esthétique du questionnement.

 

 

ss1-copie-1.JPG

 Œuvre : Sibylle Schwarz.

 

 

 

  Nous Contemplons cette photographie et, d'emblée, nous nous questionnons. Nous sommes comme au bord de l'étrange, amenés en des lieux que nous ne connaissons pas : "terra incognita" qui, faisant apparaître, disparaît à nos yeux dans l'espacement d'une vision floue. Comme si une brume s'était interposée entre le monde et le regard que nous portons sur lui. Cette manière d'astigmatisme rend le sujet aussi peu visible que la voilure de l'oiseau dans l'aube grise. Elle procède d'un parti pris esthétique qui joue dans une manière de séduction. L'image est "fardée""grimée", tentant de nous échapper alors que notre hâte de nous en saisir se décuple à l'aune de cette indécision native. Tout ceci induit un patient travail d'approche pareil à celui de l'Amant en direction de l'Aimée. Car nous ne serons délivrés de notre désir qu'à ôter cette pellicule qui subtilise à notre vue l'essence même dont nous voudrions la révélation. Mais, en réalité, ne s'agit-il que de cela, dépouiller la photographie de la gélatine qui la dissimule partiellement à notre curiosité d'Observateurs ? Autrement dit, souhaitons-nous en modifier la nature et la rendre visible, l'extraire du doute premier ? Ou bien préférons-nous demeurer dans ces marges d'incertitude qui assurent à notre imaginaire la possibilité d'un voyage, la remontée vers quelque réminiscence ?

  Car cette image, avant de nous parler du monde, avant de nous remettre à l'Autre dans son unicité, nous renvoie simplement à nous-mêmes. Elle agit comme un miroir pour notre conscience. Butant sur l'illisibilité première de la représentation, c'est du-dedans  de notre intériorité que nous cherchons à éclairer ce qui vient à notre encontre. Ainsi, livrés à notre seul jugement, remis à une appréciation totalement subjective - les indices de réalité étant si rares -, nous glissons d'une vision à l'autre, nous faisons surgir quantité d'esquisses sans nous soucier de quelque jugement, de quelque règle qui viendrait établir ses fondements perceptifs. La courbure de notre œil contre la courbure de l'image. Liberté contre liberté. Rien ne nous incline à nous décider pour telle ou telle perspective à laquelle nous convierait la photographie. C'est donc une pure affinité avec ce qui souhaiterait s'illustrer, dont notre fantaisie cherche à s'emparer.

  À défaut de pouvoir élaborer une thèse précise et étayée du sujet de l'image, nous en sommes réduits aux hypothèses, aux conjectures. Nous percevons des formes humaines, dont certaines paraissent appartenir à des hommes, de haute taille, vraisemblablement des Africains à la peau couleur de nuit, levés sur une aire de terre battue, dans le rayonnement d'une lumière matinale. La figure, au premier plan, semble avoir revêtu quelque habit traditionnel, ce qui fait signe vers une possible cérémonie, à moins qu'il ne s'agisse d'une danse, ou bien d'un rassemblement auquel nous pouvons donner de multiples orientations.  Puis, nous butons vite sur la limite des interprétations à nous assurer de la justesse de nos vues. Cependant, la photographie ne nous laisse pas là, sur ce sol de poussière claire, démunis, ne sachant plus que proférer à son sujet. La graine du doute nous a envahis et, en arrière de nos fronts soucieux, s'animeront quantité d'images convoquées à combler le "vide" de la représentation, ses zones de silence, ses aires blanches par lesquelles elle nous questionne plutôt que de nous résoudre à nous taire.

  Alors, peut-être à notre insu, ou bien avec la clarté des évidences, les choses cachées se présenteront à nous, déroulant les scènes d'une fiction. Ce qui veut dire que la photographie continuera à animer, en nous, un travail souterrain afin qu'une énigme puisse trouver à se résoudre. Se constitueront de nombreuses scènes ayant trait à des notions de spatialité, de temporalité, de modalité selon lesquelles le théâtre de l'existence qui nous est proposé peut trouver à s'actualiser dont, peut-être, aucune ne sera exacte. Mais peu importe, c'est bien de NOTRE perception du monde dont il aura été question, non d'une vision extérieure qui nous en aurait été imposée.

  Or, si nous approfondissons les diverses déclinaisons auxquelles notre entendement se sera exercé au sujet de ce qui apparaît, nous nous rendons rapidement compte que, loin d'avoir été de simples fantaisies, elles nous auront permis d'enrichir le contenu sémantique de la photographie. Nous y aurons découvert un monde que seul le flou de l'image a rendu possible. Car, maintenant, si nous imaginons cette représentation avec clarté, précision, nous aurons éventuellement, devant nous, une rencontre de diverses personnes d'un clan déterminé, disons par exemple, une danse rituelle précédant une cérémonie de mariage. Étant assurés de ceci, notre aire d'appréciation sera circonscrite à cet empan étroit de la réalité avec lequel nous nous arrangerons afin qu'il puisse trouver place dans la catégorie de notre entendement disposée à le recevoir. "La cause aura été entendue" et, la connaissance du contenu ayant été assurée, il n'y aura guère d'autre processus à mobiliser afin de nous emparer de son langage, de sa vérité. Le tout de l'image aura été dit dans l'espace du cadre représentatif et nous passerons à la prochaine figuration en occultant aussitôt ce qu'il nous a été donné de voir.

  Et maintenant, si nous nous posons le problème de savoir comment l'essence de la photographie aura été le mieux révélée, de l'image floue ou bien de son équivalent net, nous dirons simplement qu'il s'agit de deux démarches complémentaires, chacune ayant son vocabulaire propre. C'est, bien évidemment au Photographe de choisir la voie selon laquelle il veut nous proposer sa vision d'une séquence du réel. Ce que nous pouvons dire et qui ne saurait être de l'ordre du paradoxe, c'est la chose suivante : peut-être faut-il faire l'hypothèse que cette photographie-ci, dans son caractère voulu d'indistinction, nous rapproche singulièrement de l'objet qui nous est proposé, de son contenu réel mais aussi bien latent. C'est bien parce que cette proposition picturale était peu "évidente" qu'elle nous a entraînés à nous questionner à son sujet. Ce que n'aurait pas fait la même scène dans le cadre d'une vision précise. Ce qui nous paraît éloigné en raison de son traitement particulier, se rapproche de nous par le simple fait que nous souhaitons en percer l'opercule. Comme on le ferait de la bogue de l'oursin afin d'en savourer le corail. Ainsi l'éloignement appelle-t-il la proximité !

 

 

 

  

 

 

 

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2015 1 21 /12 /décembre /2015 09:14
Là où l’homme est de surcroît.

" Car tel est mon royaume 1 ".

