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20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 11:45
Oursine en son exil.

« Sous une belle lumière rasante,

Je voguais sur la longue digue

Je regardais s’éloigner les ferries

J’oubliais les tempêtes de ce monde

Mon âme mettait les voiles

J’explorais mes mers intérieures

Et l’océan de mes souvenirs

Et, sous une tendre bise

J’avais du vague à l’âme

J'avais envie de m’offrir

Une belle carte postale

De Calais… »

 

CALAIS

Très tôt le matin

il y a quelques jours

Sous une lumière rasante.

 

Photographie : Alain Beauvois.

 

 

 

 

 

   Grand est le silence.

 

   « Oursine », quel nom étrange tout de même pour une jeune fille d’à peine quinze ans, si discrète qu’elle aurait pu se confondre avec le souffle d’une brise marine. Oursine donc, depuis son plus jeune âge, - peut-être aux environs de neuf, dix ans -, avait institué un genre de rituel auquel jamais elle ne dérogeait. Levée à la première heure, alors que la lumière n’était encore qu’une hypothèse dissimulée derrière la boule de la Terre, elle sortait de son lit, posait ses pieds nus sur le froid du carrelage, faisait une rapide toilette, grignotait une pomme, des figues sèches ou bien quelques dattes sucrées et franchissait le seuil de la maison alors que ses parents et son jeune frère dormaient, livrés au monde lointain du songe. Quel bonheur de glisser sur les dalles lisses des pavés, de remonter la rue aux volets clos derrière lesquels sont les hommes aux yeux soudés, aux corps pliés en chien de fusil. Grand est le silence, droites les pensées qui connaissent le but de leur méditation. Loin, à l’horizon de la ville, des fumées égrènent dans le ciel leur supplique muette. Parfois l’aboiement d’un chien à la Lune qui s’éteint à l’ouest. Parfois un cri, sans doute celui d’un oiseau surpris dans sa retraite sylvestre.

 

   Présente à soi.

 

   Ce matin la lumière est une rosée qui sème ses gouttes à l’horizon. La plage, encore dans l’ombre, est pareille à une présence inquiète, avec ses ilots plus sombres, ses creux où reposent les lézards, ses dépressions où stagne une eau teintée de nuit. A portée des yeux, une frange d’écume qui se soulève à peine. Quelques clapotis, quelques vagues remous dans l’heure qui sommeille. La nappe d’eau si peu visible, parcourue seulement de quelques murmures, de quelques irisations où se reflète le ciel. Longtemps, la Jeune Contemplative demeure debout, pieds enfoncés dans le sable humide, abandonnée à ce qui, bientôt, sera l’éveil du monde. Elle aime intensément ceci : sentir la longue vibration du sol venue des mystérieuses profondeurs, en discerner la progression dans le pieu des jambes, pareille au fourmillement d’un courant électrique, à une aimantation qui ferait son bourgeonnement dans la sève intérieure. C’est comme une conque qui s’ouvre on ne sait où, une baie qui palpite, un golfe qui vit de sa propre plénitude. Pas de joie plus accomplie que celle d’être là, infiniment présente à soi, aux choses immobiles, au monde.

 

   Comme un essaim d’abeilles.

 

 Ce qui est le plus enivrant, c’est de se disposer à recevoir le luxe de la lumière, ses premières palpitations, ses curieux ondoiements. C’est d’abord sur la peau comme un essaim d’abeilles avec sa couleur de miel et son onctuosité, sa lente progression. Maintenant le soleil est levé, mince lunule qui dépasse à peine du royaume de l’eau. On en sent la présence dans le globe des yeux. Les paupières sont de minces fentes par où s’insinue la clarté. Bientôt c’est l’entièreté de la tête qui est visitée de l’intérieur. Ses corridors s’allument, ses coursives gonflent sous la poussée, ses bastingages flottent pareils à des postes avancés qui voudraient connaître l’entièreté de l’univers, son intime fourmillement, ses labyrinthes, ses dédales à l’infini où s’abîme la réflexion de l’homme, où les rêves échouent à conduire plus avant leur ténébreuse investigation. Puis le grain de l’ombilic devient le centre d’un rayonnement, comme si tout partait de lui, si tout naissait là, dans le secret d’un pôle fondateur, d’une germination destinée à unir le Soi à ce qui s’oppose à lui mais en réalise en même temps l’étonnante complétude. Cosmos inaperçu qui s’essaierait à dialoguer avec la profondeur des choses visibles, mais aussi avec leur envers - le rien, le néant, l’absolu -, et alors tout ferait déclosion et l’on serait celui, celle qui dépassent l’énigme de l’exister et tout s’ouvrirait à la compréhension à la manière du dépliement du subtil lotus, cette habile métaphore de la floraison de l’être en sa pureté. Oui, c’est bien cela, comprendre n’est que réaliser les conditions d’une affinité, d’une porosité : soi et le monde dans une relation dialogique qui dépasse la traditionnelle opposition des contraires. Être un Je en même temps qu’un Tu. Être fusion. C’est cette certitude qu’Oursine venait chercher dans la naïveté des choses dont l’aube était l’offrande permanente, le médiateur le plus sûr pour atteindre le versant inaperçu de ce qui, habituellement, fait obstacle et se métamorphose en transparence - cette évidence, cette vérité-, qui décille les yeux du corps et multiplie ceux de l’âme.

 

   Les acteurs sont invisibles.

 

   Assise sur une butte de sable, Attentive est dans l’enclin du jour, à la lisière de l’imaginaire et du réel. La scène est sous le feu des projecteurs. Elle est la Spectatrice dans sa loge. Depuis la discrétion de sa boîte le Souffleur - est-il un démiurge qui procède à une mise en ordre du monde ? -, distribue les rôles. Le rideau de scène est levé. L’avant-scène est ce plancher de sable jaune bordé par les feux de la rampe, cette limite d’écume au-delà de laquelle s’instituent les jeux de rôle. Les acteurs sont invisibles. Seul un navire dérive au loin. Sa blancheur se perd dans l’exacte fente de l’horizon. Serait-ce là la représentation d’une allégorie venue nous dire le voyage, l’éternelle fuite de soi, la recherche de « paradis artificiels » ? Vers quelles perspectives voguent ses hôtes ? Une connaissance de leur propre essence ? Un effacement des soucis que réaliserait l’éloignement ? Un rêve à instaurer dont l’inquiétude serait évincée ?

 

   Cette singulière coquille.

 

   Ce qu’est Oursine dans l’instant où le théâtre déploie ses apparences (souvent trompeuses, comme tout simulacre), c’est tout simplement ce vers quoi son nom fait signe : identique à l’oursin, son intérieur est une nacre qu’emplit la douceur d’un corail éclatant. Sans doute le symbole d’une jeune existence dans la passion de l’âge. Car, parmi ceux, celles qui l’ont rencontrée, nul doute que sous la cendre couve la braise, que sous les roches noires s’écoulent les filaments pourpres de la lave. Et que dire de ses piquants, ces minces aiguilles de verre qu’elle plante dans le sol afin que son assise assurée, elle pût bénéficier d’une position stable afin de regarder le monde avec une vue assurée d’elle-même ? Oursine, depuis le feu de sa conscience, veut éprouver ce qui vient à elle dans la justesse, dans la certitude qu’exister n’est nullement une pantomime, un miroir aux alouettes mais l’ouverture d’une signification insigne. En réalité elle venait au monde avec le même désir de le posséder dans son entièreté que mettait le jeune narrateur du roman de Thomas Mayne Reid, dans « A fond de cale », à se procurer le précieux échinidé :

   « Ce qui me faisait aller au bout de cette pointe rocailleuse, où j’apercevais des coquillages, c’était le désir de me procurer un oursin. J’avais toujours eu envie de posséder un bel échantillon de cette singulière coquille; je n’avais jamais pu m’en procurer une seule ».

 

   Les Vivants sur Terre.

 

   De son promontoire, sur la plaque marine, ce qu’elle voyait et retenait surtout c’était cette énigmatique coque blanche flottant entre eau et ciel qui, bientôt, serait l’invisible que l’horizon aurait effacé. Par la pensée elle se mêlait aux voyageurs des cabines, aux curieux de l’entrepont, aux erratiques des coursives, aux scrutateurs du pont avant. L’exil d’Oursine, c’était cela : demeurer dans ses frontières de chair, ici sur ce littoral semé de vent et d’embruns et, d’un seul empan de la vision imaginative, être auprès de … Auprès des Voyageurs Multicolores - Jaunes, Rouges, Blancs, Noirs, indigènes de l’Insulinde ou bien des Tropiques, aussi bien des natifs du septentrion que des terres australes -, auprès de tout ce peuple fraternel qui ornait de sa beauté singulière toutes les péninsules, les continents, les hauts plateaux, les lagunes disséminées au hasard des paysages, des villes aussi où confluaient selon mille trajets hasardeux les Vivants sur Terre.

 

   Une chance pour l’humanité.

 

   Ce qu’elle aimait, c’était ce beau métissage qui faisait des peuples pluriels le lieu d’une affinité, l’espace d’une rencontre, ouvrait le layon d’une amitié. Il n’y avait nullement à s’enclore dans des frontières, à dresser des fortins, à planter des pieux comme à Alésia afin de se protéger de l’autre. L’Autre, l’Etranger, le Migrant, l’Exilé étaient une chance pour l’humanité, non une calamité dont on aurait eu à endurer la difficile présence. Peuple arc-en-ciel, peuple uni, peuple bigarré qu’aucune diaspora n’éparpillerait aux quatre coins de la Terre. De ceci elle était convaincue comme de la nécessité pour l’homme de respirer, de se sustenter afin que son chemin pût trouver une issue. Il y avait urgence à dilater la pupille de son jugement, à dresser haut le pavillon de sa raison, à faire claquer l’emblème de la liberté pour le simple motif homme égalait un homme, tout comme une pomme valait une autre pomme. Et abstraction faite de sa couleur, de sa texture, de son goût. Seule la nature des choses comptait, à savoir l’exception d’être, fût-on végétal, animal ou humain. Enoncer ceci était de l’ordre de l’apodicticité des philosophes, cette vérité d’évidence qui ne convoque nul raisonnement en vue d’établir sa justification. Existence à elle-même son propre motif.

 

   Tant de beauté disponible.

 

   Demande-ton à une rose d’énoncer ses conditions de possibilité ? « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit », disait le poète mystique Angelus Silesius au XVII° siècle, indiquant par cette sentence que cette belle fleur, pas plus qu’une autre, n’avait à rendre raison d’elle-même, à adosser sa présence à un quelconque principe qui en aurait constitué le fondement. Ce que pensait Oursine en son for intérieur c’est que les choses allaient de soi, que le vent était le vent, le nuage le nuage, l’homme l’homme et que nul n’était comptable de sa propre condition. Aussi éprouvait-elle une naturelle inclination, une réelle sympathie pour tout ce qui croissait, rampait, marchait sur les allées mondaines. En elle, dans le corail même qui se dissimulait sous l’apparente arrogance des piquants, c’était comme un fluide qui coulait, une onde qui faisait ses cercles harmonieux, une musique sans doute semblable à ce que pouvait être celle des Sphères de l’univers si, cependant, une conscience était assez aiguisée pour s’en saisir. Il y avait tant de beauté disponible, tant de générosité amassée dans la pupille d’un œil, le pli d’un sourire, le raphé d’une graine, l’étoilement d’une diatomée, la transparence d’un cristal. N’en pas apercevoir ce prodige était soit le résultat d’une coupable inconscience, soit la pente d’un sombre fatalisme, ou bien le renoncement à sa mission simplement humaine.

 

   Si obscure la nuit qui s’annonce !

