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3 avril 2020 5 03 /04 /avril /2020 08:21
TENTATIONS HERMENEUTIQUES

                             Photographie : Blanc-Seing

 

***

 

 

  

   « Herméneutique », d’abord il s’agit de démystifier ce terme savant qui nous égare et ne nous livre que sa signification formelle - ce mot est beau comme bien d’autres mots énigmatiques qui nous demeurent inconnus -, mais nous sentons, sous cette forme, une réalité qui pourrait bien nous retenir et nous intéresser si, tout au moins, nous mettions sous ce vocable quelque chose de compréhensible. Mais, comme toujours, il convient d’avoir recours au dictionnaire :

   « Herméneutique : qui concerne, qui a pour objet l'interprétation des textes religieux ou philosophiques, en particulier des Écritures saintes ».

   Et nous prenons soin de rajouter, à l’appui de cet éclairage, une citation de Renan :

   « Il ne faut pas s'étonner que les modernes se permettent de censurer parfois les interprétations des philologues anciens ; car ils n'étaient guère plus compétents que nous pour la théorie scientifique de leur propre langue, et nous avons incontestablement des moyens herméneutiques qu'ils n'avaient pas ». [c’est moi qui souligne]

   Sans doute s’étonnera-t-on de trouver cette catégorie « exotique » concernant certains textes de « La Chair du milieu ». Ceci est, en effet, rien moins qu’étrange puisque le contenu de mes livres, s’il est pluriel, s’il concerne parfois le versant religieux de l’existence ou bien quelques considérations philosophiques, ne s’aventure jamais, cependant, dans l’exégèse des textes sacrés. Comment pourrait-il en être autrement puisque nulle formation aux langues anciennes n’a éclairé mon parcours, ce qui, en ce qui me concerne, constitue le lieu d’un évident regret. Combien j’ai admiré l’immense culture du cousin germain de mon père qui pratiquait le latin, le grec, le syriaque, l’araméen, l’hébreu et se penchait avec bonheur sur ces belles civilisations, berceau de l’écriture et de la langue.

   A l’origine, cette discipline herméneutique se focalisait essentiellement sur l’approche des Ecritures saintes, telle la Bible ou le Coran. Mais le sort de cette science s’est considérablement élargi au cours de l’Histoire (comme pour la plupart des démarches gnoséologiques), et son champ n’a cessé de progresser pour englober, à la Renaissance, l’étude des textes de l’Antiquité : alors elle prend le nom de « philologie ». Une extension toujours plus poussée de son domaine d’application a concerné « la réflexion philosophique interprétative, inventée par Friedrich Schleiermacher, développée par Wilhelm Dilthey et rénovée par Martin Heidegger et Hans-Georg Gadamer. » (Wikipédia).

   Au cours de son évolution, l’herméneutique est devenue une méthode générique touchant tous les domaines dans lesquels pouvaient se donner à voir un symbole, une allégorie, un signe sur lequel l’esprit humain pouvait déposer son empreinte, décrypter un sens.       « L'herméneutique trouve des applications dans la critique littéraire ou historique, dans le droit, dans la sociologie, en musique, en informatique, en théologie (domaine d'origine), ou même dans le cadre de la psychanalyse. » (Wikipédia).

   Autrement dit elle tend à se confondre avec la sémiotique dont la définition est la suivante : « Théorie générale des signes dans toutes leurs formes et dans toutes leurs manifestations ; théorie générale des représentations, des systèmes signifiants. » Ainsi arrive-t-on, par glissement successifs, à partir de l’origine religieuse et sacrée à une intégration d’activités et d’œuvres profanes au sein desquelles la littérature tient une large place, laquelle commence à subir l’incessante érosion de l’image.

   Si les débuts de cette belle discipline étaient placés sous l’emblème d’un long et patient labeur linguistique interrogeant morphologie, lexicographie, étymologie, maintenant on assiste à une prévalence des activités dont la cible privilégiée est largement iconique, notre société dévalorisant la langue au bénéfice presque absolu de l’image. Cette dernière devient la figure de proue du régime moderne de relation à l’objet. « Notre société sera une société du spectacle ou ne sera pas », pour parodier le titre du livre « prophétique » de Guy Debord. On ne peut comprendre l’évolution actuelle des groupes humains, le déplacement de leurs centres d’intérêt, si l’on fait l’économie de la perception d’une psychologie largement placée sous influence de la sphère médiatique, presse, télévision, réseaux sociaux.

   Mais peu importe, en définitive, le vocable utilisé, qu’il s’agisse « d’herméneutique », de « sémiotique », « d’investigation de l’iconicité », c’est la globalité de la démarche qui doit nous interroger afin qu’un SENS émergeant du réel, du symbolique ou de l’imaginaire nous permette de comprendre un peu mieux le destin du monde au sein duquel se développe le nôtre, dont notre existence rend compte au gré du cadre spatio-temporel toujours rencontré comme le schème structurant pour notre conscience. Mais, après ce nécessaire détour théorique, voici le moment venu de concrétiser mon propos et de tâcher de percer un peu les significations latentes qui s’inscrivent en creux dans les linéaments de l’image nous servant de modèle. Un tel type d’investigation aurait pu trouver son objet dans l’interprétation d’une peinture, d’une poésie ou bien d’un article de journal. L’essentiel demeurant le fait de comprendre et, partant de cette compréhension de l’objet, faire du sujet que nous sommes des consciences qui s’éclairent et progressent en direction d’un fragment supplémentaire de vérité.

   La photographie proposée est l’une parmi des milliers d’autres qui aurait pu être choisie. Pur hasard donc, lequel met en exergue l’immense prolifération du champ sémantique qui se déploie tout contre l’éventail ouvert de nos sensations. TOUT EST SENS, en effet, tel pourrait être la prémisse posée au seuil de toute représentation. Percevant, jamais nous ne sommes passifs, le crût-on. A l’arrière-plan de notre corps, dans sa densité matérielle et opaque, quelque chose vibrionne et étincelle qui a pour nom « conscience », pour thème opératoire le décryptage des milliers d’ébauches indicielles ou figurales qui viennent percuter le réseau actif de nos neurones, y déposer les sèmes qui, à bas bruit, après un métabolisme plus ou moins long dans le temps, trouveront le lieu de leur expansion. Car rien n’est jamais oublié. Ceci fait signe en direction de l’acte de réminiscence platonicienne (notre âme se souvient des Idées dont elle a fait l’expérience dans l’Intelligible), et de celui, plus proche de nous, de la remémoration proustienne, cette délicieuse « petite madeleine » qui, éblouissant la voûte de notre palais, vient jouer la sublime partition de la temporalité : confluence du passé et du présent, révélation coalescente de ces deux stances du temps, l’une infusant en l’autre, l’autre ne trouvant sa signification intime qu’en l’une. De là découle la nécessité, sinon l’urgence, d’interpréter ce que nous sommes en propre, que nul autre que nous (ni thérapeute, ni pédagogue, ni gourou d’aucune sorte) ne pourra accomplir à notre place car c’est en situant notre propre figure face à son intime réalité que nous pourrons nous accroître d’une pénétration supplémentaire qui n’est jamais que l’une des multiples et singulières facettes de notre être.

