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9 octobre 2013 3 09 /10 /octobre /2013 08:17

 

  L'Île Saint-Louis ou les jours racinaires.

 

    "Être au milieu des événements", pour Youri, c'était d'abord être au centre de lui-même, calfeutré au plein de la bogue primitive avec laquelle, à l'évidence il ne se relierait jamais, son territoire originel l'ayant déserté, ayant fait de lui un perpétuel nomade sans lieu ni espace où se ressourcer, sans ouverture vers un langage signifiant dont il eût pu espérer une issue. Être Nevidimyj revenait à investir le premier lieu d'errance rencontré, à s'y accrocher avec le désespoir du naufragé porté par son fragment d'esquif, apercevant la côte, très loin,  vague esquisse brumeuse, cependant porteuse d'une clairière où poser le regard. La première fois que l'Exilé avait pris contact avec l'Île Saint-Louis, un matin d'octobre parcouru des jours encore lumineux d'un persistant été indien, une rare et argileuse clarté teintant d'ivoire les façades de pierre des hôtels particuliers, il avait eu son premier émoi au contact d'un paysage urbain, un premier espoir de s'y retrouver avec lui-même comme s'il avait enfin accosté au rivage d'une Terre élue. Non soumis à une facile nostalgie - n'en sont atteints que ceux qui ont hérité d'un lieu où ancrer leur existence -, c'est toujours avec une inclination à un relatif et fragile bonheur qu'il retrouvait les pavés lissés de lumière, les portes cochères aux porches amples et ténébreux, les trottoirs aux solides arêtes, les solides pierres angulaires des quais de la Seine.

  Lieu d'élection entre tous, l'étrave de l'Île, Quai de Bourbon, où la vue, effleurant le flanc de la Cité, glissait en direction de l'Hôtel de Ville. Là, à la proue du navire de pierre, il regardait longuement les péniches remonter le courant, manières de longs cachalots portant sur leur dos des dunes de sable, des gravats, du ciment, du linge étendu sur un fil, des femmes de Mariniers qui, parfois, le saluaient amicalement de la main comme s'il avait été une vigie bienveillante commise à veiller au bon déroulement de la navigation. Alors, Nevidimyj, l'espace d'un instant, devenait visible aux autres, à lui-même, comme si une lumière intérieure se fût soudain éclairée, l'assurant d'un bref rayonnement.

  Seulement ces illuminations étaient rares, souvent interrompues par de longues périodes de rumination au cours desquelles il était comme envahi de cécité, fermé au monde environnant, à ses mouvances, ses rumeurs. Assis sur un banc de bois, à l'ombre des feuillages compacts des marronniers, il sombrait la plupart du temps dans une manière de léthargie dont il ressortait toujours avec un sentiment d'intense nausée. Sans le savoir vraiment, il reproduisait le thème sartrien de la racine dont il s'était imprégné au cours de ses longues et méditatives lectures, au hasard des innombrables bibliothèques où il avait trouvé refuge quand son identité menaçait de lui échapper.

  Cela commençait toujours de cette façon. A peine venait-il de s'assoir sur le banc que les arbres alentour, les autres bancs, les bornes de pierre reliées par des chaînes refermaient leur monde clos, ceinturant Youri à la manière d'une Cité Interdite. Tout l'enserrait jusqu'à la démesure. L'air devenait compact, cotonneux, rempli de fibres étroites; les feuilles étaient des tampons d'étoupe; les pavés des meutes de formes mouvantes semblables aux carapaces des tortues. Cela devenait un sombre réduit, l'antre au sein duquel les  idées  avaient peine à se mouvoir, comme si elles avaient été prises dans de la glu. Tout, alors, paraissait terreux, accompagné de relents d'humus humide; tout girait follement à l'intérieur d'un terrifiant vortex. Tourbillon, œil cyclopéen auquel Nevedimyj ne voulait rien céder, pupille démesurée dont il cherchait à s'extraire à force de volonté, de désir de vivre quelques instants encore, l'espace qu'il fallait afin que quelque vérité se révélât à lui. Mais les parois de l'oculus qui cherchaient à le déglutir étaient infiniment lisses, infiniment abruptes, décidées à en finir avec le Russe et ses manières d'aristocrate inverti, tout juste bon à semer la zizanie parmi le bon peuple des Officiants de la Ligne 27.

  Parfois, grâce à un sursaut de volonté, à la mobilisation d'une tragique énergie, Youri parvenait à s'extraire de l'étau assidu des tenailles, les mâchoires se relâchant quelques secondes dans un geste tellement semblable à celui du félin jouant avec sa proie, lui accordant un bref répit en même temps qu'un fol espoir alors que les crocs, prêts à bondir, s'illuminaient des sucs d'un plaisir pré-gustatif. Alors, l'étreinte rétrocédant, Nevidimyj essayait de se ressaisir, de restituer à sa position une assise plus confortable, mieux assurée, non qu'il craignît un jugement des passants si rares en cet endroit, mais plutôt une manière d'autocritique qu'il redoutait, ne voulant en rien céder à la facilité, à l'abandon, préférant satisfaire sa constante exigence de dignité, de maintien - on n' était pas issu d'une famille de la grande bourgeoisie en pure perte -, et alors il respirait d'aise, avec une nouvelle agilité de la poitrine, une aisance subite à la dilatation, à l'expansion, à l'accueil de l'événement nouveau qui ne manquerait pas de se produire. Car, pour le Russe, comme pour tout autre individu à la surface de la Terre, même la tête sur le billot, l'espoir faisait, dans les cerneaux ourlés de gris, ses petites circonvolutions, ses petites fantaisies de dentellière, ses menus entrechats de bal masqué. On objectera sans doute, le Principe de Raison redressant toujours fièrement la tête, que la lucidité du Moujik était bien entamée, en sourdine, aussi peu audible qu'une berceuse au-dessus d'une charmante tête blonde avant que survînt l'endormissement. Et, supputant ceci, on se sera fourvoyé dans de sombres et inextricables arcanes. En toutes occasions,  l'Exilé était lucide autant que la situation le permettait et, en la circonstance, il savait qu'il lui fallait faire preuve d'audace et d'inventivité afin que son sort ne fût définitivement scellé.

