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15 septembre 2015 2 15 /09 /septembre /2015 07:54
Douce lumière de l’ambiguïté.

Adèle Nègre
« Dans la lame »
(deuxième jour) 2

D’abord on ne sait rien. D’abord on ne voit rien. On est dans l’inconnaissance de soi, dans la distance de l’autre. C’est à peine le jour, ce n’est déjà plus la nuit. On ne sait pas si on existe vraiment, si la réalité est cette chair de tuile, cette anse rose pareille à un golfe, cette vêture blanche qui enserre tout en libérant. Alors on se raidit, on enfile sa tunique de scarabée, cette cuirasse luisante couleur de bronze et de feu. On voudrait disparaître dans quelque faille inaperçue du monde. Mais cela crie en nous, mais nos élytres bruissent à la cadence folle de notre volonté de savoir. Mais qui donc est là dans l’attitude du retrait ? Donation de soi qui reprend dans le geste même de l’oblativité ce qu’elle promettait comme ultime faveur. Tout échappe qui se destinait à être. Tout se réfugie dans les mailles du silence. Au moins une parole se fût-elle élevée, au moins un mot eût-il été proféré et alors nous eussions eu prise sur le mystère. Mais non, rien n’est à espérer de ce qui se voile et se perd dans les ruines du temps, les vertiges de l’espace.

Que peut-on dire d’un cou dont la tête s’absente ? Que nous dit l’épaule de sa vérité de dune sous la clarté naissante ? Et la chute du bras nous rassure-t-elle ou bien nous incline-t-elle à une soudaine mélancolie, comme celle de l’âme romantique devant le paysage aussi sublime qu’insaisissable ? L’avant-bras se fond dans l’ombre : repris dans les rets du néant, dans la démesure de ce qui, jamais ne trouve de site où être accueilli. Et la main, cet isthme avancé de la conscience par lequel un individu s’annonce, rythme sa parole, chorégraphie ses mouvances intimes, la main cet ustensile si subtilement anthropologique qu’il ne possède d’équivalent où que ce soit, pourquoi nous est-elle dissimulée, presque ôtée, pourquoi n’accomplit-elle pas le geste de la rencontre ? Seulement de la réserve. De l’abri de soi. De l’intimité voilée. Quelle gorge est là qui se fond dans la nacre secrète de l’oubli ?

Dans la lumière diagonale de la chambre - il ne peut s’agir que d’une chambre n’est-ce pas ? -, tout est en fuite, le vocabulaire est absent, la rhétorique muette. Il y a présence et pourtant c’est l’absence qui fait sa rumeur, c’est le clair-obscur qui, tel une toile de Rembrandt, nous reconduit à nos propres aîtres, dans cette solitude si compacte que même une lame ne pourrait en pénétrer l’étonnante densité. Soudain il fait si froid et notre chair frémit sous la tunique d’airain. Le globe de nos yeux se voile, nos antennes érectiles ne palpent que la nuit et l’incertain, notre ventre annelé se glace d’une réalité si cruelle que le rabot de la lucidité en aplanit les contours. L’ambiguïté, cette lumière qui devrait être si douce, voilà qu’elle ponce à vif notre curiosité et nous laisse démunis, pareils à ces formes homologues qui, parfois, sur le dos, battent violemment des pattes dans un vibrato si pathétique que leur fin est un soulagement.

Ô, nous voudrions tellement percer le hiéroglyphe, déplier le palimpseste et lui faire dire la fable ouverte dont il est porteur, le conte dont il soutient la docile membrane, l’ode claire nous invitant à la plénitude. Mais nous sommes des enfants aux mains vides, des métamorphoses avortées, mi-nymphes, mi-papillons aux ailes brûlées. Jamais nous n’atteindrons notre imago, notre forme achevée. Nous sommes sur le seuil d’une révélation, sur le bord d’un désir et nous demeurons en suspens, pareils aux vibrations des phalènes dans la vive lumière. Mais que la mort vienne donc nous délivrer, ou bien un acte d’amour, ou une manducation de notre propre corps, tous gestes équivalents, toutes émergences de liberté. Plutôt que cette attente qui nous fixe à demeure et reconduit notre être à son essentielle nullité. Plutôt la mort !

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Published by Blanc Seing - dans NEO-FANTASTIQUE
14 septembre 2015 1 14 /09 /septembre /2015 08:37
Clairière du monde.

Photographie : Blanc-Seing.

Rien n'est encore présent et les choses sont pur évanouissement, conscience feutrée d'elles-mêmes. Une manière de lassitude heureuse se repliant sur son ombilic. Cela fait de courtes vagues, cela s'éclaire de l'intérieur, cela s'adonne à une intime germination. Personne, sur terre, ne fore de ses pupilles de jais l'annonce de cette plénitude. Cela existe de soi, pour soi, comme si l'éternité devait faire se figer la lumière dans une sorte de bloc de résine. Il y aurait alors, dans la densité ombreuse de la matière, des genres d'hallucinations colorées : coques mordorées des scarabées, vibration turquoise du colibri, éclat de feu éteint de quelque améthyste. A peine un grésillement, un ébruitement pareil à l'hésitation du lampyre parmi les tiges souples des graminées. Tout dans l'attente, tout dans l'immense solitude de l'être, de sa parution sur les rives de l'exister.

Les rares visiteurs du monde, les brindilles vertes des sauterelles, l'air mauve à la pointe des herbes, la tunique noire des taupes, l'éclair argenté du renard, le bec cloué du pic-vert, l'hélice grise de l'escargot sont autant d'harmoniques qui ne font que demeurer dans l'orbe du silence. L'effraction sera pour plus tard, quand le jour consentira à déplier sa corolle blanche. Pour l'instant tout est au recueillement, à la longue méditation alors que des lambeaux de nuit, des écailles de rêve flottent encore à l'entour des eaux. Patience du monde sur l'abîme du paraître. Hors la clairière où les choses se disposent à faire phénomène, tout est reconduit à l'effacement, tout est livré à l'étroite mutité de ce qui, encore, n'a pas été nommé. Cirques repliés des montagnes, vagues figées de la mer, sombre laitance de la lune, percussion hésitante des étoiles, yeux éteints des baudroies abyssales, lumière sourde des grains de la dune, mousse dense des forêts, usure claire des galets, plaque immobile des lacs. Tout dans l'à peine émergence de ce qui se réserve et sombre dans le mutisme, tout dans la demeure aphasique d'un non-vouloir.

Mais pourquoi cette hésitation alors que la haie, l'arbre, le roc, l'oiseau, l'homme attendent avec impatience l'effusion du jour, la survenue de la clarté qui sauve et dépose ce qui s'annonce sur les rives de la donation du monde ? Pourquoi cette mesure étroite des choses, pourquoi cette réserve face au langage pluriel de l'univers ? Est-ce si grave de paraître sur l'immense scène de l'aventure ontologique, y aurait-il une dette, une culpabilité à assumer, un effacement de soi à engager afin qu'ayant expié notre faute d'être-au-monde, nous pussions, enfin, regarder les choses avec les yeux apaisés de la certitude ? Y aurait-il cela, cette arche en attente du devenir, cette vibration suspendue du temps, cette ultime hésitation avant que ne se déchire la toile du ciel, que ne poudroie le bonheur simple d'exister ? Ou bien l'homme serait-il ce ciron clignant des yeux face à la démesure de l'infini, cette immense coruscation de la pensée qui se consume à la densité de sa propre flamme ? Pourquoi ce suspens où l'angoisse agite ses grelots de fou, où la démesure s'emparant de nous nous reconduit à la geôle étroite de notre finitude ? Pourquoi ? Pouvons-nous formuler autre chose que cette aporétique question et continuer de vivre parmi les divagations mondaines sans en être longuement affectés ? Mais comme tout ceci est vain face à ce qui, dans l'ombre, se destine à parler, à dire le poème en attente, la fable ouverte du monde ! Car il y a urgence à paraître avant que la grande horloge ne s'inverse qui nous reconduirait dans les limbes étroites et sourdes d'un primitif limon.

Voilà que cela commence à s'ouvrir, consent à la mobilité, se prête au désir, se déploie en direction de la volupté. Une lumière bleue, saisie de vibrations, se glisse à fleur d'eau avec des ondoiements de brume, des crépitement de comètes. Quelques touffes vert-de-gris sortent du silence, des troncs allument leurs tremblantes écorces sur la taie couleur d'obsidienne, un semis d'herbe pareil aux hésitations de la bruyère longe la rive songeuse. Puis une bande plus claire surgit comme un mystère de la nuit à peine effacée, s'imprime à la face pleine du monde. Joie que cette effusion venue dire aux hommes la mesure exacte du jour, la rareté de l'instant, le basculement déjà vers plus loin que cela qui s'annonce et rayonne. Le langage est proféré qui dit la liberté disponible, l'offrande de la vérité, le déploiement du projet de la nature, de son inépuisable ressourcement. Le moment est venu d'être là, simplement, comme une pure logique, un espace d'évidence, une architecture se hissant d'elle-même dans l'éther sans limite.

