Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 septembre 2013 4 05 /09 /septembre /2013 09:12

 

pays-du-sourire-jpg [1024x768]

 

Source : La Fille d'Aujourd'hui.

 

 

 Seul.

 

... Il savait qu'il était seul, abandonné de tous et que même son visage, si familier, ne reflétait plus ni l'apparence ni le souvenir d'une hypothétique altérité. En même temps que sa propre image, celle de l'Autre avait disparu, celle du monde aussi, donc de tout ce qui était différent de son destin en forme de sombre finitude. Mais, je laisse à l'Auteur, le soin de conclure sur des paroles d'un pessimisme qui creuse l'abîme jusqu'en ses plus inconcevables dimensions :

 

"Il avait l'impression maintenant d'avoir une figure en bois, un masque immobile, figé ... [ le temps semble s'être arrêté ] ... dans une expression maussade. A force de réfléchir, il finit par comprendre ce qui lui arrivait. C'était parce qu'il était seul. Depuis trop longtemps ... [ Encore l'usure et la contrainte temporelle ] ... il n'avait personne à qui sourire, et il ne savait plus; quand il voulait sourire ses muscles ne lui obéissaient pas ... [ Comme si son corps était séparé de sa volonté et retrouvait le morcellement initial de la petite enfance, avant que le "stade du miroir" n'assemble les fragments en une synthèse douée de sens ] ... Et il continuait à se regarder d'un air dur et sévère ...             [ jugement moral ] ... dans la glace, et son cœur se serrait de tristesse. Ainsi il avait tout ce qu'il lui fallait sur cette île ... [ impression d'apparente complétude ] ..., de quoi boire et manger ...  [ besoins élémentaires d'un métabolisme basal ] ..., une maison, un lit pour dormir ... [ l'habitat en tant que grotte et abri primitif ] ... mais pour sourire ... [ ce fait éminemment humain ] ...personne ... [ ce qui referme à jamais la possibilité de toute expression, de toute communication, en ramenant le visage à une simple icône de glace, à l'immobilité du règne minéral ].

 

... La constatation finale de l'Auteur donne, à proprement parler, des frissons, ceux-là même que l'homme de l'âge de pierre devait éprouver dans un climat hostile. L'épiphanie humaine s'est tout simplement hypostasiée dans une posture bestiale, primitive, le prochain stade ne pouvant être que de l'ordre d'une matière si peu douée de raison qu'elle confinerait aux premiers balbutiements du monde, au chaos originel où toute chose est en attente de forme et de mouvement, semblable en cela à la "Chôra" dont nous nous sommes entretenus un instant. Mais, avant de conclure, il faut faire une incise pour évoquer la dimension simplement stupéfiante de la perte du sourire. D'après le psychanalyste américain René Spitz, le sourire est l'un des principaux organisateurs du psychisme humain qui intervient, chez l'enfant, d'une façon précoce, vers le troisième mois de la vie. Il constitue la réponse à la présence du visage humain, notamment celui de la mère, et marque un tournant décisif dans la façon d'être de l'enfant en le socialisant et en lui apprenant les premières marques distinctives de l'aire relationnelle. Or le sourire n'appartenant en propre qu'à l'être humain, sa perte est synonyme d'un retrait de la dimension anthropologique et entraîne donc une régression à l'état de nature, à la stricte condition sauvage et primitive qui, sans doute, ne peut guère mieux se symboliser que par l'enracinement dans la matrice primordiale maternelle, laquelle n'est autre, au terme d'une ultime genèse, que la "Terra Mater", la grotte, la conque où se dissimule la première virtualité, l'ébauche de ce qui, un jour, constituera les assises de l'homme.

... Donc, mon cher Jules, si tu as été bien attentif aux différentes étapes qui, successivement, ont affecté Robinson, tu y auras reconnu, en filigrane, le schéma global de l'altérité à différentes étapes de son évolution, ou, plutôt, en suivant chronologiquement le récit de Tournier, la régression du Naufragé qui s'accomplit progressivement vers une forme de plus en plus primitive, jusqu'à sa totale disparition. Pour résumer, "bouclage de l'espace", "régression dans l'Elément-Terre", "contrainte temporelle", tout aura joué pour Robinson à la façon d'emboîtements successifs, de tonneaux gigognes aux parois multiples que la lumière de la raison traverse de moins en moins, expériences au termes desquelles se posera la question même de sa survie. Après avoir franchi à rebours les étapes qui l'ont conduit du registre humain au registre végétal de la racine, en passant par la condition animale, Robinson ne peut plus être confronté qu'à un choix inévitablement binaire : ou celui de se perdre dans la nature ombreuse et chtonienne de la terre, ou celui de s'y régénérer et d'y renaître après y avoir reconnu et accepté la dimension matricielle et féconde de la "Chôra" maternelle, qui, alors, jouera pleinement son rôle de tremplin ontologique.

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher