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5 février 2014 3 05 /02 /février /2014 09:26

 

L'infinitude.

 

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Œuvre : Barbara Kroll. 

 

  Alors que cette œuvre s'annonce sous les traits évidents de la finitude, n'est-il pas étrange de la placer sous le titre "d'Infinitude" ? Sans doute y a-t-il là atteinte à l'esprit logique. Seulement l'existence est rarement "logique" et, du "logos", c'est surtout l'aspect langage qu'il faut retenir, plutôt que son aptitude à rationaliser. Nous disons bien "Infinitude" et ceci peut trouver à s'éclairer sans difficulté. Jamais nous ne pouvons atteindre notre propre finitude afin, qu'en tant que Dasein, nous puissions connaître la totalité de notre être. Nous sommes toujours fragments, parcellaires, non parvenus au terme à partir duquel nous pourrions nous saisir globalement d'une manière identique au regard de l'Autre qui nous synthétise et, ainsi, prend possession de nous. C'est pour cette raison d'une inaptitude à se poser devant soi, à la manière d'un objet que nous contemplerions, que nous utilisons le mot "d'infinitude". Jamais nous ne parvenons à notre propre fin et, dès lors que celle-ci s'annonce, il est déjà trop tard pour que nous puissions en faire quoi que ce soit. Nous n'avons plus la conscience qui nous permettrait de nous en emparer. Nous sommes remis à la bouche étroite du néant, sans condition de possibilité de pouvoir penser cette existence dont nous venons de nous retirer. Nous sommes donc, quoi que nous fassions, des êtres placés face à la démesure de l'infini. De là notre sentiment permanent d'incomplétude, de là notre angoisse. Il n'est jamais rassurant de se sentir en voie d'achèvement, sans qu'il soit possible de parvenir à la clôture du sens.

  Mais il faut en venir à cette œuvre dont la pesante  noirceur nous plonge dans de bien ténébreuses réflexions. En réalité, ce dessin nous ne le regardons pas, c'est lui qui nous attire dans ses arcanes comme la veuve noire emprisonne l'innocent moucheron dans les multitudes blanches des fils de la vierge qu'elle lui destine comme sa finitude. Cette Allongée, nous la percevons comme l'une des possibles figures du tragique, sinon la dernière avant la mort. Tout ce qui, chez l'humain, constitue sa réserve de plénitude, sa capacité à occuper l'arche lumineuse d'un possible destin, tout ici s'inverse dans des harmoniques semblant rétrocéder vers une singulière disparition. Le buisson des cheveux est un énigmatique cadre détourant un visage blafard, lunaire, de mime triste - nous pensons, bien évidemment au Mime Marceau -; le cirque des yeux est envahi d'un chanvre bitumeux d'où le regard - cette lumière de la conscience - est absent; les lèvres habituellement carminées et désirantes - cet antre de la sublime parole -, plongent dans une encre lourde, impénétrable; le corps est cette immense plaine blanche, neigeuse, froide d'où n'émerge nul signe de vie, abandonné qu'il est dans la posture du déjà-inexistant; les mains sont pareilles à des croisements ossuaires faisant signe vers ce qui restera après que la chair sera devenue poussière. Cette Allongée est-elle simplement gravement malade, incurable, on bien déjà en partance vers plus loin que son corps ? Nous inclinerions à penser qu'une rigidité post-mortem est déjà en train de métamorphoser son esquisse humaine en simple souvenir aux yeux de ceux qui, après elle, vivront. Mais, pour autant, avons-nous remis aux mains de Thanatos ce simple reflet de Celle qui, sans doute, a existé à la face de la terre, marché, aimé, probablement enfanté, désiré ? L'avons-nous condamnée à n'être qu'un passé en voie d'accomplissement ? Sans doute avons-nous interprété au plus près de ce que nos sentiments nous dictaient. Il y a une telle désolation à prendre acte de ce fusain aux traces si charbonneuses. Et l'objet entre les mains, quel est-il ? Sans doute un ustensile ordinaire, une tasse venue s'échouer dans l'armature rigide des doigts. Mais cette tasse n'est pas celle du quotidien. Elle est celle qui contient la ciguë dont Socrate a fait son dernier breuvage, préférant la finitude de la vérité, à la relativité du mensonge des habituels SophistesElle, sur son grabat, a-t-elle décidé d'en finir avec la vie, de pratiquer sa propre euthanasie, de tirer sa révérence et de disparaître dans les eaux lourdes du Styx ? Mais nous ne pourrons poursuivre notre interprétation qu'à chercher dans le domaine de l'art quelque homologie. Et celle-ci, nous la trouverons chez Kirchner, l'un des fondateurs de "Die Brücke"le mouvement expressionniste allemand. 

 

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 Ernst Ludwig Kirchner

Jeune fille assise (1910).

 

 Entre les deux figurations, de nombreuses  confluences de sens se font jour et l'on pourrait presque les superposer sans risquer de tomber dans un faux-sens ou bien dans des excès interprétatifs. La pose est identique, l'impression générale dévitalisée, investie d'une profonde lassitude. Cependant, maintenant, il convient de poser les différences, lesquelles permettront de mieux mesurer l'abîme tragique dans lequel nous plonge la représentation de Barbara Kroll.

 

 

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 Ce qui éloigne ces deux représentations, c'est d'une façon visible, la couleur par rapport au traitement en noir et blanc. Ce que Kirchner rend patent en matière de dramaturgie résulte du violent espace dialogique dans lequel les teintes complémentaires jouent sur le mode d'oppositions irréductibles : le jaune argileux du visage se détachant sur le bleu intense du couvre-lit et celui, plus atténué des cernes au-dessous des yeux; le vert amande du corsage jouxtant le rouge intense de la robe. La seule couleur commune résidant dans le noir de jais de la chevelure. Quoi qu'il en soit du parti pris pictural concernant les teintes posées sur le support, nous pouvons constater que le résultat atteint une identique démesure quant à la mise en image de la figuration humaine. Le traitement de Barbara Kroll dépassant même en amplitude les intentions du Peintre de la "Brücke" : on est passé de l'expressionnisme au mutisme, le regard encore présent dans le tableau coloré devenant absent du fusain de l'Artiste contemporaine. Il y a donc plus grande fermeture du Sujet face à cette existence qui, pour être souvent douloureuse, devient ici quasiment insupportable, aux portes de l'ultime désespérance. Le Métaphysicien ibérique, Miguel de Unamuno affectant à l'un de ses livres le titre de "Sentiment tragique de la vie", se situait lui aussi dans cette même veine d'une aporie constitutive du Dasein, aporie avec laquelle il doit composer, parfois, comme le Peintrele Poète.  Alors est atteinte la démesure de l'expression, tout au bord de l'abîme qui clôture tout, aussi bien la transcendance de l'art, que les contingences pesantes du parcours humain. De quoi nous interroger sur les misères et les désolations qui, partout, sans distinction ni de race, ni de couleur, ni d'âge, ni de condition, moissonnent les têtes alors que le monde continue à tourner, montrant tour à tour, sa face de lumière, sa face d'ombre. Il en est ainsi de l'exister, parfois brillante polyphonie, parfois discours aphone disparaissant sous des meutes de pathétiques ténèbres dont ce dessin nous aide à prendre acte l'espace d'une contemplation. A l'évidence, la picturalité de Barbara Kroll tutoie en permanence, dans des teintes plombées de chair et de bitume, l'essence de la destinée humaine. En cela, nous pouvons la qualifier d'existentialiste. Regardant ces œuvres sombres, nous ne pouvons éviter de nous poser le problème de notre liberté. Sans doute la réponse nous appartient-elle en propre, comme toujours, lorsque nous décidons d'emprunter tel ou tel chemin. Ce chemin de représentation, lui, suppose une véritable exigence. Pour cette raison nous ne pouvons qu'y adhérer de toute la force de nos racines constitutives !