   Donc, ce paysage vient à moi de la même façon que je viens à lui et je ne pourrai mieux en percevoir les strates de sens qu’à procéder à une description phénoménologique de ceci qui m’est offert dans l’instant et, jamais, ne se reproduira. Je dois saisir au vol l’esprit du ciel, désoperculer la semence lourde de la terre, sentir la douce fragrance de l’air, débusquer cet animal, sans doute infime, peut-être un scarabée qui poinçonne le sable de sa marche illisible, être attentif à l’éclat solaire du genêt, à la touffe de thym plongeant dans le rose dragée puis le sombre de l’améthyste, percevoir le pelage de feu du renard (il se dissimule quelque part dans le massif de terre rouge et m’observe peut-être), poser mes pieds nus sur les grains de mica encore empreints de la fraîcheur nocturne.

   Je suis là, tout contre le paysage, simple élément de la belle symphonie qu’il déploie devant moi. Je suis le sans-distance, je suis la présence affinitaire, l’existence symbiotique, si bien qu’entre lui et moi l’espace se contracte, se réduit à la taille d’une relation duelle, d’une dyade. Nulle autre présence que la nôtre, ici, sur ce lieu pris d’un infini silence. Le paysage et moi avons créé un microcosme qui évince le doute et la confusion. Nous sommes en alliance, nous ne vivons que l’un par l’autre. Faisant abstraction du monde environnant, il n’y a plus que cette intime coalescence. Rien d’autre !  

   Par mon regard je crée la colline à l’horizon, parcourue de touffes végétales sauvages, je crée ces dalles de roches usées qui montent vers le ciel, je crée ces minces canyons, je les peuple des étranges figurants que modèle mon imaginaire, je crée les tabula rasa, je dessine leur ombre que sculpte la lumière, je crée les aspérités et les ondulations, je crée les taillis où dorment les lézards aux écailles brillantes. Je suis créé aussi en retour, puisqu’en cet instant magique je n’habite ma propre forme qu’informé, précisément, par cette Nature qui m’accueille et me donne acte en tant qu’être révélé par une altérité radicale qui, soudain, me fait différent de celui que je suis. Augmenté d’une nouvelle connaissance, irradié au feu de ce qui vient et se donne sans réserve dans la faille immensément creusée du jour.

   Comprendre le sol, l’air, la lumière, écouter les bruits, sentir le vent sur ma peau c’est essentiellement me comprendre moi-même pour la simple raison que je suis toujours auprès du monde dans l’immédiateté de mes sensations-perceptions, lesquelles feront leur chemin, se traduiront en concepts structurant mon entendement. Il y a pure avenance du sujet que je suis dans les allées du monde. Il y a connexion de l’être que je suis avec l’être qui surgit, là-devant, et m’invite à la fête de la rencontre, au dépliement de la joie. Comment pourrait-il en aller différemment ? C’est déjà un tel miracle que celui de sortir du néant, c’est déjà une telle prouesse que de voir ce qui vient à l’encontre et ne semble faire phénomène qu’à la mesure d’une commune révélation : le paysage se donne à ma conscience tout comme ma conscience en autorise l’émergence, la souple venue que rien ne pourra jamais démentir puisque ceci est le lieu d’une vérité. C’est ainsi, aux heures rares où se font les VRAIES rencontres, nulle place pour un subterfuge, nul passage d’un nuage ténébreux qui assombrirait les âmes. Tout coule de source et c’est une eau continue qui relie le même et le différent qui, en réalité, se conjuguent sous un ciel unique, une terre assemblée, un air en partage.

   Oui, car en ce moment décisif (pensons au « kairos », ce temps singulier, unique, non reproductible des anciens Grecs), ces collines rouges, ces arbrisseaux, l’arc-en-ciel subtil des teintes, la parure muette du ciel ne sont là qu’à être connus par ma présence hors toute autre présence. Pour cette simple et unique raison je m’apparais comme l’artisan potier qui façonne son oeuvre et lui donne les contours de sa parution. D’une manière analogique, je pétris cette matière mystérieuse et l’amène au plein de son être, tout autant qu’elle me sollicite et m’enjoint d’en rejoindre la somptueuse énigme. Il y a échange primordial de nos natures respectives, comme si, confronté à ce fragment de cosmos, mais cosmos tout de même, donc ordre du monde, je confiais mon propre chaos (ma contingence, ma déréliction, le caractère inavouable de ma finitude, donc le néant qui tresse mon intime condition), à son infinie sagesse et en recevais, en retour, un peu de cette impalpable félicité qui règne dans « ces espaces infinis ».

   Alors, prenant le contrepied de l’assertion pascalienne dans « Les Pensées », je pourrais délivrer l’affirmation suivante : « Le silence éternel de ces espaces infinis me comble », eh bien oui, il me comblerait car tout « enthousiasme » déborde celui qui en est l’objet, l’appelle à la connaissance d’une forme de « transcendance », certes bien « terrestre », mais combien douée des plus belles vertus. Tel « enthousiasme » évoqué par Rabelais dans le « Tiers Livre » sous ces termes : « délire sacré qui saisit l'interprète de la divinité; transport, exaltation du poète sous l'effet de l'inspiration ». (C’est moi qui souligne).

   Et, si je souligne aussi bien « l’exaltation » que le « poète », c’est en vue de faire apparaître l’incontournable présence de celui-ci, autant que la manifeste affirmation de celle-là. Car il ne saurait y avoir de poète sans « exaltation » (autre nom de « l’inspiration »), car il ne saurait y avoir de contact avec un sublime paysage sans qu’apparaisse l’empreinte de la poésie. Mais qu’est donc la poésie en son pli le plus intime, si ce n’est le geste langagier quintessencié au gré duquel le monde s’offre à nous dans son plus grand degré d’oblativité ? Rien ne se donne plus qu’un simple alexandrin dont la teneur est celle-là même dont l’homme est en quête lorsqu’il prétend à la sagesse. Car connaître, car comprendre est cette effervescence qui nous tire hors de nous afin que, délaissant un instant (juste l’éclair de la sublime intuition), nos assises biologiques nous puissions nous illuminer et goûter à quelque manne céleste dont nous pensions qu’elle nous était, de tout temps, inaccessible. C’est la joie intellectuelle purement orgastique qui fait de nous des êtres si légers, si aériens que nous pourrions nous mettre à léviter ou bien à voler si de terrestres attaches ne jouaient la partition implacable de la pesanteur.

