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22 avril 2015 3 22 /04 /avril /2015 08:00
Polyrythmique de l’encre.

« Encre de Chine. »

Œuvre : Sophie Rousseau.

Se confronter à l’œuvre, c’est toujours se confronter à soi. Il existe, au début, l’instauration d’un « pólemos » entre le regardant et ce qui est regardé. Autrement dit d’un combat, d’une tension, d’un affrontement dont devront sortir aussi bien l’œuvre que l’âme de son vis-à-vis. Deux mondes dont il faut assurer l’existence en les installant dans une mutuelle rhétorique. Indispensable que s’établisse un échange à partir duquel être sans ambiguïté. L’œuvre parlant à l’homme. L’homme s’adressant à l’œuvre. Nous visons l’encre et nous sommes déstabilisés. Dans un premier jet de la vision, c’est d’un fourmillement indistinct dont nous sommes les témoins. Une manière d’Ultima Thulé, de territoire à découvrir qui préexistait à notre prise de conscience mais se présentait dans le genre d’une terre vierge. De notre regard, d’abord. De notre compréhension ensuite et de notre explication à son sujet.

Depuis l’aire de notre corps, ce cosmos disposant de ses propres lois d’organisation, de sa quadrature existentielle, nous observons cela même qui se dévoile comme chaos. Nous sommes submergés. Nous voyons l’encre et cherchons immédiatement des points d’appui. De quoi s’agit-il effectivement puisque, en effet, ce spectacle de l’œuvre nous est inhabituel ? Pourrions-nous rapprocher ces singulières taches de quelque chose que nous connaissons ? D’un paysage par exemple. Et si notre hypothèse est fondée, de quel paysage s’agit-il ? De sombres cumulus faisant, dans le ciel, leurs ombres denses ? Ou bien, ne serait-ce pas l’image de l’océan, ses vagues hauturières, ses éboulements blancs à la limite de la plage ? Nous ne sommes réduits qu’à des conjectures et ne sommes assurés de rien puisque tout semble en fuite à mesure que nos perceptions progressent dans l’ordre d’une possible connaissance. Mais avons-nous au moins cheminé correctement afin de savoir ? Nos prémisses établies sur les lois de la représentation - un sujet observant un objet -, étaient-elles à même de nous délivrer une perspective sémantique avec laquelle bâtir un projet permettant de se saisir de l’œuvre d’une façon adéquate ? Aucune certitude à ce sujet.

Alors il nous faut inverser les lois mêmes qui nous conduisent au-devant de l’œuvre. Nous attachant à la seule perception, nous commettons l’erreur fondamentale de confondre signe et forme. De ces taches, en réalité, nous n’avons perçu que des signes, c'est-à-dire des lexiques intentionnels que l’artiste nous aurait adressés afin que nous prenions acte de sa vision du monde. Alors qu’il était nécessaire de ne discerner que formes sur formes, ces propositions plastiques accomplissant leur propre destin du-dedans même de ce qu’elles sont, à savoir des rythmes et des tensions, des éclatements et des retraits, des dialectiques abruptes, des harmoniques sans fin, des ouvertures et des cèlements. C’est de l’intérieur même de ces apparitions, de ces phénomènes que l’œuvre surgit comme son propre déploiement, sa puissance d’ouvrir un monde. Elle agit comme une simple intonation, comme une voix faisant s’élever un chant polyphonique, comme un hymne accordé au balancement du monde.

Polyrythmie. Intensément. Ici, le rythme qui transparaît sous l’encre et l’amène à sa propre profération, c’est, tout simplement, le rythme ontologique de cela même qui vient à notre encontre, le rythme existentiel qui, partout présent, nous traverse de la même manière que nous le traversons. C’est un fluide constant, un libre échange pathique qui fait surgir l’émotion, nous exonérant des forceps du concept, de l’aridité du principe de raison. Entre l’œuvre et nous rien qui sépare, rien qui abolit et pourrait reconduire à l’existence de monades séparées, cloîtrées dans leur autisme. Nous sommes à l’œuvre comme l’œuvre est à nous. Elle diffuse en nous alors que nous nous répandons en elle. C’est, d’abord et avant tout de passage dont il s’agit, de mouvement, de convergence des métabolismes. Nous sommes l’œuvre. L’œuvre est nous. Fusion des rythmes, des grands rythmes universels aussi bien qu’anthropologiques.

Dans la densité de l’encre, dans sa nuit souveraine, ce sont les blancs - le silence, la mutité, le recueil à partir desquels toute parole peut survenir et rayonner -, les blancs, les vides qui font se dilater et exister l’œuvre qui se donne au monde tout comme elle se donne à nous dans un même empan de manifestation. Alors, comment s’étonner de tous ces rythmes fondateurs de l’œuvre ? Ils sont les rythmes du cosmos, les nôtres, ceux des choses qui surgissent entre ciel et terre. Le jeu des blancs et des noirs, c’est le jeu du monde. La dynamique qui tient tout en suspens est la même que celle qui sous-tend la diastole-systole de notre cœur, met en opposition le balancement du nycthémère, le mystérieux clignotement du jour et de la nuit, de l’ombre et de la lumière. Le jeu subtil, c’est celui de l’inspir-expir qui gonfle nos alvéoles et porte témoignage de cet éther qui nous fait tenir debout. Le jeu, c’est notre cheminement sur la route de poussière, laquelle fléchit sous chacun de nos pas, constant martèlement de l’espace qui s’ouvre en temporalité et nous porte au-delà de nous-mêmes vers l’horizon de notre vie.

Par essence, notre vie est ce rythme complexe qui s’allie aux autres rythmes dans la plus belle des signifiances qui soit, celle d’une transcendance à faire s’élever, du blanc au noir, du noir au blanc, afin que le cercle de l’immanence ne se referme sur nous. Que l’encre de l’artiste « représente » - éternelle tentation de la vision métaphorique du monde -, le ciel chargé de nuages ou bien les flots venant de loin à notre rencontre, peu importe. C’est nous qui faisons le chemin, cette errance singulière qui ne se vêt jamais que de cet éternel clignotement entre les valeurs extrêmes de notre perspective humaine, la blanc de la naissance par lequel nous sommes au monde, la noir de la finitude par laquelle nous nous en absentons. Le sens, tout sens est inscrit dans cet intervalle. Nulle part ailleurs.

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20 mars 2015 5 20 /03 /mars /2015 08:53
La face cachée du monde.

« Akt »

Œuvre : Barbara Kroll.

Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.

Toujours l’autre côté du monde nous échappe. Nous marchons dans la clairière et nous ne voyons pas la forêt. Nous longeons l’arbre et la racine gît, inconnue. Nous traçons notre chemin sur le plateau de calcaire et les grottes, sous nos pieds, demeurent un simple mystère, une diversion géologique.

Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.

L’inconnue rencontrée dans le compartiment d’un train, nous l’observons lire et ses pensées sont une énigme. Notre meilleur ami, nous en connaissons ses rides, ses moindres tics ; son visage nous pourrions en réaliser l’esquisse sans risque de nous tromper et cependant sa vie nous échappe comme l’eau de la source. Notre père dont nous sommes la chair prolongée, dont nous pourrions décrire dans le détail sa façon de se raser, de fumer longuement, de rejeter l’air gris dans les mailles du songe, qu’en savons-nous en définitive, à part deux ou trois lignes apparentes ? Sommes-nous en mesure de faire l’inventaire de ses affinités profondes, de disserter sur ses philosophèmes, de faire une thèse sur ce qu’il considère de l’amour, de la guerre, du romantisme ?

Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.

Bien évidemment, de cette femme, nous pouvons dire la peau sombre tannée comme un cuir, la diaspora de ses cheveux, la finesse des épaules, la courbe harmonieuse de la colonne vertébrale, le surgissement discret du sein, son bouton comme un grain de café ; nous pouvons évoquer le plein lumineux de la hanche, la fuite des jambes à l’extrémité de l’image. Mais beaucoup de choses nous fuient que nous ne percevons que par défaut, dans l’agonie d’une question sans réponse. Le visage, cette épiphanie hautement monstrative, cette effigie de l’humain, cette oriflamme que l’existant porte au-devant de lui comme son essence la plus visible, voici qu’elle est soustraite à notre conscience. Il y a brusque effacement, soudaine incompréhension et nous sommes démunis, nos yeux sont hagards, nos mains vides, notre corps esseulé. Car nous ne pouvons faire se dresser l’arche de l’altérité à demeurer dans cette approximation, à interroger de l’occlus alors que nous souhaiterions un clair décèlement, une ouverture, l’instauration d’un mode dialogique. Parole contre parole.

Cette jeune femme est là, dans une attitude de retrait, sinon de mutisme et nous butons sur l’aire fermée de son anatomie, dans l’impossibilité de faire paraître son être, autrement dit dans l’impossibilité, en écho, de porter le nôtre à la plénitude d’un savoir. Amputation contre amputation. Retrait dans le retrait. Deux ontologies réduites à une réciproque cécité, avec seulement une ombre de vie alors qu’au moins, nous aurions souhaité une existence et au-delà la révélation d’une transcendance. Tout demeure dans la non-profération et ce silence est plus lourd que mille imprécations semant leur vent sur l’aire livide des agoras.

Où le parfait visage avec la courbe du front où se réfugient les belles pensées ? Où les arcs des sourcils pour abriter la fontaine claire des yeux ? Où les battements de cils pareils aux ailes des fragiles insectes ? Où la profondeur des yeux avec, tout au fond, la mince lumière de l’âme ? Où la lame délicate du nez qu’habitent les subtiles fragrances de l’amant, de la fleur, de la résine crépitant sous le soleil de midi ? Où la rubescence des lèvres, leur gonflement sous la poussée d’Eros, l’arc de Cupidon dont le dessin nous poursuit longuement ? Où la bouche qui embrasse et console, la bouche qui distille les mots du poème, déplie les comptines, chante les berceuses, exhume les pépites du langage ? Où la glaçure des joues, leur souple membrane à la densité de soie que dilate le bonheur d’une dégustation simple, le rouge sombre d’une cerise, la pulpe luxueuse d’un abricot ? Où la malice de la langue, sa sortie dans l’intervalle des lèvres pour dire la gourmandise, l’envie et, parfois même, l’appel de la noire luxure ? Où l’anse du menton, son souple balancement qui acquiesce, sa contraction qui réprouve, son ascension pour dire le doute ? Où les oreilles par lesquelles les bruits du monde se logent dans le tourbillon de la cochlée et alors les questions sont en marche jusque dans l’antre de la sublime connaissance ? Où la présence alors que le revers du visage ne semble annoncer que le refuge dans ce qui capitule et se terre ? Où l’émergence du « où » tant la fermeture est patente qui nous ramène à une pré-parution, à une irrésolution avant même notre propre germination ? Où ?

Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.

Certes, ce modèle demeure un mystère. Mais le plus déroutant d’entre tous, c’est bien notre propre secret, celui qui nous pose à la manière d’une charade dont, jamais, nous ne possèderons le tout, seulement les définitions successives. Seulement quelques hypothèses, jamais la thèse définitive qui assemble les parties et les réalise selon une connaissance satisfaisante. La perception de notre propre corps est fragmentaire, jamais réalisée en totalité. Bien des aires corporelles ne nous seront jamais accessibles, à commencer par notre dos dont nous n’aurons une aperception qu’à l’aune d’un miroir, donc d’une illusion. Alors, comment appréhender ce qu’est notre esprit, le déploiement de notre âme ? Comment, simplement, réaliser l’approche de notre périphérie tellement cette dernière est éloignée du centre qui nous constitue quotidiennement sans que nous puissions prétendre nous placer en orbite en quelque manière que ce soit ?

Cette femme est de dos et nous ne la voyons pas.

Ici, nul doute que le propos de l’artiste soit de nous amener à nous interroger sur notre propre destin. Le propos esthétique agit à la façon d’une antiphrase, laquelle disant une chose, nous montre son exact opposé. Ce modèle vu de dos ne fait pas seulement signe vers une impossibilité de réalisation de la personne humaine. Bien au contraire, dissimulant à nos yeux ce que nous souhaiterions essentiellement voir, à savoir la révélation du visage, il nous convie à nous interroger à son sujet, à poser la question de la présence, à sonder la beauté qui apparaît dès l’instant où nous ouvrons notre vision à ce qui, toujours latent, ne demande jamais qu’à s’actualiser.

Cette femme est de dos et nous la voyons bien mieux que nous ne pourrions le penser. Nous la voyons comme une question qu’elle nous pose et, nécessairement, comme question que nous nous adressons à nous-mêmes en retour. Peut-être n’est-ce que cela exister : entrer dans le carrousel des questions et y demeurer le temps alloué à une prise de conscience. Peut-être !

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28 janvier 2015 3 28 /01 /janvier /2015 09:00
Exilée de vous dans le regard de l’autre.

Œuvre : Barbara Kroll.

Longtemps, en vous, vous aviez gardé cette voix intérieure, cette rumeur qui habitait l’avenue de votre corps avec la même persistance qu’ont les eaux à s’étendre dans les larges estuaires avant de regagner la mer. Au début, ce n’étaient que d’infimes clapotis, de courtes vagues, des ondoiements au creux de frais ombrages. Des phosphorescences qui s’éclairaient à l’entour de votre peau. On aurait pu croire à une aura, à une étrange vibration de votre âme que votre chair ne pouvait plus contenir et qui faisait ses clartés à votre périphérie. Sans doute y avait-il de cela. Il est difficile d’enclore son âme dans des limites étroites, surtout si celle-ci, l’âme, est bien disposée à regarder les choses du monde et à les porter au-devant d’elle dans une manière de révélation. Parfois vous disiez le monde dans la discrétion, à l’aune de quelques rapides ellipses, sur la pointe des pieds afin de n’offusquer qui que ce fût. C’était un simple grésillement, la combustion d’une mèche d’amadou et personne n’y prenait garde. Ce n’était rien de plus que le vol du moustique au-dessus du marais. Il suffisait de s’éventer, de fouetter l’air devant l’étrave de son visage et, bientôt, il n’y paraissait plus qu’une fuite dans les plis de l’air mauve.

Cependant les rumeurs grandissaient et la parole se dilatait, tendait les fibres de vos muscles, bandait les cordes de vos ligaments, insufflait dans votre sang les cellules vives de l’impatience. Il y avait tant à dire alors que les bouches étaient muettes, que les langues étaient scellées au palais comme d’inutiles limaces, que les mains brassaient l’air dans des gestes abscons si peu assurés d’eux-mêmes. De pures chorégraphies, des esthétiques tronquées, des moulinets abortifs mais jamais l’effraction de soi qui eût conduit sur les rives d’une immédiate compréhension. En ce temps-là, la marche des hommes n’était qu’une longue transhumance, le mouton de derrière suivant le mouton de devant, empruntant ses traces, suivant l’errance approximative de sa laine indistincte, se fiant à l’odeur de suint de son congénère, ne percevant même plus sa propre odeur dans l’émiettement des choses. Ainsi la caravane humaine était-elle cette longue et lente progression, cette houle à l’entour des collines semées des herbes de l’ennui et des mottes de l’indifférence. On se contentait de marcher à l’aveugle dans une rassurante touffe grégaire au sein de laquelle il n’y avait rien à craindre mais aussi rien à espérer que la reproduction immémoriale d’un cheminement infini. Sur la plaque immense de la terre, sur les hauts plateaux inondés de lumière, dans les hautes herbes des savanes, dans les avenues des villes, sur les places, sur les plages solaires, dans le luxe des appartements, au sein des chaumières où brillait la lueur de l’âtre, on se serrait les uns contre les autres, on se disposait en pelote compacte, on se rassurait de respirer au même rythme que la meute, de penser à l’unisson, d’aimer ce que l’autre aimait, de conformer sa propre anatomie à celle contiguë par laquelle vous étiez au monde avec la joie au fond des yeux, le bonheur chevillé à votre anatomie de paramécie.

Longtemps, en vous, vous aviez gardé cette voix intérieure, mais, un jour, l’outre était pleine, agitée de vents mauvais et il fallait ménager une ouverture, créer les conditions d’une fuite, verser au-dehors cela même qui menaçait de vous étouffer. Car il y avait danger à garder dans l’enceinte de votre tête cette rivière de galets que les eaux menaçaient d’emporter, loin, devant la conscience des hommes. Il fallait témoigner. Il fallait dilater les pupilles de vos congénères et les contraindre à regarder la vive lumière, le feu de la lampe qui tournait à l’infini derrière la cage de verre du phare, là-haut, sur le promontoire de rochers, face à la mer agitée pleine de passagers clandestins, grosse de secrets pareils à des grenades menaçant d’exploser et d’essaimer leurs millions de graines. Au début, vous profériez dans la discrétion, comme si, soudain touchée par la grâce de l’enfance, il ne vous était autorisé qu’à chanter des comptines pour le cercle de famille avant que de regagner la quiétude de votre oreiller. Alors vous disiez la mer qui devenait grise, traversée par l’arrogance des cargos aux coques rouillées. Vous disiez l’air des villes, dense, poussiéreux, pareil à une cendre qui serait venue d’un lointain volcan. Vous disiez les fuselages d’acier qui griffaient le ciel de leur empreinte blanche, et l’on aurait cru à une immense toile d’araignée. Vous disiez les arbres envahis de gale et de bubons, leurs silhouettes étiques parfois, les bois éoliens flottant dans l’air chargé d’effluves acides.

On vous écoutait peu. Votre propos, on le chassait de la main comme un vent délétère qui eût pu incommoder le cercle étroit des amis. Parfois on riait, on se moquait, on vous invitait à vivre dans l’ouverture de vous, dans l’insouciance, on convoquait l’hédonisme, on prêchait le libre souci des plaisirs, la jouissance immédiate, on en appelait à la posture dionysiaque, aux vendanges sanglantes, on vous souhaitait couverte des pampres de la vigne, juchée sur le tonneau d’où coulait l’ambroisie, l’ivresse dont on aurait enduit votre corps assoiffé. Alors, harassée, parfois, vous consentiez à regagner votre antre primitif, cette coquille de bernard-l’hermite qui vous mettait en contact avec vos premiers remuements, vos initiales reptations dans le ventre chaud et fécond de l’hôtesse qui vous conduisit sur les rives de l’exister. Une manière de léthargie menaçant de vous reconduire dans une germination en attente d’être. Cela bougeait en vous, cela demandait à sortir, à voir le dôme du ciel, les larges avenues de la terre, les villes des hommes, leurs gesticulations pareilles aux confluences des termites, à leur progression aveugle parmi les élévations d’argile rouge. Alors vous affutiez votre organe phonatoire, alors vous inspiriez l’air, le canalisant dans vos alvéoles, alors vous profériez partout où cela méritait de l’être : à l’angle des rues, sous les coupoles des Grands Magasins, devant le temple de la Bourse, dans les cafés germanopratins, dans l’enceinte des facultés, sur les gradins des amphithéâtres, dans les salles de théâtre, de cinéma, dans les fortifications des musées, dans les cours d’école, les palais de justice, les assemblées de notables, dans les études de notaires, sous les portiques du Parthénon, le long des résilles de la Tour Eiffel, en haut des tours que les hommes avaient élevées à leur gloire aux quatre coins du monde, dans les salles d’attente des médecins, dans les salons bourgeois aux lourdes tentures. Cela faisait ses ruisselets, ses milliers de rivières, ses fleuves étincelants, ses lacs, ses mers intérieures, ses océans parcourus de blizzard. La rumeur était telle que la compagnie des moutons, la pelote grégaire, la boule de laine compacte s’en trouvait tout ébranlée, que son suint commençait à se répandre partout où un creux se disposait à l’accueillir, que ses mailles se distendaient comme de la pâte de guimauve, qu’un air coupant menaçait de s’introduire dans les interstices, de rompre le bel équilibre, de mettre en péril la communauté siamoise, de réduire la poterie en tessons épars. Tant que vos paroles paraissaient sous les auspices d’une esthétique, convoquant des formes, fussent-elles dérangeantes - les incivilités faites aux éléments, les pollutions de l’air, les meurtrissures de la terre, l’irrespect de l’eau -, on s’arrangeait entre soi de ces quelques libertés, on les disait menu fretin, on relativisait, on riait de tant de frivolité humaine, c’était si touchant ces petits manquements des existants envers leur hôte, cette merveilleuse planète qui, du reste, n’en continuait pas moins de girer sur son axe. Mais là où les choses commençaient à tourner au vinaigre, où les moutons piqués au vif commençaient à regimber, c’était dès l’instant où vous entriez dans le vif du sujet, où vous convoquiez, à l’appui de votre démonstration, des faits dérangeants, des braises vives faisant de la conscience une matière ignée qui brûlait au centre même des forteresses de laine. Car, ici, il y avait basculement, modification du registre. L’on passait de la simple observation des formes du réel - une esthétique -, à un jugement moral les concernant - une éthique -, et, dès lors, la meute laineuse se sentant remise en question, toisée, mise au pilori, rassemblait ses milliers de sabots vernis et les lançait en direction de l’ennemie, celle que vous étiez, qui tendiez un miroir pour la lucidité.