 

   C’était tout ceci qui traversait la tête d’Oursine à la façon d’un orage de grêle et il n’était pas rare que des larmes ne vinssent se mêler à la brume de mer lorsque le soleil basculait à l’horizon et que la Jeune Pensive parcourait à rebours le chemin qui la ramenait vers les faubourgs où vivaient les hommes ensommeillés. Parfois, longeant quelque porte, elle devinait leur lourde lassitude comme s’ils avaient été les Passagers d’un navire en partance pour l’au-delà de l’horizon, peut-être des oublieux d’eux-mêmes et de leur fond d’humanité. Peut-être n’étaient-ils que d’étranges passagers clandestins de leur propre traversée existentielle ? Comment savoir ? Le soleil est si bas maintenant qui n’éclaire plus le ciel ni le logis des hommes. Si obscure la nuit qui s’annonce !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 15:10
Arbre originaire

 

Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

   Cet arbre est unique. Cet arbre est essentiel. Cet arbre est un arbre du commencement. Mais que veut dire ici « commencer » si ce n’est tracer la ligne d’une histoire qui n’en finira jamais, toujours se renouvellera, dont la flamme ne s’éteindra nullement ? C’est un peu comme un tour de magie. Dans le chapeau il n’y avait rien que le vide et l’inaccompli et voici qu’une colombe en sort, toute ruisselante de clarté, ivre de sa propre venue au jour. L’on peut marcher des jours et des jours, s’inscrire dans ce paysage que nous propose cette photographie, voir le moutonnement des collines à l’horizon, voir les grandes entailles blanches du Causse, voir cette cabane de pierres où le paysan remise ses outils, voir le rectangle de vigne avec son quadrillage régulier et ne nullement apercevoir cet arbre situé sur son éminence d’herbe rase qui toise le ciel et parle au nuages son beau langage d’immobilité, qui chante aux oiseaux l’étendue de ses ramures, dispose à la pluie les grappes légères de ses frondaisons. En effet, l’on peut passer à côté des choses, fussent-elles remarquables à plus d’un titre, avancer dans une manière de distraction brumeuse et ne retenir du réel foisonnant qu’une ligne de terrain ici, une élévation de pierres là, le bleu du ciel dans une déchirure de nuages. La plupart du temps, nous nous comportons tels des voyageurs d’un visible que nous avons élu par hasard, au seul caprice de nos yeux, à la seule fantaisie de nos intimes errements.

    Cet arbre est là, dressé sur sa colline, il ne demande rien, n’attend rien, il n’est rien d’autre que sa propre croissance s’ouvrant au domaine ouranien, que sa propre patience s’enfouissant dans les lourdeurs de la terre. Pourtant, il suffit qu’un jour, au hasard de nos divagations, de nos pérégrinations sans but apparent que de se distraire de soi, l’on fasse une rencontre décisive que n’oubliera ni notre mémoire, ni la dimension de notre être en quête de beauté. Il se fait alors un genre de déclic, de mince tellurisme comme si dans la sphère de notre tête enfin lézardée, pût s’inscrire, en nos grises circonvolutions, autre chose que la fuite du vent sur la butte de la colline, loin à l’horizon de notre vue. Mais au fait, une interrogation ne manquera de surgir : avions-nous au moins, une seule fois dans notre existence, vu un arbre en sa foncière constitution, autrement dit en son essence ? Sans doute, non. Nous avions vu des châtaigniers aux troncs fissurés au plein de la forêt, de vieux tilleuls pleurant leurs feuilles dans des cours d’école, d’antiques chênes promis à une prochaine coupe en vue d’un travail d’ébéniste. En réalité, nous n’avions aperçu que des prédicats, des mesures, prélevé quelque qualité qui suffisait à notre discrète investigation. Certes, tout ceci s’était fait dans la facilité, dans la possible marge d’erreur, dans l’approximation qui est le berceau de notre propre incurie à percevoir le monde en sa belle et admirable singularité. Voir l’âme d’une chose, interroger son esprit, sonder ses propriétés uniques requiert bien plus que ce regard amorphe que nous laissons traîner hors de nous, qui ne fait que faseyer et ne trouve que rarement le foyer d’une récolte féconde. Oui, l’arbre il faut le récolter de la même façon que l’on défriche un sol, le débarrasse de ses scories, le nettoie de ses impuretés, le fait se dresser dans sa candeur comme l’événement toujours remarquable qu’il est.

   Nous disions, à l’incipit de cet article, que cet arbre que vise l’image est l’arbre d’un commencement. Mais en quoi est-il ceci ? En quoi se différencie-t-il du peuple des autres arbres qui, soudain, paraissent s’abîmer dans un pesant anonymat ? Tous les arbres sont des événements, de divines surprises mais l’étroitesse de notre vue humaine ne peut en embrasser la présence que d’une façon successive, nullement simultanée. Pour l’instant c’est cet arbre-ci qui compte et mobilise l’entièreté de notre conscience. Son essence nous n’en connaissons nullement la nature et ceci est précieux afin que, déporté de sa particularité, il puisse de facto recevoir ce signe universel, le seul possible si l’on cherche à frayer un chemin en direction des significations essentielles qui s’y abritent.

    Le ciel est parcouru de fins nuages blancs que ponctuent quelques zones plus sombres. La colline est de calcaire, semée, çà et là de cailloux qui ressemblent à des ossements, usés par la pluie, poncés par le vent. Une herbe rare, clairsemée, laisse voir les plaques de terre. L’horizon est lointain que rien ne perturbe. Les habitations sont rares en ce lieu de pur dénuement. Un village de maisons serrées les unes contre les autres en contrebas. Une route qui se perd quelque part dans l’innommé, le silencieux, tout ceci qui pourrait être en vacance de soi, peut-être simplement un paysage de l’aube des temps, un paysage du commencement. L’arbre, ici, au sein de cette immense respiration ressemble à une jeune vie en train de s’éployer, à une vie qui ne connaîtrait ni ses limites, ni la perspective de son devenir, la dimension de l’aventure qui sera la sienne.

    Ces paysages qui méritent le titre de « primitif », de « constitutif », à savoir de cette nature plénière qui écrit sa propre fiction sur la page virginale, infiniment dilatée de l’apparaître, sont des entités remarquables au seul motif qu’elles nous reconduisent au seuil de notre vie, à notre propre naissance, aux fondements qui nous ont constitué tel cet homme-ci, cet homme-là cheminant parmi les hasards de l’être-au-monde. Voir cet arbre en sa plus exacte vérité, dépouillé de tous les artifices qui pourraient en assombrir, en ternir la silhouette, c’est voir le début d’une histoire, c’est se reporter, en un seul empan du souvenir, à ces instants fondateurs de notre propre identité, aux moments qui ont modelé notre psyché au point que cette dernière se confond avec les événements qui l’ont façonnée. Nous avançons dans la vie, nous proclamons nos actes libres, nos mouvements doués d’autonomie. Certes il en est sans doute ainsi mais, à l’évidence, jamais nous ne pouvons faire l’économie de ce qui nous a traversé et a sculpté en nous les motivations au gré desquelles nous progressons.

   Cet arbre ouvre une histoire, veut simplement dire ceci : il nous invite à cheminer de concert avec lui, il s’installe au plein de nos affects, il appelle nos réminiscences, tel autre arbre connu pendant l’enfance dont nous fîmes notre première cabane, ce puissant archétype de l’habiter sur terre, afin d’y construire une éthique, d’y déceler la parole chatoyante d’une esthétique. Désormais, si la rencontre a été décisive, nous aurons partie liée avec lui, il sera en nous comme nous serons en lui. Son écorce sera notre peau et corrélativement, notre peau sera son écorce. Bien évidemment la pierre de touche d’une telle affirmation s’abreuve au symbolique, non au réel  radicalement réifié, pris dans les mailles indépassables de sa propre concrétude. Mais nous sommes autant des êtres symboliques, le langage en témoigne, que des êtres de chair, la douleur mais aussi le plaisir en tracent, parfois, l’inévitable voie.  

    Cet arbre agit en nous à la façon dont d’autres choses ont agi en résonance avec notre être profond. En lui, au travers de sa beauté partout présente, c’est cette source de la petite enfance qui fait entendre son doux bruit de cristal. C’est notre premier et spontané élan pour les bras ouverts de la mère, la justesse de la direction choisie par le père, la tendresse d’un sourire dans les yeux des aïeuls, les premières amours pareilles à des lames de fond, les amitiés adolescentes fortes et inentamables comme des forteresses, la naissance d’un enfant, les émotions au bord de cette jeune vie, le luxe, la puissance de l’âge mûr, la joie d’être à son tour devenu cet homme, cette femme entamant le dernier chemin dans le rayon d’un crépuscule d’automne.

   Le commencement qui nous échoit dans le genre d’une surprise à toujours renouveler, d’un constant étonnement à manifester, ce sont aussi nos confluences les plus heureuses avec telle page admirable de Proust dans « La Recherche », telle autre intime et bouleversante du Rousseau des « Confessions », telle autre encore répercutée à l’infini de Senancour, de Chateaubriand ou de Hugo. Le commencement, c’est encore les éblouissements de l’art, les tableaux de la Renaissance Italienne, les subtilités des Léonard, la plénitude heureuse des  Botticelli, les clairs-obscurs pleins de profondeur du Caravage. Et, bien évidemment, la liste pourrait être infinie de nos émois littéraires, picturaux, musicaux que notre mémoire a archivés dans les rayons de notre « musée imaginaire ». Toute découverte vraie est commencement, c'est-à-dire qu’elle mobilise la totalité de notre être et en sollicite les multiples facettes afin que ces dernières se mettent en devoir de tracer de nouvelles esquisses, d’ouvrir de nouveaux chemins. Nous ne sommes réellement vivants qu’à la mesure de ces généreux croisements qui portent en eux bien plus que leur modestie pourrait nous le faire supposer.

    Avait-on jamais imaginé de telles ressources auprès de cet arbre levé dans sa propre solitude, exposé aux caprices du vent, menacé par la hache ou la scie ? C’est bien parce que l’arbre, cet arbre, avoue sa fragilité, qu’il nous touche au plus secret de nos sentiments. Désormais, l’ayant vu avec justesse, nous ne pourrons plus faire comme s’il n’avait jamais existé. C’est son être qu’il nous a donné en partage, sous ce ciel de lourds nuages, sur cette colline semée de vent, devant cet horizon illimité. C’est notre être qui vibre en écho avec sa présence, lui correspond au titre d’une existence parmi les existences, ni plus riche, ni plus pauvre que les autres. Une existence seulement qui ne s’accroît que de la proximité des autres, qui ne peut faire phénomène qu’à contre-jour des autres. L’arbre est entré en nous, nous avons fait saillie en lui.

 

 

 

 

 

 

 

  

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:25
Du côté du clair-obscur.

" Le ciel pleure sur les Hemmes..."

« Il pleut, il pleut

et le ciel verse encore des larmes

sur la plage des Hemmes

et, malgré tous nos nuages,

toujours toujours

je t'aime et je t'aime ».

Les Hemmes de Marck

Par Alain Beauvois.