La crête des montagnes allume dans le ciel son liseré d'argent; les torrents bondissent de pierre en pierre; la toison des moutons fais osciller ses boucles blanches sur le sombre des pâturages; les digitales diffusent le parfum de leurs calices; le plateau de la mer se couvre d'une multitude d'étincelles; les bateaux traînent, derrière eux, le trait éblouissant de leur sillage; les nuages glissent sous le dôme bleu de l'air; la dune fait crépiter son sable blond; les lacs font réverbérer leurs eaux translucides jusqu'à la limite de l'espace agrandi. Dans les villes, dans les gorges profondes des rues, sur l'aire immense des plateaux où souffle le vent limpide, sur les places cernées de rumeurs polychromes, sous les frondaisons de l'arbre à paroles, dans les salles de jeux, sur toutes les avenues du monde bat le sang rouge de la vie, chante l'hymne du retour du soleil, se célèbre la grande fête de la lumière. La nuit n'est déjà plus qu'un vague linéament faisant sa fuite sur le bord de la mémoire; l'ombre, partout dissoute, ne renferme plus ni secret ni menace. L'onde du jour est là qui sème à tous les vents les fruits de son immense fenaison. Les hommes, les femmes, au sortir de leur longue léthargie font briller le quartz de leurs yeux, polissent leur sclérotique de diamant alors que, déjà, les meutes de clarté se teintent de terre et d'ombre avant que la méditation nocturne ne vienne les visiter. Grande beauté du cycle imprimant dans la conscience la marque insigne du temps. Nous ne sommes que cela. Du temps ! Et l'espoir d'y demeurer.

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Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES
13 septembre 2015 7 13 /09 /septembre /2015 08:47
Sur le bord des choses.

L A P L A N D - B A R E N T S . S E A
Photographie : Gilles Molinier.

Sur le bord des choses.

Oui, la plupart du temps, nous nous contentons d’être à la périphérie de l’exister que nous regardons d’un œil distrait, tant sont grands nos affairements et notre hâte d’en finir avec la procession des heures, le basculement des secondes. Oui, un nouveau texte sur un paysage. Oui, une nouvelle description de ce qui semble constituer une évidence. Y a-t-il justification à réitérer indéfiniment le même geste d’écriture, à poser devant soi, à la manière d’une obsession, une beauté qui rayonne d’elle-même ? Il suffirait de se laisser aller à la vision et se taire de manière à ce qu’un processus silencieux se mette en place, circonscrit à ses propres limites. Oui, sans doute ceci est-il une des voies d’approche de l’œuvre d’art. Mais il en est une autre qui consiste à « remettre cent fois sur le métier », à tisser de nouveaux fils afin que l’essentiel se manifeste et ne nous laisse pas dans la douleur d’une inconnaissance. Renoncer à connaître est toujours une perte, une chute, une fuite devant la lumière.

Ce texte, comme beaucoup de ses homologues, fonctionne selon la méthode des variations phénoménologiques. Le réel est si complexe, tellement incliné à se présenter sous des milliers d’esquisses successives, qu’il devient nécessaire de se doter d’une vue mobile de caméléon, aussi bien que de sa robe infiniment changeante afin que, portés nous-mêmes à la métamorphose, nous puissions en saisir les étapes successives dans ce qui se présente à nous, les archiver dans quelque coin de la conscience et nous livrer à la belle synthèse du monde. Initier le cycle d’une variation phénoménologique ne se comprendra qu’à l’aune d’une métaphore. Les paysages, tels des feuilles varient selon le point de vue, l’heure, la courbe du soleil, la saison. Nous en saisissons les clignotements, les fragmentations, nous en admirons les troublantes facettes. Mais lorsque la contemplation a cessé, que nous reste-t-il sinon une manière de mémoire capricieuse, quelques lignes de fuite, quelques perspectives dont nous serions bien en peine de tracer l’esquisse sur la feuille blanche. La complexité est ainsi faite qu’elle nous échappe toujours. Ce paysage, nous l’avons vu à l’aube, sous l’ardeur de l’étoile au zénith, à la chute du jour, en été, en hiver alors que la neige approche qui dissout tout dans une brume blanche. Des paysages-feuilles nous n’avons observé que le limbe, la forme extérieure, quelques clins d’œil vite refermés. Ce qu’il nous fallait apercevoir comme ses fondements essentiels, ses nervures, son essence, c’est cette sorte d’invariant, d’idée qui le résume et le porte à sa plénitude en même temps qu’à sa vérité. Or cette rigueur de la réception de la chose qui nous interroge n’est jamais affaire de raison, habileté du concept. Saisir les phénomènes en leur intime consiste à les inventorier sans cesse, à les observer sous toutes les formes possibles, à en tracer, au fusain de l’émotion, le caractère incontournable. De tel paysage nous dirons qu’il est romantique, de tel autre qu’il est impressionniste ou bien expressionniste, abstrait, architecturé, rationnel, anglais, classique, renaissance, toscan ou bien florentin. De tels prédicats, qu’ils appartiennent au domaine de l’art, du bâtiment, du jardin, de la culture ne sont pas de simples artefacts qui viendraient se superposer à la réalité. Ils en définissent le contenu, ils en établissent les lignes de force, ils en fixent la puissance. De telle sorte qu’un paysage de l’antiquité ne sera jamais identique à la fantaisie d’un jardin anglais. Ces qualifications du réel, comme leur nom l’indique si bien, mettent en exergue leurs qualités particulières et nous disent en quoi chaque proposition esthétique est singulière, en quoi chaque nervure détermine telle ou telle feuille. Celle de l’érable n’est pas celle du chêne qui n’est nullement celle du sycomore.

Comment mieux aborder le thème de la variation perceptive et sa traduction dans le domaine plastique qu’en se référant au minutieux travail de Cézanne sur la Sainte-Victoire ? Environ quatre-vingts œuvres se proposent d’en faire le tour, chacune constituant le lexique unique d’une rhétorique globale, d’une synthèse de cette énigme que le peintre cherchait à percer. Chaque tableau fait saillir une nervure, chaque coup de pinceau un ton, une touche, une ambiance, une émotion, une expérience dont le réel est une inépuisable corne d’abondance. Bien des exégètes de grand talent se sont penchés sur ces gammes subtiles à l’infini et en ont tiré de savantes conclusions. Pour le modeste propos qui nous occupe, nous conclurons sur le fait que le peintre d’Arles, multipliant les approches cherchait, sous la croûte têtue des phénomènes, à faire sourdre ce qui en constitue l’origine et en soutient toute l’architectonique, à savoir l’essence d’un lieu, chaque essence à nulle autre pareille. Sans doute y est-il parvenu à la hauteur de son génie. Cézanne est irremplaçable dans l’histoire de l’art moderne.

Sur le bord des choses.

Et maintenant, quelle variation proposer sur cette œuvre de Gilles Molinier qui ne soit pas le simple écho des textes précédents ? Eh bien, il faut décrire et se confier au paysage. L’heure est si particulière, si beau mélange de noir, de blanc, de gris. Trois harmoniques par lesquels le paysage nous apparaît en son « il est », ce surgissement phénoménal qui le pose dans le monde avec la méticulosité de ce qui ne s’annonce qu’une fois et jamais ne se reproduira. A cette heure matinale, le rocher est une longue et mystérieuse racine courant au ras du sol, parsemée de quelques tubercules blancs comme pour dire ce qui, bientôt, va se lever, le jour dans son unique beauté.

Ici, sous mes yeux étonnés, j’assiste à la première manifestation d’un instant nouveau. Comme un éternel rituel, une immémoriale cérémonie se reproduisant à l’aune d’un rythme mystérieux. Soudain, tout pourrait prendre couleur d’origine, tout pourrait s’affilier au registre de la blancheur et de l’écume, au rythme du silence, au balancement de l’inaperçu, du vent, de la goutte de rosée, du nuage qui naît du ventre gonflé du ciel. Juste au-dessus de la roche sombre, la grande mare palpite d’une présence qu’on dirait venue du fond des âges, une présence habitée de sagesse, traversée de virginité. Ce scintillement n’éblouit nullement, il appelle, il convoque à être, ici, dans les confins de la solitude, à communier avec l’indicible, ce mot qui ne saurait tarder à surgir, ce balbutiement au bord des lèvres, ce poème faisant ses gouttes claires dans le faisceau de la conscience. Comme un immense réservoir de langage, une source inépuisable, une eau lustrale purifiant le corps, disposant l’âme à l’accueil des choses.

Sauf le paysage et moi qui le regarde, en suis le témoin, rien d’autre qu’une phénoménologie de l’inapparent, quelques écailles de clarté, le bruit de pierre ponce glissant sur la vérité du monde. Ici tout est pur, tout est lavé de ce qui entache le parcours sinueux des hommes, aiguise les envies, tend les pièges, bande la corde vengeresse de l’arc. Sans doute faut-il ce retrait, ce suspens, cette sustentation au-dessus des accidents de toutes sortes afin que, libres de nous-mêmes, libres des autres, nous puissions nous affranchir des jougs, des contraintes, des compromissions et recevoir de la Nature le don qu’elle nous a toujours accordé mais dont nous avons oublié le subtil message.

