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17 décembre 2013 2 17 /12 /décembre /2013 09:27

 

Petite symphonie sylvestre.

 

 marc-bourlier.JPG

Œuvre de Marc Bourlier. 


 

 Mais qui sont donc ces énigmatiques personnages qui semblent nous dévisager depuis un autre monde ? Une outre-terre. Un outre-bois. Une outre-racine ? Une "écorcéité" n'ayant encore reçu nul prédicat ? Et, alors, qu'en serait-il de cette essence purement sylvestre qui nous intimerait l'ordre de nous fondre dans cette existence instinctivement rhizomatique ? Mais notre provenance supposée à partir de l'argile, mais notre turgescence de glaise aurait-elle quelque valeur fondatrice ? S'agirait-il d'autre chose que d'un mythe censé répondre à notre impatience à toujours fonder en raison ? "Mythe" et "Raison" : quel bizarre accouplement contre nature, quelle alliance de la carpe et du lapin. Quel surprenant oxymore ! Bien évidemment  il convient  de chercher l'antinomie plutôt du côté de la "réalité" que suppose un tel rapprochement, et non préférentiellement dans les cabrioles d'une figure de rhétorique. Car ce qui est étrange, c'est bien cette inclination de l'homme à se réfugier sous l'aile de l'ange gardien, à savoir la religion à laquelle il demande de l' assurer d'une possible origine.

  Mais qui dit "origine", dit enchaînement de causes et de conséquences, appel au souverain Principe de Raison. Mais le mythe ne saurait avoir affaire aux ressources d'une rigoureuse rationalité. Le mythe, par nature, n'a rien à expliquer ou bien à fonder puisqu'il est œuvre totalement imaginaire. Et voilà la faille, l'abîme par lequel l'humain se précipite tête la première dans les mailles de l'aporie. Demander que soit rendue raison et s'incliner devant l'icône, voici une démarche si singulière qu'elle comporte sa fin avant même qu'elle n'ait commencé.

   Mais qui sont-ils ces personnages en "bois flotté" pour nous livrer une aussi "inquiétante étrangeté" ? Sont-ils des personnages autonomes dont nous n'aurions pu saisir la confondante identité ? Ou bien s'inscrivent-ils en nous sur le mode de l'effraction, à la manière dont notre reflet s'inscrit dans la vitre qui nous fait face alors que notre image nous renvoie à nous-mêmes sans possibilité de fuite ? Topique quasiment freudienne, retour du même, donc du refoulé, du traumatique, d'une sourde angoisse qui, enfants, nous aurait saisis d'effroi et remonterait à la surface de la conscience avec des battements sinistres, des clapotis de "Radeau de la Méduse" ? "Bois flottés" de l'âme, non préhensibles, invisibles, indicibles, seulement perçus sur une épileptique  toile de fond, pareillement à un théâtre d'ombres chinoises.

  Oui, ces personnages sont des ombres, des manières de génies tutélaires surgis de quelque crypte afin de nous dire notre laborieux cheminement parmi la complexité des trajets, le toujours possible égarement, l'inévitable renfermement de la clairière au centre de la forêt punitive, la dernière, celle jouant à titre de finitude. Ils sont là, depuis leur fixité de branches, là à nous toiser de leurs regards troublants, à peine plus que des têtes d'épingles, identiquement aux divinités de l'Île de Pâques, ces immenses Moaïs aux yeux vides, ces stèles de pierre volcanique dont le regard se perd au loin, dans l'immensité du ciel où glissent les nuages. Rassemblés eux aussi, ces minces bâtons, soudés par un instinct grégaire qui les dépasse, dont ils ne perçoivent même pas le sens. Comme une longue interrogation métaphysique faisant ses vrilles jusqu'aux frontières d'un hypothétique arrière-monde, sans toutefois pouvoir en franchir la barrière d'étoupe et de goudron.

  C'est cela qu'expriment ces effigies d'écorces, ces croûtes de pin, ces nervures boisées en quête d'une possible existence. Leur prétention à figurer sur le praticable du monde, ils ne la doivent qu'à leur entêtement à s'immoler dans une compacte grégarité. Séparez-les, seulement par la pensée, et vous les verrez s'écrouler aussi facilement, avec autant d'évidence que les murailles de Jéricho  sous le souffle implacable de Dieu. Car, voyez-vous ils sont infiniment fragiles et c'est bien ce destin éphémère qui les pare d'un charme, d'une grâce dont nous serions bien en peine de tracer les contours. Ils sont, à la fois, les totems des peuples pauvres, mais aussi les tabous, les esprits vengeurs qui, la nuit, peuvent vider vos orbites avec la dextérité que met un bernard-l'hermite à sortir de sa coquille. Mais aussi, ils peuvent vous sauver d'un bien naturel désespoir. Comment me direz-vous ?

  Mais prenez donc un canif, une alène de cordonnier, quelques clous et un marteau, allez à la première écluse venue, vers l'aval, penchez-vous sur la plage de sable et cueillez donc ces minuscules personnages. Ils vous attendent depuis une éternité. Sans doute depuis vos premiers effrois de bambin et, comme lorsque vous étiez enfants, avec naïveté et sans un brin de malice, confectionnez donc ces petits bonhommes de la vie quotidienne. Et, surtout, ne réfléchissez pas. Ces touchants mannequins de bois, ces petites marionnettes, sculptez-les à l'aune de votre fantaisie, insufflez-leur la vie, donnez-leur une âme et laissez-les voguer au hasard des routes.

  "L'âme", vous me dites ? Ah, oui, l'âme, vous n'arrivez pas à les doter de ce principe qui, bientôt, va les animer ? Vous ne savez donc pas les habiller de cette "inquiétante étrangeté" dont nous nous entretenions il y a peu. Car, savez-vous, cette fameuse "inquiétante étrangeté", eh bien c'est tout simplement l'âme. C'est un travers de l'homme que d'inventer des mots, de forger des concepts, de faire appel à des idées générales ou bien à des métaphores éthérées dès l'instant où il ne voit plus clair dans cette matière du réel qui toujours se renouvelle à mesure qu'elle fuit. Eh bien, laissez tomber, cela vaudra mieux pour vous, cela sera un réconfort pour ces modestes compagnons qui ont bien besoin de cette âme pour continuer à regarder la grande pantomime des hommes depuis leur condition sylvestre. Quelle patience tout de même, quelle merveilleuse persistance à être dans cette immobilité éternelle ! Mais, au fait, avez-vous bien réfléchi à ce qu'ils sont en réalité ?

  "Des œuvres d'art", me dites-vous. Certes, mais encore ? Je vois, vous n'avez plus d'idée à proposer. "Oui, ce sont des… ou bien, des…" Mais ne vous fatiguez donc pas. Imaginez. Vous les arrosez d'alcool, vous craquez une allumette, l'approchez suffisamment pour que le feu, soudain, les enveloppe et les réduise d'abord en fumée, en cendres ensuite. Que reste-t-il alors ? Je vous vois comme désemparés ! Seriez-vous tourmentés ? Mais ne soyez pas si enclins au désespoir. Bien sûr vos yeux ne vous abusent pas et il ne reste plus, en effet, qu'une poussière grise que, bientôt, le vent dispersera. Mais ce qui jamais ne se dissoudra : l'art, l'âme. Je vous trouve bien songeurs, seriez-vous si attachés à cette matière qu'elle vous manque déjà ? Il en est toujours ainsi des choses qui s'élèvent deux coudées au-dessus de la réalité. C'est comme le vol de l'éphémère, on ne le perçoit bien que lorsqu'il s'absente de nous. Ces minces figures étaient vivantes, ces petits saltimbanques de la vie ordinaire, vous vous y étiez déjà attachés. Comment mieux vous prouver que par votre affection à leur égard, leur forme d'existence ? Étrange, tout de même, ces formes inanimées qui ont une âme. Le Poète avait raison ! Nous aussi qui, sans plus tarder, allons filer au bord de la rivière. Mais, seront-ils présents, ces aimables personnages qui, sans doute, hanteront nos nuits, le temps de nous rendre auprès de leur silhouette ? Seront-ils là, à nous attendre. Le bois, ça a de la patience, mais tout de même ! 

 

 

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 09:26

 

Le subtil parfum de la mémoire.

 

 

psm.JPG

 Source non identifiée.

 

 

L'écriture en partage. Facebook paraissant avoir pour vocation essentielle de favoriser le partage, le texte ci-après voudrait répondre à cette exigence. Manière d'écriture à 4 mains, d'entrelacement du texte de Pierre-Henry Sander avec le mien. Ecriture que prolonge une autre écriture dont nous souhaiterions que le lecteur s'empare afin de continuer la tâche entreprise.

 

Le texte en graphies rouges est le texte originel de son Auteur. Celui en graphies noires est mon apport personnel dont je souhaiterais qu'il soit perçu dans un prolongement tissé d'affinités avec cela qui fait sens et autorise ainsi la poursuite d'une mince tâche herméneutique. ]

 

   "La journée fut divine, à marquer de jolis mots parfaitement tracés sur une page blanche.. J'ai retrouvé avec les yeux de la mémoire la vieille maison rose de mon enfance... les yeux écarquillés.. ravi.. c'est le domaine enchanté parmi les vignes et les boqueteaux de chênes.. Nul paysage où je me sente plus intimement proche.. accordé.. ici, quelque chose de transcendant plane au-dessus de ma tête, et le deviner un instant provoque un grand trouble.. un étrange apaisement... Le soir tombe splendide au couchant drapé de rose.. je regarde, triste, s'éloigner et disparaitre les paysages et les visages chers à mon cœur.. je me sens subitement très seul.."

                                                                                                     Pierre-Henry Sander.

                                                                                                      

 

 

 "La journée fut divine, à marquer de jolis mots parfaitement tracés sur une page blanche..

  Quelle ardeur je mettais à écrire, à imprimer sur la plaine vierge de la feuille les stigmates de la joie! Etonnante formulation que celle-ci !  "Stigmates de la joie". Signes habituellement voués à figurer la douleur, à inciser la peau de Celui qui en est le témoin, comme pour commémorer une très lointaine mémoire, bien au-delà du temps. Cicatrices, blessures, plaies ouvertes qui jamais ne se referment. Et pourtant à cet instant-là, dans la chute des feuilles d'automne, sous la lumière rare du jour, entouré de mes chers ouvrages au maroquin vieilli, c'étaient bien des stigmates qui me visitaient, mais heureux, rayonnants, appliqués à faire revivre la belle ambroisie de ce qui fut et me parlait encore en termes sans doute désuets, mais ô combien lénifiants. Parfois la langue a-t-elle de ces fantaisies qui vous transportent bien au-delà de vous-même en une terre semée de douce argile. Terre parcourue de sillons, d'entailles à vif, de coulures souples de versoir, autant de "stigmates" venus du sol afin qu'en lui nous pussions renaître. C'est de cela dont j'étais affecté, hors de toute tristesse, échappant à quelque mélancolie qui se fût introduite en moi à mon insu. Une joie "naturelle", bucolique, manière de gemme coulant des bourgeons du passé avec toute l'indulgence qui se pût imaginer. Dans la pénombre de la bibliothèque, la plume glissait avec aisance, en courbes et déliés et je m'étonnai de la facilité avec laquelle mon existence, celle de mes aïeux trouvait à s'épancher comme l'eau coule de la source en un filet si limpide que nous ne le remarquons à peine. Le temps était une écume, l'espace de la pièce un flottement dont nulle contrariété n'aurait pu détourner le cours harmonieux. Tout coulait en douces affinités, tout glissait vers l'aval des jours avec une sobre élégance. Cela faisait si longtemps qu'un tel sentiment de plénitude ne m'avait visité. "Tempérament ombrageux, humeur vagabonde", se plaisait à dire mon Précepteur en des temps qui, maintenant, paraissent bien éloignés. Parfois un doute m'assaille qui me laisse au bord de quelque questionnement. Tout cela a-t-il vraiment existé ? Mon imagination est tellement empressée à vagabonder, à créer de toutes pièces un monde qui convienne à mes fantasques inclinations ! Mais qu'importe, voici qu'en retrouvant ma vieille demeure, je me retrouve moi-même, comme je l'aurais fait d'un ancien Compagnon dont la trace aurait été recouverte de nuées de cendre. Vivre le temps présent !