On est quelque part, dans une chambre obscure, on ne sait trop où et l’on sent, loin, là-bas, le monde dériver. C’est au fond du corps que tout se passe, que tout s’amasse en pelotes confuses. La crypte du ventre est lourde que cloue le grain de l’ombilic. Le massif de la tête, sous le flux du songe fait ses grises circonvolutions et c’est comme un vertige qui imprime son bruit de laine. Le jour est si bas, la clarté si étouffée dans l’antre du cortex. Dans la spirale de la cochlée ricochent tous les bruits de la Terre avec leurs signes pliés tels ceux des hiéroglyphes. L’incompréhension est grande et le tumulte partout présent. Le tronc des jambes s’éteint sous l’écorce abrasive de la peau. La peau, ce parchemin sur lequel inscrire le chiffre des heures, graver les joies et les peines, tracer les vergetures du désir. La voilà orpheline du monde, égarée parmi la mutité dense de la chair, empêtrée dans les fleuves de sang, absorbée par les humeurs vitreuses. C’est un tel égarement que d’être là au centre de soi et de ne pouvoir émerger dans la clarté, de connaître le rythme joyeux de l’heure, la rutilance des secondes comme scansion de l’être ! Si confondant et l’on sent, dans l’isthme de sa gorge, la meute pressée des larmes, le hululement long des sanglots. Les pieds sont révulsés qui disent l’absence de la marche, l’infernal fourmillement du surplace, la lame gélive du jour faisant sa schize, coupant la presqu’île de l’exister en deux parties égales. Ligne de partage autour d’un raphé médian. De part et d’autre, l’immémorial affrontement de l’ombre et de la lumière, du mobile et de l’immobile, de l’amour et de la mort. Les mains cernent le vide. Dans leur creux de silence, des copeaux de souvenirs, des éclisses d’étreintes, et la sciure compacte de l’ennui partout répandu. On est comme exilé de soi, les yeux lancent des éclairs, les pupilles clignotent avec l’impatience d’un sémaphore, les sclérotiques font leurs feux de porcelaine. Où sont les mots ? Où sont les phrases ? Où l’incantation dont le poème est le beau recueil, où la contemplation qui fait la conscience brillante et l’âme éclairée ?

Quelque chose a bougé. Quelque chose a tressailli. A la manière d’un dépliement, du surgissement d’une eau claire dans la faille de la nuit. On sait que cela va avoir lieu, qu’il y aura des hommes aux longues silhouettes, des femmes aux yeux emplis de beauté, des enfants aux cimaises desquels brilleront des feux de comète. On le sait depuis le profond de sa chair, depuis le battement de son souffle, la cadence souple de son cœur. C’est comme un flux qui aurait traversé les océans, comme une houle venant faire son écume blanche sur le rivage de nos corps. C’est une aube qui nous sculpte de l’intérieur, qui gonfle nos viscères, inonde notre territoire et nous dépose bien au-delà de ce que nous sommes dans l’orbe d’un pur ravissement. C’est cela naître à soi et en éprouver l’incroyable mystère. Plus rien alors n’est caché. Plus rien ne se dissimule derrière des voiles d’obscurité. Tout rayonne et se déploie jusqu’à l’horizon agrandi. C’est là, tout près, c’est une infime musique, un craquement de cristal, un crépitement de fils sur la toile immensément libre du ciel. La langue d’eau est là. Luxe d’or et de platine pareille à un lac immobile en attente d’éternité. L’espace s’est arrêté. Le temps est suspendu. Le grand sablier de la durée a interrompu la chute des grains de silice. Alors on peut s’approcher de soi. Alors on peut se connaître. La plage de gravier et de moraines est une souple étendue dans laquelle lire son avenir. Pierre après pierre. Goutte après goutte. Car, maintenant, tout est uni par la lumière, façonné en signes dont nous reconnaissons le visage familier.

Certes, de loin en loin, encore, des taches d’incertitude, des amas de questions irrésolues, des points de suspension, des failles à combler. D’amour, de jeux, de rencontres, de hasards. On est si bien là, sous ce ciel de cuivre, tout contre la suie des nuages, sous la chute diagonale de la clarté, en attente d’être. Oui, en attente car toute existence est suspens, hésitation, marche syncopée sur les chemins de fortune ou bien d’infortune. Nous n’avons jamais qu’à avancer sur ce filin d’irrésolution, tels des funambules entre deux lignes de crête lumineuses alors que, sous nos pieds, s’étend l’immensité sourde des choses non encore advenues. Nous souhaitons demeurer. Nous souhaitons figer les rouages du mécanisme d’horlogerie. Le temps d’une attente. Le temps d’une respiration. Juste au point d’acmé, entre diastole et systole et notre cœur s’arrêtant un instant nous serons maîtres de notre passé, de notre avenir et nous ferons longuement halte dans ce présent que nous souhaitons éternel alors qu’il n’est que cette basse lumière à ras du sol que, bientôt, une autre lumière effacera.

Mais où sont donc les ardoises magiques de notre petite enfance, ces manières de petites madeleines proustiennes dont, à notre gré, nous jouions à nous inventer un futur, griffonnant et griffonnant encore puis effaçant les stigmates du temps, reconduisant le passé dans les limbes et inventant de nouveaux présents, de nouveaux dessins, nos propres effigies dans l’ornière impalpable des jours ? Où sont les ardoises ? Où est le gris, cette teinte du passage de l’ombre à la lumière ? Où sommes-nous, nous qui toujours disparaissons alors que nous nous efforçons d’apparaître, qu’une pluie, parfois, suffit à reconduire au tremblement du néant ? Où ?

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10 mars 2020 2 10 /03 /mars /2020 10:08
Au plus près de soi

« Rivage atlantique »

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   « L'atmosphère, ici, était d'une qualité équivalente (...). Jusqu'à cette moiteur de l'air, cette pureté du silence qu'il est impossible de trouver ailleurs que dans un couvent. »

 

                                      Georges Simenon - « Les vacances de Maigret »

 

*

 

   « Rivage atlantique », peut-être faut-il l’aborder au travers de cette citation de Simenon, l’accentuant, la lestant du poids si léger de la pureté. Puis redoubler cette manière d’apesanteur du luxe inouï du silence. Comme si l’une, la pureté, ne pouvait appeler que le silence, comme si l’autre, le silence devait s’envisager, uniquement, sous la figure de la pureté. Osmose des choses entre elles, fusion du beau en un seul et même endroit du monde afin de dire ce qui, ici, dans cette stance illisible de l’instant, devient l’essentiel, l’incontournable, le sens à l’infini réverbéré par le miroir de sa propre conscience. Dans cette expérience d’un minimalisme qui tutoie l’illimité, l’on devient transparent, invisible pour tout regard qui se mettrait en quête de notre propre silhouette, on perd jusqu’à son épaisseur, on est simple ligne confondue avec le fil de l’horizon, on est pâle rayon de soleil noyé dans sa mer de nuages, on est inapparence à la face de la terre, souffle d’un vent encore innommé, aube à peine levée dont nul pas ne pourrait tracer l’avancée sur la courbure inépuisable du réel.

   Alors, on s’est tellement allégé des soucis ordinaires, tellement abstrait de la sourde cantilène des villes, tellement éloigné des venelles agitées de mouvements multiples, que l’on vit dans une manière de délicieux vertige, on plie son corps dans la souple étoffe du songe, on s’enrubanne des flocons d’eau venus de l’océan, ces fines gouttelettes qui poudrent notre peau d’un baume si onctueux, on se croirait plongé dans un bain de jouvence au subtil parfum d’éternité. Voyez-vous, cette impression d’allègement me fait soudain penser à ces étonnants météores (Simenon ne parle-t-il de « couvent », dans sa belle évocation ?), donc ces météores de Thessalie, abritant tout en haut de leurs stalagmites de galets et de sable, ces « monastères suspendus au ciel », ces concrétions spirituelles dont on se demande si ce n’est notre faculté imaginaire qui en a tracé les contours.

   Et, par une immédiate association d’idée, je ne suis guère éloigné du Mont Olympe, de son sommet enneigé qui se découpe sur le bleu (la pureté ?) du ciel. Pur attirant le pur, silence appelant le silence. Genre de retraite ascétique où plus rien n’existe que la proximité de soi, où plus rien ne se dit que le corps du monde que rejoindrait le nôtre dans un geste d’ultime donation. Les dieux ne sont guère éloignés que rejoindrait notre propre mythologie personnelle. Les grands espaces océaniques, les étendues d’eau illimitées, lissées de vent, les hautes altitudes où glissent les longues caravanes d’air sont les portes au gré desquelles se connaître sans détour jusqu’en son fond le plus exact. Il n’y a plus de place pour la fuite, l’on est livré à l’entièreté de son être, conscience qui se regarde en tant que conscience.

    Mais, si l’on est devenu cet illisible signe, cette empreinte légère dans la trame d’un antique palimpseste, il ne faut nullement renoncer à décrire le réel, à le faire venir à l’horizon de nos yeux, le convoquer tout contre la conque de nos oreilles, le sentir frissonner sur la dalle attentive de notre peau. Réalité tout contre réalité. Du monde, la nôtre. Entre les deux, même pas la place d’un cheveu, le glissement d’une feuille d’eau, l’immatérielle présence d’un fin sentiment. Le ciel est infiniment levé dans sa parure d’ombre. Rien ne s’y dévoile que la mystérieuse vibration des ténèbres, faille à l’infini où se logent nos rêves. Une longue presqu’île de nuages cendrés flotte à mi-hauteur, médiatrice entre les hommes aux modestes destinées et les dieux immortels dont, parfois, l’éclair est la lumière, le tonnerre la sourde voix, la grêle la parole adressée aux Hésitants qui courbent l’échine sous le faix d’une existence devenue trop lourde, trop lente à se mouvoir, genre de toile percée en son centre de l’abîme d’une palpable tristesse.

   Une longue bande grise sous les nuages, elle est vision des hommes au sortir de leur torpeur nocturne, elle est espoir que la lumière vienne féconder leurs yeux, apporter l’amour, délivrer cette joie qui les fait tenir debout, parfois, en des manières d’étranges incantations, leurs mains se dressent vers l’azur pour en saisir quelques fragments dont ils pensent qu’ils sont habités d’esprit, traversés des ondes pulsatiles du bonheur. Inénarrable condition humaine qui confond, en un seul et même geste, symboles et réalités qui les portent, leur donnent essor !

   Pourtant les félicités terrestres sont si nombreuses que semblent dire, ici, cette belle et brillante dague de lumière, cette merveilleuse lame polie de clarté qui vient féconder le sable du rivage à la hauteur de son intelligence, de sa lucidité. Oui, la lumière est intelligente, lucide, elle qui fait briller nos yeux, elle qui nous révèle la profondeur du cosmos, la crête enneigée des montagnes, la grande bannière bleue de la mer, la hanche de l’Aimée à contre-jour de notre rubescent amour. Oui, belle est la lumière, elle est la vie en son plus beau déploiement. Et cette langue de sable ridée des attouchements subtils des flux et des reflux, ne nous dit-elle, en modulations graphiques, l’immémoriale geste humaine avec ses avancées et ses retraits, ses pleins et ses vides, ses célestes ascensions et ses terrestres chutes ? Notre vie même est cette constante dialectique, ce passage du noir au blanc, du blanc au noir qui se nomme ordinairement « actes du monde » dont nous tissons, jour après jour, le minutieux coutil. Il est la structure de notre être, il tend ses fils tout autour de nous à la façon d’un subtil cocon dont, habitude aidant, nous ne percevons même plus le luxe inouï de sa présence.

