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13 décembre 2019 5 13 /12 /décembre /2019 08:52
L’immobile temps

                       Rivages - 05- Cala Roca Bona

                         Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

 

   On ne devrait nullement transposer cette image en mots. On devrait la regarder et attendre, immobiles, qu’elle nous parle son subtil langage de lumière. Mais nous sommes hommes de parole, n’est-ce pas, et demeurer en silence nous condamne à la mutité de la pierre, à la lourdeur de ces rochers couchés devant la mer et ne le sachant pas. Ici c’est le luxe de la beauté en sa voie non reproductible qui vient à notre rencontre. Tout semble disposé comme pour l’éternité qui fait son point fixe mystérieux bien au-delà de la conscience des Existants. Le ciel, mais est-il vraiment, ne naîtrait-il de notre simple désir de le voir figurer au faîte du monde ? Le ciel donc est si aérien, impalpable, seulement une gaze, un éther qui vole haut et ne trouve son repos qu’au seuil de son invisible substance. La mer, l’échancrure de la mer est un triangle noir qui vient buter contre la montagne de rochers. Les rochers sont en pleine présence, sûrs de leur exacte configuration : assemblage de formes géométriques et d’aventures géologiques à l’immémorial songe que rien ne saurait troubler, ni l’impatience des hommes, ni la course du vent marin, ni la pluie battante qui les fait luire et les rend encore plus précieux.

   Mais tout ceci joue à titre de cadre, de scène, dont le point focal est constitué par cette étonnante effigie d’un cormoran disposé face à la mer, rémiges dépliées afin que le vent les essuie de leur lourdeur nocturne. On dirait vraiment un mystique en prière ou bien un sage en contemplation pénétré de toute la majesté de ce fragment d’univers. Mais, bien évidemment, le parallèle échouerait à vouloir aller plus loin. Ce que nous voulons pointer ici, c’est l’insigne valeur du temps animal qui diffère bien entendu, en tout, du temps humain. Quel est-il ce temps de ce sombre oiseau aquatique ? Simplement une valse élémentaire à trois temps : boire, manger, dormir. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’un cormoran ne saurait avoir ni projet, ni désirs, toutes conditions dilatant le temps à l’intérieur de nos structures anthropologiques. Donc une manière de temps inerte, scandé seulement par le rythme de la vie biologique.

   Mais, nous les hommes, nous les coureurs d’espace, les dévoreurs de temps, comment ce dernier nous visite-t-il, comment nous métamorphose-t-il, nous fait-il sortir du passé pour surgir au présent et préparer déjà notre avenir ? Le temps, à l’évidence, est un mystère, il fore son trou de l’intérieur, à bas bruit, il est si discret que nous n’en sentons même pas le battement de scrupuleux métronome. Mais, un instant, prenons la place de ce cormoran, là tout au sommet du rocher et regardons la grande plaque brillante aussi loin que nous le pouvons, jusqu’à la ligne courbe de l’horizon. Tout est immobile, silencieux et le long fleuve de la mer est pareil à un animal antédiluvien qui sommeillerait à l’infini. Nous sommes paisibles, envahis d’un juste sentiment de repos et de paix. C’est tout juste si notre perception du champ spatial est alertée. Quant à notre sensation temporelle elle est si diaphane, atténuée, que nous penserions presque l’avoir vaincue. En quelque manière nous nous sentons éternels ou si près de cette condition que nous pourrions gravir les marches vers l’Olympe sans quelque doute ou modestie que ce soit.

   Mais nous savons bien, en notre for intérieur, que cette immobilité n’est qu’apparente, que la Terre tourne, que l’espace se déploie, que le grand disque blanc tout en haut du ciel fait tourner sa couronne étincelante pour les millénaires des millénaires mais qu’un jour, dans un temps agrandi, inqualifiable, sa lumière sera noire, son énergie dissoute, ses milliards de phosphènes réduits à néant. Alors, sur notre siège de rochers, l’immobile aura soudain fait place au mobile, d’une pensée, d’un souvenir, d’une émotion, d’une tristesse, peut-être du dernier flamboiement d’une joie. Ce genre de soubresaut, de mouvement spontané, a pour simple cause le scalpel de la lucidité. Ce qui n’empêchera de vivre malgré tout et, sans doute, avec une ardeur renouvelée. Car, à notre naissance, il nous a été fait un don substantiel : celui d’être mortels et d’en avoir la flèche plantée au cœur de l’âme. Mais ceci, bien loin d’être une perte est l’ouverture à toute possibilité de bonheur.

   Si nous sommes des êtres du désir et du manque, c’est bien à l’aune de notre singulière condition que nous le devons. Tout manque est le contretype du désir qui est lui-même désir de la vie. Corollairement, tout manque est essentiellement empreint de l’image de la mort, de notre disparition, de cette perte que nous ne pouvons nommer car, humainement, elle ne saurait recevoir aucun prédicat. Elle est trop haute et sa signification nous dépasse comme toute tragédie le fait de l’altitude d’un inflexible destin, ce fatum des anciens Latins qui le désignaient comme cet implacable Hasard dont nul ne pouvait exciper. L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot nous en parle comme d’un « décret prononcé par Dieu, ou une déclaration fixe par laquelle la Divinité a réglé l’ordre des choses, & désigné ce qui doit arriver à chaque personne ». Alors comment mieux dire l’absence de liberté que suppose cette définition à l’allure de couperet ?

   Mais c’est bien là la chance de nos existences que de pouvoir nous insurger contre tel décret, de le contourner en quelque sorte et de savourer au centuple chaque moment qui nous est octroyé telle une immense faveur. Une façon, en somme, de reprendre cette liberté qui nous a été confisquée. Peut-être notre félicité n’est-elle qu’au prix de cette insurrection contre un réel manifestement trop étroit ? Certes nous le dilatons, au gré des heures, de mille petits plaisirs qui émaillent nos journées : une rencontre attendue ou bien inattendue, la dégustation d’une friandise, le murmure d’une ritournelle d’amour, la découverte d’une poésie, la révélation d’une œuvre d’art, la contemplation d’une belle image dans un magazine ou sur la surface veloutée d’une épreuve photographique.

   Voici, nous avions pris lieu et place de ce cormoran dont la noire silhouette, à n’en pas douter, nous a conduits à de bien sombres considérations métaphysiques. Cette dernière, la métaphysique qui, dans le champ de la pensée, se définit (Dictionnaire de l’Académie) comme la « Partie de la philosophie qui a pour objet la recherche des premiers principes, des causes premières et des fins de toutes choses ». Si nous mettons entre parenthèses l’idée même d’un Dieu créateur - et c’est ceci que nous faisons - ou bien d’un quelconque démiurge ayant présidé à l’ordonnancement du monde, alors que nous reste-t-il d’autre, comme « causes premières et fins de toutes choses » que les belles et infinies manifestations du temps dont nous pouvons témoigner l’espace d’une vie ? Oui, le temps est notre matière, notre substance intime. Tout autre recours à quelque arrière-monde cousu de toutes pièces, n’est que fuite en avant dans un avenir qui se dissout. Oui, qui se dissout ! Nous voulons être des « cormorans libres » que n’assiège seulement l’obsession de boire, manger, dormir, mais des chercheurs d’être, peut-être la plus belle mission qui soit.

  

 

 

 

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