   J'ai retrouvé avec les yeux de la mémoire la vieille maison rose de mon enfance...

   Je ne me souvenais même plus de cette teinte usée, pareille à un bouquet de roses-thé. Mais l'odeur, cette sourde fragrance comme issue du ventre chaud des meubles, des interstices du parquet, de la terre toute proche, cette odeur ne m'a jamais quitté. Les senteurs ont-elles, de droit, une précellence sur les autres perceptions de nos sens ? Peut-on jamais oublier l'effluve fruitée de la Mère, cette coulée suave mêlée de lilas et de mauve, comme si un lait nourricier continuait à nous entourer notre vie durant, tressant au-dessus de nos fontanelles éblouies la douceur de vivre ?  Peut-on davantage occulter le nuage de cuir et de tabac du Père, cette subtile volonté venue nous dire sa persistance à être parmi les mailles serrées de l'exister ? Les odeurs ont cette force de nous lier à Ceux, Celles qui nous ont situé au-devant de la scène et continuent de nous soutenir depuis leur mystérieux territoire d'outre-ciel. Nous ne les voyons plus mais nous les portons en nous comme la rose diffuse son parfum ancien, avec souplesse et témérité. Nous oublions beaucoup, mais les choses, elles, ne nous oublient pas. Elles continuent de nous hanter et font, autour de nos têtes distraites, une auréole dont nous supputons la présence à défaut de pouvoir la saisir.

   les yeux écarquillés.. ravi.. c'est le domaine enchanté parmi les vignes et les boqueteaux de chênes..

  Mais les yeux aussi, quelle fête, quelle divine amplitude ! La vision est un mystère en même temps qu'un miracle. Oui, j'en conviens, ce lexique religieux paraît déplacé, un peu emphatique. Mais comment dire la sublime vision, cette donation du monde à chaque instant que nous le regardons, que nous en approchons la confondante présence ? Serions-nous en traine de rêver ? Quelque hallucination nous visiterait-elle comme après avoir abusé de narcotiques ? Mais non, il faut s'accorder au réel et lui offrir quelque chance de nous rencontrer. Ce paysage qui se laisse deviner par la croisée, au travers du dépoli des vitres, c'est bien celui qui, toujours, m'a habité quand bien même ma conscience s'en serait volontairement affranchie. On ne renie pas si facilement ses racines. Elles progressent dans votre sol jusqu'à envahir votre fontanelle et ressortir comme une gerbe de lumière au-dessus de votre front distrait. Ces vignes que je distingue, avec leurs feuilles de rouille et leurs dentelures de feu, ce sont les mêmes qui tressaient autour de mon enfance les pampres de la joie. Combien de douces divagations parmi les rangs serrés des ceps alors que l'horizon fuyait avec la chute du jour ! Le crépuscule est un bonheur qui mêle en un même sentiment nos passions déclinantes et la venue proche de la nuit, avec ses partitions de rêves, ses harmoniques fantastiques. Et le massif sombre des boqueteaux, la dentelle régulière des feuilles, l'ascension des fûts dans l'air tendu comme un schiste. L'âme est si près d'une révélation, l'esprit s'échauffe et rien ne nous étonnerait alors que nous pussions disparaître à même la densité de la futaie. Le végétal en nous, c'est cette inclination des choses à nous reprendre dans le sein de cette nature avec laquelle nous sommes toujours en dialogue sans que la voix ne s'élève plus haut que le chant discret de la source. Regarder et encore regarder jusqu'à l'évanouissement total de soi.

   Nul paysage où je me sente plus intimement proche.. accordé..

  Être soi-même et être paysage à la fois. Être soi-même et s'être déjà quitté à la recherche d'une manière d'absolu. Force du paysage qui nous abstrait et nous reconduit au statut de l'idée, à l'effigie tremblante d'un début de pensée. Comme si notre corps, soudain devenu diaphane appelait cette transparence, cette couleur absente du cristal, laquelle nous plongerait dans un état d'avant la vie, dans cette souple indistinction seule à même de nous amener au seuil d'une possible compréhension. Vivant, nés au monde et à nous-mêmes, nous sommes déjà trop engagés dans l'existence pour percevoir le tremblement initial de la Nature, cette Mère si accueillante, cette arche de félicité que nous enjambons de nos pas d'Egarés alors que le monde tourne à notre insu avec l'intime  volonté de nous révéler à ce que nous sommes. Oui, le paysage est cette perspective où faire sens, cette ouverture toujours disponible à laquelle consentir avec bonheur. Jamais joie ne sera plus disponible qu'à être trouvée dans un accord avec la source, la courbure du ciel, le clignotement de l'étoile, le nuage gris, l'allée sous les frais ombrages, l'élévation de pierres, le coussin de mousse, l'arborescence naine du lichen. Nous sommes convoqués à être. Pleinement. L'offrande des choses à notre endroit se pare de la couleur des évidences.

  ici, quelque chose de transcendant plane au-dessus de ma tête, et le deviner un instant provoque un grand trouble.. un étrange apaisement...

  C'est ce sentiment aérien qui nous intime à nous élever dans l'ordre des sensations et à porter le perçu sur l'orbe largement éployé de la conscience. Alors, nous devenons terrestres comme par défaut, si près d'un rythme ouranien, et déjà nous entendons la voix des dieux résonnant dans l'empyrée. Comment témoigner de ce qui ne peut l'être ? Etreinte d'un sentiment religieux nous attachant à la totalité du cosmos, survenue de cette transcendance dont nous ne pouvons rien dire, sinon l'apercevoir à l'aune du néant. Ici, tout devient si imperceptible, si ténu et le langage se dissout dans une étrange vacuité et nous sommes saisis de vertige et nous sommes remis à l'absence de monde, à la ligne blanche, au flottement du vide. Nous sommes pris d'alcool, confiés à la part des anges, nous sommes essence diffusant dans l'éther son principe fluide, sa dérive hauturière. Peut-être le vent, que toujours l'on sent mais que jamais l'on ne peut étreindre, serait à même de métaphoriser avec assez d'exactitude ce qui vient à nous dans un genre de "multiple splendeur". Mais toutes ces considérations sont bien inutiles en raison même de l'indicible campant sur des positions altières, inatteignables. Mon regard, il faut le ramener dans le cercle des choses visibles et en faire le lieu d'une méditation.

  Le soir tombe splendide au couchant drapé de rose..

 Oui, ce sont de véritables draperies qui viennent mourir au pied du Manoir et touchent les rayonnages où vivent les livres dans leur poussière silencieuse. L'esprit du soir venant visiter l'esprit ombreux des milliers de signes courant au fil des pages. La mesure dernière du jour pareille à une finitude se confiant à la garde attentive de l'intelligence des hommes. C'est cela qui m'étreint parmi les milliers de feuillets semés de la belle conscience humaine, cette osmose des choses, l'ajointement de leurs signifiances. Lumière du jour, lumière de l'esprit, de l'intellection assemblées en un même lieu symbolique, là où confluent paroles des Existants et souffle éternel de la Culture. Il n'y a pas d'autre lieu possible où loger meilleure compréhension du monde. Pas de grimoires ésotériques, nulle alchimie complexe, aucune divination parmi les bâtonnets d'achillée, seulement une disposition à être parmi la multiple beauté. C'est ainsi que l'âme peut rayonner, à partir du Simple en direction de l'univers. Se sentir exister : par la feuille ourlée de givre, par le vol de la libellule,  la parole du poème, le trait gravant le cuivre, la cérémonie du thé, les estampes de l'ukiyo-e, le bord de lumière au sommet de la montage, le flux et le reflux de la mer.

  Ici, le paysage disparaît peu à peu, s'enfonce dans la nuit, les rangs de vigne perdent leurs subtiles feuillaisons, les boqueteaux rentrent dans les nappes d'humus, la lumière décline et les livres ne sont plus que les gardiens bienveillants d'un clair-obscur, de simples lignes claires au seuil d'une disparition. Tout semble soudain affecté d'une proche perdition.

  je regarde, triste, s'éloigner et disparaitre les paysages et les visages chers à mon cœur.. je me sens subitement très seul..

 Cette solitude qui m'affecte dès que ma mémoire prend congé des choses. Il n'y a plus lieu maintenant, attendant que le jour revienne, que pour une longue divagation, une errance sans fin. L'esprit est comme désorienté alors qu'il sait la vacuité des choses, mais aussi leur permanence. Car, existant, toujours nous sommes reliés à ce que nous avons connu et notre mémoire dégage un subtil parfum qu'il nous faut interroger. La bouche du puits orientée vers le passé s'illumine, en son fond, d'une étrange lumière. Cette lumière que nous apercevons comme au travers de voiles de brume, c'est seulement le reflet de visages aimés, aussi bien que du nôtre, figures  qui jouent l'infinie partition des rencontres. Déjà nous avons déserté ce paysage, déjà nous avons quitté notre propre rivage. Nous sommes toujours en partance vers l'infini. Le voyage est à peine commencé !

 

 

 

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 09:13

 

Glaciation mentale.

 

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Photographie : Blanc-Seing. 

 

 Les éléments,l'air, l'eau, le feu, la terre, depuis longtemps on les avait oubliés, depuis longtemps on ne savait même plus leur existence. L'origine on l'avait enfouie quelque part au-delà du cosmos, avant même qu'il commence à diffuser sa musique étoilée, sa brillance de phosphore. L'origine, tout simplement, on l'avait reniée, on l'avait remise à une confortable amnésie. On vivait à chaque instant la mesure étroite du jour, on comblait l'ennui des heures de marches erratiques. On ne regardait plus le ciel, sa courbe pareille à une mélodie de nuages et d'éther. On vivait si près du sol, tout contre la poussière, on suivait les ornières tortueuses, on butait contre l'obstination des pierres. On était de sombres Caverneux, d'à-peine concrétions issues des nécessités de l'argile. La terre, on la foulait, on en parcourait les nervures étroites, non dans un souci de la connaître, seulement d'une manière destinale, le massif de la tête faisant son bruit d'enclume entre le rocher des épaules.