   « Oui, voici, nous y sommes ! », telle pourrait être l’exclamation évidente d’individus auquel le rare d’une nouvelle cognition aurait été remis sans, pour autant, qu’une hypothétique dette puisse être attachée à ce don. Pure gratuité de cela même qui agrandit la conscience et se montre comme essentielle liberté. Car la connaissance, la compréhension, la jouissance de l’interprétation du réel sont d’impalpables entités mais qui portent loin, très loin dont jamais le voyage ne se termine puisque chaque nouveau progrès en détermine un autre et ainsi de suite, à l’infini. Pauvre misère en regard de ceci que la possession de biens matériels qui ne font qu’alourdir l’âme, l’entraver dans sa tentative constante de se doter du vol originel dont elle a connu l’ineffable nature.

   « Nous sommes un signe privé de sens », se désespère Hölderlin, le poète des poètes. Et pour quelle raison nous dit-il ceci ? Mais tout simplement, parce que, nous les hommes, ne savons plus le lieu réel de notre habitation. Raison pour laquelle le poète-penseur profère cette injonction : « Il faut habiter poétiquement la terre », ce qui, énoncé autrement, reviendrait à une invite à faire de notre être le sens d’une quête renouvelée, de même qu’à nous mettre en chemin sur la trace de l’être-des-choses. Le monde est parsemé de milliards de signes, de traces, d’empreintes, de vestiges, de stigmates, de traînées, de méridiens qui n’ont de raison d’exister qu’à nous convier à la fête du décryptage de ce qui ne demeure occulté qu’au prix de notre naturelle paresse, de notre incoercible force d’inertie. Le jour durant, nous croisons les passées, les indices, les sceaux de la beauté, telle fleur, telle eau, tel visage qui rayonnent et appellent  mais avons-nous au moins pris le temps de nous en préoccuper, de chercher à en lire la figure inquiète ou bien épanouie ? Avons-nous au moins tenté ceci en tant que la tâche la plus urgente qui nous échoit depuis que la terre accueille nos pas pressés ? Certes non.  Pour la plupart, nous préférons à cette action que nous jugeons pour le moins stoïque sinon totalement inutile, une avancée à l’aveugle sur des chemins moutonniers qui nous rassurent mais, en réalité, ne font que nous aliéner.

   Mais, plutôt que d’argumenter dans le vide, il nous faut remonter à l’aube du siècle précédent et écouter le sociologue Max Weber prononcer la phrase quasiment prophétique qui s’applique au processus de la modernité : « désenchantement du monde ». Voici, résumée en trois mots lourds de sens, la sentence qui nous livre la clé de compréhension de la « tragédie » humaine. La découverte des techniques, l’accélération sans cesse croissante du progrès, le consumérisme pléthorique, la perte des valeurs, le reniement des croyances anciennes, l’abandon des attitudes magiques, le déclin des religions  et de la spiritualité au profit d’une sécularisation enracinée dans un pur matérialisme, tout ceci a contribué à réduire toute activité « herméneutique » au sens large, c’est à dire que le profane a envahi et laminé toute tentative d’émergence du sacré. Or, sous ce dernier vocable il ne faut uniquement entendre la disposition à la foi ou la pratique de quelque liturgie, mais d’une façon bien plus vaste, « (Ce) qui est de l'ordre de l'esprit ou de l'âme, qui concerne sa vie, ses manifestations, qui est du domaine des valeurs morales et intellectuelles; (personne) qui étudie ce domaine. », comme nous le précise le « Trésor de la Langue Française ».

    Oui, chercher fiévreusement la « chair du milieu », cette pulpe intime des choses est le don le plus précieux qui nous ait été jamais remis. Il faut lutter sans cesse contre notre propre torpeur et nous interroger sur le destin de la plante, la tunique étincelante et métamorphique du caméléon, sur la nature de la lave qui sort, rougeoyante des entrailles de la terre et ne le fait nullement gratuitement. L’existence est constituée d’une chute perpétuelle d’événements qui s’incluent les uns les autres, de minces fragments qui ne trouvent la raison de leur présence qu’à être ramenés à cette infinie synthèse qui porte le beau nom de « Totalité ». La « merveille des merveilles » ! Cette dernière, la Totalité, nous avons à en approcher l’exception et nous n’aurons nul repos qui ne ferait que différer notre satiété. Insuffisamment alimenté notre esprit crie famine et notre corps se dessèche à n’être plus innervé que de pure contingence. Oui, il faut ouvrir le réel, marcher au centre de la clairière, là où la lumière dissipe les ombres du doute et de l’inconnaissance.

   Mais, ici, il faut en venir à l’explication du titre qui affecte cette catégorie : « Tentations herméneutiques ». S’emparant de ce dernier, le lecteur sent bien un genre d’incohérence, d’énoncé biaisé, de proposition en quelque sorte « illogique ». Et l’on pense à la forme canonique qui eût dû prévaloir, à savoir « Tentatives herméneutiques ». Car la « tentation » s’inscrit inévitablement dans la catégorie du péché et de la faute, donc dans un simple processus moral ou religieux, lequel suppose le passage par une pénitence afin que la faute puisse être expiée et reçoive ainsi son absolution. Mais, en réalité la « tentative » porte en elle la « tentation » pour la seule raison que le phénomène de la compréhension est si complexe que nous doutons toujours d’avoir suffisamment compris, en adéquation avec la parole ou bien l’écrit d’un locuteur ou encore dans notre face à face avec un texte. Dès lors nous nous sentons coupables comme si nous avions trahi l’émetteur de la pensée que nous soumettons à notre propre jugement. Dès l’instant où un écrit devient extrêmement élaboré, sous l’égide de multiples concepts qui jouent en écho les uns avec les autres, nous progressons dans un tel labyrinthe que la machette la plus experte aura bien du mal à frayer notre chemin au milieu de la jungle interprétative et de désocclusion de cet inconnu qui nous attire, nous fascine mais se dote des moyens de défense les plus sophistiqués qui soient. A titre d’exemple, un court extrait tiré de la « Phénoménologie de l’esprit » de Hegel, traduit par l’un de ses exégètes et commenté par Alexandre Kojève :

   Commentaire de Kojève : « Mais la Mort « dialectique » est plus qu’une simple fin ou limite imposée du dehors. Si la Mort est une « apparition » de la Négativité, la Liberté en est une autre, comme nous le savons. La Mort et la Liberté ne sont donc que deux aspects (« phénoménologiques ») d’une seule et même chose, de sorte que dire : « mortel » c’est dire « libre », et inversement. Et Hegel l’affirme effectivement à plusieurs reprises, notamment dans son passage de son écrit sur le « Droit naturel » (1802).