Le lac étendu de la paix est en nous, il fait ses douces confluences, nous le sentons glisser dans les presqu’îles de notre corps, faire ses confluences et son ressac dans nos golfes intimes, parcourir l’envers de notre peau avec la souplesse de l’algue, l’élégance du galet que rehausse la lumière. C’est une mer identique que nous portons en nous dont, le plus souvent, nous ne percevons ni la profondeur des abysses, ni la pellicule de métal qui reflète l’esthétique du simple et de l’immédiatement saisissable. Au loin, pareilles à des branches avançant sur la toile du ciel, deux isthmes tâchant de se rejoindre comme le font, dans le silence des grottes, la stalactite et la stalagmite dont la colonne est la fusion, la forme achevée. Sublime image de la relation, jeu libre et gratuit de ce qui, toujours vient se confondre dans l’harmonie. Double fusion de l’amant, de l’aimée dont l’amour est le parfait assemblage, l’hymne indépassable qui ouvre l’horizon de la compréhension, assigne à la création ses plus belles avenues, ses œuvres indépassables. Sans la dimension déployante de l’amour pour Jeanne Hébuterne, l’amour ce lointain dont les feux brûlent les yeux, jamais Modigliani n’aurait donné naissance à ces nus somptueux à la chair de pêche, à la sensualité riche et explosive, au corps soulevé jusqu’à l’extrême limite de la plénitude. La chair de Jeanne, c’est celle du peintre que traverse une subite et double irradiation : de l’amour, de l’art. Faute de cela rien ne s’exhausse du réel que l’ennui et la désolation.

A regarder ce paysage, je suis immanquablement dans un acte d’amour, un éblouissement que soulignent aussi bien les contrastes accentués que les plages claires qui jouent en mode dialectique. Au loin sont des îles qui émergent de la brume et clôturent l’horizon, mais non d’une manière définitive, irrémédiable. Une échappée est ménagée dans des zones estompées dont le fusain est la touche de l’imaginaire. Si belle clarté que le ciel reprend dont nos yeux sont les témoins surpris autant que conquis. C’est ainsi, je suis sur le bord des choses mais déjà le voyage est commencé qui ouvrira de nouvelles voies. C’est ainsi celui que je suis, fécondé par le paysage inouï, aura fait glisser sur sa peau ocellée des myriades d’images, des pluralités de tonalités, aura déversé sur le globe de ses yeux quelques unes des nervures innombrables qui parcourent le monde. Je suis, nous sommes des êtres de constante métamorphose ; je suis, nous sommes des hommes-caméléons, des variations infinies, des fragments de kaléidoscope qui tournent jusqu’au vertige d’eux-mêmes et c’est pour cela que nous voulons connaître.

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Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES
12 septembre 2015 6 12 /09 /septembre /2015 07:37

 

Pure lumière du jour

 

5-copie-1 

Photographie : Naïade Plante.

 @Naïade Plante/ www.naiadeplante.com

 

Petite incise :

8-copie-1 

 Cette photographie, prise à l'occasion d'un festival d'art à Bombay en 2012

met en scène des Elèves de la Salam Bombay Fondation.

L'article ci-dessous ne cherche nullement à relater en quelque façon

la dimension humanitaire du projet, bien que la considérant essentielle.

Il se contente d'aborder, d'une façon relativement autonome,

le problème de la BEAUTE.

 ***

    La beauté, par son caractère d'universalité, de pure évidence, nous pourrions l'aborder par le biais du silence. Alors il ne nous resterait plus, comme tâche s'essayant à la percevoir, que de voir,  regarder, contempler. Voir grâce au processus optique faisant son chemin vers les aires perceptives. Regarder en tant que progrès  de la conscience prenant acte de ce qui se dévoile. Contempler, c'est-à-dire mettre notre âme en conformité avec l'âme du monde. Un face à face où le Regardé et le Regardant se rencontrent dans une manière de relation fusionnelle. Car il ne saurait y avoir d'échappatoire. La beauté est une brûlure, une incandescence à laquelle nous ne pourrions  nous soustraire qu'au risque de nous absenter de nous-mêmes. Ne pas la voir et plus rien ne signifie ou bien à titre d'égarement, de perdition, de chute dans quelque abîme. La peur, la famine, la guerre ne sont que les figures d'un tel abandon. C'est parce que nous ne savons plus décrypter ce qui nous fait signe vers un fondement que nous sommes remis à nous-mêmes dans un genre d'effroi et, ce simple fait, nous renvoie à notre propre invisibilité.

  Être visible, n'est que cela : ouvrir sa conscience à la beauté du monde et s'y adonner sans retenue. Là où la beauté fait ses enroulements esthétiques, là où se révèle une éthique - les deux sont indissociables -, surgit au plein jour ce qu'il y a à comprendre, à espérer, à mettre en œuvre. Car tout est problème de compréhension;  il y va de l'intelligence du monde, de la considération de l'altérité, de la révélation des choses de la nature qui entretiennent un langage qu'il est urgent de déchiffrer. Ainsi le beau paysage - la longue mesa d'argile rouge, la colline souple de la dune, les arêtes bleues des grands icebergs -, s'adresse à nous selon une généreuse géopoétique dont nous devons être les gardiens attentifs. Il faut nous exercer à entendre et entretenir ce "chant de l'eau" tel qu'il apparaît chez le peuple nomade vivant dans les plaines du Mali, là où coule le majestueux Fleuve Niger. Pays dont le Poète Peul Kurka nous dit qu'il est

  "un paradis terrestre où la beauté de l'homme vient rehausser celle de la végétation".

  Car tout signifie à être seulement relié. Le palmier se balançant dans le vent est le miroir dans lequel l'homme se reflète comme s'il était une simple conscience végétale, une efflorescence suspendue entre ciel et terre. Le palmier n'est palmier qu'en face du regard de l'homme. La Jeune Indienne n'est ce qu'elle est qu'à l'aune de l'intérêt que nous lui portons. Tout joue et se réverbère sur la courbure du monde selon l'inclinaison réciproque des consciences. Il existe une conscience de la terre, de la mer, de la feuille, du ruisseau, du pays d'Afrique dont Amadou Hampâté Bâ nous dit dans une si belle langue  qu'il est une :

  "Mésopotamie soudanaise où, à la crue, réfugiés sur leurs taupinières d'argile, les villages sont des îles semées sur un océan d'herbe et d'eau".

  Magnifique confluence de l'homme, de l'eau. Comment mieux dire cette ode vivante que le Peul adresse, par sa façon d'être, à l'environnement qui le façonne, dont il est un fragment à part entière, une image indissociable ? Grande beauté des peuples simples demeurés en contact avec ce qui les définit, les porte, les installe dans un verbe poétique dont la magnificence n'est que le reflet de ce cosmos dont nous sommes environnés, souvent à nos yeux défendant. Il nous faut nous déciller et nous diriger vers l'amont de la perception où s'origine le poème du monde.

  Mais il est temps de revenir à cette Jeune Indienne - dont nous ne nous étions éloignés qu'en apparence - essayant de trouver en elle ce merveilleux lexique dont son effigie nous fait l'offrande. Nous disions la possibilité du silence à annoncer la venue de la beauté. Sans doute. Mais quelque chose nous intime de correspondre à notre essence et de confier à la parole ce qui, par inclination naturelle, pourrait s'y dévoiler. Mais dans l'ellipse afin de ne pas se soustraire à une nécessaire modestie du dire. La beauté est d'une telle amplitude et, soudain, nous sommes comme interdits, reconduits à une mutité ou, à tout le moins, à une discrétion. Regardons l'image et laissons-nous aller à son langage intime, de la même manière que nous nous confierions au déploiement d'un paysage.

  Une brume est au fond qui fait sa couleur d'aube. Rien n'est encore sorti des plis de la nuit, sauf trois silhouettes à contre-jour. Deux à peine lisibles, comme pour incliner notre vision, là, au centre, sans doute dans quelque chose d'essentiel. C'est d'abord le regard  qui nous attache, nous fascine. Deux lunules de clarté posées sur l'eau d'un lac aux reflets sombres. Du mystère, mais dans la candeur, dans l'innocence qui précède l'âge nubile. L'âge ambigu retenu sur les rives de l'enfance alors que, déjà, s'annonce la presque maturité, peut-être le fardeau sous lequel il faudra se ployer et accepter le destin. Puis nous sommes soudain placés au centre du regard, sur le point exact du bindi en forme d'abeille, énigmatique parure d'or qui semble être le langage crypté et profond du troisième œil, cet appel mystique dont chaque Indien est, par nature, l'insondable réceptacle. Bientôt, à sa place, la goutte carminée de la poudre de kum-kum, comme pour dire la flamme du regard intérieur, la longue coruscation de la conscience. Tout en haut, la colline bombée du front repose sous un arceau couleur d'ébène sombre, pareillement à une forêt tropicale envahie d'ombre alors que l'ovale des sourcils et la courbure inférieure des yeux s'adoucissent dans des teintes de cendre. Puis les joues à peine colorées, semblables à une pierre de lave qu'une lumière inventive viendrait effleurer de sa palme avant que le jour ne paraisse dans le ciel lavé des pensées nocturnes. L'arête du nez, elle, vient compléter l'harmonie en un trait symétrique seulement présent à affirmer l'équilibre du visage, comme une ligne de crête entre adret et ubac. Et les lèvres, couleur de rose ancienne, il nous semble en sentir la douce fragrance à seulement les observer; les lèvres qui, bientôt, s'ouvriront sur les fleurs infinies du langage, modulations pareilles au son grêle et enjoué du sitar. Enfin l'ovale du visage enserrant en un même creuset cette supplique adressée à la beauté dont nous souhaiterions qu'elle fût éternelle. Sans doute l'est-elle, à la mesure de ce que nous sommes prêts à lui accorder l'espace d'un regard. Il ne saurait y avoir de plus beau poème.