  La terre était l'incontournable où graver l'empreinte de ses pas laborieux. La Terre-Mère, la déesse donatrice, la conque génitrice, l'essentielle effusion par laquelle on était venus au monde, on n'en percevait même plus la voix voilée, la longue rumeur consolatrice, les gestes enveloppants, le chant polyphonique. On l'avait clouée à sa propre stupeur, on l'avait laissée à son parcours rhizomatique, à son destin bulbaire. Longs tubercules perdus dans l'étoupe limoneuse, excroissances de calcite faisant dans l'ombre dense leur murmure de lampyre. A peine plus que le chuchotement du vent dans la laine des vigognes. Et encore eût-il fallu tendre son oreille, ouvrir son pavillon perclus de surdité native. C'était ainsi dès le début, "humains trop humains", les Effigies de peau, les massifs de viscères, les collines de graisse et les filets de nerfs avaient pris le dessus et le germe mental, l'amygdale blanche perdue dans les remous du cortex s'était comme étiolée, s'était invaginée à même sa sourde condition, à peine plus que la respiration de l'éphémère.

  Corps de muscles et abîmes de sang, membres de chair et draperies d'aponévroses, on était cela, cette lente ondulation métabolique, cette reptation à bas bruit dépassant à peine l'herbe couchée des savanes. On était cirons toisés par l'infini mais les élucubrations pascaliennes, les pensées en forme de vrilles, les révélations métaphysiques étaient si loin, tout à fait devant, dans un temps  si long qu'on en devinait tout juste le vortex disparaissant devant la sclérotique soudée de ses yeux. On avançait au monde comme un éthylique pris de vertige dans les remuements ordinaires des alcools bruts. On se déplaçait à coups de pieux, les jambes plantées dans les humeurs de la glaise; on progressait par itératives stridulations, on gagnait l'espace à coups de gong destinés aux rumeurs souterraines. On végétait et peu s'en serait fallu qu'on devînt liane, simple aberration arboricole, lierre s'enroulant autour des tresses aériennes de l'exister.

  Mais les corps grotesques - pieds pachydermiques, mains en battoirs, oreilles fibreuses, jambes d'écorce -, les physionomies grimaçantes, les faces hideuses on ne pouvait les voir, on ne pouvait en prendre la mesure et la conscience n'était que points de suspension, le jugement non encore un mot, le libre arbitre qu'une parenthèse vide. Alors on s'adonnait à des joies toute gemmatiques, à des sentiments granitiques, à des esthétismes de stalactites. On ne pouvait encore prétendre recevoir l'attribut de forme, on était poterie d'argile mais dépourvus de cavité intérieure, d'espace où faire circuler les idées, on n'était qu'une outre aux flancs resserrés, amphore au devenir si étroit que rien n'aurait pu s'y loger de signifiant, d'explicite, de préhensible. Une pure densité de matière. Comme fin en soi. Un ombilic vivant sa vie d'ombilic.

  Les éléments, l'air, l'eau, le feu, la terre, depuis longtemps on les avait oubliés, depuis longtemps on ne savait même plus leur existence. Il aurait fallu, seulement, oser regarder le ciel, goûter le long fleuve de la Voie lactée, compter les braises des étoiles, voir passer le vent, suivre la fuite blanche du goéland, apercevoir les vagues vertes tout en haut de la canopée, disposer sa peau à recevoir le chant du monde. Non, tout cela était inutile, tout cela serait, bien plus tard, une occupation de savants fous, de cosmographes vissant leurs yeux aux lentilles de la connaissance. Pour l'heure, le seul savoir était de marcher le long des corridors étroits des forêts, de saisir des proies, de les manduquer, de laisser couler le sang en filets noirâtres sur l'éperon du maxillaire.

  Pour l'heure, la seule voie était de copuler dans les alcôves de pierre, près des ruisseaux, à même la terre pour seulement dire la turgescence de la vie, la promesse spermatique, la longue procession généalogique. Au bout de soi, cette hampe dressée, cette concrétion pareille aux fantaisies esthétiques des grottes, il fallait en faire sa seule parole, sa seule profession de foi. Foi rugueuse, dépourvue d'intentions éthiques, seulement une sourde force de la Nature attelée à son immémoriale tâche de procréation. On était réplique de la bête, duplication du végétal, fac-similé de la pierre. On était sans même en être alertés, on était malgré soi. On était sans être. On était. Socles de chairs lourdes, bassins pléthoriques, on était cette Vénus de Laussel, cette promesse d'aube, ces seins piriformes, cette laitance disponible, cette colline où s'installerait le remuement de l'univers, cette vulve ouverte sur l'interrogation des étoiles, cette corne d'abondance sécrétant le miel et l'encens par lesquels les futurs hommes accèderaient à eux-mêmes par-delà leur lent cheminement au milieu des chutes des lapillis et des bombes mortifères.

  On était Hommes-Femmes en devenir, c'est-à-dire consciences commençant à émerger de la longue nuit cosmique. On en ressentait encore le souffle froid venu du plus loin du temps, on en percevait avec effroi l'intime contraction, puis l'immense dépliement, le foisonnement infini, les gerbes d'étincelles, les embrasements, les immenses feux de Bengale parcourant toute la quadrature des choses. De cela on était envahis comme les fosses des abysses se remplissent d'eaux lourdes, sombres et froides, à son insu, malgré sa volonté, en dehors de tout consentement. D'ailleurs on était là d'une manière contingente, en raison d'un sidérant hasard, grâce à une alchimie dont on ne pouvait discerner les cornues dissimulées derrière les voiles impénétrables des arcanes du temps, des complexités de l'espace.

  Mais ceci, on l'éprouvait dans sa chair, on ne le thématisait pas et le concept n'était encore qu'une vague lueur dans un hypothétique horizon. On était dans l'égarement de soi, de la Nature, des phénomènes. On était tremblements, frissons, moraines dressées au seuil de la grotte, acculés à regarder le monde sans pouvoir réellement y participer, le soumettre au pouvoir d'une action, envisager quelque projet qui aurait donné les assises afin d'émerger de toute cette matière hébétée, sidérée d'être simplement là. Le feu céleste on le subissait avec une crainte toute animale, on le dotait de pouvoirs magiques, strictement incompréhensibles. Alors, aveuglés, on courait se réfugier au fond de la grotte, on couvrait son corps meurtri d'hébétude de peaux lourdes au suint fort, à l'enveloppement rassurant. Déjà on instituait dans  cette manière de refuge, dans ce recours au mythe protecteur de la grotte, dans ce ressourcement de soi aux positions natives, on instituait donc, on donnait lieu à ce que, plus tard, la psyché rechercherait avec fébrilité, cette douce conque féminine, cette réserve de chaleur, cette infinie oblativité où apparaître hommes, femmes pourvus d'une direction, d'un savoir sûr, d'un tremplin nous portant vers un avenir, nous ouvrant à la lumière du jour. C'était cela cette longue marche de l'humain vers la reconnaissance du réel, la recherche d'un sens à porter au-devant de soi.

  Alors il fallait graver les signes de la découverte de soi, de l'autre, du monde. Alors, le chiffre balbutiant de l'humain, le lumignon anthropologique, on commença à l'apposer sur les parois de la grotte, comme pour dire l'émergence de la sourde animalité, comme un règne à ouvrir au milieu des ténèbres, un exhaussement à assurer vers une possible parution sur la scène de l'exister. D'abord les mains, ces postes avancés de la conscience, ces empreintes de l'essence artisanale, ces manipulatrices de la terre, de l'eau, du feu, ces antennes brassant l'air de leurs conciliabules gestuels. Les éléments on les retrouvait, on les faisait siens, on les abritait du regard. On en faisait des objets de culte, on les portait à la dignité de prémices de l'art. Des mains négatives d'abord, sans doute chargées de symboliser, d'imprimer sur les amples aires pariétales les contours d'une absence. Oui, avec ceci qui commençait à recouvrir la blancheur du calcaire on pouvait s'absenter alors que le témoin de votre présence demeurait là, gravé dans la mémoire de la pierre.

  Des mains positives aussi pour dire le corps, son importance, son règne incomparable parmi les ombres de l'antre primitif. Le corps en attente d'un esprit à partir duquel rayonner, d'une âme dont se doter afin de s'extirper aux tentations par trop pierreuses. Un crâne avait vite fait d'éclater sous la meute des silex. Pas encore de morale, pas encore de surface lisse, policée. Il ne fallait pas brusquer les étapes. Laisser à la pêche, à la chasse, à la cueillette le temps de trouver leur place avant que n'intervînt la réflexion, que ne se mît en place la structure vive du concept. Encore procéder à quelques réglages, à quelques ajustements, encore enfouir son groin taché de tubercules, emmêlé aux racines dans la glèbe lourde, encore se vautrer dans la soue avec ses compagnons et compagnes de fortune. La pratique d'une pure joie limoneuse.

  La terre était bien là, mais seulement comme socle primitif, sensation première avant que ne s'ouvrent d'autres significations plus rigoureuses. La terre en tant que terre. L'argile, on en couvrait les subjectiles pariétaux, on y apposait toutes sortes de signes, pointes de flèches, points, arcs, traits, rythmes de croix, diffusion d'étoiles. Terre où apparaissaient les premières couleurs, la sanguine, l'ocre, le noir, le blanc, lexique simple mais déjà pourvu de ce chromatisme primitif qui constituait un premier alphabet, un début d'explication, la mise en acte d'un cosmos se dégageant lentement du chaos initial. Puis, la terre, on lui donnait de plus en plus de présence, on l'assignait à devenir, là, dans le clair-obscur de l'abri, multitude de signes, charrues et bétail; cerfs aux bois étendus; bisons et bouquetins; félins et rhinocéros à la corne levée; licornes, chevaux et ours des cavernes; figures zoo-anthropomorphes, enfin on la conduisait à avoir un destin singulier bien loin maintenant d'une simple réalité sur laquelle poser l'empreinte de ses pieds. La terre, par la main de l'homme, avait été portée à la dignité de ce qui indiquait une direction, un progrès à atteindre, une vie dont il fallait témoigner. Il fallait poser les premières pierres d'un édifice de l'art. Bond prodigieux qui inscrivait l'homme, sa relation aux éléments dans une aventure ample, en même temps que se dessinaient les linéaments d'une histoire, au sens d'une fiction, d'un langage symbolique, mais aussi jetait les bases de l'Histoire en train de procéder à sa propre libération des pesanteurs préhistoriques.

  Les hommes, abandonnant leur sourde gangue d'hominidés, commençaient à se relever de leur position originelle, laquelle les maintenait dans une posture quasi végétative, inclinant leurs lourdes silhouettes en direction du sol avec lequel ils se confondaient. Mais l'évolution était en marche. De l'Australopithèque aux allures simiesques, en passant par l'Habilis, l'Erectus et le Neandertal pour arriver, enfin à l'Homo sapiens c'est tout simplement l'essence de l'humanité qui était en train de s'accomplir et, en même temps la maîtrise de ces éléments dont, en réalité, ils n'étaient que le prolongement naturel. Ces éléments qu'ils avaient longuement côtoyé sans bien en percevoir la nature, voici qu'ils les maîtrisaient, s'en servaient dans leur vie quotidienne, aussi bien pour les premiers rudiments de la toilette, s'alimenter, faire cuire les aliments, forger des outils et, bientôt, faire avancer leurs embarcations en utilisant la force du vent. Mais une pratique ancestrale de l'homme aidera à mieux comprendre la fusion des éléments en une seule entité riche de significations : il s'agit de la pratique de la poterie. En effet, cette technique rassemble en son sein, dans un même espace-temps, les quatre éléments dont la forme achevée réalise la quintessence. La terre à laquelle on rajoute de l'eau se modèle à la perfection, glaise souple, inventive, maternelle, enveloppante. L'air, ensuite en assure le durcissement. Quant au feu il parachève l'œuvre en lui conférant solidité, imperméabilité que l'émail vient renforcer de sa pellicule protectrice. Merveilleux assemblage de symboles, convergence sublime du sens -, qui dit le tout de l'homme en mode rassemblé. Que l'on songe seulement au magnifiques céladons orientaux qui, en une seule et même unité, conjuguent des millénaires de pratiques immémoriales, condensent les puissances infinies du génie humain.