Les Hemmes de Marck vus de la plage.

Photographie : Alain Beauvois.

« Conditions très difficiles de prise de vue, en pleine tempête, il a fallu bien protéger l'appareil et le photographe décidément " dans le vent "...J'aime aussi beaucoup cette photo, car, avec le vent, le sable et certaines lumières, la plage se mue… en mer ... »

A.B.

JOUR - La mer s’est retirée au fond de quelque abysse. Il n’en reste plus que des flaques brillant au soleil, une odeur d’iode et de varech, le souvenir de sa rumeur. C’est l’heure des hommes. C’est l’heure des « travaux et des jours ». La ruche des Existants s’est ouverte aux rayons de lumière. Partout vole son pollen, coule son miel en longs rayons de cire. Partout sont les trajets multiples, les langages polyphoniques, les déplacements polychromes. Un genre de vertige qui s’empare du sable, le disperse en tourbillons, en spires claires montant le long de l’étoffe du ciel. Partout on est livré à cette démesure, à ce bonheur immédiat qui consiste à proférer avec emphase ce qui s’empare de vous, à le faire connaître à la communauté. Incessant ballet des chars à voile, triangles aux vives couleurs s’imprimant sur l’azur, ornières des roues mordant le sable, silhouettes des hommes pareilles à des insectes collés au sein de leur toile. Et le rythme de la course des chevaux, le martèlement du sol, cette percussion régulière qui frappe jusqu’au socle de la terre, entendez donc son battement de gong, on dirait les tambours de bois de Polynésie et leurs échos infinis, pareils à une incantation. Mais où sont les esprits qui leur répondront ? Existent-ils au moins autrement que dans notre imaginaire ? Les promeneurs, aussi, sont nombreux sur « L’Ansérienne », traversant dunes et pinèdes, se gavant d’images qu’ils enfouissent dans les plis de la mémoire. Partout est le mécanisme qui fait tourner ses rouages, minuscules pièces d’horlogerie s’emboîtant avec une précision toute logique, comme si un grand géomètre avait réglé la cérémonie avec la justesse de la raison. Sur l’immense plateau de sable, on fouille et on gratte. On s’agenouille, genoux plantés dans la vase. Ici surgissent les coques avec leur drôle d’infimes geysers. Là, frétillent dans une mare, les crevettes que l’on saisira du bout des doigts, crevettes surprises qui se débattront en cambrant vigoureusement leurs queues d’écaille. Là encore l’armée des « verrotiers », ces dénicheurs de minuscules vers dont leur ligne sera ornée, en attente du poisson d’argent jetant ses feux dans les rayons du crépuscule. Là est la grande marée humaine succédant à celle de la mer. Là est l’agitation, le tremblement, la fièvre alors que, retirée au fond de son silence, l’eau paraît dormir, comme prise d’un sommeil éternel.

CREPUSCULE - AUBE - Les hommes sont partis ou ne sont pas encore présents. Ils dorment sans doute, serrant leurs poings indociles sur des rêves d’enfants. Images qui traversent les cerneaux de matière grise, y essaimant des filaments de joie, y imprimant quantité de vivants palimpsestes. Glissement des dentelles oniriques, confluence des réseaux complexes des songes, fuyantes esquisses vivant de leur propre fuite. Sur l’écran blanc de leur sclérotique, pareil au dôme d’un planétarium, se percutent mille sèmes venant dire la nécessité du repos, du ressourcement de la nature alors que les hommes sont rentrés au logis. Peu à peu se dissolvent les fables diurnes, s’étiole le bourgeonnement pléthorique des activités, les longues digressions, les rhétoriques bavardes. Voici qu’apparaissent, tels des contes pour jeunes enfants, des gravures apaisées telle qu’on peut les retrouver dans de vieux manuels enfouis dans le silence d’un coffre. La raison raisonnante a cédé la place à l’intuition. L’envie rubescente au luxe du phénomène simple, originel. Tout est soudain apaisé qui lisse la conscience de sa palme sereine. La meute anthropologique a disparu pour céder la place au régime naturel, à son harmonie immémoriale, à sa respiration de vent, à son écoulement d’eau, à sa destinée de temps long que mesurent flux et reflux comme reflet de l’infini. Car ici, sous le ciel privé d’attaches, tout contre le monde aquatique en sa liberté, c’est de cela dont on est affectés jusqu’au tréfonds de l’âme, on est pris d’un sentiment de vastitude alors que la fourmi humaine n’est que cette brindille inaperçue flottant au monde du sein de sa propre vacuité. Rêves, amplitude libre, plus vraie parfois que le réel lui-même. Si beau carrousel d’icônes de la beauté. Hissés tout en haut de leurs longues pattes, ces sarments si minces qu’ils pourraient se rompre à tout instant comme une tige de verre, les limicoles fouillent inlassablement la vase de leurs becs gentiment inquisiteurs. Bécasseaux variables aux plumes teinte de feuilles mortes, avec le poitrail moucheté de cendre grise, ventre se perdant dans la nuit assourdie d’un noir que l’eau reflète. Marche hésitante des sanderlings à la robe modeste si proche de l’aspect de la châtaigne. Glissements furtifs des pluviers argentés au dos parcourus d’écailles brunes et blanches, au poitrail tel du bitume, ils sont si discrets qu’on croirait à une légende qui dirait le paysage en mode silencieux. Il y aurait tant à dire sur ce peuple des marais et des plages, sur l’à peine parution du Bruant des neiges, l’élégance de l’alouette hausse-col, sa blancheur se confondant si bien avec la neige, la délicatesse de ses ailes semblables à un fin corail, la tache foncée faisant un masque autour du bec, tout près de la prunelle des yeux. Et comment ne pas habiller ses rêves de la présence si rassurante, tout empreinte de quiétude, des phoques ayant choisi comme site le Phare de Walde, cet autre grand échassier regardant la mer du haut de sa résille de fer ?

Voici ce que la nuit, le crépuscule, l’aube disent aux hommes : la nécessité du ressourcement, la rencontre des eaux originelles, les longues épousailles du ciel et de la terre. Sans doute les activités des hommes ne sont-elles pas condamnables, elles sont le contrepoint culturel à la donation permanente de la Nature, à la générosité du paysage, à l’accueil en son sein de ce qui croît et se projette dans l’avenir. Ce qui doit avoir lieu, cependant, c’est l’écoute du monde, le rythme des énergies primordiales, la connaissance des puissances fondatrices. Un peu partout, dans tous les pays, se développent les « Conservatoires du littoral » afin que soient protégés des lieux d’exception, que perdurent des populations animales en danger de disparition, que se régénère une flore rare. Nécessité que ces initiatives qui sanctuarisent des espaces et les mettent à l’abri des dégradations. Et si de tels lieux deviennent des « sanctuaires », alors qu’ils le soient à l’aune de leur signification étymologique : « lieu le plus saint d'un temple, d'une église ». C’est bien au sacré que se rapporte cette définition. Elle met en exergue cette disposition de l’humain qui le situe en tant qu’existant et le place en dette face à ce qui l’abrite et le met en sûreté, cette terre, cette mer, ce ciel, sans lesquels nous ne serions rien qu’une diversion passagère du vivant et comme un hoquet de l’Histoire. Sans doute notre destin est-il de plus haute valeur. L’homme n’est « de surcroît » que s’il a failli à sa mission originelle de fondateur d’un lieu. Sans doute n’est-il en quête que de cela. Du moins voulons-nous le croire !