   Il y dit ceci (vol ; VII. P. 370, 1. 10-13) :

   Texte du traducteur : « Cet Absolu-négatif-ou-négateur, la liberté pure, est dans son apparition (Erscheinung) la mort ; et par la faculté (Fähigkeit) de la mort le Sujet [= Homme] se démontre (erweist sich) comme [étant] libre et absolument élevé (erhaben) au-dessus de toute contrainte (Zwang). »

   Or la compréhension  de cette thèse philosophique, bien loin d’être immédiate, suppose déjà, chez le lecteur, une « pré-compréhension » des notions qui y sont exposées. Pour l’exemple cité il sera indispensable de disposer d’un savoir suffisant au sujet de Dialectique et Négativité, ainsi que leur rapport avec la Liberté. Il faudra, par exemple, avoir été informé de ce concept qui paraît pour le moins « illogique », sinon franchement « aporétique », énonçant que toute mort est liberté. Non seulement un réflexe strictement défensif réfutera cette connexion même car l’homme, toujours, considèrera, en première analyse, la mort comme l’aliénation suprême avec laquelle rien ne pourra se comparer. Or, le « problème » de la compréhension est qu’elle n’emprunte pas toujours les sentiers de la logique ou du traditionnel « bon sens ». De toute manière ceci ne résulte que d’une conception naïve de l’intégration d’un langage autre que le sien, lequel est toujours un « tout-autre », donc une étrangeté dont il faudra bien s’arranger faute de pouvoir en saisir l’entièreté.

   Que l’association de deux mots apparemment aussi antinomiques que « Mort » et « Liberté »  constitue un puissant répulsif  pour le sujet qui en prend conscience pour la première fois, ceci n’est pas simplement « compréhensible », c’est « naturel », c'est-à-dire lié à une Loi de la Nature. La mort est disparition pure et simple d’une entité vivante, arrêt brutal, violente syncope, et en définitive, perte sidérale du sens. Accepter l’idée hégélienne de Liberté coalescente à la Mort ne peut s’envisager qu’après avoir effectué un réel travail conceptuel au terme duquel cette association pourra dévoiler son caractère de vérité. Il suffira de faire un détour par la conception du Suicide en tant que Liberté. Je cite à nouveau Kojève :

   « En passant au plan « phénoménologique » on voit que le suicide, ou la mort volontaire sans « nécessité vitale », est la « manifestation » la plus évidente de la Négativité ou de la Liberté. Car se donner la mort pour échapper à une situation donnée à laquelle on est biologiquement adapté (puisqu’on pourrait continuer à y vivre), c’est manifester son indépendance vis-à-vis d’elle, c'est-à-dire son autonomie ou sa liberté. »

   Et cette « pré-compréhension » fait appel à la notion de conceptualisation du savoir, lequel est forcément subjectif, singulier, lié à la diversité des expériences, toujours opposé à cet Universel qui est la seule cible à atteindre afin que l’inconnu, dévoilant son être, nous devienne connu, familier et qu’il puisse enfin faire partie intégrante de notre propre conscience.

   Combien l’on voit, ici, l’incroyable complexité de toute tentative de s’approprier une culture, des thèses, une science, des conceptions, une philosophie dont nous ne possédons à peu près rien sinon de vagues intuitions. C’est sans doute le problème de la traduction qui permet le mieux d’appréhender la notion essentielle de la compréhension-interprétation. La question réelle est de savoir comment nous pouvons faire nôtre une pensée étrangère sans en déformer l’esprit. L’on comprendra aisément la difficulté à simplement énumérer le nombre d’opérations successives qui sont mises en jeu, chacune d’entre elles constituant le danger d’une altération du contenu soumis à la sagacité de multiples et subjectifs agents. La pensée partant de son auteur connaît un certain nombre de « passages » qui sont autant de possibilités d’altération du message originel : le lecteur-traducteur, la transposition de la langue initiale en une autre qui ne résulte jamais d’une équivalence forme à forme mais suppose la maîtrise des figures idiomatiques idoines, le lecteur enfin qui synthétise les tâches précédentes et a le lourd devoir de donner au texte l’ampleur et l’authenticité qu’il mérite. Infinité de filtres successifs superposés qui sont le lieu d’inévitables métamorphoses. Souvent la traduction est un pis aller, raison pour laquelle la plupart des traducteurs prennent soin, entre parenthèse, d’indiquer le terme princeps qui contient la véritable signification de la notion évoquée. Pour le cas de Hegel, par exemple :

   Ainsi « Bewustsein » pour l’en-soi ou la conscience au sens strict.

   « Selbstbewusstsein » en tant que pour-soi ou conscience de soi.

   « Vernunft » pour la conscience intégrale.

   Outre que ces mots synthétiques représentent une certaine économie de la langue, ils sont attachés à une histoire de la philosophie qui est essentiellement d’origine allemande. Un sens y est inscrit qui, parfois, ne se retrouve pas dans une autre langue. Chaque langue possède son génie qu’une autre possède également mais rarement les génies des langues peuvent-ils se superposer, si bien que les textes fondamentaux, notamment ceux des « grands » philosophes ne devraient se lire que dans le lexique originel faute, sinon, de distorsions, parfois de graves contresens qui obèrent toute possibilité fine de compréhension. A l’appui de ces assertions, je communique, ci-dessous, le travail de traduction en profondeur effectué par Guy Feler sur la « Préface de la Phénoménologie de l’esprit », assorti des pertinentes remarques faisant nécessairement partie de l’éthique dont toute traduction doit être le lieu.

