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8 octobre 2014 3 08 /10 /octobre /2014 09:15

(Méditation sur le livre d'Emmanuel Ruben : ICECOLOR.

le Réalgar Éditeur. )

Kirkeby à l'épreuve du visible.

Per Kirkeby.

Craie sur masonite.

Source : Galerie Vidal - Saint Phalle.

"Qui n'a souhaité, un jour, savoir entrer dans une image, et y vivre ?"

J.M.G. Le Clézio - "Vers les icebergs".

1996 fut l'année de mon premier contact avec l'œuvre de Kirkeby à la Maison des Arts Georges Pompidou à Cajarc. D'emblée, la vision de ces étranges tableaux noirs scarifiés de craie de couleurs, installait l'artiste dans une vision singulière. Le fond d'abord : noir mat, dont il était impossible de fuir tant cette tonalité attirait le regard, le magnétisait, l'isolait dans une sublime autarcie. Les craies qui en zébraient l'épiderme de masonite, cette matière si proche du bois, de l'écorce, du végétal et sans doute aussi de la terre. Etonnant parti pris aussi que celui du format carré. Si le rectangle, qu'il soit vertical, à la Française, qu'il soit horizontal à l'Italienne autorise l'inscription d'une fable, d'une légende, sous la figure du portrait ou du paysage, le carré, lui, focalise en son centre, à l'intersection de ses diagonales, il invite à l'abstraction, à la ligne dépouillée de toute perspective, à la hachure, à l'architecture minimale de la strate, au clivage, à la tectonique. C'est, à l'intérieur de ses frontières et singulièrement avec Kirkeby -ce géologue de formation-, l'installation d'un tellurisme. Glissement de plaques, lignes de fracture, phénomènes de subduction, arêtes minérales, falaises, gemmes à l'état brut, volcanisme sous jacent, affleurements de soufre, jets de lapillis, solfatares. C'est à cette géosensibilité que nous convie cette œuvre qui plonge ses racines à même la lave, à ses effusions, à ses retournements, à ses fleuves fascinants. "Fascinants", oui, c'est l'exact prédicat qui s'applique à tous ces essais de dire la terre dans sa complexité, dans sa poésie minérale, dans son effervescence inouïe. "Inouïe" car, en réalité, cette dimension-là, du bouillonnement, de l'avancée du magma, de ses toujours possibles effusions, nous ne l'entendons pas. Au double sens du terme : cela ne traverse pas l'écran de notre cochlée; cela ne fait pas sens dans notre dérive existentielle. Cela coule et s'agite à notre insu, nous les hommes distraits qui ne regardons guère que le bout de nos souliers. Et il s'en faut que cela soient ceux de van Gogh perclus de boue et débordant de sèmes. Les sèmes, les infinies et innombrables percussions du sens, la compréhension du monde, sa réserve d'invisibilité, nous l'ignorons en raison même de cette cécité qui est l'empreinte que, toujours, nous portons au-devant de nous.

Mais nous avons parlé de terre, de rochers, ces seigneurs de la quotidienneté et nous avons omis de citer ces dieux qui nous toisent du haut de leur froid empyrée, les glaciers aux arêtes bleues, aux cristaux très purs, aux lignes blanches qui les traversent.

"Ce sont eux, les dieux, les vrais dieux, ils ignorent les hommes. (…) Sur l'eau bleue et profonde, ils sont debout, hauts, et blancs, dans la lumière de l'étoile solitaire. Ils sont enfoncés dans la mer comme des stèles cassées, disposés en demi-cercle autour de l'horizon arctique. C'est eux que l'on a cherchés, espérés, sans le dire."

J.M.G. le Clézio - "Vers les icebergs".

Oui, les icebergs sont les dieux que Kirkeby dessine, peint, aquarelle, gouache, pastellise, fait flotter entourés de fusain, émerger d'une tache bleu-marine. Parfois surgissent ses arêtes mauves au milieu d'une débâcle de jaunes et de verts assourdis. Cette belle polyphonie est là, tout comme les poèmes de Michaux, tout comme la prose inventive de le Clézio afin que, décillés, nous puissions voir, enfin, jusqu'au cœur des choses, éprouver leur pulsation intime, nous fondre dans l'expérience de leur être. Comprendre la peinture de Kirkeby, c'est la saisir de l'en-dedans et, ensuite, seulement, remonter vers le réel. C'est s'engager dans une expérience visionnaire du monde par laquelle se rendra visible l'art jusqu'en ses fondements. Il faut se détacher de cette réalité têtue qui nous ramène à une perception orthogonale des choses, à une mathématisation des perspectives, à l'aridité de la raison, à la verticalité du concept. C'est ceci que nous dit Emmanuel Ruben dans une belle langue des profondeurs. Visitant la Tate Modern à Londres, y découvrant l'œuvre foisonnante du danois :

Kirkeby à l'épreuve du visible.