   Lorsque survenait le relâchement soudain des feuilles, il percevait l'air gris-bleu de la Ville, il devinait le dôme plombé du ciel, tout en haut des immeubles, comme une promesse d'avenir. Dans le reflux des pavés, dans le renoncement de ces sinistres blocs de granit à élever vers sa fragile anatomie des sortes de belliqueuses Murailles de Chine, il lui semblait percevoir un clin d'œil du destin, lui ouvrant de nouvelles voies, des chemins à parcourir avec plus de sérénité. A nouveau il devenait attentif aux murmures de l'Île, à l'écoulement de la Seine dans ses gorges de pierre, au flux de l'air parmi les branches des marronniers. Il se mettait à échafauder des plans sur la comète, à ouvrir dans le firmament de sa mansarde l'étoilement d'un jour possible.

Seulement c'était sans compter sur la persistance des choses à l'enserrer dans le filet étroit des contingences. On n'est pas un Exilé sans rendre des comptes à la société des hommes, à leur confondante et impitoyable vue de myope éclairant à peine le bout de leurs souliers envahis d'une fange inconséquente. On n'est pas Exilé impunément et libre de soi. Même les choses réclament leur dû, un genre de cannibalisme  dont la mission leur aurait été confiée par une force secrète. Et c'est au moment où Nevidimyj croyait recouvrer la liberté que surgissait, pareils  à des  coups de canif, les crocs acérés du Néant.

Les lattes de bois du banc se mettaient à danser leur gigue alors que les pieds, de fer ouvragé, enroulaient leurs torsades autour des chevilles, montant lentement le long des piliers des jambes, se ramifiant, telle des lianes de lierre, afin de s'étoiler autour du bassin, avant de lancer leurs vrilles métalliques autour de l'ombilic, de corseter les hanches - le souffle devenait court, sifflant, rauque -, alors que le fleuve de fonte poursuivait son ascension mortifère, gainant les poumons dans une résille serrée, dense comme la toile d'araignée, - l'air sifflait dans les alvéoles qui peinaient à se déplisser, ballonnets asthmatiques aspirant laborieusement  les corpuscules vitaux -, puis les ruisselets se plaquaient le long de l'aorte avec un bruit de succion, enserraient le goulet de la gorge, ligaturaient le massif visqueux de la langue, perforaient les cavités nasales, poinçonnaient le chiasma optique - la cécité était alors à son comble, l'inconscience presque totale, juste un faible lumignon dans la gorge exigüe d'une grotte -, s'enfonçaient selon mille réseaux complexes dans la matière grise, transperçaient la fontanelle, ressortaient à l'air libre ou à ce qu'il en restait, les feuilles, à leur tour, ayant repris leur chute cotonneuse, filandreuse, s'émiettant en nervures nerveuses, en limbes mielleux, en corpuscules ligneux. Il n'y avait plus guère de place pour l'oxygène, pas plus que d'espace pour la pensée. La conscience s'écoulait le long du rocher du corps en longs filaments stériles, en minces éjaculations inopérantes, en turgescences émollientes. Le temps avait reflué, se limitant à une flaque presque inapparente. L'invisibilité du Russe n'était pas encore arrivée à son comble : il manquait encore le travail de la racine. Mais que le Lecteur ne s'impatiente nullement. Il n'est jamais trop tard pour faire œuvre utile.

  La racine donc, travaillait en sous-sol, glissait à bas bruit parmi les touffeurs et les entrailles chaudes du limon. S'emmêlait à d'autres racines. Jumelles, latérales, pivots, superficielles, toutes participant à la tâche commune, à savoir réduire à la totale invisibilité le sombre idiot qui avait échoué sur le banc sans même être conscient du sort qui, depuis la nuit des temps, devait fatalement lui échoir. Racines par nature, elles auraient dû se contenter de mener leur existence obscure dans les replis terreux et les accumulations de glaise. C'était sous estimer leur naturelle propension à coloniser l'espace. Les pieds de l'Exilé, posés à plat comme deux grosses limaces sur le lit d'humus étaient l'occasion rêvée, pour des racines en quarantaine depuis une éternité,  de sortir à l'air libre afin d'y rencontrer un exemplaire de la condition humaine. Aussitôt exhumées du Néant dans lequel elles reposaient depuis Mathusalem, elles s'étaient empressées de ligaturer ce qui passait à leur portée.

Nevidimyj était un amphigouri de cette sorte, un genre de galimatias non encore suffisamment articulé, un balbutiement à la face du monde dont il valait mieux se débarrasser au plus vite. Pareilles aux anguilles, à leur viscosité rampante, en même temps qu'à leur vigueur prédatrice, les racines s'étaient attaquées aux falaises des jambes, jouant leur partition de concert avec les giclures de fonte qui, autrefois, avaient été de simples pieds de banc bien inoffensifs. Puis elles remontaient, suivant une inexorable ascension, une manière de transcendance étroite, obtuse, pieusement écornée, s'engouffrant dans les remous du sexe, dans l'étroit siphon de l'anus, gagnant à force de reptation les cannelures du rectum, chaloupant selon les  errances granuleuses du colon, gagnant la besace de l'estomac, y faisant une sorte de niche accueillante aux loupes et autres diverticules du bois, se teintant de safran dans l'antre du foie, se hissant selon radicelles et pilosités diverses dans le goulot de l'œsophage, se ramifiant en milliers de capillaires dans la gouttière du pharynx pour se terminer en bouquet floral dont la bouche faisait l'offrande dans une étrange contorsion labiale. C'était un spectacle étrange en même temps qu'envoûtant où l'homme et la nature intimement mêlés semblaient jouer une sublime partition, laquelle s'éployait en une symphonie stellaire qu'absorbait la vitre envieuse du ciel.