Partager cet article
Repost0
20 décembre 2015 7 20 /12 /décembre /2015 08:43
Oiseaux migrateurs.

" Un passage dans la dune "

Photographie Alain Beauvois

***

  « Début mai 2015, à ma plus grande joie, je viens d'apprendre que cette photo a été sélectionnée par le jury des " Festives d' Ascain " (Pays Basque). C'est un festival photo " à ciel ouvert " dans un magnifique village basque. Le thème cette année était " le passage ". Les photos, agrandies, sont disposées, dehors, à différents endroits du village et cela tout l'été. Je remercie l'association Zilargia qui organise cette manifestation, dans un esprit de partage, de convivialité, d'amour de la photographie loin de toutes idées de concours et de compétitivité. Ma photo sera aux côtés d'oeuvres de grands artistes français et étrangers... cela me fait grand plaisir... j'essaierai d'aller là bas en juillet, j'y suis déjà allé et j'avais adoré et le lieu et ses " festives "...

Quelques précisions sur cette photo :

  Cette photo '' un passage dans la dune " où l'on voit partir vers l'Angleterre, un ferry, comme dans un col, est tout un symbole. Elle a été prise à Calais, haut lieu de passage, à l'endroit exact où s'entassent désormais, dans des dunes et dans des conditions déplorables, semblables à des bidonvilles, des milliers de migrants, qui rêvent de trouver "un passage " vers l'Angleterre, leur eldorado, et qui regardent, impuissants, les ferries partir sans eux...le rêve d'un passage vers une autre vie...cette photo fonctionne donc comme une allégorie...»

***

  Sous le ciel blanchi du proche hiver résonnent les cris des bernaches, se dessinent les courbes qui, bientôt, se dissoudront dans l’air froid, la brume indistincte. Les oies, on ne les verra plus, on entendra seulement leurs cris, leurs bavardages incessants. Partout, sur le Bassin, depuis les Prés salés tout près d’Arcachon, jusqu’à la pointe du cap Ferret, en passant par l’Île de Malprat, les plaines du Teich, partout seront les compagnies fouillant l’estran, se gavant d’ulves, ces laitues de mer dont les oiseaux raffolent. D’octobre à Mars, on cacarde, on fouille le végétal, on fait des réserves. Puis, un jour de mai, le vol se formera, en V, avec son éclaireur de pointe et ce sera le retour vers la Sibérie originelle, là où la reproduction aura lieu, la généalogie assurée. Constante oscillation entre la terre fondatrice d’un lieu et l’accueil dans un territoire assurant la survie de l’espèce, ces herbes lacustres qui nourrissent et sont promesse d’avenir. Orbe migratoire liant en un seul mouvement le sol primitif à celui qui régénère et permet la poursuite du cycle. Toujours l’oie au plumage couleur de terre, au long cou noir, retourne sur le territoire qui l’a vue naître, immémorial ressourcement qui semble n’avoir jamais de fin. Ainsi vivent des milliers de populations, grues cendrées, cigognes, milans noirs dans un ballet incessant, genre d’éternel retour du même, constant battement existentiel, passage de l’aire de nidification à celle du nourrissage. Pays natal, pays d’accueil, pays natal comme pour dire la nécessité d’un lieu où s’enraciner, se reconnaître, assumer le déploiement de son essence.

  Le ciel est plombé, à la limite d’une huile lourde, d’un bitume qui coulerait au-dessus de la dune. Sur le sable, des traces de roues se perdant près d’une touffe d’oyats comme si cette dernière était l’ultime amer d’un improbable voyage. Une empreinte, puis une disparition dans la trame d’un illisible destin. Lieu de perdition, lieu désert sans qu’il soit aucunement possible de repérer une oasis, la touffe de fraîcheur de ses palmiers se balançant au-dessus d’une ligne d’eau claire. Tout est scellé dans une confondante mutité. C’est comme si la terre avait été dessaisie de ses mots, le ciel de son chant, les nuages de leur possibilité de se métamorphoser en pluie, cette puissance qui féconde et libère, donne aux hommes la joie d’une libation. Tout est tellement scellé dans l’irrémédiable, tout est tellement hors langage. Si dérisoire d’être là, sous la meute grise, d’en sentir le mouvement continuel de râpe, de pierre ponce et de demeurer dans une manière de catatonie comme si on allait prendre racine, ici, et s’engloutir dans la touffeur des sables mouvants.

  On se nomme « Aman » ou bien « Janice » ou encore « Nahoum ». On vient d’Erythrée, du Soudan, de Syrie. On fuit la tyrannie, la guerre civile, les exactions, l’aporie d’un monde en décomposition. On se souvient encore, dans son corps même, dans ses membres tendus par la peur, du refuge dans le bois Dormoy, à Paris, fuyant l’œil inquisiteur des caméras. Serait-on reconnu au Pays et c’est sa propre famille qui en subirait les conséquences, questionnaires, peut-être prison ou bien torture. Le raffinement des tortionnaires est sans fin, sans pitié. Il faut contraindre, convertir à des idées, faire passer sous les fourches caudines jusqu’à ce que la conscience en peau de chagrin accepte toutes les compromissions, signe toutes les allégeances. Honte de l’humanité lorsqu’elle oublie l’humus sur lequel elle s’est édifiée, lequel sortait d’une longue période d’ombre, de barbarie. Raison de plus pour la reconduire, l’ombre, à un plus lumineux chemin.