Per Kirkeby, Sans titre, 2006 Tempera sur toile.

Courtesy Michael Werner Gallery.

New York, Londres et Berlin.

"Je le sentais, oui, mais je ne voyais a priori qu'un gros badigeon, j'avais l'impression d'un vrai gribouillage, et pourtant, je me laissais happer malgré moi, toile après toile, par cette drôle de jungle arctique; où mettons que mon œil se frayait un chemin à travers ces épaisses broussailles qui semblaient se répéter, ne former qu'un fatras sans ordre, sans raison d'être; et, détaché de son globe trop pleutre, détaché de mon cerveau piégé dans le miroir sans tain d'un étang gelé, cet œil, fougère voyageuse, l'arpentait mais n'y mesurait rien, n'y soupesait rien, n'y voyait à proprement parler plus rien, se découvrait de nouvelles facultés, celles de toucher, caresser, sentir, respirer."

Emmanuel Ruben - "Icecolor". (NB : C'est moi qui souligne).

Ici, il ne s'agit nullement d'un étonnement face à une œuvre pour singulière qu'elle soit. Pour l'auteur c'est tout simplement une révélation qui l'installe dans le champ d'une nouvelle perception, laquelle s'ouvre à un genre de révolution copernicienne. Soudain, la découverture de l'être de la peinture se fait dans un surgissement qui confine à l'évidence. L'apodicticité philosophique ne saurait trouver meilleur chantre, la phénoménologie de l'expérience artistique meilleur voyant. Car, face à l'œuvre d'art, il faut se faire voyant. Rimbaud nous l'a appris dans sa fameuse lettre à Paul Demeny.

"Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. (…) Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! "

De Rimbaud, nous ne retiendrons pas la chute fatale du poète, sa possible perdition, mais seulement le fait "qu'il les a vues", qu'il est donc entré dans le domaine des "illuminations", de ce quasi-regard donnant accès à l'invisible, l'inaudible, le non-préhensible. Car, si ce "monde est matériel" pour reprendre le titre d'un ouvrage en allemand sur Kirkeby : "Die Welt ist Material", il ne saurait l'être pour l'artiste aussi bien que pour l'amateur d'art qu'à la condition qu'il possède une faille, un tellurisme par lequel accéder à la fusion qui l'anime, son "âme" en terme général, son "être" en termes philosophiques, sa "conscience" quant au mode de saisie des sensations.

Novalis écrivit : "L'homme entièrement conscient s'appelle le voyant".

Et c'est bien de l'amplitude de cette conscience dont il est question au travers de toute vision déployant devant elle l'infinie sémantique des créations humaines. Et, à partir d'ici, ce regard si particulier qui est mobilisé dans la quête du sens, il faut l'inclure dans un mouvement plus vaste à la cimaise duquel se détacheront, avec une aura toute particulière, les noms de Verlaine, Baudelaire, Mallarmé, Nerval, Lautréamont, Michaux et, dans notre époque contemporaine, Le Clézio dont le "Procès-verbal" s'inscrivait déjà dans la veine de William Blake et des "Chants de Maldoror".

Mais nous ne saurions aller plus loin dans la connaissance "d'Icecolor" sans faire référence à l'anatomo-physiologie de la vision. Celle-ci nous servira de métaphore dont nous espérons qu'elle permettra d'installer une compréhension claire de ce qui se joue dans l'acte perceptif et intellectif du regard. Et, d'emblée, nous faisons la thèse suivante posant la bivalence de l'acte de voir. Un "voir" qui serait de simple surface, un "voir" qui serait de profondeur. Seul ce dernier nous installerait dans une vision nécessaire et suffisante à la compréhension du monde dans toute sa complexité. Le monde est là, posé devant nous, et nous le regardons. Le monde est là dans sa passivité et il nous revient de le métaboliser, de le rendre assimilable, de le métamorphoser. Seulement notre vision s'arrête souvent à la sclérotique, à sa blancheur, à sa dureté de porcelaine. Alors les choses glissent continûment, dérapent, ricochent et repartent avant même que nous en ayons une claire conscience. Ceci parce que la pupille de l'intellect insuffisamment dilatée, en position de myosis, a retenu la lumière, la perdant en quelque sorte dans les replis du corps vitré. Si, au contraire, sous l'influence d'une "fascination" pour quelque objet, d'art par exemple, la pupille en vient à se dilater largement, en mydriase, alors le faisceau lumineux atteint la rétine, son point focal, la macula à partir de laquelle tout s'éclairera dans une parfaite et totale aperception de cela qui se sera présenté avec la force d'une marée d'équinoxe.