   Et cette première amorce de la dune - la dune ce joyau des rivages battus des vents, poncés d’eau -, cette plateforme si claire et si discrète à la fois, cette modestie qui pourtant part du socle de la terre et monte au plus haut du ciel, parfois sa douce forme féminine se confond, se fond dans la vaste matrice océanique de l’illimité. Etonnante unité du visible lorsqu’il s’ingénie à troubler notre vue, à jouer avec la plasticité de notre corps. A tel point que, parfois, pris de vertige sur l’épaule d’une dune, nous ne savons plus qui nous sommes vraiment, homme contemplant un paysage, paysage soi-même, chair de sable, d’air et d’eau dont la vastitude, pour un instant, nous donne cette étrange illusion de liberté, d’éternité. Et ces touffes de fins oyats, ils sont les antennes par où la matière respire et rejoint le dôme infini de l’espace. Ils bougent à peine sous la caresse du vent. Leurs multiples rhizomes connaissent tous les secrets des dunes, leurs galeries à l’infini où court le peuple du sable, les nœuds de la terre qui sont ses bourgeons, la lumière noire du sable plongé dans sa longue nuit, qui la métamorphose à petits pas, matière qui, bientôt pulvérulente, habillera les vents de cette belle teinte d’ivoire, de ce talc venu du ciel telle une énigme.

   Tout, ici, est de l’ordre de la confluence, tissé d’une souple et rassurante unité. Rien ne se disperse de soi. Rien ne fait fugue. Rien ne cherche l’en-dehors afin de rassurer l’en-dedans. Pour la simple raison qu’il n’y a ni dehors, ni dedans, comme l’on opposerait le sujet à un objet, l’esprit à la matière, le fini à l’infini, tout est en tout d’une seule pensée sans partage, sans distraction. Pour cette raison nous éprouvons un grand calme à être les Observateurs attentifs de ce qui a lieu devant nous. Avoir lieu veut dire trouver les assises les plus exactes de son être. Être en soi plus que soi. Être dans l’ultime qui rassemble et ôte toutes les fissures et les failles du monde. Plus de factualité ni de contingence puisque l’immobile, le donné pour sûr, la disposition immédiate des choses pour qui regarde, n’ont plus de justification à apporter, de légitimation à fournir. L’Amant, l’Amante que l’Amour unit en une seule forme indissociable ont-ils à chercher à l’entour d’eux-mêmes des raisons qui les expliqueraient, qui se poseraient comme d’indispensables déterminations à partir desquelles les rendre vraisemblables ? Non, dans cette heureuse dyade, tout se ressource à sa propre venue en présence, tout fait sens à l’intime même de l’événement.  Il y a un unique mot qui est central, tout le reste, tout le périphérique n’est que pur bavardage, fiction pour des regards non encore parvenus à maturité.

   La climatique romantique disait l’être du paysage aussi bien que celui de la passion sous l’égide du sublime. Certes, mais le sublime, par son illimitation, son immensité, écrase, broie ce qu’il porte en lui à la manière d’une mortelle ciguë qui appellerait le tragique bien plutôt que la joie naturellement attachée, par essence, à toute beauté. L’homme, en dernière instance, est victime du sublime, il n’en est nullement l’élu aux mains emplies de lumière. Il s’effondre sous la charge trop lourde. Il disparaît à même sa mortelle contemplation. A l’opposé, le paysage doux, unitaire, sans faille apparente, est doté de vertus balsamiques, émollientes, astringentes pour employer la rhétorique de la pharmacopée réparatrice. Peut-être ne sommes-nous que de fragiles plantes qui nécessitent des soins constants ? Il nous faut d’attentifs jardiniers penchés sur notre croissance, afin qu’isolés des atteintes du mal, qui ont pour nom « indifférence », « désaffection », « oubli », « nonchaloir », nous puissions connaître cette magique efflorescence au seul gré de laquelle quelque chose comme un cheminement ouvert sera possible. Oui, OUVERT ! Une Clairière ! « Cette pureté du silence » est à ce prix. Simplicité, bienveillance, sérénité ne veulent nullement dire abandon, désaffection de soi au prix d’un renoncement. Tout menhir n’est qu’un dolmen qui s’est redressé. Oui, redressé.

  

  

 

 

 

 

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3 mars 2020 2 03 /03 /mars /2020 13:44
Géométrie et finesse

                     Photographie : Catherine Courbot

 

***

 

 

   Comment apprécie-t-on un paysage, quels sont les critères qui en déterminent la beauté, par quelle méthode parvient-on à sa vérité intrinsèque ? Telles sont les questions qui surgissent à l’esprit dès que l’on tâche de comprendre les relations de l’homme à la nature. Rarement analysons-nous les processus symboliques, intellectuels, psychologiques au terme desquels nous distinguons telle chose comme émouvante, signifiante, alors que telle autre ne retiendra guère que notre attention distraite bien vite effacée par les événements du jour. En réalité nous nous attachons peu aux causes, privilégions les conséquences. Tel rivage maritime nous plaît, peut-être nous bouleverse et, intérieurement, nous n’attachons d’importance qu’à cette sensation que nous enregistrons à fleur de peau, peu nous chaut que l’origine en soit purement rationnelle ou bien simplement sensible. C’est un peu comme si, devant le schéma grandiose des Pôles, nous nous résolvions à ne percevoir que la partie émergée de l’iceberg, dédaignant de porter notre regard sur l’immense montagne de glace qui, sous les eaux, en constitue l’essentiel.

   Pour l’instant, nous allons nous contenter de décrire, c'est-à-dire de dire le réel tel qu’il nous apparaît spontanément dans son être. Peut-être, plus tard, pourrons-nous en tirer quelque enseignement. Le ciel est haut, uniment lisse, étendu dans sa belle étole grise. Il a la fluidité d’un vent du Nord que rien n’arrêterait. Il a la couleur subtile du galet poncé, de l’acier que visite la lumière rare d’un clair-obscur. Ren ne le divise, rien n’en distrait le cheminement souple, onctueux. Alors nous pensons à ces faïences gris-bleues, à ces vases en céladon réservés au rituel bouddhiste. Alors nous pensons à la pure soie des gestes qui relie les Amants dans leur naturelle félicité que rien ne saurait troubler. La ligne d’horizon est blanche, telle une barrière de sel, elle court d’un bord de l’image à l’autre comme si sa principale fonction était de séparer les deux principes opposés du céleste et du terrestre. Alors nous pensons à un invisible lien qui unirait les hommes de l’Orient, là où le jour se lève en sa pure nudité, en sa plus effective authenticité et les Hommes de l’Occident là où la lumière faiblit, où le sombre appelle le doute, parfois le faux-fuyant, l’errance quelquefois.

   Le centre de la représentation est le théâtre d’une dramaturgie où le clair, l’affirmé, le disputent au voilé, au sombre qui, déjà, annoncent le royaume de la nuit.  Ce dernier est dissimulé au profond des abysses et noiera bientôt les hommes dans un seul et unique songe, draperie de l’inconscient dans laquelle ils se débattront longuement, livrés peut-être à des cauchemars qui leur diront l’exténuation de l’humain lorsque plus aucun sens n’est apparent, seulement une ombre sans fin recouvrant le globe de leurs yeux. Puis une zone médiane, sans doute la plus visible au gré de son étendue. Elle est identique à un linceul qui serait affligé de teintes sourdes allant de l’ardoise à l’inconnaissance de l’anthracite en passant par la lourdeur du bitume. Cette ombre longue, dense, est fascinante. Elle agit sur notre conscience à la manière dont le ferait une crypte ou bien un labyrinthe dont nous voudrions percer le secret. Elle nous endeuille en quelque sorte, non cependant de manière tragique, seulement en raison du fait qu’elle nous a soustrait la lumière, cette belle manifestation de l’intelligence, et que nous brûlons d’en retrouver le souple chatoiement.

   Puis, tout au nadir de l’image, sous le feston que dessine la crête d’une vague, le grand déferlement blanc, l’écume flamboyante, le poudroiement de neige que traverse un rapide sentier de graviers. Nous avions disparu corps et âme dans l’épreuve précédente et voici venu le moment de notre libération. Certes nous avons quitté le grand dôme céleste, celui où se meuvent âme et esprit et nous retrouvons cette « extase matérielle », cette « multiple splendeur » terrestre dont nos pieds foulent le sol avec la certitude des marcheurs qui connaissent le but de leur cheminement.

   Voici, nous avons décrit, certes dans la subjectivité, dans l’inclination singulière d’une conscience visant le réel et en rendant compte d’une façon totalement parcellaire, genre de fragment, de tesson de poterie parmi les mille écueils du vaste monde. C’est notre façon à nous, intimement particulière, de rendre compte du monde, d’en estimer la valeur, d’en soupeser l’incroyable densité, le constant pullulement, le fourmillement à jamais. Au début de ce texte nous posions la question des fondements selon lesquels cette image se donnait à nous avec toute sa charge sémantique. Ce que nous pouvons dire, c’est que notre attention a été retenue selon les deux principes opposés de la Géométrie et de Finesse dont Pascal s’est fait le génial découvreur dans ses « Pensées ». Mais, ici, l’ambition n’est nullement pascalienne et il nous suffira de distinguer les deux modes d’approche du réel que sous-tendent des regards à l’évidence différents dont il faut souhaiter qu’ils convergent afin de réaliser cette plénitude du réel, la seule capable d’en donner une vue, sinon totale, du moins d’en réaliser une approche suffisante.

   Cette belle photographie s’inspire des deux principes à la fois et, en quelque manière, les synthétise. Autrement dit, ici est assurée la conjonction de la Géométrie et de la Finesse. Bien que le procédé de l’énumération successive de ces deux plans de la pensée ne puisse se donner que de façon purement arbitraire, le réel mêlant constamment les formes, nous pouvons cependant tenter une catégorisation des phénomènes.

   D’abord la Géométrie : Les plans sont étagés d’une manière si architecturée, les gris sont si profondément exacts, la composition si rigoureuse que tout ceci ne peut résulter que d’une activité de la raison, laquelle divise et hiérarchise ls choses afin que, rendues clairement visibles, elles puissent s’adresser en priorité à notre faculté conceptuelle, intellective. Procédant par des assemblages d’abstraction, elle se détache d’un visible qui pourrait être anarchique, chaotique, pour déboucher sur cette clarté de l’intelligible qui nous comble et nous rassure tout à la fois.

   Ensuite la Finesse : si la visée précédente cherchait à s’adosser à la solidité de la raison, la Finesse, quant à elle, privilégiant l’aspect sensible de l’étant, trouve sa source dans les étonnantes capacités créatives de l’intuition. Ce qui apparaissait, sous l’éclairage de la raison, sous la loi du nombre, se convertit ici en regard attentif au motif de la lettre, à ses subtils assemblages en mots. La réalité orthogonale, angulaire, strictement mathématique dans ses relations internes, tel plan se déduisant de tel autre, en appelant encore un autre, voici que tout ceci s’abreuve  bien davantage, dans le rôle de la Finesse, à une source poétique et langagière qui pointe les nuances, les émotions, les critères esthétiques, les affinités du divers finissant par se coaguler dans un seul et unique instant. Ce que la Géométrie quantifiait, la Finesse le qualifie en s’attachant à ses prédicats essentiels, le beau, le soyeux, le souple, l’harmonie, le goût, le sentiment, le déploiement de la sensation.

   Bien évidemment, l’erreur consisterait à ne privilégier qu’un mode d’approche du réel, Géométrie ou bien Finesse au prétexte de ses propres inclinations. Jamais le réel ne se rencontre d’une façon unique qui ne montrerait que ses arêtes vives, ses angles quantitativement déterminés, ses coordonnées spatiales. Si l’espace ressortit essentiellement à une activité de type topologique et le temps à une perception basée sur le sentiment, il n’en reste pas moins que le sensible vient à nous sous ces deux formes et qu’il ne nous est nullement loisible de décréter l’une prioritaire par rapport à l’autre. Le sens s’inscrivant toujours dans une dialectique, un mode de passage d’un phénomène à l’autre, ce qui est constitutif de notre présence au monde, c’est bien sa pluralité, sa mosaïque, son effervescence plénière. Cette image joue de ces relations multiples, croisées, de ces subtiles rencontres qui tressent le bonheur d’un regard.