Ce qu’on ne vous pardonnait pas, c’était de parler de choses indécentes, blessantes, de choses qui ne méritaient que de demeurer dans l’ombre, recouvertes de la taie de l’oubli. Les moutons enragés étaient ulcérés d’entendre ceci : le travail des 16 millions d’enfants en Inde, le petit laveur de linge à peine âgé de 8 ans à Sandakphu au Bengale occidental ; la prostitution de 10 000 femmes sur la petite île de Ko Samui dans le golfe de Thaïlande ; les 500 000 victimes de la guerre civile en Birmanie ; les 100 000 autres dues à la lutte contre les narcotrafiquants au Mexique ; les peuples décimés par la famine au Darfour, au Soudan, au Niger ; les 16 000 enfants perdant la vie quotidiennement en raison des maladies liées à la malnutrition ; les conflits religieux dans le monde ; la prolifération des sectes ; les épidémies pléthoriques ; les VIH ; H1N1, variole, Ebola, sigles maléfiques qui font froid dans le dos ; les 85 personnes les plus riches de la planète possédant à eux seuls autant que les 3,5 milliards de plus pauvres ; les Quasimodo pleurant devant la beauté inaccessible de toutes les Esméralda du monde qui leur préfèrent la belle prestance de l’officier Phoebus. . Oui, c’était cela que les moutons blancs à la laine dense et claire n’admettaient pas. C’était d’obliger leurs yeux de porcelaine à se vêtir de suie et à cligner de douleur jusqu’à la fin des temps. Alors, les moutons blancs vous ont jeté un sort, vous ont exclue du troupeau, du nid tout chaud, du cocon aux fibres compactes où la fratrie heureuse serre les coudes, museau contre museau, inconscience contre inconscience afin que la forteresse demeure densément peuplée et ne s’expose pas à une manière de vacuité par laquelle perdre son âme et ses raisons de vivre. Alors un décret a eu lieu, une fatwa a été prononcée vous excluant du peuple des moutons, vous reléguant à n’être plus qu’un mouton noir à la recherche d’une improbable Terre Promise.

Exilée de vous dans le regard de l’autre.

Voici maintenant comment vous apparaissez aux yeux de ceux, celles qui veulent bien vous regarder. Vous êtes une simple forme parmi les formes - autrement dit, un genre d’absence -, une blanche irrésolution, un tremblement à l’horizon infini du monde, l’éclat d’une lampe tempête dont on vient de moucher la mèche. Sur les parois de verre ne demeurent plus que quelques traces illisibles, un genre de parole sertie de cailloux et semée de glu. Ou bien encore, une esquisse qu’un peintre aurait faite de vous sur une feuille de carton. De grands coups de spalter pareils au badigeon d’une façade, de simples traînées de plâtre sur un fond de ciment. A mi-hauteur, un fond plus sombre, semblable à une huile lourde, à une terre dense, à un bitume étroit dont certains artistes habillent leur toile afin de dire l’effroi, la geôle, l’impossible réalisation de soi. Puis, tout en haut, vers le visage ou bien ce qui en tient lieu - il n’est plus visible qu’à l’aune d’une perception appliquée suivie d’une intellection -, le visage donc est biffé, raturé, annulé en quelque sorte. De votre forme humaine, il reste si peu. Comment, en effet, pourriez-vous encore témoigner de la femme que vous fûtes naguère ? Comment porter au-devant de vous les gloires insignes de l’essence humaine ? Vous n’avez plus de front où inscrire les idées. Plus d’yeux pour regarder la beauté qui voudrait bien s’y illustrer. Plus d’oreilles pour écouter la symphonie de l’univers, repérer les harmoniques de l’altérité. Plus de lèvres pour articuler le beau langage, celui qui dit la poésie, la philosophie, la hauteur de la morale. Vous n’avez plus qu’un néant dans lequel inscrire votre errance, avec en exergue sur ceci qui demeure visible, cette peinture couleur de feuille morte, en lettres de feu :

Exilée de vous dans le regard de l’autre.
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14 janvier 2015 3 14 /01 /janvier /2015 09:03
Suaire posé sur la douleur du monde.

Œuvre de Barbara Kroll.

Hiver.

L’hiver était là avec sa blancheur native, sa désolation posée sur le bord des toits, sur les arêtes de zinc aux lignes grises. Dans les chambres l’on dormait encore, simples boules indistinctes fondues dans la lueur des draps. Une buée au-dessus des poitrines. Des fragments de rêves. Des images comme des déflagrations dans l’aube incertaine. La neige au-dehors, nul besoin de la voir. On la devinait au givre des vitres, à la pâleur tombant du plafond, au silence partout répandu. C’était comme si le monde n’était encore né, si les hommes, les femmes, gisaient dans les limbes en attente de paraître. Une hésitation longue avant de lancer la conscience dans l’ouverture de cela qui, bientôt, serait. Lignes encore peu assurées d’elles-mêmes, traits griffonnés, hachures de mines, coulures de plomb, esquisses avant la profération. Tout semblait dans l’innocence, bien disposé à y demeurer. Mais c’était sans compter sur la lucidité des existants, sur le réveil qui, bientôt, surviendrait, sur le scalpel de l’esprit qui s’emparerait de la réalité, l’entaillerait et ferait surgir le sang blanc de quelque vérité.

Lentement, comme un dépliement de rémiges, les fenêtres s’ouvrent sur la densité d’écume, sur le silence ouaté. Ce qui, jusqu’ici, s’occultait dans le retrait, devient plus visible, s’anime et livre quelques formes, quelques mots avec lesquels on édifiera une rhétorique. Le monde parle. Nous parlons avec lui. La tragédie survient dans la coupure entre le monde et nous. Toujours le poème du monde est disponible, immédiatement saisissable, hautement interprétable. C’est nous, les hommes, qui ne savons plus lire son message, donner sens au chiffre qu’il tient levé dans l’azur, tout juste devant l’écran livide de nos effigies. Le chant de l’univers glisse sous les comètes, brille dans l’étoile blanche au zénith, bondit sur la crête des vagues, s’agite dans la ramure des grands arbres, fuse sur les yeux des enfants pauvres, ruisselle parmi les tas d’immondices des favelas et les plages où le monoï répand ses lourds effluves pour dire l’imminence de l’amour, l’étreinte urticante dans la chambre bombardée de phosphènes, livrée à le seule compréhension qui soit : celle de vivre d’abord, à la limite immédiate des choses, d’exister ensuite avec l’arche brillante de ce qu’il y a à comprendre et qui, toujours, nous interroge.

A nous-mêmes nous ne pouvons échapper. Nous sommes enfermés, cloîtrés dans la cellule étroite de notre anatomie avec interdiction d’en sortir. Sauf la mort. Sauf la disparition. S’absenter de soi alors qu’on est vivant, renoncer à sa propre liberté, c’est s’exiler en terre étrangère avec une impossibilité de rejoindre ces fondements qui nous constituèrent et dressèrent, devant nous, l’architecture complexe de notre destin. Trop d’hommes - tous les hommes ? - désertent ce qu’ils sont en leur essence, à savoir des chercheurs de vérité, lui préférant le luxe facile du mensonge. Alors commence la longue dispersion, alors débute l’éternelle diaspora qui nous maintient à l’écart de ce que nous devrions être : des chercheurs d’absolu ou, à tout le moins, des aventuriers en quête de nos propres racines et de leurs immuables valeurs. Le sol dont nous provenons ne ment pas. Nos pieds ne mentent pas, foulant ce sol. C’est notre progression de somnambules, le regard perdu dans les brumes, mains tendues vers l’avant dans l’inconsistance du doute qui ment et nous incline à progresser dans l’approximation, le hasard, l’incertitude d’être. Comme si nous venions d’un passé illisible, nous inscrivant dans un présent comateux, alors que l’avenir n’est que cet impalpable horizon qui toujours recule dans l’incomplétude et disparaît avant même d’avoir atteint notre rétine.

Maintenant le jour est levé et la lumière basse fait apparaître la ligne des toits, leur enchevêtrement, peut-être des traces de fumée, une végétation étique faisant sa flamme assourdie dans la brume des heures. L’immobilité est grande qui engourdit le paysage, cloue les hommes auprès de l’âtre, là tout près d’un feu qui pourrait réconforter, réchauffer les doigts, faire se lever le lumignon de la pensée. Mais les hommes ont peur, mais les hommes sont réfugiés dans les replis ombreux de la caverne platonicienne avec ses reflets sur les murs, avec les tremblantes silhouettes des porteurs de torche, avec la pénombre qui retient le langage et dissout les réflexions, contraint à renoncer à sortir et lire dans le proche ce qui se dissimule. Dehors, dedans, à l’intérieur de soi, les huîtres sont partout, les nacres sont fermées avec leurs perles qui brillent comme des gemmes. Les perles du bien, du beau, du vrai sont ces modestes pierres rivées dans le silence des coquilles, infimes soleils faisant leur révolution interne et les hommes vivent à leur côté sans même se douter de leur existence, de la joie qu’elles auraient à ce qu’on les connaisse et les porte à l’incandescence dans le rayonnement des choses.

L’homme marchant à côté de sa propre image, telle son ombre qui le poursuit dont il n’aperçoit pas qu’elle lui appartient, qu’elle est sa projection métaphorique sur le sol parcouru de racines, semé de rhizomes, infiniment tissé de millions de radicelles. Mais cette profusion végétale, mais cette confluence de signes, mais cette conflagration de sèmes, ce sont les hiéroglyphes qui nous parlent depuis leur infinie sagesse, nous enjoignant de les décrypter, de les faire nôtres afin qu’avec le monde nous existions sans partage, vérité contre vérité, peau de l’homme contre la peau du monde. C’est seulement parce que nous avons perdu la clé de cette citadelle de la connaissance que nous errons le long des fossés, à l’ombre des barbacanes, en arrière des herses de bois et que le royaume de l’humain nous échappe, nous précipitant dans d’éternels culs-de-basses-fosses, les seules réalités qui nous soient désormais accessibles. Les éléments du réel, les architectures de bois et de ciment, les colombages, les seuils aux pierres usées, tout cela nous l’avons recouvert d’un manteau de neige épaisse afin d’échapper aux tourments du savoir. Car savoir est douloureux, car savoir entaille l’âme, car tâcher de savoir et les lames de yatagan tournoient qui, parfois, moissonnent les têtes.

Mais pourquoi la neige ? Pourquoi l’éblouissement ? Pourquoi la cécité ? Mais tout simplement parce que la condition de l’homme est de vivre la peur au ventre, mais parce que l’angoisse est coalescente à sa nature, mais parce que la finitude est l’horizon incontournable, le seul dont il soit assuré. Alors on se dissimule, alors on esquive, alors on vêt son corps des habits de Polichinelle ou bien de Scaramouche, alors on met les masques comme à Venise et on flotte sur la lagune, pareils au fin brouillard, en sustentation, hors sol, au-dessus de ce réel qui nous fascine en même temps qu’il nous cloue au pilori. Alors on se rue sur la première justification venue pour asseoir sa position d’homme. On invente la guerre, les religions, les dieux, la drogue, l’alcool, le péché, le lucre et la fornication, la Bourse et la monnaie, alors on crée tout ce qui permet de s’oublier, attendant que viennent les jours meilleurs. Alors on est en sursis, alors on est comme des pantins sidérés derrière la vitre floue avec la danse des flocons de neige et l’on ne voit que cela, la chute, ne se demandant jamais pourquoi il y a chute, d’où elle provient, ce qu’elle a à nous dire. Et, souvent on retourne sur sa couche d’effroi, au sein de la multitude blanche, enveloppé des draps qui sont un suaire pour la conscience, un dolent reposoir où nous ne trouverons d’issue qu’à nous précipiter dans le sommeil, à nous abîmer dans le songe creux.

Mais la neige, sa blancheur étincelante, sa virginité apparente ne doivent en aucune manière nous remettre à nous-mêmes dans la nasse étroite du non-savoir. Depuis nos chambres où planent les membranes irrésolues du doute et de l’inconfort nous ne cessons de nous interroger. Chaque flocon qui tombe du ciel, s’il nous aveugle de sa blancheur, nous confond dans l’étroitesse de son anonymat, chaque flocon n’en pose pas moins, à chaque fois, une question que nous avons à méditer sinon à résoudre. Qu’en est-il de l’homme. Où le mène sa course immobile parmi les astres ? Voit-il seulement autre chose que le bout de ses pieds ? S’inquiète-t-il de l’autre, de sa présence, du sens qu’il revêt pour lui-même, d’abord, pour le monde, ensuite ? S’interroge-t-il sur la nature de son propre être, sur son essence, sur le langage qui fonde son humanité ? Sans doute s’interroge-t-il ou bien son corps s’inscrivant dans l’espace et le temps le fait-il à sa place. Le problème, car il y a toujours problème dès que l’on pose la question de l’homme, de sa présence au monde, c’est bien, originellement, celui d’une confondante naïveté doublée d’une angoisse fondatrice. Ici sont les deux sources constitutives de ce qu’il faut bien appeler le « mal humain ». L’homme, pris dans les rets d’une étrange solitude dont il ne peut explorer ni les tenants (il n’est pas à l’origine de sa naissance), ni les aboutissants (ce n’est pas lui qui fixe le cadre précis de sa propre finitude), l’homme donc a inventé Dieu. Ce faisant il s’est introduit dans la geôle de sa propre genèse avec l’impossibilité d’en sortir et dans l’obligation de se soumettre aux lois d’airain d’un destin qui le dépasse du haut de son imperium. Aporie : l’homme créant les conditions de son aliénation.

Au début, au tout début, puisqu’il faut maintenant envisager les choses sous l’angle biblique - cette parole première -, l’homme-Adam, la femme-Eve sont les deux piliers selon lesquels le paradis apparaît. Mais on connaît la faiblesse constitutive des humains et leur propension à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Eve mangera du fruit défendu dont Adam, à son tour, fera son ordinaire. Ainsi le premier accroc dans l’alliance Dieu-homme voyait-il sa réalisation, manière d’inconséquence qui ferait boule de neige et ne se résoudrait plus, dès à présent, que par une constante malédiction de ceux qui, pourtant, étaient élus pour briller et vivre dans la joie. La chute était entamée que la lignée d’Adam et Eve poursuivrait avec un « rare bonheur », si l’on peut dire, Scylla succédant à Charybde dans de bien étiques destinées. Le premier à assurer la descendance, Caïn le laboureur, dépité que son offrande à Dieu soit jugée inférieure à celle de son frère Abel le berger, commettra le fratricide, geste par lequel l’humanité inscrivait sa laborieuse marche en avant avec du sang sur les mains. Placé sous la férule du jugement de Dieu, Caïn entreprendra sa longue errance sur ce sol qu’il aura contribué à offenser. Il gagnera la Terre de Nod, à l’est d’Eden, copulera avec sa propre sœur Awan dont il aura un enfant du nom d’Hénoch. Dès lors le cycle de la violence aura été engendré, que porteront à leur acmé les successeurs de Caïn, des nomades musiciens et forgerons, les Hénoch, Irad, Méhujaël, Méthusaël, Lamech, Jabal, Jubal, Toubal-Caïn et Naamah. Et la liste des abominations ne s’arrêtera pas là, Caïn, à son tour, disparaissant tué par la flèche de l’un de ses descendants, Lamech. Voilà donc comment s’inscrivait dans l’Histoire les premiers pas d’une humanité balbutiante dont, aujourd’hui encore, nous portons tous les stigmates.

Et, à partir d’ici, il convient de tracer les contours des conduites humaines et supra-humaines, en essayant de les ramener à la notion de péchés que l’on pourrait qualifier « d’originels » puisqu’ils apparaissent comme les premières tendances de l’homme à commette faux-pas, actes manqués et autres infamies. Le couple Adam-Eve sombre vite dans la transgression de l’interdit divin, la trahison et le mensonge. Caïn, par pure jalousie et dépité de n’être pas choisi par l’Eternel comme le porteur de la meilleure offrande se livre au fratricide, puis, plus tard à l’inceste avec sa sœur. Dieu lui-même, préférant Abel à Caïn, crée les conditions d’une injustice divine que les hommes ne peuvent comprendre. Lamech mettra fin à la vie de Caïn en commettant un parricide involontaire, mais tout de même. Voici donc la pelote embrouillée qu’était la Genèse en ses débuts, cadeau dont l’homme, inconscient, s’était fait le don à lui-même.

L’homme avait inventé Dieu à son image et non l’inverse. L’homme avait inventé ce beau poème de la Genèse qui, maintenant, explosait entre ses doigts comme une bombe à retardement. Dans le progrès de l’humanité, dans son avancée les mains tendues vers le néant, somnambule sous l’averse de neige, c’est ceci qu’il faut saisir, l’entière responsabilité sur laquelle repose aussi bien sa destinée que les actes qu’il profère à longueur de temps. « L’homme est la mesure de toutes choses » comme l’annonçait Protagoras. Oui, sans doute, l’homme mesure de son propre désarroi, de son incontournable tragédie, de son inévitable finitude. Ecrivant ceci : « désarroi », « tragédie », « finitude », voici qu’apparaissent les trois unités de lieu, de temps, d’action par lesquelles l’humain fait son apparition et ensuite sa gigue sur l’immense praticable du monde, de son monde à lui, lequel est clos sur sa propre incompréhension. Oui, vision pessimiste s’il en est, oui vision sans doute hallucinée de l’homme et de ses inconséquences. Mais jamais n’apparaît la nacre brillante, la pure gemme si, d’abord, l’on ne consent à abîmer ses doigts sur l’écaille rugueuse de l’huître. C’est ainsi, la lumière, la pure lumière, ne jaillit et ne fait sens que sur son fond d’obscurité. Connaître est toujours une lutte contre les ténèbres. Que l’on songe donc au fameux et déjà lointain « Siècle des Lumières ».

Donc nous considérons la condition humaine et ses premières reptations dans un douloureux limon. Mais ce limon, cette viscosité, ces remous et ces effervescences au creux des mangroves existent toujours. Comme les flocons qui tombent, nous les ignorons volontiers. C’est si douloureux de faire l’épreuve du monde, des autres, des choses. Car faire ceci, c’est tout simplement faire l’expérience de soi, de la peau lisse et brillante qu’on offre à la vue, mais aussi des remugles et des scories qui tapissent l’intérieur de notre corps, les replis complexes de notre âme. Il faut oser encore et toujours et essayer de comprendre. Il faut enfreindre l’injonction divine :

« Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. »

Oui, enfreindre, s’engager dans la subversion, faire que Dieu soit mort. Car ne pas manger de l’arbre de la connaissance c’est renoncer à connaître à la fois le bien que le mal. Et comment pourrait-on juger de ses actes si l’on n’en connaît les fondements réels, les complexités et contradictions qui les traversent ? Sans doute, connaître est-ce mourir. Au monde, aux autres, à soi. Car connaître suppose qu’on recouvre de strates, de sédiments, les connaissances antérieures. Et puis, connaître, c’est oser la brûlure car le diable fréquente le bon dieu bien plus qu’il n’y paraît. Diable, bon dieu, le même. Seulement une calotte qui se retourne et expose au plein jour la cruauté blanche de ses viscères. Jamais on ne peut regarder longtemps cette vérité qui éclaire plus que mille lampes à arc. Alors on préfère s’en remettre à soi dans le premier péché venu, le capital par exemple, lequel dissipe d’un questionnement urticant.