 

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 Céladon Goryeo, Corée.

Source : Wikipédia.

 

Mais on ne comprendra jamais mieux la lente ascension de l'homme en direction de sa propre transcendance qu'à la rapporter à l'allégorie platonicienne de "La caverne".Longtemps, les hommes - lesquels n'étaient que des hominidés -, vécurent immergés dans le ventre de la terre, s'y abritant de la nature hostile, de la prédation des animaux, des rigueurs climatiques. Vie infiniment végétative, primitive, grossière, comparable à la flamme tremblante d'un lumignon qu'un souffle de vent aurait pu facilement éteindre. De l'extérieur, du ciel, de la lumière ils ne percevaient que de faibles clartés pareilles à des ombres dansantes, fuyantes. Un genre de réclusion plus ou moins volontaire les retenait prisonniers dans leur geôle étroite. Puis, poussés par la faim, plus tard par les nécessités humaines qui, toujours, appellent en direction de la connaissance, petit à petit, les hommes étaient sortis, (symboliquement et réellement) , de la caverne, avaient façonné  les premiers outils, gravé les figures au seuil des grottes. De l'espace  sensible, dense, têtu dans lequel ils avaient vécu comme des fœtus repliés sur leur germe, soudain, ils passaient à la lumière intelligible du monde, à la pure révélation de ce qui toujours s'annonce comme arche du destin, à savoir la lumière intense du soleil et, avec elle, le rayonnement des Transcendantaux, Vérité, Justice, Beauté, Bien souverain. En contact avec les fondements qui correspondaient à son essence, l'homme parvenait enfin à lui-même, coïncidait avec sa propre nature.

  Là-dessus, sur cet accroissement ontologique majeur, s'édifièrent les œuvres, se construisirent les civilisations, s'adossa l'histoire, s'inventèrent les systèmes philosophiques, politiques, sociaux. Mais il en est ainsi, dans la marche en avant de l'humanité s'intercalent des pauses, des doutes et, parfois, des retours en arrière, des régressions. Le Poète Valéry ne disait-il pas que "nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles" ? Cruelle vérité dont, cependant, nous devons être informés afin que notre chemin ne nous apparaisse pas à l'aune d'un parcours linéaire et lumineux, mais pavé d'intentions souvent maléfiques, de bifurcations, de chausse-trapes.  Les hommes n'émergeaient jamais de leur lourde gangue naturelle qu'à y retourner parfois dans le plus consternant des constats qui se pût imaginer. Soubresauts de l'Histoire, barbarie des guerres, inventions diaboliques, enfin le long chapelet des diverses apories qui jalonnent toute marche vers le progrès. Si l'invention de l'outil, la découverte de l'art manifestaient une ouverture inouïe, la suite des événements laissait à penser. Grandement !

  Les temps qui suivirent la préhistoire, de l'antique au moderne en passant par le médiéval, eurent leurs heures de gloire, leurs grandes découvertes, de sublimes inventions en même temps que ces époques connaissaient des chutes dans de vertigineux abîmes. L'homme était si bien parvenu à maîtriser la Nature, à faire se conformer les éléments à sa seule volonté, que ces nervures de l'exister que sont l'eau, le feu, l'air, la terre n'apparaissaient plus qu'à titre facultatif, simples contingences à ranger dans quelque Musée Grévin. De simples modelages de cire tellement pris d'immobilité qu'ils en devenaient inapparents. Et, pire que cela, non seulement il y avait une manière de désaffection vis-à-vis de ces nourritures du corps, de l'esprit, de l'âme, mais, bien plus, on les destinait à la furie des hommes, à leur rage de posséder, à leur volonté de puissance infinie.

  Un exemple suffira à illustrer cette coupable insouciance des peuples dans leur cécité, dans leur volonté d'ignorer ce qui constitue la force vive de la vie. La terre, fêtée, portée au rang de déesse, sacralisée donc, on ne la reconnaissait plus comme celle nous ayant enfantés, s'étant attachée à assurer nos besoins les plus élémentaires, aussi bien que les plus élevés dans l'ordre des choses essentielles. La terre, partout on la fouillait, on la creusait, on l'entaillait de pieux mortifères. On y creusait d'infinies galeries, on en extrayait des métaux, des gemmes brillant à la lumière de la cupidité. On la souillait, on la méprisait, on laissait l'érosion creuser en elle de longues cicatrices. On la bétonnait, on la recouvrait d'immenses aires de bitume où des milliers d'automobiles circulaient en tous sens comme des totons fous. On s'entassait dans les carlingues d'acier, on longeait des kilomètres de tours aux vitre anonymes, on polluait l'air de sa suffisance bestiale, on forait des tunnels où des trains fous s'engouffraient avec hargne; on vidangeait les usines à même le sol saturé d'humeurs mortifères.

  Mais venons-en au présent et à quelques unes de ses figures caricaturales. Dans les mines de Potosi en Bolivie, de pauvres hères enduits de poussière, les yeux hagards, les joues gonflées de coca, le ventre saturé d'alcool à 95 degrés, ces hommes donc, dans l'odeur âcre de la dynamite, l'atmosphère humide de la terre qui partout suinte, croule, vomit ses filons d'étain, ces sacrifiés de la société font des offrandes à la Pachamama en compagnie  "d'El Tio", le diable de la mine, représentation anthropomorphe au long pénis dressé dans l'antre étroit, comme s'il voulait féconder une terre devenue stérile, écorchée, aux entrailles lourdes, à l'utérus révulsé dans un effort pour dire l'annonce de la mort qui, partout, rôde et souvent, prend des vies alors même qu'elles sont tout juste en voie d'accomplissement. On commence à travailler très tôt dans les mines de la désolation !

  C'est la fin de la semaine, l'épilogue d'un travail éreintant, mal rétribué, aliénant, reconduisant les hommes à une condition animale, ne les assignant qu'à être de vagues tubercules enfouis au fin fond d'une profonde inconscience. Là, on est au cœur du  monde chtonien, tout près des forges primitives de Vulcain, mais la mythologie n'est plus chantée par un rhapsode à la voix harmonieuse, elle n'est plus cette belle fiction qui fait rêver les hommes et rend lyriques les poètes. Tout s'est inversé, la terre a retourné sa calotte, l'utérus s'est étréci aux dimensions de la misère urticante, il ne sera plus fécondé par  quoi que ce soit, fût-ce le ridicule pénis érectile du Tio; il n'y aura  plus de généalogie possible alors que le non-sens s'est invaginé dans le moindre repli de glaise. Offrande à la Pachamama donc, feuilles de coca, giclées d'alcool, filets de bière, cigarettes allumées. Les mineurs sont ivres, ivres d'alcool, de fatigue, d'existence délétère. Les mineurs n'ont plus d'humain que leur addiction à l'alcool frelaté, à la drogue, et leur relation à cette déesse fantomatique est empreint d'une telle étrangeté, d'une telle démesure tragique qu'elle ne peut que mettre mal à l'aise ceux qui en sont, parfois, les spectateurs sidérés.  Mais il faut d'abord rappeler qui est cette Pachamama à laquelle les Boliviens sont encore attachés même si un confondant syncrétisme mêlant religion chrétienne et traditions ancestrales est la plus évidente explication s'offrant à nous afin de comprendre pourquoi cette Terre-Mère, le plus souvent s'enlace avec la figure de la Vierge Marie.

 

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Représentation de la Pachamama.

Source : Wikipédia.

 

  Pachamama, déesse-terre, est une émanation de la cosmogonie andine qui avait essentiellement cours dans l'empire inca. En fait elle était une représentation de l'espace-temps et, à ce titre, recevait diverses offrandes, ce rituel étant essentiellement lié à un culte de la fertilité. Elle était signe de féminité, promesse d'abondance, générosité, symbole de prodigalité. Bien évidemment, cette déesse avait une fonction cardinale auprès de peuples dont le destin était entièrement dépendant des récoltes que leurs champs pouvaient leur assurer. Déesse sans temple, on l'honorait de préférence au sommet des montagnes. On y creusait un trou, "la Boca", la bouche qui était censée amener la nourriture jusqu'au cœur de la terre. Ensuite on allumait des cigares dont la fumée avait pour rôle de  chasser les mauvais esprits. Puis on précipitait de l'eau bénite dans l'orifice qu'on nourrissait de céréales, de feuilles de coca, de chicha (bière de maïs). L'alcool, quant à lui, devait symboliser la fête toujours possible pour l'homme à qui la Terre avait fait l'offrande du maïs.

  Si l'on peut tout à fait être séduits par le caractère empreint, tout à la fois de naïveté et d'une disposition à l'accueil d'une des déclinaisons du sacré, ceci cependant ne saurait concerner uniquement les rituels anciens ou peut-être contemporains mais s'effectuant en d'autres lieux, avec l'adhésion à une certaine vérité. Par contre, ce que nous offre actuellement la cérémonie des mineurs de Potosi, dans les sombres boyaux enfumés d'une terre abîmée, sacrifiée, souillée, apparaît comme la forme amplement dégradée d'un rituel qui, anciennement, avait du sens mais qui, aujourd'hui, dans un tel contexte n'apparaît plus qu'à la manière d'une bien piètre palinodie, du retournement dans une figure totalement païenne de ce qui était de l'ordre du sacré. Personne ne pourrait imaginer que des Incas, pieusement attachés au culte des divinités, authentiquement reliés à de telles figures majuscules du cosmos aient, un jour, pu s'adonner à de telles "pantomimes". Ce qui nous est donné à voir, dans le ventre des mines d'étain, alors que les mineurs font mine d'honorer leur déesse, n'est rien de moins que la mise en scène de la pauvreté, la danse de la désespérance, le rituel de la misère sociale, la manifestation de l'exploitation de l'homme par l'homme. Pitoyable comédie humaine qui a substitué à l'image du dieu, celle paupérisée et confondante d'un diable de pacotille (Faust est bien loin !), à la figure riche et signifiante du don authentique, les simagrées alcoolisées au bout desquelles grimace la mort.