   Au vu des exemples cités l’on comprendra aisément l’immense gageure que représente la transposition d’une pensée dans une langue autre que la sienne et, si l’on peut dire, le « miracle » que constitue l’exactitude (il conviendrait mieux de dire « l’approximation ») d’une traduction donnant accès à une pluralité de concepts. Certains mots affectés d’une évidente polysémie constituent le cauchemar des savants qui se penchent d’une manière herméneutique sur des corpus dont, pour le moins, l’on peut dire qu’ils sont complexes. Guy Feller en cite quelques uns qui posent quantité de cas de conscience à ces esthètes du langage.

   Ainsi des mots tels que « geistig ; das Geistige ; der Geist [signifient] "psychique; le psychique; l'esprit": Geistig est d'ordinaire traduit par "spirituel". Vient en effet de der Geist / "l'esprit". Mais c'est un esprit qui pense selon die Substanz / "le substrat"  et la logique, ou du moins le devrait selon Hegel, plutôt que d'un esprit en exaltationBegeisterung, comme chez Schelling, ou se perdant dans le geistlich, le spirituel religieux. Car cet esprit est celui des temps nouveaux (1807), et tel que Hegel le conçoit ou du moins le préconise, il vise au vrai et à la scienceAlors cet esprit qui se veut rationnel et animé par le vrai, bref à être wissenschaftlich / "scientifique", nous semble mieux invoqué par "psychique" que par "spirituel", qui est un mot trop équivoque. »  [c’est moi qui souligne]

   Les variations de sens sont infinies qui, pour les mots forgés autour de « Geist », peuvent se décliner en « psychique », « esprit qui pense selon le substrat » (lequel substrat comporte au moins deux acceptions fondamentalement éloignées : la chose matérielle, le substrat de toute nature, ..." et Substanz qui serait un support plutôt conceptuel des idées ou de la connaissance), puis « esprit d’exaltation » comme on pourrait le trouver chez un spirituel au cours d’une extase, ou bien encore, selon la pente hégélienne, le « rationnel » cherchant le vrai dans la science, dont il est dit que « psychique » conviendrait mieux que « spirituel », celui-ci étant trop orienté en direction de la sphère religieuse, alors que celui-là vise le concept se développant au centre de la raison.

   Cette multiplicité des approches signifiantes apparaît clairement compte tenu de l’aréopage de traducteurs de Hegel au nombre desquels l’on compte de très beaux esprits comme Jean Hyppolite, Bernard Bourgeois, Jean-Pierre Lefebvre, G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, tous éminents philosophes, académiciens, germanistes, historiens de la philosophie, chacun prétendant (et leurs disciples également) délivrer la pensée hégélienne selon la vérité. En réalité il ne s’agit là que de la conséquence inévitable de la complexité humaine qui infuse dans le choix des mots censés traduire avec fidélité une pensée.

   Alors se pose une bien légitime interrogation : le travail de compréhension-interprétation, lequel ne peut s’accomplir qu’à la hauteur de règles éthiques (on ne saurait trahir une pensée), peut-il, cependant, s’affranchir de certaines contraintes et laisser la place à une visée subjective, particulière qui, surgissant avec audace, sans pour autant constituer une « pensée intempestive », donnerait de l’ampleur à certaines thèses, en infirmerait d’autres, proposerait des pistes jusqu’ici non encore explorées ? L’on rejoint ici le concept original heideggérien de « l’impensé », lequel ouvre de nouveaux horizons de réflexion insoupçonnés en découvrant tout un pan de connaissance qui, jusque là, avait été ignoré ou bien était demeuré en retrait, occulté. Ce faisant apparaissent de nouveaux paradigmes qui façonnent le Dasein, lui ouvrent un monde, tout comme sa présence à soi se trouvera augmentée de cette nouvelle vision des choses : « Face aux paroles et aphorismes énigmatiques prononcés par Parménide, Héraclite ou Anaximandre, il est vain d'y rechercher une pensée qu'il suffirait de « délivrer » par l'étymologie ou la philologie. Pour Heidegger ces paroles ne parleront à nouveau « qu'à celui qui s'avancera à leur rencontre, à la recherche non de la pensée qu'elles contiendraient mais de l'expérience vitale qu'elles rendaient possible ». (Wikipédia).

   Tous ces problèmes de compréhension présentent un caractère redoutablement sibyllin puisqu’ils se trouvent à la confluence de la nature profonde des langues, mais aussi de l’essence humaine qui mobilise psychologie, situations réellement expérimentées, affinités électives, inclinations singulières, parfois adhésion à des systèmes de pensée ou bien à des dogmes. Jamais nous ne penserons mieux, ne comprendrons mieux, n’interprèteront mieux que dans les limites de notre propre identité. C’est ce que tentent de faire au mieux les textes situés à l’intérieur de cette catégorie. Publiant un article, il reste seulement à dire « alea jacta est », puisque, aussi bien, plus rien ne m’appartient et que le sort de l’écriture dépend totalement du lecteur. Une liberté qui en appelle une autre.  Comprendrons-nous jamais cette colline tachée de rouge qui inaugurait cet article ?

 

 

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6 juillet 2019 6 06 /07 /juillet /2019 12:21
NOUVELLES

(Laetitia, détail, huile sur toile)

Œuvre : Assunta Genovesio

(Sujet d’une « nouvelle »)

 

***

 

 

   Puisque la catégorie ici abordée concerne les « Nouvelles », il faut aller voir du côté des nouvelles littéraires afin d’approcher correctement le sujet traité. Et d’abord en donner une définition telle que celle précisée dans Wikipédia :

   « Une nouvelle est un récit habituellement court. Apparu à la fin du Moyen Âge, ce genre littéraire était alors proche du roman et d'inspiration réaliste, se distinguant peu du conte. À partir du XIX° siècle, les auteurs ont progressivement développé d'autres possibilités du genre, en s'appuyant sur la concentration de l'histoire pour renforcer l'effet de celle-ci sur le lecteur, par exemple par une chute surprenante. Les thèmes se sont également élargis : la nouvelle est devenue une forme privilégiée de la littérature fantastique, policière, et de science-fiction. »

   Si je tiens compte des caractères qui inscrivent à la cimaise d’une écriture le terme de « nouvelle », alors mes écrits recevant un nom identique constitueraient, en quelque sorte, une manière « d’anti-nouvelle », tant mes textes s’éloignent des multiples codes qui semblent en régir les conditions d’effectuation. Rien n’est plus contraignant que de s’inspirer d’une « grille d’écriture » dans le simple souci de correspondre à l’architecture de tel ou tel genre imposé par des normes qui seraient devenues de pures conventions. Ainsi de nombreux concours d’écriture, le plus souvent du reste de « nouvelles », demandent-ils à l’auteur de s’inscrire dans une structure fixée à l’avance, ce qui, bien évidemment, ne peut que mettre à mal l’autonomie de l’écriture et l’activité imaginaire qui lui est le plus souvent associée.