 

 

 

     

 

 

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1 mars 2020 7 01 /03 /mars /2020 10:41

 

Le paon ocellé.

 

LE CHERCHEUR D'OR

                                                                                         Photographie : Thierry Chiès.

 

Petite incise mythologique : 

 

  "Argos avait reçu l'épithète de Panoptès (Πανόπτης / Panóptês« celui qui voit tout »car il avait cent yeux, répartis sur toute la tête, ou même sur tout le corps selon certains auteurs. Il y en a en permanence cinquante qui dorment et cinquante qui veillent, de sorte qu'il est impossible de tromper sa vigilance."   (Source : Wikipédia) -

 

 

  Longtemps Argos avait marché dans le dédale des rues, un peu au hasard, dans un genre d'ivresse. La ville, il ne la connaissait pas, il la découvrait comme un naufragé fait l'inventaire de son île : en aveugle, à tâtons, conduisant son corps parmi les débris, les failles, les excroissances du sol. Tout, ici, semblait avoir été affecté d'une étrange aptitude à se développer irrationnellement, bizarrerie à la limite de quelque folie. Les rues s'emboîtaient avec fureur, les trottoirs suivaient de curieuses lignes  déclives, saillies de ciment aux angles vifs, manières de diaclases menaçant, à chaque pas, de l'engloutir. Il sautait de bloc en bloc, évitant les failles du bitume, les longues lézardes parcourant l'échine de saurien de ces faubourgs aux teintes plombées, granitiques, pareilles aux convulsions d'une géologie primaire. Partout la lave fusait en longues giclures, les solfatares faisaient leurs bruits de bondes suceuses, les lapilli parcouraient l'air de leurs éjections  noires.

  Constamment, il fallait être aux aguets, anticiper la chute, le surgissement, le tranchant de la guillotine. Sauter, éviter, esquiver, être hors de soi, là était la seule manière de progresser, de ne pas succomber aux atteintes mortifères. Et les bruits, comment les éviter, alors que les mains soudées aux tympans vibraient à l'unisson de ce mortel sabbat ? Et les regards, pouvait-on seulement les faire ricocher à l'extérieur de sa chair l'espace d'une seconde ? C'était cela le pire, l'insistance des yeux à forer votre peau, à se frayer la voie parmi le réseau carmin de votre sang, à se souder à votre lymphe, à s'immiscer dans le plus menu cartilage de vos os malmenés, menaçant, à chaque instant, de les faire voler en éclats. Argos savait cette exigence d'une vigilance sans faille, cette nécessité d'une conscience aiguisée comme le pieu afin de ne pas périr sous les bombes urticantes de la démesure mondaine. Mais qu'avait-il donc fait qu'on veuille le crucifier, ainsi, dans le tumulte du jour ?  De quoi s'était-il rendu coupable qui justifiât une telle exclusion de tout ce qui, d'ordinaire, ne s'illustrait qu'à l'aune d'une heureuse logique, du cours harmonieux du temps ?

  Aucune question ne suffisait à combler l'abîme dans lequel Argos, à mesure de sa progression chaotique, semblait s'enliser, sa proche disparition n'étant qu'affaire de durée infime, celle d'un battement de cils, de la chute d'une goutte d'eau. Les regards : c'étaient les choses mêmes. Les vitres le regardaient de leurs dards aigus, les portes battant dans le vent ouvraient grand leurs orbites d'ombre, les plaques d'égouts se soulevaient et leurs yeux coulaient le long des caniveaux avec leur consistance de tentacules, les heurtoirs accrochés aux pans de bois s'agitaient en cadence, comme pris d'un violent strabisme, les balustres de pierre marchaient en rangs serrés, gonflant leurs flancs de leurs sourdes mydriases, les serrures, vrilles profondes, faisaient luire le grain acéré de leurs pupilles de jais.

  Nulle part il n'y avait de refuge possible. Les regards sourdaient à l'improviste, se laissant glisser des rambardes, se hissant aux soupiraux, descendant du fût de zinc des cheminées, surgissant des ferrures des volets. Les regards, tels des poulpes, s'enroulaient autour des chevilles, lançaient leurs langues visqueuses à l'assaut des mollets, dépliaient leurs lianes mauves qui enserraient le bassin, oppressaient le torse, prenaient la gorge en étau, s'invaginaient dans l'antre de la bouche, ressortaient par l'étroit boyau des narines et finissaient leur course diabolique, quelque part, loin au-dessus des soucis d'Argos, manière de démesure ourlée de totale incompréhension.

  Multiples visions accrochées à son anatomie stupéfaite, déliquescente, Argos dépassa les terrains vagues d'une friche industrielle. Des bâtisses à demi détruites dressaient dans le ciel d'étoupe leurs piètres moellons de pierres moisies. On arrivait comme au bord ultime du monde, dans un genre de non-lieu où l'effigie humaine n'avait plus cours, seulement une symphonie faisant vibrer sa mince désolation, racines émergeant du sol gangréné comme elles l'auraient fait au-dessus des eaux d'une mangrove crépusculaire. Puis un chemin s'élevait lentement au milieu d'un paysage volcanique, long cône couvert de cendres et de scories. Il n'y avait plus maintenant ni maisons, ni végétations, ni objets, seulement une immense désolation lançant vers le ciel sa plainte de pierre ponce, son cri de métal usé.

  C'était étrange, soudain, cette sensation de liberté, d'allègement, de flottement de graminées sous des poussées alizées. Tout paraissait se dissoudre dans l'eau lissée du ciel, sous l'écume légère des nuages. La courbure de l'éther était immense, la clarté habitait toute chose et c'était comme la levée d'une aube nouvelle. Autour du corps d'Argos, subitement, les mailles serrées se défirent, les liens glissèrent, les chaînes de l'aliénation perdirent leur lourdeur d'airain, leurs sombres glaçures de cryptes. C'était un chant qui gagnait l'espace, un bruissement d'étoiles, une translation de toute chose vers un but qui paraissait infini. Les regards urticants avaient replié leurs rayons aigus, et, maintenant il ne restait plus que ce souvenir de cette vision inquisitrice, invasive qui avait fait ses remous mauvais.

  Bientôt Argos arriva au sommet du volcan. Les flux de lave et de cendre allaient et venaient le long de la crête assouplie. Du haut de la colline grise la vue était immense, le regard portait au loin, bien au-delà de ce que toute conscience pouvait contenir de significations latentes. C'était simplement beau. Argos était habité d'une étrange plénitude. Sa vision se fragmentait en milliers de perspectives qui ricochaient sur la scène du monde. Il voyait la caravane des vagues bleues ourlées d'écume, il voyait le chapelet des îles couleur d'obsidienne plonger sous la ligne de brume, les voiles de poussière rouge poussés par l'harmattan, le moutonnement des dunes avec le balancement des palmiers aux têtes échevelées, les huttes de terre brune près des oueds aux pierres blanches; il voyait les caravanes de sel, loin, du côté de Taoudénit, les théières bleues d'où coulait, en un mince filet, le thé pareil au safran, les mains des femmes décorées au henné, les acacias dressés dans le ciel brûlant, il voyait l'eau claire bruisser  le long des acéquias remplis de bulles, les puits à balancier avec leur outre de cuir bouilli ruisselant de gouttes; il voyait tout, jusqu'à la courbure des étoiles, jusqu'à l'immense floraison humaine qui, partout, faisait son hymne à ce qui se montrait, dévoilait ses nervures, arborait ses coutures, délivrait le plus mince de ses sillons. Comme une gravure creusée dans le cuivre laisse deviner l'acide qui l'a longuement travaillée avant que ne surgisse l'œuvre, l'effusion de l'invisible sur la peau granuleuse du visible.  

  Peu à peu, le corps d'Argos, pareil aux ailes du Paon de jour, se couvrait de milliers d'ocelles brillants, de centaines d'yeux où se diffractaient, à l'infini, les facettes vives du déploiement, la polysémie aux ressources toujours renouvelées  de tout ce qui s'offrait avec prodigalité, partout où une conscience était là pour accueillir, faire sens, porter à l'incandescence ce qui pouvait l'être.  Tout ruisselait, tout se disposait à ouvrir une trappe par laquelle se dévoilait le ciel du monde, son scintillement de constellations, sa trace brillante de comète. Longtemps Argos demeura en haut du cercle fécondé par la nuit alors qu'en bas, dans la ville, les regards s'éteignaient petit à petit pour renaître, bientôt, dans la lumière du jour. Jusqu'à présent, Argos avait été regardé par le monde. Désormais, c'était lui, Argos, qui regarderait le monde !

 

 

 

 

                                                                                                 

 

 

 

 

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29 février 2020 6 29 /02 /février /2020 14:57
Où, la beauté ?

                               « En Malepère »

                        Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   Longtemps les hommes avaient tourné à l’entour d’eux-mêmes. Longtemps ils avaient voyagé sur des ferries immenses comme des immeubles. Les cheminées fumaient, haut dans le ciel, deux cordes fuligineuses qui cinglaient l’écume des nuages. Longtemps ils avaient longé les longues coursives blanches, passant d’une cabine à une autre, d’un salon chargé de stucs multicolores à une salle de jeux où, sous la lumière d’aquarium des vertes opalines, de méticuleux croupiers faisaient glisser, au bout de leurs rateaux, des piles de jetons marqués du chiffre aigu de la convoitise. Les hommes étaient descendus à Dubrovnik ou bien à Venise, ces « Perles de l’Adriatique », ils avaient visité tout ce qu’il y avait à visiter, les cafés, les musées, les restaurants, les magasins chargés de souvenirs. Ils avaient vu les gondoles en plastique avec leurs proues levées, les Ponts des Soupirs en plâtre peint, les églises baroques et les palais en bois polychrome. Ils avaient vu « la beauté » sur les catalogues aux pages glacées des voyagistes, ils avaient vu, en réalité, son envers, sa face brillante qui lustrait les yeux mais ne pénétrait nullement les âmes. Ils pensaient avoir vu mais demeuraient logés au cœur même de leur nuit. Ils n’étaient nullement sortis de leurs propres et étroites enceintes.

   Le jour n’est pas complètement le jour, la nuit n’a encore renoncé à étendre la toile noire de son prestige. C’est un étrange mélange des deux principes, du clair et de l’obscur, un sortilège subtil, une rencontre qui se fait dans la manière d’une osmose. En ses plis de suie, la nuit porte encore la mémoire du temps qui vient tout juste de bourgeonner. En ses écharpes boréales teintées de gris, le jour annonce le temps futur, celui qui nous surprendra, nous les hommes, nous les femmes, à peine issus du monde des songes, projetant déjà mille menus projets qui ourdiront les mailles d’un bonheur grésillant dans le lointain, nous en sentons déjà la moisson dans la conque docile de nos corps. C’est si heureux d’être là, parmi l’esseulement du monde. Rien ne saurait nous distraire de la tâche de voir. Oui, de « la tâche » car il y a exigence à porter sur les choses le regard qu’elles sollicitent afin qu’exactement connues, elles puissent nous parler ce langage de la vérité qui est immanent à la Nature juste et belle, cette exception que trop peu perçoivent, leurs yeux perclus d’objets de pacotille qui les attirent, les fascinent et les clouent à demeure, dans l’étroit réduit des envies d’usage et de maîtrise, ces liens qui enserrent les esprits et les maintiennent « dans les fers ». Nul ne peut être libre dont la condition est de dépendre de ceci ou bien cela qui ne se donne jamais qu’en « monnaie de singe ». Désirez intensément cette babiole qui vous aguiche et vous n’aurez alors plus grande certitude que de contribuer à votre inévitable aliénation.

