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7 avril 2015 2 07 /04 /avril /2015 07:55
La trace ouvrante  du jour.

Les traces, oui les traces. Pareilles aux stigmates sur le corps du Christ. Mains et pieds cloués, flanc portant le trait du javelot. Traces qui disent une histoire à l’aune de leur simple présence dans l’effacement. Mais ceci qui s’offre à notre regard, témoigne-t-il qu’une douleur les ait fixées sur la dalle de ciment gris ? Ou bien est-ce uniquement un excès de notre imaginaire qui les habillerait du suaire de la tragédie ? Sans doute est-ce nous qui esthétisons cette photographie el lui conférons les couleurs d’une sémantique particulière. Le paysage possède-t-il un état d’âme, est-il triste ou bien est-ce nous qui le sommes parce que l’hiver, parce que la solitude, le manque d’horizon ?

D’où viennent ces empreintes, quelle est leur destination ? Ceci nous ne le saurons jamais. Ne nous reste plus que le recours à l’imaginaire, lequel, souvent, emprunte les bottes de sept lieues du romanesque. Alors nous disons la voiture partie après avoir déposé l’amante sur l’aire de neige blanche, ses pas rapides afin de regagner le logis où l’attend, dans la stupeur …

Ici s’arrête le film et ne reste que cette image tressautant comme dans les salles obscures d’antan, sur les fauteuils de moleskine rouge où il était si bon, si doux, de dissimuler aux yeux des autres d’abord, aux siens propres, ensuite, les lignes de son désarroi. Peut-être une brusque séparation. Peut-être une mauvaise nouvelle. Peut-être, enfin, une douleur comme celle du Christ. Mais étions-nous sur Terre pour un quelconque acte de rédemption ? Qu’avons-nous à racheter qui constituerait la condition de notre liberté ? Ces traces que nous apercevons sous les auspices de stigmates, n’est-ce pas nous qui les avons imprimées à même notre conscience afin de donner un sens à notre aventure existentielle ? Quoi que nous fassions, nous sommes toujours au pied du Golgotha. Le ciel est infiniment bas avec des cernes bleu-marine, la procession des affligés est pareille aux lumières du Néant. Les visages sont cireux comme ceux des passagers d’outre-tombe. Seul le corps du Christ illumine la scène à la hauteur de son sacrifice : celui du sang versé afin qu’un rachat ait lieu. Mais ceci est une imposture. La finitude en est la mise en croix.

Les traces, oui, les traces ! La trace ouvrante du jour est la faille même par laquelle il se referme, le jour, et met un terme au jeu. Aimant, souffrant, écrivant, créant, ce sont des traces que nous versons dans le recueil de l’Histoire afin de porter au jour celui, celle que nous aurons été l’espace d’une parole. La mutité en est la fermeture dernière.

La trace ouvrante  du jour.
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6 avril 2015 1 06 /04 /avril /2015 08:33
La mise en scène du monde.

« Derrière le rideau ».

Œuvre : Laure Carré.

Oui, c’est étrange, combien cette œuvre contient de vérité dans la simple esquisse qu’elle nous propose. C’est bien là la force de l’art que de nous installer, d’emblée, dans le lieu des significations. D’ordinaire, ces dernières ne nous atteignent que trop rarement, comme de surcroît, identiques à de simples ornements plaqués sur une réalité dont nous serions assurés depuis la nuit des temps. Nous sommes tellement sûrs de vivre dans la bonne mesure, de placer nos pas dans les seules voies qui s’y dessinent pour nous. Mais, ces voies ne seraient-elles pas, simplement, des ornières dont nous assurons nos pas, les croyant vraies et ordonnées à une connaissance adéquate du monde ? C’est un baume pour l’âme que de vivre dans un corps bordé de certitudes, que de s’immiscer dans un esprit clairvoyant. Car, c’est bien de cela dont nous sommes persuadés : posséder une vision exacte des choses.

Mais affectons à notre regard entaché de strabisme l’aire d’une perception mieux assurée. Nous regardons l’image et nous y voyons un être qui questionne notre raison. Il y a une manière de trouble qui s’installe à demeurer sur le bord d’une révélation. Certes, rien n’est vraiment apparent à un œil distrait. Nous disions « être » afin de ne pas utiliser le vocable affirmant le genre, soit du masculin, soit du féminin. Car il y a hésitation et notre jugement demeure en suspens. Sur la frange de l’étonnement. Nous regardons et nous voyons : un beau visage d’homme aux traits réguliers comme dans les portraits antiques, visage dans une épiphanie sûre d’elle-même. Puis nous glissons et voyons une poitrine de femme au galbe plaisant et ferme - une promesse de maternité ? -, puis des doigts longs et fins, des ongles aux lunules bien délimités, physionomie de quelque bel éphèbe.