 

 

 

 

 

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11 septembre 2015 5 11 /09 /septembre /2015 07:35
Terre d’utopie.

L A P L A N D – Finnmark.

Photographie : Gilles Molinier.

A cette image on ne peut échapper. Non qu’elle nous aliène ou bien nous plonge dans la mélancolie à l’aune de ses teintes gris-noir. Non qu’elle jette à notre encontre un mauvais sort dont les liens seraient indémêlables. Non qu’elle nous reconduise dans les corridors étroits d’une ancienne tristesse. Non, le problème est plus simple et plus complexe à la fois, non directement perceptible, logé au cœur même des significations iconiques. Il faut tâcher de comprendre et s’introduire dans les failles inaperçues du sens. Car rien ne paraît dans la simple évidence. Dans cette belle poésie plastique il y a un en-deçà de l’image, un au-delà dont le torrent constitue la ligne de partage.

En-deçà, dans les parties obscures, sombres, illisibles s’inscrivent les formes de notre destin ordinaire, la fuite longue des jours, l’usure du temps, la chute des secondes dans la gorge d’un puits sans fin. Broussailles existentielles qui confondent indifféremment joies et peines, projets et espoirs, déconvenues ou bien brèves réussites. Une progression à tâtons, une nage au milieu des remous, quantité d’affairements multiples dont la trame se soustrait à notre regard. Il y a si peu de lumière, une clarté tellement basse et nul chemin n’apparaît qui pourrait recevoir l’empreinte de nos pas.

Alors il faut assurer à sa vue de plus amples perspectives et dire ce qui se présente dans la simplicité. Le jour est si bas qu’il pourrait aussi bien figurer l’aube et sa marche originaire, aussi bien signer le crépuscule et, bientôt, l’annonce de la nuit. L’eau, venue d’on ne sait où, fait son ébruitement si léger, cascade de gouttes, glissements de plomb et de cendre que le ciel réverbère avec le mystère qui convient aux moments rares. Car, nous le sentons bien, ici, rien n’est commun, rien ne se rattache à une vision étrécie, à une perception ordinaire. On est si haut, sur le globe de la Terre, tout au sommet du renflement qui tutoie le ciel, sa coulée de mercure. Tout est infiniment métallique, jusqu’à la vibration de l’air qui fait glisser ses ondes sous les orages magnétiques. Le Pôle est si près qu’on pourrait le toucher du bout de son imaginaire et s’y fondre comme l’Inuit le fait dans la trame glacée des vents du Nunavut. Y disparaître en quelque sorte. La disparition, sublime état qu’on n’atteint jamais qu’à l’aune de sa propre perte. Ou bien par la prière, la méditation, la contemplation.

Depuis la rive noire, de ce côté-ci des choses, c'est-à-dire dans la pesanteur terrestre, le paysage s’ouvre à la manière d’un éventail ou bien se détache sur l’aire libre de l’esprit comme le papier du cerf-volant claquant dans le courant aérien avec sa longue queue pareille à un serpent cosmique. L’eau glougloute, frémit, frétille si bien qu’on la dirait carpe au ventre lourd ou bien saumon remontant vers le lieu de sa naissance afin d’y donner la vie, d’y prendre la mort. Si mystérieux le monde de l’extrême où les valeurs semblent se retourner, où la nuit se confond avec le jour, où le superflu, la résille noire d’une branche, les sarments d’un taillis se mettent à proférer avec tant d’ardeur qu’il est difficile de les suivre. Sauf avec les rides de sa peau, le tumulte de sa chair, l’eau de ses yeux, les battements de son sexe. Ici le temps est charnel, viscéral, nappe de lymphe noire qui partout se répand et nous inonde de l’intérieur. Nous n’allons pas au monde, c’est le monde qui vient à nous et tapisse les parois de notre être de l’assurance d’une manifestation. Nous attendons des feux follets, des lumières de Saint-Elme, des aurores boréales, des déflagrations de clarté et voici qu’elles se produisent dans le phosphore de nos os, dans l’arborescence de notre squelette, dans les ruisseaux infinis de nos confluences sanguines.

Au-delà. Ce paysage est là, de l’autre côté du ruban d’argent, avec ses meutes de galets gris, son talus si foncé qu’il semble de bitume ou de charbon, sa montagne doucement inclinée vers un invisible horizon, semée de taches de neige qui sont comme des lacs immobiles que regarde la théorie des nuages. Et le ciel, que puis-je en dire, sinon qu’il se réverbère à l’infini des yeux avec ses turbulences, ses bourgeonnements, ses confluences étranges comme s’il s’agissait d’un univers en voie de création, à moins qu’il ne s’agisse des derniers instants d’une vie commencée bien au-delà de la mémoire des hommes. Longtemps je contemple cette toile surgie du fond des âges, son aspect irréel, sa promesse que quelque chose va venir, que quelque chose va dessiner sa nécessité sur le grand praticable de l’exister. Mais rien ne s’écrit que la fuite du temps, l’écoulement du vent, le scintillement de la plaque d’eau. Pourtant je ne suis ni triste, ni abattu ou bien mélancolique. Un sentiment de plénitude monte en moi depuis la racine de mes jambes, se ramifie autour de mon bassin, s’étoile dans ma poitrine, gagne les cerneaux occipitaux avec des crépitements de phosphènes. Comme une vérité en train d’éclater, de disperser aux quatre vents de l’esprit sa limaille vive, ses grains de grenade carmin, ses feux de Bengale. Cela ricoche, cela cogne dans la conque de la tête à la façon de pelotes de mousse, cela irise le cortex qui flamboie dans la nuit de l’inconscient, cela habille le réseau des nerfs d’une tunique de porcelaine, cela fait ses tintements dans les osselets des oreilles, cela inonde le palais de la joie de connaître et de goûter aux délices de l’unique. Oui, c’est cela, de l’UNIQUE. Non d’un Dieu qui nous serait caché, d’un « Deus absconditus » qui déciderait à notre place de ce que nous sommes en essence, à savoir des êtres libres, des entités douées de raison, de connaissance, de passion, d’absolu. Oui, d’absolu. De cela nous avons soif. De cela nous voulons nous abreuver jusqu’à l’éclat de la dernière goutte, jusqu’à l’ivresse du paysage, jusqu’à la dernière fibre de notre chair.

Cela que je vois au-delà de moi, cette Terre d’Utopie, cette Terre Promise, c’est l’aire libre de mon imaginaire. L’imaginaire est une puissance, une énergie, un tremplin ontologique dont nous ne soupçonnons même pas la démesure créatrice. Oui, l’envers de cette montagne existe. Sans doute avec ses touffes de lichen, ses pierres ponces, ses ruisselets, les mailles serrées de sa poussière, ses lacs minuscules, ses vallées, ses dépressions, ses avens, ses dolines et ses concrétions de pierre. Mais ce qui habite l’envers des choses c’est ce que notre esprit aura fait naître. Nous sommes des accoucheurs et tels Socrate il nous faut pratiquer la maïeutique. Le monde est gros de potentialités, de ressources, de minerais dans lesquels il convient de puiser. Il nous faut être archéologues et exhumer les poteries anciennes, déchiffrer les milliers de signes, interpréter le moindre tesson, la plus minuscule fibre de papyrus, l’étonnant hiéroglyphe. Il nous faut être géographes et bâtir à la force de notre pensée la topologie de notre propre univers, le doter de ses habitats, édifier la prose des villes, le dire secret et modeste de la campagne, le susurrement de la masure perdue dans l’air vif du causse, la présence minuscule de la borie qui dit le mouton et le berger, l’amour du sol et des hommes. Il nous faut être le calligraphe penché sur ses enluminures, celui qui fixe dans l’encre la mémoire volatile des hommes. Celui qui dessine, tel Léonard de Vinci, le génie universel et donne sens au mouvement de l’âme. Il nous faut être des Amerigo Vespucci à la conquête d’un Nouveau Monde, celui qu’à chacune de nos respirations, à chacun des battements de notre cœur nous édifions à défaut de le savoir. Le monde, c’est nous qui le créons. Il n’existe pas en vertu d’un décret, d’une loi, d’un geste divin qui lui donnerait site et prééminence sur tout ce qui croît sous le ciel, sur la terre, près du ruisseau ou bien dans la plaine semée d’herbes.

Je regarde ce paysage et il est en moi comme je suis en lui. Mutualité existentielle, parution en miroir, réverbération, écho de tout ce qui est et témoigne par sa présence. Les lieux de l’extrême, les Pôles, le Grand Nord, les steppes d’Asie centrale, le désert de Namibie, les hautes roches du Tassili, les îles perdues au milieu des océans, les presqu’îles disparaissant en mer, les vastes lagunes, les hauts plateaux de l’Altiplano, les impasses des villes, les parcs minuscules, le bosquet sur son monticule, les infinies murailles de la tellurique Irlande se fondant dans le tapis des tourbières et les toiles de brume, voici les lieux par lesquels connaître et devenir.

Merci infiniment à Gilles Molinier de les porter au-devant de notre vue avec le talent qui est le sien. En cela il est de la race des bâtisseurs ! Bâtissons avec lui.