  C'est de cette manière que les symboles vitaux de l'univers se métamorphosent en guenilles dont on ne reconnaît plus la riche origine. Là, dans la déraison de la mine, tout contre le ventre chaud et fétide de la peur, parmi les exhalaisons soufrées de la dynamite (symbole du pouvoir, de l'argent, de la domination), les éléments se délitent, perdent leur sens de symboles, deviennent simples contingences manipulées selon le bon vouloir des hommes. De lustrale, purificatrice, apaisante qu'elle était, l'eau n'est plus qu'un écoulement putride sortant des plaies de la roche. De son esprit président aux activités métallurgiques, le feu ne conserve plus que son pouvoir de destruction, fiché qu'il est au bout du cordon qui fera exploser les entrailles du limon. De l'air libre, volant dans toutes les directions de l'espace, on ne retire plus que des gaz délétères noircissant les poumons. Quant à l'état de délabrement de la terre, il en a été longuement parlé, l'imagination du lecteur suffira.

  Les éléments, l'air, l'eau, le feu, la terre, depuis longtemps on les avait oubliés, depuis longtemps on ne savait même plus leur existence. On était hommes, femmes sur la terre, on déambulait sans trop savoir de quoi on était constitués, sans chercher aucunement à prendre acte de ses propres fondements, sans persévérer dans une connaissance de l'être des choses. Un cheminement à l'aveugle, les mains tendues sur le vide, la tête parmi les étoiles de l'insouciance. On avait gagné le centre des villes, là où la chaude fraternité humaine faisait sa boule d'amitié, son cocon de soie. Le ciel, on ne le regardait plus, rivés qu'on était sur le miroir aux alouettes des rues consuméristes faisant claquer à tous vents les drapeaux de prière de l'immédiate possession. L'air, on le respirait par petites goulées, à la façon dont un jeune chiot lape son lait dans l'écuelle de terre vernissée. Sur les deux orifices anonymes dédiés à la respiration, sur l'éperon étroit du nez on avait assujetti  de bien étranges toiles blanches, des masques sur lesquels s'amassait, dans la totale invisibilité, les atomes lourds de la combustion urbaine. On avançait dans le corridor des rues, comme portés par des nappes de napalm, sans même s'apercevoir que le feu couvait, que l'explosion était proche. On faisait d'épileptiques danses de Saint-Guy, se faufilant parmi les écoulements bitumeux des coques d'acier des automobiles aux vitre teintées. Parfois, dans la densité des carrefours, au milieu des trajets de fourmis de la grande marée humaine, éclataient des étoiles rouge carmin, des corps se dissolvaient en de longues diasporas et les roues portaient l'empreinte de ce que des vies avaient été, là, dans la grande termitière, dans l'immense fièvre de l'exister.

  Souvent, pour avancer, on lançait ses bras vers l'avant, on faisait basculer sa croupe vers l'arrière, on plongeait la tête dans le grand maelstrom humain, on faisait une sorte de brasse coulée, on se frayait un passage parmi le tunnel des anatomies, on glissait, long reptile aux écailles luisantes dans la masse compacte de la chair, tantôt parmi les lourdeurs des poitrines pléthoriques, près des fesses mafflues et rebondies - on mangeait beaucoup en ces temps de disette généralisée -, on sentait, tout contre sa forteresse de peau les crins intimes des autres Existants, leurs odeurs grasses et suintantes, on percevait leurs mouvements, un seul gros animal, un genre d'éléphant de mer balloté au rythme de sa graisse séculaire.  Les bruits, on les percevait comme venus de très loin, filtrés par des épaisseurs d'ouate et ils s'abîmaient dans le flux d'algues humaines avec un son identique à celui d'un  clapotis. Partout, la marée se répandait, gagnait les places, les jardins, les agoras, infiltrait les temples, les hauts espaces des atriums, les cabines d'ascenseurs. Les tours vitrées aux façades anonymes se remplissaient et, parfois, l'on voyait la lente chenille anthropologique faire ses ondoiements et ses remous le long des parois brillant comme l'acier.

  On avançait et c'était cela le principal. La plupart du temps ce n'étaient que de longues processions hémiplégiques, sauts de carpe et glissades de saumons remontant le gravier rugueux des avenues. La foule, dans le goulet des portes conduisant aux sanctuaires des biens thésaurisés, s'étrécissait soudainement, gros ver annelé faisant passer, les uns après les autres, ses anneaux laborieux animés d'un coruscant désir. Dans le ventre sulfureux des boutiques, dans les boyaux étroits des galeries marchandes, on regardait de ses yeux écarquillés, de ses yeux injectés de sang, de ses sclérotiques prêtes à se rompre, les rejetons du négoce mondial, les icônes technologiques, les miroirs aux alouettes de la modernité. Partout, sur la terre, de longues processions parcouraient les allées du monde, partout s'étalait le flux des envies, partout régnait l'immense paranoïa qui semblait ne plus avoir de fin. Mais les hommes hagards, les pantins commis à dévorer l'entièreté des choses disponibles, tellement rivés à l'étroitesse de leur cheminement, n'apercevaient même pas les sombres nuages que leur inconséquence faisait naître aux quatre coins de l'horizon. Ils venaient tout simplement d'entrer dans la grande ère de la glaciation mentale, manière de dérive du continent humain en direction de son inévitable naufrage. Tout ceci ressemblait aux glaciations préhistoriques, par exemple à la période du günz au cours de laquelle la vie sur terre ne deviendrait qu'une faible hypothèse. On inclinait vers l'animal, le végétatif, le repli germinal, la simple faille tellurique. On était lézarde, on était incompréhension. Le soleil, fatigué par l'incurie des hommes, s'était retiré dans son empyrée; les étoiles ne scintillaient plus qu'avec parcimonie, la lune perdait progressivement son croissant doré.

  Les éléments, l'air, l'eau, le feu, la terre, depuis longtemps on les avait oubliés, depuis longtemps on ne savait même plus leur existence. D'abord, le craquement pareil à l'écartèlement de la banquise, on n'y avait pas cru. On pensait simplement au choc sourd de deux véhicules ou bien à l'écroulement sans importance d'une vieille bâtisse. La terre se creusait de profonds sillons, alors on évitait comme l'on pouvait les meutes de glaise, on sautait d'un bloc à l'autre en essayant de ne pas chuter, les os étaient si fragiles, de simples tubes de verre.  Les lames d'air étaient abrasives, elles emportaient des fragments de peau, infimes cerfs-volants faisant leur grésillement échevelé au-dessus des calvities qui ne pouvaient résister aux tourbillons, aux sautes d'humeur cycloniques. Le vent sifflait en se brisant sur les arêtes des trottoirs, remontait les volées d'escalier avec des bruits de vagues tempétueuses. Parfois, le blizzard moissonnait les têtes et l'on voyait des boulets sanguinolents pareils à des fœtus rouler jusque dans les encoignures des murs. Partout l'eau gelait, se divisant en longs filaments de cristal, les fontaines étaient saisies d'effroi, leur ruissellement zénithal se transformant en gerbes blanches, gonflées de bulles,  écumantes. À l'extrémité des narines, les humeurs vitreuses devenaient de longs filets glauques laissant perler vers le sol de plomb leurs gemmes inutiles. Les quelques rares Existants qui se risquaient à uriner en plein air se trouvaient bientôt empalés sur d'impérieuses efflorescences qui les maintenaient cloués à l'argile, comme saisis dans les mâchoires d'un piège.  L'air, vigoureusement poussé par le froid avait tôt fait de traverser les vêtures, se mettant aussitôt à radiographier le corps interne, à en séparer les territoires anatomiques, lesquels soumis au frimas ne tardaient guère à ressembler à la grise symphonie des Terres de Baffin. La bise s'enroulait consciencieusement autour des membres, les enserrait dans une résille dense, dans un lierre se hissant jusqu'à l'antre noir des bouches. Les langues soudées au massif du palais n'articulaient plus aucun son mais ressemblaient seulement à de pathétiques limaces qu'un poison aurait surpris dans leur sommeil visqueux et contingent. Le feu qu'on aurait pensé immortel, invincible, voilà qu'il se changeait en bitume compact, en cendres lourdes que les courants du vent aspiraient et alors l'âtre n'était plus qu'un dais mortuaire autour duquel grelottaient quelques guenilles humaines, étiques, presque rendues à un statut d'invisibilité. Les maisons, les immeubles, les riches résidences des non-nécessiteux, tout était ramené à un statut identique de désolation, sombres cavernes de carton-pâte que n'éclairait même plus la gloire de leurs propriétaires. Quant aux suffisantes piscines à débordement avec vue sur la mer, elles étaient assignées à n'être plus que de vagues congères flottant sur un horizon flou, indistinct qui, peu à peu, disparaissait des préoccupations existentielles des Errants-sur-la -terre.

  Certes le tableau n'était pas reluisant et, en matière d'esthétique, il faut en convenir, l'on pouvait faire mieux. Sans doute la facture d'ensemble pouvait-elle être rapportée au célèbre tableau de Caspar David Friedrich, "La mer de glace", si ce n'est  que celle du Peintre de Poméranie, en plus d'être sublime, était une simple vue de l'esprit, une aimable divagation, une concrétion imaginative.

 

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Caspar David Friedrich - "La mer de glace".

Source : Wikipédia.

 

  Sauf qu'ici, sur cette terre ingrate qui condamnait tout ce qui passait à sa portée, le romantisme se réduisait à respirer, le lyrisme à avaler le peu de salive glacée qui habitait encore l'antre du pharynx.

On était dans le couloir des rues et on frayait son chemin vers un hypothétique avenir. Le long des caniveaux, des langues de glace faisaient leur bruit de râpe. Les plaques d'égouts se soulevaient comme portées au ciel par un geyser solide, une manière de stalactite blanche. Les pavés qui jonchaient le sol imprimaient leurs quadrillages de givre, certains commençaient à se desceller, à se soulever comme pour une dernière prière. Les cabines téléphoniques étaient de massifs pains de glace, comme que des porteurs en ramènent des pentes de l'Himalaya. Aux terrasses des cafés, certains, pris de vitesse par l'irruption soudaine du blizzard étaient restés soudés à leur sièges de métal, tenant encore la petite cuillère qui était censée faire refroidir, en de savants tourbillons, la mare de liquide chaud et réconfortant. Des Passants étaient aussi happés en plein vol, pareils à des flamants roses, perchés sur un seul pied, alors que leurs bras pathétiques, comme tenus par les fils d'un invisible marionnettiste, restait en éternelle sustentation dans un ciel vide. Des bandes de cormorans, suite de >>>>>>> englués dans les mares étroites et marécageuses d'un espace vide paraissaient cloués aux nuages pour une éternité. Cela faisait froid dans le dos et la toile de Vincent, "Champs de blé aux corbeaux", à côté de ce qui se donnait à voir dans des gammes d'un violet sinistre, quasiment épiscopal, eh bien la toile de Van Gogh serait apparue à la manière d'un joyeux divertissement ou bien comme la mise en acte d'un épicurisme sans faille. Pourtant on essayait de donner le moins de prise aux éléments, à l'eau, au feu, à la terre, à l'air, pourtant on avançait en courbant l'échine, mais rien n'y faisait et c'étaient les structures intimes de l'humain qui commençaient à être attaquées.