   Les textes que je propose au lecteur, à la lectrice, sous la rubrique de « nouvelles », méritent donc cette dénomination au seul prétexte de leur brièveté. Quant à « l’inspiration réaliste », si mes histoires semblent presque toujours partir d’un thème réel, elles n’en sont pas moins des créations imaginaires, sinon singulièrement fantasmées. En quelque sorte un genre « d’idéal » qui trouverait, en un certain temps privilégié, en un lieu utopique, les conditions de sa réalisation. Pour ce qui est de « la chute surprenante », elles invalident le plus souvent cet aspect de couperet final qui semblerait constituer la spécificité de ce type de narration. Non seulement mes « contes » ne chutent pas mais ils demeurent dans une manière de flottaison, demandant au lecteur de prolonger la lecture au seul gré de son imaginaire.

   Et mes textes ne s’inscrivent nullement dans le droit fil de la littérature fantastique (il faut aller voir, dans « La chair du milieu », du côté de « néo-fantastique » pour en trouver quelques exemples), pas plus qu’ils ne sont intrigue policière ou œuvre de science-fiction. Il me paraît toujours très dommageable d’enfermer une écriture (dont le critère majeur semble être celui d’une pure disposition de soi à soi) dans les rets d’un formalisme qui n’apporte rien, sinon la répétition conventionnelle de stéréotypes sociaux ou culturels qui en restreignent singulièrement la portée. Rien de plus agréable, pour le lecteur, la lectrice, du moins j’en fais l’hypothèse, que la rencontre d’un récit où souffle la libre parole de l’invention. C’est du moins le choix que j’ai fait dans l’écriture de ces « instantanés ».

  

    Brève incise sur la nouvelle « classique ».

  

   Ce que je dis de mes « nouvelles », peut-être n’en méritent-elles le nom, n’infirme en rien la valeur de ce genre dont Guy de Maupassant fut l’un des maîtres les plus avisés. Je prendrai seulement l’exemple de « Boule de suif », que Gustave Flaubert qualifia de « chef-d’œuvre », de manière à faire ressortir, par simple effet de contraste, les différences essentielles entre cette écriture que l’on pourrait qualifier « d’historique » (située dans le courant historique littéraire) et celle qui a cours dans ces « brèves » (sans doute ce prédicat eût-il été préférable ?), que je publie à intervalles réguliers. L’avantage d’une telle nomination se trouve essentiellement dans la valeur générique qu’elle propose dans sa connotation même. Tout peut y trouver le lieu de son expression à la simple exigence d’un exposé limité dans le temps et l’espace.

    Développant la thématique de « Boule de suif », voici ce qui apparaît dans la conception exposée dans Wikipédia :

      « […] l'histoire, inspirée d'un fait divers, se déroule pendant la guerre de 1870 : dix personnes fuyant Rouen envahie par les Prussiens ont pris place dans une diligence. Parmi elles, Élisabeth Rousset, prostituée surnommée jadis « Boule de Suif » à cause de son embonpoint, se donnera à un officier prussien pour sauver les autres voyageurs qui pourtant la méprisent. L'espace clos de la diligence fait ressortir les faiblesses de ces personnages de différents milieux sociaux (nobles, bourgeois, commerçants, religieux, populaires) confrontés au malheur des vaincus : fausseté et bassesse se révèlent alors. Les thèmes évoqués dans ce cadre de la guerre sont l'obsession alimentaire, le sentiment de la liberté perdue, la crainte de l'occupant et surtout l'hypocrisie de la société de l'époque ».

   Décrire le réalisme de cette scène revient, tout simplement, à en explorer les facettes éminemment concrètes (un document en quelque sorte), lesquelles facettes plongent leurs racines dans le labyrinthe souvent étroit des convenances mondaines de la quotidienneté. Ainsi, du réel, rien ne nous est épargné. La période est datée, 1870 : on est en pleine guerre franco-prussienne, bientôt la Commune de Paris et sa « Semaine sanglante ». Dans le domaine des arts plastiques, Paul Cézanne peint « L’Estaque » ; Claude Monet « L’Hôtel des Roches Noires » à Trouville ; Edouard Manet « Effet de neige à Petit-Montrouge ». Le réel est donc exalté, la nature radiographiée, l’histoire de la nouvelle n’est pas seulement vraisemblable, elle est vivante, incarnée en des existants dont, chaque jour, on peut croiser la route. La prostituée a un nom, Elisabeth Rousset, elle n’échappe nullement à sa condition puisque c’est son corps qui constituera la monnaie d’échange, le Prussien épargnant ainsi la vie de ses compagnons de voyage. Les sentiments ne sont rien moins que communs, sinon plongeant parfois dans la ténèbre et la fange humaine,  les préoccupations se situent dans la sphère de l’immédiateté et d’une survie à assurer coûte que coûte.

   C’est donc en prenant, en quelque manière, le contrepied de cette entreprise littéraire que mes courts récits pourront trouver à se situer. Si, chez Maupassant, les personnages sont liés les uns aux autres, enchaînés par leur logique sociale, aliénés par la loi d’airain de leur destin, dans «La Chair du milieu», ils sont infiniment libres d’eux-mêmes, entièrement indéterminés car ils n’ont guère plus de consistance que la fantaisie de leur imaginaire. C’est pour cette raison que leur « quête amoureuse » ne trouve jamais la logique qui ferait que leur désir se solde par un acte, mais au contraire, celui-ci demeure en puissance, seule empreinte théorique, image contemplée sur l’écran d’un cinéma symbolique. Pour ainsi dire ils n’ont nul destin, se confient aux étranges et bienfaisants hasards qui les portent ici où là (ils n’ont pas de lieu, d’espace qui les riverait à un sol, les contraindrait à la possession d’une terre), ils sont libres chacun de soi et ceci ne peut avoir lieu que parce qu’ils ne sont que les reflets l’un de l’autre, de pures existences narcissiques.