   Ici, en Malepère, ce haut pays qui fait tellement penser au paysage buriné de Hurlevent, à sa dense austérité, à ses vastes étendues de lande, à ses herbes folles couchées sous le vent, à ses caravanes de nuages rôdant au ras du sol, ici donc, est le domaine de la pure liberté, de la vérité si elle possède un lieu et, conséquemment, de la beauté inaltérée de ceci même qui a été préservé de toute souillure, de toute invasion, dont le silence et l’âpreté de la géographie sont les tensions essentielles qui animent son constant voyage vers l’illimité, le ressourcement immédiat, peut-être l’infini, cet horizon si bas qu’il semble en peine de proférer son propre nom.

   Il en est ainsi des perspectives simples, elles viennent à nous avec tant de naïveté, de spontanéité que notre peau en est touchée sans même que nous en éprouvions le délicat glissement, quelques cercles posés dans le frémissement de l’air. Nous, les adultes, dont les yeux ont été usés par tant d’images virtuelles, dont les oreilles ont été envahies par des nuées de percussions diverses, peut-être sommes-nous les derniers à pouvoir nous ouvrir à cette sensation purement minérale, géologique, primaire en quelque sorte. Seuls de jeunes enfants doués d’une saisie instantanée des phénomènes pourraient en témoigner. Ils sont purs, inaltérés, et leur naturelle innocence constitue le réceptacle même au gré duquel ce voile de nuages, cette mer noire du ciel, cette pente à peine proférée du sol, cet arbre perdu dans la vastitude de l’espace, ce pli de terrain pareil au cerne qui délimite une figure, cette herbe rase qui se perd dans le proche illisible, apparaissent avec toute la profondeur dont ils sont investis. Peut-être est-ce le peuple doué de candeur et d’ingénuité, l’enfance aux mains vierges, qui pourrait être à même d’en mieux décrypter le sens ?

   Nous, les adultes, devant ce pur prodige de l’être-Nature en sa plus fraîche donation, sans doute serions-nous tentés de rajouter, à cette beauté, des cortèges de mots dont nous penserions qu’ils pourraient se donner en tant que commentaires mélioratifs de cette réalité-là, posée devant nous dans sa plus grande sobriété, dont nous souhaiterions exhausser le caractère singulier. Usant du langage à la façon d’un simple cosmétique. Mais combien ceci est erroné, combien ceci est lié à une perception exacerbée des vertus anthropologiques. Ne dire mot, tel l’enfant dans sa première découverte du monde, voici la seule attitude qui vaille. La seule qui ouvre la matière sourde, qui fasse sa constellation d’esprit, qui métamorphose le réel en cette troublante cosmopoétique qui atteint les rêveurs d’idéal, les alchimistes du sens, les magiciens des rimes et les jongleurs de prose.

   Les lieux où se donne la beauté sont entièrement autonomes. Nul besoin d’une hétéronomie - une parole, un dessin, une esquisse -, qui serait commise à en majorer la présence. C’est du centre même de leur être que tout rayonne. Nous n’accroissons nullement les prédicats du ciel, de l’arbre, de l’herbe au simple motif que nous en constatons l’émergence. Nous n’apportons rien de plus que ce qui, déjà, s’y trouvait, inscrit en creux, logé au plein de sa propre manifestation. Nul besoin d’un bavardage supplémentaire. Peut-être suffirait-il de créer des espaces intouchés, libres de toute atteinte, en quelque sorte de dresser des conservatoires où la beauté se regarderait comme dans un miroir. Nullement narcissique, cependant, l’ego n’est qu’une détermination de l’être humain dont il use avec la prodigalité qu’on lui connaît. Nous questionnons ainsi : les territoires vierges de toute incursion, ne seraient-ils ceux qui, en toute sérénité, diffusent le plus grand éclat, l’essence la plus  accomplie ? Nous interrogeons.

 

 

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21 février 2020 5 21 /02 /février /2020 10:06
Fugue en Noir et Blanc

À Paratge de Tudela

Cadaqués, Espagne

Hervé Baïs

 

***

 

 

   Sait-on jamais la raison pour laquelle un paysage nous plaît ? Une simple harmonie des formes ? Le souvenir d’un cadre identique perdu au loin de la mémoire ? La rencontre de cette Etrangère qui imprima en notre âme l’ineffable palme de la langueur ? Il y a tellement de motifs qui peuvent tracer en nous le chemin de la beauté ! Mais aussi tant d’autres qui ne recèlent que des manières d’égarements en lesquels nous pourrions chuter si nous n’y prenions garde. Aussi convient-il de garder en nous ceux-là et d’oublier ceux-ci. Toujours tresser autour de nos têtes les lauriers de la joie, les fleurs vénéneuses nous pouvons les oublier sans crainte, elles ne feraient qu’assombrir nos humeurs et troubler la limpidité de nos jours.

   Cette photographie d’Hervé Baïs, riche parmi tant d’autres, nous convie à la pure fête des plaisirs visuels, des emplissements esthétiques. Celle que je nomme volontiers « Cadaqués-la-Blanche », en raison du visage nacré qu’elle nous adresse, aussi bien que du thème virginal qu’elle déplie, ne saurait laisser indifférent. Voir le village perché sur son promontoire, voir son essaim de maisons serrées autour de l’Eglise Santa-Maria, voir le ruissellement de l’eau bleue, les chapelets d’ilots noirs, c’est pur émerveillement, c’est comme de regarder pour la première fois. Arriver dans les rues pavées de schiste noir, avec le brillant soleil de Catalogne, sinuer dans les ruelles étroites, découvrir ici des jarres couleur de chair, là l’étrave des barques bleues allongées sur les plages de galets, plus loin le passage à arcades du Riba Pitxot, c’est découvrir certes une partie de l’Espagne, mais aussi se découvrir tant ce lieu authentique ne saurait tolérer quelque approximation. Ou bien l’on est de plain-pied avec ce qui se donne ici avec tant de générosité et l’on demeurerait sa vie durant à contempler ou bien l’on est en porte-à-faux avec l’esprit du lieu et l’on déplace plus loin ses intérêts.

   Certes, de cette beauté que nous offre l’image, il n’y aurait rien à dire tant sa syntaxe est riche qui se suffit à elle-même. Mais c’est toujours une tentation, un divin supplice que de tâcher de tirer de ce réel qui nous questionne sa chair pulpeuse, de boire l’ambroisie du jour jusqu’à sa lie. Le ciel n’est pas le ciel, il est un vaste océan aux eaux profondes où flotte, tels de légers drapeaux de prière, la toison blanche, duveteuse des cirrus. Une éclaircie au loin de l’horizon, une lumière qui serait venue d’ailleurs, peut-être d’un autre monde qui nous convierait aux joies subtiles d’une fête céleste. Les rochers noirs ne sont nullement des rochers, ils sont d’antédiluviennes formes, des manières de concrétions animales, peut-être la mise en scène d’une étrange tératologie. A tout instant, l’on pourrait voir surgir de l’ombre quelque créature innommée tant son destin ne paraîtrait être que celui de pierres sourdes au destin du Monde. C’est toujours dans ce pli obscur que se glisse l’imaginaire, dépliant à l’envi des dentelles songeuses qui, jamais n’en finiraient, si le jour ne venait et répandait partout la semence infiniment renouvelée de la clarté. Les rochers blancs ne sont pas des rochers, ils sont un tumulte de neige, de grosses boules de coton avec lesquelles des enfants taquins feraient un abri pour leurs rêves primesautiers. Ce sont des vagues de gemmes immobiles pour l’éternité, peut-être des falaises de talc qui connaîtraient soudain le lieu de leur dernier repos.

    Tout ce blanc, c’est l’aventure des choses avant même que leur être propre ne leur soit révélé, c’est une touche virginale, la matrice par où les significations vont dire le motif de leur venue, ces milliers de signes minuscules, ces magnifiques hiéroglyphes qui nous font face et nous mettent en demeure de les interpréter. Ce blanc est la représentation de toute conscience juvénile se dressant, ouvrant la question de l’exister, voulant déployer sa marche vers l’avant avec un mince espoir rivé au cœur : tout pourrait demeurer dans cette teinte d’opaline et plus rien alors ne sombrerait dans le chaos, le doute, l’indistinction fondatrice de toute confusion, tremplin de toute douleur.  

    Cette image nous ravit au simple motif de son exactitude. Elle est ainsi et ne pouvait être autrement. Dire ceci est énoncer l’espace d’une vérité. Et pourquoi donc douter de la beauté qui nous visite dans son ineffable grandeur ? Ce lieu est lieu d’évidence, autrement dit nous nous sentons avec lui dans un tel sentiment d’affinité que nous ne pourrions nullement l’envisager -« lui donner visage » au sens strict -, autrement qu’en sa posture noire et blanche, autrement que dans le simple qui vient à notre rencontre et exige de nous une identique esquisse. Une fois encore, inlassablement, à la façon d’une mûre obsession, il faut entrer dans le vif débat qui oppose noir, blanc et leur autre, cet arc-en-ciel coloré qui touche la rétine, la féconde à tel point qu’elle en oublie cette primarité de la vision calquée sur la différence ombre/lumière, jour/nuit, surgissement/retrait.

   Comme le mouvement d’un pendule qui oscillerait des ténèbres à la clarté sans interruption aucune, ne connaissant que la valeur intermédiaire du gris, non en tant que couleur cependant, seulement au titre d’intervalle, de tenseur des motifs essentiels de la représentation. Nous sommes, éminemment, foncièrement, existentiellement, des êtres dialectiques poinçonnés au coin des oppositions fondamentales : joie/tristesse, donation/réserve, amour/haine, ouverture/fermeture, occlusion/désocclusion, santé/maladie, rayonnement/repli et, pour finir existence/finitude. Pour cette raison de constitution intime de notre être, et sans doute à notre insu, nous vivons au rythme de cette immémoriale scansion, de cette « ligne flexueuse », tantôt abreuvée de lumière, tantôt obscurcie par quelque pathos rôdant à notre entour telle une ombre maléfique. Les couleurs - ces fausses félicités -, ne sont que de surcroît comme si un facétieux démiurge les avait inventées afin de nous tromper, de métamorphoser tout pathos en son contraire, toute douleur en constant plaisir.

   Le moment semble ici venu d’appliquer un schéma dialectique au réel qui nous visite, lequel se vêt d’habits d’Arlequin, d’empiècements bariolés qu’un Pierrot blême et blafard à souhait viendrait contredire pour la simple raison que lui, l’Attristé, serait en phase avec ce qui traverse l’homme en sa plus pure effectivité, ce rythme à deux temps, noir/blanc qui est son métronome le plus fondé en justesse, en authenticité. La ligne de partage entre noir/blanc et couleur trouve sa traduction dans le concept métaphysique d’existence et d’essence. L’hypothèse qu’il convient de poser, à notre sens, est celle-ci : les couleurs fonctionnent sous le registre de l’exister, alors que le noir et blanc s’origine dans celui d’essence. Certes ces notions sont abstraites mais ne sont que l’envers des réalités concrètes. Elles s’y logent en creux, elles en déterminent la venue au grand jour. Ici une métaphore pourrait illustrer ce propos, faisant référence à une scène de théâtre sur laquelle évolueraient des acteurs grimés et poudrés, les yeux bleuis et les joues fardées de rose alors que, sous le masque des apparences, les visages ne seraient que de simples signaux noirs et blancs, modulation au plus près d’une affirmation ou bien d’une négation, affirmation du blanc, négation du noir, simple portée musicale, simple fugue puisant à deux sources, mais essentielles, mais incontournables, seulement lisibles au gré d’une « traversée du miroir ».