C’est alors que nous sommes saisis d’un doute. Ce mystérieux personnage qui ne dit son nom, qui se dissimule derrière le rideau de sa propre ambiguïté, ne serait-il pas le fantasme éternel des existants sur Terre, dont le souhait d’embrasser les deux genres sonne à la manière d’une muette supplication ? Soudain surgit la lumière du mythe platonicien de l’androgyne, espèce du troisième genre dont la nostalgie nous hante longuement. L’amour ne serait que la mise en scène de cette recherche effrénée de l’unité fondamentale, celle de l’androgyne, précisément, dont il est dit que l’on n’en fait jamais le deuil complet. Nous sommes des êtres en partage, des lexiques incomplets. C’est pour cette raison que nous dissimulons notre manque « derrière le rideau ». Voici ce que nous dit en termes d’expression plastique ce que le mythe nous dit grâce au symbole. C’est de cette vérité dont nous devons être pénétrés afin que, sur nos tourments amoureux, nous puissions mettre un nom !

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5 avril 2015 7 05 /04 /avril /2015 08:54
Coulisse du jour.

« Cette heure. Oui, cette heure. » Cela il faudrait l’énoncer comme une vérité puis faire silence. Mais il est si tentant de festonner, d’orner de broderies, de tresser quelque perle à la lisière du jour. Mais pourquoi donc ? Le jour ne se suffit-il à lui-même ? Lui faut-il une intendance, la pourpre d’un prédicat, l’améthyste d’une sensation, le béryl d’une mélancolie ? Le jour est là, funambule sur le bord d’une visitation. Il ne demande rien. Il gît. N’énonce pas. Se retient. Hésite. Se nomme aube, le temps s’écoule si vite.

Tout est dans le murmure de soi. Ombilic en écho et la graine se cèle. Immense mutité et l’on demeure coi, en arrière de soi, dans le tumulte du corps. Le jour, on voudrait le dire. Avec sa chair, avec l’outre gonflée de sa peau, avec la hampe vrillée de son sexe. Ejaculation céleste et les gouttes de résine retombent longuement pareilles à une procession de plaintes. Ou bien de sanglots. Comment savoir alors que tout est pris dans la gangue de l’incompréhension ? Ô douleur d’être dans la citadelle où souffle un vent froid. Les oubliettes mugissent leur musique glacée. L’acide muriatique de la folie ronge les os. Les mains sont garrotées et les ligaments sont de blanches lianes. Possessives. Ô barbacanes où le vent cogne avec furie ! Ô perdition et l’esprit s’étrécit à la taille de la meurtrière.

La ville est dans la cendre et les hommes sont fous. Violence d’être dans la quadrature du monde. Quand donc l’éclipse totale, la nuit, les os broyés dans la meule du temps, la gélatine des désirs coulant dans le caniveau leur aporie constitutive ? Quand donc ? Tellement de peur, de souffrance et les mains sont vides. Et les mains sont impuissantes. Sortons de la coulisse du jour et offrons-nous en holocauste sur le praticable du monde. Notre effacement de l’être n’aura pas été vain. D’autres naîtront qui danseront sur nos cendres. Oh, oui que vienne l’écume et le tourbillon du jour ! « Cette heure. Oui, cette heure. »

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19 mars 2015 4 19 /03 /mars /2015 08:51
Oubliée dans la nasse du jour.

Cet automne était si beau dans ce pays des Corbières, austère et rocailleux. Que faire d’autre sur la pente des jours sinon se fondre dans la nature, regarder longuement les strates de la Montagne d’Alaric se perdre dans l’eau claire du ciel ? Ici, le temps était infini, teinté d’éternité géologique, à l’abri du regard cyclopéen des foules. Ici, l’espace s’ouvrait et demeurait suspendu, ne connaissant de limites qu’à l’aune de sa propre liberté. Loin étaient les villes, le désordre des déambulations, les métropoles de verre et de cristal, le désir de possession, l’envie qui faisait les yeux protubérants et les sexes érectiles. Ici était le lieu d’un possible ressourcement, d’un retour de soi à soi.