  Des giclées de tibias, des osselets tarsiques et métatarsiques, des occiputs, des fontanelles dévissées, des coudes décharnés, des clavicules branlantes, tout ceci faisait un bruit sombrement ossuaire, tout ceci avait un air de catacombes avec une lumière phosphoreuse qui rôdait dans les avenues d'une antique métaphysique à l'odeur de soufre. On se déhanchait comme à Rio, au Carnaval, avec les grincements en plus, les déguisements en moins; on essayait de paraître ce que l'on n'était plus, par exemple un gros Type avec une limousine noire devant un Casino ou bien un Banquier avec ses stock-options devant la Bourse, mais tout ceci était vain, tout ceci était hautement risible. On avait joué à la roulette, on avait parié sur les actions, on avait thésaurisé tout ce qu'on avait pu pour se sortir d'affaire avec le magot, on avait tiré sur la bride de la Nature jusqu'à l'épuiser, lui faire rendre l'âme. Certes, elle l'avait rendue l'âme, mais voilà qu'elle réclamait son dû, maintenant,  avec intérêts à la clé. Alors, sur sa carcasse dégingandée d'humain, on essayait d'amasser ce qui restait de chair pour livrer un dernier combat. Pour l'honneur. Comme un Sumo avec son code d'honneur. Comme un Samouraï intègre. Dans la boîte étroite de son cortex on rameutait tout ce que l'on pouvait, on allumait les derniers feux de la volonté, l'ultime énergie du mental, les ressources de la psyché. Seulement la Nature n'avait pas dit son dernier mot. Certes elle était blessée, certes elle était souffrante, épuisée, mais elle était la Nature. Les éléments rassemblés autour d'elle avaient affûté ce qu'il fallait de yatagans pour en finir avec l'engeance humaine, cette armée de nabots qui n'avait fait que traîner son insuffisance native sur tous les chemins du monde. Face à face, maintenant. L'on verrait bien ce qu'il adviendrait ! Les Hommes, les Femmes, du moins ce qu'il en restait, ces lambeaux pathétiques, s'étaient rassemblés sur un seul rang, s'essayant sans doute à ressembler aux légions romaines. En vis-à-vis, la Nature avait fourbi ses armes et attendait que justice soit faite. Tout simplement. Tout naturellement.

  Alors, soudain l'ordre de l'attaque fut donné. Une sorte d'injonction universelle, on ne pouvait savoir d'où elle venait. Du Ciel, de Dieu lui-même, de Jupiter, ou bien des Enfers, des sombres cavernes métallurgiques où régnait encore la puissance des flammes ? L'assaut fut terrifiant. A peine les légions humaines se mettaient-elles en marche que surgirent de l'éther mille éclairs plus brillants que toutes les inventions humaines réunies. De la terre sortirent des ruisseaux de lave incandescente qui brûlaient tout sur leur passage. L'eau libérée se déversa selon l'intensité du déluge et, bientôt, la Terre ne fut plus qu'un immense lac que les vents parcouraient de leur souffle impétueux. Bien évidemment, l'immense champ de ruines qui résulta de ce redoutable affrontement ne laissait que des traces infimes de la civilisation "mortelle" - le Poète avait raison - qui venait de disparaître, engloutie par les flots de sa vanité et l'aire illimitée de son incurie. Par-ci, par-là, flottaient encore des fragments de raison, s'évanouissaient des meutes de sentiments, des rivières de doute. Par endroits, sous le ciel lourd de nuages, la conscience faisait ses minces affleurements, son bruit de luciole. Des bribes d'imaginaire flottaient à la dérive. Des rameaux de vertu s'agglutinaient autour des vasières. De loin en loin, pareil à des esquifs en voie de perdition, on apercevait encore quelques palpitations de libre arbitre. Le Bien dérivait, quelque part, vers des rives éphémères. Le Beau avait des voies d'eau. Le Vrai ressemblait à un tronc perdu menaçant à tout instant de disparaître dans la grande dérive liquide.

  Bien loin de là, sur une colline vert pomme, au milieu de cerisiers en fleurs, dans le murmure des cascades cristallines, alors qu'une brise tiède envahissait le ciel, le soleil faisait rouler sa couronne d'or, la terre bourdonnait de vie, la Nature se frottait les mains, entourée des Éléments pareils à des enfants joueurs et primesautiers. Déjà ils n'avaient plus souvenir de l'homme et n'attendaient plus qu'une promesse d'avenir. La prochaine civilisation était déjà en marche. On entendait sa joyeuse symphonie dérouler ses anneaux derrière la colline que cernait une brume bleue. Une grande procession avait lieu avec, à sa tête, le Philosophe-Roi dont on disait qu'il gouvernerait avec discernement et sagesse. Déjà les eaux baissaient. Le monde était ainsi qu'au premier jour. Une pure lumière envahissait l'éther. Il ne restait plus aux hommes qu'à attendre leur futur, à la Nature à vivre son présent. Toutes choses étaient infiniment disponibles. Il suffisait de recommencer à jouer.

"Le monde est un enfant qui joue", disait Héraclite. Reprenons donc à notre compte cette belle leçon de sagesse, tout comme Alexandre Adler dans son livre éponyme. L'Auteur dit, à propos de cette citation :

  "J'emprunte cette phrase à Héraclite. Le monde est innocent et naïf. Il titube, hésite, frappe, détruit. Il oublie sa propre histoire. Mais chacun de ses gestes est aussi une création et un apprentissage."

 La "morale"de l'histoire, ainsi que de la "fable"qui précède est tellement limpide que nous ne la commenterons pas. Apprenons seulement la maturité. Parfois le temps est-il un allié précieux qui nous enseigne la bonne pratique du monde. Cela, nous le savons, au moins depuis une éternité !

 

 

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 09:00

 

  Alors, soudain l'ordre de l'attaque fut donné. Une sorte d'injonction universelle, on ne pouvait savoir d'où elle venait. Du Ciel, de Dieu lui-même, de Jupiter, ou bien des Enfers, des sombres cavernes métallurgiques où régnait encore la puissance des flammes ? L'assaut fut terrifiant. A peine les légions humaines se mettaient-elles en marche que surgirent de l'éther mille éclairs plus brillants que toutes les inventions humaines réunies. De la terre sortirent des ruisseaux de lave incandescente qui brûlaient tout sur leur passage. L'eau libérée se déversa selon l'intensité du déluge et, bientôt, la Terre ne fut plus qu'un immense lac que les vents parcouraient de leur souffle impétueux. Bien évidemment, l'immense champ de ruines qui résulta de ce redoutable affrontement ne laissait que des traces infimes de la civilisation "mortelle" - le Poète avait raison - qui venait de disparaître, engloutie par les flots de sa vanité et l'aire illimitée de son incurie. Par-ci, par-là, flottaient encore des fragments de raison, s'évanouissaient des meutes de sentiments, des rivières de doute. Par endroits, sous le ciel lourd de nuages, la conscience faisait ses minces affleurements, son bruit de luciole. Des bribes d'imaginaire flottaient à la dérive. Des rameaux de vertu s'agglutinaient autour des vasières. De loin en loin, pareil à des esquifs en voie de perdition, on apercevait encore quelques palpitations de libre arbitre. Le Bien dérivait, quelque part, vers des rives éphémères. Le Beau avait des voies d'eau. Le Vrai ressemblait à un tronc perdu menaçant à tout instant de disparaître dans la grande dérive liquide.

  Bien loin de là, sur une colline vert pomme, au milieu de cerisiers en fleurs, dans le murmure des cascades cristallines, alors qu'une brise tiède envahissait le ciel, le soleil faisait rouler sa couronne d'or, la terre bourdonnait de vie, la Nature se frottait les mains, entourée des Éléments pareils à des enfants joueurs et primesautiers. Déjà ils n'avaient plus souvenir de l'homme et n'attendaient plus qu'une promesse d'avenir. La prochaine civilisation était déjà en marche. On entendait sa joyeuse symphonie dérouler ses anneaux derrière la colline que cernait une brume bleue. Une grande procession avait lieu avec, à sa tête, le Philosophe-Roi dont on disait qu'il gouvernerait avec discernement et sagesse. Déjà les eaux baissaient. Le monde était ainsi qu'au premier jour. Une pure lumière envahissait l'éther. Il ne restait plus aux hommes qu'à attendre leur futur, à la Nature à vivre son présent. Toutes choses étaient infiniment disponibles. Il suffisait de recommencer à jouer.

"Le monde est un enfant qui joue", disait Héraclite. Reprenons donc à notre compte cette belle leçon de sagesse, tout comme Alexandre Adler dans son livre éponyme. L'Auteur dit, à propos de cette citation :

 

  "J'emprunte cette phrase à Héraclite. Le monde est innocent et naïf. Il titube, hésite, frappe, détruit. Il oublie sa propre histoire. Mais chacun de ses gestes est aussi une création et un apprentissage."

 

  La "morale" de l'histoire, ainsi que de la "fable" qui précède est tellement limpide que nous ne la commenterons pas. Apprenons seulement la maturité. Parfois le temps est-il un allié précieux qui nous enseigne la bonne pratique du monde. Cela, nous le savons, au moins depuis une éternité !

 

 

 

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13 décembre 2013 5 13 /12 /décembre /2013 09:23

 

  Sauf qu'ici, sur cette terre ingrate qui condamnait tout ce qui passait à sa portée, le romantisme se réduisait à respirer, le lyrisme à avaler le peu de salive glacée qui habitait encore l'antre du pharynx.

On était dans le couloir des rues et on frayait son chemin vers un hypothétique avenir. Le long des caniveaux, des langues de glace faisaient leur bruit de râpe. Les plaques d'égouts se soulevaient comme portées au ciel par un geyser solide, une manière de stalactite blanche. Les pavés qui jonchaient le sol imprimaient leurs quadrillages de givre, certains commençaient à se desceller, à se soulever comme pour une dernière prière. Les cabines téléphoniques étaient de massifs pains de glace, comme ceux que des porteurs ramènent des pentes de l'Himalaya. Aux terrasses des cafés, certains, pris de vitesse par l'irruption soudaine du blizzard étaient restés soudés à leur sièges de métal, tenant encore la petite cuillère qui était censée faire refroidir, en de savants tourbillons, la mare de liquide chaud et réconfortant.

   Des Passants étaient aussi happés en plein vol, pareils à des flamants roses, perchés sur un seul pied, alors que leurs bras pathétiques, comme tenus par les fils d'un invisible marionnettiste, restaient en éternelle sustentation dans un ciel vide. Des bandes de cormorans, suite de >>>>>>> englués dans les mares étroites et marécageuses d'un espace vide paraissaient cloués aux nuages pour une éternité. Cela faisait froid dans le dos et la toile de Vincent, "Champs de blé aux corbeaux", à côté de ce qui se donnait à voir dans des gammes d'un violet sinistre, quasiment épiscopal, eh bien la toile de Van Gogh serait apparue à la manière d'un joyeux divertissement ou bien comme la mise en acte d'un épicurisme sans faille. Pourtant on essayait de donner le moins de prise aux éléments, à l'eau, au feu, à la terre, à l'air, pourtant on avançait en courbant l'échine, mais rien n'y faisait et c'étaient les structures intimes de l'humain qui commençaient à être attaquées.