    Ce paysage évoqué par cette photographie aurait pu se donner en couleurs. Non seulement nul n’y aurait vu d’inconvénient mais ceci aurait consisté en la forme la plus commune des habituelles manifestations du visible. Mais nous prétendons qu’à ceci, la force de l’image, sa correspondance avec la nature profonde des choses en eût été euphémisée. A l’évidence le ciel est bleu, la mer en certaines zones turquoise ou émeraude, les rochers bistres ou bruns, tachés de vert par endroits. Donc une palette variable, sujette à caution, changeante selon l’heure du jour. Le « problème » des couleurs, et c’est ce qui les reconduit à de simples touches de l’exister, ne sont jamais assurées de leur être. Un bleu, par exemple, connaît toutes sortes d’états de la matière colorée qui se modifie en permanence. D’un marine soutenu à sarcelle à dominante verte, en passant par toute la gamme intermédiaire des Tiffany, électrique, denim. Et ainsi pour chaque couleur qui danse sur un éternel rythme chromatique sans jamais pouvoir s’arrêter sur aucun. Pour cette raison nous disons que la couleur « existe » parce qu’elle sort en permanence du néant, s’actualisant à chaque fois selon un aspect différent. Elle ne possède nullement de forme claire et définitive dont l’esprit pourrait se saisir comme d’une certitude. Non, la couleur glisse, dérape sans cesse, dissimulant son origine sous une pluralité de facettes qui déconcertent et troublent le regard. Paratge de Tudela qui, un jour, se donnera selon azur, un autre jour versera dans persan ou bien givre.

   Pour le noir et blanc la présence sera bien plus assurée. Nulle gradation dans le noir qui le présenterait sous de multiples figures. Nulle nuance dans le blanc qui ne peut être que pur éclat. Noir/Blanc, deux réalités-vérités qui profèrent leur essence et uniquement celle-ci. Noir/Blanc n’ont nulle concession à faire en direction de quoi que ce soit. Noir/Blanc sont immédiatement et définitivement situés au foyer de leur être. Ils y logent entièrement et n’éprouvent nul besoin de connaître un autre habitat, de différer de ce qu’ils sont en leur propre : des immuables assurés de le demeurer tant qu’on ne les aura nullement maculés d’une tache colorée. La grande et inépuisable force des photographies en Noir et Blanc est tout entière située dans cet élémentaire auxquelles elles sont affiliées, comme une source est reliée à la lèvre de terre qui lui donne jour et l’ensemence de pure beauté. « Pure » beauté car c’est bien de pureté dont il est question ici. Rien n’a été affecté d’un quelconque artefact. Tout est à sa place de chose et y vit telle l’idée dans son souverain empyrée. Noir est noir en son essence. Blanc est blanc en son essence. C’est semblable à un finistère, cette étrange presqu’île qui a son assise sur une terre mouvante par nature et prend son envol en direction de l’eau et du ciel à la seule puissance qui l’anime, à savoir demeurer en soi cette unité dont le nom pourrait être « juste mesure ». Ni eau, ni terre, ni ciel, empruntant à tous à la fois mais sertie au lieu même de sa propre définition, cette singularité ne saurait avoir de lieu que le sien.

   Cette photographie d’Hervé Baïs est, en soi, une manière de finistère à l’abri des métamorphoses en tous genres, peut-être même une île située au plein de son insularité, conforme à l’idée même dont elle est l’événement le plus sûr, rayonnante, sise au monde en ce qu’elle a de plus particulier et qui, pour autant, touche à l’universel. Toute beauté l’est par essence. « Cadaqués-la-Blanche » en sa virginale apparition vient de recevoir un écrin à sa mesure. Une image vraie est une image éternelle !

 

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3 décembre 2019 2 03 /12 /décembre /2019 09:57
 L’immense face à soi

 

                             Illes Formigues

                         Palafrugell, Espagne

                      Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Avons-nous jamais une réelle sensation de l’espace ? Avons-nous conscience, en quelque endroit du corps ou de l’esprit, de l’immense, de l’étendu, de cet ailleurs qui toujours nous questionne au motif que nous n’en connaissons ni les limites, ni la substance ? Le monde est si multiple avec ses milliers de montagnes qui se perdent dans le peuple des nuages, avec ses océans aux eaux illimitées, ses hauts plateaux semés de vent, ses larges plaines où ondule la meute serrée des épis. Notre curiosité est grande qui voudrait tout saisir, notre soif de connaissance inépuisable dont nous voudrions, qu’un jour, elle fût comblée au centuple de sa longue et anxieuse attente.

   C’est une plaie vive au sein de l’âme humaine que de vivre sa possession de l’univers selon son envers, une constante privation qui nous laisse au bord des choses avec un sentiment d’infini dont, jamais, nous ne pourrons imaginer la vastitude. Nous nous vivons tels des êtres fragmentaires envoûtés par cette totalité qui toujours recule au fur et à mesure que l’on poursuit son chemin têtu d’annexion de nouveaux territoires. Aussi, nous faut-il renoncer à découvrir ces terres australes qui flottent au loin dans un brouillard blanc, ce plateau de Mongolie étoilé de yourtes rondes, ces rizières d’Asie dont les terrasses étincelantes nous font signe tels de magiques miroirs. Certes nous avons l’imaginaire, la littérature qui nous racontent le monde à leur manière et peut-être est-ce mieux ainsi, notre liberté n’en est que mieux décuplée.

   Le poème, le roman, mais aussi la photographie qui témoigne pour nous d’un univers dont nous ne pouvions soupçonner l’existence. Le dépaysement, le rêve ne se donnent nullement à l’aune du lointain, du tropical, de l’exotique qui, le plus souvent, déguisent le réel sous les atours d’une facile beauté. Toute beauté, par définition, est exigeante, toute beauté se mérite. Il suffit de s’y rendre attentif par un travail permanent de la conscience. Démêler le vrai du faux, sous l’apparence déceler ce qui ne fait que nous abuser et ne brille qu’en raison d’une supercherie. Rien n’est plus précieux que les paysages modestes, exacts, logés au sein même de leur propre nature. Une feuille balancée par le vent, le cours d’un ruisseau dans l’étroit d’une gorge, la garrigue semée d’arbres dépouillés et parcourue de l’éclat blanc des pierres, un semis d’îles près d’une côte, la pure élégance de rochers qui flottent au ras de l’eau, pareils à d’étranges animaux antédiluviens qui n’auraient plus la mémoire de leur antique provenance.

   Le ciel est haut, très haut, il est cette inépuisable symphonie qui se ressource constamment à la lisière des vents, à la courbe des nuages, aux gouttes de pluie qui le festonnent de leur lumière de cristal. Le ciel est noir, profond, attaché au vertige de la galaxie, proche cousin des trous noirs gonflés d’énergie, traversés par la lointaine clarté des étoiles. Le ciel, ce ciel, est la ramure qui couvre de sa palme le front soucieux des hommes, il est la cimaise qui accroche nos regards lorsque nous sommes amoureux ou bien désespérés. Le ciel est un baume, une onction, raison pour laquelle nous lui confions nos secrets et nos peines. Sous sa mer sombre glissent, comme dans un lent ballet, les fines crinières des nuages. Les nuages courent, ici et là, et parfois l’on entend leur galopade pressée que cernent les coups de boutoir du tonnerre, que divisent les éclairs au dard rubescent.

   Plus bas, le ciel se décolore, vire au gris, cette teinte qui n’en est pas une, ce simple passage de la nuit au jour, cette tache d’acier dans l’œil de l’Amante qui se rend désirable autant que redoutable. Désirable en ce qu’elle nous trouble, nous enivre. Redoutable car nous pourrions la perdre et il ne demeurerait dans la grotte de nos mains que la poussière des souvenirs et la cendre des regrets. L’horizon est un simple trait, une parenthèse qui ne se serait ouverte qu’à nous convoquer vers cet inconnu qui nous happe et nous tient en suspens. Qu’y a-t-il donc au-delà de notre vision que nous ne pouvons percevoir : d’autres îles groupées en essaim, des Sirènes aux longs cheveux ruisselant d’eau, des caravelles aux voiles gonflées, des Conquistadors aux vêtures chamarrées, aux cuirasses luisantes ? Ou simplement le Rien dans son absolue plénitude ?

   Au-devant du mystérieux horizon, un ilot court au ras de l’eau, suivi d’un poudroiement de rochers qui fait penser à la queue d’une comète. Ressent-il la solitude ? Ou bien est-il heureux dans cette marche solitaire au gré des flots et des courants ? Comment savoir si la matière pense, si elle n’est que pure gratuité dans le vaste événement de monde ? Sans doute est-ce nous qui projetons notre pensée, appliquons nos raisonnements, poinçonnons le réel de nos fantasmes, de nos étonnantes divagations. Peut-être est-ce mieux ainsi, témoin d’une liberté toujours en mouvement. Puis la nappe claire de l’eau, écumeuse, lumineuse. C’est comme le bourgeonnement d’une parole qui viendrait des abysses et trouverait le lieu de son déploiement, là, au centre de la belle lumière, de ses éclaboussements, ses ruades joyeuses, ses cabrioles facétieuses.

   Y aurait-il quelque chose de plus beau, de plus vrai, qu’elle, la lumière, dans sa constante et souple effusion ? Regardez la lumière. Voyez ses bondissements, ses reflets, ses milliers d’échos, ses ondes qui frissonnent et deviennent semblables à une immense plaque de métal qui contiendrait le ciel, la terre et tout ce qui fourmille dans la variable et toujours renouvelée diaprerie humaine. Voyez sa force, sa puissance, ses éclats, mais aussi son incroyable douceur, cet onguent qui coule à fleur de peau, cette source s’abreuvant à même son constant jaillissement.

   Si, au moins une fois, vous avez vu la lumière avec l’œil de l’esprit ou de l’âme, vous n’en oublierez jamais la si belle texture et serez en demande de sa réitération. Car l’avoir vue, c’est être allé au cœur même de qui vous êtes, à savoir cette unique conscience autour de laquelle tout vit en orbite, aussi bien votre propre corps, que la bannière de vos sentiments, que le satin de vos émotions ou le coutil de vos chagrins. C’est pourquoi nous ne pouvons détacher notre regard de cette plaine lisse, fascinante, porteuse de tous les destins de la terre, du ciel et, bien évidemment des siens, de cette eau qui, ici, se donne comme lustrale car, aussi bien, nous pourrions y renaître et prendre un nouvel essor. Tout en bas de l’image, sont de larges taches d’argent qui sans doute, ne sont que les reflets des nuages. Fusion accomplie des éléments en un seul et unique creuset, tels Amant et Amante qui se donnent à la manière d’un être indivisible, inaliénable. Quelques fragments de rochers émergent de cette étendue de platine et d’écume comme pour dire la persistance de l’archipel avant que de rejoindre la « Terre des hommes ». Tant de beauté en un seul lieu recueillie et nous sommes comblés d’avoir vu. Ainsi se gravent dans la chair les images que nous avons rencontrées dans la pure joie d’être. Ceci est ineffaçable.

 

 

 

 

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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 14:54
Douleur paradoxale de la beauté

                   Font-Romeu, lac des Bouillouses,

                             Pyrénées-Orientales.

