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7 mai 2013 2 07 /05 /mai /2013 14:03

 

Honnies soient qui mâles y pensent (10)

 

  Fidèle à ses principes, Monsieur le Comte souhaitant établir une hiérarchie dans sa connaissance plébéienne, la seconde soirée fut consacrée au quartier des Halles, dont il avait toujours entendu dire qu’il était fort peu recommandable mais haut en couleurs et le pittoresque dont on le peignait n’était pas pour déplaire à l’hôte de La Marline habitué, il est vrai, à de plus bourgeois protocoles. Soucieux d’éviter la rencontre avec le cocher de la veille, Fénelon de Najac décida de gagner à pied le quartier de la gare Saint-Lazare, point de départ de nombreuses lignes de  voitures à cheval. Vêtu d’une façon encore plus modeste que lors de son incursion vers la porte Saint-Martin, les mains libres de canne à pommeau d’argent, laquelle eût pu éveiller les soupçons du peuple modeste qu’il se disposait à découvrir, le Comte chercha une diligence, souhaitant fondre sa propre silhouette à l’anonymat d’un déplacement collectif. Il trouva une place libre, un peu en arrière du cocher, où il pouvait à son aise observer le spectacle des rues. La diligence s’engagea dans la Rue du Havre, tourna Boulevard Haussmann, vers les grands Magasins. Une foule dense, à la fois bourgeoise et populaire, essaimait les trottoirs de mouvements multiples et colorés. Les boutiques s’apprêtaient à fermer leurs portes, libérant dans la rue les derniers clients.

  On emprunta la Rue Auber, on longea l’Opéra devant lequel les premiers spectateurs commençaient à déambuler, attendant l’heure de la représentation. On y jouait " Carmen " de Bizet. On descendit l’Avenue de l’Opéra. Les passants y étaient plus clairsemés, certains regardant au travers des vitrines des gravures de voyages au milieu d’objets exotiques; d’autres, sans doute de passage à Paris, regagnaient leurs hôtels dont les fenêtres, à l’agencement régulier, rythmaient l’avenue. On aperçut le Palais Royal. La Comédiefrançaise faisait relâche. On gagna, par la Rue de Rohan, la Rue de Rivoli, dont les arcades multiples étaient encore pénétrées par les derniers rayons du soleil. On longea la façade longue et grise du Louvre.

  La diligence s’arrêtant à l’angle du Pont-Neuf, Monsieur le Comte en descendit, estimant l’endroit satisfaisant pour gagner, à pied, le quartier des Halles, prenant le temps de consulter auparavant le programme des soirées affiché devant le Théâtre du Châtelet. Il remonta ensuite le Boulevard de Sébastopol, se mêlant à une foule nombreuse et populaire qui, en quelque sorte, offrait à Fénelon de Najac, une transition de circonstance avant que d’aborder le lacis des rues autour des Halles, qu’il imaginait bruyantes, certainement sales et encombrées de déchets, peut être livrées à la canaille - n’aurait-il pas été préférable qu’il se munît de sa canne à pommeau ? -, mais le promeneur ayant obliqué sur sa gauche par la Rue Berger, fut plutôt rassuré par le fait d’y rencontrer des chalands qui, pour modestes qu’ils fussent, n’en étaient pas moins rassurants, leurs visages étant même empreints d’une certaine bonhomie qui paraissait le gage d’une soirée fort agréable, fût-elle des plus inhabituelles. Au fur et à mesure de sa progression vers les Halles - il en apercevait déjà les pavillons dessinés par Baltard - , il s’imprégnait progressivement, des bruits, des mouvements, des remugles. Il ne tarda pas à croiser, pêle-mêle, des négociants, des marchands des quatre-saisons venus s’approvisionner, poussant leurs carrioles aux roues cerclées de fer qui résonnaient sur les pavés; des poissardes à l’étonnante faconde; de fortes femmes aux poitrines arrondies comme des barbacanes, qui hélaient les passants de manière fort délurée, et dont Monsieur le Comte, dans sa naïveté provinciale et solognote ne s’aperçut point, tout au moins au début de sa déambulation dans les rues qu’éclairaient les becs de gaz, qu’elles étaient des femmes de " petite vertu "; des Forts des Halles poussant devant eux des ventres proéminents dissimulés, non sans mal, par de grands tabliers bleus, dont la plupart, tachés de sang, de traces de fruits, décorés parfois d’écailles de poissons, constituaient, à leur façon, une enseigne dont les braves hommes étaient porteurs, genre d’hommes sandwiches faisant la publicité de leur état. A cette constatation, Monsieur le Comte, dont l’intention était toujours de dissimuler sa noble origine, se félicita de ne s’être point muni de quelque signe aristocratique que ce fût, lesquels l’eussent fait repérer aussi sûrement qu’une pièce portant son identité et sa photographie.

  Lors des premiers pas de sa pérégrination, il évita que ses chaussures, cirées par les soins du personnel du Grand Hôtel, ne vinssent heurter les trognons de choux, les os sanguinolents que des chiens venaient dépecer, les queues de morues abandonnées par des chats faméliques, des bouteilles brisées, des cornets de papier gras, des pommes frites écrasées, des écorces d’orange, des pluches, pelures et déchets divers. Mais, ce faisant, l’élégant solognot, voulant à tout prix dissimuler son état, courait, à tout moment, le risque de le révéler au prix de vaines et fastidieuses attentions. De cette constatation naquit aussitôt, dans la tête du Comte, un petit couplet, en forme de dicton :

 

« Si nous voulons

À la lumière du phare

Exposer le bouton,

Sous le fard

Dare-dare

Le cachons. » 

 

  Voulant, sur-le-champ, mettre à l’épreuve la morale de l’histoire, il baptisa sa chaussure gauche, la déposant au beau milieu de plumes de poulet ornées de fientes, baptisa aussitôt la droite, qui abandonna le haut du pavé pour le caniveau encombré d’une flottille de détritus. Par ce simple geste, aussi rapide qu’efficace, il se sentait, à sa façon, un peu « homme des Halles », geste qu’il voulut compléter, poussant la porte aux vitres dépolies, grasses et enfumées, d’une sorte d’estaminet surmonté de l’enseigne, décorée à l’ancienne, deux verrats tenant dans leurs pattes porcines une sorte de médaillon où, en lettres couleur sanguine, figurait l’intitulé :

 

Au pied de cochon

 

Et, au dessous en lettres noires, de plus petite taille :

 

« Qui, pied de cochon

Visitera,

Mouton

Entrera,

Verrat

sortira »

 

 

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