  Des giclées de tibias, des osselets tarsiques et métatarsiques, des occiputs, des fontanelles dévissées, des coudes décharnés, des clavicules branlantes, tout ceci faisait un bruit sombrement ossuaire, tout ceci avait un air de catacombes avec une lumière phosphoreuse qui rôdait dans les avenues d'une antique métaphysique à l'odeur de soufre. On se déhanchait comme à Rio, au Carnaval, avec les grincements en plus, les déguisements en moins; on essayait de paraître ce que l'on n'était plus, par exemple un gros Type avec une limousine noire devant un Casino ou bien un Banquier avec ses stock-options devant la Bourse, mais tout ceci était vain, tout ceci était hautement risible. On avait joué à la roulette, on avait parié sur les actions, on avait thésaurisé tout ce qu'on avait pu pour se sortir d'affaire avec le magot, on avait tiré sur la bride de la Nature jusqu'à l'épuiser, lui faire rendre l'âme.

  Certes, elle l'avait rendue l'âme, mais voilà qu'elle réclamait son dû, maintenant,  avec intérêts à la clé. Alors, sur sa carcasse dégingandée d'humain, on essayait d'amasser ce qui restait de chair pour livrer un dernier combat. Pour la gloire. Comme un Sumo avec son code d'honneur. Comme un Samouraï intègre. Dans la boîte étroite de son cortex on rameutait tout ce que l'on pouvait, on allumait les derniers feux de la volonté, l'ultime énergie du mental, les ressources de la psyché. Seulement la Nature n'avait pas dit son dernier mot. Certes elle était blessée, certes elle était souffrante, épuisée, mais elle était la Nature. Les éléments rassemblés autour d'elle avaient affûté ce qu'il fallait de yatagans pour en finir avec l'engeance humaine, cette armée de nabots qui n'avait fait que traîner son insuffisance native sur tous les chemins du monde. Face à face, maintenant. L'on verrait bien ce qu'il adviendrait ! Les Hommes, les Femmes, du moins ce qu'il en restait, ces lambeaux pathétiques, s'étaient rassemblés sur un seul rang, s'essayant sans doute à ressembler aux légions romaines. En vis-à-vis, la Nature avait fourbi ses armes et attendait que justice soit faite. Tout simplement. Tout naturellement.

 

 

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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 09:17

 

Sommes-nous source de l'énigme ?

 

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 Crayon sur papier

George Androutsos

 

 

"Et qui interroger sur ce que je suis venu faire en ce monde ?" 

                                                        Milou Margot.

                                                   

 Tout commence toujours par un signe. D'abord, il y a le silence. D'abord il y a le vide. D'abord la page blanche. Et, au-dessus de la falaise sans nom, un regard qui interroge. Un regard qui se regarde dans le miroir de l'étrange. Le crayon est suspendu et la mine dépasse à peine l'hébétude du bois. La craie aussi, livide, à peine assurée d'elle-même, si friable qu'un acide subtil pourrait la réduire à l'espace du non-espace, à une affinité élective proche de quelque élémentaire confusion. Comme si rien de sûr ne pouvait s'inscrire à la face du monde. Comme si le vide absolu était à même de nous dire l'abîme, le sans-fond dans lequel toute chose s'absente. Car rien ne paraît vraiment. Car rien ne respire, ne bouge, ne profère. Rien ne se distrait jamais de soi. L'étendue est immense qui pose sa taie sur l'infinie courbure des choses. Et les battements du ciel se fondent dans les mutités de la terre. Et le murmure de l'eau se plie sous la meute silencieuse du feu. Lutte élémentaire qui voudrait dire la courbure de ce qui vit, l'espacement du monde, l'effraction par laquelle témoigner, fût-ce dans l'éphémère, fût-ce dans les nervures de l'indicible.

  Tout commence toujours par un signe. Et la douleur est grande car elle n'a pas de nom où figurer. Blancs sont les signes de l'inquiétude. Grises les hachures de l'exister. Un essai, du moins. Un à peine exhaussement de la ligne, une fuite horizontale. Une géométrie du doute. Car, a-t-on seulement commencé à parler ? Haleine livide devançant la bouche, son amorce de voix. Blanche. Blanc sur blanc. Comme une fermeture de la parole, une spirale pliée sur son germe initial. Volutes et arcatures de l'impensé. Il n'y a pas d'idée encore et les mots sont de minuscules grains de silice faisant leur écoulement sans bruit contre la toile exiguë du ciel. Tout est tendu. Tout est dans la profondeur native de l'irréel. Tout dans la feuillaison du songe. La blancheur du papier appelle l'incision du graphite, sa ligne maculée de signifiance. Mais tout glisse et se dérobe dans un continuel effacement. Chaque trait est une démesure, une mince faille de la raison, une irisation de la folie. Les bruits sont si bas et les tympans se déchirent à l'aune du silence. Les mailles blanchies du cortex demandent le gris, appellent la médiation. Il faut sortir de l'étroitesse huileuse des cerneaux. Il faut faire sa poix et la déposer sur le bord du monde. Un fanal, un signe, un appel et que la surdité s'étoile en longue polyphonie et que la cécité connaisse enfin sa mydriase, cette longue déchirure de la conscience !

  Tout commence toujours par un signe. La main porte-crayon s'abîme sur la plage de papier et le dire se résout à n'être que galet lisse sous la poussée de la lumière. Tout glisse et dérive infiniment comme pour signifier le bord de l'ultime que jamais on n'atteint. Les bras battent l'air de leur confondante perdition. Mais, jamais ne saisissent. Les yeux sondent l'aire libre du temps sans aspérité où s'accrocher, où glisser le moindre relief qui sauverait, établirait un lieu. Les yeux appellent le miroir, le troublant reflet, l'esquisse, le tremplin duquel on tirerait sa propre ascension. Mais les miroirs mentent, mais les miroirs ne renvoient que leur propre image, illusion en abyme, en abyme, en abyme. Les angles vifs des images spéculaires enfoncent leurs dards aigus dans la moindre surface de chair disponible. La peau devient écorce rugueuse. Les os craquent sous la déflagration. La moelle s'écoule par le trop-plein de l'esprit. L'âme fait ses coulures de plomb et l'on s'étonne de la voir enfin. Nulle, comme en chute d'elle-même. La vue se ramifie en peuples épars, soumise à une étrange diaspora. L'ouïe siffle de ne pas entendre le murmure de l'univers.

 Tout commence toujours par un signe. Le désert blanc qui était seulement habité de vent fait voir ses premiers hiéroglyphes. C'est tellement discret, mystérieux, tout au bord d'un possible évanouissement. Alors les pupilles se durcissent d'obsidienne étroite, têtue, messagères commises à la connaissance. Alors les pupilles forent le réel jusqu'à la folie. Les pupilles veulent savoir. Cela s'éclaire si peu sur la plaine cendrée des choses. Un fusain. Une estompe. Une aquarelle à peine posée sur l'aile songeuse du papier. Et voici que les premiers signes apparaissent. De simples traits d'aube, des effleurements de jour, des incisions dans le cuivre lisse des perceptions. On ne voit pas. On devine, on lit à l'aveuglette. On écarte les pans de sa cécité. Des traits. Des lignes confuses. Des percussions. Des diffusions. Des étoilements. Des ruptures. Des retraits. Des recouvrements. Des irisations. Des glissements. Des écarts. Des arêtes. Puis des regroupements pareils à des confusions de chiffres, à des déflagrations de lettres, à des collisions. Puis des zones ombrées, celles des fosses, des ravines, des goulets dans lesquels se perd la lumière. On croît reconnaître l'effigie humaine, sa probable hypothèse. On accommode, on visse des lentilles au bout de ses yeux de caméléon, on sonde l'espace. Oui, c'est bien cela, c'est l'homme, c'est son hallucinant relief, c'est cette érosion, cette suite de dolines et de dykes anguleux, cette aire géologique en voie de constitution, cette élévation semblable aux motifs aériens des cairns pris de brume parmi les lenteurs de la tourbe. Il y a comme des signes qui appellent, mais depuis d'équivoques marais et alors on en perd la trace, on en perçoit seulement l'écho affaibli, la trame parmi les fils emmêlés d'un étrange métier à tisser. C'est tellement semblable au mythe, cela imite si bien la fable, cela s'inscrit de si troublante manière dans les mailles souples de la légende. Une dernière fois, avant qu'il ne soit trop tard, on s'essaie à déchiffrer ce qui apparaît comme l'inconcevable lui-même. C'est alors que la vue se brouille, que les traits se mêlent, que l'épiphanie dont, un moment, nous avions pu établir l'étonnante figure, se retire sur la pointe des pieds. Comme pour dire l'impossible effraction. On reste là, hagards, étonnés d'être. On demeure en soi. On regagne sa coquille - mais l'avait-on jamais quittée ? -, et, à l'intérieur de la conque close, parmi les touffeurs de la réassurance, une voix résonne à nos oreilles qui nous dit : "Peut-on jamais apercevoir l'homme ?". Cette voix qui résonne de si étrange manière, nous la reconnaissons pour être nôtre. Entend-on jamais une voix différente ?

 

  


 

 

 

 

 

 

 

   

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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 09:11

 

  Les éléments, l'air, l'eau, le feu, la terre, depuis longtemps on les avait oubliés, depuis longtemps on ne savait même plus leur existence. D'abord, le craquement pareil à l'écartèlement de la banquise, on n'y avait pas cru. On pensait simplement au choc sourd de deux véhicules ou bien à l'écroulement sans importance d'une vieille bâtisse. La terre se creusait de profonds sillons, alors on évitait comme l'on pouvait les meutes de glaise, on sautait d'un bloc à l'autre en essayant de ne pas chuter, les os étaient si fragiles, de simples tubes de verre.  Les lames d'air étaient abrasives, elles emportaient des fragments de peau, infimes cerfs-volants faisant leur grésillement échevelé au-dessus des calvities qui ne pouvaient résister aux tourbillons, aux sautes d'humeur cycloniques. Le vent sifflait en se brisant sur les arêtes des trottoirs, remontait les volées d'escalier avec des bruits de vagues tempétueuses. Parfois, le blizzard moissonnait les têtes et l'on voyait des boulets sanguinolents pareils à des fœtus rouler jusque dans les encoignures des murs.

  Partout l'eau  gelait, se divisant en longs filaments de cristal, les fontaines étaient saisies d'effroi, leur ruissellement zénithal se transformant en gerbes blanches, gonflées de bulles,  écumantes. À l'extrémité des narines, les humeurs vitreuses devenaient de longs filets glauques laissant perler vers le sol de plomb leurs gemmes inutiles. Les quelques rares Existants qui se risquaient à uriner en plein air se trouvaient bientôt empalés sur d'impérieuses efflorescences qui les maintenaient cloués à l'argile, comme saisis dans les mâchoires d'un piège.  L'air, vigoureusement poussé par le froid avait tôt fait de traverser les vêtures, se mettant aussitôt à radiographier le corps interne, à en séparer les territoires anatomiques, lesquels soumis au frimas ne tardaient guère à ressembler à la grise symphonie des Terres de Baffin.