                     Photographie : Thierry Cardon

 

***

 

 

   A Villefranche de Conflent on a pris le « Train Jaune ». Longtemps, dans la voiture ouverte, on a sinué parmi les ravins enjambés de hauts viaducs, on a traversé mille tunnels sombres et humides, l’air frais coulait sur le visage à la façon d’un fin ruisseau, on a pris des photographies pour immortaliser les lieux, on a frissonné parfois sous la lame de la bise, on a eu des vertiges, de courtes joies, des moments de flottement venus d’un lointain passé. On est descendu à Mont-Louis puis on a pris la route pour les Bouillouses. En cet automne déjà traversé des rumeurs hivernales, le Plateau de Cerdagne avait des airs de proche Sibérie. On s’était chaudement vêtu, solides chaussures au pied, un bâton de marche frappait en cadence le sol de schiste et de granit. Dans la tête carillonnait en mesure, pareil à une litanie, une formule magique : « Lac des Bouillouses - Lac des Bouillouses », comme si cette simple incantation pouvait, à elle seule, tracer la voie d’un bonheur immédiat. On voulait voir ce lac « qui fait des bulles » selon la version occitane de son nom, on voulait voir la plaque d’eau ou bien de neige et la double découpe triangulaire, sur le ciel, des Pics Carlit et Péric.

   Le paysage, tout autour du lac, était majestueux, poudré de blanc telle une Marquise des temps anciens, quelques flocons virevoltaient dans l’air sec comme le tranchant d’une faux, le ciel était gris, étendu d’un bord à l’autre de l’horizon tel un tissu soyeux, peut-être un drapeau de prière portant aux dieux de l’Olympe les visages des hommes, parfois clairs et insouciants, parfois embrumés par quelque infinie tristesse. C’était là une sorte de non-lieu qui, par son silence originel, sa pureté, sa blancheur, les contenait tous, les autres lieux du monde, les assemblait en un microcosme qui se suffisait à lui-même, le reste du réel n’étant là que de surcroît, peut-être au gré de l’action de quelque démiurge capricieux et distrait. On aurait pu demeurer là, à ne rien faire, à voir, simplement, tout le reste de sa vie. Il est certaines visions qui sont le tremplin d’une telle félicité, que, jamais, l’on n’en voudrait différer, demeurant tout contre le ciel, la terre, l’eau en leur plus belle conjugaison.

   Mais de l’essentiel, on n’a pas encore parlé, à savoir de cette étonnante sculpture d’un arbre décharné par le vent, couché contre un gros rocher, ses bras s’élevant dans l’air pareil à des stalagmites figées pour l’éternité. Existerait-il une beauté supérieure à celle-ci, simple et réalisée en totalité, à la fois ? Un lieu commun répété à l’envi - c’est bien là son sort le plus évident -, présente la « Nature comme une grande Artiste ». C’est là outrepasser son essence puisque poser le problème de l’art nécessite le recours à une volonté qui se serait manifestée dans l’œuvre. Mais peu importe, cette remarque est adventice et ne sera jamais résolue pour la simple raison qu’en l’esprit de l’homme traîne toujours une miette de panthéisme rendant un culte divin à toute représentation paysagère dont la hauteur excède les possibilités d’en connaître l’origine.

   Là, en plein cœur du froid vertical, face à la pure beauté, on demeure fasciné. Comment ceci est-il donc seulement possible ? Cette perfection qui paraît jaillir du sol à la manière d’une eau de fontaine que le froid aurait pétrifiée ? Tout y est exact, sans fioriture qui nuirait à l’harmonie de l’ensemble, tout y est reconduit à sa valeur essentielle : paraître en-soi et pour soi en tant que cette finalité à proprement parler indépassable. A la première vision, c’est toujours la beauté qui se donne en premier, telle la belle Jeune Fille rencontrée dans la rue qui aimante les regards et se soude, d’une manière indéfectible, au roc inaltéré de la mémoire. Oui, la beauté est une telle exception qu’autour d’elle tout s’arrête et se tait, tout se focalise en un seul et unique regard et ce dernier n’en quittera le prestige qu’avec le plus vif des regrets.

   Enonçant la beauté on ne veut simplement dire l’aspect, l’apparaître en leur sublime rayonnement. Bien sûr c’est eux qui, originellement, nous retiennent au bord de l’abîme, comme en sustentation. Mais il y a plus. Cette beauté qui rougeoie et étincelle n’est possible qu’en raison d’une beauté intérieure, d’une qualité éminente forgée au plus secret de l’intime. Ici, bien entendu, se donne à entendre la visée panthéiste dont on parlait il y a peu. Comme si cet arbre mort portait encore en lui, âme et esprit, sensations internes. Il y a fort à parier que ces branches, cette souche dorment du sommeil des pierres et que rien n’en troublera le songe de gemme soudé à sa propre surdité. Cependant, si l’on veut percevoir adéquatement le propos développé dans ce texte, l’on aura présent à l’esprit, à la façon d’un écho, la présence humaine perçant sous cette belle torpeur végétale. Peut-être l’image d’une présence féminine qui s’y imprimerait en creux

   Ce que la vision de la beauté occulte à nos yeux assoiffés de perfection et de délicatesse, c’est d’une façon qui pourrait bien se donner en tant que tragique, l’idée de la douleur, de la souffrance. Car ce que l’on voit ici est bien le résultat d’une sourde épreuve qu’a subi l’arbre et ce qui nous apparaît sous cette forme esthétique, c’est sa mort ou les traits qui en sont apparents. Il y a une constante dans les choses belles ordonnées par la Nature, c’est l’idée de dénuement, de spoliation de la matière, terre, bois, fer, au terme de laquelle elle, la Nature, nous rencontre sous le sceau d’un genre de sublimité. Voyez l’aridité des déserts, leurs vagues de sable, leurs roches érodées, striées par l’action du vent. Voyez les canyons, leurs larges entailles polychromes dans une terre violentée. Voyez les salins étincelants des hauts plateaux andins. Voyez les steppes désolées de Mongolie où ne court que le peuple égaré d’une rare végétation jaunie. Voyez les roches d’Eire usées par le temps, érodées par une lumière basse agissant telle une pierre ponce. En tous ces lieux, ce qui nous émeut et nous touche profondément, c’est bien cette atteinte des choses, lesquelles dépouillées jusqu’à l’âme nous font l’offrande de leur vérité. Or il ne saurait y avoir de beauté qui se dispense de vérité.

   Nulle beauté sans souffrance donc. Nulle beauté qui ne résulte d’une usure, d’un lent polissage, d’un geste mille fois répété qui supprime, écaille après écaille, le bavardage inutile, le copeau disgracieux, la barbe de métal qui fleurit au bout du tranchant de l’outil. Le travail de l’artisan est exemplaire à plus d’un titre, lui qui rabote, lisse, décape, polit, caresse le bois, au terme de son travail, d’une touche de généreuse encaustique. Comme s’il s’agissait d’oindre d’un baume régénérateur ce qui a été offensé par le tranchant de la lame. L’objet que nous voyons et admirons, tel ce bol touareg consacré à la nourriture, porte encore en ses flancs les blessures infligées par le maniement de l’herminette d’acier, laquelle a dompté la matière, l’a façonnée à des fins de domesticité. Rien n’est plus beau que ce travail de façonnage du réel qui procède par suppressions, entailles, incisions, scarifications, creusements, échancrures, lacérations qui ne sont, en définitive et symboliquement considérées, que des plaies vives infligées à la substance afin que, parvenue à son essence ultime, elle demeure en son être qui, par sa forme, participe aux belles manifestations de l’esthétique. Remarquable dialectique Nature/Culture qui trace les sillons de la civilisation à même la stupeur d’un réel transfiguré.

   Mais, sous la plastique matérielle et utilitaire, sous le bol et la souche, on n’a nullement oublié l’épiphanie humaine qui donne sens et direction aux actes du devenir. Donc, si le bol en son creusement, l’arbre en son déracinement, dévoilent une douleur sous-jacente, nombre d’œuvres d’art portent le témoignage, les stigmates à même leur visage, de ce travail identique à celui d’un enfantement, car toute portée au jour de l’être est toujours le résultat d’un tourment, le témoin d’une affliction.

   Regardez Mona Lisa en sa pure beauté. Est-elle joyeuse, assurée de sa condition, empreinte de félicité ? Assurément non. Son visage est un bois éteint sur lequel glisse la lumière. Ses yeux sont profonds, comme enfouis dans le massif de chair, inatteignables en quelque sorte. Sa bouche esquisse un demi-sourire qui ne dit qu’une tristesse vacante, une mélancolie à fleur de peau, un vague à l’âme dont, enjambant les siècles, l’on penserait qu’il est de la nature filandreuse, cotonneuse du spleen baudelairien dont « Les Fleurs du Mal » tracent le portrait mot à mot. Mona Lisa n’est pas arrivée à son être en totalité. Quelque part quelque chose lui manque que le célèbre sfumato du Maître Toscan - cet autre nom de l’affliction -, est habile à révéler. Mona est en dette d’elle-même, elle ne parvient même pas à se connaître. Elle demeure en-deçà de qui elle est, dans une zone d’incoercible fascination. Son regard, elle le tourne vers l’en-dedans et s’y perd comme un regard se perd dans la contemplation d’une eau de fontaine ou bien au contact de la lentille brillante d’un puits immergé dans les profondeurs de la terre.

   Elle est sa propre énigme et sans doute l’avisé Œdipe ne parviendrait-il nullement à en déchiffrer le contenu. Car tout est crypté chez Mona, tout est enfoui au plus profond de sa chair. Ce qu’il y a de patent, à regarder la Florentine, ce qui se donne pour sa propre vérité, c’est qu’elle est grosse d’elle-même, c’est qu’elle est tout juste avant la parturition, c’est qu’elle n’a encore nullement consenti à retourner sa peau de manière à surgir dans le réel. Certes sa souffrance n’est nullement visible, dira-t-on, et l’on aura raison et tort tout à la fois. Elle n’est pas sans évoquer le personnage féminin illustrant le tableau de Lucas Cranach l’Ancien dans « Allégorie de la mélancolie » ou bien l’attitude profondément retirée en soi, comme perdue dans d’inaccessibles songes du Modèle qui illustre la toile « La Robe rose » chez Henri Matisse.

   C’est ainsi, toute beauté que l’on penserait hors d’atteinte, rayonnant de son propre prestige, ne fait que s’acquitter d’une dette, peut-être à l’égard de la nature, des hommes, des choses, le monde est si complexe dans ses significations polyphoniques ! Voilà, l’on était parti bien au-delà du Lac des Bouillouses, bien loin de ses congères de neige, peut-être grisé par l’altitude des deux pics qui en constituent la toile de fond. Il n’en demeure pas moins que nous n’avons fait que quelques cercles autour de cet arbre mort, de sa cathédrale de branches, des dagues hérissées de ses anciens rameaux. Oui, souvent, les choses qui signifient sont dans la distance et nos yeux ne les perçoivent nullement. Nous prenons rarement le temps de regarder, d’interroger. Nous nous ruons sur le réel avec une telle précipitation que, d’ordinaire, nous en oublions l’exacte mesure. Cette nef de bois échouée sur le rivage est clouée dans sa pure beauté. Son voyage n’est nullement terminé qui se poursuit dans notre imaginaire. Nous penserons en avoir oublié l’étonnante présence, cependant, à la manière d’une comptine il continuera à habiter notre inconscient. Parfois, regardant l’un de ses frères d’infortune couché sur le sable d’une plage, nous aurons comme une sorte d’éblouissement, d’image en écho venant se superposer à notre actuelle vision. Bien évidemment nous n’en saurons rien, notre monde d’images est un tel carrousel ! C’est ce vieux compagnon rencontré un jour sur la hauteur neigeuse du Plateau de Cerdagne qui nous fera signe depuis sa retraite infinie. Les nuits d’hiver, dans sa parure de glace, piqué de la lumière des étoiles il poursuivra son lent cheminement vers l’infini de son destin. Aura-t-il au moins le sentiment de sa douleur depuis sa conscience de bois ? Peut-être, pour le savoir faudrait-il être arbre soi-même ? Peut-être !

 

 

   

 

 

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