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10 septembre 2015 4 10 /09 /septembre /2015 07:55
Tous des Sisyphe ?

L A P L A N D
NordKapp – Finnmar

Photographie : Gilles Molinier.

Belle roche dressée contre le ciel depuis le socle de son amphithéâtre. Roche rapidement extraite de son énigme à la force de notre principe de raison. Il ne faut rien laisser inexpliqué. A toute chose il convient de donner un fondement, d’attribuer une cause première. Percer la contingence et lui donner un sens, organiser le chaos, le doter d’un possible cosmos, fût-il improvisé, hypothétique, peu importe. Alors l’esprit des Lumières surgit, alors on se met à jouer aux gratuités des homologies signifiantes. C’est un visage. De cela nous sommes aussi sûrs que de cette concrétion de calcite dans la grotte dont le bourgeonnement n’est pas sans évoquer la vierge à l’enfant. Ici, sous la dalle claire du nuage, une face est posée, énigmatique moaï regardant l’infini de son regard vide. Proéminence du bourrelet sus-orbital, cercle étréci de l’œil, proue du nez usée par l’érosion, bulbe proéminent des lèvres, menton fuyant vers une draperie maxillaire. Ici, nous avons tracé l’esquisse d’une humanité primitive sinon élaboré les traits d’une tératologie. Les monstres sont ainsi faits qu’ils ont à voir avec le domaine inquiétant de l’Hadès et des puissances des forges souterraines.

L’Hadès, oui, ce territoire dans lequel Sisyphe est contraint de rouler sa pierre depuis le sommet d’une montagne. Terrible effet de la pesanteur humaine, dans laquelle s’imprime la logique implacable de la chute. Ô combien la destinée des Existants rampe sous les fourches caudines ! Combien étroit est le passage, le goulet entre les sommets par lequel se laisse deviner la clarté laiteuse du ciel, sa promesse illusoire d’un bonheur facile ! Car il faut lutter, jouer des coudes, se libérer des chaînes de l’absurde, porter son regard au-delà des formes immédiates, être attentifs à leur jeu réciproque, alliance du ciel et du rocher, belle dialectique des teintes, esthétique heureuse des valeurs du blanc, du gris, du noir, ces tonalités fondamentales qui sont l’alphabet de toute compréhension, l’alpha et l’oméga du saisissement de ce qui vient à nous comme le ferait un poème depuis l’étrangeté de son langage. Cette image est belle de puissance assemblée dans le surgissement des formes, belle des plis de lave ancienne, de concrétions de sels d’argent, de surfaces que lustre la lumière, de noirs profonds où se laisse deviner le luxe de la matière, son appartenance à une fable très ancienne, originaire, belle cette image que délimite le modelé d’une colline, belle cette clarté de neige qui vient féconder tout ce qui se tient en retrait et ne demande qu’à se déployer dans l’ouvert, à savoir dans le jeu des libres associations dont notre imaginaire sera le réceptacle.

Oui, c’est de NOUS dont il est question dans le face à face avec le paysage. Celui-ci n’existe pas de toute éternité dans une manière de magma figé qui le rendrait inaccessible à la vue, hors de portée de notre esprit, inatteignable alors que nos mains ne pourraient l’effleurer que dans la distraction et le dénuement. S’extraire du sentiment de l’absurde, échapper aux mors acérés du nihilisme c’est créer l’autre, le différent, le rocher, la colline, le ciel à la force de sa propre liberté. Le rocher n’est pas sans moi, il est AVEC moi, il est PAR moi. C’est moi qui lui donne forme et direction, c’est moi qui le fais se dresser dans l’éther ou bien disparaître dans une métaphysique si proche des convulsions terrestres, des failles, des remous diluviens. Rien n’est tragique en soi. Rien ne se manifeste comme fermeture. Rien n’est déterminé à la façon de la giration des étoiles. Ce paysage qui vient à notre encontre, c’est à NOUS de le porter et d’en faire l’aire d’un accueil possible, un amer pour la conscience, un point géodésique pour la rêverie, un tremplin pour l’utopie.

Le réel n’est jamais un étalon de platine sous une cloche de verre dans quelque pavillon des Arts et Métiers. Le réel c’est nous et notre relation singulière au monde. Il n’y a d’autre vérité que celle-ci. S’il en était autrement, que le réel soit une stèle d’absolu érigée devant nous, alors tous les hommes sur Terre communieraient de la même manière et l’exercice de leur foi les rendrait semblables à des silhouettes siamoises que la vie multiplierait à l’infini, manières de duplications sans fin d’un modèle identique. Or, devant ce paysage du Grand Nord, chacun éprouvera des sentiments différents, des émotions distinctes, mettra en place des configurations esthétiques singulières, élaborera des concepts originaux, dessinera dans son mental des lignes de force obligatoirement divergentes, se référera à des perspectives personnelles, mobilisera des inclinations liées à sa nature même.

De ceci, Albert Camus nous assure dans son essai, grâce à l’assertion suivante :

« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Le Mythe de Sisyphe.

Combien alors s’inscriront en faux contre le propos du philosophe. En effet, comment trouver une manière d’apaisement dans une tâche aussi répétitive que dénuée de fondement, dont la métaphore mythologique prétend être la démonstration ? Comment un acte aussi gratuit que celui de pousser un rocher en haut d’une colline et le reconduire à sa position initiale après sa chute pourrait-il constituer une fin en soi, poser les bases d’une satisfaction ? La gratification du geste humain résiderait-elle dans la simple réitération mécanique de ce dernier plutôt que dans sa signification ultime ? Mais aussi, comment ne pas prendre en compte la recherche d’un plaisir immédiat lié précisément à la reproduction dans un infini relatif d’une action constamment renouvelée : la giration de la boule de glaise sur la tournette du potier, l’aller-retour de la navette entre les fils de trame et de chaîne du métier à tisser ? Et puis, à bien y regarder, nos étreintes amoureuses, notre respiration, le rythme de notre cœur, notre locomotion, ne constituent-ils pas des milliers de minuscules galets dont, Sisyphe nous-mêmes, nous reproduisons le cycle apparemment inépuisable tant que les jours nous sont octroyés comme notre avenir palpable et reconductible à merci, ou presque ? A notre insu, nous sommes marqués par les stigmates d’une idée de l’infini, laquelle justifie que chaque geste soit reconduit à l’identique, chaque inspir suivi d’un expir, chaque diastole d’une systole. La proposition de tout artiste, et ici celle de Gilles Molinier, doit nécessairement s’inscrire dans la vision globale de l’œuvre ou, à tout le moins dans un cycle de thèmes esthétiques. Les autres photographies réalisées au Cap Nord s’ouvrent plus largement sur l’empan des vastitudes septentrionales, sur le nuage, le ciel empli de lumière, la dalle de rocher flottant sur l’eau, le méandre d’une rivière, toute une géométrie faisant signe vers une vision cosmique. Peut-être la valeur de la photographie proposée à l’incipit de l’article joue-t-elle en mode relationnel avec l’ensemble du cycle ? Néanmoins elle pose d’emblée la question de savoir ce qu’il en est de notre propre liberté, de notre présence au monde, de notre positionnement quant à l’absurde et à sa forme achevée, le nihilisme par lequel s’annonce le problème de la finitude et de la valeur réelle de l’existence humaine. La tâche est immense qui attend les Sisyphe que nous sommes ! Immense et nous l’attendons les yeux ouverts !

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9 septembre 2015 3 09 /09 /septembre /2015 07:36
L’aire libre du silence.

L A P L A N D - B A R E N T S . S E A
NordKapp – Finnmark.

Photographie : Gilles Molinier.

Longtemps on a marché avant d’arriver là. On a oublié le rivage des hommes, leurs préoccupations, leurs dérives hasardeuses dans les entailles étroites des villes. On a oublié jusqu’au bruit des paroles, oublié les râles du désir, les suppliques d’envie, les lamentations, les plaintes, les exhortations, les prédications et les boniments des diseurs de bonne aventure. On a tout oublié sauf l’ombre portée que l’on fait sur le sol, la buée blanche de sa respiration dans l’air poncé à vif, l’aura que fait le corps parmi les brumes et l’encre de la nuit. La mémoire s’est soudain étrécie à la taille d’un minuscule ilot avec son rivage pareil à celui d’une carte postale, ses flots pressés, ses grèves de galets sur lesquels ricoche la lumière. Il n’y a plus rien autour que des nappes de silence faisant leur clapotis, un bruit de mousse et de lichen chutant dans la gorge secrète d’un puits. C’est si étrange, soudain, d’être arrivé au bout du monde et de n’y rencontrer que sa propre image reflétée dans le miroir de la conscience. On ne s’écarte jamais vraiment de soi, on ruse, on se dissimule derrière quelque masque de carton, on fait une gigue, deux ou trois pirouettes puis on retombe sur ses pieds, au même endroit ou presque avec le sentiment de surgir sur une autre planète. C’est si drôle tout de même cette comédie qu’on se joue, le sachant, mais feignant de l’ignorer. Vivre, en fait, n’est peut-être que cela, différer de soi l’espace d’un éclair, faire apparaître l’autre, ce qui n’est pas vous, puis rejoindre sa solitude comme l’ermite en haut de son météore et ne regarder que le ciel vide avec le cercle blanc d’oiseaux imaginaires.