Ecoutons Le Clézio dans "Vers les icebergs" :

"Quelque chose va apparaître. cela est certain. Il est impossible que cela ne vienne pas. Dans leurs sommeils les prophètes font des rêves, ils voient soudain, par une trouée, la merveilleuse lumière, la très grande beauté au-delà de la brume. En haut des mâts, les vigies guettent. Sur les falaises, les guetteurs regardent tout le temps le ciel et la mer, leurs yeux sont durcis, ils veulent percer un minuscule trou au fond de l'espace.

(NB : C'est moi qui souligne).

Ce dont il est parlé, ici, en termes de pure poésie, c'est la grande et imaginative dérive hauturière des gens et des maisons, des villes et des rues, des plaines et des oiseaux en partance pour plus loin qu'eux, ce Grand Nord, ces icebergs, ce mythe qui, soudain, peut-être, va devenir accessible à la seule force du regard, à la seule énergie de la volonté.

Dans "Icecolor" :

"Or, il suffit de prendre la peine de regarder les choses de très près, d'ouvrir grand les deux yeux, de les écarquiller sur les moindres pores du monde pour s'apercevoir que tout s'éloigne (…) que nous sommes la plupart du temps un drôle d'ange damné perdu dans un immense ciel noir".

Et encore :

"Est-ce la faute à cette peinture hypnagogique, qui ne veut plus nous quitter, qui se redessine chaque nuit dans le phosphène de nos paupières avec son soufre et son lilas, ses runes, ses cristaux, ses paroles dégelées, ses ilots marbrés, ses archipels fractals (…), ses effets papillon, ses théories de catastrophes ?"

Et plus loin ;

"Certes, à première vue - c'est-à-dire à vue moyenne, comme celle de qui n'est pas hanté par l'idée de capturer coûte que coûte la poussière d'or-, la glace n'a pas de couleur."

A propos de Kirkeby :

"…cet homme est allé dessiner, aquareller, peindre, graver, sculpter aux confins du visible, à en perdre la vue, à se bousiller la rétine, à se faire sauter les nerfs temporaux à force de fixer le soleil, à force de regarder le soleil en face."

"Mais les tableaux de Kirkeby ne sont pas des cartes géologiques, ce sont des atlas de la perception. Des atlas qui cartographient, ou disons plutôt qui radiographient tous les accidents de notre champ de vision."

"Ce jour-là, j'avais encore les couleurs de la glace plein les paupières, je les sentais incandescentes, là, sur ma rétine, ces couleurs."

Intense quête visuelle, donc travail de la conscience, donc approfondissement de l'intelligence du monde de manière à s'en saisir avec ravissement. Car c'est seulement à l'aune de cette dilatation de soi que les œuvres apparaissent et se livrent à nous avec la puissance dont elles sont détentrices, qu'il nous appartient de désoperculer. Mais il serait vain de penser que ce seul travail perceptif, fût-il mené avec tout le soin qu'il requiert, suffise à nous livrer ces seigneurs des glaces dans une manière de faveur. Non. Certes le regard est la condition indispensable de l'ouverture mais, pour aboutir, il doit s'exercer à partir de l'imaginaire, ne pas se contenter du constat de la réalité. C'est la deuxième idée princeps qui se dégage de ce livre exigeant, brillante réflexion sur l'art, la couleur, la géographie, la symbolique des arbres, la lumière, l'âme d'un peuple, l'essence du Pôle, les relations avec la littérature, l'expérience intérieure de la rencontre, l'absence de frontière entre le rêve et le réel, la qualité du hasard en peinture, la solitude.

L'imaginaire .