 

 

 

 

 

 

 

 

  

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21 janvier 2014 2 21 /01 /janvier /2014 11:49

 

­­­­­­­Tout silence est un cri.

 

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Œuvre : Barbara Kroll.

Technique mixte sur papier.

 

 

  Tout silence est un cri.  En attente d'être proféré. Le silence vrai, profond, absolu n'existe pas. Existerait-il et alors, c'est nous qui n'apparaîtrions pas, qui demeurerions scellés dans quelque inconnu inatteignable. Le silence, s'il parvenait à son essence, ne véhiculerait qu'effroi et perdition. Imaginons, un seul instant, que les bruits qui parcourent la Terre de leur museau chafouin s'évanouissent et nous serions perdus, entièrement voués aux gémonies. L'insoutenable nous saisirait à la gorge et les meutes de grondements sourds frapperaient de leurs gongs mortifères l'aire sidérée de notre cochlée. Car ce serait la Terre elle-même qui, libérée des agitations de la grande marée humaine, surgirait dans notre boîte d'os avec la même furie qu'une marée d'équinoxe. Nos osselets ne seraient que charpie sonore, l'enclume délivrerait ses percussions de métal, l'étrier ferait ses vibrations répercutées contre le cuir lacéré de la dure-mère.

  La Terre s'invaginerait en nous par tous les orifices disponibles, bouche, oreilles, sexe, faille rectale. Nous serions gagnés de l'intérieur, colonisés. Ces bruits de la Terre que l'agitation perpétuelle des hommes occulte, ces bruits donc s'étaleraient partout, dans l'immense territoire anthropologique livré à son soudain démembrement. Nous entendrions le long glissement des racines contre la tunique étroite du limon. Nous entendrions les cataractes de lave faire leur sourd bouillonnement tout contre l'écorce du globe, les écroulements blancs des majestueux icebergs et l'immense houle de glace consécutive, les rugissements solaires de l'étoile blanche plantée au milieu du zénith, les plaintes blafardes de la lune, le crissement des étoiles, la longue déchirure des nuages aux ventres lourds, le craquement des failles sismiques, le long raclement de l'eau au profond des abysses, l'écroulement des roches millénaires sous les assauts de l'érosion, le mugissement du vent sur les arêtes vives du monde. Une pure frayeur envahissant toutes les géométries libres du sensible.

  Mais tout ceci ne serait rien ou seulement une simple fiction s'imprimant sur les circonvolutions de notre imaginaire. Le silence de la Terre, ou bien son envers, le déchaînement dionysiaque des forces telluriques ne peut jamais être qu'une simple mythologie géologique. Mais ce qui est bien réel et plus préoccupant c'est le silence des hommes, leurs murmures éteints, leurs renoncements à paraître dans l'ordre de la parole. Pour l'accomplissement de son destin, la Terre dispose de l'empan immémorial de l'univers; l'homme seulement de sa frontière de peau : un temps étroit, des jours comptés comme des gouttes, un ruissellement que, bientôt, la poussière effacera. Dans la demeure exacte de l'exister, Celui-qui-paraît s'imprime sur le visage des choses à la mesure de son langage. Il n'y a guère d'autre secret afin de déployer la vérité partout présente qui ne fait face qu'à être convoquée dans des mots. Les mots comme concrétion ultime pour l'homme afin de témoigner. Ceci est une apodicticité lorsqu'on a éprouvé la puissance du poème, la force de la déclamation, le subtil vibrato de la voix. Seulement la parole est la chose du monde la plus répandue et la moins bien partagée. Sur les vastes agoras des cités, il y a les bavards, ceux qui parlent sans cesse, dressant autour d'eux de vivantes et polyphoniques tours de Babel, puis il y a ceux qui vivent à l'ombre de cette forteresse, que l'on n'entend pas, ils sont de mutiques rhizomes tapissant la glaise de leur hémiplégie native. Comme si, de toute éternité, leur langage s'était sédimenté, avait reflué à l'intérieur de leur tunique de chair mais, à leur insu, mais contraints au silence par l'hostilité des autres hommes ou bien, seulement, leur lourde indifférence.

  Ils sont légion les Condamnés-au-mutisme : les habitants des savanes où le bétail ne laisse plus voir que la radiographie de la misère; Ceux des slums promis à n'être que d'éternels apatrides; Ceux des favellas qui, depuis leurs villages de tôle et de carton, ne voient que les plages des Riches et la luxuriance du monde; Ceuxenfants, qui travaillent à façonner des cubes d'argile pour des maisons qu'ils n'habiteront jamais; Celles qui sont soumises à la loi d'airain de la domination du Mâle, encagées, violentées, livrées à la sordide prostitution; Celles qui travaillent dans les ateliers insalubres, surpeuplés, pour un salaire de misère alors que leurs tortionnaires les regardent à peine du haut de leur insupportable profit; Ceux qui, dans les sombres boyaux des mines extraient l'étain destiné aux loisirs des NantisCelles que des employeurs indélicats réduisent à l'esclavage, parquent comme des bêtes dans les réduits de somptueuses villas; Ceuxles Sans-logis qui dorment sur les plages de galets, face aux palaces étincelants de la morgue humaine; CeuxCelles qui, en raison des hasards de la naissance se retrouvent à l'ubac du monde, dans l'obscurité et la misère, alors qu'une minorité bien-pensante se situe à l'adret, sur le versant continûment ensoleillé, là où le langage fait son entêtant bourdonnement d'abeille, souvent de simples bavardages inconscients de leur propre fatuité.

 

 

  Mais un jour viendra, il n'est pas loin, il s'annonce, il fait ses préparatifs et surgira au ciel du monde comme la tornade s'enroule autour des palmiers échevelés et les aspire dans l'immense maelstrom de son œil dévastateur. Car le silence des Opprimés n'est qu'une halte, une pause avant que ne déferle le grand tsunami. Les mots ne meurent jamais. Dans l'enceinte des têtes ravagées, ils font leurs pelotes, ils bandent leurs arcs, ils enduisent la pointe de leurs flèches de curare, ils gonflent et dilatent la conque d'os, soufflent dans les poitrines pareils à des vents fous. Ils cherchent un orifice par lequel faire phénomène sur la grande scène du monde, l'immense pantomime dont les humains sont les piètres et consentantes marionnettes. Et alors quand ils ont atteint la sombre violence du désespoir, ils sortent du corps avec la furie qui sied aux grandes tragédies : ils déchirent le bandeau blanc qui obture leurs yeux; ils surgissent de la bouche occluse en lacérant les lèvres et c'est un badigeon écarlate qui macule le bas de leur visage; ils vibrent au bout des doigts avec des brillances de lumière à arc; ils s'évadent des lourdes poitrines, semant leur laitance acide, sulfureuse; ils jaillissent de l'ombilic en filets de bile verte; ils s'évadent de l'antre du sexe et répandent au sol des généalogies de vies avortées; ils sourdent des boulets des genoux avec des relents de poudrières; ils bondissent avec des rugissements d'osselets de la pliure des métatarses. Alors, bien évidemment, les victimes se comptent par millions. Partout sur la Terre, dans les rues des villes, au bord des océans, sur les plateaux d'herbe, dans les plaines où souffle le vent, les ruisseaux d'hémoglobine, les cataractes de chair, les lambeaux de peaux font leurs inutiles drapeaux de prière, leurs offrandes étiques, leurs libations stériles en direction de dieux qui n'existent plus. Les hommes, se prenant pour ces inatteignables icônes, ont retourné contre eux une longue patience qui s'est métamorphosée en pure folie. Bientôt le déluge de sang se retirera de la conscience des hommesLa Terre boira l'inconséquence humaine jusqu'à la dernière goutte et, comme la mémoire des Existants est, depuis toujours, livrée aux assauts de l'amnésie, les Riches regagneront leurs demeures armoriées, les Pauvres leurs caniveaux désolés. Ainsi va le monde. Tantôt bavard, tantôt silencieux, mais toujours étrangement sourd aux plaintes qui montent de l'ombre et qui, jamais ne voient le jour ! 