Devant soi est la plaque dure de la mer, ce métal sombre qui, par endroits, s’aiguise de quelque clarté passagère avant de retomber dans son éternel mutisme. Une ligne sombre court le long des roches disant le retrait de l’eau, son invisible force, sa puissance tellement inapparente qu’on se prendrait à l’évincer avec facilité, à la ramener à une simple divagation de la nature. Pourtant, en elle, tellement d’énergie contenue, latente, de démesure. Nous venons d’elle et déjà nous avons renoncé à la reconnaître comme la génitrice originelle, la matière indépassable. Nous sommes si insoucieux des choses, de leurs fondements, des liens indissolubles qui nous unissent à elles dans l’inapparent, l’inaudible, l’immobile. Nous sommes au monde dans la distraction, l’égarement, la marche de guingois pareille à celle des crabes se frayant une voie dans la forêt dense des racines de palétuviers. Nous sortons à peine de notre trou que déjà nous avons capturé une proie et que nous rejoignons notre antre afin de la dépecer, d’en extraire la chair vive, le sommeil que, bientôt, elle nous dispensera dans l’espace d’une bienheureuse digestion. Oui, voici le problème, nous livrons le monde à une perte avant même d’en avoir métabolisé les nutriments, extrait les sucs. Nous nous précipitons, nous succombons à la première hâte venue, à la première jouissance à portée de main ou bien de sexe.

Ce qu’il aurait fallu faire, ici, à l’écart du tourbillon des affairements et des complexités de tous ordres : écouter le silence et rien d’autre. Sous le ciel de nuages de cendres et d’écume, cette conque réceptrice de la symphonie du monde, voici ce que nous aurions entendu. Le piétinement continu des hardes de rennes semblable à un tellurisme primitif, peut-être un grondement de lave, le roulement d’une eau claire dans l’entrelacs de cailloux lissés de lumière. Le crissement des pattes de l’ours brun sur l’échine blanche des bouleaux. La fuite souple du lièvre arctique ou bien du renard à la recherche de sa proie, le lemming se dissimulant dans quelque repli de la toundra. Nous aurions perçu les battements d’ailes du pygargue, sa chute pour saisir un poisson. Les déplacements furtifs du lynx ou du loup ne nous auraient pas échappé pas plus que le piétinement léger de la perdrix des neiges. Ce qui aurait fait écho à nos oreilles, la transhumance des troupeaux lapons sous la conduite des Saamis, ce peuple autochtone aussi discret que continuellement mobile. Peut-être même aurions-nous été sensibles à la croissance de la ronce petit-mûrier aux alentours des lacs d’eau translucide. Le silence est toujours habité d’une foule d’harmoniques discrets que nous avons à continuellement décrypter si nous voulons être présents au réel et y frayer notre voie avec un suffisant bonheur.

Là, pour un instant d’éternité, notre demeure aura été ce paysage infini, cette lumière venue du plus loin du cosmos, cette feuillaison d’eau étale livrée à l’obscur, cette falaise de rocher cernée de la brume des nuages. Là, le temps aura été humain, profondément humain pour la simple raison qu’il n’aura été pollué par nulle autre présence. Avec le paysage sublime il ne peut y avoir de distance, d’écart qui nous porterait au-delà de nous, au-delà de lui, exilés de l’osmose de nos deux êtres. Oui, car ce paysage est vivant, ce paysage fait partie de nous. Nous le sentons s’invaginer au plein de notre chair, faire ses racines, élancer ses promontoires, déployer ses tubercules, s’ouvrir à un intime bourgeonnement. Notre sang écarlate court dans ses veines de pierre, notre souffle fait gonfler son tumulte de roches, nos yeux impriment sur ses arêtes ses signes de lumière. Signes multiples de la reconnaissance, alphabet anthropologique se coulant dans la minéralité, gemmes et veines lapidaires faisant leur trajet de métal brut dans l’efflorescence des nerfs, l’étoilement de notre matière grise et nos cerneaux alors sont comme de phosphoreuses présences parcourant un ciel halluciné, des nuages pléthoriques, des déraisons hauturières. Moment d’extase pure dont témoigne encore l’image alors même que l’événement est archivé dans un tiroir inaperçu du souvenir. Mais, ici, nul effacement, nulle disparition, nulle allégeance à un principe qui s’écarterait d’une mutuelle reconnaissance, d’une appartenance réciproques. Ce paysage m’a enfanté aussi bien que je lui ai donné le jour, ai tracé dans la puissance de mon imaginaire sa quadrature apparitionnelle. Sans la rencontre qui nous a placés en face l’un de l’autre, ni lui n’aurait pu recevoir son accomplissement, ni moi la donation existentielle par laquelle je peux témoigner de ce qu’il a été, ici et maintenant, dans le mystère du paraître. Ainsi en est-il de toute épiphanie qu’elle se tient sur le bord d’elle-même, en suspens, et, jamais ne referme la question. La refermerait-elle et alors les choses n’auraient plus de lieu, les hommes plus de choses à connaître. Nous détournant du paysage alors que les ombres s’allongent, que la chape de la nuit se fait plus lourde, c’est un peu de notre ombre personnelle que nous laissons, que d’autres hommes apercevront faire ses ondes et ses remous parmi les vols des pygargues, la fuite du renard, les confluences grises des troupeaux de rennes. Nous serons présents à même notre absence, énigmatique hiéroglyphe ne brillant que du-dedans de son mystère. Être homme c’est déchiffrer ! Cela nous le savons et n’avons de cesse de l’oublier.

L’aire libre du silence.

« Le voyageur contemplant

Une mer de nuages » - 1818.

Caspar David Friedrich.

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8 septembre 2015 2 08 /09 /septembre /2015 07:42
Sous les choses, l'origine.

Photographie : Blanc-Seing.

Regarder cette photographie et, déjà, l'on n'est plus chez soi. Nous voulons dire portés au-delà de nous-mêmes dans une contrée que nous ne connaissons pas. Pourtant ceci nous paraît tellement familier : l'arbre doucement incliné, le miroir de l'eau, la colline coiffée d'un moutonnement d'arbres verts. Mais, à dire ceci, l'eau, l'arbre, le bosquet, nous occultons l'essentiel, à savoir la tonalité originelle qui habite ces choses. Car ces choses ne sont pas réelles. Pas encore, du moins. Elles flottent quelque part, en un lieu indéterminé, privées d'espace, hissées hors du temps. Leur naturelle vibration, le flou dont elles s'accommodent, l'illusion dont elles sont l'objet attestent de ce si peu de présence. Elles ne sont pas encore parvenues jusqu'à nous, dans l'aire de notre regard circonspect. Le doute est leur site le plus sûr, l'ambiguïté le mode selon lequel elles nous apparaissent. Ce sont de simples phénomènes qui girent tout autour de nos consciences avec la persistance de l'industrieuse abeille à se saisir du pollen. Tentés, nous le serions, tendant nos bras hémiplégiques, ouvrant le parapluie de nos mains hérétiques afin de nous saisir d'elles. Ces choses qui semblent nous faire signe. Mais nos doigts ne se referment jamais que sur l'ouate d'une brume dense. De la filasse, de l'étoupe, des mèches de coton nous disant l'inconsistance du monde, sa définitive perdition parmi les fleuves d'envie et la confluences des rêves. Toujours une perte dans la touffeur du sol, toujours des filaments d'eau faisant leur souple chevelure dans la densité de l'argile. Mais jamais de résurgence qui dirait la vérité d'un vécu, la certitude d'un exister dont nos yeux auraient été les témoins. Seulement la toile distendue des réminiscences, seulement les mailles lâches de l'imaginaire. C'est dans l'orbe du cèlement que tout ceci se donne en même temps que s'institue le retrait. Car, jamais, les choses ne se livrent complètement à nous. Seulement des esquisses successives, des fragments pluriels, des clignotements, des effervescences de feux de Bengale, des gerbes fuyantes, des sillages de queues de comètes.

Ce paysage que nous voyons, que nous pensons être nôtre, nous fuit constamment, reprend la lumière dont il semble nous faire le don, se retire dans les plis ombreux d'une inconnaissance première. Car rien ne parle encore, car rien ne s'imprime sur la conscience universelle, car rien ne peut témoigner de la sublime apparition. Ce que nous voyons vient de très loin, avant même le surgissement de tout espace, avant même le cliquetis des rouages du temps. C'est seulement une vibration colorée, une stridulation de cigale, un tropisme faisant son bourgeonnement interne avec son bruit de bourdon. Pas encore d'éclosion qui nous dirait le rugueux de l'écorce, le lisse de l'eau, l'anse souple de la berge, l'envol du bosquet pour plus loin que lui. Tout dans la perdition, le retrait, le ressourcement. Pas encore de métaphore faisant son spectacle sur le praticable ouvert de l'exister. Pas encore d'arbre comme glissement ophidien dans la toile libre du ciel. Pas encore de taie sur laquelle se reflète le ventre gis des nuages. Pas encore de hanche voluptueuse dans laquelle reposerait l'annonce heureuse du rivage. Pas encore de crinière sauvage découpant dans les lames lisses de l'air leur course échevelée. Nous sommes avant le langage, avant la première profération, avant que les lèvres coupantes de l'homme n'aient édicté la première loi, avant que les lèvres carminées des femmes n'aient allumé le rubescent désir. Nous sommes avant toute naissance, toute généalogie, toute histoire.