"Icecolor" :

"Quel enfant n'a pas rêvé des icebergs ? Quel enfant ne les a pas guettés l'hiver durant dans les replis de sa couette, dans les fissures de ses nuits ? Quel enfant ne les a pas entendus siffler leurs airs d'harmonica ? Quel enfant ne les a pas imaginés s'ouvrir en éventail comme des livres, se déchirer, s'effranger au vent tel un vélin non-massicoté sous la lame du coupe-papier ?"

Oui, c'est cela qu'il faudrait faire, redevenir enfants, l'espace d'un instant, et s'adonner à une joie ludique, spontanée, éruptive et confier l'iceberg, la ligne de moraines, la faille de glace à la pure intuition, à l'architecture libre du songe, à la fluidité sans limite de l'imaginaire. Car le réel donne certes le monde, mais il le cerne de traits qui sont des euphémisations du sens. Du réel, les choses nous sont imposées avec la rigidité d'une vision étroite, d'une myosis affectant l'aire perceptive, intellective et alors ne restent plus que quelques lignes de fuite, quelques esquisses prisonnières de leurs propres limites. Emmanuel Ruben n'est allé ni au Danemark, ni au Groenland et c'est bien là, précisément, ce qui fait la force de son écriture, de ses évocations poétiques, de son enthousiasme, de son lyrisme émouvant face à la démesure de ce dont il parle, le Grand Nord, les icebergs, la peinture de Kirkeby qui les transcende dans le geste même de poser sur la toile la syntaxe du froid, de l'austère, de la démesure aussi.

Mais l'on objectera que Kirkeby, lui, crée au contact de cette même réalité que l'auteur d'Icecolor semble vouloir fuir. Certes, mais être en prise directe avec la réalité n'infère nullement que l'on adhère à ses propositions, à tous ses actes de donation. Le danois crée ses propres "illuminations", il invente ses "poisons" et le "dérèglement de ses sens" provient simplement de l'exposition à la vastitude, au vent, à l'expérience ultime que constitue le fait de s'isoler dans cette terre de l'extrême. Dire la géographie en la dépassant, dire le lieu que l'on ne visitera jamais, écrire le poème de cela qui demeure invisible et, pour cette seule raison, tutoie les cimaises de l'art. Poser devant soi la figure étoilée d'un Farghestan, inventer le rivage brumeux des Syrtes, sortir de son chapeau de magicien la colombe blanche de l'hallucination. Quelque part il s'agit d'un tour de passe-passe, d'une habileté de prestidigitateur. Le peintre, l'écrivain, l'acteur qui possèdent leur art, ne sont que cela, d'habiles escamoteurs du réel, des funambules flottant dans l'espace. Ils nous fascinent, nous les regardons avec tellement d'intérêt, d'acuité, que la terre au-dessous nous ne la voyons même plus et que la vérité est cette image qu'ils nous adressent du plus loin d'un songe. Et nous sommeillons. Heureux. Et nous ne souhaitons jamais que flotter parmi les icebergs et caresser de nos corps troublés leurs arêtes bleues. "Icecolor", oui, "Glace de couleur", la couleur qui toujours nous assiège mais que nous ne voyons pas. Le voyage, c'est simplement ceci, regarder au travers d'un cube de glace translucide et y apercevoir, dans la densité de ses bulles, un monde en miniature, dans ses stries blanches, l'aventure infinie de la couleur, cet arc-en-ciel que nous portons en nous et que nous offrons au monde, comme le monde, en retour, nous installe dans cette lumière au spectre infini. C'est à cette belle tâche compréhensive de la perception, de la sensation, de l'art, qu'Emmanuel Ruben s'est attaché avec l'exactitude qui sied aux entreprises authentiques. Qu'il soit ici remercié pour cette mydriase à laquelle il nous convie. Elle seule nous met en demeure d'exister !

4° de couverture.

"Cet homme est-il de la confrérie navrante des voyageurs plumitifs ? Cet homme pense-t-il qu’il suffit d’aller s’empoussiérer la semelle pour se ravauder la cervelle ? Non, la poussière est d’or qui le hante encore; cet homme, que nous voudrions suivre ici, cet homme s’en va chaque année depuis ses vingt ans vers le Nord, carnet de croquis à la main, quêter de sa baguette divinatoire son Graal fantôme ; après quoi il rentre au pays, dessine, grave, sculpte et peint pour de bon ; sur ce, il paraphe en bas à droite PK. Per Kirkeby."

Extrait.

