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4 novembre 2013 1 04 /11 /novembre /2013 09:47

 

  "Lecteur qui, près de moi, sommeillais, - sans doute songeais-tu à la corde qui t'était promise afin que, pendu haut et court, tu te disposasses enfin à embrasser ce divin Néant qui, présentement, me sourit de sa bouche vide et cernée de Nuit infiniment productrice de sens -, te voilà donc soudain bien vigilant, pris de curiosité, dirait-on ! Est-ce cette caverneuse voix d'outre-tombe qui t'a tiré de tes rêveries somnambuliques ? Mais je n'épiloguerai point, le spectacle qui s'offre à nous à présent mobilisera toute notre attention. Non, inutile de recouvrir ton calepin de notes bien nécessiteuses et superfétatoires. Sois donc persuadé, homme de faible constitution et d'oublieuse conscience, que ce qui va se montrer à toi dans toute la verticalité et l'abrupt de la révélation se gravera dans ta mémoire avec la même précision que met le calame à tracer les caractères de l'écriture sacrée. Mais cessons donc, si tu le veux bien, nos superficiels bavardages et ouvrons nos yeux !"

  Maintenant la nuit est tout à fait venue. L'Omnibus, arrêté près d'un Cimetière, n'est éclairé que par de hauts lampadaires dont les ampoules percent à grand peine une brume cotonneuse. Devant nous, sur le plancher de la Roulotte diabolique, gisent des empilements d'ossements, de massifs carnés, de monticules graisseux, de tuniques de peau, de griffes, écailles, langues sirupeuses et autres viscosités historiques. Ce sont les restes de la Révolution dont, ici ou là, émergent des bribes de drapeaux rouges, de déclarations d'intentions, des harangues matérielles, concrètes, sortes d'affiches dressées dans les vents contraires et primesautiers de l'Histoire. On entend, à intervalles réguliers, des voix s'élever puis aussitôt retomber comme si les glottes qui les proféraient venaient à tarir sous les coups de boutoirs d'autres révolutions les recouvrant de leurs clameurs innocentes. Des gémissements, aussi. Quelques exhortations dont le caractère aussi dérisoire qu'énigmatique ne peut que les reconduire à l'état d'éternels hiéroglyphes.

  Y.D, dont tu auras compris que la nomination par l'entremise de ses simples initiales signe un triste état, aussi bien corporel que mental, réduit à la portion congrue, s'agite faiblement au milieu de ses membres épars. Une luciole de vie l'anime, une faible étincelle dont il devra se saisir afin que la dernière culbute puisse prendre son essor. Voilà qu'il semble étrécir à nouveau, la faible lumière crépusculaire ne le faisant guère émerger qu'à la mesure étroite et immobile de la momie. Il a pris l'aspect d'une chrysalide, à la tunique couleur de terre. De minces antennes frémissent au sommet de sa tête triangulaire aux angles de laquelle bougent deux yeux globuleux. Son visage en pointe se termine par une bouche mobile pourvue de mandibules. Le corps est mince, pourvu de trois paires de pattes dont les antérieures, plus fortes que les autres, comportent des rythmes de crochets aigus. De l'abdomen effilé se détachent deux ailes diaphanes recouvrant un abdomen ovale, renflé en sa partie terminale, laquelle abrite vraisemblablement les gonades qu'il n'est pas incongru d'imaginer hypertrophiées à la suite de tant d'années de rigoureuse continence.

  Aussi bien l'Auteur que je suis, que le Lecteur que tu es, restons silencieux, rivés à la merveilleuse métamorphose qui vient de s'actualiser devant nous. Maintenant, nous percevons, distinctement, venant des empilements épars de l'Histoire - dont les éminences jonchent le sol de leurs inconséquences mortuaires -, une manière de craquement ou bien de stridulation à moins que ce ne soit le frottement, l'une contre l'autre, de pièces buccales. Une longue et mince feuille verte sinue lentement, montée sur ses hautes échasses, yeux vibratiles enchâssés dans une tête chercheuse, abdomen frissonnant, pattes ravisseuses repliées en prie-Dieu. Bientôt la couche de YD est rejointe pour une ultime libation du Russe. Ne l'avait-il pas ardemment demandée cette image de l'icône qui, tout au long de sa vie, lui avait fait défaut, le transformant en désert aride parcouru de folie ? Voilà donc qu'elle surgissait à l'improviste, comme exhumée du long mouvement de l'Histoire, mais aussi du cours sinueux de l'histoire nevedimyjienne dont elle se préparait à signer l'occultation définitive. Tout ce qui lui avait manqué, tout ce qui, en lui, avait creusé le sillon du désir inaccompli, l'empreinte du vide, la cible impossible à atteindre, tout cela faisait soudain phénomène, à portée de langage, de pattes, de bouche, de sexe. L'accouplement des deux mantis religiosa eut lieu à la manière d'une cérémonie royale, YD se sentant entrer dans de profonds arcanes dont son existence étriquée ne lui avait jamais apporté la moindre révélation. L'air, dans l'Omnibus, tendait ses rémiges vibrants, oscillait comme un pendule autour du couple enfin réuni. Le silence était grand, seulement traversé de lents rythmes immémoriaux, de souffles pareils à des lames de fond. Le temps, autour du Coche final, faisait ses remous et ses voltes infinies. L'espace montait jusqu'au firmament nocturne où d'invisibles étoiles faisaient leur chant muet. Les Passants, dans les rues adjacentes, comme alertés de l'événement semblaient attendre qu'arrivât un point d'orgue avant que de poursuivre leur marche hasardeuse.