  On est allongés sur la plage, pareils à des chiots nouveau-nés qui chercheraient, les yeux fermés, les mamelles salvatrices. On est sans mère, sans pôle auquel se rattacher, on est seul parmi la confluence des autres, on souffre de n’être rien que ce fétu de paille flottant sur l’indifférence des riches et des nantis. On se serre les coudes, on se tient contre son frère d’infortune. En survêtements troués, sous des capuches crasseuses, les chaussures en loques, les pieds poudrés d’une poussière qui ne veut pas de nous, de notre irritante présence. On est tout en haut de la dune. Sable dans les yeux. Rafales de vent, air salé qui tire des larmes. On est là dans un ailleurs qui n’existe pas, on est là et on ne le sait même pas. C’est une telle douleur que d’être privé d’une Terre, de n’y pouvoir enfouir l’orgueil légitime de ses racines. On fixe son regard sur la ligne d’horizon. Mirage blanc qui oscille sur la mer. On voudrait y être, même dans la cale ombreuse où les machines font leur bruit assourdissant. Être n’importe quoi, cette bielle au mouvement épileptique, ce grincement, cette odeur de gas-oil flottant au ras du sol. Être. Le ferry glisse lentement sur l’aire lisse comme l’huile. Avec facilité. Comme si être-au-monde était cette progression calme, assurée d’elle-même, cette certitude assistant à son propre avènement avec un sentiment naturel, allant de soi. Mais est-ce donc si difficile de vivre, de marquer son empreinte sur la dalle des choses, d’être reconnu homme parmi les hommes ?

  Le ferry est au loin, maintenant, simple ponctuation blanche sur les eaux noires. Simple espoir que le vent emporte avec lui, dissout dans la craie d’Albion, ce paradis qui, jamais ne sera atteint. Nous ici, peuple du sable, errants parmi l’immense solitude du monde, nous comptons pour si peu. Brume à l’horizon, risée de vent que bientôt le silence effacera. Il nous restera notre regard, nos mains tendues vers l’impossible, nos ongles pareils à des serres où s’accrochent les bribes du néant. Longtemps nous demeurons ainsi côte à côte, les yeux rougis d’avoir trop espéré. Parfois quelques somnolences traversées de fulgurances, de dialectes locaux, de déflagrations ; des hommes en armes, des pleurs, les murmures éteints de nos proches, des odeurs de terre brûlée par le soleil. Rêves d’oiseaux migrateurs, rêves d’oies bernaches faisant leur criaillerie joyeuse dans le ciel du Bassin d’Arcachon, autour des côtes de l’Île de Ré, dans le golfe du Morbihan. La troupe est excitée, la troupe est fébrile. Il est si émouvant de regagner sa terre natale après qu’on a été accueilli, logé, nourri et que l’on retourne sur son lieu de ponte, celui qui vous a vu naître et vous a porté sur les rives de l’exister ! Alors il ne nous reste plus que le rêve au fond du sommeil on bien à l’état de veille avec le dessin des côtes de la Sibérie. Longtemps nous planons au-dessus des paysages désolés de la toundra. Longtemps nous décrivons nos cercles de cris sur l’océan blanc des bouleaux. Longtemps nous dérivons avant de rejoindre le lieu fondateur. Longtemps !

  Nous sommes en sustentation au-dessus de notre argile natale, nous décrivons de grands cercles, nous voyons le sol aride, fissuré, nous voyons le peuple soumis, en loques, miséreux, nous voyons la douleur faire ses fumées de solfatare, ses taches de soufre incandescent. Nous voyons les eaux bleues du golfe d’Aden, nous voyons Massawa, le chapelet des îles Dahlak, nous voyons Port-Soudan, la montagne de pierres nues qui la cerne, les acacias épineux qui font leur tache vert-amande au fond des vallées désertes. Nous sommes comme l’aigle à l’œil perçant qui vole haut, dans sa forteresse de plumes, et aperçoit, tout en bas, le globe bleu agité de soubresauts, le globe en fusion sous la folie des hommes. Loin, là-bas, au-delà de l’horizon, dans le pays aux piscines de pierres et d’eau, aux maisons victoriennes, aux greens semés de trous, tout près des mirages des tours de verre de la City sont les hommes qui marchent, regard en bas, jamais ne lèvent les yeux au ciel. Ils ne veulent pas voir. Ils ne veulent pas enfoncer dans leur esprit indolent le coin du doute, dans leur âme le poison qui les détruirait. Mais nous sommes le peuple des « Damnés de la Terre ». Un jour nous lèverons, oui, en masse. Notre migration sera une immense déferlante et le ciel se couvrira de taches brunes et noires. Oui, nous serons les bernaches conquérantes, les oies en quête de nourriture, les oiseaux de la désolation. Car, là où se posera notre vol, il ne restera plus rien que ruines et cendres. Puis nous retournerons au pays de nos ancêtres, Erythrée, Soudan, cette Sibérie orientale que nous libèrerons du joug des oppresseurs. Des armes nous ferons un autodafé, des idéologies un naufrage, des compromissions une aire de liberté. Nous en dresserons les arbres aux carrefours, sur le bord des mers, en haut des collines de pierres. Notre migration aura eu lieu, nous nous reconnaîtrons dans notre sol comme nous le ferions dans le reflet du miroir. Alors nous n’aurons plus de rêve d’au-delà, de grands bassins où flottent les forêts d’ulves, où les crabes, pinces en l’air, se déplacement si drôlement dans leur marche de guingois. Nous revêtirons nos habits traditionnels, les voiles blancs drapant les corps, nous abandonnerons nos plumes d’oies. Notre seul exode sera celui, sédentaire, par lequel connaître notre sol, les lois hospitalières de notre peuple et vivre en paix avec nos frères. Dans le ciel nous dessinerons un grand V, à la manière de deux bras ouverts sur l’espace, en attente de sa bénédiction, cette pluie bienfaisante qui régénère la terre et fait, sur le front des hommes et des femmes ses mille gouttelettes de cristal. Oui, c’est cela que nous ferons et nous dormirons sous les étoiles en attendant le jour.

Partager cet article
Repost0
19 décembre 2015 6 19 /12 /décembre /2015 08:44

 

Dune-Océan.

 

DUNE [1024x768] 

                                                                                        Photographie : Thierry Chiès.

 

  Il faut partir dès la chute du jour, marcher le long des sentiers de poussière, passer sous la vague verte des pins. L'instant est si calme alors que la Dune, privée de ses Passagers, se dispose à la nuit. Le sable, encore chaud, fait entendre ses craquements, ses grésillements de mica. A l'abri des monticules, derrière les cheveux hirsutes des oyats, les lézards font palpiter leurs goitres. La tache couleur de terre des lucanes se confond avec les premières ombres. Cheminements des fourmis pareils à une caravane de signes discrets, ponctuations bientôt illisibles. Quelques sternes glissent encore sous les nuages. Les boules blanches des goélands flottent au-dessus de l'eau. Puis le regard libre jusqu'au gonflement sans fin de l'horizon.