Donc les péchés capitaux enfantés par les péchés originels, comme une manière de révélation en abyme, comme une remontée de l’homme actuel vers la source de ce qui alimente ses comportements, dont il n’a plus guère conscience. Les flocons peuvent bien tomber du ciel, peu lui chaut et, d’ailleurs, comment pourrait-il les empêcher de chuter ? L’homme gouverné, depuis la nuit des temps, par des pulsions primitives, l’homme contemporain portant ces stigmates de la Genèse dont il ne perçoit plus le fait que la petite histoire, la sienne, porte toujours l’empreinte de la Grande Histoire, celle productrice des archétypes qui nous déterminent du haut de leur empyrée. L’on ne se défait pas si facilement de l’image de Dieu, de celle de ses parents fondateurs, Adam et Eve, de celle, anticipatrice des errements présents, d’Abel et de Caïn, de leur descendance et ainsi de suite jusqu’à nous. Donc, en nous, dans les fibres de notre corps, dans les mailles de notre esprit, dans la texture de notre âme, toujours une résurgence de Dieu-Adam-Eve-Caïn-Abel-Hénoch et jusqu’à la fin des temps pour tous nos descendants qui auront la lourde charge de transmettre la succession. Oui, nous sommes les légataires universels du péché, oui nous assumons ceci à notre corps défendant et, parfois, consentant. Il faut avoir le courage de Narcisse et voir, de son propre regard, frémir l’onde dans laquelle se reflète notre image comme si elle ne pouvait paraître qu’à l’aune d’un trouble, d’un strabisme voulant dissimuler ce qui s’abrite sous le miroir éblouissant de l’eau. A savoir un limon dont il convient de ne pas trop l’agiter. L’effroi pourrait en naître.

Et, maintenant, sortons donc de la chambre étroite abritée par l’averse de neige, découvrons notre corps, ôtons ce linceul qui incline au néant, quittons la caverne et demeurons nus sur le sol gelé. Portons la parole aux arbres et aux monts, délivrons le message de clarté aux ruisseaux et aux animaux qui errent et cherchent leur chemin. Faisons le parcours inverse de la proposition platonicienne. Sortons de l’ombre pour trouver une ombre plus dense encore, presque une nuit, celle seule à même d’accueillir notre verbe de vérité, d’entailler le réel à la lame, de déchirer sa peau au scalpel. Devenons Zarathoustra, empruntons-lui sa pensée un instant, sa pensée vertigineuse, et jetons nos imprécations aux quatre vents. Mais écoutons d’abord ce qui est dit à propos du Convalescent :

« Un matin, peu de temps après son retour dans sa caverne, Zarathoustra s’élança de sa couche comme un fou, se mit à crier d’une voix formidable, gesticulant comme s’il y avait sur sa couche un Autre que lui et qui ne voulait pas se lever ; et la voix de Zarathoustra retentissait de si terrible manière que ses animaux effrayés s’approchèrent de lui et que de toutes les grottes et de toutes les fissures qui avoisinaient la caverne de Zarathoustra, tous les animaux s’enfuirent, - volant, voltigeant, rampant et sautant, selon qu’ils avaient des pieds ou des ailes. Mais Zarathoustra prononça ces paroles :

Debout, pensée vertigineuse, surgis du plus profond de mon être ! Je suis ton chant du coq et ton aube matinale, dragon endormi ; lève-toi ! Ma voix finira bien par te réveiller !

Arrache les tampons de tes oreilles : écoute ! Car je veux que tu parles ! Lève-toi ! Il y a assez de tonnerre ici pour que même les tombes apprennent à entendre !

Frotte tes yeux, afin d’en chasser le sommeil, toute myopie et tout aveuglement. Ecoute-moi aussi avec tes yeux : ma voix est un remède, même pour ceux qui sont nés aveugles.

Et quand une fois tu seras éveillé, tu le resteras à jamais. Ce n’est pas mon habitude de tirer de leur sommeil d’antiques aïeules, pour leur dire - de se rendormir !

Tu bouges, tu t’étires et tu râles ? Debout ! debout ! ce n’est point râler - mais parler qu’il te faut ! Zarathoustra t’appelle, Zarathoustra l’impie ! »

Oui, réveillons notre pensée tant qu’il est encore temps. Oui devenons des Zarathoustra. L’humanité a besoin de prophètes en ces temps sans boussole. Mais le prophète n’est nullement un guide qui nous conduirait vers une nouvelle religion, une spiritualité inventée de toutes pièces. Nous avons à être nos propres prophètes, mais en l’absence de toute idée d’inspiration divine, seulement à être les révélateurs de notre conscience d’homme, de notre position dans le monde, des valeurs qui sont les nôtres, que nous avons la charge de transmettre. Toute parole oraculaire est, par définition, ou trop religieuse ou trop idéaliste ou bien vise des finalités qui, souvent, sont noyées dans une étrange confusion. C’est donc à une conception simple de la conscience qu’il nous faudra nous résoudre. Poser la question de Descartes dans les Méditations : « Qu’est-ce que je suis? » « Une chose qui pense, et dont tout l’être est de penser. » Le Moi souverain se découvre dans ma conscience. Je suis ma conscience. Mais, à cette conception presque tautologique de la conscience se regardant elle-même, il faut ajouter l’injonction nietzschéenne posant comme fondement de l’acte moral celui qui, passé au crible de la critique, dépouillé de ses mensonges et de ses complaisances, jouit d’une pleine authenticité, authenticité sans laquelle les opinions émises ne seraient que de gentils simulacres. C’est cette exigence que Zarathoustra se pose à lui-même en même temps qu’il la pose, au-delà du dernier homme, en direction du Surhomme, celui qui, suffisamment éclairé, survivra à la mort de Dieu.

« Suaire posé sur la douleur du monde », voudrait, à sa manière totalement métaphorique, attirer le regard sur la chute des flocons qui ne sont que les stigmates consécutifs à la mort de Dieu, stigmates qui voilent le réel d’yeux encore abusés par la fable biblique. Oui, il faut se réveiller et voir ce qui, sous la blancheur virginale, se dissimule de douleurs et de tragédies non résolues. Notre monde est pris de syncope, toujours au bord du vertige. Conflagration des idées, des religions, actes sans nom, aurores sanguinaires, déflagrations mentales d’idéologies creuses. Oui, il faut se réveiller et mettre à nu ce qui peut encore l’être. Sous le blanc de titane du pinceau de l’artiste, les traits de graphite, les hachures de plomb, le doute qui préside à toute création. Comme une allégorie venant nous dire l’indispensable douleur qui précède toute vie que l’existence recouvre de sa taie blanche. Il reste encore beaucoup à faire. Beaucoup !

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10 janvier 2015 6 10 /01 /janvier /2015 09:30

"S’il n’y avait l’eau, plus de vie,

Plus de beurre à baratter,

Plus de marmites sur le feu,

Plus de pousse dans champs ni brousses,

Plus de campements ni cités,

Point de parents, donc point d’enfants ! »

Le chant de l’eau

Et du palmier doum."

Fata Morgana – 2013.

[Toutes les photographies ci-dessous sont de

Sophie Boutelet.]

Ondine de Loire.

Préambule

  L’eau, la rivière, la pluie, le fin brouillard, tous ces dons de la nature, les percevons-nous avec l’œil exact ? Leur accordons-nous une attention suffisante ? Les accueillons-nous en tant que symboles nous disant la valeur inestimable dont ils sont les précieux médiateurs ? En un mot, ne sommes-nous pas des voyageurs distraits que notre ombilic aveugle ? Toutes ces choses qui brillent à la manière de puissants archétypes - notre corps lui-même n’est-il pas une outre emplie d’eau ? -, ne contribuons-nous pas à les euphémiser, les reléguant, bien souvent, au rang de simples anecdotes ? Le texte qui suit se voudrait une manière de brève allégorie disant la nécessaire ouverture de la pupille - celle de la conscience, s’entend -, lorsqu’elle rencontre l’eau, ce pur prodige.

Au fil de l’eau

  Hiver. Froid. Dans la classe le poêle de tôle avec ses grilles verticales noires. Du badigeon blanc sur les vitres pour ne pas voir dehors. Des pupitres de bois. Des enfants avec des godillots de cuir. Le maître d’école sur l’estrade. En blouse grise, charentaises aux pieds. Une tige de bambou dans la main. La tige parcourt l’anatomie de la Vidal de La Blache : Fleuves de France. Des couleurs usées : des verts, des jaunes, des marron, des rose comme si le temps les avait fanées, les reconduisant à une manière de lointaine origine. On interroge sur la Loire. On répond, d’une voix mécanique, qui annone, la leçon apprise depuis au moins Jules Ferry. On dit la source à 1370 mètres d’altitude, au Mont Gerbier de Jonc - ce si beau nom -, on dit les Cévennes, on dit le fleuve très irrégulier, on dit la navigation, autrefois, la difficulté à cause des crues, des maigres eaux d’été, des bancs de sable mobiles, on dit Roanne, Nevers, Orléans, puis Nantes, Saint-Nazaire et l’estuaire. On dit les 1000 kilomètres, le plus long fleuve de France, on dit son inutilité aussi. On dit l’océan et on ne dit plus rien.

Toutes choses, dans la classe consacrée au savoir, aux connaissances, sont verticales. Les blouses grises, les murs de pierre, le tuyau du poêle, le tronc du tilleul qui se laisse percevoir dans la cour. Tout est vertical, les idées surtout qui réduisent le réel, le schématisent, le désincarnent. Là au milieu de l’hiver, dans le rougeoiement des braises, la Loire est si loin, genre d’abstraction, simple tracé capricieux, simple arborescence avec Allier, Cher, Indre, Creuse, Vienne, Mayenne, pareils à des rameaux qui viendraient grossir la parole première afin qu’une histoire ait lieu avant que d’atteindre les fosses océaniques ; lieu de dissolution et de perte dans l’indistinct. Certes, pour beaucoup de ces petits écoliers d’une lointaine école de campagne, la Loire, ce ruban majestueux un rien indompté - sa force, sa sublime sauvagerie -, la Loire donc demeurera cette légende inscrite au bas d’une image cartonnée, cette comptine apprise par cœur, qu’on retiendra jusqu’à la fin de ses jours. Certaines empreintes sont ineffaçables que l’on porte avec soi comme les cinq doigts de la main.

  Sans doute les écoliers ne sont-ils que dans l’approximation du fleuve, dans l’incantation d’une parole d’automate égrenant les perles de buis d’un chapelet scolaire, sorte de litanie quotidienne. On peut les comprendre car ceci qui brille entre deux rives, sort parfois de son lit, trace de belles îles de gravier, tout ceci donc est de l’ordre de la théorie, de la contemplation qui n’aura jamais lieu. Mais les voyeurs, les passants qui visitent le fleuve, mais les riverains qui le côtoient à longueur de vie, mais les curieux qui naviguent à son bord, le saisissent-ils au moins correctement, je veux dire avec une vision horizontale, dépouillée de ses habituels artefacts, de ses conditionnements médiatiques, de ses images d’Epinal ? Le rencontrent-ils autrement qu’à l’aune d’un dépliant touristique ; à la mesure de la voix du guide qui en connaît l’histoire, la géographie, les menus incidents hydrologiques ; à l’empan des châteaux qui bordent son cours, à celui des habitats troglodytes qui en dominent le lent cheminement ?

Car connaître n’est jamais s’approprier une chose après qu’elle a été assimilée par un autre, fût-il savant et versé dans l’art de la restitution, et que cette chose vous est servie à la manière d’une pelote de réjection dont vous n’auriez plus qu’à assimiler les nutriments à votre tour. Non, connaître exige de faire de ce que nous sommes en notre for intérieur le vecteur même de ce qu’il y a à découvrir et à porter au-dedans de soi comme accroissement d’être. Exprimé de manière plus métaphorique, connaître un sol étranger, essayer d’en découvrir sa nature, ses fondements, revient à adopter une posture horizontale, coller sa joue contre le sol, comme les Sioux, pour en surprendre les tremblements et pouvoir les interpréter. La terre parle, tout comme les hommes parlent. Une approche au plus près, intuitive, musculaire, ligamentaire, tendineuse, une inclination à posséder ce qui est extérieur par le truchement d’une conscience nerveuse de la matière. Comprendre un fleuve, c’est accepter de devenir goutte, depuis la source, de se rassembler avec les gouttes homologues et couler longuement parmi les herbes, frôler le ventre ovale des carpes, nager avec le ragondin, porter sur son dos la feuille d’automne, bondir dans l’écluse, flâner longuement sur les bancs de sable, briller avec le limon dans l’aube bleue, lustrer les quais de pierre des villes, faire flotter la coque plate de la gabare, puis, dans un dernier bouillonnement, franchir l’estuaire et connaître l’immensité océane, laquelle, loin d’être une fin est promesse d’un éternel recommencement.

A cette posture particulière d’une connaissance intime du monde, d’une approche du-dedans des choses, de l’intérieur même de ce qui nous fait face, correspond un regard spécifique, orienté vers le simple, le menu, l’inapparent. Un regard qui débusque, sous la peau lustrée du réel, quelques unes de ses lignes de force les plus éclairantes. Regarder la ramure imposante d’un arbre millénaire ne nous apporte rien si nous n’avons pas l’élémentaire curiosité de soulever un brin du voile - cette fameuse Māyā ou voile de l’illusion des mystiques orientales -, et de pénétrer les arcanes du sens que sont toujours l’écorce et son envers, les feuilles et leurs nervures, les résilles infinies des racines, les tapis de rhizomes, l’humus millénaire sur lequel repose l’immense navire de bois et de paroles enfermées sous l’image qui nous est offerte.

C’est à une telle quête de l’infime, du menu, du non immédiatement perceptible que Sophie Boutelet livre sa quête photographique des bords de Loire, ignorant volontairement tout ce qui brille de mille feux et ne fait clarté qu’à mieux nous aveugler. Outre qu’une esthétique s’y développe avec force et mystère, c’est bien aussi d’une éthique dont il s’agit : le respect de l’eau, du fleuve ne sauraient porter d’autre nom. La suite de l’article essaiera de mettre en exergue cette vision horizontale du monde, - ce « chant de l’eau » en l’occurrence -, dont le nadir semblerait être l’illustration lorsque, le crépuscule apparaissant, le calme s’instaurant, les conditions sont réunies afin qu’apparaissent quelques lignes signifiantes jusqu’ici non visibles. Une courte nouvelle en sera la mise en musique.

Ondine de Loire

 Ondine, dont on disait volontiers qu’elle n’existait pas, qu’elle n’était qu’un reflet de l’eau, une loutre au poil luisant, une écume blanche, le bondissement des gouttes dans l’écluse, Ondine donc était amoureuse de tout ce qui s’inscrivait entre les choses, dans l’intervalle étroit entre jour et nuit, dans le silence entre les mots, l’espacement des lettres. Jamais Ondine ne se contentait d’évidences comme celles qui, brillant de leur éclat, semblaient vouloir nous dire leur incontournable vérité. Ondine voulait savoir de l’intérieur. Ce qui était entre les lignes et ne devenait visible qu’à l’aune d’un regard inquiet.

Ondine de Loire.

  Le matin, lorsque le jour, encore loin de paraître, faisait sa tache bleu-nuit, Ondine quittait sa mystérieuse demeure - habitait-elle dans le pli de quelque rive ombreuse ? -, longeait le long ruban de la Loire encore pris de sommeil. C’était comme de marcher sur le bord d’un rêve, d’en soulever l’étrange calotte et d’entrer dans les mailles inventives de l’imaginaire. L’eau était un miroir intense reflétant la lagune du ciel, une encre sur laquelle nageait le réseau serré des branches. Il y avait beaucoup de silence étendu parmi le poème du fleuve, dans la densité de ses paroles muettes. Un subtil flottement de la conscience liquidienne. Les feuilles, leurs teintes adoucies, leur lente dérive dessinaient l’espace d’un luxe immédiat, aisément préhensible, comme si le monde, soudain assagi, devenait une histoire à portée de la main, une manière de jouet dont on pût se saisir afin d’en faire tourner le paisible carrousel.

Ondine de Loire.

  Parfois aussi, il y avait, dans la trouée des arbres, le bondissement de la lumière, sa chute verticale depuis le couvert des frondaisons, son reflet, son infinie réverbération sur la plaque mobile de l’eau. Ondine condensait la souple architecture de son corps, en faisait une liane rampant sur le limon, un genre de tubercule se fondant dans la modestie des rives d’herbe et de joncs. Là, le regard au ras de l’onde, rien ne lui échappait de ce qui se disait dans les moires du tissu liquide. Le surgissement des feuilles dans leur beau chant polychrome : la rumeur d’argile du chêne, le radeau vert pâle du nénuphar, la pointe de lance argentée d’un saule, le cœur d’or d’un tilleul, la chair à peine soulignée d’un noisetier.

Ondine de Loire.

  Il y avait tant de choses à voir, selon l’heure du jour, la réflexion des rayons du soleil, l’ombre portée sur le fleuve aux mille visages. Le soir, quand l’étoile rouge basculait vers l’horizon, quel bonheur de voir tout se teinter de vermeil, comme si l’antre de l’alchimiste s’éclairait de la lumière de la pierre philosophale, que l’or ruisselait en longues nappes étincelantes. Non en richesse matérielle. Ici, rien n’avait cours qu’une beauté spirituelle, éphémère, intangible, bien éloignée des soucis consuméristes des égarés sur Terre. Regarder était pur plaisir des sens, unique émotion faisant son bouquet de pétales au creux le plus intime du corps, sans doute au centre de l’ombilic, comme pour dire une origine oubliée. Cela partait de la peau, cela fusait dans toutes les directions de l’espace, cela faisait son chant de sirène. Cela dilatait l’œil de la fantaisie aves ses gerbes d’étincelles. Dans le couchant qui venait, naissaient des milliers d’images réverbérées par la vitre semblable à une lagune.

  C’était comme sur les anciens livres d’illustrations dans lesquels il fallait deviner des formes, leur attribuer sens et réalité. Ondine regardait les reflets, leurs lentes mouvances. Parfois surgissait un visage pareil à un nuage avec son casque de cheveux en écume, son œil à peine perceptible, juste une fente, son nez pareil à un flocon, les lèvres comme un promontoire, le menton cascadant vers la boule de la pomme d’Adam. Parfois, c’était un étrange animal, un genre de musaraigne avec la perle de ses yeux, le museau comme une boule de truffe, ses pattes antérieures écartées pour la danse, ses genoux en position de gigue et l’on croyait à quelque étrange sabbat, à quelque cérémonie fluviale faisant son écho affaibli sur la courbe des flots couleur de crépuscule. Et puis, encore, il y avait plein d’amusantes fantasmagories trouvant leur place dans l’enchevêtrement des images, dans leurs amusantes ou bien inquiétantes confluences. C’était de cela dont se nourrissait Ondine, flottant sous le niveau des glaces, ignorant les montagnes prétentieuses des hautains icebergs, ne s’intéressant qu’à leur partie immergée, à leur glace bleue, à leurs falaises gorgées de bulles, à leurs cavernes brillant du-dedans de leur propre gemme. Parfois, les yeux tellement dilatés sur la curiosité de connaître, des picotements parcouraient le cercle des sclérotiques à la manière d’un essaim d’abeilles et Ondine pressait la paume de ses mains sur la douleur oculaire jusqu’à ce que les points brillants comme des comètes, finissent par rejoindre une nuit apaisante.

Ondine de Loire.

 Jusqu’à l’approche de la nuit, jusqu’en ses premières vagues, Ondine demeurait dans les sombres replis du fleuve, identique à une anguille qui aurait trouvé refuge dans une nasse de boue, dans sa tunique étroite où dansaient les bulles et les gouttes d’eau. Elle regardait, de ses prunelles fixes, les feuilles de nénuphar faire leurs lunules, leurs superpositions de cercles, leurs failles étroites, leurs glissements sur l’onde teintée de suie. Des perles d’eau y couraient, gonflées par la douce rumeur des étoiles et on aurait dit le peuple des yeux des habitants étranges des marais et des étangs. Là était la porte d’un rêve infini, là était l’ouverture par laquelle connaître l’envers du monde, à l’abri du regard des curieux, des interrogations des envieux et des bavardages stériles. C’était cela qu’Ondine cherchait, cette manière de Saint Graal seulement accessible aux âmes simples. La coupe qu’elle voulait remplir, l’ambroisie qu’elle y cherchait était simplement liée à la quête d’une connaissance intime des choses, ce que la majestueuse Loire semblait lui apporter avec bonheur.

  On raconte volontiers que les soirs de pleine lune, lorsque le fleuve devient une longue théorie étincelante, on aperçoit Ondine se reflétant dans le miroir des eaux, telle Narcisse fasciné par son image spéculaire. Certains prétendent qu’elle n’est qu’une hallucination des sens et une fantasmagorie de l’imaginaire remontant à une très ancienne légende. Ici, dans ces rives d’herbe, au milieu des îles flottantes et des agiles bancs de sable, il devient difficile de conserver longuement sa raison hors des atteintes de la fantaisie. Mais, sans doute la raison a-t-elle d’autres lieux où manifester son élévation, assurer sa prouesse verticale. Ici, au ras de l’eau, parmi la confluence des brumes et le clapotis des flaques sombres, la pensée devient horizontale, pareille à une lueur rampant au ras du sol. Il n’y a d’autre vérité que cette vision si basse que, parfois, elle échappe à son possesseur. Alors le regard est proche d’une myopie, sinon d’une cécité. Ainsi est la vision qu’implique tout fleuve depuis sa source jusqu’à son estuaire. L’océan est proche qui veille avec ses abysses marins ! Là est l’immense connaissance. Seulement dans l’immersion.