Errer longuement sur les collines semées de vent et de touffes hirsutes de serpolet, voir la laine blanche des moutons faire sa boule indistincte sur la ligne d’horizon, monter tout en haut d’une montagne, là où se découpait, sur la plaque livide des nuages, un hiéroglyphe christique en attente d’une possible réincarnation. Tout paraissait si loin et les teintes étaient parfois tellement perdues, irréelles, à la limite de celle d’un aquarium et l’on aurait cru à la mise en scène de quelque Golgotha. Une manière de sentiment religieux dans son acception de « se relier à », sans qu’aucune liturgie en fixât les irréfragables règles. Seulement une plénitude et la certitude que rien ne pouvait entraver la marche heureuse des jours. Les villages étaient loin où les hommes travaillaient à construire des enclos pour les bêtes, à presser les grappes d’où s’écoulait un sang pourpre pareil à une métaphore du drame humain. Un jour il y aurait une dernière vendange, des doigts noueux crispés sur l’éclair d’une paire de ciseaux, une façon de dire l’irrémissible pente du destin, le dernier mot, la dernière déglutition.

Oui, ce paysage inclinait aux pensées métaphysiques, mais non dans la douleur ou bien le tragique, uniquement dans la clairvoyance des idées. Tellement de bonheur simple d’exister au rythme de sa respiration, à la cadence souple de son pas, au spectacle immédiat de la touffe de genêt, du verger d’oliviers dans lequel le vent faisait sa tache vert-de-gris. Tellement d’ivresse contenue dans le pli de l’ombilic, cette amande regardée par sa propre origine.

Ce pays, il fallait en fixer la beauté, aller dans le village des hommes, photographier la porte ancienne, les rues pavées de gris, le mûrier aux larges feuilles, la maison pareille à un jeu de poupée, le porche donnant accès au clair obscur qui veillait au vieillissement du vin dans les foudres de chêne. Cela, il le fallait, seulement au regard de cette « oublieuse mémoire » chantée par le poète. Tout un après-midi à inventorier les pépites, les secrets, les recoins où dormait le sens, qu’il fallait décrypter. Puis le retour dans la chambre noire, puis les images magiques surgissant du révélateur, grain après gain, dans une fête de la lumière. C’est là, dans la clarté avaricieuse de la lampe inactinique que j’ai découvert votre présence. A la limite extrême de l’image, comme une fuite dans la trame dense du temps. Chemisier blanc, étroite jupe bleue, chair dorée par le soleil d’automne. Le dernier avant que l’hiver ne déploie son linceul de givre. Vous aurez été, l’espace d’un instant, cette distraction de mon esprit qu’une plus vive acuité eût pu conduire à la rencontre. C’est toujours si étonnant ce genre d’osmose qui confond deux individus l’éclair d’une étreinte et les dissout ensuite dans l’acide de l’oubli. Si étonnant ! Mais, au moins, auriez-vous accepté de partager ma solitude, d’entrer dans la parenthèse étroite de mon univers, d’y déposer votre empreinte, fût-elle légère comme la teinte de l’aquarelle ? Auriez-vous … ?

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11 mars 2015 3 11 /03 /mars /2015 09:04
Toutes les beautés du monde.

Œuvre : Sophie Rousseau.

Nul besoin de prendre un avion, de voler de longues heures dans le ciel bleu. Nul besoin de lire dans un livre illustré les mérites de l’eau, les vertus de la terre. Nul besoin de marcher sur les flancs des collines dans l’espoir de les connaître. Seulement se disposer à … et habiter la demeure du songe. Rien ne sert de courir le vaste monde si, d’emblée, nous avons renoncé à demeurer là où nous serons toujours : dans l’étroite nacelle de notre peau. Car tout y est contenu de la même manière que la jarre recèle toujours le trésor qui fait son miracle, à savoir son galbe qui dit le monde depuis le silence de l’argile. Nous sommes notre propre lieu en même temps que le réceptacle du vaste monde. Ceci est à savoir au sein même des fibres qui tissent notre chair, au centre de l’humeur vitreuse qui fait nos yeux brillants, au plein du ruissellement qui anime nos vaisseaux de lymphe.