  La nuit touchait à sa fin lorsque, dans une déchirure soudaine de l'aube, l'étreinte prit fin. YD, en partie dissimulé par le corps de sa compagne d'un soir, entamait son ultime voyage. Olga-la-Moujik, accomplissait le destin de son fils, lui prodiguant ses derniers attouchements mortels, se consacrait avec minutie et autorité à sa tâche manducatoire. Rien ne subsisterait de Celui qui était né par une sorte de lapsus de l'Histoire. Elle se saisit de l'Incestueux - il ne pouvait savoir que son unique amante avait été sa propre mère, pas plus qu'avait été porté à la connaissance de l'infortuné Russe l'interdit de l'inceste -, elle le brisa au niveau de la jonction de l'abdomen et du tube du cou, là où l'anatomie, à force de grâce et d'évanescence, devenait transparente. Un reste de conscience habitait le Dépecé qui vivait sa disgrâce avec un rare bonheur. Hormis les attouchements d'Irma, les approches  de Félicie, les effleurements  d'Isidore, rien de semblable ne lui avait été offert. Il se prêtait même volontiers au jeu, offrant en sacrifice le voile délicat de ses ailes, le cristal de ses pattes, la courbure vide de son abdomen, le chalumeau translucide de son cou, sa tête isocèle constituant le dessert de sa prédatrice.

  Là, sur le socle étroit de l'Omnibus - qui portait fièrement sur le fronton de son impériale le N° 27 -, s'achevait le périple. La Seine toute proche roulait ses eaux tranquilles, lesquelles se partageaient après l'étrave de l'Île Saint-Louis  pour à nouveau confluer tout au bout du Quai de Bourbon. Sentant que sa  mission touchait à sa fin, Hippocampe donna du fouet sur les fesses arides du Rhinolophe, ce qui eut pour conséquence de provoquer une belle embardée. Cul par dessus tête les restes de la Révolution plongèrent dans les derniers remous d'une Histoire dont, plus tard, de savants archéologues essaieraient de démêler les fils complexes.

  Le jour se levait sur la Cité en direction de l'Hôtel de Ville. Déjà les bouquinistes soulevaient les couvercles de leurs boîtes vertes. Je cherchais vainement des yeux le Lecteur qui m'avait côtoyé tout au long de cette bien étrange histoire, espérant qu'il ne se fût point noyé dans les eaux de la Seine. Au juste, je ne savais plus très bien s'il avait réellement existé ou bien s'il n'avait été qu'un jouet de mon imagination. Qu'importait après tout. Au fond d'une des précieuses cantines qui recélait quantité de trésors imprimés, je dénichai, entre des ouvrages sur l'alchimie et d'autres sur l'ésotérisme un mince fascicule intitulé : "De la Révolution et de quelques uns de ses secrets." Je le glissai dans la poche de ma redingote. Sans doute celle-ci était-elle trouée car je n'en ai plus retrouvé la trace. A moins qu'il ne se fût agi que d'un rêve !

 

 

EPILOGUE

 

 L'espace fictionnel ou l'hypothétique jour. 

 

"Est-ce que, par hasard, je n'existerais pas ?"

 

  Voilà donc l'ultime question dont Youri aurait pu se saisir avant même que sa Maîtresse d'un jour - la Mère dont l'Histoire l'avait privé  par la stupidité des hommes et leurs paris insensés (aucune Révolution n'est une fin ensoi, mais prétexte à renouveau, tremplin à partir duquel élever les fondements d'un nouvel humanisme) - seule question donc qui comptât vraiment, non seulement pour Nevidimyj, lequel a prêté son destin afin que puisse surgir la dimension métaphysique de toute existence, mais pour tout humain parcourant de son trajet hésitant les ornières terrestres.  Mais, à tout bien considérer, à chercher inlassablement dans les remous de notre propre histoire, à essayer d'interpréter les mouvements de la Grande Histoire, ne serions-nous pas seulement en train de formuler une seule et énigmatique question :

 

Est-ce que, par hasard, nous n'existerions pas ?

 

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