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1 janvier 2015 4 01 /01 /janvier /2015 09:03
L’Amour n’existe pas.

Œuvre : Eric Migom.

Les peaux.

Nous regardons ce couple enlacé, dans la position de l’amour, et, d’emblée, nous sommes ailleurs que dans le présent concret avec ses habituelles coordonnées existentielles. Nous sommes exilés. Et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement, puisque confrontés à un abîme, au néant, à l’irreprésentable ? Comment faire face - réaliser notre épiphanie humaine, s’entend -, et demeurer sur le bord du vertige sans risque de s’y engloutir et de n’en jamais revenir ? Car il y a danger à voir et à persister dans la confrontation. Il y a, tout simplement danger de brûlure, puis de disparition. Alors s’offrent à nous quantité d’esquives salvatrices. En premier lieu, le refuge dans les arcanes d’une morale judéo-chrétienne postulant la culpabilité et l’interdiction quant à l’accès aux choses de l’amour dès qu’elles deviennent immanentes, tombées dans le siècle. Car il y a toujours du peccamineux qui rôde dès que s’éveille la chair et la braise qui l’anime sous les espèces de la volupté. Mais serait-on davantage avancés si, d’aventure, nous nous inscrivions dans l’espace d’une libre-pensée s’affranchissant de ces codes moraux ? Professerions-nous une allégeance à la gaudriole rabelaisienne, une adhésion sans faille à l’ouverture libertaire, serions-nous quittes pour autant, abandonnerions-nous les chaînes et les rets imposés par des siècles de civilisation, d’empreintes culturelles ? Autre parade, feindre l’indifférence et se draper dans un orgueil qui transcenderait les aventures de la passion. Combien ici, on le sent, l’on s’absenterait de cette nature profonde qui, à bas bruit, anime de ses flux et reflux la cadence de notre propre sensualité. Tous, toutes, autant que nous sommes, apparaissons comme des calices n’attendant que d’être butinés afin que, pollinisés, nous puissions nous ouvrir à la subtile efflorescence de la vie. Certaines urgences, on ne peut les éviter ; certaines inclinations on ne peut les renier qu’à la condition de sortir de son essence et de se comporter comme un étranger sur son propre sol.

Alors, ne s’offre plus à nous qu’une seule alternative : celle de détourner le regard et de s’en remettre à la première occupation venue qui canalisera notre naturelle énergie dans une autre direction que la sexuelle puisque, en réalité, ce n’est pas de nous dont il s’agit, simplement d’une image, certes avec de nombreuses résonances et échos, mais d’une image avec sa charge de fantaisie, d’imaginaire, d’émotion. Et peut-être plus que cela, la métaphore d’un événement fondateur, d’une puissance originelle qui nous traverse de fond en comble depuis la nuit des temps. Car surgira bientôt, à la manière d’une épine traversant la conscience, l’espace clos et infiniment intrigant de la « scène primitive », celle par laquelle nous sommes au monde en attendant de nous en absenter. Si la « petite mort » est en présence, à l’évidence, dans le coït parental, elle n’en dissimule pas moins, dans les plis de sa puissance, la « grande mort », la définitive, celle qui clôt notre présence au monde, dernière biffure, dernière parole avant l’éternel silence. Scène primitive : le règne de la violence pure est installé dans ce qui, pour l’enfant, est viol de la mère et, dans une certaine mesure, disparition du père. Confluence des archétypes : celui de la puissance phallique paternelle - ce pieu solaire - ; celui de l’énergie vulvaire maternelle - songeons au mythe archaïque du vagin denté dans des civilisations primitives -, dans laquelle tout s’abîme avant que de renaître.

Originairement, et avant toute rationalisation, l’acte sexuel s’érige donc comme une manducation réciproque des amants, comme si, de cette action de phagocyter, identiquement au Phénix, quelque chose pouvait apparaître à l’aune d’une disparition. Alors, ayant éclairé les fondements qui traversent de telles images, nous sommes en mesure de comprendre combien l’exposition au plein jour de cela qui ne peut vivre que de dissimulation, devient très vite insoutenable. Nous sommes tentés en même temps que nous nous résolvons à nous absenter de ce qui nous fait face, cela qui, en définitive, nous origine et nous porte au-delà de nous-mêmes dans cet événement hors du commun qui se nomme « exister ». Le rôle de l’artiste, expert en subversion - l’art transgresse toujours ce qu’il représente - est de nous conduire aux limites du réel afin de faire apparaître dans le visible ce qui, d’ordinaire s’en absente, à savoir l’invisible qui se dessine en arrière de nos fronts soucieux et a pour noms : Amour, Beauté, Absolu. Tout ceci avec des Majuscules, ce qui, du reste, éclairera le titre de cet article. « L’Amour n’existe pas », veut simplement dire que, jamais nous ne pouvons nous en saisir comme nous le ferions d’un absolu, seulement quelques nervures existentielles, seulement quelques oboles fondant dans la résille étonnée de nos doigts. Toujours un sentiment de dépossession, toujours la marque d’une perte. « Post coitum omne animal tristis est ». Si la jouissance était le miroir de l’absolu, la tristesse en est le terrible envers, la faille par laquelle nous nous précipitons dans la bonde de notre finitude. Aucun garde-fou, fût-ce celui de l’amour, ne préserve de cette aporie. Constamment ballottés entre l’Amour-majuscule de l’Absolu et l’amour minuscule de l’existence, nous flottons infiniment dans les vêtures ontologiques toujours trop grandes pour nous : jamais on ne parvient à emplir l’amphore de la plénitude. Ses flancs sont une perpétuelle démesure. Ce sentiment de constante dépossession, de perte à jamais, de fuite irrémédiable est rendu à merveille par Marguerite Duras - cette subtile et grande amoureuse -, dans « Les petits chevaux de Tarquinia » :

« Il n’y a pas de vacances (entendons : « de remède » ou bien de « vacance ») -, à l’amour, dit-il, ça n’existe pas. L’amour il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n’y a pas de vacances possibles à ça ».

A partir d’ici, il faut avancer une brève thèse quant aux différentes qualités du regard qui est porté sur l’amour en général et en dissocier l’essence et l’existence. Si, tous, toutes, nous rêvons, parfois en termes non voilés, à cet Amour d’exception qui nous transcenderait, en même temps qu’il transcenderait l’autre, portant les amants que nous sommes dans une même fusion, sur les rives du sublime, il nous faut bien nous accorder à reconnaître les trajets contingents et les chausse-trappes qui ne manquant jamais de ramener la passion sur les berges d’une exacte raison. L’amant, l’amante, dans leur corps à corps, leur peau à peau, leur chair à chair, s’exonèrent tellement du réel que leurs pupilles affectées de mydriase - cette immense dilatation de la vision -, ne perçoivent plus les berges herbeuses, les lianes, les végétaux qui en compliquent le cours, mais seulement le somptueux fleuve durassien - il y a toujours un fleuve chez Duras -, avec ses reflets et ses fascinations « ce fleuve était incontestablement admirable. La réverbération de la mer l’éclairait tout entier, jusqu’à ses premiers tournants, au loin, et il brillait comme un orient sauvage ». Mais le problème de tout fleuve, s’il est un orient, c’est, dans le même empan de son parcours vers l’estuaire, de dissimuler cette sauvagerie qui, d’une certaine manière, le configure tel qu’il était à l’origine, si près de la source, avec ses bondissements indomptés. Alors la brillance disparaît, alors les feux baissent, amenant le regard à de bien plus modestes considérations, cette myose pupillaire qui ne laisse plus passer qu’un étrécissement du jour, comme pour dire la perte et l’impossible résurgence. De L’Amour à l’amour, il y a toujours ce renoncement à être qui s’impose à nous, à notre insu, fussions-nous attentifs à en conserver l’éclat originel, celui du moins dont nous le revêtons comme s’il était le bien le plus rare, et sans doute l’est-il !

Et, maintenant, nous ne pouvons faire l’économie d’envisager cette figure de l’Amour-amour sous les auspices de l’art et de quelques déclinaisons célèbres, à commencer par la mise en scène de Jeff Koons portant en gloire la Cicciolina, dans un acte subversif autant photographique que social et politique. Ces icônes d’une « irrecevable beauté » sont alors nommées par l’artiste « Made in Heaven » (« fait au paradis »), comme pour dire la mesure de l’absolu qui semble s’y inscrire.

L’Amour n’existe pas.

Source : Kunstkritikk.

Avec Jeff Koons et son « Made in Heaven », il semblerait que l’on soit allé à l’extrême pointe de ce que l’art est capable d’oser afin de nous exonérer de l’espace-temps pour nous conduire en un site où, jamais, nous ne sommes allés. Comme si le fantasme - par nature non symbolisable, il est pure évanescence -, pouvait prendre corps et chair, se fondant à même le subjectile, en même temps qu’il déborde l’entièreté de notre conscience.

L’Amour n’existe pas.

L’Origine du monde.

Gustave Courbet.

Et pourtant, en 1866, Gustave Courbet peignait déjà « l’impensable » avec sa célèbre « Origine du monde » dont Jacques Lacan, ce sondeur de l’inconscient, fut un instant l’heureux possesseur. Ici l’anatomie est livrée dans sa plus grande nudité, on pourrait parcourir la peau nacrée du bout de ses doigts désirants, on pourrait humer l’odeur capricieuse et secrète du sexe, perdre son visage dans la douce forêt pluviale disposée à l’accueil de cela qui va clore l’insoutenable dialectique du plein et du vide. Car la dénudée est entièrement offerte, dans l’attente d’être comblée, de recevoir de l’amant ce qui lui manque pour parvenir à l’entièreté de son être. Jamais l’être n’est recevable dans cette tension du désir qui le soustrait à son propre accomplissement. Souvent l’on a parlé du manque et du désir, en termes abstraits, en concepts sophistiqués, en postures intellectuelles. Mais il n’y a qu’à regarder - c'est-à-dire interroger jusqu’à la mydriase l’œuvre de Courbet - pour, à son tour, vivre l’insoutenable, à savoir cette partie de soi orpheline de l’autre, celui, celle qui, par sa présence amoureuse comble la faille laissée vacante, béante par la décision de notre naissance. Décision qui, bien évidemment, ne nous appartient pas et nous dépose conséquemment, sur la rive abrupte de l’incomplétude. Nés, nées, nous sommes en attente de cet événement de l’amour seul à même de recréer l’envoûtante dyade primitive dont nous fîmes l’expérience semi-consciente au sein même de la grotte amniotique et dont, toujours, à notre corps défendant, nous sommes les irréfragables porteurs. C’est inscrit en nous comme le tilak fait briller sa braise rouge sur le front de l’Indienne. Cela brûle de l’intérieur, cela fore en nous, de profonds sillons qui vont jusqu’au vertige d’exister. Être désemparé, c’est cela, être séparé et n’avoir plus de fanal auquel attacher son regard de naufragé. Vivre et ne pas aller au-delà, c’est cela, être pur phénomène biologique à défaut d’exister, avoir une âme et s’y attacher comme la barque à son môle de pierre.

Tous les errants sur terre l’ont connu ce désarroi de la perte de l’autre, sinon de l’impossible rencontre, de l’attente vaine, celle qui, dans le pli de la nuit, pousse son hurlement de chacal. La solitude est si terrible lorsque l’écho de soi n’est plus possible, qu’aucun miroir d’altérité ne nous renvoie plus notre image de Narcisse penché au-dessus de l’onde maléfique. De là naît le fantasme, cette manière de canard boiteux qui se gave d’images inconsistantes et fuyantes comme le songe. Il ne reste jamais, entre les doigts, qu’un peu de brume, les contours d’une perte et l’immense plateau du monde sur lequel souffle un vent acide. Alors, comment s’étonner du souhait très ancien, contemporain de l’Antiquité, d’accéder, symboliquement au moins, à l’état d’androgyne, cet être hybride qui recherche, à tout prix, l’unité originelle. Selon le mythe, au commencement, les êtres étaient doubles, femelle/mâle, mais les humains ayant provoqué le courroux de Zeus, ce dernier les sépara en deux moitiés, chacune vivant comme une tragédie son statut d’orphelin. C’est toute la teneur du discours d’Aristophane dans « Le Banquet » de Platon, que de nous faire ressentir cette vibrante et éternelle nostalgie :

« Éros est issu d'une déchirure, d'une coupure originelle, d'une séparation radicale de ce qui nous rendait complets et unis, mais il est en même temps le remède à cette coupure en ce qu'il nous pousse à retrouver, autant qu'il est possible, l'état le plus proche de la perfection. Il nous sert en nous menant vers ce qui nous est apparenté, il soulève en nous l'espoir de rétablir notre nature (autant que possible) et de nous donner ainsi, mieux que toute autre chose, la félicité et le bonheur. »

Source : Wikipédia.

Courbet va plus loin dans le drame de la séparation que ses successeurs contemporains, Koons et Migom réunis, pour la simple raison qu’il sépare les amants, n’en gardant que « la moitié », cette femme entièrement livrée à son désir, dont on ne perçoit pas l’objet qui pourra la satisfaire, la délivrer de ces étonnantes fourches caudines qui menacent de la réduire à néant. Car il en est ainsi du désir, sa violence est telle qu’il supplante tout pour ne laisser debout, au centre d’une plaine livide, que la turgescence d’un monolithe levé dans l’éther, cadenassé dans son innommable solitude. Elle, cette femme nue n’est qu’attente et insoutenable tension et ceci est tellement fort, puissant jusqu’à la démesure que l’artiste en a biffé la subtile épiphanie humaine, ce visage qui donne forme et sens à toute destinée. Ici, dans le bouillonnement des draps, dans les tumultes d’une convulsion blanche, sur la couche où n’apparaît plus que la tache sombre du pubis sur l’écartèlement du sexe, ici est le lieu d’une disparition ou, à tout le moins, d’une « crucifixion en rose » pour reprendre le titre de la célèbre trilogie millerienne. C’est en raison d’une subtilité de la représentation picturale que Courbet parvient à ses fins, à savoir interroger notre âme bien au-delà de l’habituelle stupeur des apparences. Car c’est un invisible qu’il nous donne à voir. L’absence de l’amant, son inscription en creux est bien plus opératoire que ne le serait sa présence effective. Subtile mise en scène de ce manque qui, jamais n’apparaît mieux que sous le masque du désir.

L’Amour n’existe pas.

Le baiser.

Constantin Brancusi.

Source : amour.ro.

Mais s’arrêter à Courbet, à ce vertige non comblé, serait amputer l’amour de ce qu’il est en réalité, une chose parfois saisissable et belle. L’absolu n’a pas le monopole de la beauté. A considérer « Le baiser » de Brancusi, nous reprenons espoir, nous inscrivons dans les mailles d’une possibilité la sublime donation de deux êtres dans une même fougue passionnelle. Par rapport à Courbet-Koons-Migom, ce que « Le baiser » nous montre, c’est tout simplement le ressourcement dans la dyade primitive, fusionnelle. Les amants enlacés dans leur gangue de pierre profèrent le culte de l’unicité et d’un atteignable hors de soi dans le site sublime de l’autre. Bien évidemment, la représentation brancusienne propose une sémantique bien différente de celle que proféraient les toiles précédemment évoquées. Nous sommes passés, soudain, du registre d’une pure génitalité à celui d’une oralité : ce baiser qui mobilise les lèvres, la bouche, la langue et, en définitive, le langage. Ce que Courbet-Koons-Migom énonçaient dans une prose luxuriante, hautement charnelle, généreusement polymorphe, Brancusi le propose en un poème à peine plus haut que l’ébruitement silencieux du granit. Cependant aucune des représentations n’est plus remarquable que l’autre. Seulement des points de vue différents qui mettent à jour les strates de la passion humaine. Les lèvres n’ont ni plus ni moins raison que les architectures du sexe. Chaque vision, à sa manière, nous invite à regarder le réel selon une perspective particulière.

L’Amour n’existe pas.

Le baiser.

Pablo Picasso.

Source : PAINTING PALACE.

Ainsi, le « vieux Picasso », dans sa version pathétique du « Baiser », nous invite à penser ce que depuis toujours nous savons, à savoir que le Minotaure, parfois, renonce à être, se disposant à la mort, la seule issue possible. Toujours, sous le sexe, sous le baiser, sous la caresse, le visage de la mort et l’intime tragédie qu’elle imprime en nous. Si la mort était pure abstraction alors l’homme n’aurait peut-être pas inventé l’amour. Certaines questions, à simplement être posées, non seulement sont aporétiques, mais parfaitement insolubles. Mais ceci nous le savions avant même de naître.

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11 décembre 2014 4 11 /12 /décembre /2014 10:34
Saturne ou l’homme congédié.

Saturne.

Polidoro da Caravaggio – xvie siècle

Source : Wikipédia

***

Georges Brassens

  « Il est morne, il est taciturne, il préside aux choses du temps Il porte un joli nom « Saturne » mais c’est un dieu fort inquiétant. Il porte un joli nom « Saturne » mais c’est un dieu fort inquiétant.  En allant son chemin morose, pour se désennuyer un peu, Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut. Il joue à bousculer les roses, le temps tue le temps comme il peut. Cette saison, c’est toi ma belle, qui a fait les frais de son jeu Toi qui as payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux. Toi qui a payé la gabelle, un grain de sel dans tes cheveux.  C’est pas vilain les fleurs d’automne, et tous les poètes l’ont dit Je te regarde et je te donne mon billet qu’ils n’ont pas menti Je te regarde et je te donne mon billet qu’ils n’ont pas menti Viens encore, viens ma favorite, descendons ensemble au jardin Viens effeuiller la marguerite de l’été de la Saint Martin Viens effeuiller la marguerite de l’été de la Saint Martin  Je sais par cœur toutes tes grâces et, pour me les faire oublier, Il faudra que Saturne en fasse des tours d’horloge de sablier ! Et la petite pisseuse d’en face peut bien aller se rhabiller. »

[«Saturne préside au déroulement du temps. Il est à la fois le dieu de l’agriculture et celui du Temps. On peut le considérer comme la vibration située à l’origine du monde formel.»

Myriam Philibert

Dictionnaire des Mythologies.]