Cette encre, nous la regardons et, à peine perçue, nous sentons couler en nous toute la beauté du monde. Aussi bien la perle verte de l’oasis que les vagues de sable du désert ou bien le lac de montagne dans lequel se noie le ciel. C’est tout de suite une évidence. Nous sommes au monde comme le monde est à nous, dans le simple déploiement de notre conscience. Nous respirons et nous sommes l’arbre. Nous marchons et nous sommes le soleil et l’ombre portée sur le sol de poussière. Nous nageons et nous sommes l’algue infiniment mobile, la pulsation de l’anémone de mer. Nous aimons et notre corps est le flux et la marée.

Cette encre nous dit ce qu’elle est : une œuvre d’art dont nos yeux s’emparent avec simplicité, la seule manière qui soit de recevoir une esthétique et de donner vie à une forme. Il n’y a pas seulement à voir, mais à penser. Penser le microcosme que nous sommes afin que s’ouvre le macrocosme que le monde dévoile et met devant nous comme la plus belle offrande. Cette encre est d’abord elle-même dans sa proposition plastique, l’émergence du sens à partir du rien de la feuille, du silence originel qui la tisse ; ensuite elle est nous-même parce que nous nous l’approprions comme une chose à douer de vie. L’art de regarder est simplement l’art de la métamorphose. Ce qui nous fait face et demeure en soi, il faut l’ouvrir et le porter à sa dignité, à sa parution dans l’ordre du langage. Car cette image parle. Et elle parle de mille façons, elle se vêt des mille dialectes qui sillonnent la terre à la vitesse de l’éclair.

Prenons un seul de ces langages. Celui, par exemple, de l’esthétique orientale développée par Hiroshige dans le Tôkaido, ce merveilleux « Monde Flottant » si délicat, cet art du paysage porté à son acmé. Sans doute, par simple analogie, nous pourrions voir une possible parenté. Nous pensons par exemple au 24° relais du chemin, nommé « Kanaya », emprunté par les pèlerins entre Edo et Kyôto.

Toutes les beautés du monde.

« Hiroshige25 kanaya » par Utagawa Hiroshige (歌川広重) .

Source : Wikipédia.

Nous pourrions y voir des fleuves identiques, un banc de sable ménageant deux bras, une élévation de rochers, une forêt de cryptomères que le vent traverse. Certes les voyageurs y sont absents et l’encre semble vide de présence humaine. Et pourtant, cette présence y est inscrite avec autant de certitude que la tache blanche du nuage qui se réverbère à la face de l’eau. Le voyageur, l’unique, c’est nous face à cette énigme que nous propose l’art, laquelle ne trouvera de résolution que dans notre confrontation à ce qui se présente. Et ce qui apparaît c’est le monde-pour-nous qui est toujours déjà là et que nous actualisons à chacune de nos rencontres. Toutes les beautés du monde naissent du regard que nous leur portons. Elles n’existent pas en elles-mêmes. Qu’en est-il de la majesté de la canopée, la nuit, lorsqu’aucun regard ne s’applique à en faire émerger le sens ? Nous disons : « Cette encre est belle », car nous l’énonçons comme une vérité. Une vérité pour nous. Une évidence pour le monde qui en est constamment détenteur à l’aune de notre propre décret.

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9 mars 2015 1 09 /03 /mars /2015 09:27
Etonnée d’être.

« Puberté »

Alexeï von Jawlensky.

Source : Eternels Eclairs.

C’est si troublant de surprendre une métamorphose en train de s’accomplir. Encore enfant avec la sagesse des nattes, les yeux absents au monde, interrogeant quelque question informulée. Peut-être l’étrangeté de la naissance. Ou bien les pattes de mouche du destin, sa marche de cristal, sa perte dans l’invisibilité des choses. Les couleurs sont à la peine, vaguement amniotiques avec des souvenirs d’outre-naissance, des sons aquatiques, des dialogues flous comme venus d’étonnantes catacombes. Le néant est encore si proche qui fait son bruit de succion, ses cataractes abortives, ses incantations de soufre.