 

 

  

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13 janvier 2014 1 13 /01 /janvier /2014 09:40

Un graphisme de l'ambiguïté.

 

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Œuvre : Sibylle Schwartz. 

 

  Ayant face à soi l'objet esthétique, la ligne en l'occurrence, ou bien nous essayons d'en pénétrer la signification, ou bien nous nous en détournons et alors nous serons dans le souci, et alors nous serons dans la préoccupation. Car, cette ligne sinueuse qui nous aura fascinés l'espace d'un instant continuera à faire ses trajets, à notre insu, quelque part dans notre inconscient. Mais d'abord arrêtons-nous à la ligne, à sa belle et infinie sinuosité. Si nous ne projetons  que de la regarder, elle, faisant abstraction de l'espace tout autour, alors ne restera que son tracé noir, lequel sera identique à la fermeture de toute parole qui aurait pu énoncer quelque chose à son sujet. Identiquement à l'obscurité du poème, laquelle demeure toujours hors d'atteinte, sans saisie possible, sans faille par où faire effraction. Et maintenant, faisons simplement l'inverse, entrons à l'intérieur de la ligne pour n'y retrouver que l'aire blanche pareille à une neige. Ici s'installera le silence et nulle autre chose qui aurait pu porter un sens. Bien évidemment, ces deux situations limites ne sont évoqués qu'à tenter de mieux comprendre l'essence de la ligne.   

  Donc, à ne considérer qu'elle, la ligne,  dans son cheminement graphique ou bien à seulement  voir l'aire qu'elle contient, rien ne s'éclaire. C'est alors de leur mutuelle relation,  ligne>>><<<blanc que se produira l'événement pictural. Faisant le trajet continu de la ligne au blanc, du blanc à la ligne dans une sorte de jeu alternatif, nos yeux ne font que prendre acte de leur constante dialectique, de la tension qui les lie et les maintient chacune dans leur être. Mais la solution ne réside pas dans cette opposition chromatique, sans plus. C'est ailleurs que dans le Noir et le Blanc, considérés comme entités séparées, qu'il est nécessaire d'interroger. C'est leur fusion dans le Gris qu'il faut chercher à saisir adéquatement. L'intellect procédant toujours par synthèse, c'est la teinte intermédiaire qui s'illustre toujours comme thème central du regard. Le Gris est la teinte du milieu, celle qui assure le passage du jour à la nuit, qui dit en cendre la perte du feu, en brouillard la lumière atténuée. Espace de médiation, support d'une transitivité, figure du messagerle Gris est cette teinte qui symbolise les deux registres auxquels elle appartient, le Noirle Blanc pour la thèse qui nous occupe. Cette couleur neutre, centrale, porte donc en elle les racines génétiques qui l'ont mise à jour, à savoir les tonalités opposées qui en constituent l'origine. C'est pour cette raison que le Gris symbolise une première figure de l'ambiguïté, comme l'androgyne est le miroir des principes masculin et féminin qui l'animent. Mais, si le Gris est un premier trait disant la polysémie de l'image, il n'en épuise pas le sens.

  Maintenant, c'est sur la ligne elle-même qu'il faut porter son attention, donc sur le Noir, mais sur un noir délié, faisant ses trajets sur l'ivoire de la feuille et ceci, d'une manière qui ne saurait être considérée comme contingente, gratuite. Si la main qui tient la plume semble tracer sur le subjectile un pur hasard, c'est seulement parce que nous nous évinçons d'emblée les motivations inconscientes qui s'y dissimulent, aussi bien que les figures archétypales qui en constituent la trame. Ici, ce qui est à considérer comme un redoublement de la signification, faisant signe, lui aussi vers une possible équivocité, ce sont surtout les collisions de lignes, leurs enchevêtrements, leurs nœuds, leurs entêtements à se positionner à tel ou tel autre endroit du corps. La figure représentée, à la limite de l'illisibilité ou bien de la confusion se perd dans les linéaments multiples d'une confondante polysémieLe Mont de Vénus est comme brouillé - mais est-ce nous qui le constituons ainsi ? -, perdu dans les mailles d'un sombre buisson, les fuseaux des doigts sont pris d'étranges vibrations, d'inexactitudes dont le réel s'offusque, les visages se perdent dans la forêt de l'indicible, l'épiphanie humaine se dissolvant sous l'itération du trait à signifier ce qui, de l'homme, de la femme, ne se peut représenter qu'à l'aune d'une perte. Comme si tout essai de faire surgir quelque  épiphanie était voué à l'échec avant même d'avoir pu se constituer en phénomène accessible au Regardant. Ici, nous sommes dans l'amphibologie picturale, tout trait s'actualisant pouvant faire l'objet d'interprétations plurielles dont aucune ne pourrait en excéder une autre. Mais dont aucune ne serait totalement porteuse d'un sens indéfectible. Et le trait est si brouillé qu'il semble s'extraire de l'empan commun de la perception pour acquérir une manière de statut autonome auquel nous n'aurions plus accès, l'ambiguïté native se métamorphosant en simple aporie. Nous ne pouvons plus rien proférer de sensé à propos de la figure qui nous fait "face". L'énigme est là, au sein d'une indépassable mutité.

  Enfin, il nous reste à considérer l'étonnante superposition des visages par lesquels nous sommes ramenés à n'émettre à leur sujet que de simples conjectures, d'étranges hypothèses. Nous évoquions la dimension archétypale de l'œuvre, la figuration de la face nous en propose une lecture singulière. Mais de quels visages s'agit-il donc pour que nous demeurions sur le seuil, dans l'indécision, le doute, nous dirions presque l'imposture, tellement le message se voile dans l'indétermination. Figure tutélaire du Père ? Figure du Fils placé sous la protection d'une Mère originelle ? Figure de l'Aimé(e) se fondant dans celle de l'Amante ? Couple fondateur : Adam inclus dans Eve ? Figures mythiques de Tristan et Yseult tendrement enlacés ? Double représentant le Jumeau Céleste ? Image narcissique assistant au redoublement de l'ego ? Matérialisation d'un indicible - l'âme , dont le trait voudrait dire la complexité à porter au-devant de la conscience ? Apparition de l'Ombre comme Double du romantisme allemand ? Quelle que soit l'esquisse proposée nous demeurons en retrait, dans le questionnement, lequel semble indépassable. L'ambiguïté menace de réduire au silence tout essai de formulation puisque, aussi bien, nous sommes toujours dans les marges, dans des vérités approchées, dans le tremblement de l'illusion. Et si, du reste, l'Art pouvait se définir comme le contraire de "la mimèsis" grecque, laquelle proclamait la seule validité d'imitation du réel, si l'Art donc était le domaine de la pure illusion, alors nous serions ici en présence d'une figure achevée de la représentation picturale . Il nous reste à regarder cette proposition à nouveau, à l'orée du sommeil. Cette femme allongée, dont une réverbération gît à ses côtés, ne serait-elle, tout simplement, l'image même du songe ? Il nous reste à l'expérimenter !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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11 janvier 2014 6 11 /01 /janvier /2014 09:08

 

Passion insulaire.