*

 Minces prolégomènes pour servir à une saisie du temps contemporain. (ou une moderne commedia dell’arte). « Le réel est une fiction. En pire ! » Le temps météorologique : froid. Le temps chronologique : fuyant. On n’en voit ni le début ni la fin. La ville : noire avec des traînées grises. L’Avenue : des trottoirs avec des feuilles mortes, des vieux papiers, des parkings vides. L’Usine : en friche avec des lambeaux de murs et des fers sinistrés. Le « crassier » portant bien son nom, avec juste de la crasse et quelques éminences de déchets et autres détritus. Les Echoppes : *La Boulangerie avec des pains rassis et un tapis usé jusqu’à la corde. On y distingue des traces de pas archéologiques. *Le Point Chaud : refroidi. Quelques pizzas racornies. Quiches moisies. *L’Horlogerie (domaine de Saturne) : montres sans remontoirs ; comtoises aux poids figés dans l’espace ; rouages sidérés et clavettes bloquées. Les Autochtones : *Les Mortuaires : dans de hautes guimbardes aux vitres teintées. *Les Huppées : trottinent sur les trottoirs dans des gaines de soie avec des yeux badigeonnés au rimmel. *Les Futés : peu. Sur les doigts de la main d’un manchot. *L’Humaniste : un SEUL qui se fait face à lui-même. Les trois unités : *De lieu : n’importe où sur Terre en cette année 2014. *De temps : l’espace d’une chute. *D’action : relever la chute. Acte I - Ouverture du Bazar des Rêves à Castle Rock. Imaginez. Vous êtes dans votre lit douillet, un lit bateau par exemple, avec des boiseries marines, une ancre sculptée dans le bois d’acajou, un rideau à baldaquin à la cimaise de la pièce, mais nulle bouée où, d’aventure, vous pourriez vous raccrocher si votre esquif menaçait de se métamorphoser en Radeau de La Méduse. Vous lisez, par exemple, un gros bouquin de Stephen King, « Bazaar », où le compère Leland Gaunt, dans la charmante petite du ville de Castle Rock, s’ingénie à semer la panique parmi les ouailles des Baptistes et autres Catholiques, distribuant à l’envi, lunettes du bon Elvis Presley, cartes de collection de baseball et autres manèges de petits chevaux qui ont l’art de rendre fous ceux qui viennent d’en faire la diabolique acquisition. Dans la bourgade du Maine, la bataille fait rage entre les membres des diverses communautés et vous glissez, avec un rare bonheur, parmi les rivières d’hémoglobine et les osselets de ceux qui furent vivants il y a peu et expérimentent, dans les turbulences de leur chair intime, ce que le temps veut dire lorsqu’il se met à tourner au vinaigre. Autrement dit, « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » et, tout comme le Candide du Voltaire vous vivez dans l’allégresse sans même vous demander quelle est l’essence du temps, sa nature profonde, là où il vous emmène à votre insu. Le vent du nord s’est levé qui taraude la seule Avenue de Tuville, soulevant des meutes de poussière qui font comme des mirlitons de foire mais en plus sinistre, vu que les miasmes du crassier y mêlent leurs dentelles de fragrances épanouies. Les remugles sont puissants mais, ici, on est habitués et, du reste, on a d’autres chats à fouetter. On se presse d’aller nulle part. Au moins ça occupe et on n’a guère de temps à perdre. Quelques têtes chenues qui ne se souviennent même plus de leur enfance, tellement elle est loin, sortent de la Boulangerie, échine courbe, minces trottinements de souris, essuyant leurs pieds avant de sortir au cas où ils poudreraient la rue de farine, rapportant à leur concubine enrubannée de bigoudis, le croûton qu’ile déglutiront, tout à l’heure, entre leurs gencives déchaussées à l’heure de l’angélus. Le Point Chaud, si l’on peut dire, cause à la manière de Mistral qui s’engouffre entre les tables - ici c’est toujours « portes ouvertes », - le Point donc, accueille deux ou trois pauvres hères qui se sustentent d’une quiche en se rafraîchissant d’un Artaban aux glaçons et en lisant les dernières nouvelles du Bulletin Municipal. Il y est question du Cimetière qu’on va agrandir où l’on plantera des cyprès-chandelles en signe de transcendance et d’élévation vers de saintes pensées. Entre la Boulangerie et le Point Chaud, une Boutique qui, autrefois, fut pimpante mais qui, maintenant, a l’allure décatie d’un quidam qui a toujours négligé sa tenue. « Horlogerie » peut-on lire, même si certaines lettres effacées jouent à la devinette dans le genre de celle du Sphinx. Et, en guise de devinette, c’est bien celle posée par le monstre à Œdipe qu’il faudrait inscrire au fronton de la Boutique de façon à ce que les Mortuaires et les Huppées, enfin, commencent à réfléchir à leur destin mortel : « Quel être a quatre pattes le matin, deux le midi et trois le soir ? » Répondant « l’homme », la seule solution adéquate, les plus futés d’entre eux auraient pressenti le tragique de l’exister, l’inscription de la temporalité dans toute chose, la nécessaire entropie qui se saisit, dès sa naissance, de tout corps vivant. Et là, au sein de la minuscule Echoppe, avec son antique publicité pour les montres « Aurore », son affichette inscrite au stylo Bic « Avez-vous pensé à changer votre pile ? », son rideau métallique faits de losanges enduits de cambouis et de rouille, sa porte métallique peinte en vert fané, poncée par le carrousel des jours, ses étagères en bois déverni, sa banque éclairée par un abat-jour de tôle usée, la kyrielle de vielles montres à remontoirs, de réveils tictaquant comme une armée de criquets, ses rythmes de balanciers semblables à une flottille de gondoles sur l’eau de la lagune, eh bien les autochtones n’auraient fait que prendre acte d’une existence somme toute banale, sauf que celle de Saturne, ce dieu du temps dont on penserait qu’il était hors de portée des contingences terrestres, Saturne avait eu un accroc dans la maille souple des heures et des secondes et, depuis cette déchirure dans le tissu intime de la vie, plus rien n’allait d’aplomb, plus rien ne faisait sens, tant et si bien que le Temps avait quelque peu perdu ses repères et les lieux leur coordonnées fixes. Saturne flottait indéfiniment dans des vêtures qui semblaient trop grandes pour lui et il n’apparaissait plus qu’à la manière d’une lointaine luciole stellaire perdue dans l’immense lexique des constellations. Lettre anonyme au milieu de l’alphabet universel, simple goutte de l’immense déluge, unique spirale pluviale parmi le maelstrom complexe des jours, son écoulement vers la pente déclive s’inscrivait avec l’urgence d’une possible disparition, ce dont, lui-même, ne semblait prendre guère conscience. On n’est jamais mieux trompé que par ses meilleurs amis ! On n’est jamais mieux inconscient de sa laideur qu’à se nommer Quasimodo ! Mais posez donc un instant votre Stephen King et venez m’aider à relancer le balancier du destin, à remettre les rouages à leur place. Entendez donc comme le bruit est harmonieux qui fait cliqueter l’horloge avec son rythme de grande harmonie cosmique pareille à la respiration d’un dieu, à la courbe gracieuse du nuage, à l’évidente souplesse du col du cygne. Tout dans la juste mesure de l’exister. Tout dans le merveilleux emboîtement des complémentaires : condyle dans le glénoïde, nuit dans le jour, masculin dans le féminin. Comme une promesse d’éternelle plénitude. Saturne, oui, vous le voyez dans le lointain du temps, il y a quelques décades, le front haut, la démarche altière, chaussé de sandales de cuir souple, vêtu d’un costume de lin qui souligne la simple beauté de son corps d’éphèbe, ses cheveux comme une forêt de boucles brunes dans le rayonnement du monde. Comme une évidence d’être et de n’en rien savoir. S’inquiète-t-on du vol de cristal de la libellule, du prodige de la métamorphose du paon de jour, du sourire précieux de Mona Lisa ? S’inquiète-t-on de vivre lorsque ceci est aussi facile que de respirer et de laisser battre son cœur ? S’inquiète-t-on ? Oui, cet homme jeune dans la force de l’âge, ce pourrait être vous, ce pourrait être moi, ce pourrait être Montaigne ou bien La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Parce que c’était la vie et qu’elle s’inscrivait en moi, en vous, avec le naturel qui sied aux choses simples. Parce que le bonheur n’a même pas besoin de s’annoncer quand il vient vous visiter sur ses chaussons de soie. C’est si inapparent ce pas de deux avec l’exister, c’est de l’ordre du lai du chèvrefeuille, du lierre invaginé à même le tronc du vieux chêne et le vieux chêne serait soudain désemparé s’il perdait son hôte ; c’est comme la larve amniotique collée à l’antre maternel : pure fusion qui n’a nul besoin de prédicats pour apparaître et faire sens. Mais revenons donc à Saturne et essayons d’aller, insensiblement vers sa périphérie, d’en saisir les anneaux qui en définissent la singularité. Certes, ni le Temps lui-même, ni les planètes ne sauraient trouver leur justification à demeurer dans l’orbe de leur essence. Quand tout commence à tourner, aussi bien les heures, aussi bien les atomes, alors surgit l’exister, alors paraissent les taches solaires que, d’abord, l’on n’avait point perçues. Et, souvent, l’on demeure interdit, sur le bord de soi, un pied en l’air comme le flamant rose, hypnotisé que l’on est par cette manière d’étrange découverte de la corruption qui affecte toute chose, le Soleil lui-même, le souverain Bien, la Vérité de la flamme éclairant l’univers. Ainsi toute chose s’écoulerait comme le disait ce bon Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Mais quelle césure dans notre sentiment d’exister sans faille, mais quel abîme s’ouvrant sous nos pieds alors que nous pensions notre progression assurée d’un sol stable, sans tellurisme, allant de soi en direction d’un avenir radieux. Mais quelle blessure de l’âme ! Mais cessons donc de philosopher, sinon de ratiociner comme Mathusalem s’apercevant à l’âge honorable de 969 ans que la fin est proche. Mais regardons Saturne, ce bel horloger vêtu de sa blouse blanche immaculée, dans la Boutique peinte à neuf, qu’il vient tout juste d’ouvrir sur l’Avenue de Tuville alors que l’Usine flamboie des couleurs orangées de sa belle métallurgie et que, sur ses ponts transbordeurs, coulent mille tuyaux de fonte aux couleurs chatoyantes. Un peu de l’éclat solaire les habite, tout comme sont habités les iris des ouvriers fondeurs de cette gloire impérissable. On se précipite alors dans la Boutique du jeune et bel horloger, on lui achète montres et sautoirs et il s’en faudrait de peu que les Belles de Tuville ne finissent dans les bras de l’aimable Saturne tellement se dégage de lui un beau rythme intemporel, une certaine hypostase de l’éternité. Mais Saturne est sérieux. Mais Saturne a une épouse aimante qui ne voudrait l’offrir en partage. Acte II - Castle Rock : les premières fêlures. Vous sortez de votre lit bateau, vous jetez un coup d’œil à la fenêtre. Le temps de décembre est toujours aussi froid et vous décidez de vous claquemurer avec « Bazaar » dans le cocon chaud dont vous ne sortirez que la dernière page tournée. A Castle Rock les choses commencent à salement tourner et l’on s’y débite, joyeusement, à coups de couteau de cuisine et de hachoir de boucher. Vous me direz, cela fait de belles « rivières pourpres » qui égaient les trottoirs de la cité endormie et, après tout, c’est une occupation qui en vaut une autre. Et, soudain, au milieu de la panique générale, de la folie qui semble s’être emparée de la communauté tout entière, derrière la silhouette rassurante du Shérif Alan Pangborn, qui apercevez-vous avec son flottant écarlate, son ample marcel sur des bras maigrelets, ses baskets aux lacets délacés flottant comme les rectrices centrales des paille-en-queue, dans les souples courants du vent alizé ? Qui apercevez-vous, si ce n’est ce brave Saturne qui s’époumone sur les trottoirs de Tuville au milieu des tornades d’oxyde de carbone que sèment avec une certaine humilité, il faut le dire, les échappements multiples des carlingues des Mortuaires ? Nous voilà donc arrivés, bien des années après l’installation du fringant horloger sur l’Avenue étincelante de Tuville, à une époque où plus rien ne scintille vraiment, à commencer par cet aimable Saturne qui semble avoir un peu perdu la boule, ses anneaux, autour de lui, faisant leur gigue endiablée. Voici comment les choses sont arrivées. Un matin, alors que le confident du Temps se rasait devant le miroir de sa salle de bains, que la mousse, sur son visage, faisait ses doux envols d’écume, que la musique du transistor diffusait la belle chanson de Tonton Georges : «Il est morne, il est taciturne, il préside aux choses du temps Il porte un joli nom "Saturne" mais c'est un dieu fort inquiétant. Il porte un joli nom "Saturne" mais c'est un dieu fort inquiétant.» voici donc que, brusquement, le verre du miroir s’était fendu comme sous l’effet d’un séisme, partageant l’anatomie du bon Saturne en deux parties inégales, d’un côté le passé dans une manière de brouillard dense, opaque ; de l’autre côté l’avenir avec des perspectives fuyantes, alors que le présent demeurait insaisissable, identiquement à l’image d’un rêve dont la fuite éternelle plonge dans le plus pur des désarrois qui soit. Et, alors, plus rien ne tient que cette irrésolution des choses. Et alors, plus rien ne fait phénomène que sous la bannière de l’étrange. Au début, l’horloger n’avait guère tenu compte de ces métamorphoses qu’il versait volontiers au crédit de quelque nuit de mauvais sommeil, mais le temps passant, Saturne dut se rendre à l’évidence : son jouet favori, le Temps précisément, lui échappait, ses rouages n’en faisaient qu’à leur tête, le destin semblait avoir introduit, dans la mécanique bien huilée des jours, de bien dommageables grains de sable. Ce n’était rien de moins que la folie, avec son visage cireux, son nez en forme de crochet, son pourpoint à pointes, son coq juché sur le pain de sucre de la tête, son sceptre d’où sortait, toutes fesses à l’air, un homoncule qui semblait promis au gibet. Incise – La folie, cet improbable dont, jamais l’on ne pense devoir faire un jour l’expérience. Tout va si bien dans la suite ordonnée du temps. « Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne Môssieu » et vogue la galère, on met sa tête sous son aile de gallinacée et l’on fonce, bec en avant, cueillir les grains de sa sustentation animale. Oui, « animale », instinctive, si proche d’une simple mécanique que l’on penserait à la marche en avant de quelque automate. On fouit le sol de sa corne outrecuidante, on extirpe les vers, on se soucie peu des congénères contigus, on avance dans le temps avec l’inconscience qui sied au nourrissage du corps, non au métabolisme de l’âme. C’est si rassurant de se sentir protégé à l’abri de sa forteresse de plumes, d’emplir son jabot des gloires terrestres et de ne jamais relever la tête vers le ciel, là où un début de sens pourrait faire sa gerbe d’étincelles. Et pourtant, dans le lumignon étroit de sa conscience de volatile, un doute cartésien s’introduit « je doute, donc je pense, donc je suis », cette perdition en abyme de la pensée ouvrant précisément la faille par laquelle introduire le vent acide de la folie. Car, si l’on est volatile penché laborieusement sur sa quête têtue de fouissement, on n’en est pas moins relié à la nasse étroite de l’animalité, à sa besogneuse nécessité de vivre à défaut de pouvoir exister. Et, voyez-vous, cette métaphore de bec et de plumes pourrait trouver sa parfaite coïncidence dans la vie abyssale du poulpe, dans sa progression à bas bruit dans les fosses marines. Logé au sein de sa dentelle gélatineuse, le poulpe semble donc à l’abri de tout ce qui pourrait être fâcheux, de tout ce qui pourrait faire se retourner le destin contre cet aimable habitant des eaux paisibles. Mais, imaginez un instant, qu’à l’instar de ce bon Saturne se rasant devant son miroir, survienne un accroc, des tentacules pris dans une faille et ne pouvant s’en extraire. Alors le poulpe n’a d’autre solution que de tirer vers soi ce qui lui appartient encore comme l’un de ses prédicats les plus visibles. Et c’est alors que se produit l’irréparable. Et c’est alors que la calotte se retourne, étalant au plein jour les viscères qui, jusqu’alors dormaient au sein de la forêt pluviale, de la mangrove de l’inconscient. Et voici que le poulpe est devenu fou, et voici que le monde qui lui était extérieur, pareil à un satellite perdu dans le lointain cosmos, ce satellite a pris possession de lui, qui ne le quittera plus, fera ses révolutions urticantes, ses rhétoriques ignées et, désormais, il n’y aura plus place que pour un temps de désolation pris dans les mailles de l’aporie. C’est cela la folie, le surgissement du dehors dans le dedans et plus rien n’est alors visible. Donc Saturne avait perdu son jouet, le Temps, et les aiguilles, dans son Echoppe verte, avaient commencé leur sabbat pléthorique, remontant vers l’origine avec des bruits d’hélices, fuyant vers l’avenir avec leurs sifflements de crotales. Les poids des comtoises jouaient les ascenseurs déments, montant et descendant sans ordre bien déterminé. Les sabliers coulaient vers le zénith et Saturne, fasciné, regardait pendant de longues heures cette manière d’harmonie universelle qui avait subitement inversé les paradigmes de sa façon d’apparaître. On l’aura compris, l’un des hobbies de l’impétrant temporel était devenu la course à pied sur les rives de l’Avenue de Tuville - petit short couleur crête de coq sur ses jambes maigrelettes, marcel haut levé sur le rythme cadencé des bras - au milieu des signaux de sioux des fumées des noires limousines des Mortuaires. Tout esprit épris d’une juste saisie des choses aura compris que cette activité récurrente tenait lieu, pour Saturne, d’une mise en ordre du chaos afin qu’en résultât un possible cosmos. La scansion de la marche se substituant à l’habituelle et rassurante scansion du Temps, à l’habile architecture orthogonale de la Raison. Malheureusement c’était sans compter sur la générosité de ses congénères, lesquels, sa compagne en premier, prirent la poudre d’escampette, aussi bien que ses clients qui lui préférèrent les montres plaquées d’insuffisance du petit Supermarché qui avait poussé en périphérie de Tuville, précisément dans l’orbe du cimetière aux futurs cyprès-chandelles. Saturne passait de longues heures, loupe vissée au front, feignant d’explorer la surface brillante des platines, l’éclat rouge des rubis, les enjambements complexes des ponts, les girations des roues d’acier, les emboîtements des pignons, les crénelures des remontoirs, les oscillations des rotors, les compressions des ressorts des barillets, les va-et-vient des balanciers, le dépliement des spirales. Mais, en réalité, ce que Saturne observait, c’était la progression de sa propre décrépitude, l’affolement des rouages, les mouvements délétères des secondes prises de démence. Il ne vivait plus qu’à l’ombre de lui-même, dans la nasse étroite de l’incompréhension des hommes, livré à une solitude grandissante dont personne, pas même les chiens perdus, ne paraissaient vouloir supporter le terrible fardeau. Cependant, tout autour, tout allait à vau-l’eau, comme si la folie foncière qui s’était emparée de l’horloger - il penchait vers le limon, bras tendus vers le sol, dans l’attitude de l’orang-outang -, si sa folie, donc, avait fait tâche d’huile, gagnant peu à peu les silhouettes proches. La Boulangerie décrépissait. Le Point Chaud virait à la glaciation. L’Usine ne crachait guère plus, en guise de scories, que des fumées vénéneuses qui semblaient destinées à occire les quelques Tuvilliens qui s’accrochaient à leur bout de terre comme la peste aux pauvres hères dans le corridor fastueux des prodigalités médiévales. Le crassier, ayant cru et embelli, il fallait enjamber quantité d’immondices afin de se frayer un chemin pour aller chez la Manucure ou bien au Salon de Beauté. Car, encore, quelques rares spécimens s’offraient le luxe ou bien ce qui en tenait lieu mais constituait, en vérité, la plus piètre des comédies qui fût. Ces bienheureux, autrement dénommés « Mortuaires » roulaient dans des carrosses hauts sur pattes, aux larges roues qui écrasaient indifféremment, chats, vers de terre, mais aussi bien des pauvres diables qui n’auraient pas eu la décence de s’écarter devant leurs nobles calandres sur lesquelles l’on pouvait, sans grand risque de se tromper, voir figurer les symboles d’une prétendue royauté : soit une étoile à trois branches lançant vers le ciel ses rayons tubéreux ; soit quatre cercles enlacés dans un essai de mimétisme olympique ; soit un damier bleu et blanc faisant signe vers un possible « échec et mat » à l’encontre de tous ceux qui oseraient s’approcher du royaume des Nantis. Pour faire simple, « c’était à gerber » comme aurait dit Grand-Père William (G.P.W. pour les intimes), qui était communiste jusqu’au bout des ongles, pelles qu’il curait avec la pointe d’un Opinel, Opinel qu’aussi bien il aurait pu planter entre les omoplates poudrées des Grandes Bringues qui prenaient place dans les ci-devant carrosses, Grandes Bringues qu’on nommait « les Huppées », n’ayant des magnifiques huppes - le Simorgh sacré des anciens Iraniens -, ni la sobre élégance, ni la distinction, tant leur inconséquence majuscule les contraignait à vivre dans leur sac de peau lissée d’orgueil et d’égoïsme. D’ailleurs les Mortuaires ne regardaient du monde que leur propre nombril, les hautes vitres teintées les protégeant des regards indiscrets, surtout ceux des pauvres qui auraient pu leur instiller la dysenterie ou le sida, on ne sait jamais avec les intentions mauvaises et les envies outrecuidantes. Voyez-vous, le tableau n’était guère reluisant à Tuville, simple microcosme, par ailleurs, du grand macrocosme du monde où s’agitaient pareillement, comme dans un immense miroir, les simagrées de l’immense et toujours renouvelée commedia dell’arte. Il y avait toujours, dans les allées singulières de la Terre, la race des seigneurs, des maîtres, des serfs, des vicieux et des coquins, des vertueux, des fripouilles et des hommes au grand cœur. Il y avait les Zannis, ces valets du petit peuple ; les bagarreurs à la façon de Scaramouche ; les fourbes tels Brighella, l’aubergiste ; les vieux barbons amoureux des filles en fleurs ; il y avait la cruauté et les mensonges de Polichinelle, il y avait les hommes et leurs travers ; il y avait les hommes et leur générosité. Mais cette dernière, la générosité, s’était développée d’une manière inversement proportionnelle à ceux-là, les travers, et tout ceci donnait un étrange cocktail dont la propension à une vision égotiste du monde atteignait un accroissement exponentiel. Si bien que les Futés - entendez ceux qui réfléchissaient un peu au-delà de leur nez, fût-il cyranesque et s’ingéniaient à regarder dans le miroir d’une éthique -, les Futés donc s’illustraient au même titre que l’invention du bon Docteur Hahnemann, à savoir d’une manière homéopathique. Quant aux humanistes, eh bien, il n’en restait plus qu’UN SEUL exemplaire qu’on eût pu, aussi bien, ranger dans les bocaux de verre du pavillon des Arts et Métiers, étalon de la beauté humaine dont la sublime Renaissance avait permis l’efflorescence. Voilà ce que des siècles d’incurie avaient fait de la dimension anthropologique. Il ne restait plus, maintenant, qu’à se baisser sur le sol de poussière, parmi les gravats et autres détritus et cueillir, du bout des doigts, les fragments qui demeuraient. Tâche harassante d’archéologue rassemblant les débris de ce qui fut une brillante civilisation, dont il ne restait plus qu’une hypothétique et tremblante mémoire. Les Mortuaires qui avaient mystérieusement surnagé au-dessus des miasmes au prix de leurs bourses pléthoriques et des soins constants dont ils étaient entourés, les Mortuaires donc et leurs Huppées aux escarpins vernis de suffisance ne descendaient même plus de leurs berlines noires aux museaux hérétiques plein de hargne, regardant du haut de leurs marchepieds chromés le « bon petit peuple » faire ses derniers soubresauts dans la fange des laissés pour solde de tous comptes. Eussent-ils mis le pied à terre et voilà que les maladies des miséreux, leur incongruité à s’accrocher à la vie, la folie de Saturne, sans nul doute, toute cette laborieuse fange se fût ingéniée à s’invaginer au profond de leurs corps de soie et d’organdi, remontant par la bonde rectale, s’étalant en larges fleuves dans les cannelures de leurs intestins, faisant leur raz-de-marée dans la conque de l’estomac, gagnant le corridor de leur pharynx avant de corseter l’indigente matière grise dont leurs circonvolutions bourgeoises étaient la figure de proue avancée d’une totale inaptitude à comprendre l’univers, le mouvement des astres, et, surtout, les complexités de l’âme. Ces Mortuaires, ces Huppées, morts-vivants avant d’avoir rien compris à la beauté d’exister paradaient comme des Matamores du haut de leur Bêtise Majuscule et il semblait qu’on avait atteint là, un point de non-retour. Décidemment il n’y avait plus rien à espérer de cette engeance et même le sentiment le plus religieux, la plus pure des philanthropies se serait échouée sur le rivage de leur inconsistance notoire. Une paramécie pensait davantage que toute leur cohorte réunie ! Incise - Mais, pendant que je dissertais sur les heurs et malheurs des Existants dont l’admirable Montaigne disait : « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » ; vous progressiez dans la lecture de Bazaar, ne vous apercevant certainement pas que le fait de se connaître est la chose la plus difficile qui soit ; nous sommes tellement indulgents envers nous-mêmes et si facilement procureurs des autres. A commencer par moi-même qui porte, sans doute en aurez-vous été alertés, un jugement bien sévère sur les aléas de la destinée humaine. Peu importe, « qui aime bien châtie bien » et l’on n’est enclin à la sévérité qu’avec ceux auxquels on accorde quelque crédit, ces derniers fussent-ils débiteurs de vérités et peu enclins à honorer les dettes de l’altérité véritable. Peu importe, il fallait grossir le trait, ne pas recourir à la taille-douce, mais graver au burin, inciser à l’eau-forte, attaquer à l’acide afin que se puissent dégager quelques travers comme dans les magnifiques caricatures de Daumier ou bien la merveilleuse galerie de portraits taillés à même la société par le très observateur Toulouse-Lautrec. Donc, appuyé au chambranle de votre fenêtre, juste au-dessus de l’Avenue de Tuville, un fin grésil d’hiver poudre les vitres, si bien que votre vue est floue, à la manière des visions des peintres impressionnistes. Vous lisez les dernières lignes de l’ouvrage de Stephen King, au moment où la petite et paisible ville de Castle Rock, transformée en chaudron du diable par la volonté d’un seul homme Leland Gaunt - mais est-ce seulement un homme ou bien cet espèce de démiurge fou dont l’auteur se sert pour dresser un portrait sans concession de ses semblables ? -, donc à l’instant où se produit le cataclysme final, métaphore hyperbolique d’une eschatologie portée au comble de ce que pourrait être une « justice », fût-elle divine, de nature transcendante, à proprement parler incompréhensible. L’auteur, donc, se servant habilement, d’une manière quasi-perverse, du bras de l’homme afin qu’il procède, lui-même, à sa propre extinction. Et voilà ce que vous voyez de Tuville-Castle Rock, genre de Rome livrée au feu du tyran Néron : «Rares furent les habitants de Castle Rock qui prirent l’explosion pour un coup de tonnerre ; celui-ci roulait dans le ciel comme de l’artillerie lourde, celle-là ressembla plutôt à un titanesque coup de fusil. La partie sud du vieux pont bâtie non en étain mais en ferrailles rouillées, décolla de la rive sur une boule de feu aplatie. Elle s’éleva à trois ou quatre mètres, se transforma en une rampe légèrement inclinée et retomba dans un vacarme de béton qui se rompt et de métal qui vole en éclats. La partie nord se tordit, se détacha du reste et s’affaissa de travers dans le cours d’eau qui débitait ses flots à plein régime. La partie sud vint se caler contre l’orme frappé peu avant par la foudre.» Acte III - Castle Rock : le chaos. Le bruit que vous venez d’entendre depuis votre chambre, vous l’avez clairement perçu à défaut de pouvoir l’identifier car le givre colle au carreau et, de l’Avenue de Tuville, vous ne percevez qu’une image infiniment brouillée, comme si elle apparaissait sur la vitre de ces chromos anciens, genres d’hallucinations venues d’un temps ancien, presque immémorial. Eh bien ce bruit, s’il n’est pas de la nature du sabotage, comme dans « Bazaar », n’en est pas moins redoutable, il n’en perce pas moins la carapace du corps avant de se ficher au creux de l’âme où il fera, pour l’éternité, ses tourbillons urticants. Et pas seulement chez les Futés, mais aussi bien dans la conscience des Huppées, dans l’esprit des Mortuaires. Car, à défaut d’être disponibles aux autres, pour autant ils ne sauraient les biffer du revers du regard. On ne réduit pas au néant si facilement celui qui vous fait face, fût-il aussi inapparent que la bise du nord au-dessus de la banquise. Devant l’Echoppe verte si bien harmonisée avec l’hébétude du jour, une forme est à terre - c’est sa chute qui s’est fait entendre, comme un coup de semonce dans l’air tendu comme un schiste -, forme dont on ne sait si elle est celle d’un vieux vêtement, d’un sac que quelqu’un aurait égaré ou bien, tout simplement, une forme humaine gisant sur le trottoir. Sur l’Avenue, dans le jour terne, des existants ont traversé l’espace, pliés dans la carlingue de leurs vêtures. Des automobiles ont sillonné la rue de leur rumeur de pluie, certaines modestes, d’autres imposantes, aux vitres gravement teintées, dont on peut supposer qu’elles abritaient derrière leur enceintes anonymes des Mortuaires aux bottines cirées, des Huppées flottant dans des nuages de patchouli et de rose antique. Une musique douce devait monter des batteries de haut-parleurs disposés le long des banquettes de cuir, alors que la gaine de soie des longues jambes faisait sa « petite musique de nuit ». Sur le trottoir, depuis quelques minutes, l’homme gît et, parfois, on le voit se débattre, gesticuler, griffer l’air comme le ferait un lucane ayant chuté sur le dos. La bouche étirée, à la manière de celle de la carpe koï, cherche l’air en de rapides goulées, alors que l’air froid gagne l’antre de la gorge avec ses lancinants coups de sabre. La lutte est inégale, le frimas trop vif, le corps trop faible, le ventre trop vide, la tête trop désertée et c’est comme si un étrange et fragile animal, une vigogne par exemple, se débattait parmi les lacis glacés des plateaux andins, seule, ses congénères l’ayant abandonné à un sort qui ne saurait durer. Des hommes embrumés sont sortis de la Boulangerie, un cache-nez dissimulant jusqu’à leur identité. Du Point Chaud sont également sortis des quidams baissant la tête comme s’ils avaient été endeuillés. Aujourd’hui, sous les meutes du vent, sous les giclures du ciel gris, dans les ornières urbaines, parmi les obligations des vivants de veiller à soi, de préserver la nasse de leur chair, le liquide chaud de leur sang, les gens se sont hâtés, accélérant le pas, appuyant sur la pédale de leur forteresse de métal. La vie est si rude sous ces climats délétères en ce début du XXI° siècle ! Alors il faut se dépêcher de vivre, alors il faut regarder devant soi, se méfier de son ombre, ne pas dévier de sa trajectoire, un Destin est si vite arrivé qui vous plante ses dents de vampire au mitan du dos avec deux rigoles carmin qui font comme deux tresses sur le tablier d’une petite Irlandaise. Et après c’est votre enterrement avec des gens qui feignent de pleurer parce que c’est plus correct d’être triste avec un mort. Alors, comme on a peur de mourir, on fuit, on marche de travers, comme les crabes, une pince levée au cas où et on se dissimule entre les racines des palétuviers, au creux de la mangrove et on fait le défunt pour l’éternité. Au fait, peut-être que tous les quidams qui ont traversé l’asphalte de Tuville ne l’ont pas vu s’effondrer Saturne, ne l’ont pas vu gésir longuement sur le gris du trottoir et agiter ses pattes d’araignée comme des sémaphores pour dire la douleur, pour signifier la souffrance et faire signe en direction d’une fin proche. Non, sans doute personne ne l’a-t-il vu. Il est tombé comme tombe le grésil, sans bruit, fondant lentement à l’abri des regards. Mais, heureusement, alors que l’horloger, ou bien ce qu’il en restait, se battait avec son bout de trottoir, un bruit croquignol s’est manifesté dans le virage avant l’Avenue. Un doux ronron de 2 CV avec son capot en tôle ondulé, sa toile grise percée de trous, ses ailes pareilles aux joues d’un enfant boudeur. Dans la 2 CV, l’Humaniste, LE SEUL exemplaire de Tuville et des environs, avec sa barbe bon enfant, ses vêtements usagés, ses yeux rieurs et son coffre empli de livres, de vieilles cartes postales et d’imprimés de toutes sortes. D’un seul coup, d’un seul, l’Humaniste a vu l’homme à terre, Saturne que le Temps semblait avoir terrassé pour l’éternité. Les freins de la vieille guimbarde ont grincé. L’humaniste s’est précipité auprès du naufragé que la petite ville semblait vouloir remettre à son Destin. Saturne était sonné, assis sur son arrière-train, incapable de fournir l’impulsion qui lui aurait permis de se relever. Sa casquette calamistrée gisait sur le sol, un vieux cabas en toile cirée à moitié ouvert au fond duquel se devinait une promesse de repas frugal. Apercevant l’Humaniste, Saturne, pris d’un regain de fierté, essayait, en vain, de se redresser, agitant pathétiquement des membres si étiques que l’on se demandait comment ils pouvaient assurer sa locomotion. L’homme balbutia seulement, d’une voix blanche : « Aidez-moi à me relever, s’il vous plaît ! » La tâche n’était guère aisée et les gros godillots sans lacets, les chaussettes d’été qui y trouvaient un refuge bien au-dessus de leur taille, le peu d’habileté physique, la fatigue, l’inanition, le froid étaient autant d’obstacles que l’Humaniste, rompu aux relations altruistes, résolut le temps que Saturne, tant bien que mal, reprenne pied sur cet horizon chamboulé qui était le sien depuis si longtemps qu’il n’en avait plus guère le souvenir. Son crâne dégarni, les quelques cheveux qui le parcouraient à la façon de filets d’eau, les sourcils en broussaille, la barbe de plusieurs jours, les cernes mauves sous les yeux, le cou maigre, le flottement dans les vêtements teintés de terre, tout ceci donnait l’impression d’une vie en partance, d’un chapelet de secondes qui égrenaient leurs derniers grains de buis dans l’air glacé de décembre. Un instant, Saturne s’assit sur le muret usé de son Echoppe, tentant de reprendre pied. Un mince filet de voix : « Merci infiniment. Merci infiniment ». Dans ses yeux gris sans limite, comme une immense reconnaissance, en même temps qu’une infinie tristesse, peut-être une généreuse indulgence en direction de ces hommes distraits qui parcourent en tous sens la planète sans même savoir qu’ils sont hommes. Les seules phrases qu’il avait prononcées, qui lui faisaient l’effet de venir d’un territoire bien au-delà de sa personne. « Merci, je vais aller manger ». L’Humaniste remonta dans sa 2 CV. Le ciel était toujours gris sur Tuville. Saturne poussa la porte vitrée et la clochette tinta avec un bruit de joyeux carillon. Il ouvrit une boîte de sardines, y piqua du bout de son couteau quelques miettes rebelles. Sur le mur, en face de lui, un antique coucou ouvrit sa porte entourée de faux houx et sortit la tête une seule fois, poussant son cri éraillé comme s’il venait de l’éternité. Il était 13 heures sur Tuville, ce jour-là et la neige commençait de tomber.