Et pourtant l’âge est si proche, sur la pointe des pieds, qui ouvrira, toutes grandes, les portes de l’âge adulte, l’âge de raison puis la force de l’âge, puis le déclin et le cercle aura été parcouru dont on n’aura perçu ni le commencement, ni la fin. Une vie, cependant, aura eu lieu avec ses joies, ses feux de Bengale, ses lueurs éteintes, ses consternantes tragédies. Dans ce visage, il y a comme une hésitation à s’engager, une tentation à demeurer en arrière de soi, à se laisser bercer par les rives de l’enfance. Et déjà, pourtant, en filigrane, la femme se dessine. Le rose des pommettes qui dit l’émotion du premier amour, le nœud pourpre et le désir qui le maintient dressé pareil à un fanal, le carmin des lèvres qui énonce la gourmandise de vivre, d’épuiser les plaisirs jusqu’à se confondre avec le vol du papillon, la brûlure de l’alcool, la fièvre de l’amant.

C’est tout cela que nous dit le peintre. L’emploi de couleurs complémentaires aux tons violemment opposés est cette polémique qui s’installe entre la période de latence et celle de la turgescence, du bondissement dans l’existentiel bandé comme un arc. Quant au regard, s’il paraît absent, ce n’est que pour mieux nous abuser, nous, voyeurs naïfs. Il est déjà ce phare, certes retourné dans un mystérieux en-soi, mais aussi questionnant, avec la plus belle acuité qui soit, cela qui s’étend devant et appelle vers le somptueux destin, autrement dit la mort qui donne sens et amplitude à ce que nous sommes, là, dans le bref éclair d’une soudaine illumination. C’est pour cela que cette peinture est belle. C’est pour cette raison que nous nous y attardons.

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4 mars 2015 3 04 /03 /mars /2015 10:05
Pensive, le soir.

Edward Hopper - Automat -1927.

Source : Wikipédia.

Octobre s’éternisait dans des teintes de rouille. Des brumes flottaient à ras du sol et, le soir, la lumière grésillait à peine le long du rivage. Une manière de perdition dont il était difficile de s’extraire. L’hôtel comptait peu d’âmes, quelques exilés en mal de nostalgie ou bien d’étranges vacanciers hors du temps. La fenêtre de ma chambre donnait sur la lagune que cernait un chapelet de galets gris. C’était si tentant de demeurer là, dans ces heures sans consistance et de simplement regarder les vagues, au loin, faire leurs oscillations de lave. Une durée géologique qui ramenait à un vécu originel se perdant dans les plis de la mémoire. J’avais apporté quelques livres dont je tournais les pages plutôt que je ne les lisais. Inutiles et éphémères papillons se dissipant dans l’inconsistance du jour.

La journée a été longue à errer le long des flaques d’eau, à laisser le regard planer au-dessus des flots. Le crépuscule est tombé comme une soudaine chape de plomb et les passants s’y sont dilués dans les mailles d’une bure serrée. Je me suis assis à ma table habituelle, un journal à la main afin de dissiper cet ennui qui collait à la peau. Je ne vous ai pas aperçue tout de suite, isolée que vous étiez dans cette partie déserte du restaurant. Vous sembliez à mille lieues de cette ville d’eau et plus loin encore de vous-même, égarée en quelque endroit mystérieux. Vous buviez un café par petites gorgées. Aviez-vous peur de vous brûler ou bien était-ce une façon de prolonger l’instant en éternité ? « Oiseau de passage », voici ce qui surgissait en moi, vous regardant dans votre étrange posture. Vous n’aviez ôté ni votre capeline abricot, ni votre manteau couleur d’eau dont le col de fourrure accentuait le sérieux. Vous jambes étaient croisées dans un geste d’intime pudeur, votre regard absent pris dans la glu de quelque rêve. Et le cercle blanc de la table paraissait une fascination à laquelle vous ne pouviez vous soustraire. Aviez-vous au moins aperçu, sur le plat-bord de la baie vitrée, cette coupe de fruits semblable à une nature morte de Cézanne ? Les opalines du plafonnier dont la double rangée fuyait à l’horizon éclairaient-elles votre âme en quelque manière ? Ou bien étiez-vous au-delà, dans une étrange contrée dont on ne revenait pas ?

Longuement je vous ai observée alors que je n’existais pas. Pas plus que ce qui vous entourait dans la pure distraction. J’ai plié mon journal, suis monté dans ma chambre. La lune faisait sa traînée blanche sur l’éparpillement de la grève. Je fumais lentement, regardant les volutes dessiner leurs fuites souples. Oui, c’était bien votre silhouette qui s’imprimait sur la vitre de l’eau, là, au milieu des galets lissés de lumière. Vous avanciez vers la mer avec de lentes ondulations, pareille à un flux. Votre cape verte se distinguait si peu de la phosphorescence ambiante et votre capeline était une manière de braise éteinte. Etiez-vous une Ophélie à la recherche d’elle-même ? Une dissolution du jour dans le tissu de la nuit. J’ai tiré les rideaux sur la baie vitrée. J’ai éteint la lumière. Vous n’étiez plus, déjà, que cette ombre en partance que les étoiles ne voyaient même plus. Etiez-vous une Ophélie ?