  Possédé par le dehors, traversé par le dedans,  son corps devenait le lieu d'un sacrifice en même temps qu'une ode à la gloire de quelque dieu païen, dionysiaque, se repaissant de l'homme avec délices tout en le condamnant à n'être qu'un vulgaire nutriment digéré, métabolisé avant que d'être rendu au processus infini de la corruption, laquelle était toujours suivie d'une renaissance. En supposant que Nevidimyj eût pu, même faiblement, être conscient de la symbolique de sa métamorphose, en eût-il pour autant applaudi des deux mains quant au ressourcement palingénésique dont elle était porteuse ?  Bien évidemment, il est permis d'en douter. Quoi qu'il en fût, le Supplicié en ressortait toujours l'air hagard, déboussolé au sens propre, ne sachant plus retrouver le chemin qui le ramènerait par le sinueux labyrinthe de la Ville à rejoindre la Ligne 27, la seule qu'il consentait à emprunter, en connaissant toutes les voltes et subtilités, cette connaissance lui apportant, par rapport à une ligne inconnue, un genre de sécurité ou de réassurance narcissique. On comprendra aisément que son retour à la mansarde du septième étage, après de telles errances, lui causaient quelque tracas, en même temps que la dispense de saluer Olga, la Concierge, laquelle, le plus souvent se distrayait de sa solitude en compagnie de son jeu de cartes,  mais n'en demandait pas moins qu'on la saluât. Le salut de Nevidimyj consécutif aux événements ci-devant relatés, faisait dans la concision, cela va sans dire.

 

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8 octobre 2013 2 08 /10 /octobre /2013 07:52

 

 

  Us et coutumes du bon Youri Nevidimyj.

 

  Youri, en bon Exilé à la recherche constante de ses racines, fréquentait toujours le même sol dont il espérait que ce dernier lui donnerait accès à ses propres sources, à sa propre énigme, la même que les Autochtones de la Ligne 27 cherchaient avec, il faut bien l'avouer,  une certaine fièvre, et les démangeaisons associées à une passion cannibale. Au hasard de ses trajets compulsionnels, de ses virées dépourvues de but précis, il avait fini par substituer l'impérieuse nécessité d'élire certains espaces à la manière de véritables icônes dont faire l'économie eût été l'équivalent d'un renoncement à soi. Ainsi, certaines haltes s'étaient imposées elles-mêmes avec la tyrannie de la nécessité existentielle. Les fragments épars de son anatomie, répandus depuis les limites de la taïga jusqu'à la mansarde du XIII°, en passant par la case orphelinat, trouvaient un début d'assemblage à défaut de pouvoir s'illustrer sous la figure d'une osmose parfaite.

  Nevidimyj avait conscience que, s'il voulait persister dans la vie, à défaut d'exister vraiment, il devait s'inscrire dans cette perpétuelle recherche de lieux commis à le doter d'un territoire vraisemblable. Le trajet quotidiennement réitéré, les haltes aux mêmes stations, son invagination dans une manière de génie du lieu traçaient les contours de son esquisse probable. Renoncer à cela, à ce pèlerinage en lui-même lui eût été fatal, c'est du moins ce qu'il redoutait avec la plus vive des souffrances qui fût. Toujours préoccupé des rives à atteindre, il faisait l'impasse du courant qui le portait, sur lequel voyageaient de concert ses coreligionnaires puisqu'aussi bien ils poursuivaient le même but : s'y retrouver avec l'obscurité Nevidimyjienne.

 

  Une chronique des lieux.

 

Le Jardin du Luxembourg ou l'esquive des jours.

 

  Bien évidemment on aura compris la difficulté d'attribuer une justification aux actes de Nevidimyj et faire la moindre hypothèse sur le choix de ses haltes sur le trajet du Bus 27 n'aurait été que supputation gratuite.  Youri, quoique habité d'une vive intelligence, n'en fonctionnait pas moins sous l'autorité d'une impulsion parfois incoercible qui le jetait hors de son cocon d'acier avec la vivacité que possède un ressort comprimé à se détendre. Lorsque, après Saint-Jacques, il apercevait les frondaisons s'étalant autour du Sénat, il se levait vivement de son siège, appuyait sur le bouton de demande d'arrêt et se plantait auprès de la porte centrale du bus, manifestant une certaine impatience avant que les soufflets ne s'ouvrissent. Son état d'agitation contrastant avec l'immobilité qui l'avait affecté jusqu'alors ne manquait  d'inquiéter nombre de ses Covoyageurs, certains se trouvant même bien inspirés de descendre à sa suite afin que, le suivant, puisse se lever un coin du voile du mystère Nevidimyj. L'on se souviendra cependant du statut de quasi invisibilité du Russe pour en déduire avec aisance et même un brin de flegme britannique que la filature n'était en rien une partie de tout repos, Youri, de sa démarche zigzagante et imprévisible semant irrésistiblement ses poursuivants au gré des complications urbaines, kiosques à journaux, colonnes Moriss, étals divers, terrasses de cafés, attroupements de chalands face aux vitrines pléthoriques.

  Mais ç'aurait été mal connaître l'entêtement de certains Passagers du 27 que de croire que ces derniers, découragés par la fuite éternelle de leur proie, se fussent réduits à un pur et simple abandon. Non. Le vice était ancré au fin fond de quelque turpitude inavouable ou, à tout le moins, s'inscrivait dans les mailles d'un désir irrépressible. Donc, au milieu des bancs et des chaises métalliques, parmi les allées gravillonnées de blanc, derrière les kiosques peints en vert, au travers des ilots de marronniers, dans la perspective des vasques et des balustres de pierre le jeu se poursuivait que Nevidimyj percevait sans même qu'il lui fût nécessaire de se retourner. C'était comme de sentir la brise sur une partie dénudée du corps ou d'anticiper  la perception de l'écho alors qu'on vient de lancer sa voix à l'assaut d'un cirque de montagnes. Toujours le Fuyard glissait entre les doigts de ses poursuivants. Toujours ces derniers ressentaient cet échec avec un sentiment d'humiliation dont, au fond d'eux-mêmes, ils faisaient le serment de se venger. Il n'était pas rare que le Bolchevik - car c'est sous ce type d'attribut révolutionnaire que Youri s'illustrait en ces occasions -, disparût derrière le piédestal de Baudelaire, s'abritât dans l'ombre de la stèle de Stefan Zweig, s'ingéniât à se confondre avec le buste de Flaubert ou bien cherchât refuge auprès de Léda et le Cygne derrière le grand fronton de la Fontaine Médicis.