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7 décembre 2014 7 07 /12 /décembre /2014 10:55
L’autre côté du monde.

Sophie ROUSSEAU Sans titre Année: 2012

Technique: aquarelle et encre.

 

   Cela fait des jours, des mois, des années et l’on ne sait plus très bien d’où vient cette blancheur, cette faille du ciel par laquelle on s’absente de soi. On ne sent même plus les contours de son corps, immense flottement qui envahirait l’espace de la mémoire et il y aurait danger à connaître hors de celui qu’on est. Alors on se terre dans le moindre creux, à l’ombre maigre de l’acacia, sous la toile rongée du campement. C’est comme une malédiction venue de très loin, avec ses girations folles et les idées dans la boîte du crâne pareilles à des grappes d’argile, étiques pensées à la recherche d’elles-mêmes. L’immense étoile est au zénith, avec son œil ardent qui brûle tout. Parfois des buissons d’épines prennent feu, spontanément, parfois des vaches usées par la chaleur demeurent plantées sur le sol de latérite comme des outres vides et inutiles. C’est une grande désolation que de vivre dans sa toile de peau semée de vergetures et de n’en point sortir, de ne jamais sentir l’en-dehors des choses, leur naturelle fraîcheur, leur propension à envelopper d’une pellicule fluide qui dirait la mémoire de l’eau, le cercle adouci de l’horizon, la caresse inventive du vent, le surgissement de la source au profond des ombrages. Bleues sont les ombres qui ceignent le front de leurs palmes natives. Rouges sont les flammes qui détruisent les bourgeons de l’intelligence, soudent la langue dans une gangue de silence. Bleues sont les aubes dans la parution du jour. Rouges sont les crépuscules dans cela qui s’immole et disparaît à la puissance du regard, à sa soif de connaître, d’embrasser le monde et de le porter au creux de soi dans la plénitude d’être. Bientôt sera la nuit, bientôt seront les vagues de limon noir et les ramures du rêve ligoteront la conscience, la dissoudront dans la résille dense des incertitudes. Alors, on ne sera plus soi, on sera devenu une mince aventure flottant dans un espace sans nom, dans un temps sans lieu. Jouet parmi la dérive des constellations, sans le savoir, dans une manière de prose pathétique, nos mains hérétiques grifferont l’air de leurs serres étroites et il ne demeurera que le vide et quelques filaments de néant. C’est pourquoi il est si difficile, parfois, de revenir au monde, de se saisir des choses avec naturel, de regarder l’autre avec l’empathie qui devrait gouverner les relations à ceux qui nous font face. Mais nous sommes en avant de nous ou bien en arrière mais rarement dans la coïncidence qui nous montrerait la vérité comme seule voie à emprunter. Alors nous nous égarons plutôt que d’avancer, alors nous demeurons sous la braise du ciel, enveloppés du souffle chaud de l’harmattan et nous attendons que le monde advienne et nous remette à notre destin.

Je me nomme Yuba. Je suis un jeune Touareg parvenu à l’âge nubile. Meshra est le nom de celle qui m’attend afin que la longue lignée des « Hommes bleus » soit assurée, que brille dans l’éther la croix de Tahoua par laquelle notre peuple est présent aux choses, reçoit sa quadrature des quatre horizons et oriente son être en conformité avec ce qui est et doit être. Je viens de me lever avant que les hommes du campement n’étirent leurs membres gourds. Il fait si froid sur la natte posée sur le sol de poussière et ce n’est qu’avec la levée du jour que les choses commencent à s’ordonner, à signifier dans la clarté. Mais l’instant de la pleine lucidité est si vite passé qui fait place à l’implacable torpeur dès que le soleil a entamé sa course arquée et que l’air crépite d’étincelles. C’est pourquoi j’aime « l’heure bleue » - c’est le nom que je lui ai donné -, c’est pourquoi je selle Nyala, ma chamelle blanche, et monte tout en haut de la nacelle flottante et laisse vite, derrière moi, la barrière d’épines qui ceinture les troupeaux de bœufs. C’est un grand bonheur que d’être balancé au rythme immémorial d’une marche alanguie, soucieuse de son rythme, de voir poindre le jour alors que les scarabées dorment à l’abri de leur tunique de cuivre et que les scorpions ont replié leurs dards en signe d’abandon. Les lézards pliés dans les cônes d’ombre perçoivent-ils cette ligne bleue, sinueuse, cette lente oscillation que nous constituons Nyala et moi, pareille à une souple écriture posant son empreinte sur la dalle de sable, cette manière d’alphabet tamasheq voulant dire la rareté de vivre ? Le perçoivent-ils vraiment depuis la pertinence de leur crête hérissée de mille désirs, de mille irisations qui sont la demeure libre de l’exister ?

Maintenant nous dépassons le Puits Bozum, son long balancier fait d’une branche d’acacia, ses courroies de cuir usé, son outre de peau pareille à une antique calebasse, sa gorge ombreuse taillée dans la glaise rouge, son auge extraite d’un tronc d’arbre. Il n’y a pas encore de troupeaux, pas de moutonnement gris attendant de se ressourcer, de boire à même la vie, de sentir cascader dans la galerie du corps ce long ruisseau étincelant qui brille comme mille étoiles. Il y a tellement de légendes racontées sur cette blessure entaillant le sol de son mystère, tant de croyances vives comme la flamme. Il suffit d’écouter, le soir à la veillée, sous la vitre du ciel, résonner les paroles du Vieux Wajir, ce sorcier qui vous emmène bien au-delà de vous-même dans un pays qui n’a pas de nom. Rêver, oui. Mais il faut vite revenir à soi. Demain sera le jour, les éclats blancs sur la peau, les lèvres qui saignent, les yeux gonflés par les assauts de la lumière. Nyala n’a nullement réclamé une halte. Il fait encore frais et les euphorbes s’étoilent d’une légère brume. Tout droit, au-dessus de l’incertitude de l’aube, les lourds massifs de basalte du Tassili. Je mets pied à terre sans prendre la précaution d’entraver les pattes de la chamelle. Nyala, depuis cette manière d’intuition animale, comprend ce que je viens chercher, ici, dans la l’immense citadelle de pierre. Mon âme. Oui, mon âme et celle de mon peuple que ces roches géantes abritent de la curiosité du monde.