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1 mars 2015 7 01 /03 /mars /2015 11:22
Pierres inventives du temps.

Nous regardons et nous voyons mais dans l’approximation de la vision. Sans doute s’agit-il de petites pierres levées dans le jour qui monte. De sable, donc de plage et de mer à proximité. Les ombres longues disent l’heure encore neuve et la disposition aux songes de la nuit. Des promeneurs, rares, pourraient cheminer, l’air absents, sur une levée de terre avec, vers le soleil, des marais semés des herbes vertes des vulpins, des lames des roseaux, des tubes des distiques terminés par leur mince plumet oscillant dans le vent océanique. Des enfants matinaux, munis de pelles et de râteaux, dresseraient les premières fortifications avec tourelles, mâchicoulis et inexpugnables donjons terminés par une feuille en guise d’oriflamme. Certes, nous pourrions voir tout cela et regagner notre demeure avec la satisfaction de celui qui sait. Mais, nous le sentons bien, il y aurait insuffisance à déployer cette vue immédiate des choses, à la tenir pour vraie et définitive.

Tout est métaphore nous disant en minces dramaturgies notre errance sur terre. Les vagues de sable, leur moutonnement, leurs mottes éteintes : la difficulté de s’y retrouver dans le fourmillement des hommes, dans la complexité du monde partout présente, dans le labyrinthe étroit des contingences. Les pierres : nous d’abord, en propre, genre de menhirs issus du sol, tendant vers le ciel, vers une félicité improbable, des mains rabotées telles des moignons et ne saisissant que l’absence d’être dans la courbure du jour. L’ombre portée : ce qui nous attache à la nuit, au mystère, à l’incompréhensible, au non-dit, à l’angoisse originelle, à notre propre finitude qui nous suit pas à pas et veille comme Cerbère, sur notre chute proche. Trois têtes du grand chien mythologique, l’une disant notre naissance, l’autre notre jeunesse, la dernière, enfin, notre vieillesse avec la trappe ouverte sur l’Hadès et le monde souterrain d’où nous venons, où nous nous ressourcerons comme dans un bain originel. Le dernier, le définitif, celui qui nomme la Trappe Majuscule par laquelle nous échappons au monde en même temps que nous nous soustrayons à nous-mêmes, nous qui n’avons jamais existé vraiment.

Ce que disent les pierres est toujours juste. Le temps géologique est la mesure exacte de l’homme, non son temps humain, mortel. Toujours nous sommes dépassés par ce que nous pensons posséder comme notre bien propre : notre mémoire, notre conscience, notre sentiment d’exister. Les pierres sont une grande sagesse. Rien de plus rigoureux que la teinte profonde de l’obsidienne, le tranchant du silex, la dureté du basalte. Cela, nous avons à en faire notre savoir immédiat et définitif. Il n’y a pas d’autre issue.

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26 février 2015 4 26 /02 /février /2015 15:02
Votre rencontre, un jour …

Votre rencontre, un jour, dans ce restaurant de la place Emile Zola. Un pur hasard du destin. A vrai dire, rien ne semblait incliner à nous rapprocher. Vous étiez cette femme de la bourgeoisie. Une manière d’inaccessible en soi. J’étais cet artiste en mal de création, en mal de moi. C’était là l’hypothèse la plus vraisemblable. Mais est-on jamais en mal de l’autre ? Ce serait si généreux, cette perte de soi, cette confluence avec l’amie et l’on ne serait plus qu’une même eau, oublieux de son propre ego. Mais il y a tant de choses qui nous occupent et toujours nous détournent d’un geste accompli, d’une décision portant l’être à l’intensité d’une vibration !