  Les jours de malchance, au cours desquels il ne parvenait que de justesse à rejoindre sa figure d'invisibilité, il s'esquivait volontiers grâce à l'usage d'un ingénieux stratagème, se cachant au plein jour, si l'on peut dire, parmi les Adeptes du Tai-chi-chuan, se coulant dans leurs postures élégantes, cette esthétique flattant de surcroît ses nobles origines, dont, pour rien au monde, il n'eût voulu se départir. Malgré la hargne de ses ennemis à vouloir fendre l'armure, il parvint toujours à leur échapper assurant ainsi au secret dont lui même ne possédait nullement la clé, sa charge de mystère. Et il se sentait d'autant plus aise de vivre dans ce relatif inconfort, dans cette ambiguïté permanente, que cette dernière était la condition même de son obstination à vivre parmi la touffeur des incertitudes. Il lui fallait côtoyer quotidiennement l'abîme, marcher sur ce fil étroit de funambule afin que ses jours pussent se colorer des teintes du projet à entretenir, sa flamme fût-elle vacillante comme la faible lumière des feux follets. Mais rien ne servirait de prolonger plus avant les assauts dont Nevidimyj parvint toujours à déjouer les pièges mortels. Il convient, à présent, de poser les fondations topologiques de sa prétention à exister parmi les Vivants.

 

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7 octobre 2013 1 07 /10 /octobre /2013 10:10

 

  Les Membres du 27, dépités de ne pas être élus à le fréquenter  eussent pu fomenter une révolte dont il eût été la victime immédiate. Ils eussent pu lui planter une dague par le mitan des omoplates  et le saigner comme un goret. Ils eussent pu lui faire avaler des baleines de parapluie, lui faire déglutir des calots de verre, lui enfiler des aiguilles à tricoter dans les oreilles, lui enfoncer des osselets dans les yeux, lui hacher la langue avec une moulinette à légumes. Oui, tout ceci aurait pu être fait sans que la police s'en inquiétât et que les juges fussent obligés de revêtir leurs hermines afin de juger les assassins. En fait la société des braves gens ne supportait plus ces empêcheurs de tourner en rond qui, au fond du fond, étaient pires que les envoyés de Satan, pires que les suppôts de quelque secte maléfique, pires que la peste bubonique. Car, faute de se le formuler clairement, avec la facilité des évidences, les Habitués du 27 avaient bien perçu, chez Youri, cette dimension d'étrange étrangeté qui les inquiétait au plus haut point. Certes ils n'en avaient pas une intuition exacte mais ils percevaient, chez le Mansardeux, comme l'exhalaison d'une odeur de souffre, l'insistance rubescente de flammes mortifères, la poursuite d'un funeste projet.

  Outre que les Voyageurs étaient des pleutres et des nabots se réfugiant derrière le dos du Voyageur qui le précédait, nul ne prit l'initiative  de procéder à l'extermination de la Vermine machinique. Percevant, parmi l'étroitesse de leurs esprits emboucanés et miteux, la dimension d'absence ultime dont Nevidimyj était porteur à son insu, ils renoncèrent selon un accord tacite à employer le vitriol qui défigurerait à jamais le visage du Malveillant. Ils disposaient d'un moyen bien plus efficace. Plutôt que d'envoyer dans les pupilles de l'Impétrant l'éclat d'une vive lumière commise à lui infliger la cécité, - une lampe à arc, par exemple -, ils préféraient user d'une méthode plus douce, faisant fuser la mince flamme d'une lampe acétylène diffusant ses rayons à la mesure d'un lent effritement de la pierre de carbure. Ils renouaient ainsi avec les pires supplices d'antan et pensaient que le lumignon du gaz serait plus adéquat que la clarté coruscante de l'arc à instiller dans l'âme du pauvre hère la pire des décompositions qui se pût imaginer et dont la lenteur à agir constituait le plus sublime des raffinements jamais conçus.

  Mais avant de passer aux friandises du dessert, le Lecteur comprendra que l'on veuille faire précéder la chute du couperet final d'une revue  des us et coutumes de l'Erratique. Nulle proie n'est mieux dégustée par son prédateur que lorsque ce dernier, informé du contenu de sa victime, fond sur elle avec les délices de l'anticipation. Ainsi en est-il de l'amant que la manta religiosis  boulotte avec componction et recueillement, depuis les frêles antennes jusqu'aux ailes diaphanes et l'abdomen vidé de son précieux nectar, les génitoires du Séducteur n'étant plus qu'une mince désolation, après que l'accouplement royal a eu lieu.

 

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6 octobre 2013 7 06 /10 /octobre /2013 09:21

 

  Réputé asocial, jugé inapte à l'exercice d'un métier quel qu'il fût, il vivait des subsides de la société, relégué quelque part entre ciel et terre, aux confins de la vie. Ses journées se passaient en longues flâneries dépourvues de but précis, si ce n'est d'échapper à la cohorte humaine et à la vindicte dont il se croyait la victime expiatoire. Sans que cette impression ait reçu, jusqu'à ce jour, d'estampille sociale officielle ou de début de réalisation,  il existait par défaut, dans la crainte d'une toujours probable anastrophe dont lui, au premier chef et la Terre  entière ne manqueraient d'être atteints, prélude à une manière d'eschatologie cosmique réalisant, d'un même élan, l'ultime déclinaison de l'aventure humaine. Pour solde de tous comptes. Cependant, si Nevidimyj passait, à ses propres yeux, pour un devin ou un prophète, il ne pouvait supputer que la seule victime potentielle immédiate serait précisément celle qui aurait présidé à cette prédiction. A savoir lui-même en chair et en os, si l'on pouvait oser cette métaphore aussi cruelle que réaliste.

  La quarantaine bien sonnée, Youri était un bel homme au visage blafard, somme toute empreint de tragique, une manière d'Antonin Artaud lors de ses jeunes années, lèvres régulières au parfait arc de Cupidon, front haut sous un casque de cheveux révoltés entretenus en un savant désordre, pommettes saillantes sous une peau doucement parcheminée, menton affirmant la volonté ferme, assurée, yeux sombres brillant d'une intelligence toute contenue et profonde. Ce post-romantisme inquiet, cette inclination affirmée à une vie intérieure, passionnée, séduisait les femmes mûres aussi bien que les soubrettes et il n'était pas un homme qui fût indifférent à cette esthétique du désespoir.

  Les Nomades du quotidien, les Orphelins de la ligne 27 eussent été ravis d'un simple sourire de Youri à eux adressé, d'une attention même passagère, d'une inclinaison de sa tête d'acteur en guise de reconnaissance. Mais, au fil des jours, des mois et, finalement, des années, le même scénario invisible reproduisant sa trame vide avait fini par altérer les sentiments fraternels entretenus à son endroit et, à la façon dont un gant se retourne, ne dévoilant plus sa surface d'agneau glacé mais ses piqûres, ses empiècements, ses rognures de cuir bouilli, ne restait plus de Nevidimyj que cette armature sans vie, cette architecture muette pareille au dialogue d'un parapluie privé de sa toile, les nervures seules s'offrant comme ultime ressource.

Peu à peu, chez les Egarés du 27, le doute avait lancé ses assauts, faisant de l'Immigré russe un potentiel espion à la solde de l'ennemi - la guerre froide faisait rage alors -, ou bien un prédateur sexuel dissimulant bien son jeu ou, peut-être, un étrangleur de concierges au fond de leurs cours sombres et humides. Toute la discrète faveur entretenue à longueur de temps à l'égard du Mansardeux s'était soudain muée en ressentiment puis en franche hostilité. Lorsqu'à Tolbiac, l'Esseulé montait à bord du moderne fiacre, s'installant tout près du postillon, c'étaient comme si de vigoureux coups de fouets s'étaient abattus sur la croupe miteuse qu'était devenu l'ancien moujik. Il ne restait plus trace de l'élégance de l'habitant de la datcha  qu'on lui avait intuitivement attribuée, en raison de sa distinction naturelle, de la grâce de ses articulations, de la finesse de ses doigts de violoneux.

  Car, s'il y avait une chose à laquelle Nevidimyj tenait par dessus tout, c'était bien celle de son aspect physique, en même temps que celui de sa vêture, toujours impeccable grâce au dévouement et à l'amour prosaïque que lui portait Olga. La beauté de son visage, le port altier du costume sombre et cintré, sa minceur, son allure empreinte de facilité l'installaient dans une manière d'aristocratie immatérielle qui pouvait s'exonérer de tout rapport au temps. Ainsi flottait-il à mi-chemin entre rêve et réalité, ayant cependant un penchant affirmé pour le côté onirique et souvent baroque de ce qui constituait sa vie ordinaire.

 

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5 octobre 2013 6 05 /10 /octobre /2013 08:44

 

  Tout au long du cheminement du 27 - Youri Nevidimyj effectuant la totalité du trajet -, les Questionnants, les secrétaires, les vendeuses de grands magasins, les bourgeoises, les prostituées, les conservatrices de musées, les notaires, les galeristes, les retraités, les rentiers, les midinettes, les collégiens, les gardiens de squares, les imberbes, les chevelus, les chauves, les bigleux, les sourds, les malveillants, les filles de grande et de petite vertu, les bonnes sœurs, les professeurs à la Sorbonne, les SDF, les marmiteux, les coiffeuses, les infirmières, les employées du cadastre, les bibliothécaires, les quincaillers, les rentiers, les sans-importance, les notables, tout ce petit monde enclos dans le microcosme ambulant et cotonneux, dans la nasse où nageaient toutes sortes de poissons, proies latentes ou bien prédateurs à l'affût, tout ce petit monde donc focalisait son unique regard sur la manière de bernique collée au rocher sombre du Machiniste, sur le genre de bouleau perdu, confondu parmi les autres bouleaux de la taïga, sur la sorte de permafrost sur lequel, même les sabots des caribous et des rennes n'avaient nullement prise, leurs pieds fourchus rebondissant sur les matelas laineux des lichens et des spores de toutes sortes qui en comblaient les interstices. Interstices par lesquels une connaissance approchée du sol spongieux, mystérieux, eût pu recevoir un semblant de réponse. Etait-ce sa lointaine ascendance russe qui avait installé Nevidimyj dans cette hébétude du sous-sol à révéler de sa structure intime quoi que ce fût ?

  Or, chez tous les Assis du 27, il y avait urgence à connaître cette vivante énigme posée devant eux, à en percer les secrets, à s'introduire dans les arcanes de la pensée de cette mutité en acte. Au fil du temps le désir s'était accru de mettre à jour cette mystérieuse archéologie.  (Il n'y a, en effet, que les choses qui nous résistent qui fouettent notre intérêt à les mieux connaître, le connu n'offrant à nos yeux blasés que la figure de la  banalité.)  Or, ici, l'on pressentait qu'il y avait de riches filons à exploiter, des pépites rares à extraire.

  Car, pour le dire vite, la personne de Youri Nevidimyj dégageait un charme indiscutable, fait à la fois d'une distinction tout aristocratique telle qu'elle apparaissait dans la bourgeoisie pétersbourgeoise, au siècle dernier, dans les romans de Dostoïevski ou de Pouchkine. En lui, il y avait à la fois une rusticité de bon aloi, une souche de moujik qu'était venu tempérer un profil noble, aristocratique. Du premier il tenait une nature farouche, volontiers accordée aux rudesses de la tâche agricole, aux rigueurs du climat; du second une inclination à la retenue, à la distinction, à la pratique des beaux-arts et à celui, tout en finesse, de la diplomatie. Cet inhabituel cocktail des tempéraments, cet héritage de manières de vivre, de sentir, de s'exprimer, si opposées, jointes à un passé dont la trace se perdait quelque part dans les convulsions  ayant suivi la Révolution russe, tout ceci avait contribué à faire de Youri un personnage complexe, lequel s'était constitué selon une manière de ligne de partage des eaux, la tension résultant de ces deux courants contraires expliquant vraisemblablement le clivage actuel, le refuge hors de toute raison apparente. Exilé de son pays depuis son plus jeune âge, orphelin sans racines, longuement confié à l'anonymat des Institutions sépulcrales recueillant les sans-familles, lieux désincarnés, privés de la moindre chaleur, de communication,  il avait flotté entre deux eaux, à la manière d'un fétu de paille pour échouer, bien plus tard, au hasard de ses pérégrinations hasardeuses, dans cet immeuble vétuste du XIII°, tout près de la Place d'Italie qu'il apercevait, du reste, du haut de sa mansarde.

 

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4 octobre 2013 5 04 /10 /octobre /2013 08:16

 

Cependant un Passager ne leur était pas indifférent. Vous aurez deviné que la personne de Youri Nevidimyj correspondait assez parfaitement à une préoccupation de la sorte. Non que ce dernier se trahît par quelque dialogue. Il n'en tenait pas. Non qu'il témoignât envers quiconque haine ou animosité. Il ne les remarquait pas. Non qu'il exhibât un comportement pouvant s'interpréter en tant que velléité anti humaniste. Sa conduite était la neutralité même. Non qu'il affectât à l'endroit de ses pairs une insupportable morgue ou bien une piteuse condescendance. Plutôt un désintérêt qui confinait à l'épaisseur du vide. Non, le mal était plus simple. Nevidimyj agaçait, titillait les consciences, communiquait le prurit de l'impatience et l'urticaire de l'intolérance en raison même de sa constante candidature à l'invisibilité. Non seulement il se confondait avec le paysage de l'urbanité roulante, tassé qu'il était contre la paroi de skaï qui délimitait l'aire dévolue au Machiniste, non seulement il demeurait figé pareillement à un insecte pris depuis des millénaires dans un bloc de résine, mais il ne regardait jamais ses Covéhiculés, jamais ne leur adressait le moindre signe qui se fût interprété comme un geste de reconnaissance à leur égard. Ce qui incommodait au plus au point les autres Roulants, c'était cette montagne d'indifférence dont ils se sentaient exclus comme s'ils avaient été quelque rat de caniveau en décomposition, museau et queue identiquement dispersés aux quatre écoulements aquatiques du peuple des égouts. Certes, ils n'auraient pas demandé que l'Inconnu du 27 leur tînt de longs discours sur les sciences et les arts, pas plus que sur les talents multiples d'Averroès en matière de mathématique, de médecine et de philosophie. Ils ne lui auraient même pas demandé de raconter par le menu ses faits et gestes quotidiens, d'avouer ses petites manies classificatoires pas plus que des confidences sur son penchant sexuel.

  Ils auraient simplement souhaité un regard, fût-il furtif, éphémère, aussi vite disséminé qu'apparu. Or, de regard, il n'y avait point, le Mansardeux laissant flotter sur le monde des sclérotiques de porcelaine sur laquelle ricochait la clarté du jour et les images inversées et hautement abstraites des silhouettes qui, par aventure, croisaient son destin. Quant à ses pupilles, noires comme le jais, dures comme le diamant, profondes comme la nuit souveraine, elles n'offraient aucune issue par laquelle l'âme du Russe pût être atteinte. Mais combien il était désolant pour les Curieux de la Ligne 27 de se heurter à ce bloc de granit sourd, combien il était frustrant de n'apercevoir qu'une nuque aux deux cordes symétriques, manières d'étroites colonnes doriques supportant le chapiteau altier de la tête avec ses brunes frondaisons ! La désespérance des Convoyés, - dont on se souviendra qu'elle était amplifiée par autant de consciences  meurtries qu'il y avait de Passagers dont aucun ne pouvait se targuer d'être clandestin, à savoir dans le but de se faire oublier et de descendre à la première station avec un statut d'absolue invisibilité - , donc la désespérance des Laissés-pour-compte était abyssale, à proprement parler, indescriptible.  Ô combien ils auraient été comblés, au contraire, d'apparaître en pleine lumière, nimbés de l'éclat de la mandorle rayonnante des Saints et ceci dans un seul souhait : que Youri Nevidimyj leur accordât la faveur d'une simple et fugace attention. Il s'agissait là, on l'aura compris, d'un rêve pieux, d'un pur onirisme coupé du réel, d'une simple et inconcevable fantasmagorie. L'en-partie-moujik, en-partie-boyard, se scindait volontiers selon cette ligne de partage sociale, selon cette incompatibilité des mœurs afin de mieux s'enliser dans un statut hautement atypique, lequel n'offrait au regard des quidams qu'une grille de lecture brouillée, brumeuse, pareille aux tracés ténébreux qu'offraient  les ardoises magiques d'autrefois.

 

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2 octobre 2013 3 02 /10 /octobre /2013 08:37

 

 

   "Je suis au milieu des événements, quasiment invisible."

 

  Cette phrase, bien que récurrente, Youri ne la formulait jamais. Jamais, en tout cas, de manière claire ou selon une pensée rigoureuse qui lui eût permis d'élaborer les prémices d'un sens existentiel, le seul qui, du reste, valût pour bien des hommes. En réalité, cette question, venue de nulle part, se posait elle-même, d'une manière autonome, manière de Ruban de Moebius entrelacé à son propre trajet, énonciation tellement proche d'un absolu qu'elle semblait résulter d'une méditation à haute voix de l'être lui-même.

  (Par "être", nous voulons simplement dire de l'exister en sa préoccupation, en sa sempiternelle énigme.)

  Cette question de "l'événement", de l'énigme de la confondante visibilité de l'humain au sein de celui-ci, l'événement, ne pouvait uniquement se poser à l'individu Nevidimyj embarqué parmi les rotations multiples de la Ligne 27 mais, à tous ceux qui, étranges voyageurs de la destinée humaine figuraient à titre de Passagers sur tous les méridiens et horizons de la Terre.

  Seulement, parmi les agitations, tumultes, circonvolutions et mouvements diaprés de la foule, la plupart des Vivants  se résignaient à être au mieux des numéros anonymes, au pire des invisibilités qui n'attendaient que la  formulation en forme de couperet de la finitude. Ainsi était tout destin en voie d'achèvement. Cependant que l'on n'aille pas s'imaginer que de telles interrogations se fussent en quelque moment installées dans les cerneaux gris des Embarqués de la Ligne 27. Non qu'aucun signe n'en émergeât point. Mais il s'agissait seulement de petites hypostases physiques que ne remarquait guère qu'un œil averti : ride zébrant le front, paupière flasque, pincement des lèvres, affaissement des bajoues, début de double menton et autres bizarreries qui, pour ne pas affecter ceux qui les portaient étaient la signature patente d'un début de délabrement. D'autres failles et lézardes plus sournoises, plus ambiguës, végétaient à bas bruit au détour de quelque vergeture, de quelque plissement dermique dans le silence relatif des massifs carnés et des réseaux sanguins souterrains. Ils attendaient seulement le moment propice où ils pourraient lancer leurs assauts.

  Pour autant ceci n'empêchait en rien le 27 de faire ses boucles et ses angles droits, ses pas de deux et ses entrechats parmi l'immense labyrinthe de la Ville, sorte de praticable livide encombré de machineries diverses, poulies et cintres dont il était bien difficile de tirer une signification a priori. Ceci n'empêchait en rien ses Hôtes de vaquer à leurs occupations quotidiennes avec la régularité d'un métronome et la béatitude de ceux qui, aveuglés par l'inconséquence du jour, avancent en tricotant leur vie, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, se contentant de cette vue de chiot nouveau-né, ce qui leur évitait bien des désagréments. Ils allaient par le monde, empruntant le premier chemin vers Compostelle venu, descendaient et remontaient dans  la carlingue d'acier en toute bonne conscience, ne s'apercevant même pas que leur trajet était la sombre métaphore d'une existence déjà commise au rebut, avec ses stations bonnes ou mauvaises, hospitalières ou rejetantes, avec son perpétuel chemin de croix. Les autres Passagers, rencontres hautement hasardeuses, ne les intéressaient pas, ne les concernaient pas et ils feignaient de ne pas les voir ou bien ne les voyaient pas.

 

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30 septembre 2013 1 30 /09 /septembre /2013 09:10

 

 

  Cahotant au milieu des soubresauts de la chaussée, consécutivement à l'état d'âme du Machiniste, il se laissait aller à une facile rêverie, laquelle n'était jamais le signe d'une quelconque réminiscence d'un passé proche ou lointain, - il n'avait, du temps, qu'une conscience plus qu'approximative -,  pas plus qu'une nostalgie qui se pût attacher à un événement quel qu'il fût. Youri, hors ses méticulosités abstraites et son intérêt pour le débris inapparent, ne vibrait jamais à l'unisson de ses congénères dont, d'ailleurs, il faisait habituellement l'économie, les réduisant à l'état de simples contingences qui, aussi bien, n'eussent pu jamais s'actualiser, ce qui est bien, d'ailleurs, l 'essence la plus intime de ladite contingence.

  A ses yeux, la marée humaine était quasiment invisible, pareille à un flux et reflux de brume qu'auraient dispersé des vents contraires. Et, de cet état de fait, il s'offusquait d'autant moins que faire halte auprès de ses semblables, non seulement lui eût paru invraisemblable, mais que cette seule idée lui donnait un genre d'incoercible nausée. Insulaire il était, insulaire il voulait demeurer, ne souhaitant apercevoir du réel qu'une utopie floue, cotonneuse, une manière de Farghestan belliqueux dont les contours assiégés d'un éternel brouillard ne lui apparaissaient qu'au travers de la plus nébuleuse des myopies qui se pût imaginer.

  Les Déambulants qui le cernaient de toute part, sans pour autant jamais l'atteindre par la parole ou le geste, le regard seulement, il les vivait "de l'intérieur" pourrait-on dire, comme s'il eût été une sorte de microbe vénéneux, de virus enragé qui se serait invaginé au mitan de leur chair afin de mieux les réduire à sa merci, à défaut de les posséder d'une manière plus adéquatement humaine. Ainsi tous les Passagers du 27 étaient-ils devenus, avec le temps, de simples éminences anatomiques, de rapides empilements de tarses, métatarses et carpiens, des trajets complexes d'arborescences sanguines et de lacs de lymphe, des soufflets alvéolaires parcourus d'un vent acide, des viscères occupés à cohabiter selon frictions et giclures diverses dont, parfois, au retour de ses pérégrinations il dressait l'inventaire, dessinant sur de grandes feuilles blanches, à la plume et à l'encre de chine les étonnants tracés mescaliniens pareils au tellurisme des créations du Poète  Michaux, lequel cherchait à triturer le réel jusqu'à la moelle et bien au-delà afin d'en expurger la sublime parole.

  Ensuite, lorsque les feuilles avaient absorbé le tracé, il épinglait ses vignettes dans le plâtre jauni de la mansarde comme autant de portraits de l'humaine condition. Le tout, dans une habile maîtrise de l'espace, dans une méticuleuse disposition, traçait les contours sismographiques d'une bien étrange altérité. Lui seul en possédait les clés qui lui permettaient, même à distance, de recréer les conditions de leur phénoménalité. Tel tracé évoquait telle Passagère  portant en sautoir, tel jour précis, tel médaillon vert émeraude si semblable aux yeux phosphorescents du poulpe; tel autre étant l'allusion aux brodequins  du Passager X., dont les lacets  emmêlés l'avaient fasciné, le faisant penser à de vigoureuses joutes ophidiennes. Ainsi, au fil du temps, observateur d'une métaréalité qui échappait au commun des mortels, avait-il réalisé quantité de fiches anthropométriques, identiquement aux pointillés du Morse qui ne parlent qu'à ceux qui en sont familiers.

 

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29 septembre 2013 7 29 /09 /septembre /2013 09:07

 

 

  L'attente du Bus 27 lui créait toujours une manière de prélude à une "assomption jubilatoire", estimant en son for intérieur combien de tours de roues seraient nécessaires au chaland urbain avant que d'accoster au quai de ciment. Si le langage lui avait été plus familier, il se serait volontiers entretenu de la question avec le Machiniste, car pour lui, les estimations arithmétiques et géométriques de toutes sortes constituaient l'alpha et l'oméga de toutes choses, l'architectonique qui présidait à toute cosmologie, donc à toute compréhension de l'univers. Parfois, nuitamment, de sa mansarde ouverte sur l'infini, il questionnait longuement les étoiles, il interprétait leur clignotement mystérieux, tâchant de traduire en un langage vraisemblable le nombre de galaxies, la quantité d'étoiles qui peuplaient la vastitude du territoire ouranien.  La mathématique lui semblait la science première et dernière par laquelle connaître enfin tous les secrets de l'univers. Quant à la mécanique, aux rouages astronomiques et horlogers,  aux cliquets et ressorts, clavettes et pignons, renvois et bascules, tirettes  et chaussées, il les tenait en haute estime, pensant même que, de leur interprétation exacte, pouvait surgir rien de moins que l'immensité de la connaissance. Ainsi cheminait Youri dans les voies étroites et sinueuses de l'existence, pareillement aux machines haut-le-pied qui se faufilaient dans une succession de soubresauts primesautiers parmi les fils d'Ariane des gares aux confins de quelque pays oublié des hommes. Cependant cette progression chaotique n'induisait en lui, ni état d'âme, ni regret fuligineux. Sa vie était tissée de ces allers-retours indécis dont il buvait l'ambroisie jusqu'à la lie.

  Assis, dans le Bus 27, à la sempiternelle place située immédiatement derrière le Machiniste, au-dessus de l'éminence ménagée pour le passage de la roue, Nevidimyj considérait le monde de haut et ceci d'autant mieux qu'aucun siège contigu au sien ne le gênait. Il était, en quelque manière, le Machiniste en second, ce dont personne ne s'étonnait. On le prenait généralement pour un grand timide, un simplet ou bien un muet. Peut-être même les trois à la fois et nul ne se fût étonné de le voir surgir, un matin, canne blanche à la main, tâtant du bout de son aiguillon acéré les flancs du monde du silence. Youri, dont la lucidité était affûtée comme le lumignon du lampyre,  retirait de ce consentement mutuel le situant d'emblée dans une sublime autarcie, l'assurance de ne jamais être dérangé dans ses sombres et obséquieuses méditations. Le trajet qu'il accomplissait pour la millième fois, non seulement ne le lassait pas mais lui procurait le plus vif des sentiments de bien être, pareillement à l'Amant retrouvant, dans le boudoir enrubanné, l'Aimée. Son ravissement, pour ne pas dire son extase, s'obtenait à la suite de la plus futile des perceptions : le manche d'ivoire d'un pommeau, l'éclat d'un bouton de manchette, la semelle crantée d'une chaussure ou bien le gravillon faisant son chemin parcimonieux dans l'allée centrale de l'autobus. On s'étonnera sans doute que les émois de Nevidimyj se fissent toujours au contact d'objets et non de ceux ou celles qui en étaient porteurs. On sera alors allé trop vite en besogne, oubliant la méticulosité de notre Passager à dénicher l'étrange là où on ne l'attend jamais. A savoir dans les colifichets plutôt que chez ceux qui s'en travestissent.

 

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27 septembre 2013 5 27 /09 /septembre /2013 08:07

 

  "Je suis au milieu des événements, quasiment invisible."

 

  C'est cela que pensait Youri depuis sa mansarde sous les toits de zinc et d'ardoises grises. Il se pencha par la fenêtre. Les Passants, dans la rue, formaient des colonnes de fourmis noires qui se croisaient joliment sur le passage zébré de blanc. Pareil à une portée musicale. Ou bien à des touches de piano, ivoires  maculés des trajets laborieux et multiplement hésitants de la marée humaine.  Fourmis ou bien cloportes, on se demandait où les conduisait leur destin en forme d'antennes agitées que des mandibules volubiles venaient souligner de leur sourde rumeur.

  Un instant, Youri chercha à démêler les sons, à percevoir des voix, des dialogues. Mais le bruit des voitures, le grognement tubéreux des autobus, les sirènes pareilles à des cornes de brume cliquetaient de toute part et il ne put rien interpréter de vraisemblable qu'un hourvari indistinct. Une jeune femme, isolée du flot des Vivants, chaloupait à l'aplomb du trottoir. Elle dissimilait ses yeux derrière des vitres teintées et fumait, laissant s'échapper de petits nuages de buée blanche. Youri la héla longuement "ohohoo...ohohooo", faisant varier la mélodie, mais sa missive se perdit parmi les lames d'air. Un vent léger s'était levé qui faisait tourbillonner les feuilles. La Ville tournoyait à l'infini sans s'occuper des quidams qui la peuplaient. Des volutes acides balayaient la vitre glauque du ciel. Au septième étage, Youri tutoyait l'invisible, s'y mêlait avec délices. Il eût été confondu si son appel avait été entendu. Comme pris en flagrant délit d'exister. Il y avait mieux à faire. Glisser le long de la vie à la manière dont l'agile fumerole s'échappe du volcan cendré. C'était cela qui était bien : être une étrange étrangeté, aux autres, à soi-même. Un cheminement dans l'ornière du doute, une progression dans le toujours inaccompli.

  Du reste, sa vie n'avait été que cette longue séparation de lui-même, ce volontaire dédoublement de borderline, cet écart, cette faille hautement schizophrénique. Pour Youri, exister n'était en rien adhérer à quelque philosophie, fût-elle celle de l'existentialisme, cette fausse liberté, cet humanisme tiède réchauffé à l'aune de l'engagement. Youri Nevidimyj pratiquait un volontaire détachement de tout ce qui pouvait lier, relier, assujettir, contraindre. Sa liberté consistait à ne jamais savoir où ses pas le porteraient, à quoi ses gestes aboutiraient, quel serait le sens pouvant s'attacher au moindre de ses actes. Seule une longue ligne de fuite aurait pu porter témoignage de cette manière d'absence dont il était affecté, comme d'une grâce, tellement cette inclination naturelle, il la ressentait avec l'impérieuse nécessité d'une vérité à toujours atteindre, à toujours avoir à portée de  main.

  Quasiment invisible à ses voisins de palier, des étudiants ou étudiantes au nomadisme érudit qu'il croisait dans les couloirs. Leurs ombres finissaient toujours par disparaître, aspirées par la faible clarté des coursives de plâtre. Lui,Youri, descendant sur la pointe des pieds, les orteils cambrés, position insupportable au commun des mortels alors qu'elle constituait, pour le Mansardeux, la plus jouissive des érections qui fût. Toujours il avait marché sur ses ergots, toujours il marcherait ainsi. Le sol, la poussière, la promiscuité du ciment martelé par des milliers de pas lui était devenu un domaine hostile, hautement répulsif. De retour dans sa mansarde, après ses errances pluvieuses et mortifères, il passait de longues heures, visage contracté, dans l'attitude du Saint devant de pieuses images, prélevant méticuleusement, menus gravillons, brins de végétaux et autres fragments qu'il prenait soin de classer au profond d'un sac de papier fermement attaché à l'encolure. Cette activité purement classificatoire et obsessionnelle était devenue, en quelque sorte, coalescente à sa condition, si bien que ses rêves, plutôt que de sacrifier au culte d'Eros, servaient un dieu barbare et exigeant, lequel ne se satisfaisait jamais des miettes qu'on lui dédiait, fût-ce avec générosité et application. A défaut d'être une rigoureuse taxonomie commise à inventorier les entités du vivant, sa manie s'attachait à archiver les plus infimes corpuscules qu'il collectait avec la même méticulosité que met un numismate à disposer parmi les feuilles  de soie les papiers monnaie et les assignats les plus précieux.

 

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