Yuba est entré dans le vaste sanctuaire où dorment les idoles d’ocre et de sanguine, les signes gravés sur les parois avant même que la conscience des hommes ne fasse ses gerbes de feu, seulement des braises en voie de s’accomplir, seulement les prémices de l’art et la transcendance du geste sur la lourdeur des choses. Yuba est fasciné par ce peuple d’images, par ce carrousel qui, jamais, ne manque de s’animer lorsqu’il a franchi l’arche de pierre où se dissimule la merveille. C’est alors être au bord d’un rêve, un pied dans la réalité, un autre plus loin, là où aucun pas humain n’a encore osé s’aventurer. Là, l’imaginaire s’étoile de mille chemins étincelants, là l’esprit ouvre ses rémiges à l’infini du monde. Peu à peu, le peuple pariétal s’auréole de gloire. C’est, d’abord, un mouvement imperceptible, le flottement d’une eau parmi les cheveux des algues. Puis la caravane se met en marche afin que tout signifie dans la beauté. Ce sont les rhinocéros qui sont en tête, cornes tendues vers le ciel comme pour dire l’urgence d’exister, de jeter leur semence dans toutes les directions de l’espace. Leurs architectures de peau grise se balancent avec la lourdeur naturelle qui sied à une sagesse en acte. Pourquoi courir alors que le sol renvoie les échos de la présence sur terre, affirme la toute puissance, la volonté d’ancrer dans l’argile un parcours marqué à l’encre du destin ? Suivent les phacochères aux crins hirsutes, aux défenses torturées, aux sabots plantés dans la poussière avec la hargne de cerner un territoire et d’y demeurer. Vivre, c’est cela aussi, préserver son aire et y inscrire sa trace à la manière d’une calligraphie. Les hippopotames sont présents, avec leurs yeux ronds, leurs courtes oreilles, leurs ongles plantés dans l’eau boueuse. Masses diluviennes à peine sorties du rocher mais disant, déjà, le règne animal, son lexique de peau et de violence, la cadence du rut, la généalogie à instaurer afin de demeurer visibles. Et les girafes aux cous immenses pareilles à l’efflorescence d’une vérité située bien au-dessus des contingences ordinaires. Quel bonheur de les voir dresser le damier de leurs anatomies en direction des acacias, d’en prélever les feuilles, les délicates épines, de les regarder se hausser tout en haut de leurs naturelles échasses et l’élégance est là qui fait ses élévations, ses subtiles effractions dans l’air qui vibre comme un cristal. Et comment ne pas aimer la silhouette étonnante du bubale, sa tête si semblable à celles des chèvres qui habitent l’enclos d’épines, tout là-bas, sous la garde attentive de Meshra ? Comment ne pas s’émerveiller des cornes torsadées, de la couleur de glaise de leurs robes, de leurs pattes si fines, de leurs oreilles lancéolées recueillant les bruits de la savane ? Comment ?

Yuba est là, sur la pointe des pieds, le corps tendu vers ce miracle de la parution. Alors il n’y a plus de brûlure, plus de troupeau étique, plus d’eau tarie dans les rigoles assoiffées des acequias. Seulement le lent balancement de la savane sous l’air tendu comme une soie. Seulement les points d’eau où s’abreuvent les bêtes. Seulement le ciel avec ses longues coulures bleues, le chapelet des lacs, les clairs ruisseaux faisant leur chant à l’ombre des talus herbeux. Le jeune berger pourrait demeurer là indéfiniment, parmi les cuirasses des pachydermes, le susurrement des oueds dans leurs lits, la lueur des marais sous les assauts de la lumière. Mais le campement est là-bas, derrière l’horizon plat, derrière les meutes de poussière rouge, le campement dans lequel repose le destin de son peuple comme une ligne à écrire, à ne pas interrompre. Nyala a déjà compris que la trêve est achevée, qu’il faut à nouveau se disposer à cet éternel balancement, à cette marche chaloupée qui dit la grande fatigue des hommes, leur lassitude sous le ciel limé de chaleur. Yuba a posé son pied nu sur l’encolure de la chamelle, il la stimule par de petits sons gutturaux qui sortent de sa gorge semblables au raclement de la corde dans la gorge d’un puits. Et, bientôt, c’est le puits Bozum et son balancier planté dans la braise céleste. Yuba fait halte, prélève un peu d’eau boueuse dans la gourde de peau, la fait couler dans l’écuelle de bois alors que Nyala l’aspire avec un bruit de forge. Puis, soudain, c’est comme une écume qui surgit de l’espace, aspire la chamelle, la fait ressembler au moutonnement des nuages avant que l’orage ne s’annonce. Dans l’antre déserté de son corps habité de chaleur, Yuba sent comme une pliure d’air plus frais, une manière de limon qui glisse en lui, l’invite à un voyage au-dedans de lui-même.

Autour de moi je sens la gorge du puits comme une tunique lisse, un canal sans fin m’attirant vers quelque prodige. Au fond, tout au fond, vibre l’œil à la manière d’un disque d’argent qui tournerait sans fin avec des reflets d’éternité. Ici est la pure fraîcheur qui enveloppe et ressource selon soi. Plus rien d’autre que cette fusion et le sentiment d’exister sans limite. Le bleu est au fond qui appelle. Le bleu est au fond qui vibre et fait signe vers un autre monde. Soudain, tout semble s’ouvrir et faire sens jusqu’à un genre de vertige. Dans le tube de terre glissent les longues racines blanches que mes jambes connaissent dans la similitude. Mes jambes sont des racines qui veulent plonger dans un savoir infini. Dire le bleu du ciel, le bleu où nagent les oiseaux le long de leurs ailes éployées, dire les diagonales d’air qui les portent là où s’inscrivent les songes immenses. Dire le bleu de l’océan, ses vagues qui dérivent vers le large horizon et les hommes qui naviguent sur des coques de bois aux voiles gonflées d’écume. C’est une émotion nouvelle, la survenue d’un territoire inconnu. Moi, Yuba, dont le corps est desséché comme le tubercule enfoui dans la lourdeur de la terre, voici que, soudain, je me sens appartenir au peuple des eaux libres qui ruissellent jusqu’au socle du monde. Est-ce moi qui descends vers lui ? Est-ce lui qui vient à ma rencontre ? Je suis à la source, si près du crépitement des gouttes d’eau que je les sens sourdre de ma peau, étrange rosée qui diffuse vers tout ce qui est au-delà de ma conscience. Je suis ruisselet sous l’arche souple des aulnes. Je suis bientôt rivière que de minces affluents rencontrent dans le bruissement indistinct des roselières. Je suis estuaire où nagent les palmes larges de la flore aquatique. Je suis galet lissé de lumière qui renvoie vers le ciel un peu de la clarté qu’il a amassée dans l’intimité de ses grains.

L’autre côté du monde.

Le jeune Touareg est maintenant parvenu à l’extrême limite de soi et c’est une étrange figure de proue qu’il lance dans l’espace, en direction des territoires illimités de la pensée. Sous la voilure de son vaisseau de plumes - il se confond si bien avec le peuple des oiseaux -, il aperçoit les masses sombres des rochers, leurs échancrures avançant sur les eaux lisses de la mer, l’immense plateau liquide couleur d’azur s’inclinant vers l’horizon courbe, les caravanes des nuages comme des glacis, des estompes venant dire l’impermanence des choses. Mais de cela, cette possible disparition, cet abîme à venir, Yuba n’est nullement affecté. Il y a trop de prodige à faire entrer dans l’ornière des yeux, à loger dans l’étui de peau si semblable à un ancien parchemin. Il y a tellement de couleurs disponibles, vacantes qui font leur doux bruit de crécelle en arrière du front ; qui font leurs vagues et leurs remous sur la falaise de la poitrine, leurs tourbillons dans l’anse fermée de l’ombilic, leurs cascades sur la corniche du bassin, leurs longs écoulements sur l’amphore des hanches, leurs pertes liquidiennes le long du pilier des jambes. Et, au loin, comme au travers d’une brume native, ce sont les dents, les hachures, les bulles, les théories de lignes et de points, les infinies nuances des seigneurs du Nord, ces immenses glaciers aux couleurs variant selon la courbure du jour, l’avancement de l’heure, la présence du soleil, l’évanescence des écharpes d’eau en suspension dans l’air. Toute une myriade de bleus, toute une symphonie ne trouvant jamais son achèvement si ce n’est dans la chape nocturne et encore nul ne sait s’ils ne demeurent éclairés de l’intérieur, avec des effervescences, des filaments, des étoiles diffusant dans leurs galeries de cristal. Yuba, fils du Tassili, habitué aux teintes sourdes, ferrugineuses, aux éclaboussures de sang, aux jaillissements de feu, aux rivières de latérite, aux branches brûlées, aux ocres puissants, aux sanguines, à tout un clavier d’émotions terrestres, le voici remis au ciel, à la mer, aux glaciers, à la vastitude sans fin. C’est, tout autour de lui, une immense palette aux teintes douces comme le miroir des lacs, des infinités de bleus comme dans les rêves, les ailes de céladon de l’argus, la gorge phosphorescente du caméléon, les reflets métalliques du colibri, la lumière d’aquarium de la turquoise, celle d’aube à peine levé du chrysocolle, celle outremer des lapis-lazuli, celle vitreuse de l’aigue-marine, celle à peine apparente de la Pierre de Lune. Mais aussi l’indéfinissable avant que le jour ne paraisse, le frôlement du khôl sur le cercle de la paupière, la profondeur de l’iris de l’amante, les draperies des aurores boréales, les ciels des peintres lorsque leur âme incline au doute ou bien vibre sous l’effet de la nostalgie, ploie sous l’aile de la mélancolie. Ici, aux confins du monde, tout près des pôles à l’attrait magnétique, c’est une féerie, une constante métamorphose, une fusion du temps en abyme, comme une involution vers ce qui était fondement, origine, pure vérité dans le premier éclat du paraître.

Ce bleu magique, c’est le même que cet indigo qui coule dans les veines de Yuba, de son peuple, depuis que les nomades poussent leurs troupeaux de laine sur les chemins de poussière. Le bleu, cette merveille venue dire aux hommes le bonheur d’exister auprès des lacs aux eaux lentes, sur les rivages marins semés de goélands, dans le creux des sources où se reflètent les rumeurs des frondaisons. Mais, dans le jeune âge qui est le sien, le pâtre nubile sait que toutes les couleurs sont égales, qu’aucune ne domine l’autre. Rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet, les teintes de l’arc-en-ciel n’apparaissent qu’à être dissociées par le prisme de la vue, être analysées par le scalpel de l’intellect. En vérité, il n’y a pas de séparation, pas plus qu’il n’y a de césure de l’espace, du temps, des peuples, des pays. L’homme ne crée de catégories qu’à tenter de saisir des formes, de leur donner un contenu, de les enclore dans l’enceinte d’une possible compréhension. C’est ce que pense Yuba à défaut de pouvoir le formuler d’une façon claire, le cerner seulement à la grâce de l’intuition. Par exemple, il sait que le bleu et le rouge sont indissociables, qu’ils sont l’avers et le revers d’une même médaille dont la conscience de l’homme constitue la carnèle signifiante, l’essai de synthétiser le réel. Tout uni dans la graine compacte de l’exister.

Le rouge de ce côté-ci du monde, les plateaux de latérite, les signes couleur de sanguine incisant les roches du tassili : le REEL.

Le bleu de l’autre côté du monde, les immenses étendues des océans, les dérives des banquises, les ivoires sculptés des Inuits : le REVE.

Il est temps, maintenant, de remonter le cours du temps, de hisser son corps souple dans le tube de glaise pareil à celui de la nutrition, de rétablir le métabolisme initial, de faire des paliers, des haltes, de ménager des pauses comme si, revêtu d’un scaphandre, l’on venait des abysses marines. Bientôt l’espace couleur de pain brûlé fera ses cercles, ses fuligineux ondoiements. Bientôt, sur la géographie de peau s’étoilera une mince rosée venant dire la vie nomade, sa rigueur, la soif collée au palais, la douleur d’épines s’incrustant dans l’argile des talons, le balancement de Nyala dans les brumes grises préparant le crépuscule, bientôt la nuit et l’infini tumulte des étoiles.

Ma chamelle est revenue de ses rêves d’ouate. Elle m’a prêté la nacelle de ses flancs étroits, ses deux bosses où s’insère l’encoche de la grande selle touareg avec son bouclier vert surmonté de sa bobèche de bronze, avec sa poupe aux trois branches régulières. Au loin sont les campements, leurs flottements qui font penser à des voiles marines perdues dans un brouillard solaire. Je cligne des yeux. Mes sclérotiques s’étirent, mes paupières s’allongent comme celles des félins pour ne laisser passer qu’une lame de lumière. C’est comme de revenir d’un très long sommeil et de disposer sa vue à cela qui, bientôt, s’inscrira dans la clarté, parfois dans l’incision de l’âme. Mais je sais que dans cette décroissance du jour, dans cette meute sanguine embrassant l’horizon pointe une mince lueur, une simple flamme couleur d’indigo. Meshra, celle qui m’est destinée, m’attend sous le linge de bure ocre. Son visage est entouré du tagelmust bleu, ses lèvres sont peintes en bleu aussi. Elle porte trois signes d’encre sur la chute du menton. Au cou, elle a mis la croix d’Agadez aux quatre branches qui indiquent au peuple voyageur les quatre directions de l’espace, peut-être un signe du croisement du destin. L’air est moins tendu maintenant et la chamelle respire, dilatant ses flancs comme une baudruche. Le Puits Bozum n’est plus qu’un lointain sémaphore, vague gesticulation dans les replis du lointain, là où dorment les battements du songe. J’aperçois, au travers des résilles de branches, les zébus bororoojis, leurs cornes en forme de lyre, les écheveaux de laine grise des moutons, les toiles couleur d’ardoise des ânes. Je mets pied à terre, dispose une écuelle que je remplis d’une eau mousseuse, brune, eau que Nyala aspire avec un drôle de râle, comme le souffle d’un bonheur immédiat. La toile du campement s’écarte. Ce sont deux ailes de papillon qui y dessinent l’espace de la vie. Les yeux sont si profonds, le bleu si vif. L’autre côté du monde est si proche. L’autre côté du monde est là !

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8 novembre 2014 6 08 /11 /novembre /2014 09:08
La violence du temps.

Œuvre : Elsa Gurrieri – Peintre.

Sur la face éclairée de la Terre le soleil faisait sa rutilance blanche. Il y avait beaucoup de présence, beaucoup de mouvements, gris, mauves, noirs comme des traînées de comètes. Beaucoup de sillages de feu, de gerbes de lumière. Beaucoup de fureur partout répandue. Les hommes, sous les bombes ignées du jour, n’avaient même pas revêtu leurs sclérotiques de vitres opaques. La pluie de phosphènes percutait violemment leurs yeux indociles, s’infiltrait par les vaisseaux sanguins dans le chiasma optique, fusait sur l’écran occipital avec des bruits de grenades explosives. Les hommes titubaient mais avançaient toujours, le coin de leur tête engoncé dans l’étoupe serrée des choses. Les hommes vivaient dangereusement, avec violence et les rapports des communautés, des tribus, des ethnies étaient des réseaux de fils complexes, des emmêlements de bâtons de dynamite, des amoncellements de bouteilles de nitroglycérine. Une manière de « salaire de la peur » qui les faisait progresser sur la plaque ondulée du sol, la peur au ventre, la sueur au front, leurs sexes piteusement réduits à des germes inféconds. Ils serraient le volant de l’existence avec hargne, les jointures de leurs doigts blanches, les mâchoires crispées comme celles d’un étau. Mais ils n’avaient cure de cela, de cette angoisse diffuse qui faisait son sillon acide entre la plaine de leurs omoplates, ravageait leurs poils hirsutes, conduisait leurs têtes à une calvitie de condor. Ce qui était urgent, surtout, avancer le plus rapidement, à la limite de l’explosion, du feu de Bengale, du grand chambardement pyrotechnique et aller au-devant de soi avec la volonté d’un charançon à forer sa bille de bois. Avancer pour avancer dans la plus grande cécité qui se pût imaginer. Mais regardez-les, ces humanoïdes rivés à leur tacot tintinnabulant, regardez-les alors qu’il est encore temps, avant que le grand feu nucléaire n’anéantisse tout dans une gloire de lumière, dans une éjaculation géante répandant partout ses gemmes de résine et il ne resterait plus que des membres pris dans des blocs translucides, des têtes tronquées, des bouches béantes, des lèvres tuméfiées, des langues apatrides, des dents déchaussées, des mentons troués par une glorieuse inconséquence.

En ce temps-là de la civilisation humaine, la grandiloquence avait jeté, dans toutes les directions de l’espace, ses scories ignées, ses bombes au napalm, ses geysers de soufre, ses diamants aux arêtes éblouissantes. La démesure nageait au milieu des mares d’hémoglobine, des lacs d’aporie, des mers plombées d’absurde. C’était l’après-Déluge, l’après effondrement des murs de Jéricho, l’après dissolution de la pensée, l’après parturition de la culture. Partout les vies moissonnées faisaient leurs champs de ruines, leurs pyramides ossuaires, leurs croisements thanatogènes. Il n’y avait plus place pour la parole, la conscience gisait en d’étiques nervures, les feuilles mortes de l’esprit flottaient dans les marigots de l’inconscience, les intuitions géniales poussaient leurs remugles putrides au fin fond des cours patriciennes, les gondoles de l’âme gisaient sur le sol gris des lagunes asséchées. Car l’homme avait vécu selon lui, ne se préoccupant jamais de vivre selon la Nature. Il avait confondu la sienne propre, sa nature minuscule avec celle, Majuscule, qui l’avait amené au monde et souhaitait qu’il y demeurât avec humilité et pondération. Le problème, c’était qu’Adam et Eve, aussitôt en possession de leur permis d’exister, avaient troqué ce dernier avec celui d’inhumer, détruisant sur le champ ce qui était confié à leur soin avec un simple projet d’avenir. En réalité, les premiers à fouler le sol de poussière ne rêvaient que d’une chose, le fouiller, ce sol, jusqu’à l’os, lui faire rendre raison, extraire de son corps disponible la substance qui le tenait assemblé, l’amener à une constante diaspora afin que les premiers bipèdes puissent étalonner la puissance de leur domination sur le monde animé aussi bien qu’inanimé. Une soif ardente, inextinguible de conquête, un appétit de domination qui les laissait en état d’inanition dès que le couvert était desservi, les plats rangés, la table hors de la vue.

Le grand dérapage, la faille dans la tôle ondulée du sol qui avait fait se choquer entre elles les fioles de nitroglycérine, provoqué la cataracte éblouissante, ç’avait été de conduire sans permis d’humanité, dans l’absence de tout libre arbitre, l’irrespect de soi, de l’autre, du monde. Au début, au tout début, à l’origine, il y avait eu une étincelle d’espoir, un lumignon de confiance en la vie, une faible lueur de catacombe orientant vers une possible liberté. Mais, malheureusement le périple avait tourné court, l’embardée avait eu lieu qui avait reconduit le convoi dans des fosses obscures, dans les oubliettes de l’Histoire. Maintenant on ne tutoyait plus que le néant de ses doigts gourds et boudinés, on ne forniquait plus qu’avec d’étranges paramécies, sans grand espoir qu’une génération pût, un jour, en résulter. Partout on promenait son regard d’idiot heureux, partout on laissait traîner les loques de ses mains, partout on poussait des petits vagissements en forme de mirliton. Partout était l’hurlante mutité qui se terrait dans les abîmes de la Terre. La grande faille du parcours humain avait consisté en ceci : transformer le temps géologique en temps anthropologique. Lorsque les considérations étaient horizontales, que les hommes pensaient dans la forme du dolmen, des plaines, des tabula rasa, tout était allé de soi. La faute, le piège dans lequel on avait fourré ses pieds bots avait simplement consisté en une inversion des valeurs. On s’était crus assez malins pour changer l’ordre du monde, on avait renversé la table naturelle, on avait élevé sa raison raisonnante, fait se dresser les menhirs de la conquête, s’ériger les vertus orthogonales, poussé le piémont afin qu’il devînt montagne, Himalaya aux sommets pris de vertige. Les tours hautaines cerclées de verre avaient proliféré sur les agoras des villes, les derricks avaient enfoncé leurs trépans chargés de haine dans les replis d’argile et de lave, on avait extrait avec fureur l’or noir, asséché les lacs, vidé les océans, chargé l’air de tonnes de scories venimeuses. On avait un trésor, on en avait fait des pépites de plomb qu’aucune alchimie ne métamorphoserait en or. On avait la vue, on lui avait préféré l’éblouissement, puis la nuit permanente et la marche du somnambule, les mains tendues vers l’avant, dans une progression pathétique. On pouvait prier, se prosterner devant les idoles, faire brûler des cierges en direction des icônes, invoquer Satan ou bien le bon Docteur Faust, les dés étaient lancés qui, jamais, ne remonteraient à la source. Les dés existentiels ne sont nullement des saumons. Leur loi est celle de l’entropie et de l’éternelle pesanteur qui les entraîne d’abord dans le site du peccamineux, ensuite dans le remords, parfois, jamais dans la rédemption. L’homme n’est religieux que par défaut, par faiblesse ou intérêt - il y va du salut de son âme -, rarement par conviction. Voilà, on était vraiment tombés de haut. Longtemps encore l’on n’aurait plus pour horizon que la semelle éculée de ses chaussures, la ciselure du rien. On n’avait même plus le recours au tacot bourré d’explosifs. Il fallait se faire à cette idée ou bien renoncer à être homme !