Vous étiez à contre-jour et la lumière enflammait votre généreuse blondeur, un feu de paille, pareil à la soudaineté de la passion. Si élégante dans votre robe-chemisier imprimée de fleurs légères que couvrait un cardigan de même teinte souligné d’un liseré de fil brillant. Vous lisiez une nouvelle de Stefan Zweig, « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme », fumant longuement, rêveusement, dans l’air si léger du printemps. Je souhaitais capter votre regard, ne serait-ce que pour apercevoir la couleur de vos yeux. Mais vous sembliez tellement absorbée par votre lecture. Votre repas terminé, vous vous êtes levée. Grande silhouette qu’élevaient encore de hauts escarpins vernis. Puis vous êtes sortie dans la brume de midi et je n’ai plus rien su de vous, sauf ce mince livre que vous aviez oublié sur un coin de table. Soudain, j’ai eu envie de faire votre portrait. Je savais que, grâce à lui, je pouvais rebondir, trouver une nouvelle impulsion.

Un air si cristallin qu’on le croirait destiné à ne plus devoir paraître. Votre livre, je l’ai lu, pensant à vous comme à cette Madame Henriette de la nouvelle qui part avec un jeune homme après l’avoir vu un seul jour dans cette pension de la Riviera où elle est descendue. Cet homme était-il, au moins un artiste ? Avait-il le même désir que le mien : vous posséder en traçant votre énigme au fusain sur la toile blanche ? A la fin de l’ouvrage, une carte discrète avec votre nom, votre adresse, votre numéro de téléphone. J’ai longuement hésité avant de vous appeler. C’était si étrange d’aborder une inconnue, de lui proposer de venir poser devant un peintre dont elle n’avait même pas aperçu le visage. Etonnement que le mien de vous voir accepter. Je suis derrière la verrière de mon atelier. J’attends. Votre voiture blanche s’est garée le long de la pelouse. Vous en descendez, dans le même vêtement qu’hier, vos escarpins aux pieds. Vous êtes si belle dans ce geste de la descente. Si belle, Henriette et je vous attends. Le fusain, entre mes doigts tremble comme les feuilles des charmes dans le silence du parc. Je vous attends, Henriette !

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25 février 2015 3 25 /02 /février /2015 19:41
Confluence des solitudes.

Longtemps j’erre dans la ville déserte. Je la rêve ainsi. Dépeuplée. Sans amour. Sans rencontre. Un genre d’absolu ivre de lui-même et rien qui puisse faire tache, éparpiller la vue sur autre que soi. « Ombilic des songes », eût dit le Poète Majuscule. Et son ombre rôde alentour avec son spectre décharné, ses cheveux de funambule, son regard fou. Oui, fou et pris de génie depuis le lieu de sa naissance, ici, sur cette terre atteinte de cécité, de mouvements hémiplégiques.

Comment ne pas reconnaître la force du verbe, ses gerbes de feu, ses « aérolithes mentaux », ses phosphorescences, ses « cosmogonies individuelles » ? Comment demeurer dans l’enceinte de son corps alors que voltigent comme mille braises les pointes acérées de l’intelligence ? Ce monde est un « théâtre de la cruauté », une outre vide et suffisante où soufflent les vents mauvais de la déréliction.

Longtemps j’erre dans la ville déserte. Je suis comme habité des signes magiques des Tarahumaras, les pétroglyphes cernent ma tête avec leurs sifflements de matrice rouge. Et, « par-dessous le néant s'élisent les bruits des grandes cloches au vent ». « C'est cette terre qui est mon corps » : c’est cela que je crie au vent dans le silence des feuilles et la stupeur est grande qui, soudain envahit la ville. Et les cloches se rapprochent avec leur carillon joyeux et l’on me tape sur l’épaule.

Devant moi, fumant le peyotl, le magique peyotl qui fait les yeux pareils à des astres, se tient, en blouse blanche, le Docteur Ferdière qu’accompagne Robert Desnos. Il me fixe de son regard plein de bonté et me dit : « Inutile Antoine Marie Joseph Paul, de vous prendre pour Artaud. La place est déjà prise. »

Ils pensent m’avoir eu, mais ils se trompent. Ils me croient à l’asile, là-bas à Rodez, derrière des murs épais et des barreaux encageant les fenêtres. Mais je suis ici, dans cette ville inconnue, au lieu de confluence des solitudes et le monde n’existe pas. Sur le dos des feuilles mortes, avec le feu de mon esprit, je viens de graver la sentence définitive, celle qui dit les "Nouvelles révélations de l'être" :

« ET L'IMAGE DE LA FOLIE DU MONDE S'EST INCARNÉE DANS UN TORTURÉ. »

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