Pas encore de littérature, seulement un infini poème courant d'un bout à l'autre du cosmos; pas encore de peinture, seulement des estompes, des préfigurations pariétales, des visions de bisons, des fuites de gazelles, des parutions digitales sur la falaise des idées; pas encore d'astronomie, seulement des astres gigognes se livrant à des libations réciproques, en abyme. Pas encore de chant de butor étoilé, seulement un glissement, un long hululement sous la fièvre lente des étoiles. Pas encore d'homme, de femme, d'amour, seulement une immense harmonie où se fondent, l'une dans l'autre, les teintes libres de la volupté, les palettes heureuses de la paix, les glacis de l'accueil du différent, du multiple. L'arche d'alliance est là qui fond tout dans un même creuset alors que, du monde, nous ne regardons que notre propre image projetée sur les parois de l'horizon, sur le dôme glacé du ciel, la face limoneuse de la terre.

Ce qui est à faire, c'est ceci, porter son regard "humain trop humain", bien en arrière de ses sclérotiques de porcelaine, le laisse se couler jusqu'à l'avant-parution du monde, puiser à la source originelle, aux images fondatrices, se glisser dans l'âme même du bois, là où la sève fait son chant de gemme et de résine, prélever ce nectar, cette ambroisie puis, d'un clignement de l'œil, se poster à la limite des reflets, sur la ligne de partage du ciel et des frondaisons, premier signe d'une possible compréhension de la grande fable ontologique, puis gagner l'arrondi du rivage, la moiteur énigmatique du bosquet, en prélever la mystérieuse efflorescence, lexique fondateur du déploiement, du surgissement, des mailles subtiles qui, bientôt s'unissant, diront dans des allers-retours de navette l'infini tissage du monde. C'est à ceci que nous devons nous affairer, constamment, ne pas nous laisser distraire par les contingences qui brouillent la vue, dispersent l'esprit jusqu'à sa perte dans la meurtrière étroite des nécessités. Si nous voulons parvenir à une vérité, à une marche qui ne soit pas pur égarement, c'est à cette boussole primitive, à cette belle étoile que nous devons confier notre hasardeux cheminement parmi les ornières, afin que, constamment ressourcée à l'origine des choses, notre vue ne se voile pas, ne chute pas dans une cécité sans fin. Nous n'existons vraiment qu'à être reliés à cette note fondamentale dont nous ne percevons plus que les harmoniques assourdis. Mélodie qui ne s'illustre plus que sous la forme d'une résonance perdue, altérée par les échos et les bruissements des paroles distraites. Ce qui devient réellement urgent, c'est à nouveau et de manière définitive de faire droit à ce langage avec lequel nous jouons à longueur de journée sans savoir vraiment quelle est sa provenance. Or, à l'écouter attentivement, nous retrouverons ces paroles de l'origine qui nous disent la rareté de notre présence sur terre, parmi l'arbre doucement incliné, l'eau aux reflets multiples, la délicatesse du végétal, l'infinie courbe du ciel. Alors, nous commencerons à regarder vraiment. Nous commencerons !

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7 septembre 2015 1 07 /09 /septembre /2015 10:19
Aller au bout de soi.

Photographie : Gilles Molinier

L A P L A N D
NordKapp – Finnmark.

On est au bord de soi, dans une manière d’égarement. On tend ses mains de somnambules, on rencontre des murs de silence, on sonde des failles d’incompréhension. Les doigts hésitent, papillonnent, frémissement. Les doigts, ces étonnants finistères, touchent, devinent, s’essaient à donner sens à ce qui, d’aventure, pourrait en avoir. Le duvet d’une plume, l’empreinte de fusain sur la page blanche, les bâtonnets des signes couchés dans les livres. Ou bien la carte en relief d’une mappemonde. Oui, une mappemonde, cette cristallisation du rêve, cette projection de l’imaginaire, cette résille du désir s’actualisant à même ses formes, ses déclivités, ses aspérités. Les doigts courent, les doigts explorent, les doigts sont des filaments phosphoreux qui se ramifient en myriade d’étoilements, en réseaux de lumière dont la peau est le parchemin rayonnant, la chair le réceptacle luxueux, la conscience la clef de voûte où tout ricoche jusqu’à l’excès, où tout s’illumine jusqu’à l’extase. La joie est là, constamment disponible à seulement parcourir les picots de Braille de la carte. Il y a les fosses marines, les abysses bleus, les dépressions, le Grand Rift, l’entaille jaune du Colorado, les goulets des détroits, les étendues lisses des lagunes, le jeu clair des golfes.

Mais ce que les doigts connaissent avec le plus d’étendue, avec une inouïe sensation de plénitude, ce sont les terres de l’extrême, celles qui se jettent dans les mers et dressent leurs promontoires au-dessus de la grande mare liquide, celles qui semblent indiquer la direction de l’infini, l’exigence d’un absolu, un dépassement de ce qui, terrien, ne s’exhausse jamais de sa condition et se perd dans les lourds arcanes de la glaise. Les doigts aiment la position d’éclaireur de pointe des Féroé, le puzzle avancé des Shetland, l’étrave de Fontur en Islande, le nez de la Presqu’île de Kanin, le caillou de l’Île Blanche dans la Mer de Kara. Oui, toutes ces pierreries disséminées au hasard dans le grand secret des océans incline à la rêverie, aux dérives oniriques, aux voyages vers l’illimité. Mais existe-t-il une plus grande fascination que celle exercée par le Cap Nord, cette vivante mythologie nous portant, au-delà du septentrion, vers les étendues blanches de la Mer de Barents, les montagnes bleues des glaciers, ces géants qui regardent la Terre depuis leur haute sagesse ? On est au bout du monde, on imagine l’hiver, le blizzard glacé, la grande banquise poudrée de neige du Cap s’élançant vers l’eau grise et blanche, les nuages lourds d’être perdus dans l’immensité. Comme si le globe, soudain étréci à la taille microscopique de l’homme le mettait en demeure de trouver sa place et d’affirmer son destin dans cette nature aussi belle qu’austère où seule la vérité peut avoir lieu. Ici, plus de dérobade, plus de faux-semblant, l’existence est verticale, l’existence n’a plus de jeu qui la mettrait à distance, lui octroierait un temps d’accommodation, une fuite de l’âme. Ici la vue est dépouillée de ses habituels artefacts, ici la vue se doit d’être perçante comme celle de l’aigle.

On est arrivé là avec ses pesanteurs existentielles, ses soucis de terrien, ses préoccupations urbaines. On a regardé. Puis on a posé son sac sur le sol de rocher et, soudain, on est devenu léger, presque immatériel, à la limite de la visibilité. Comme enveloppé d’une brume diaphane qui aurait métamorphosé la vue, l’aurait rendue plus pure, moins attachée aux conventions, plus libre de voler dans toutes les directions de l’espace. Une vue plurielle en quelque sorte qui porterait loin, bien au-delà des percepts ordinaires, scruterait l’infini et ferait retour sur soi afin qu’une fois, au moins, l’on pût se connaître ou tenter de le faire. C’est le fondement de ces lieux extrêmes, leur essence même que d’obliger à une réflexion, nous voulons dire nous doter d’un regard spéculaire qui, interrogeant le monde, nous interroge corollairement et nous mette dans la situation du regardant-regardé. Car, si nous regardons le monde, le monde nous regarde et nous invite à méditer. Voici ce que nous voyons :

Le jour est une tache blanche, une légère insistance posée sur l’horizon. Je suis au bout de la terre, là où plus rien n’a lieu que l’illisibilité des choses, leur fuite en avant vers l’inconnu, la disparition de ce qui est et qui, toujours, échappe. La roche noire s’étale devant moi avec le sceau du secret, la densité de cela qui ne veut pas dire son nom, la perte dans d’inatteignables abîmes. Pourtant ceci n’a rien de triste ni d’effrayant. C’est comme un voile posé sur les choses en attente de leur révélation. Cette lame d’obscurité qui traverse le paysage c’est en réalité celui que je fus, qui habitait le ventre fécond de son hôtesse avant même que le temps ne s’annonce. Heure amniotique, heure ombilicale, spire refermée sur elle-même en attente de son dépliement. Déjà je perçois le monde à la manière d’un clapotis lointain. Déjà un tintement de cristal, déjà les rumeurs des groupes d’hommes qui, bientôt, seront mes compagnons de route. Déjà une préscience de ce qui sera et fera ses multiples floraisons sur tous les corridors de l’existence. Déjà ! Sur la gauche, dans une esquisse à peine plus claire, le temps a commencé à faire tourner sa roue. Ce promontoire dentelé qui avance sur l’eau n’est rien d’autre que mon passé avec ses joies et ses peines, ses lumières, ses éclipses. Tout un tissage d’événements entrelacés qui racontent ma propre genèse, annoncent mes projets, dessinent mes espérances, dressent la scène de mes utopies. Tout ceci qui apparaît comme la flèche du destin, en voici la forme symbolique dans cette évanescence, cette brume qui naît de l’eau, à droite du Cap. Le futur est toujours cette réserve du temps, cette vision des coulisses, cette impénétrable matière dont j’espère qu’elle me sauvera du présent à défaut de me faire l’offrande d’un passé qui se dissout et se distrait de moi. Oui, le présent, ce mystère dont la préhension est toujours un souci puisque chacune de ses mailles se défait à mesure de son apparition. Temps de clepsydre et de sablier, temps de fuite et d’éloignement. Mais quel lieu puis-je occuper dans cette mouvante géographie ? Quelle Ultima Thulé rencontrer qui élèverait les polarités de mon être, délimiterait la quadrature de mes hésitations, apaiserait mes doutes ? Quel lieu ? Ici, au faîte du monde, alors que plus rien ne s’annonce, que mes yeux se consument au contact du réel, cette brume blanche faisant son éternelle combustion tout contre le dôme de ma sclérotique, ici donc que trouver sinon ma propre effigie questionnante, une tremblante silhouette, des mains tendues en quête d’une présence, d’une signification ? Tout en haut, en direction du désert de glace de l’Arctique, le ciel est noir, cendré par endroits et le soleil une étoile presque éteinte, un œil vide s’absentant des hommes. Ciel noir, suaire tendu à l’extrême de ma propre finitude et pourtant rien n’incline à l’affliction, rien n’oppresse ni ne contraint. Sentiment d’une immense liberté faisant se rejoindre en une même harmonie ma propre origine, ma propre perte, à jamais. Ainsi sont les lieux de l’extrême, ainsi sont les caps disparaissant dans les songes infinis : ils nous parlent de nous, rien que de nous qui avons été, sommes, ne serons plus. Rien d’autre à apprendre que cela. Rien d’autre ! Aller au bout de soi : le seul chemin.