"Rien de tout cela ici. Le blanc n'y est jamais de la lumière, il n'est pas non plus le néant, qui serait plutôt du noir, et qui n'existe pas dans la nature. Il n'est pas non plus la pureté de la neige ou de la glace. Le blanc est ici rendu à son opacité première, le blanc comme ce à quoi se réduisent toutes les couleurs, lorsque se brouille non pas la palette mais la vue, lorsque la rétine est envahie de lumière, les vaisseaux sanguins gorgés de sève jaune, la cornée noyée, lorsque le peintre est pris de cécité des neiges. Et voici ce que je me disais devant ces aquarelles : c'est ainsi qu'il faut peindre. laisser le blanc, c'est-à-dire l'inconnu, l'ineffable, l'infigurable, l'irréfragable, rôder, planer alentour, comme l'ours polaire, l'albatros ou le requin des Tropiques, le laisser hanter les couleurs, les habiter non du dedans mais du dehors, guetter leur destin de couleurs, leur seule fin possible, leur inévitable mort."

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6 septembre 2014 6 06 /09 /septembre /2014 08:05
"Reste au désir de toi".

Sting Tung

Emir Ozsahin.

"Là, sous ton pied, au creux, cette tuile te porte. Vers quoi espères-tu, ainsi, te projeter ? Vers l'immense tranquillité ? Pourquoi ne vois-tu pas que tu es source de toi ? Que la seule condition de ta joie, c'est toi. Détourne plutôt ton rêve de son itinéraire. Dans le secret de toi, hors de l'ombre de toi, reste au désir de toi...Pour t'y ensevelir."

MM.

[Brève méditation sur le couple texte-image, à partir d'une scénographie de Milou Margot.]

Ceci, le texte, l'image, leur commune empathie, ceci existe dans la pure beauté. Dans la "vérité verticale". Ce qui, bien sûr, est réitération du dire, constat de ce qui est. Jamais horizontale la vérité. L'horizon est trop plat pour porter des idées, faire se hausser des pensées. L'horizon est "mondain" et ne décolle jamais. L'horizon est myope. Il lui faut le zénith au-dessus, celui qui éclaire l'horizon tout simplement parce qu'il est solaire, parce qu'il est fragment du bien et qu'il connaît à seulement exister, à seulement se sustenter et rayonner dans l'espace. Disant ceci, nous disons la connaissance, nous disons la lumière, nous disons le poème, cet exhaussement de soi en direction de l'autre-que-soi. Mais, dira-t-on, "l'Autre", qui donc "l'Autre", sinon Celui, Celle qui me font face ? En Majesté, bien évidemment. Car il y aurait blasphème à proférer cet "Autre" autrement qu'à la grandeur dont il est porteur. Comme un devoir "d'humanisme" au sens strict, à savoir doter l'Existant d'une "assomption jubilatoire" (voir Lacan) dont son "humus" primordial a reçu la semence à la manière d'un don des dieux. Mais c'est NOUS qui sommes les dieux, les démiurges, les ordonnateurs d'un univers par lequel les choses sont réalité-pour-nous. Hors du Sujet, point de salut. Nous ne pourrons jamais énoncer que cela, ce truisme, cette évidente banalité, cette terrible apodicticité des philosophes.

Mais, d'abord, sommes-nous bien assurés qu'un "Autre", un hypothétique "Autre", quand bien même nous le doterions d'une Majuscule, donc que "l'Autre" nous "fait face" ? - au sens de réaliser notre propre épiphanie -, c'est cela "faire face" et non se positionner comme objet "face" à un sujet, cette moderne invention de la représentation. Nous n'avons rien à "re-présenter". Nous avons, d'abord à "présenter", à savoir rendre "présent" un monde afin que nous puissions y figurer. Nous-même, bien entendu, "l'Autre" n'est que de surcroît. Car, si l'Autre a une chance de "figurer" - de prendre "figure"-, ce n'est qu'à l'aune de l'éclairement de notre conscience. C'est parce que nous, avons "figuré" "l'Autre" dans sa propre quadrature qu'il fera phénomène pour nous et apparaîtra avec un semblant de réalité. Au début, avant que nous ne l'apercevions, "l'Autre", pour nous, était pure théorie - "spéculation", "contemplation" des anciens Grecs -, c'est-à-dire simple image posée dans un miroir. Le miroir, c'est NOUS qui l'avons relevé, de manière à ce que la lumière de notre conscience s'y projetant, cette image devienne non seulement visible, mais préhensible, incarnée en une forme humaine. Comment donc pourrions-nous seulement imaginer "l'Autre", le monde, les objets du monde hors de notre conscience ? "Toute conscience est conscience de quelque chose" : ceci est affirmation depuis l'aube des temps, même si la phénoménologie - singulièrement Husserl - nous a obligés à regarder ce qui apparaît avec la profondeur de la raison.