  C'est l'heure pleine, celle où les hommes fourbus rentrent au logis, où la Ville meurt dans ses dernières rumeurs. Celle qui convoque le corps à la longue dérive, dispose au grand large. L'Océan est une bulle d'encre infiniment dilatée, tendue sous le fil de l'horizon. Les vagues, un moutonnement qui s'éparpille là-bas, au loin, dans une brume de vapeur. On dirait le bout du monde, vision infinie au-delà de laquelle serait la pure poésie, le chant des sirènes, l'envoûtement distrayant de l'ennui. Liberté infinie, sans frontières, sans mots qui partagent les hommes, sans parchemin où s'écrivent les lois. Pure offrande de ce que le paysage étendu tient toujours en réserve. Les yeux la savent cette vérité d'une nature infinie, ce tremplin pour l'imaginaire, cet essor longtemps contenu qui ne demande qu'à s'éployer. Regarder avec l'œil de la conscience, approfondir avec celui de l'esprit, forer au loin avec l'âme du Peintre, tracer les cartes de l'utopie avec la main du Géographe.

  Bientôt, au-dessus du grand dôme liquide, les cataractes lourdes des nuages. Ventres dilatés à la densité du plomb. Mais rien de menaçant. Juste une parenthèse du jour afin que s'annonce la nuit. Maintenant, la Dune a confié son corps de baleine blanche au balancement du rivage. Flux, reflux, comme pour dire le grand mystère du nycthémère, la belle dialectique temporelle et le gris pour unir, médiatiser. Et la neige de sable sous la lumière assourdie des étoiles. Une pure félicité. La Ville est si loin avec ses maisons blanches coiffées d'ardoise, ses quartiers d'hiver, ses tonnelles où, au printemps, s'accrochent les grappes des glycines. Et les jupes en corolles aux terrasses parfumées d'iode, parcourues d'embruns éphémères. Seule la ligne des réverbères, la promenade de planches au-dessus de la lagune, les feux du port pareils à des photophores.

  Alors on s'allonge auprès d'un arbre écaillé, la tête appuyée sur le grand os blanc, face à l'immensité. Le Banc d'Arguin flotte parmi l'écume claire, entouré par les courants qui franchissent le goulet, gagnent les eaux plates  de la lagune. De hautes cabanes de planches, montées sur pilotis, pieux identiques aux bouchots, oscillent doucement dans le vent. Juste une brise marine chargée de sel, de guano, de varech. Le ciel fait girer ses constellations avec minutie. Le bruissement des astres est perceptible : un murmure de fond répercutant en écho les clameurs de la Ville, maintenant assoupies. Un faisceau balaie la côte de sa longue rainure couleur d'opale. Sans doute le feu de Cordouan ou bien, alors, quelque bateau fantôme faisant sa course imaginaire dans le sillage des étoiles. Le calme est alors si profond, étalé sur l'immense voile de la terre. La nuit avance avec son empreinte bleu-marine, des rêves accrochés à sa toile piquetée d'ombres légères. Le chant du monde est là, comme rassemblé dans une conque, on peut le toucher, en éprouver la soie, le battement subtil.

   Ainsi, confié à la Dune-Océan, on n'a plus d'attaches, on dérive longuement parmi les caps et les golfes, au milieu des cordons de sable, tout près des lacs matinaux où commencent à s'imprimer  les lueurs du jour. On étire son corps de salamandre, on essaie de se réchauffer à la première clarté, on longe la crête de la colline de sable. Les Passagers ne sont pas encore arrivés. Ils dérivent dans la brume dense du sommeil. La Ville fait tout juste entendre ses premiers craquements. Bientôt seront les bruits qui creuseront leurs  galeries dans  les lames d'air. Il sera temps, alors, de rentrer dans la chambre tiède des songes. L'Océan reprendra possession de la DuneEt l'homme de lui-même.  Jusqu'au prochain voyage. 

                                                                               

 

 

 

 

    

 

Partager cet article
Repost0
18 décembre 2015 5 18 /12 /décembre /2015 08:44
Sous le feu de la lampe.

" Côté sombre, côté lumière : le Phare de Calais ".

Photographie : Alain Beauvois.


« Au lever du soleil
quand le phare s'éteint et se repose
quand se lève le photographe... »

A.B.

Nuit. La ville dort drapée dans ses étoiles de lumière. Dans la brume qui monte, les lampadaires sont des yeux de Cyclope qui font leurs boules blanches. Dans la tête des hommes sont de multiples clignotements qui disent la mise en veilleuse de la conscience, sa remise aux déflagrations des archétypes, aux illuminations du rêve. Monde nouveau, Terre émergeant de quelque Atlantide. Volées d’escaliers à double révolution, neige de balustres blancs, toits d’étain flottant dans la perdition de l’heure. Châteaux en Espagne. Île d’Utopie du bon Thomas More. Mystérieuses catacombes où courent les lueurs ossuaires, où les réseaux de nerfs dessinent l’architecture grise du vivant. Longs couloirs du métropolitain parcourus par l’échine noire des rats. Réseau d’égouts habillés d’une clarté pareille à celle des abysses, lueurs vertes fouettées par les cheveux d’algues. Nuit.

Nuit. Les sillons de glaise sont parcourus de filaments clairs et la Lune gibbeuse sourit dans l’air passé au tamis. Si calme la nature. Si étrange la chouette, « l’oiseau de Minerve » veillant sur le sommeil des hommes, initiant le cycle d’une nouvelle philosophie. Dans les chaumières les poitrines se soulèvent au rythme du vent. Rapide parfois, puis long à s’éteindre, à mourir, comme si l’exister tenait à un fil d’Ariane disparaissant dans le secret d’un labyrinthe. Les hommes sont pliés en boule. On dirait des duvets d’oiseaux, des cocons légers flottant au gré de la volonté d’un démiurge. Des troncs échoués sur le rivage en attente d’être repris par la marée avant de cingler vers le large, là où vivent les dauphins au bec facétieux. Joie sans pareille de la rencontre avec ce qui s’annonce dans la simplicité et ne demande rien en échange. Longue nuit qui conduit les Errants parmi les mailles serrées de l’univers onirique. Longue nuit, dérive sans fin alors que les soucis abolis se terrent dans une confondante bogue d’ennui. Et plus rien alors ne paraît que cette marche allongée des corps somnambules oublieux d’eux-mêmes, de leurs souffrances, des cals qui recouvrent leurs mains laborieuses, perdues, ne griffant le plus souvent que des lames d’effroi et le souffle glacé de la mort. Nuit.