Sur la face ombreuse de la Terre, la nuit vient tout juste de basculer, portant encore avec elle des traînées de suie et des convulsions telluriques. Dans son cube de terre blanche, Saad s’éveille, étire son corps d’ébène sur la natte de paille. Le socle d’argile, il le sent en lui, lové dans le creux de ses reins, plié à la commissure des jambes, roulé en boule dans l’intervalle de ses orteils. Saad est couché bien à plat de manière à ce que sa peau inspire l’air du sol, sa longue mémoire, l’incroyable puissance qui s’y imprime depuis la nuit des temps. Le jeune enfant ne le sait pas à l’aune d’une connaissance bien établie par la quadrature de la raison, mais seulement dans la fuite longue d’une immémoriale intuition. La vérité n’est pas contenue dans le jour, l’éclatement blanc de la lumière, le rayonnement solaire. Ce sont les hommes qui ont inventé cela de toutes pièces afin de se rassurer. Toujours ils ont besoin de pérorer, d’argumenter pendant des heures, de ratiociner sur le moindre détail. L’arbre à paroles, sous le grand nim plein d’étincelles est le témoin de leur incontinent bavardage. Ce qu’ils prennent pour de la pensée n’est, à vrai dire, qu’un repli de la conscience, le refuge dans la lampe qui abolit tout, la croyance dans le phare qui dissout la peur, dilue l’angoisse, draine l’émotion jusqu’à assécher l’âme. Alors, dans le cœur des hommes, il n’y a plus la place pour le sang vermeil gonflé de sève bienfaitrice mais seulement la levée de cerneaux durs, desséchés, qui ne tiennent que le langage d’une orthodoxie mentale, d’une rigidité levée contre la douceur des choses.

Saad, dans sa tête juvénile ne tient pas ce genre de discours abstrait et un peu pédant. Ce sont seulement des idées en forme d’alizé, des courants d’eau verte bercés par les cheveux des algues. L’enfant à la peau couleur de nuit ne sait pas ce qu’il veut réellement dans l’aube de sa vie. Il sait seulement ce qu’il ne veut pas : les jugements hâtifs, l’exclusion de la beauté, l’abandon du simple, la domestication de tout ce qui croît sous le ciel, nage dans l’eau, parcourt les sillons de glaise. Ce qu’il veut c’est être lui-même sous la caresse de l’azur, le chant des étoiles, la fuite de l’eau dans les acequias de terre rouge. Ce qu’il aime : le glissement des hommes, houe sur l’épaule, dans l’ombre étoilée des palmiers, le bruit de l’outre de peau raclant la gorge sèche du puits, sa chute comme celui d’une pierre sur la surface lisse de la boue. Alors il s’assied sur ses pieds, s’enroule dans sa grande daara blanche où ses yeux tracent deux braises et regarde les jardiniers buter la terre, faire courir la sève de vie dans les boyaux gonflés de bulle, élever de minces digues de manière à ce que chaque plante puisse boire à satiété.

La violence du temps.

Et ce qu’aime Saad - son prénom est celui de la paix, du bonheur -, c’est monter en haut de la dune de sable et d’herbe encore habitée d’ombre longues, muni de son bâton qui instille dans les grains de silice la vibration de sa marche souple, attentive, dédiée à cette terre qui l’a enfanté et le verra mourir si la vie le dispose à cette joie simple. Là, à contre-jour du ciel qui commence à s’éclairer, alors que les tumultes de l’air dessinent des théories de nuages légers comme de l’ouate, l’enfant se pose, face à trois grands arbres dont il ne connaît ni le nom ni l’origine mais dont il jouit à simplement les observer, à les voir flotter dans la lumière levante, osciller lentement sous la poussée de l’harmattan. Certains jours, c’est une couronne de sable qui les environne de son voile translucide comme le cristal, certains autres les doigts agiles d’une fine brume, enfin, parfois, la pluie pareille à un rideau de perles. C’est bien, alors, de se laisser flotter infiniment, là, entre ciel et terre, d’écouter, en contrebas, le rythme clair des houes qui s’abattent en cadence, des fois le bêlement d’une chèvre, le frottement des cornes des bœufs bororooji contre l’enclos d’épines. Des fois, c’est la poussière couleur de sang et de feu qui les entoure et les arbres disparaissent presque, comme des flammes que des cendres dissimuleraient à la vue. Des fois Saad s’endort sous les feuillages épineux - s’agit-il d’acacias ? -, et alors il sent son corps souple glisser le long des racines, avancer dans les touffeurs de la glaise, rebondir sur les tapis de rhizomes, s’infiltrer parmi les mailles serrées des radicelles à la consistance de dentelles.

C’est si bien de vivre dans la donation humble du simple, la tête emplie des flux du monde. Car le monde ne s’absente jamais, c’est nous, les hommes, qui nous mettons en vacance des phénomènes qui parcourent la terre en tous sens. Nous ne savons plus les voir, aveuglés que nous sommes par notre propre ego, la considération de nos mains où pendent nos doigts comme d’inutiles pendeloques, des larves annelées impotentes et oublieuses du geste simple de la vannerie, du tressage, du jeu de nouer des herbes, de l’infini plaisir de rouler une bille de glaise souple qui, durcie au soleil, sera le plus beau présent que nous puissions recevoir. Car, voyez-vous, dans cette aire dévastée par un excès de raison calculante, par les profits à accumuler, par les miroitements aurifères, nous y perdons notre âme et notre corps se ratatine comme une vielle pomme de terre sous l’air sec des plateaux andins. Nous sommes devenus, au fil du temps, des outres vides aux flancs si resserrés que seul un mince filet d’air y circule, nous ne savons plus recevoir la main ridée qui vient échouer dans la nôtre, les cheveux blancs nous attristent alors qu’ils devraient nous émouvoir, l’arbre, nous n’en recherchons la compagnie qu’à l’aune de l’ombre qu’il nous procure, la montagne ne nous parle plus que du haut de ses pistes enneigées, la maison de son confort, la relation de sa convention. La source sous le frais des ombrages nous est un monde inconnu, la forêt nous effraie, la boue est une ennemie, le chemin herbeux l’obstacle à notre progression rapide.

Voilà ce que pourrait nous dire Saad dans son si beau langage - le tamazigh aux signes mystérieux -, si nous pouvions en comprendre la profondeur, en sonder l’âpre solitude, en révéler l’essence, y deviner l’empreinte de la laine nomade, le bleu des roches du Tassili où courent les animaux pariétaux, les traits et les pointes d’un lexique qui ne nous parle plus depuis cette mémoire longuement sédimentée, enfouie dans la roche primitive. Mais ignorant ceci, le primitif, c’est nous qui y avons accès dans le plus grand désarroi qui soit puisqu’il est à la mesure de notre généreuse inconscience. Alors, avec Saad, cet enfant de légende créé l’espace d’une fiction - il est aussi vivant que vous ou bien moi, soyez-en assurés -, avec tous « les gens de bonne volonté », asseyons-nous un instant sous l’arbre à paroles et écoutons enfin le chant du monde. Nous n’attendons que cela à défaut de le savoir !

La violence du temps.

Tifinagh : l'alphabet berbère de A à Z.

Source : Tamazightino.U

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10 octobre 2014 5 10 /10 /octobre /2014 08:11
De soi, l’insaisissable.

Œuvre : Barbara Kroll.

Autoportrait le soir.

L’aube grise a disparu, laissant derrière elle des copeaux noirs, de fuligineuses écharpes, des concrétions de suie. Le jour est cette succession de rayures et d’oublis, de pluie oblique et de remous de l’âme. Soudain il fait si froid et la peau du monde s’est rabougrie à la taille d’une mémoire étroite, résiduelle. Comme si le passé ne s’inscrivait plus dans la diagonale des jours qu’à l’aune d’étranges interstices, d’étiques meurtrières par lesquelles ne coule plus qu’une faible clarté. Catacombes, remuements ossuaires, os blanchis résonnant de leur propre vide. On a beau chercher, essayer de trouver une peau, fût-elle fripée, parcheminée, on a beau fouiller mais la moelle est absente, mais les ligaments n’attachent plus que des desquamations vides et des membres disséminés. Alors commence une longue errance et nos pieds labourent le sol de nos tarses et métatarses usés, de nos cheminements cruciformes. Crucifixion en noir, clous plantés dans le derme, couronne d’épines et personne pour assister à ceci qui nous voit écartelés sur le plus haut rocher de notre Golgotha. Car nous sommes seuls et notre tragédie résonne dans le néant. Qui donc aurait la lâcheté de vivre et de dévisager notre propre mort sans même tenter de nous offrir une rédemption ? Nul espoir car les hommes, tous les hommes sont des Judas qui n’attendent que de nous planter une dague entre la bogue de nos omoplates.

L’humanité est ceci : une longue succession de céciteux n’apercevant ni leur propre profil, ni celui des silhouettes contiguës qu’ils frôlent sans même s’en apercevoir. Les hommes sont aveugles depuis leur naissance, consignés à la boule fermée de leur destin. Jamais ils ne sortent au plein jour, en pleine lumière afin de voir, autour d’eux, le monde dans sa pure beauté, mais aussi dans sa sauvagerie originelle. Car c’est ceci qui apparaît : l’existence est cet unique et irrémédiable combat qui décime les vivants avant même qu’ils aient pris acte de ce qu’ils sont, de leur avenir, des projets qu’ils pourraient hisser dans l’espace à la manière d’un estimable sémaphore. Essaient-ils de s’élever d’un iota au-dessus de la ligne d’horizon - à savoir se transcender -, et alors voici qu’ils sombrent aussitôt dans les galeries sans fin du non-savoir. Dans la soue primitive. Vous, moi, les autres, ne sommes que ces phacochères enduits de déjections, qui cherchent dans la soue la source de leur subsistance. Et qui ne voient qu’elle, la subsistance, et alors, nous, les hommes-phacochères, ne voyons que cela qui nous aveugle et nous fait survivre parmi la grande marée des hésitants et des procrastinés. Nous fouillons parmi les rhizomes, nous débusquons les tubercules, nous nous heurtons aux longs pieds des palétuviers, nous nous accouplons afin de poursuivre la lignée, nous nous couchons le jour, nous errons la nuit. C’est notre condition mortelle que de faire ceci dans l’inconscience et de poursuive cette éreintante recherche avec les yeux soudés de l’âme. L’âme est ce faible lumignon trouvant abri au sein de notre cuirasse de soies urticantes, en arrière de notre museau fouisseur, dans les replis et les rotondités de sombres barbacanes. Notre âme, jamais nous ne la verrons puisqu’elle est invisible. Notre âme, jamais nous ne l’éprouverons puisque nous poussons notre groin dans les cannelures de la terre sans même nous poser la question du fouissement, de sa finalité, de sa raison d’être en dehors de la nécessité de notre métabolisme basal. La sustentation en tant que sustentation. A cela, à cette occupation élémentaire, un museau suffit, des défenses, la truelle de la langue, le marteau des dents, le tube lisse de l’œsophage, la conque de l’estomac où s’amasse l’énergie vitale. Mais alors, nous les hommes-phacochères, nous pouvons nous dispenser de porter, dans la densité de notre fourrure, ces billes de chair qui se nomment « yeux ». Mais avez-vous seulement remarqué combien nos globes oculaires - qui devraient être notre gloire -, sont réduits à leur plus simple expression, simples billes étroites à la vision trouble, imprécise ? Hommes-phacochères, nous sommes réduits, dans notre quête du monde, à humer, toucher, goûter, entendre. Notre vision est par défaut, qui nous condamne à demeurer dans l’enceinte de chair, donc à une manière d’autisme foncier nous enjoignant de séjourner dans notre propre retrait. Eussions-nous eu une vue claire, un regard perçant, des pupilles aiguisées et alors c’est toute notre animalité qui, soudain, nous aurait abandonnés, nous livrant dans l’aire libre d’une humanité surgissant au faîte de sa parution. Car TOUT est contenu dans le regard. Aussi bien la conscience que nous avons de nous-mêmes, que l’aperception de l’autre qui, par un phénomène d’écho, vient renforcer notre présence à nous-mêmes, au monde identiquement.

Maintenant, il convient de relier notre rhétorique à la figuration de Barbara Kroll. Ceci qui vient d’être énoncé découle entièrement de cette proposition plastique, laquelle ne s’informe que sous les traits rapides d’une esquisse. Or, ce qui se montre, de prime abord, c’est rien de moins qu’une confondante désertification de la dimension humaine. Tout est dans la perte, le doute, la sombre immersion de ce qui pourrait parler et témoigner, voir et tendre vers l’autre les lianes de la communication. Figure zoomorphe si proche de ces phacochères dont nous venons de dresser le portrait sous des couches de boue et de rustiques motivations, ou plutôt, de simples déplacements placés sous la conduite primaire de l’instinct. Esquisse si informe qu’elle fait signe en direction d’un sombre primitivisme. Car rien n’est encore advenu qui posera l’homme comme l’épiphanie la plus haute. L’allure générale est celle, massive, hébétée, grossière de l’homme de Cro-Magnon, à peine dégagé de sa minéralité. La grotte est encore attachée à son illisible phénomène. Il n’y a pas de sensorialité et le visage - ou plutôt son absence - présente la mutité du galet, son impénétrable densité. De celui-ci, le visage, nous ne pouvons rien dire, pas plus que, lui, ne saurait proférer. Et cette blancheur sépulcrale, et ces épaules à peine plus formées qu’une diluvienne glaise géologique, et la fourche des mains avec ses brins pareils aux barreaux d’une geôle, et toute cette statique violemment abstruse, soudée, pliée dans sa gangue sourde, têtue, impénétrable. Hommes, nous n’y reconnaissons rien de nous, nous n’y percevons nullement l’amorce d’une existence. Nous sommes désemparés, privés de parole, démunis dans les mailles mêmes de notre intellection et notre sensibilité ne saurait surgir face à ce qui est, à proprement parler, irreprésentable.

Mais imaginons la suite logique de cette picturalité en devenir. Bientôt, l’artiste, après avoir posé les premières touches destinées à circonscrire son sujet, maculera la toile des premiers signes du lexique des hommes, à savoir les traces et sèmes qui, petit à petit, se dégageront de cette matérialité afin qu’apparaissent les linéaments de l’œuvre. Il y aura le visage, sa noblesse, le pur attrait nous enjoignant de le visiter, de le rejoindre, de l’aimer, peut être même de l’idolâtrer. C’est si fort un visage. Et la porcelaine libre des yeux, et le dard aigu de la pupille, son invite à nous connaître dans l’intime, à se couler dans notre secret, à débusquer la qualité cryptée de notre âme. Et la bouche et ses tresses de paroles, ses cris, ses incantations, ses suppliques, ses appels, ses chants poétiques, ses messages d’amour, ses agonies, ses passions polyphoniques. Et les lèvres, ces parenthèses des délices, ces oriflammes du désir, ces pieuses images de la prière, de l’appel au sacrifice, de l’énonciation du don de soi. Et le recueil ovale des oreilles, ces dolines écoutant fables et légendes, comptines et promesses, confidences et trahisons. Oui, trahisons, déraisons, abominations, reniements, objurgations car l’épiphanie humaine n’est belle et vraie qu’à endurer la lame de la souffrance aussi bien qu’à dresser les arbres de la liberté. Le visage apparu, c’est le livre ouvert que nous tendons aux autres afin qu’une lecture ait lieu et que notre vis-à-vis nous connaissant, se connaisse. Belle et unique confrontation des figures de l’homme, de la femme. Sublime partition sur laquelle s’écrivent les harmoniques dont nous sommes constitués jusqu’à notre blancheur de moelle, jusqu’aux grises circonvolutions de notre intellect, à l’écume ouverte de notre intelligence. Oui, nous voulons dresser à la face du monde cette proue de navire pleine et entière, cette falaise plongeant dans la puissance des eaux océaniques, traverser brumes et blizzard et demeurer ce que nous sommes, des métaphores immensément lisibles, des poèmes qui, toujours, s’allumeront au ciel du monde. Nous nous conterions d’être des nuages au ventre gris flottant d’un horizon à l’autre, pareils à la voilure blanche du goéland, à la forteresse de plumes de l’aigle, rémiges étendues au-dessus du sol de poussière. Car, même dans des postures paraissant tellement éphémères, nous aurions une ombre portée sur la terre, par laquelle notre nomination demeurerait possible. Si importantes sont les traces, même infinitésimales, pour témoigner et trouver place dans le concert de l’univers. Nous ne souhaitons que cela, devenir intensément visibles et le demeurer aussi longtemps qu’il nous sera donné de paraître sous le vaste horizon. Mais pour cela, il nous faut cette belle constellation humaine, un corps pour exister, des mains pour saisir, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour goûter. Ceci est tellement banal, quotidien, inscrit à même notre marche en avant que nous finissons par ne plus nous en apercevoir. Et pourtant, il suffit d’un ciel gris, d’un temps qui menace, du premier froid, de la dilution de notre belle espérance dans la monotonie des jours pour que tout prenne figure de tristesse et que les heures menacent d’agoniser. Notre visage dans le miroir - nous n’en verrons jamais la réalité, seulement les autres -, cependant cette illusion, cette fuyante image suffiront et notre cœur sera comblé d’être jusqu’à l’excès. Ce que nous y aurons vu : le portrait achevé qui nous installe dans le monde selon notre singulière identité et s’approche de tout ce qui s’exhausse des contingences, des hasards tels que le ris de vent, l’orage naissant dans le ciel. Assurés d’une éternité, le temps d’un regard dans le miroir, nous aurons été entièrement présents à nous-mêmes, jusqu’à nous reconnaître comme des œuvres d’art. Puisque uniques, non reproductibles, assurés d’une forme perdurant le temps d’une existence. Inscrits dans la vérité la plus atteignable qui soit pour notre conscience, nous aurons rassemblé dans un identique creuset ce qui concourt à nous faire œuvre et œuvre saisissable, tout comme cette toile qui nous pose question deviendra œuvre, donc totalité de sens, une fois son épiphanie réalisée comme la marque la plus digne d’en fixer les contours et d’en délimiter l’être.

L’œuvre, nous en voyons la forme achevée, ce portrait d’homme, de femme, nous parlant le langage de la liberté, de la vérité. Voyeurs de la toile, nous n’aurons pas assisté à sa propre genèse, à sa lente et flexueuse élaboration. Car cette dernière est toujours combat en même temps que douleur, et en fin de compte, délivrance. Comme l’expulsion dans la lumière d’une lave qui sourdait depuis les profondeurs et n’attendait que d’assister à son vaste déploiement. L’œuvre est là, sous le feu des projecteurs, brillante, chatoyante, chargée de plénitude. Pour la voir, on se précipite, on se bouscule, on fait de généreux commentaires, on veut la posséder, l’accrocher au mur de son salon. Mais, l’accrochant, on ne saura rien de son aventure, de sa douleur à émerger de l’informe, de la matière brute dont elle a dû s’arracher de manière à devenir fréquentable, et, en dernier ressort, désirable. Plus rien ne paraît des premiers soubresauts, des syncopes de l’embryon, des forceps, du cri primal annonçant la venue au monde. Un cri à proprement parler animal, tragique, de bête aux abois. L’apparition de l’œuvre est coalescente à cette parturition et à tout ce qui l’a précédée de tâtonnements, de renonciations, de descente dans les arcanes du limbique et les mouvances folles du reptilien. La face dévoilée du portrait, pour poursuivre la métaphore phylogénétique, c’est le débouché dans l’aire claire du néocortex, dans la verticalité raisonnante, alors que l’esquisse était prise dans l’étau étroit des limbes et les marécages de l’irrésolution d’être. En filigrane, dans cette venue à soi de la toile, c’est de notre propre cheminement depuis nos lointains jusqu’à notre forme accomplie qui se joue en sourdine, sans que rien, jamais, ne puisse paraître du drame initial. Nous, les hommes policés, civilisés, les causeurs de salons, les esthètes accomplis, les cultivés, les versés dans les choses de l’esprit, nous ne sommes, à notre corps défendant, que ces esquisses grossières, ces bribes animales, ces menhirs dressés sur leur socle de granit, ces dolmens, ces silex mal équarris qu’une pellicule de vernis est venue recouvrir à la manière d’un linceul de neige posé sur les aspérités de la terre. Le moindre soleil et la fonte révèle ce qu’elle tenait dissimulé jusqu’ici. Prions le ciel que le dégel ne survienne trop tôt. Nous voulons encore demeurer ces toiles heureuses accrochées aux cimes des musées. Nous sommes si bien dans nos costumes d’apparat !

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