L'acte de relation par lequel je donne présence à "l'Autre" est pur mouvement de ma conscience en direction de ce cogitatum, "l'Autre", qui, à l'évidence n'est pas elle, ma conscience. Donc, le cogito que je suis; le cogitatum qu'est l'Autre; apparaissent dans le même empan, au cours d'une même réverbération, ceci constituant la transcendance, l'ouverture de la clairière, l'apparition de l'horizon constituant du sens. "L'Autre", ce fameux horizon auquel, toujours, nous sommes affiliés comme notre avenir le plus propre n'advient pas de lui-même par la grâce d'une pure donation d'existence. L'exister, c'est NOUS, les autres aussi, qui le lui accordons et dont, en retour, il nous fait le don, pour nous installer au monde en même temps qu'il y surgit à l'aune de sa conscience. Seule cette belle réciprocité est gage d'être.

Te regardant je te porte au-devant-de-toi comme tu me portes au-devant-de-moi. Chacun, pour "l'Autre", nous sommes "Autre". L'altérité n'est pas un objet que l'on pose devant soi comme on le ferait de la cruche d'eau fraîche. L'altérité est médiation, passage continuel d'un Sujet à "l'Autre", dialectique au travers de laquelle nous nous apparaissons à nous-même en même temps que notre vis-à-vis prend corps. La "chair du monde" que nous constituons ne se métabolise qu'à s'instituer en miroir. Pour nous. Pour "l'Autre". Il n'y a pas de vérité plus haute que cela. "L'Autre" n'a aucune prééminence sur notre propre présence, pas plus que nous n'en avons sur lui. Notre acte apparitionnel se découvre dans le même acte d'entrée en présence que Celui, Celle qui se met à découvert sous l'aire de notre conscience. Nous ne sommes des verticalités - des hommes, des femmes - qu'à l'aune de cette transcendance qui nous projette hors de nous vers le poème qui brille au ciel du monde, demeurant là où est le vrai site de l'humain, alors qu'en bas, sur l'horizon courbe ne vivent que les plantes végétatives et les reptations animales.

Ce n'est qu'à la lumière de cette compréhension que nous pouvons nous redresser et regarder au-dessus des herbes de la savane, comme le firent nos lointains ancêtres, les "homo erectus" dont nous gardons en souvenir cette ligne caudale qui, autrefois frappait le sol de son aveuglement arbustif et qui, aujourd'hui, colonne vertébrale, nous intime l'ordre de nous redresser. Jamais la vue ne porte aussi loin que lorsque la tête érige son promontoire en direction des étoiles. Les pieds, toujours demeureront au sol, afin que notre assise terrestre nous porte loin au-devant de nous. C'est ceci qui, en termes poétiques, est dit ici. Nous ne résisterons pas au plaisir d'en reproduire, comme en écho d'une origine perdue, la belle fable. Il n'y a d'existence possible qu'à se reconnaître soi-même, à la façon de l'injonction socratique inscrite au fronton du temple de Delphes : "Connais-toi toi-même". Ce n'est qu'à l'aube de cette expérience fondatrice que "l'Autre" - ce mystère - peut surgir et faire sens pour nous, comme il fait sens pour lui. Il y a des vérités qui, pour être éternelles, ont besoin d'une longue incubation. L'histoire n'est pas encore terminée !

"Là, sous ton pied, au creux, cette tuile te porte. Vers quoi espères-tu, ainsi, te projeter ? Vers l'immense tranquillité ? Pourquoi ne vois-tu pas que tu es source de toi ? Que la seule condition de ta joie, c'est toi. Détourne plutôt ton rêve de son itinéraire. Dans le secret de toi, hors de l'ombre de toi, reste au désir de toi...Pour t'y ensevelir."

Car l'on ne saurait mieux dire !

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20 août 2014 3 20 /08 /août /2014 08:02
Homme Seul.

Photographie : Katia Chausheva.

"C'est de votre faute.", disait-il, et de ses poings fermés il frappait le vide.

"C'est de votre faute.", disait-il, et ses yeux d'obsidienne cognaient contre la falaise des murs.