Nuit. Immense d’un horizon à l’autre. Nuit-aile recouvrant la nasse liquide de la mer. Nuit-étoupe engloutissant les bruits, les dissimulant au creux souple de ses aisselles. Nuit-mère dont les seins allaitent les poètes, les astronomes, les buveurs d’étoiles. Nuit souveraine. Sur le dôme glacé de la mer sont les bateaux, les ferries avec leurs grappes humaines, les porte-containers et leurs milliers de cubes multicolores, les tankers au ventre lourd d’huiles grasses, les chalutiers traînant leurs filets pareils à des queues de comètes. Partout, sur les ponts des navires, dans les cales à l’odeur de graisse, dans les soutes emplies d’écailles d’argent, dans les salles de jeux où brille l’envie des Possédants, partout s’agite une sourde angoisse, partout s’allume l’envie d’assurer son corps de la quadrature exacte où enfin se reconnaître. Ballotés par les flots, perdus au milieu du lac de bitume, l’on ne sait plus bien qui l’on est, où l’on va. Alors les yeux s’ouvrent en mydriase, les pupilles forent leurs puits, sur les sclérotiques s’allume l’envie de posséder un point de repère, de découvrir l’amer terrestre disant sa qualité d’homme, le luxe de la conscience, la souveraineté du regard lorsqu’il rencontre du familier, un lieu, l’émergence d’une polarité, lorsqu’il se fixe à l’aiguille bleue de la boussole, s’éclaire de la lueur de Vénus, la « Belle Etoile », celle du Berger, celle qui fixe un repère, décide d’un habiter sur Terre.

Alors les hommes de la mer quittent les soutes enfumées, les salles au tapis vert, les bars où brillent les cocktails multicolores, les cabines étroites à la lumière avaricieuse. Les hommes, les femmes, les enfants envahissent les ponts, ils se pressent en grappes compactes, tout contre le pavois d’avant, ils jouent des hanches, des bassins, ils veulent voir, ils veulent croire qu’ils existent encore sur l’immense flaque prise de soubresauts avec la brume flottant au ras de l’eau. Alors les hommes de la terre sortent de leurs couettes endolories de sommeil, envahissent les balcons aux glycines, se coulent dans l’exacte rainure des rues, vont sur les larges places entourées de platanes. Tous, les Terriens et les Maritimes se livrent à une étrange cérémonie, à un rituel aussi vieux que l’humanité. Ils mettent leurs mains en conque au-dessus de leurs fronts, étirent leurs nuques, raidissent les cordes de leurs cous et, soudain, la merveille se produit. Une grande lame blanche balaie le ciel de son mouvement régulier, éclats lumineux qui font leurs oscillations avec la précision d’un métronome, cataracte de lumière inondant le ciel que suit le bleu-marine profond entre deux rotations. Le phare est là, dressé tout en haut de son fût blanc tatoué d’une étoile, celle qui dit la route aux marins, grave l’empreinte de leurs destins parmi les milliers de trajets hasardeux, les milliers de doutes et de dangers guettant l’aventure humaine. Alors les poitrines se soulèvent d’aise, le rythme des cœurs s’alanguit, la tension diminue et c’est comme une étoile qui s’imprime sur le front des hommes, comme un tilak, cette braise de la spiritualité indienne qui dessine l’hymne des retrouvailles de l’homme et de ce qui l’abrite de la désespérance : un lieu où habiter dans la certitude d’être et de s’y maintenir aussi longtemps que durera le voyage. C’est cela que nous dit le phare en langage lumineux. C’est cela que, chaque nuit, nous attendons et redoutons de perdre, cette si belle lumière disant la marque insigne de l’homme, son empreinte sur l’aire libre des choses.


Partager cet article
Repost0
16 décembre 2015 3 16 /12 /décembre /2015 08:36

 

Prélude à la nuit.

 

ZOÏ1 

       Photographie : A propos de Zoï.

 

               

  La chaleur s'était installée dès le début du jour. Longues éclaboussures blanches crépitant sous la membrane claire du ciel. A l'abri des palmes sèches, près de l'eau coulant dans les acéquias, les hommes avaient cherché un peu de fraîcheur. Mais leurs mains n'avaient saisi que des étoilements de poussière, leurs fronts tendus sous une sueur acide. Ils piochaient la terre avec attention, en percevaient les profondes lézardes et, parfois, croyaient entendre comme une plainte dont ils ne connaissaient pas l'origine.

  Dans les demeures de pisé, les femmes préparaient le thé, le faisaient couler depuis de grandes bouilloires bleues dans des verres ciselés, ornés de motifs de métal. Le liquide, couleur d'ambre et de safran, faisait son menu filet, ses bulles aériennes alors que les lèvres désirantes aspiraient la boisson. Il y avait si peu de mouvement et la simple attention aux choses était déjà une fatigue en soi. Les yeux à demi ouverts laissaient filtrer un regard voilé vers les mailles serrées du moucharabieh. La vive lumière incisait la peau, se mêlait aux arabesques du henné sur les mains tannées de soleil. Les barchakéias brillaient dans l'ombre, la croix du sud orientant dans toutes les directions de l'ombre ses pointes aiguës.

  Près de l'œil noir des puits, les bergers avaient rassemblé leurs maigres troupeaux. Le seau, dans la gorge sombre, faisait son raclement métallique, son râle pareil à celui des dromadaires aspirant l'eau alors que leurs flancs se dilataient à peine. Les hommes collaient leurs lèvres fendillées aux goulots des gourdes en peau. Une clarté envahissait leurs gorges qui était une simple brûlure leur disant la grande désolation du désert, son immémoriale aridité, son exigence.

  A midi, le soleil au zénith, immense flamme blanche avait tout confondu dans une même indistinction. Les palmiers étaient des torches illisibles émergeant à peine parmi les croissants des barkhanes, simples formes hallucinées dans les vibrations de la  poussière. C'était comme si toute la clarté du monde s'était assemblée en un seul endroit pour affirmer la royauté de l'éclat, la longue persistance de l'étoile à dire la douleur des hommes, le silence des femmes dans l'enceinte des murs d'argile. C'était une haleine brûlante, une parole de feu que les mémoires n'oublieraient pas.

  Puis, le jour commençant à basculer, les lames d'air s'étaient espacées, laissant place à quelques mouvements, à une lente oscillation du faîte des palmiers. Mais sortir aurait été une simple folie, une démesure, un abîme à creuser au sein même de l'hostilité du sable, des plantes étiques, des paillettes de mica brillant encore de l'intérieur. Mais c'était cela qu'aimait par-dessus tout Kahina, le pur surgissement dans le réel, son dépassement. Elle s'était vêtue d'une simple daara ample, souple, tellement semblable aux mouvances de la chaleur, à sa vêture qui épousait toute chose. Ses pas l'avaient porté vers la fin de l'oasis, là où des blocs de rochers s'élevaient près d'un cercle d'eau qui alimentait le peuple des bergers. Puis elle s'était dévêtue, faisant de son corps une manière d'offrande à un dieu dont on ne connaissait même pas le nom. Des langues de feu l'habitaient, la traversaient comme pour l'avertir du danger. Mais Kahina avait seulement répondu par une vive tension du corps, une posture à la limite de la statuaire, identiquement à un défi qu'elle aurait lancé à quelque absolu. Puis la lumière avait décliné peu à peu, ne dessinant plus autour du corps nu qu'une ellipse cendrée. A l'orient les premières étoiles trouaient le ciel, alors que la voix lactée semblait vouloir apaiser la grande douleur du jour.