 

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Barbara Kroll.

Acrylique sur panneau.

  

  De prime abord, cela surgit de la nuit comme une évidence. Deux formes identifiables sans que nous puissions, un seul instant, douter de leur réalité. Posés là, devant nous, nous avons deux corps nous disant le long poème de l'Amour. Il suffirait de s'y laisser aller sans la moindre retenue et, alors, nous serions dans une compréhension immédiate de cela qui se joue et se propose cependant comme une énigme à déchiffrer. Car, si le projet semble n'avoir nul besoin d'une propédeutique pour nous parler avec clarté, il n'en demeure pas moins que nous sommes retenus, comme en suspens, au bord du geste plastique. Nous projetons notre regard sur l'image et, aussitôt, notre vue ricoche, retourne à son origine, c'est-à-dire quelque part dans la complexité de notre conscience.

  D'une manière décisive, le colloque singulier qui est proféré, dans l'intime, entre les deux Figures nous demeure inaccessible. Dyade confiée à elle-même dans le plus pur mystère qui soit. Et, d'affûter nos pupilles en forme de diamants, de chercher à forer la paroi qui résiste, ne nous servirait à rien. C'est la nature du binôme singulier des Amants que de se voiler afin que l'essentiel ne puisse être accessible qu'aux seuls protagonistes de la scène. Ici, il s'agit de théâtre, ici, il s'agit de dramaturgie. A savoir la création d'un monde dont sont inévitablement exclus ceux qui ne participent pas, en quelque manière, à la partition qui se joue dans un espace-temps unique ne trouvant jamais d'équivalence à l'extérieur de sa propre sphère.

   Si nous ne pouvons douter qu'à la source de la proposition graphique se trouvent deux anatomies de chair et de sang, traversées de flux divers, de sensations, de perceptions, de dérives sentimentales et oniriques, l'abstraction qui en est restituée les éloigne de nous, les situe sur une espèce de piédestal hors d'atteinte. Il n'y a plus de chair à vif, plus de palpitation épidermique, plus de langage articulé nous disant l'exception d'un destin, son cheminement sur les rives de l'exister. Nous sommes simplement reconduits à nous-mêmes, dans notre massif de muscles, notre cage d'os, l'exiguïté de notre tunique de peau. Pour le dire métaphoriquement, nous, les Voyeurs apparaissons dans le genre d'outres gonflées sous les coups de boutoir de la nécessité, alors que nos Questionnants sont d'identiques outres vivant de l'intérieur les flux et remous qui les animent. Et nous ne pouvons faire l'économie de l'utopie insulaire, laquelle serait symboliquement le meilleur moyen d'accéder à la pensée que le langage voudrait atteindre mais qui, toujours, échoue à rendre compte des situations limites, puisqu'aussi bien, c'est d'un genre d'absolu dont nous parlons. L'évènement de la passion transcende inévitablement toute connaissance, tout savoir. Le domaine des affects est si particulier qu'il ne saurait faire l'objet d'une analyse objective, comme nous pourrions la conduire  à propos d'une plante dont on décrirait, par exemple, les stades de sa métamorphose. La Nature, si elle demeure souvent celée dans quelque phénomène difficilement saisissable, n'oppose jamais le même refus que dresse à notre encontre l'incandescence des sentiments. C'est de cela dont nous essayons de parler, d'ignition, de combustion spontanée que l'intellect pourrait prétendre approcher au moyen de la sublime intuition, mais cette dernière, en raison de son caractère ineffable se voile à mesure qu'elle se dévoile.

  Maintenant, ce que nous désignons sous le vocable générique de "passion", s'adresse aussi bien aux expériences de la connaissance, de la spiritualité, de l'art. C'est immanquablement d'insaisissable dont il s'agit puisque ces essais de l'entendement humain de se dépasser en direction de ce qui est autre, l'Aimél'Aiméel'Esprit, l'Êtrel'Oeuvre demandent que soit pratiqué un saut en dehors de la raison. Les Amantsle chef-d'œuvrele mystère du savoir sont d'emblés situés au cœur de cette île que nous entourons de nos flots pressés à défaut de pouvoir en franchir l'énigmatique et lumineuse enceinte. C'est pour cette seule et unique raison d'un hors-de-portée, aussi bien de la main que des yeux, que toutes ces déclinaisons du sublime nous interpellent si fort. Le sachant ou non, c'est à cette perpétuelle recherche de la trace signifiante, du signe révélateur que nous nous employons, faisant ceci ou bien cela. Mais, chacun à sa manière, cultivant son jardin selon les affinités qui s'adressent à lui, parcourt infiniment l'horizon de sa peau en direction de la peau du monde.

   Notre corps est, à la fois, cet immense espace existentiel qui nous porte au-devant de nous vers le futur qui nous attend, en même temps qu'il constitue une sombre et compacte geôle à l'intérieur de laquelle nous nous débattons avec effroi. Le sens vrai d'une liberté possible est ce passage de nous-mêmes en direction de ce qui n'est pas nous mais  tisse des liens ouverts à notre propre compréhension. Il est toujours question d'un subtil balancement, d'une oscillation dont les polarités nous originent à notre condition même, comme le nycthémère fait procéder le jour de la nuit, la nuit du jour. Il s'agit d'une dialectique tellement constitutive que nous vivons en son sein, sans bien en percevoir l'essence plénière. D'une immanence vers une transcendance; d'une transcendance vers une immanence. C'est ceci que profère le couple d'Amants de la peinture, les immémoriaux Adam et Ève, en mode crypté, que nous devinons le plus souvent à demi-mots, dont nous savons nous exonérer dans les affairements nous distrayant de notre être, alors que, toujours, une Île nous appelle à pénétrer en son sein ! 

 

 

 

 

 

 

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3 janvier 2014 5 03 /01 /janvier /2014 09:33

 

Ligne : du chaos au cosmos.

 

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 Œuvre : Sibylle Schwartz.


 L'atelier de l'Artiste, il faut l'imaginer au lever du jour, seulement habité d'une lumière zénithale, bleutée, une verrière se disposant face à la clarté du nord. Une grappe de glycines se balance devant la vitre, le pépiement de quelques oiseaux est encore une simple hypothèse. Au début, c'est comme cela, une à peine émergence du néant. Des ombres encore denses, illisibles, flottent dans les angles de la pièce parmi l'éparpillement des toiles et des pinceaux. Les choses attendent d'être révélées et la nuit glisse son encre partout où peut s'accrocher sa persistante mémoire. Le rien est là dans sa subtile occlusion et nul événement ne paraîtra avant que le jour ne s'ouvre.