"C'est de votre faute.", disait-il, et son dos s'arrondissait comme celui de la hyène.

"C'est de votre faute.", disait-il, mais nul ne pouvait l'entendre et la terre s'inclinait sous les meutes de sable. Des déserts à l'infini, de longues éclaboussures de mica, de profondes scarifications, des vergetures au-delà de toute conscience.

Toutes les aubes qui avaient cerné son existence, Homme Seul les avait passées à faire de sa parole une seule clameur qui ricochait sur toutes choses, aussi bien sur le parchemin de peau de ses lointains congénères. Homme Seul grimpait en haut d'un rocher et, de son promontoire il disait :

"Vous, les Hommes de passage, vivez donc dans le simple du jour. N'allez pas chercher ce qui brille et éblouit et entaille la vue. Sur la plage luisante d'eau, cueillez le galet et poncez la vitre unique du ciel jusqu'au cœur de la lumière. Entrez dans l'arbre, sous l'écorce rugueuse, glissez selon l'âme du bois jusqu'à son cœur mobile, devenez sève fluide, pure gemme à la recherche des racines. Elles sont votre socle le plus sûr, elles parlent de vous, elles se disposent, dans le silence de la terre, en longs rhizomes pour chanter la demeure de votre généalogie. Vous venez de si loin, au-delà du temps, au-delà de l'espace. Plongez dans l'encre du souvenir, écrivez les hiéroglyphes du sens partout où vous le pouvez, le long des tubercules, sur la dentelle ouverte des radicelles, dans l'ombre dense de ce qui, toujours, est en retrait.

Vous, les Hommes de passage, entrez dans les grottes marines, creusez de vos mains laborieuses le limon du monde, vivez dans le reflet des abysses, mêlez-vous aux enlacements du poulpe, voyez par ses yeux exorbités le cadenas des eaux, faites-vous lamproie prédatrice, anémone aux mouvements si lents et dans l'outre de votre peau, vous sentirez le flux et le reflux de votre antique mémoire.

Vous, les Hommes de passage, montez tout en haut de la montagne, là où l'azur devient si léger que toute connaissance devient accessible. Dilatez vos pupilles et les lames d'air vous diront l'immense liberté parcourant le dôme glacé de l'éther, le sérieux des étoiles qui scrutent la vérité, le gonflement de la Lune comme plénitude, l'opalescence de la voix lactée en tant que repos infini et ressourcement dans l'inépuisable.

Vous, les Hommes de passage, parcourez les vastes plaines lissées du vent de la nécessité, elles vous diront votre marche oblique sous l'arche usée des heures, votre progression de guingois, comme le crabe, pinces écartelées, levées vers les nutriments de l'âme que jamais ne saisissent les pèlerins distraits.

Vous, les Hommes de passage, glissez longuement sur les mesas d'argile, enduisez votre ventre désirant de sanguine et déposez votre semence colorée sur les murs des villes, dans le caniveau étroit des rues, sur les vitrines aux obséquieux éclats, afin qu'une empreinte de vous, demeure et que, partout, flamboient les cimaises de l'art. C'est de cela dont vous avez besoin, d'art et d'une vue qui plonge dans les plus grandes profondeurs. La surface n'est jamais qu'une métamorphose éteinte de ce qui s'annonce depuis les racines fondatrices.

Hommes de passage, cela vous le savez depuis l'antre étroit de votre corps soudé aux certitudes comme la bernique au rocher. Vous le savez depuis la densité de votre cortex, dans la pulpe douloureuse de vos cerneaux, dans la dureté de votre ombilic qui est la signature, en vous, de votre appartenance à la longue lignée des Égarés aux mains tremblantes.

Vous, les Hommes de passage, ôtez le bitume qui obture votre vue, allez jusqu'aux confins du monde dans les draperies boréales, fondez-vous dans les lueurs de verre et demeurez là, en sustentation, illuminés par la pure beauté qui n'est jamais que la vôtre, mais que vous avez oubliée pour n'en retenir que la bulle gonflée qui, bientôt éclatera, vous laissant dans la démesure de vous.