  Dans les blocs d'adobe, déjà, les respirations se faisaient plus lentes, moins oppressées. Les bêtes, près du puits, ressemblaient à un empilement d'objets hétéroclites. Les dunes émergeaient de l'ombre dans un moutonnement indistinct. Bientôt le froid se répandait, glissant ses doigts jusque dans l'antre des lézards à la gorge palpitante. Cependant Kahina n'avait pas bougé, devenant peu à peu une sculpture d'obsidienne que la pénombre effleurait. Nul, parmi les habitants de l'oasis, ne s'était inquiété de son absence. On savait son vif désir de se fondre avec ce dont elle provenait, comme si elle était habitée d'une singulière aimantation la restituant à une origine.

   Il paraît que, lors des nuits de pleine lune, on peut l'apercevoir, tout près de la brillance de l'eau, à l'abri du rocher, sa peau luisant à la manière d'un mystérieux étain, comme habitée d'un somptueux mystère. C'est ce que l'on dit lors des palabres sous l'acacia aux griffes levées vers le ciel. Mais peut-être ne s'agit-il que d'un mirage ou bien d'un rêve !

 

 

    

Partager cet article
Repost0
15 décembre 2015 2 15 /12 /décembre /2015 09:10
Les arbres pensent-ils ?

« Le Penseur … »

Film 8x10" / 20x25cm - Colette - 2015

GillesMolinier.com.

Au début, il n’y avait rien. Mais rien, comment peut-on imaginer cela, nous hommes de possession et de pouvoir ? Or le Rien était si Majuscule, si Présent qu’il rayonnait à la manière de l’Absolu lui-même. Et l’Absolu comment le penser si ce n’est à l’aune d’une Pensée. Et la Pensée était-elle à ce point autoréférentielle qu’elle parvînt à se penser elle-même sans que la moindre chose s’inscrivît à l’horizon de son royaume ? Mais il faut amener du préhensible, du perceptible, du concret car, faute de ceci, nous flotterons éternellement dans le domaine des essences, par nature volatiles, donc insaisissables. Donc du Rien, un jour, puisqu’il fallait bien créer un temps dans laquelle l’inscrire, un espace où la faire se poser, un jour donc naquit une graine. Oh bien modeste, bien proche de l’inapparent dont elle provenait comme la buée témoigne de la respiration qui la tient en suspens. Elle était si innocente qu’on l’eût crue encore dans les limbes, incapable de proférer quoi que ce fût. Eh bien qu’on se détrompe, cette minuscule chose tenait entre les mailles serrées de son tégument les principes mêmes qui allaient donner essor au vivant sous toutes ses formes, les matérielles aussi bien que les humaines.

Se hissant depuis son centre, traversant la densité d’écume de l’albumen, deux ailes fragiles se montrèrent telles des survivantes de l’âme qu’elles avaient été dans un évanescent et inaccessible empyrée. Se mettant à voleter dans le silence immaculé des origines elles ne tardèrent guère à trouver une chute qui leur convînt, une mince éminence couleur d’ivoire, une résille semblable à la rose-thé, une poussière d’argile dont elles firent le lieu propice à élever une fable parmi la souplesse inventive du Vide. Ainsi tout naissait du vol primesautier d’un cotylédon ayant mémoire de son appartenance au domaine des Intelligibles. Or cette graine, pour être douée de généreux principes, n’en était pas moins la servante d’une réalité supérieure qui l’appelait et justifiait sa prétention à figurer. Oui, elle n’était qu’un souffle, un mot prononcé du plus loin qu’on pût imaginer, d’une terre imaginaire où l’arbre, déjà, se tenait en filigrane comme le moteur de toute parution. Car si la graine avait débuté le processus d’une généalogie, c’était bien parce que l’arbre l’avait pensée, avait proféré son nom, l’amenant ainsi à paraître sur les rives du réel. De cette rencontre de la graine et du sol naquirent, à des intervalles distincts mais suffisamment rapprochés afin qu’un dialogue pût s’établir, les premiers spécimens du peuple des arbres, d’abord indifférenciés mais que de savants botanistes, bien plus tard, doteraient de noms aussi variés qu’inclinant au rêve et au souvenir de ce qu’ils avaient été, de simples bulles de savon contenant en germe les linéaments d’une création future. Ainsi naquirent les charmes charmants, les hêtres dont on devinait la nécessaire existence, les trembles aux feuilles agitées par la crainte de se montrer. Mais au début, avant même que les arbres ne devinssent bosquets, puis forêts pareilles à des océans de verdure, il n’y avait guère qu’une mince confrérie, une ligne de ramures flottant dans l’immensité de l’espace. Un peu à la manière d’une famille humaine, le Père à la stature la plus haute marchant devant afin d’indiquer la voie et de protéger ; la Mère à la suite fermant la marche et, entre les deux figures tutélaires, un modeste arbrisseau, l’Enfant chétif que les parents encadraient de leur chaleur et de leur sollicitude.

L’horizon était si lointain, le silence si grand, le temps si immobile que tout menaçait de retourner au lieu de sa provenance et alors il n’y aurait plus ni arbre, ni trace de limon, ni branche pour dire l’empreinte de la vie sur l’orbe infini du Rien. Alors, de conserve, les arbres pensèrent le vent. Bientôt leurs feuilles, milliers d’yeux d’argent, furent animées de mouvements divers aussi joyeux qu’une ronde enfantine dans une cour d’école. Le vent se trouvait bien aise de fureter parmi le lacis des branches et de cascader jusqu’aux blanches racines. Mais ceci ne suffisait pas et l’on s’épuisait vite à n’être que vent du nord charriant des vagues de froid ou bien vent du sud chaud comme les rayons du soleil. Alors le vent pensa l’oiseau. Le simple oiseau d’abord, l’infime passereau faisant ses trilles dans le carrousel compliqué des branches. Bientôt on se trouva démunis et le moineau pensa le dindon au plumage blanc puis le dindon pensa le paon aux plumes colorées, à la roue étincelante. C’est alors que le mécanisme s’emballe pareil à un toton fou ivre de son éternelle giration. La création il la fallait plurielle, polyphonique, immensément chatoyante ou bien il valait mieux renoncer à être et retourner dans l’ombilic de la graine primitive. Alors, comme l’arbre au début, on pensa. On pensa en noir et blanc. On pensa en couleurs. On pensa en gammes chatoyantes, en glacis bleus, en aplats blancs comme neige, on pensa en fusées, en arcs-en-ciel, en feux de Bengale, en cristaux, en étoilements, en queues de comète, en anneaux de Saturne. Le paon se trouvant bien seul au centre de sa roue pensa le mulot ; le mulot le rat musqué, le rat musqué l’hermine au manteau virginal ; l’hermine le phoque et ainsi, de fil en aiguille ce furent les chats et les chiens, les félins et les marsupiaux, les caméléons et les girafes, les éléphants et les dromadaires. Comme une immense Arche de Noé flottant au gré des courants de l’exister. Une manière de Paradis Terrestre à la façon des toiles réalistes de Jérôme Bosch, un joyeux bestiaire seulement occupé à batifoler et à essaimer aux quatre coins de la Terre.