  Au début ce n'est qu'un mouvement suspendu, une hésitation au seuil de l'exister. Comment porter l'œuvre à sa profération première ? Comment faire de la mutité du monde quelque chose qui, bientôt prendra forme ? Car c'est toujours un mystère que celui d'une possible éclosion, car c'est toujours l'initiale d'une douleur que de tracer sur la feuille les signes qui vont déchirer la dimension virginale. L'espace est là qui attend d'être révélé, doucement allongé dans sa teinte d'ivoire et le papier est simple attente de la plume qui, bientôt l'aliènera. Car il n'y aura plus de liberté possible. Toute écriture est l'amorce d'un destin, toute trace porte en elle les stigmates d'une nécessite, l'impossible retour en-deçà du silence originel.

  La main, au-dessus du subjectile, se retient, comme le fait la lumière avant de porter à la révélation ce qui s'y abrite en creux. D'abord ce n'est qu'un crissement presque imperceptible qui parcourt la feuille, y dépose l'encre pareille à des griffures sur l'écorce de quelque subtil végétal. Ce sont de rapides traits, des croisements de lignes, des tourbillons ivres d'eux-mêmes, des spirales, des percussions, de brusques écartements - maintenant le rythme est entré dans la densité de l'exister -, des conjugaisons graphiques, des éclatements. Des collisions de graffitis, des irrésolutions, des manières de renoncements à habiter quelque esquisse signifiante. Nous regardons de près afin de recueillir ce qui pourrait l'être et la réponse est un bruit de fond pareil à celui de l'univers à son origine. Une soupe primordiale, une profusion dont le chaos lui-même serait la représentation la plus vraisemblable. Désorientés, nous le sommes et notre regard est sur le point de s'absenter. De renoncer à comprendre, c'est-à-dire de cesser de vouloir  organiser  ce qui se manifeste à défaut de vouloir se dire. Le vertige est si proche avec sa nullité à proférer quelque chose d'audible.

 

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 Alors nous prenons quelque recul, alors nous nous disposons à voir réellement ce qui surgit de nulle part et fait sa floraison à la manière dont un sablier révèle l'essence de la temporalité à seulement faire s'écouler les grains de silice dans l'isthme du verre. Nous aurions souhaité devenir traits nous-mêmes et nous mêler au libre parcours de l'encre, devenir fluides, simples fantaisies faisant dériver sur l'aire lisse les incisions d'une rapide connaissance. De cela il est question, de savoir une parcelle de vérité,  dans le tracé qui affirme sa progression avec l'assurance de parvenir au lisible, au déchiffrable. Maintenant la lumière est levée dans l'atelier et tout se dévoile avec exactitude, les liasses de feuilles, les pots de céramique contenant la forêt de crayons, le charbon des fusains, les mèches grises des estompes. A nouveau, alors que la vie étend partout ses multiples ramifications, nous portons notre regard sur ce que la main a déposé pareillement à une fiction sortant de l'ombre, à un mythe s'éclairant du plus loin du temps.

  Ces lignes qui ne nous apparaissaient qu'au titre d'une primitive confusion, voilà qu'elles s'éclairent, qu'elles se mettent à rayonner avec la force des comètes. Nous nous étions égarés dans de vagues abstractions, dans de nébuleuses idées qui nous portaient à croire à quelque gribouillis d'enfant, à quelque régression qui nous amènerait dans le domaine d'une proche affliction. Mais il n'en est rien. Bien au contraire. C'est de l'opposé du chaos dont nous prenons acte, ici et maintenant, sous la lampe à arc qu'est en son propre toute création. Un cosmos vient de naître sous nos yeux dont nous nous étions volontairement absentés. Une FEMME est là, posée devant nous dans sa somptueuse nudité et, si nous osions une impossible transgression de notre statut ontologique, alors nous deviendrions papier nous-mêmes, encre, dessin  et entrelacs avec Celle qui nous fait signe depuis sa niche éployée à l'accueil des efflorescences.

  Le pourrions-nous, et alors nous sortirions de notre aliénation native, celle qui nous contraint à demeurer scellés dans notre outre de peau, notre meute de muscles, nos confluences de sang. Car nous sommes esclaves. Car nous demeurons rivés à notre périphérie existentielle sans pouvoir nous affranchir de ce qui nous limite et nous enferme dans la chambre d'isolement. Comme les déments cloitrés dans leur camisole de force. Le drame de l'humain, notre singulière limitation découle de ce simple fait d'être dans le cercle de notre être sans pouvoir en franchir les frontières. Du moins le croyons-nous. Du moins le vivons-nous comme un enfermement absolu, lequel ne saurait souffrir d'exception. Toujours nous demeurons inclus en nous-mêmes, nous heurtant à notre cage d'os, à nos parois de téguments, à la conque serrée de notre dure-mère aussi longtemps que nous n'aurons pas perçu quelque clé à même de nous divertir de notre citadelle en forme de geôle. Nous nous débattons longuement, nous révoltons notre crypte et nos cris ne traversent même pas la minceur de notre fontanelle et le monde ne nous entend pas.

  L'image, avec ses lacis infinis, ses plis et replis, ses événements singuliers, ses froissements de papier, nous nous y abîmons dans une contemplation narcissique qui ne nous apprend rien, sinon notre invagination ombilicale, notre réduction à n'être que ce trait continu se perdant dans les touffeurs du dessin, comme le fauve se fond dans la savane sans être même conscient de sa différence; herbe parmi les herbes. Tant que nous persisterons à être cette insaisissable figure d'ennui faisant corps avec l'objet de sa vision, rien ne se produira que de fâcheux. Seulement quand nous aurons consenti à nous exhausser de notre destin herbeux, alors apparaîtront quelques significations accessibles. Ainsi se hausse l'acacia épineux au-dessus de la houle des graminées agitées par le vent.

  Dotés d'un autre regard, celui que confère aux yeux la dimension de l'art, nous cesserons de viser les contingences pour atteindre les cimaises et les œuvres qui s'y inscrivent. L'image, à nouveau, nous la porterons dans notre champ de vision, mais élargi, mais compréhensif. Ces lignes que nous prenions pour quelque dérive sans but, voici qu'elles consentent à nous dévoiler la réalité de leur existence. Elles jouent en mode dialectique, s'affrontant en un vigoureux polemos, une manière de lutte originelle dont l'être-art du dessin sort victorieux, en même temps que le Regardant assiste, émerveillé, à sa propre assomption vers un au-delà de la représentation ordinaire. Affectés communément d'une sorte de myopie, nous n'avions collé nos yeux au dessin qu'à y percevoir un destin limité à de simples collisions de lignes. Cependant, cette Existante est bien là qui, désormais, fera partie de notre galerie de portraits. Aussi vivante que nous, dans notre prétention à vivre, aussi réelle que l'arbre aux larges ramures, aussi tangible que le remous d'eau sous le frais des ombrages. 

  Assurés de notre propre figuration parmi les objets du monde, réceptifs à ce qui vient de se dire, là, dans le filigrane de la feuille, cette assurance de l'art de ne jamais nous laisser orphelins à nous-mêmes, nous nous serons accrus d'une certitude intime, nous aurons fait naître la Femme du sein du Rien, l'aurons déposée sur les fonts baptismaux à partir desquels elle rayonnera dans toutes les directions de l'espace. L'artiste, non seulement nous aurons rencontré son œuvre mais c'est son âme même que nous aurons porté à sa parution. L'art n'a pas d'autre secret que d'être cette révélation. Toujours !

 

 

 

 

 

 

 

   

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25 décembre 2013 3 25 /12 /décembre /2013 09:15

 

 

 

 

Petite mythologie individuelle.    

 

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 Dessin de Paul Poule et Alice Augenlicht.

 

  D'emblée, ces petits personnages nous fascinent. S'agirait-il de figurines joyeuses, de simples figurations du féerique et, alors, à tout moment, nous pourrions voir surgir "Alice au pays des merveilles" ? Bien évidemment une Alice aux "yeux de lumière". Car, comment pourrait-il en être autrement dans cette ambiance festive ? A peine notre vision  effleure-t-elle le papier et déjà nous sommes en terre d'Utopie, là où les rêves sont des arbres, les sourires des oranges, les nuages des cygnes au ventre blanc comme l'écume. Nous devenons nous-mêmes ces taches noires qui courent sur la plaine blanche d'un sens en train de s'accomplir. Mais cette terre est une île, mais cette terre est le lieu même des songes. Cette terre est l'accueil dont nous avons peuplé notre imaginaire depuis notre enfance et, peut-être même, au-delà. Depuis cette arche accueillante dont notre Mère fut l'instigatrice alors que nous nagions dans les eaux amniotiques, cette belle île en attente du jour, du surgissement dans la nuée de phosphènes. Image de flottement infini dont notre mémoire s'est depuis longtemps absentée, nos cellules cependant en gardant l'empreinte, comme celle d'un océan primitif où plonger nos racines.

  Sitôt arrivés dans le Pays étrange, nous cheminons sur des sentiers que bordent quantités  d'anecdotes graphiques. Nous devinons leur présence pressée à seulement nous dire la multiple beauté qui parcourt le monde, le regard qu'il faut ouvrir sur l'étonnant fourmillement des choses. Cela s'irise partout, cela suinte du moindre monticule de terre, cela résonne en de subtils harmoniques jusqu'au centre de notre ombilic. Cela parcourt les feuillaisons d'un long frisson, cela monte à l'assaut des collines avec des strates pareilles aux terrasses qui surplombent la mer de leur insistance de schiste. Là-bas, au loin, sur l'horizon courbe, se dessinent les étranges floraisons des arbres, mais aussi la dentelle aiguë des montagnes et dans l'air limpide ce sont de légers cerfs-volants qui sculptent l'air de leurs oriflammes en forme de flèches. Jamais nous n'avions aperçu pareille diversité. Arrivant ici, nos yeux se sont dilatés à la mesure des globes mobiles du caméléon. Plus rien ne nous échappe de l'infinie multiplicité du vivant. C'est une profusion, un continuel ressourcement, une multiplication de chaque fragment de ce qui paraît. Le regard est comblé, jusqu'à la plénitude. Et encore nous n'avons rien vu des prodiges de ce microcosme, et encore notre naturelle cécité nous dissimule bien des surprises.

  Mais fallait-il que nous fussions distraits, occupés que nous étions de cet étonnant paysage, pour ne même pas avoir aperçu ce qui s'y éclairait avec un rare bonheur ! Combien ces menues figurines sont étonnantes, combien elles nous invitent à célébrer quelque mythologie seulement connue de leurs habituels officiants. Car la célébration des dieux est une faveur unique qu'il faut mériter. Ouvrir la parenthèse de ses bras en direction de l'azur ne suffit pas. Il faut, soi-même, être la mesure exacte de ce qui a à se dire, de l'ordre de l'extraordinaire. Et, assurément, ces figures tracées à l'encre de Chine s'emploient dans  quelque commerce avec le pur irréel. Leur face éclairée comme l'astre de la nuit est la révélation de quelque chose de mystérieux qui s'accomplit à l'orée de leur front et que, jamais, nous ne pourrons concevoir. Ils sont des enfants-fées, des efflorescences magiques portant l'empreinte de la grâce qui vient les visiter. Un pur événement plein de lui-même, une manière d'absolu ne se traduisant nullement en mots. Seulement la disposition à l'ouverture, la libre inclination à la découverte de quelque révélation dont les hommes ordinaires s'absenteraient à l'aune d'un cheminement hasardeux.

  Leur bouche arquée vers l'éther, leurs yeux par où coule le désir d'une probable éternité, le large empan de leurs bras, leurs corps carrés comme une ruche, les rameaux fragiles de leurs jambes, tout ceci témoigne d'une appartenance à une race d'élus que notre incurie se contentera de frôler à défaut de pouvoir s'en saisir. Et les apparitions des plus effacés, se confondant presque avec les fils multiples de soie les entourant comme le ferait un cocon, ces différences d'avec le néant originaire, nous les percevons après avoir contraint nos yeux à une accommodation. Celle-ci est tout simplement le résultat d'un nécessaire décillement. Ces personnages sont si nécessaires à notre existence que nous sommes naturellement enclins à aller les débusquer parmi l'infinité de linéaments, de complexités dont le réel sait se parer afin de nous questionner plus avant. L'extraordinaire est cette capacité de surgissement de ces identités qu'on dirait abstraites alors que leur présence devient une évidence à mesure que nous en découvrons les silhouettes heureuses.

  Mais alors, parviendrons-nous à nous identifier à ces êtres de papier, à nous glisser dans leur peau afin que nous connaissions, l'espace d'un instant, le déploiement d'un sens qui nous apprendrait quant à notre propre demeure sur terre ? Arriverions-nous à mieux nous connaître face à ces étranges esquisses qui nous regardent avec bienveillance et générosité, dans un évident penchant à l'accueil d'une altérité ? Nous ne pouvons que nous questionner, car, en vérité, ne serions-nous pas de simples utopies que ces figurines auraient inventées pour se distraire de l'étonnant et confondant spectacle des hommes ? Étrange retournement des choses, basculement en chiasme de notre habituelle "vérité", selon laquelle nous apparaissons comme "mesure de toute chose" d'après les paroles de Protagoras le Grec. La réponse à notre questionnement nous ne l'aurons pas, pour la simple raison que notre existence, après avoir été confrontée à ce dessin doué de multiples possibilités d'expression, nous n'en serons guère plus assurés qu'une feuille emportée par le vent et qui, jamais, ne retombe. Il ne nous restera plus qu'à entrer dans le théâtre du génial Jean Dubuffet, ce merveilleux inventeur de "L'Art brut", lequel, selon diverses formes, tenait un langage identique. Ses personnages, petites "statues de la vie précaire" nous invitent à naviguer de concert avec elles, le long de milliers de lignes et d'entrelacements qui ne disent jamais que la vie dans ses battements ordinaires, mais avec le sublime qui convient à toute forme d'art et que, parfois, nous confondons avec quelque gribouillis sans importance. Nous ne sommes cependant, nous-mêmes, que des esquisses  à déchiffrer, de minces mythologies contant au monde notre présence sur le mode de l'écriture. Nous sommes des mots tracés à la surface des choses. En attente d'être lus !

 

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 Jean Dubuffet - Paysage avec trois personnages.

Source : Galerie Zlotowsky.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

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24 décembre 2013 2 24 /12 /décembre /2013 09:13

 

L'œuvre au noir.

 

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Œuvre de Barbara Kroll

 Self-portrait.

 

 

  "L'œuvre au noir". Telle est donc le seul titre recevable pour une œuvre à la singulière ontologie qui travaille à sa propre déconstruction en même temps qu'elle fait phénomène. Nous sommes en effet au seuil d'une transmutation chimique en vue du Grand Œuvre, mais nous en resterons à la densité première du noir, ne nous engageant ni dans l'émergence du blanc, ni dans la turgescence du rouge. Mais l'alchimie est toujours un mystère que seuls les Initiés peuvent approcher. Qu'en est-il, ici, de cette peinture qui nous laisse sur le bord de la toile ? Nous avons beau persister dans notre regard, quelque chose nous maintient dans une manière de suspens, de sidération comme si toute signifiance nous était dissimulée. Pout tâcher de comprendre, nous ne le pourrons nullement à partir de cette peinture, mais en relation avec une autre. Mettre en relation afin que de ce côtoiement quelque chose s'éclaire. Choisissons un polyptique de Pierre Soulages et disposons-nous à y trouver quelque linéament qui nous permette de progresser dans une connaissance de ce qui nous est confié mais qui, pour l'instant, nous incline à demeurer dans l'ombre.

 

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Polyptique de Pierre Soulages.

Source : Éloge de l'art - Alain Truong.

 

   Il s'agit donc de faire surgir quelques différences. Chez Soulages, le noir est langage, le noir est lumière. Le fameux "outre-noir" selon la belle formule de son créateur. Car ici le noir ne se refuse pas à nous. Le noir est travaillé en profondeur par les scarifications de la pâte, infusé  jusqu'à nous en livrer l'âme, la substance intime, la dimension spirituelle. Car, si la toile vibre de cette intensité, c'est bien parce qu'elle nous amène au bord du visible, à l'ultime pointe à partir de laquelle seule notre intellection pourra se saisir des choses. Le domaine de "l'outre-noir" est ce lieu métaphysique ne pouvant recevoir d'homologie que du vide, du néant, d'une absence absolue de forme qui pourrait encore se percevoir dans la catégorie du sensible. Nous sommes au-delà d'une pure matérialité, seulement confrontés à la lumière, donc à l'essence de la peinture. Notre saisie de l'objet pictural aura pour médium une libre intuition que, pour sa part, la raison ne saurait formuler puisqu'elle est redevable d'une quadrature existentielle, d'une nervure des choses en leur certitude apparitionnelle. Toute la force, toute l'énergie de la peinture de Soulages trouve son mode d'apparaître dans une telle "technê" au sens des anciens Grecs, à savoir cette belle activité humaine par laquelle l'homme agit selon sa propre nature, imprimant au matériau l'empreinte de sa singularité.   Les incisions de la matière sont chez Soulages ce que le "sfumato" est à Léonard de Vinci : la marque, le chiffre, le sceau dont la réalité est le réceptacle, laissant apercevoir la trace inimitable de son Créateur.

  Mais, maintenant que nous avons évoqué cet "outre-noir", que pouvons-nous en faire qui nous dévoile ce que cet autoportrait dissimule que nous n'aurions encore aperçu ? Le point essentiel à considérer est celui d'une signification fondamentalement différente des deux noirs qui y jouent à titre de chromatisme pratiquement unique. Si le noir de Soulages faisait signe vers une ouverture, une possible signifiance, une lumière ; l'œuvre ici abordée en semble l'exact contraire : s'y exprime un noir compact, sourd, situé avant une quelconque signifiance. Noir originaire, du fondement, couleur identique aux croûtes sacrificielles que l'on trouve sur les objets rituels de l'art africain. Stigmates de sang séché, donc trace de sacrifice, de magie mais aussi de relation à la mort, à la disparition. C'est pour cette raison que ces empreintes ne laissent pas d'être inquiétantes car elles nous reconduisent à considérer l'espace fermé de notre propre finitude.

  Si les polyptiques pouvaient médiatiser vers quelque signification en laissant jouer l'ombre du noir avec une lumière fécondante, a contrario l'œuvre de Barbara Kroll nous projette dans une manière d'aporie où la seule interprétation possible se résume à une tremblante dialectique s'instaurant entre un visage inexistant et une vêture quasiment illisible. Et, du reste, c'est bien là la force de cette proposition plastique que de nous laisser au bord de "l'œuvre au noir", les autres phases alchimiques demeurant suspendues à cette éternelle indécision. Nous sommes tenus en haleine, dans un genre d'écart à nous-mêmes là où l'angoisse peut paraître et produire son œuvre, "au noir", elle aussi.

  Mais une autre dimension nous aidera dans notre essai de mettre à jour quelque sème supplémentaire. A seulement aborder le thème de la "négritude", les choses nous parleront avec plus de clarté. Bien évidemment l'on aura soin de placer ces différentes références sur deux plans totalement dissociés, l'une ne faisant sens que dans le cadre d'une picturalité, l'autre embrassant le large empan de la civilisation. Ce qu'il convient d'entendre dans cet étrange rapprochement, ce n'est nullement une homologie signifiante, seulement la mise en parallèle de métaphores explicatives. Si la négritude peut trouver son essence comme fondamentalement aporétique en raison d'une difficulté à assumer sa "condition nègre";  identiquement "l'œuvre au noir" dira l'impossible émergence sur la scène du monde car rien ne se montre de l'ordre d'un possible lexique. Sémantique condamnée à se perdre sur un fond qui l'absorbe et la dilue comme si une sombre volonté était commise à la perte consommée avant toute profération. Paroles scellées, pâte mutique, indistinction de la silhouette anthropologique dans des teintes de bitume, dans des reptations quasiment racinaires. Là seulement apparaît un réseau de rhizomes illisibles encore attachés à une sorte  de matière géologique, à une lave se figeant dans une éternelle immobilité. Le visage, quant à lui, tellement semblable à une porcelaine éteinte ne saurait mieux dire que ce corps envahi de lianes étroites, de bandelettes de momies. Esquisse de tubercule s'essayant à paraître dans quelque cerveau archaïque non encore saisi de conscience. Ou alors sur le mode d'une doute confondant.

  Cette peinture que nous pourrions qualifier de "tragique", est belle pour la seule raison qu'elle nous incline à la réflexion sur nous-mêmes, sur l'humaine condition. Mais, s'agit-il vraiment de "tragique" ? Étymologiquement il semble bien qu'il en soit ainsi à l'origine. Ce à quoi nous invite Patricia Vasseur-Legangneux dans son ouvrage  "Les tragédies grecques sur la scène moderne: Une utopie théâtrale" :

 " Le premier auteur-acteur tragiqueThespis, s’enduisit le visage de blanc de céruse, puis il inventa le masque de toile, d'abord assez neutre, sans expression, […]. Peu à peu, mais sans qu'on sache dater précisément cette évolution, le masque tragique va figurer l'expression des sentiments humains […]. "

 Assurément, ici, le visage "blanc de céruse, neutre, sans expression", nous conduit bien au-delà de l'effigie originale que nous prétendons présenter au monde, alors que nous sommes à peine nés de nous-mêmes et qu'une terre reconduite à une "œuvre au noir" nous invite à considérer nos origines. C'est à cela que cette peinture nous convie avec une belle exactitude. 

 

 

 

 

 

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28 octobre 2013 1 28 /10 /octobre /2013 11:13

 

Le Cri du Silence.

 

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 Le Cri - Edvard Munch – 1893

National Gallery – Oslo.

Source : Histoire des arts

De Rombas.

 


   Tout cri proféré introduit une distorsion de l’espace, entraîne dans son sillage une césure du temps. Il y a un avant du cri et un après. Avant est l’exercice d’une certaine liberté, le déploiement d’un existentialisme au long cours. L’épée de Damoclès, inscrite dans la logique du vivant, se contente d’être au-dessus de nos fragiles fontanelles, de menacer, d’énoncer l’aporie dans un geste de suspens. L’avant-cri est attente, irrésolution, cheminement hasardeux, mais progression envisageable, projet simplement différé. L’avant-cri postule de possibles horizons, des trajets multiples, souvent contrariés mais toujours promis à une finalité, à l’atteinte de quelque but. Dans l’avant-cri, l’homme a son site comme l’homo erectus l’avait au seuil de sa caverne ombreuse à seulement regarder la ligne des arbres, l’écoulement du ruisseau, la falaise de pierre blanche. Il y a, alors, seulement une tension, le toujours possible surgissement, au milieu des nuées, de l’éclair de feu et la fuite rapide vers l’abri primitif. Il y a étrangeté à se confronter à la Nature, à son irrépressible puissance, à l’assise de son royaume. Il y a étrangeté à sa propre rencontre avec ce qui est autre et, par définition, toujours menace.

  Le cri est, d’abord, un simple borborygme intérieur, un grondement d’orage dans les plis du lointain, un ébruitement de l’âme, mais sans conséquence autre que son propre événement. A ce stade, le cri est horizontal, ce qui veut dire que, sur son trajet, il rencontre toujours du réel, du vraisemblable, du réalisable, du projet, de l’homme, du sens. Encore ne s’est pas ouverte la démesure, encore n’est pas apparue la sémantique obtuse, faisant occlusion à même sa profération. L’avant-cri est cette manière de territoire flottant, sans attache véritable, cette dérive le long des eaux qui comportent la cataracte en leur essence, mais à titre de simple virtualité, d’hypothèse. Le cri en puissance affutant ses armes, avant que de se révéler en acte.

   Les hommes poursuivent leur traversée dans un genre d’inconscience consentie, d’hébétude hasardeuse si proche d’une superstition, d’une remise de leur destin à une divinité cachée qui veillerait à ce que leur navigation consente à les déposer sur le rivage opposé, fourbus, sans doute, épuisés, mais vivants, capables de s’illustrer dans d’autres voyages, d’autres épopées. Tout ceci est ressenti du fond d’une ombreuse intuition et les Voyageurs courbent la tête, à défaut de pouvoir regarder la lumière de la vérité dans son arc éblouissant. Il y a des rémissions successives, des fausses alertes, des signes avant-coureurs et, soudain, au milieu des flammes rouges du ciel, du bouillonnement ferrugineux de la terre, des convulsions obscures des eaux, c’est le surgissement du cri venu dont ne sait où, qui envahit la totalité de l’espace disponible, faisant ses coruscations étoilées jusqu’aux limites du monde, jusqu’au tréfonds des consciences. Plus rien alors n’a de repos, plus rien ne s’abandonne à sa propre léthargie, plus rien ne s’exhausse au-dessus de la marée sonore noyant tout dans une inconséquente et incompréhensible glu.

  Car, à partir de maintenant, les mouvements ne seront plus possibles, les trajets cloués à leur propre sidération, les hommes métamorphosés en statues de sel, simples concrétions soudées à leur immanence étroite, reconduits à n’être plus que simples excroissances minérales fermées à tout ce qui s’anime, signifie, parle. Car le langage est aboli. Comment, d’ailleurs, l’homme pourrait-il proférer quoi que ce soit alors que le bruit assourdissant envahit chaque recoin disponible, s’invaginant dans la moindre faille du sol, colonisant l’immense courbure d’un horizon à l’autre. Il n’y a plus de place pour l’homme qu’à renoncer à sa pensée, à amenuiser les prétentions de sa raison à expliquer, à dissoudre sa conscience dans les plis de l’absurde partout à l’œuvre.

  Sans doute évoquera-t-on la survenue de quelque tragédie humaine, à savoir les ravages de la peste, la famine, les conséquences d’une surpopulation, le déferlement d’un tsunami dévastateur. Mais l’explication sera trop courte car, s’il s’agissait d’une famine, fût-elle importante, jamais elle ne pourrait l’ensemble des Vivants, une partie seulement. Alors que les ravages résultant du cri ont une immédiate et universelle portée : c’est l’humain en sa totalité qui courbe l’échine sous les fourches caudines du non-sens absolu. Ce que le cri a ouvert, c’est une dimension verticale, une chute infinie sondant jusqu’aux abîmes, là où ne se donne plus à voir que le silence, à espérer que le néant révélant ses coutures mortifères, l’infinie désolation de lignes enchevêtrées sur leur nœuds d’incompréhension.

  Ce qui fait la force de répulsion du tableau de Munch, c’est que, d’emblée, nous sommes exclus de ce qui y fait phénomène Nous butons sur la vitre compacte du cri et c’est, soudain, comme si nous nous trouvions dans l’œil du silence, au creux d’un battement sans fin, d’une oscillation infinie, sur le bord d’une bonde par laquelle le néant ferait son écoulement sinistre, son sifflement métaphysique. Identiquement au Personnage de la fiction mortelle, nous sommes dessaisis de nous-mêmes, dépossédés de notre âme, en proie à la perdition, livrés sans possible rémission à une exclusion ontologique, notre être se dissolvant par le même mouvement qui le rend conscient de la rigueur de l’abîme, de l’inconcevable qui lui est attaché comme l’ombre de notre propre condition mortelle. Le cri de Munch se trouve porté à son incandescence par la violence qui le parcourt tout au long de la toile, dont nous ne pouvons nous échapper, tellement sa force résulte de sa livide abstraction, longue complainte ossuaire dont le Foudroyé nous faisant face est la terrible effigie, cri sans objet - nous ne savons qui est à son origine ou bien qui en est le destinataire -, cri plongeant ses griffes acérées jusqu’au tréfonds d’une raison dévastée, cri de la folie majuscule semant l’effroi d’une dispersion schizophrénique - plus rien ne tient ensemble, longue et confondante diaspora du corps, de l’esprit, de l’âme -, occlusion du sublime langage dont ne subsiste plus que cette absurde vocalisation animale, cette démesure tératologique - mais quel monstre va donc surgir ? -, et l’épiphanie humaine n’est plus que cette consternante torsion buccale, celle dont le dernier souffle, sans doute, est la vulgaire mise en scène macabre. Ayant regardé cette œuvre magistrale, nous étant livrés à sa lecture néantisante, nous ne l’oublierons plus, ses stigmates seront en nous, braises vives logées au nu de notre chair, poursuivant, à bas bruit, son œuvre de déconstruction. Mourant, nous absentant du monde, disparaissant à nous-mêmes, poussons-nous ce cri intérieur, lequel serait notre dernier mot en direction des « frères humains » qui après nous vivront ? Ceci, ce mystère, peut-être s’éclairera-t-il un jour, depuis cette métaphysique dont l’impulsion fut donnée à seulement interroger notre être sur le sens des choses venant constamment à notre encontre. C’est toujours au-delà de nous-mêmes que questionnent les choses de notre habituel horizon, lesquelles, pour témoigner, ne disposent jamais que du cri du silence !

 

 

 

 

 

 

  

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