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Published by Blanc Seing - dans PHOTOSYNTHESES
6 septembre 2015 7 06 /09 /septembre /2015 08:59
Fumée-état-d'âme.

Photographe : Yaman Ibrahim

Série "Les Fumeurs"

***

 Le fumeur. Regardons un fumeur dont nous ne devons l'image qu'à notre imaginaire et, imaginons donc. La pochette de cristal est doucement dépliée, le Fumeur imprimant une traction au mince filet rouge qui retient, pour quelques instants encore, la magie de "L'herbe à Nicot". Déjà s'impriment sur le visage les traits gourmands, anticipateurs du plaisir, focalisateurs du désir.  Nous devinons la souple rosée faisant son écoulement parmi les papilles; nous pressentons ce que sera la première goulée, alors que le briquet, encore allumé, grésillera et que la divine cigarette fera son voluptueux trajet en direction de l'arc de Cupidon. Car c'est bien de cela dont il s'agit : fumer est un acte sexuel comme un autre.

  Comment ne pas repérer, dans le geste même du Fumeur, la métaphore criante, le désir tendu vers son point d'acmé ? Cigarette-phallus portée en direction de l'incandescence des lèvres-vulves ? Et le rejet spermatique de la fumée blanche, de la gemme pareille aux sanglots réitérés d’une résine fécondatrice du monde, comment ne pas y discerner la lutte existentielle, le cri ouvert, proprement assimilable à celui du supplicié d'Edvard Munch faisant sa parabole d'effroi et, après ce serait le vide et l'abolition de toute profération ?

  Mais c'est vrai, une pudeur naturelle nous retient, à moins que ce ne soit embarras et confusion que d'avouer toute l'amplitude de la constellation sexuelle, son emprise sur quiconque, sa tyrannie parfois. Car, à se confronter à Eros dans une lutte bien inégale, nous y perdons notre prétention à exister, à créer, à cheminer sur les sentiers d'une possible liberté. Eros, il faut le combattre pied à pied, le pousser dans ses derniers feux, le contraindre à émettre son cri sauvage avant que Thanatos, toujours en éveil, tel le vampire, vienne nous saigner à blanc.

  Alors, afin de ne pas voir l'issue fatale, de ne pas y succomber dans l'instant, nous cherchons des exutoires, nous esquivons, nous feignons de croire que cela ne peut arriver, surgir à l'improviste, la Mort, nous voulons dire, et à petites ou grandes doses, nous lui donnons à manger, des bribes, des morceaux de choix, des improvisations. Une infinie quantité de "Petites morts", lesquelles se déclinent en minces drogues, subterfuges toujours renouvelés, jouant à l'esquiver, la "Grande Mort", la souveraine amante au baiser muriatique. Définitive, on s'en sera douté. Nous devenons, à notre corps défendant ou bien consentant, des "Mangeurs d'opium" à la manière de Thomas de Quincey, des adorateurs de «Noire idole" à la Laurent Tailhade, des buveurs d'absinthe baudelairiens, des manducateurs de chair, des Magyars anthropophages de cette pulpe d'altérité - car l'Autre, fût-il réel ou halluciné, nous l'incorporons, - altérité sans laquelle nous ne serions que brumes se dissipant dans l'éther. Nous sommes d'éternels Fumeurs.

  Seulement, si cette inclination à nous saisir de l'ambroisie - le tabac est une substance de la sorte - est coalescente à notre condition, pour autant nous n'en sommes pas tous débiteurs au même degré existentiel. L'acte d'amour que constitue le geste de fumer, nous nous y accordons de différentes manières et l’art nous en donne souvent la mesure.

  Mais, d'abord, regardons la belle image de Yaman Ibrahim, ce photographe malaisien qui nous livre de si beaux portraits de fumeurs. Outre l'esthétique évidente du propos, essayons de repérer ce qui, ici, transparaît de la dialectique Eros -Thanatos. Tout indique que ce Vieil Homme, lequel a sans doute beaucoup vécu, probablement souffert, peiné à la tâche, vit un instant de pure félicité. Tout en témoigne, le port altier du visage, sa tension contemplative, ce regard doucement porté à méditer sur cette sève qui s'écoule de lui comme un merveilleux flottement onirique, l'élégance de la main cambrée - une pierre orne un doigt -, entièrement occupée à créer les conditions d'une beauté auto-réalisatrice. Nous n'en sommes qu'aux débuts, aux préludes de l'acte amoureux. Le désir est là, la volupté s'enroule à l'effusion blanche, en attente de la rencontre, nous sommes sur le rivage en-deçà d'une prochaine révélation, tout s'incline à s'ouvrir dans l'instant magique de l'attente.  Nulle trace de ce qui pourrait nous faire penser à quelque chose de l'ordre du souci imminent, du danger, de la menace. Il s'agit d'un genre de suspension de la temporalité comme l'on peut en trouver chez le Saint tout livré à rencontre avec le Sauveur ; chez le philosophe en méditation, le mystique en transe. Un libre accès à l'effigie d'un absolu.

Fumée-état-d'âme.

 L’homme à la pipe, vers 1896 Paul Cézanne

 Source :  Thierry Savatier 

*

 Avec "L'homme à la pipe" de Cézanne, nous sentons bien que, s'il s'agit en fait du même acte de fumer, le contenu latent de l'œuvre s'écarte sensiblement de celui de l'image précédente. Le portrait qui nous est proposé, tout empreint de mélancolie, semble nous livrer l'esquisse d'un homme fumant sans même en être conscient, livré à l'on ne sait quelle méditation engluée de tristesse, manière de dérive dont nous pressentons, rapportée au désir qu'elle serait supposée mettre en scène, qu'il s'agit d'un reflux déjà teinté d'une ambiance sourde, aux tonalités éteintes, tout près de ce que pourraient être les couleurs des premières attaques mortifères. Or l'on sait la tendance de Cézanne à s'enfoncer, souvent, dans une profonde mélancolie, une atmosphère de deuil, comme lorsque son ami Emile Zola, quittant Aix pour Paris laisse son compagnon désemparé, envahi de chagrin. Dès lors, fumer n'est plus qu'un investissement par défaut, le signe patent d'un désarroi, la pipe en écume de mer faisant envisager de bien sombres reflux, des flots bien plus que véniels.

Fumée-état-d'âme.

 Le Fumeur, 1971

 Pablo Picasso,

Source : Thierry Savatier 

*

   "Le Fumeur" de Picasso, en matière d'existence, de sexualité, nous entraîne encore bien au-delà de la proposition ombreuse cézanienne. Là se dessinent, en filigrane de l'œuvre, d'une façon subliminale, les angoisses dernières de l'artiste. Là le "Vieux sauvage" vit la dernière "période", sans doute aurait-il fallu la nommer "période noire", celle qui, deux ans plus tard, signera l'épilogue du génie de Malaga. Sous le chapeau cerné de coulures bitumeuses, alors que le regard semble entièrement occupé à une vision anticipatrice de la Mort elle-même, que le blanc de titane prend des teintes cadavériques, que la barbe n'est plus qu'une vague broussaille envahie d'ennui, ne sort du fourneau de la pipe que le nuage d'un dernier feu, pareillement au sémaphore qui, le long de la côte, prévenait du danger. Voici le moment venu des dernières banderilles, le Minotaure est vaincu. Dans l'arène envahie d'ombre retentissent déjà les cris ultimes de la mise à mort. Le fougueux amant de l'art, des conquêtes féminines multiples,  n'est plus qu'une braise qui s'éteint, à peine une étincelle dans la ténèbre proche. Bientôt l'éternelle cigarette de l'artiste cèdera la place à la dernière encre, au dernier lavis. Ainsi se clôt une existence : une cigarette qui s'éteint.

 

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