Mais il s’ensuivit bien vite une telle anarchie que la sagesse des arbres, laquelle devait devenir légendaire, se mit à penser qu’il devenait urgent de nommer une espèce d’un genre nouveau qui mît bon ordre à ce qui menaçait de tourner à la cacophonie et à la folie hauturière. Le peuple des arbres, tout simplement, pensa l’HOMME & La FEMME sa compagne. Ces derniers, tirés de leur rêves paradisiaques arrivèrent sur la planète aussi nus que des vers, agitant devant eux, une FEUILLE. Oui, la chaîne était bouclée qui, rétrocédant vers le lieu de son origine à l’aune de l’imaginaire, rendait à César ce qui appartenait à César. De fil en aiguille, de l’Humain dernier venu en remontant au peuple des quadrupèdes, puis à celui des oiseaux pour aboutir à la mer des végétaux que surmontait de sa silhouette bienveillante le premier peuple des feuillus, eh bien c’était l’arbre qui était l’évènement fondateur de la vie. La morale de l’histoire, car il y a nécessairement morale dès qu’il s’agit de création, de Paradis Terrestre, c’est que LES ARBRES PENSENT ! Et de quelle manière !

Les arbres pensent-ils ?
Partager cet article
Repost0
15 décembre 2015 2 15 /12 /décembre /2015 08:57

 

Quand le jour s'annonce.

 

270b [1024x768] 

                                                Photographie : Blanc-Seing.                                                        

 

 

 

  Les contours de la nuit sont encore présents, mêlés au corps des choses, glissant sur leurs fines arêtes, montant le long des troncs à peine visibles.  C'est une simple insistance, une imperceptible respiration, une parole scellée. Les nappes d'ombre émergent de l'eau, retenant encore, dans leurs plis d'obsidienne, le proche égarement des couleurs.

  Les couleurs sont sourdes, si semblables à l'écorce, à l'humus, à la feuille morte, au marais où nagent les tritons. Toujours l'ombre naît de la terre, de sa complexité, de son entrelacs, de son emmêlement. Jamais elle ne vient du ciel. Sauf les nuages d'orage aux ventres tubéreux.  Sauf le crépuscule d'hiver pareil aux toiles glacées de Brueghel l'Ancien lorsque le ciel habité d'oiseaux perdus vire au vert et la neige fait sa longue toile d'ennui. Il y a alors si peu d'espace pour l'homme, pour la course de ses pensées, l'étoilement de ses rêves. Tout est cloué dans une même immobilité et les montagnes, au loin, semblent orphelines d'une transcendance ou, au moins, d'une possible élévation vers quelque spiritualité. Ou, à défaut, d'un idéal.

  Les couleurs d'avant-le-jour  sont sépulcrales, plombées, comme sidérées et déjà exclues de la nuit féconde, là où était l'ombilic des rêves. L'œil prolixe par où voir l'invisible. C'est-à-dire pour s'ouvrir à ce qui pourrait survenir si la peau du réel se retournait et nous livrait l'envers des choses, si le palimpseste du monde nous révélait son chiffre premier, si, brusquement, nous surgissions dans la pure origine. Alors les Formes nous habiteraient comme nous les habiterions, sans division, sans partage, sans procès. La pure évidence d'exister nous saisirait. Et nous ne saurions que proférer, tant ceci serait de l'ordre du surgissement.

  Nous regarderions, les yeux distendus jusqu'à la mydriase. Alors les ombres se mettraient à parler. Leurs lèvres gonflées de sève nous diraient la beauté partout répandue, que, souvent, nous ne savons pas voir. Si Brueghel nous attriste, c'est que, déjà, en quelque pli de la conscience, nous portons une plaie vive, une écharde mortelle. Ce que nous sentons, ce que nous voyons, c'est nous qui l'inventons à la mesure de notre inconséquence.

  L'ombre n'est jamais qu'une des déclinaisons de la lumière, qu'une atténuation de la couleur avant que le jour ne vienne nous dire le monde selon telle ou telle de ses nervures. L'ombre est belle parce que pénétrée de ce que la nuit a déposé en elle de mystère, de questions, sans doute de secrets. L'ombre est nécessaire afin que nous ne nous dispersions nullement dans un aveuglant flot de clarté. Celui-ci que, trop souvent, l'on confond avec la vérité. Mais si une telle chose existe, elle ne s'esquisse qu'à l'ajointement du clair et de l'obscur, comme dans les tableaux de Rembrandt ou de Léonard de Vinci. Il y faut cette imprécision, ce flou, cette vibration dont toute chose est nécessairement cernée afin qu'elle puisse se manifester, il y faut ce passage d'un état à l'autre, comme l'intervalle entre les mots signifie, l'écart entre les notes crée la mélodie.

  Ombre sur ombre n'est que confusion. Lumière sur lumière, aveuglement.

Ombre sur lumière; lumière sur ombre, et voici qu'apparaît ce que, depuis toujours, nous attendions, dont l'aube est la poétique illustration. Le jour ne s'annonce à nous que par ce jeu sublime entretenu avec ce qui l'a précédé et dont il procède. La nuit ne nous apparaît qu'à être une lente décroissance du jour. Les limites, les frontières, les divisions, c'est seulement nous qui les métabolisons afin de donner à nos corps errants de suffisantes quadratures qui, en réalité, ne sont que des leurres pour notre entendement, des gages pour notre raison.     

  L'annonce du jour est, en même temps, le mot ultime de l'ombre. Il ne tient à notre exister que de prolonger cette belle dialectique à la manière de cette étonnante diastole-systole qui ne vibre qu'à nous donner lieu l'espace d'une vie. Cela nous le savons du fond intime des choses, mais nous devons constamment l'oublier, faute de quoi la mesure dissimulerait ce qu'elle est en charge de révéler : l'exister en lui-même et encore bien d'autres choses qui parlent à notre conscience un langage d'aube, une pure partition de funambule.

 

 

 

 

                                                                                        

 

 

     

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher