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18 avril 2020 6 18 /04 /avril /2020 08:22

 

"La ligne flexueuse".

 

 

llf1.JPG 

 Œuvre : Sibylle Schwarz.

 

 

 

« Il y a, dans le Traité de peinture de Léonard de Vinci, une page que M.

Ravaisson aimait à citer. C'est celle où il est dit que l'être vivant se caractérise

par la ligne onduleuse ou serpentine, que chaque être a sa manière propre de

serpenter, et que l'objet de l'art est de rendre ce serpentement individuel.

« Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière

dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie

en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. »

 

Henri BergsonLa pensée et le mouvant (Chapitre IX).

 

 

 Si le mot de Léonard de Vinci peut s'appliquer à une œuvre, c'est bien à celle que nous livre actuellement Sibylle Schwarz, continuel lacis de lignes par lequel surgit le monde et, singulièrement, la figure féminine dans toute sa "flexuosité". Car, à tracer seulement quelques lignes sur la feuille de Canson et voici que se présente à nous ceci qui est identifié à la personne humaine. Ce qui est passionnant, dans toute œuvre d'art, c'est de tenter de mettre à jour les conditions de l'émergence des formes et, sauf à supposer qu'elles aient existé de toute éternité comme dans l'empyrée platonicien, il nous faut bien consentir à en retracer l'apparition en son phénomène. Alors il nous reste à imaginer l'Artiste dans la lumière neutre et nordique de son atelier, un fusain ou bien une encre de Chine à la main. "Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui" (Mallarmé) est là, sous la main, tremblant de recevoir ce qui va inaugurer un nouveau jour, à savoir l'apposition d'un signe sur le silence blanc de la page. Toujours l'hésitation première, le suspens, la tension intérieure sans laquelle il n'est pas d'œuvre possible. Car c'est bien d'une effraction dans le monde dont il s'agit. C'est bien du corps même de l'Artiste que va avoir lieu l'effusion. Il y a de l'affect en réserve qui va s'actualiser et donner "lieu" à l'œuvre. Entendons accorder place et situation parmi les pluralités mondaines.

 La main, soudain, survole le papier dans un geste aérien, lequel tient tout autant de la chorégraphie que de l'intuition et, déjà, les premières lignes apparaissent qui disent le sujet dans sa visibilité. Lignes qui se croisent et convergent, se rassemblent et s'écartent comme pour mieux circonscrire l'espace plastique qui s'ouvre. Impression de facilité, de naturel dont le prolongement "logique", pour le Regardant, est de penser à cette Muse invisible qui guide le geste alors que naît une forme harmonieuse, signifiante, comme si un destin, de tout temps, l'avait tenue en réserve, attendant le moment propice à sa révélation. Mais, à proprement parler, il n'y a pas d'extériorité d'où se présenterait la ligne, le trait, l'esquisse  que l'Artiste, remis au simple rôle d'exécutant, n'aurait plus qu'à nous révéler en traçant sur l'aire disponible les nervures d'une figure préexistante. C'est un peu de son corps, de son esprit, de son âme dont le Créateur nous fait le don. Traçant l'effigie féminine, c'est rien de moins qu'un écho de sa propre anatomie, qu'une vibration de sa chair qui sont en jeu. La main qui trace n'est jamais séparée de l'âme qui existe. Elle en est le naturel prolongement, de la même manière qu'elle est la pointe avancée de la conscience, la lumière par laquelle quelque chose d'une existence singulière se donne comme objet du monde privilégié, puisque figuration de l'art.

 

 llf2

 

  Mais ces quelques considérations générales sur les conditions originaires de l'œuvre ne doivent aucunement occulter cette œuvre-ci et ses particularités. Qu'y voyons-nous qui nous interroge et mérité que nous en méditions le contenu ? Ce qui, manifestement, s'y éclaire d'une façon évidente, c'est cette curieuse ubiquité au travers de laquelle transparaît l'être, comme s'il possédait une qualité intrinsèque de dédoublement. Si nous regardons attentivement la surface commise à ces étonnantes superpositions, nous y repérons aussitôt un genre d'enlacement unissant, dans un couple fusionnel l'Amant et l'Aimée. Ceci est assez clair pour qu'il soit inutile d'épiloguer à son sujet. Et pourtant, sommes-nous si sûrs d'avoir mis à jour ce qui, dans cette apparente confusion des lignes, cherchait à se dire ? Car, si toute œuvre se laisse facilement lire depuis sa surface immédiatement interprétable, ceci ne nous dispense nullement d'en chercher des traces plus profondes, sans doute inconscientes, sans doute cryptées. Mais c'est bien là l'intérêt de toute connaissance que de forer au-delà des simples apparences, lesquelles sont souvent allouées, sinon à quelque mensonge, du moins à la dissimulation de la vérité.

  Il eut été aussi facile de représenter l'Hommela Femme, dans une attitude "naturelle", soit l'un à côté de l'autre ou bien le visage de l'un dissimulant le visage de l'autre. Cette "transparence" comme celle que l'on peut apercevoir dans des dessins de jeunes enfants n'est cependant pas fortuite. Elle indique une intention, elle fait signe en direction d'une fusion, d'une osmose; ces lignes imbriquées l'une dans l'autre portant le nom d'Amour. C'est de cette façon que ce mot tellement galvaudé peut se tracer dans l'espace graphique.

 

llf3.JPG  AMOUR.


 Et, à partir d'ici se pose la question de savoir pourquoi cette forme-ci  plutôt qu'une autre ? Ceci semble lié au moins à deux types d'explications : l'une liée à un problème de temporalité; l'autre à une dimension de SujetTemporalité d'abord, parce que tout geste est conditionné par son moment apparitionnel. Sibylle Schwarz eût-elle différé le moment du dessin et, inévitablement, le graphisme en aurait été modifié. Question d'inspiration, conséquence d'un état d'âme, simple influence de la lumière pénétrant dans l'atelier. Ensuite, tonalité d'une subjectivité s'ordonnant toujours à un vécu déterminé, à des expériences, des connaissances, des inclinations vers tel ou tel type d'esthétique. Barbara Kroll, présente dans plusieurs de nos articles, aurait traité ce sujet sans doute d'une manière plus dense, opaque, à l'aide de peinture plutôt que d'avoir recours au simple trait.

  Ce qui, ici, est intéressant, c'est de voir combien la situation de l'œuvre, son effectuation par l'Artiste est liée, d'une façon intime, on pourrait dire corporelle, charnelle, viscérale à ce que, chacun, EST (il s'agit d'ontologie) selon l'instant qu'il traverse et dont il témoigne, marchant, parlant, dessinant, faisant un geste ou bien émettant une idée. Ce qui est à comprendre, c'est que ce personnage-double, lequel pourrait figurer le portrait de l'androgyne, n'est rien d'autre que la projection sur l'aire libre de la feuille de ce que fut son Auteur sur ce coin de la Terre en cet instant qui décida du destin de cette figuration-ci.

  Et l'image de l'androgyne, cette superbe ambivalence apparaissant comme totalité de l'être puisque réunissant en UN seul genre le MULTIPLE partout dispersé, cette fusion des opposés nous permettra d'effectuer une transition vers l'idée que toute forme vivante - dont le dessin est la mise en scène -, est originairement nécessairement métamorphique; tout ce qui apparaît se transforme sous nos yeux, tout comme nous-mêmes qui sommes embarqués dans le rythme général de l'entropie. Le trait majeur à saisir est ceci, que toute réalité, aussi bien le simple événement existentiel que l'événement hors du commun de l'œuvre d'art ne sont que l'instantané d'un processus métamorphique dont, à sa façon, peut témoigner la venue au jour du somptueux papillon qui aura été successivement, larve, chrysalide et pour finir imago nous proposant sa forme achevée. L'œuvre elle-même est le simple témoin de ce moment ontologique où une forme est apparue alors que d'autres commençaient à se superposer à sa propre visibilité. Cette monstration de la figure-androgyne nous dit ceci, que nous n'apparaissons jamais qu'à imprimer sur la face changeante du monde et des choses ces quelques lignes flexueuses et serpentines qui se nomment aussi, tracesempreintesstigmates. Ce sont ces mêmes témoignages du vivre ici et maintenant qui se trouvent inscrites dans les tablettes d'argile sumériennes, dans l'assemblage monumental des blocs des pyramides et aussi bien sur la "Pierre de Rosette" avec tous ses mystérieux hiéroglyphes qui nous fascinent par leur étrangeté. Tout comme des signes "androgynes"qui voudraient, par leur emmêlement, nous mettre à l'épreuve de la connaissance. "Connaître", étymologiquement, c'est "naître avec". Donc, avec le monde, nous sommes toujours en "co-naissance", ce qui veut dire que nous naissons à lui comme il nait en nous. La chair qui nous porte, tout comme la chair de l'œuvre, dont "les lignes flexueuses" indiquent le chemin, sont des voies par lesquelles nous accomplissons notre être temporel et spatial tant qu'il nous est donné de voir. "Connaître", c'est également « avoir commerce charnel avec », avec tout ce qui fait phénomène ou bien demeure dans le secret de l'invisibilité. Ce secret, il n'y a pas d'autre moyen de le mettre à jour que de dévoiler, grâce à nos "affinités électives", ces sublimes lignes qui nous parlent le langage du partage, qui nous livrent l'arche généreuse de la donation. Toute œuvre vraie est de cette nature qu'elle nous porte au bord de nous-mêmes dans une manière de révélation.

  Nous ne naîtrons à notre être propre, au monde,  aux choses qu'à devenir des Champollion. Il est grand temps de se disposer à être  égyptologues. La tâche nous appelle et nous requiert afin que nous ne demeurions dans notre cécité ! "Lignes onduleuses ou serpentines", nous ne sommes que des rivières qui, un jour avons été sources, en attendant notre déploiement dans le large estuaire. Il n'y a guère que cela à comprendre et à fêter comme il se doit : dans la pure joie d'exister !

 

 llf4.JPG

 La pierre de Rosette.

Source : Wikipédia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


  

 

 

 

 

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