   Sans doute ce caractère volontiers « fantasque » résulte-t-il des effets de la modernité. Si le classicisme, tel celui de la tragédie antique, situait ses acteurs dans l’irrémissible d’une situation sans issue (Ils DEVAIENT FAIRE ceci ou bien cela), les protagonistes de la « brève », au contraire, flottent dans une perpétuelle indécision qui est leur faculté la plus immédiate. Se dégageant de la sentence sartrienne « l’enfer c’est les autres » (le regard de l’autre, toujours, m’aliène), ils dérivent vers un infini qui les accueille et s’ouvre au fur et à mesure qu’ils en parcourent les coursives de cristal. L’on pourrait dire, à seulement observer leur longue dérive, souvent leur irrésolution à exister : « l’enfer c’est moi ». Or les personnages, le narrateur-homme, la rencontre-de-hasard-femme, sont des êtres qui, sans doute, ne se justifient qu’à susciter une brève réunion, pensant peut-être, à leur insu, que deux enfers peuvent faire un paradis.

   En réalité ce n’est nullement le regard de l’autre qui les aliène, c’est leur propre regard qui les condamne à une éternelle errance dont ils semblent tirer, paradoxalement, un genre de profit. Ainsi, demeurer dans la marge, se situer dans une zone de clair-obscur, s’adonner au jeu d’une séduction qui pratique le surplace, autorise tous les futurs, toutes les audaces et plonge les protagonistes dans une vibration d’un désir infini qui, plutôt que d’être fermeture et condamnation, alimente une condition fantasmatique qui pourrait correspondre avec le plus de précision à leur singulière essence. C’est comme si, en fait, ils oscillaient sur quelque câble tendu au-dessus du vide (la liberté) redoutant de tomber dans l’abîme (l’aliénation). Ils sont d’incroyables funambules, des êtres métamorphiques, des nymphes attachées encore à leur état larvaire antérieur alors qu’ils croissent lentement vers le stade final de l’imago que, vraisemblablement, ils n’atteindront jamais pour la simple raison qu’accepter ceci serait l’équivalent d’une chute dans l’exister.

   Or ce qu’ils veulent depuis le fondement même de ce qu’ils sont : demeurer dans leur être, se situer au seuil d’une possibilité qui pourrait toujours avoir lieu mais dont ils redoutent qu’elle ne devienne l’équivalent de la geôle d’un choix définitif. Ils se définissent « comme libres » (l’est-on jamais ?),  à demeurer sur cette fragile ligne de crête qui les maintient à égale distance de cet adret qu’ils perçoivent trop lumineux, de cet ubac dont ils s’effraient, par avance, de rejoindre l’ombre. Or le lien accompli, l’alliance consommée, les désirs actualisés, voici que se donnent, dans leur plus cruelle envergure, les coups bas et les chausse-trappes, les amours maléfiques dès que consommées, les désirs usés à la pointe du jour dans la lumière aurorale qui dissout la douceur de fruit des étreintes. Maintenant les étreintes sont bardées de contingence, maintenant elles se donnent tel un constant pugilat dont jamais nul ne ressort victorieux. Seulement harassé, dans l’attente que ceci qui a été possédé (rien en vérité qu’un songe devenu chair), redevienne le lieu d’une hypothétique félicité.

    Autrement dit, ils ne sont que des images, des miroirs se réverbérant l’un dans l’autre, des axiomes qui se posent sans jamais connaître la fin qui les accomplirait. Ils sont cette essence de la liberté qui, pour être insaisissable, ne peut se loger que dans les rêves éveillés, les songes creux ou bien les manifestations éthérées de la sphère poétique. A ce flou de l’être correspond, la plupart du temps, un érotisme discret, pareil au vol de la libellule. La « possession » de l’autre n’est que possession de soi. Exaltation de la subjectivité, mise en exergue de la solitude qui est le caractère princeps de l’existence postmoderne. Culture et passion d’un style de vie qui pourraient être ceux du stoïcisme (légitimation d’une beauté  et d’un bonheur intérieurs qui ne s’accomplissent qu’à l’aune d’une acceptation de ce monde qui est là et se donne tel qu’il est), comportement mâtiné d’une touche d’esthétisme décadent  qui se traduit essentiellement par un lyrisme qui, jamais, ne semblerait trouver ses limites, par une manière un peu surannée de pratiquer l’art de l’approche. Une avancée à fleurets mouchetés, un désir qui ne se dit pas, une volonté qui demeure en retrait comme si, la laisser se manifester, compromettrait pour toujours le début d’une mince histoire.

   Parfois même, ce jeu de l’immobilité, du sans-parole, du bourgeonnement à fleur de peau induit une façon de sentiment océanique bien proche d’une extase et d’une fusion avec cette nature qui accueille. En une certaine manière un « naturalisme «  est rejeté, celui qui résulte du sentiment naïf d’une présence quasiment « physiologique » du paysage, d’une terre-cheville-ouvrière du paysan, d’un ciel traversé d’hommes-machines-volantes, d’une eau que n’habiterait qu’un « Pêcheur d’Islande », document ethnologique à la Pierre Loti trouvant, dans les mailles serrées d’un filet réaliste, les raisons mêmes de son écriture.

   Cette nature que l’on recherche, avec laquelle on fait corps, comme on fait corps-symbolique avec la probable amante, est objet de fusion immédiate, de chair comblée dans l’attente qu’une autre, celle hallucinée, entrevue dans l’éclair d’une porte sur le point de se refermer ou aperçue entre deux trains sur un quai de gare vienne se loger, sinon dans cette chambre-ci, dans ce boudoir-là, mais dans l’aire infiniment ouverte d’un espoir qui se confond vite avec son contraire, cette désillusion qui est la flamme négative que toujours les amants veulent rallumer afin que la mort de leur union ne se révèle en tant que seul objet clôturant la scène. Alors se crée cette étrange lumière qui crépite, cette clarté ubiquitaire qui se donne selon le rythme alterné d’une illusion précédant une désillusion, ce cycle ne semblant jamais pouvoir refermer son cercle que dans le néant de la mort.

      Mais « à rebours » des décadents qui rejettent la nature, cette dernière doit être esthétisée, poétisée et le Solitaire des « brèves » l’identifie, en fin de compte,  à la puissance féminine qu’il cherche et redoute à la fois. Ne pas la connaître, en quelque sorte, consiste à mourir, mais la connaître parvient au même résultat car tout fantasme réalisé métamorphose l’amour qui était censé s’y abriter en redoutable arme de destruction : le rêve qui le tissait devient soudain le réel qui en déchire la toile et en montre les hideuses coutures. C’est comme la promesse d’une offrande qui vire au cauchemar lorsqu’elle ne se révèle qu’en tant que piège. Mais, afin de ne nullement disserter dans le vide, quelques extraits de textes commentés tâcheront de cerner de plus près la « réalité » de cette écriture.

 

   Extrait de « Silenzia »

 

   « Jamais personne ne s’immisçait dans la solitude de Silenzia. Jamais personne ne la distrayait dans l’écoute des sons qui la traversaient et la portaient au plein de son être. Il y avait une telle concordance, une telle effusion, un jeu si subtil de vases communicants. Silenzia ne s’éloignait de son corps que dans la proximité car les bruits l’habitaient de l’intérieur et ceux du dehors étaient des voix blanches, des vols de phalènes, des pliures de soie dans l’air exténué de beauté. Sa beauté à elle était tout intérieure, pareille à la chair couleur de corail qui dormait dans la conque d’une nacre et ne souhaitait que ceci, être disponible au flottement infini des choses ».

 

   Commentaires - Ce qui me paraît l’essentiel, ici, c’est bien que l’écriture se livre, dès l’abord, à un exercice de style. Poético-décadent pour dire vrai. Un style qui avance pour ne rien dire puisque, en tout état de cause, la situation qu’il est chargé de décrire est simplement l’irréel en son constant étonnement, en son illisible fluence.  Ce qui, d’emblée, est évincé, c’est le cadre spatio-temporel qui permettrait de situer, d’identifier ce mystérieux personnage. Son nom est déjà une gageure, Silenzia, celle d’une nomination atypique qui le renvoie, ce nom,  dans l’instant, au songe dont il semble provenir. Car ces « personnages » n’ont de sûre effectivité qu’à disparaître aux yeux des lecteurs. Le thème orphique de l’insaisissable rôde toujours tel un voleur à l’horizon de la brève. Toujours il s’agit de l’errance d’Orphée cherchant jusqu’à la folie son Eurydice. Toujours il s’agit, pour le narrateur (ces histoires, dans leur quasi-totalité, se disent à la première personne), d’évoluer au sein même de son propre état d’âme que lui renvoie, brillant et fascinant miroir, cette femme-ci ou bien cette femme-là qui ne sont en réalité que de rapides et éphémères incarnations d’une quête onirique permanente. A l’évidence, ce qu’apportent le rêve (fût-il nocturne ou bien diurne, éveillé), la fluctuation imaginative, c’est cet incroyable espace de liberté qui, cependant, connaît son inévitable revers d’ombre parce que le protagoniste qui s’y illustre ne revêt jamais que la figure d’une éternelle absence. La narration est constamment sur le mode de la fuite, sur celui de l’enchâssement, l’un en l’autre, de moments qui n’ont guère d’épaisseur, semblables à ces murs de papier qui habillent les parois des maisons de thé.

   Chaque personnage mis en scène est un solitaire qui fait face à une autre solitude. L’association des deux ne fait jamais place au lieu d’une fusion, d’une complétude, mais s’accroît de la désespérance tranquille de l’essence des choses dans leur plus troublante fugacité. Histoires où les sujets se croisent plus qu’ils ne se rencontrent, histoires du rapide clin d’œil, de la connivence soudain entrevue mais qui ne possède nulle durée, histoire sans histoire puisque c’est bien la climatique du sentiment autour de laquelle tout gravite sans que, jamais, le centre, le foyer, en puisse être atteint. Les êtres sont des êtres de papier, des insectes tout juste parvenus à leur imago, oui, ceci il faut le dire à nouveau, le répéter telle une monotone antienne, mais des êtres qui conservent leurs plus profondes attaches à ce stade de la nymphe qui les attire et les livre nus à leur propre métamorphose inaccomplie.

   Car cette dernière, toujours en voie de devenir, ne semble guère connaître qu’une temporalité indécise, sans réel fondement. Le passé se fond à même les réminiscences qu’il convoque, le présent vibrionne tel le vol fixe du colibri sans que jamais l’instant qui l’habite ne puisse être révélé. Quant au futur il s’annonce telle l’énigme qui se pose, laquelle ne peut trouver appui que sur « des voix blanches, des vols de phalènes, des pliures de soie », autant dire sur des incertitudes, des sols à la consistance de sable, des vortex qui en travaillent la fragile texture. La plupart du temps, ces fictions mettent en présence un  scrutateur de beauté privilégié, écrivain ou journaliste (quelqu’un qui ne vit donc que pour les mots, par les mots, donc se nourrit essentiellement de symboles), lequel observateur porte un regard fasciné sur la femme, le paysage, la femme à l’intérieur du paysage, le paysage à l’intérieur de la femme, le ruissellement d’une grâce infinie que la présence féminine, désirée, porte à son acmé.

   Sans doute cette écriture est-elle celle d’une mélancolie, d’une tristesse vacantes mais que féconde l’expérience, à proprement parler extatique, du possible amour qui se trame comme en filigrane, se donne comme l’ultime possibilité de l’homme de se connaître, de réaliser sa propre assomption au travers de cette altérité qu’il perçoit en tant que son propre fragment, exilé de lui. La singularité qui apparaît est bien celle d’une pure subjectivité qui ne demande que le comblement de son propre ego. Seulement ceci n’est qu’un vague ressenti du sujet, à peine conscient de cette entreprise hautement narcissique. Cependant une éthique est convoquée qui laisse dans l’entière liberté le vis-à-vis qui, d’une manière fugitive, aura été perçu comme le comblement d’un bonheur sur le point de se réaliser. Cet autre, aperçu au travers d’un rideau de tulle, fera de sa vie ce que bon lui semble, peut-être demeurer en soi et en goûter la vénéneuse présence. Oui, « vénéneuse » pour la simple raison qu’aucune solitude ne saurait trouver en soi les germes d’une satisfaction. Mais l’attente en tant qu’attente est ce doux frémissement de l’aube qui tarde à devenir jour et tire, de ce suspens, une intime joie.

   S’il y a « conquête », de la part de celui qui vit sur le mode de l’affût, elle n’est jamais qu’une théorie, une contemplation, un sentiment se levant à l’horizon de deux consciences qui, bientôt, seront, à nouveau, deux solitudes en quête d’un hypothétique amer auquel confier son erratique forme. Peut-être ne s’agit-il, en définitive, que de deux images se réverbérant l’une en l’autre le temps d’une brève illusion. Peut-être ?  Ce procédé de l’anaphore - utilisé à l’instant -,  qui conclut sans les refermer mes « nouvelles », constitue-t-il, sans doute, une invitation à poursuivre soi-même la fiction, à tâcher de résoudre un problème demeuré en suspens.  Lecteur, « fais ce que voudras ! ». Telle est la devise de l’abbaye de Thélème du bon Rabelais : seulement une utopie. Le lieu d’une libre aventure.

 

 

 

 

 

 

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