  La bise s'enroulait consciencieusement autour des membres, les enserrait dans une résille dense, dans un lierre se hissant jusqu'à l'antre noir des bouches. Les langues soudées au massif du palais n'articulaient plus aucun son mais ressemblaient seulement à de pathétiques limaces qu'un poison aurait surpris dans leur sommeil visqueux et contingent. Le feu qu'on aurait pensé immortel, invincible, voilà qu'il se changeait en bitume compact, en cendres lourdes que les courants du vent aspiraient et alors l'âtre n'était plus qu'un dais mortuaire autour duquel grelottaient quelques guenilles humaines, étiques, presque rendues à un statut d'invisibilité. Les maisons, les immeubles, les riches résidences des non-nécessiteux, tout était ramené à un statut identique de désolation, sombres cavernes de carton-pâte que n'éclairait même plus la gloire de leurs propriétaires. Quant aux suffisantes piscines à débordement avec vue sur la mer, elles étaient assignées à n'être plus que de vagues congères flottant sur un horizon flou, indistinct qui, peu à peu, disparaissait des préoccupations existentielles des Errants-sur-la -terre.

  Certes le tableau n'était pas reluisant et, en matière d'esthétique, il faut en convenir, l'on pouvait faire mieux. Sans doute la facture d'ensemble pouvait-elle être rapportée au célèbre tableau de Caspar David Friedrich, "La mer de glace", si ce n'est  que celle du Peintre de Poméranie, en plus d'être sublime, était une simple vue de l'esprit, une aimable divagation, une concrétion imaginative.

 

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 Caspar David Friedrich - "La mer de glace".

Source : Wikipédia.

 

 

 

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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 09:04

 

Kalia : «  Tu peux aller scier du bois en forêt, te louer dans des fermes, être manœuvre au chantier de tôles. Tu es assez fort pour ça. La mendicité c’est le pire, c’est renoncer à être nous-mêmes, perdre notre identité et cela nous ne pouvons l’accepter. »

Djamil : «  Ce matin, à la Caisse de chômage, on m’a dit que ce n’était pas la peine de revenir avant six mois, peut être plus, à cause de la crise, de la fermeture des usines, qu’on me préviendrait, qu’on avait mon adresse. Et quand l’employée m’a dit cela j’ai vu son regard teinté d’hostilité et de haine me traverser de part en part. Nous sommes des réprouvés, Kalia. Tous ceux qui, comme nous, ont le teint cuivré, les sourcils épais, les cheveux noirs, le regard sombre, on les ignore, on les envoie rejoindre la nuit dont ils sont issus. »

Kalia : «  Toi, Djamil, tu pourrais jouer du violon à la terrasse du Café El Patio. Tu sais si bien jouer et la musique tsigane est si belle. Je suis sûre que ça te conviendrait et tu pourrais, de temps en temps, ramener quelques pièces. Ce serait toujours ça de plus pour les fins de mois, la vie est si rude ! »

Djamil : « Non, Kalia, tu n’es pas réaliste. Je ne t’en ai jamais parlé mais je suis déjà allé devant El Patio, là où se réunissent chaque soir les hommes et les femmes de la Bastide. Les hommes dans leurs vêtements si blancs, les femmes voilées de noir. Tous et toutes des élégants à la vie si mystérieuse, si éloignée de la nôtre. Je leur ai offert mon plus beau répertoire, je leur ai joué des musiques de notre peuple, celles qui parlent d’argent, des femmes et de la douleur, de l’amour et de la haine, des chansons de Nicolae Kuta, de Constanta Boreraziu, de Cristi Antonescu, et tu sais ce que j’ai gagné, Kalia, des quolibets, des injures, des menaces. Et Hilal, le serveur, m’a fait comprendre que j’étais un indésirable, que la société de la Bastide et la nôtre, celle du Terrain vague, c’était comme si on mélangeait l’eau et le feu et qu’il n’y avait pas de place pour les deux dans un même lieu. Je ne suis plus jamais revenu à la terrasse d’El Patio, je n’ai plus jamais osé pénétrer l’enceinte de briques. Il y a une frontière, une ligne infranchissable, comme si nous étions faits d’une matière différente, si l’air que nous respirons n’était pas de même nature, si nous vivions sur deux planètes éloignées. Depuis ce soir-là, mes nuits sont livrées à la peur, au ressentiment, sans doute aussi à l’idée de revanche, peut être même de vengeance.

Kalia : «  Tu vois, Djamil, nous autres Roms n’avons rien à faire à la Bastide. A plus forte raison Lyubina qui sort à peine de l’enfance. »

 

Djamil : «  Mais, au contraire, notre chance c’est d’avoir Lyubina, si jeune, si frêle qu’elle ressemble simplement à une petite fille qui aurait trop vite grandi dans ses vêtements. Elle a l’excuse de l’enfance, pas nous. Et tu sais, je vais te dire ce que m’a confié Matéo-le-Gitan, à propos de Boti, la plus jeune de ses filles. Eh bien Boti va souvent à la terrasse du Café, habillée des vêtements traditionnels, juste accompagnée du doba qu’elle frappe en cadence, faisant vibrer la peau de son tambour et carillonner ses cymbales. Boti chante et danse si bien qu’elle enchante et charme ceux de la Bastide qui ne voient en elle que la grâce, la naïveté et non un perfide calcul des Roms qui pourrait troubler l’harmonie de leur vie. Alors, parfois, les hommes, les femmes, pris au piège de la musique tsigane, envoient une pluie de pièces qui brillent comme l’or et des billets aussi légers que des papillons. Aussi Matéo-le-Gitan n’a plus besoin de se lever à l’aube pour aller dans les champs ou les bois, plus besoin d’aller s’enfumer chez le charbonnier pour quelques misérables pièces. Boti, c’est la providence de Matéo, celle qui lui permet d’échapper à sa condition, de vivre enfin comme un homme debout. Et Matéo a un projet. Bientôt, quand il aura suffisamment d’économies, que le trop plein de la Bastide aura empli ses poches, il vendra sa roulotte à un autre gitan et il ira habiter une maison, tout près des remparts. Il me l’a montrée, Kalia, et tu ne peux même pas l’imaginer. Aucun tsigane n’a jamais habité dans une telle maison ; aucun n’a jamais osé en rêver. Le rêve, c’est si loin du Rom qu’il n’en perçoit même pas les contours.

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11 décembre 2013 3 11 /12 /décembre /2013 09:21

 

  Et tout se met à vivre autour de Djamil avec la sombre attirance du vide, les roulottes, les falaises blanches, les entrepôts, les murs d’argile de la Bastide, la barrière des saules et des bouleaux à l’horizon et la vie n’est plus que cette infime palpitation au creux de l’ennui, cette étincelle si légère que la moindre brise pourrait l’éteindre. Djamil sent le danger tout près de lui, à la façon d’un aigle au dessein funeste dont il serait la proie et le moment est alors venu pour les flammes noires de l’assaillir, et les idées les plus folles se logent dans sa tête avec obstination. Dans la caravane où les ombres grandissent, le regard de Kalia, la mère, traverse le calicot sans même le voir, pas plus qu’elle n’aperçoit Lyubina, son unique fille occupée à caresser distraitement la fourrure noire du chat. Soudain l’air est lourd, tendu, comme les soirs d’été avant que l’orage n’éclate. Les éclairs ne tarderont pas à surgir, à traverser la roulotte d’une lumière mauvaise, chaotique. La voix de Djamil gronde, semblable à la chute de galets. Depuis longtemps déjà Kalia avait le pressentiment de cette parole qui déchirerait un jour le silence, de ces mots cernés de mort et de néant.

Djamil : « Pas plus tard que demain, Lyubina, tu iras au Café El Patio… » La phrase s’interrompt, hésitante, ambiguë, projetée au dehors en même temps que retenue dans quelque pli de la raison.

Kalia : « Non, Djamil, tu ne peux pas imposer à Lyubina d’aller mendier. Elle est trop jeune et puis c’est indigne d’elle, de nous, de notre peuple qui doit avoir plus de fierté. On ne peut pas se laisser aller à la facilité. Et puis c’est malhonnête. Nous autres, Roms, ne pouvons plus vivre de rapines, de vols à la tire, de menus larcins, de poules dérobées. Nous devons avoir plus d’honneur. Nous devons trouver du travail, c’est notre seule façon de nous intégrer, de ne pas nous faire rejeter. »

Djamil : « Pas si simple, Kalia. L’ usine ne veut plus de nous, ne veut plus de moi, Djamil, l’homme à tout faire. Tout le monde se méfie des Roms, même les honnêtes gens. »

 

 

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11 décembre 2013 3 11 /12 /décembre /2013 09:20

 

  Souvent, pour avancer, on lançait ses bras vers l'avant, on faisait basculer sa croupe vers l'arrière, on plongeait la tête dans le grand maelstrom humain, on faisait une sorte de brasse coulée, on se frayait un passage parmi le tunnel des anatomies, on glissait, long reptile aux écailles luisantes dans la masse compacte de la chair, tantôt parmi les lourdeurs des poitrines pléthoriques, près des fesses mafflues et rebondies - on mangeait beaucoup en ces temps de disette généralisée -, on sentait, tout contre sa forteresse de peau les crins intimes des autres Existants, leurs odeurs grasses et suintantes, on percevait leurs mouvements, un seul gros animal, un genre d'éléphant de mer balloté au rythme de sa graisse séculaire.  Les bruits, on les percevait comme venus de très loin, filtrés par des épaisseurs d'ouate et ils s'abîmaient dans le flux d'algues humaines avec un son identique à celui d'un  clapotis. Partout, la marée se répandait, gagnait les places, les jardins, les agoras, infiltrait les temples, les hauts espaces des atriums, les cabines d'ascenseurs. Les tours vitrées aux façades anonymes se remplissaient et, parfois, l'on voyait la lente chenille anthropologique faire ses ondoiements et ses remous le long des parois brillant comme l'acier.

  On avançait et c'était cela le principal. La plupart du temps ce n'étaient que de longues processions hémiplégiques, sauts de carpe et glissades de saumons remontant le gravier rugueux des avenues. La foule, dans le goulet des portes conduisant aux sanctuaires des biens thésaurisés, s'étrécissait soudainement, gros ver annelé faisant passer, les uns après les autres, ses anneaux laborieux animés d'un coruscant désir. Dans le ventre sulfureux des boutiques, dans les boyaux étroits des galeries marchandes, on regardait de ses yeux écarquillés, de ses yeux injectés de sang, de ses sclérotiques prêtes à se rompre, les rejetons du négoce mondial, les icônes technologiques, les miroirs aux alouettes de la modernité. Partout, sur la terre, de longues processions parcouraient les allées du monde, partout s'étalait le flux des envies, partout régnait l'immense paranoïa qui semblait ne plus avoir de fin. Mais les hommes hagards, les pantins commis à dévorer l'entièreté des choses disponibles, tellement rivés à l'étroitesse de leur cheminement, n'apercevaient même pas les sombres nuages que leur inconséquence faisait naître aux quatre coins de l'horizon. Ils venaient tout simplement d'entrer dans la grande ère de la glaciation mentale, manière de dérive du continent humain en direction de son inévitable naufrage. Tout ceci ressemblait aux glaciations préhistoriques, par exemple à la période du günz au cours de laquelle la vie sur terre ne deviendrait qu'une faible hypothèse. On inclinait vers l'animal, le végétatif, le repli germinal, la simple faille tellurique. On était lézarde, on était incompréhension. Le soleil, fatigué par l'incurie des hommes, s'était retiré dans son empyrée; les étoiles ne scintillaient plus qu'avec parcimonie, la lune perdait progressivement son croissant doré.

 

 

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