Vous, les Hommes de passage, empruntez l'escalier en colimaçon qui s'élève jusqu'aux pures joies de la connaissance. Longez la rue d'ombre, traversez le porche, poussez la lourde porte de bois cloutée, entrez dans la demeure du silence. Ici tout est don et respect, ouverture et clarté. Sous la lumière verte des opalines, Hommes de passage, laissez donc planer votre regard sur les maroquins gravés de lettres d'or, tournez les feuilles de parchemin, les merveilleux palimpsestes où habite le chiffre du monde, la souplesse inventive des hommes, la somptueuse calligraphie portant en elle les paroles de l'origine. Là, dans les meutes de secrets, écoutez le vent du savoir, laissez-vous effleurer par la palme qui vous reconduit à votre propre source.

Hommes de passage, ce livre sous la visée de votre conscience vous habite au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Vous êtes cette page maculée de signes, ces lettres pareilles à des colonies de fourmis parmi la grande dérive humaine, vous êtes ces points de suspension en marche vers votre avenir, ces points d'interrogation faisant leur mince clignotement vers l'être, ces points d'exclamation, la demeure même du luxe qui glisse infiniment le long des multiples couloirs de la terre.

Vous, les Hommes de passage, êtes ce livre unique qui ne parle que de vous, mais aussi des forêts et des clairières, des lacs et des fleuves étincelants, des navires aux proues blanches, des tours de Babel élevées dans l'eau libre du ciel.

Vous, les Hommes de passage, seulement vous donnez acte et puissance à tout ceci qui vient d'être énoncé, aussi bien l'arbre que l'océan, le vol blanc de l'oiseau que l'écume solaire dans l'éclatement du jour. Tout ceci, Hommes de passage, vous le savez mais votre oublieuse mémoire creuse, à chaque seconde, la tombe refermée de l'oubli. Alors, Hommes, vous vous ruez sur tout ce qui passe à votre portée et manduquez le monde avec la fougue du jeune enfant, la voracité de l'amante à consommer son urgente volupté. Vous oubliez jusqu'à votre propre image qui se dilue dans les marécages de l'avoir immédiat, alors qu'au ciel du monde habite toujours une étoile qui vous est destinée…"

Tous les crépuscules qui avaient cerné son existence, Homme Seul les avait consacrés à l'éveil de cela qui périssait dans les arcanes ombreuses d'une immédiate jouissance, à savoir l'impatience des hommes à courir autour de leur propre cercle sans chercher à en connaître le centre, le foyer par lequel tout prenait sens. Homme Seul parlait et sa parole s'abîmait dans de profondes fosses, parole bientôt recouverte d'un suaire dense, impénétrable comme les complexités de le forêt vierge. Seulement, à proférer ainsi, dans le silence, il y avait danger de disparition. Homme Seul était bien entamé, aussi bien du point de vue de l'esprit que de celui du corps. Son anatomie, rabougrie à la manière d'un vieux genévrier, l'inclinait à ne plus considérer que l'horizon étroit du sol, sa surface de ciment gris. Les ramures de ses bras plongeaient vers l'aval de l'existence et ses mains étaient de simples nervures pendues au bout des membranes de peau. Son crâne dégarni ne recevait plus qu'une étroite clarté. Les yeux, au profond des orbites, faisaient leurs lueurs éteintes, alors que les joues se creusaient des sillons du silence. Assis sur un prie-Dieu, dans la nacelle étroite d'une pièce sans nom, couronne d'épines sans épines autour de sa boîte d'os, Homme Seul était déjà en partance vers de lugubres territoires dont il ne reviendrait plus. Des limaces jointives de ses lèvres, plus aucun son ne sortait et un éternel silence, floconneux, faisait ses girations mortelles. Parfois, dans les éclatements soudains du vent, dans les grondements de l'orage ou bien les craquements sourds de la terre, s'inscrivait, en sourdine, une ritournelle qui semblait venir de quelque catacombe, peut-être des lointains du temps : Vous, les Hommes de passage … puis toute chose s'effaçait sous le feutre de la vie. La mémoire des hommes était courte qui faisait son vacillement de phosphore, son faible éclat de ver luisant au milieu du silence des herbes. Puis la nuit recouvrait tout et il n'y avait plus que le chant des étoiles et l'immense vacuité du temps. Dans leurs cubes de béton, les hommes dormaient les poings serrés, en chien de fusil, tellement semblables à des fœtus à peine conscients d'être au monde. Demain il ferait jour et le carrousel tournerait à nouveau. La mémoire serait usée comme une vieille pierre ponce et les enfants joueraient sur la margelle claire des fontaines. Jamais ne s'arrêtait le sablier du temps et le cliquetis entêtant des secondes …

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